Remarques sur le Pro Milone de Cicéron

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Claude LOUTSCH, Neuch âtel 1 Luxembourg Remarques sur le Pro Mi/one de Cicéron Le Pro Milone 1 est-il un discours judiciaire? La question doit paraître saugre- nue, tant la réponse semble aller de soi. Et, à s'en tenir au plaidoyer prononcé par Cicéron le 8 avril 522 devant la quaestio de ui présidée par L. Domitius Aheno- barbus et composée de 81 jurés dont 5 allaient être appelés, à l'issue des débats, à se prononcer sur la responsabilité de Milon dans les voies de fait commises le 18 janvier 52 sur la voie Appienne et ayant entraîné la mort de P. Clodius Pul- che rJ, il ne fait guère de doute que ce discours ne relève ni du genre délibératif ni du genre épidéictique4, le but de Cicéron n'y étant autre que d'amener ses audi- teurs à acquitter son client. Seulement, en est-il toujours de même du Pro Mi/one que nous lisons aujourd'hui, c'est-à-dire du texte que Cicéron a publié quelques jours ou quelques semaines, voire quelques mois après le procès ? La version rédigée ne s'adresse plus à des jurés, mais à des lecteurs qui n'ont aucune compé- tence pour statuer sur le sort de Milon. La procédure romaine n'admet, dans le cas des procès plaidés devant une quaestio, ni instance en appel ( appellatio) ni pour- voi en révision (in integrum restitutio)5 et il est hors de question pour Cicéron de susciter, par le biais d'une version publiée de son discours, un mouvement d'opi- nion favorable à une réhabilitation de son client. La publication obéit donc à d'au- tres motifs. La question se pose du reste pour toutes les plaidoiries que Cicéron a publiées et, ici comme ailleurs, les réponses varient selon que l'on admet ou non que la version publiée a fait l'objet de modifications substantielles, portant sur le 1 Principales éditions consultées: CLARK, A. C., M. Tu/li Ciceronis pro T. Annio Mi/one ad iudices oratio, Oxford 1895; FEDELI P., Cicerone, ln difesa di Mi/one (pro Milone), Vene- zia 1990. Pour des études d'ensemble plus récentes, cf. LINTOTI, A. W., "Cicero and Milo", JRS 64 (1974), pp. 62-78; STONE, A. M., "Pro Milone: Cicero's second thoughts", Antich- thon 14 C 980), pp. 88-111. 2 A noter que le 8 av ril 52 (a. d. VI Id. Apri l. ) du calendrier pré-julien correspond au 18 mars 52 de notre calendrier et le 18 janvier 52 (a. d. XIII Kal. Febr.) au 8 décembre 53. Pour l'épineuse chronologie de ce procès, cf. RUEBEL, J. S., "The trial of Milo ïn 52 B. C.: a chronological study", TAPhA 109 (1979), pp. 231-249. 3 Ascon., p. 36,7 St. Pour la procédure prescrite par la lex Pompeia de ui de 52, cf. à présent VENTURINl, C., "Quaestio extra ordinem", SDHI 53(1987), pp. 91 - 109. 4 Pour la distinction entre les trois genres de discours et la fonction propre à chacun, cf. p. ex. LAUSBERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, Stuttgart 19903, pp. 52-55. Voir surtout Cie, Part. 10: aut auscultator modo est qui audit aut disceptator, id est rei sententiaeque moderat, ita aut ut delectetur qui audit aut ut statuat aliquid. Statuit autem aut de prae- teritis, ut iudex, aut defuturis, ut senatus. \ 5 GREENIDGE, A. H. J., The legal procedure ofCicero's time, London 1901 , pp. 516-523. 3 Il

Transcript of Remarques sur le Pro Milone de Cicéron

Claude LOUTSCH, Neuchâtel 1 Luxembourg

Remarques sur le Pro Mi/one de Cicéron

Le Pro Milone 1 est-il un discours judiciaire? La question doit paraître saugre­nue, tant la réponse semble aller de soi. Et, à s'en tenir au plaidoyer prononcé par Cicéron le 8 avril 522 devant la quaestio de ui présidée par L. Domitius Aheno­barbus et composée de 81 jurés dont 5 ~ allaient être appelés, à l'issue des débats, à se prononcer sur la responsabilité de Milon dans les voies de fait commises le 18 janvier 52 sur la voie Appienne et ayant entraîné la mort de P. Clodius Pul­cherJ, il ne fait guère de doute que ce discours ne relève ni du genre délibératif ni du genre épidéictique4, le but de Cicéron n'y étant autre que d'amener ses audi­teurs à acquitter son client. Seulement, en est-il toujours de même du Pro Mi/one que nous lisons aujourd'hui, c'est-à-dire du texte que Cicéron a publié quelques jours ou quelques semaines, voire quelques mois après le procès ? La version rédigée ne s'adresse plus à des jurés, mais à des lecteurs qui n'ont aucune compé­tence pour statuer sur le sort de Milon. La procédure romaine n'admet, dans le cas des procès plaidés devant une quaestio, ni instance en appel ( appellatio) ni pour­voi en révision (in integrum restitutio)5 et il est hors de question pour Cicéron de susciter, par le biais d'une version publiée de son discours, un mouvement d'opi­nion favorable à une réhabilitation de son client. La publication obéit donc à d'au­tres motifs. La question se pose du reste pour toutes les plaidoiries que Cicéron a publiées et, ici comme ailleurs, les réponses varient selon que l'on admet ou non que la version publiée a fait l'objet de modifications substantielles, portant sur le

1 Principales éditions consultées: CLARK, A. C., M. Tu/li Ciceronis pro T. Annio Mi/one ad iudices oratio, Oxford 1895; FEDELI P., Cicerone, ln difesa di Mi/one (pro Milone), Vene­zia 1990. Pour des études d'ensemble plus récentes, cf. LINTOTI, A. W., "Cicero and Milo", JRS 64 (1974), pp. 62-78; STONE, A. M., "Pro Milone: Cicero's second thoughts", Antich­thon 14 C 980), pp. 88-111.

2 A noter que le 8 avril 52 (a. d. VI Id. April. ) du calendrier pré-julien correspond au 18 mars 52 de notre calendrier et le 18 janvier 52 (a. d. XIII Kal. Febr.) au 8 décembre 53 . Pour l'épineuse chronologie de ce procès, cf. RUEBEL, J. S., "The trial of Milo ïn 52 B. C. : a chronological study", TAPhA 109 (1979), pp. 231-249.

3 Ascon., p. 36,7 St. Pour la procédure prescrite par la lex Pompeia de ui de 52, cf. à présent VENTURINl, C., "Quaestio extra ordinem", SDHI 53(1987), pp. 91 -109.

4 Pour la distinction entre les trois genres de discours et la fonction propre à chacun, cf. p. ex. LAUSBERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, Stuttgart 19903, pp. 52-55. Voir surtout Cie, Part. 10: aut auscultator modo est qui audit aut disceptator, id est rei sententiaeque moderat, ita aut ut delectetur qui audit aut ut statuat aliquid. Statuit autem aut de prae-teritis , ut iudex, aut defuturis, ut senatus. \

5 GREENIDGE, A. H. J., The legal procedure ofCicero's time, London 1901 , pp. 516-523.

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fond (par adjonction ou athétèse de passages entiers) et allant au-delà des simples r ' lou ches utiles et nécessaires lors du passage du style oral à la composition cri tcll.

Je me propose d'étudier la question à partir de trois passages dont on estime parfo is qu'ils n'ont été insérés qu'au moment de la publication: l'exorde (§§ 1-6), une digression relative à Pompée (§§ 67-71) et le long développement que Cicé­ron qualifie lui-même d'extra caus am (§§ 72-91 ). II s'agit de vérifier si ces pas­sages s'inscrivent dans la ligne de défense suivie par Cicéron et contribuent à per­suader les auditeurs de la non-culpabilité de Milon ou si, au contraire, ils s'expli­quent mieux en fonction d'un but différent et extra-judiciaire. Le Pro Milone est par ailleurs un cas d'espèce dans ce sens que les auteurs anciens en connaissaient effectivement deux versions différentes?, l'une plus sommaire, qui passe parfois pour être la transcription fidèle du plaidoyer prononcé le 8 avrilS, l'autre plus éla­borée, qui est la version publiée par Cicéron. Auparavant, un mot sur la longueur du texte conservé.

6 L'ouvrage classique sur cette question est HUMBERT, J., Les plaidoyers écrits et les plai­doiries réelles de Cicéron , Paris 1925, dont les conclusions, fondées sur une reconstitution erronée de la procédure criminelle à Rome, sont largement dépassées ; cf. surtout STROH, W ., Taxis und Taktik: die advokatische Dispositionskunst in Ciceros Gerichtsreden, Stutt­gart 1975, pp. 31-54. Quelques bonnes remarques dans l'étude récente de FuHRMANN, M., "Mündlichkeit und fùctive Mündlichkeit in den von Cicero vertiffentlichten Reden", in VOGT-SPIRA, G. (Hrsg.), Strukturen der Mündlichkeit in der romischen Literatur, Tübin­gen 1990, pp. 53-62.

7 Ascon., p. 37,16 St.: Manet autem ilia quoque excepta eius oratio: scripsit uero hanc quam legimus ita perfecte Lit iure prima haberi possit; Schol. Bob., p. 112,11 St.: Et exstat alius praeterea liber actorum pro Mi/one: in quo omnia interrupta et inpolita et rudia, plena denique ma.ximi terroris agnoscas. Hanc orationem postea legitima opere et maiore cura, utpote iam confirmato animo et in securitate, conscribsit. Pour une discussion de ces deux passages, cf. SETTLE, J. N., "The trial of Milo and the other Pro Milone", TAPhA 94(1963), pp. 268-280; CRAWFORD, J. W ., M. Tullius Cicero: the fast and unpublished orations, Gottingen 1984, pp. 210-218; MARSHALL, B. A., "Excepta oratio, the other pro Milone and the question of shorthand", Latomus 46(1987), pp. 730-736.

8 SETTLE, art. cit. n. 7, p. 276, et MARSHALL, art. cité n. 7, p. 735, ont souligné qu' excepta oratio ne désigne pas encore à cette époque un discours "sténographié", mais qu'excepta a ici le même sens que deux lignes plus haut dans l'expression Cicero ... exceptus acclama­tione Clodianorum et doit être traduit par "qui a reçu cet accueil". En dépit des réserves de HUMBERT, J., Contribution à l'étude des sources d'Asconius dans ses relations des débats judiciaires, Paris 1925, p. 113-134, il est vraisemblable que les scoliastes ne connaissaient ce premier discours qu'à travers un compte rendu officiel dans les Acta diurna, où le procès était signalé en raison de sa portée politique exceptionnelle (ainsi LJNTOTT, art. cit. n. 1, p. 74).

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Par Asconius, nous savons que la nouvelle loi judiciaire limitait la durée des plaidoiries à deux heures pour le réquisitoire et à trois heures pour la défense9. Le scoliaste précise encore que les trois orateurs de l'accusation ont bien épuisé le lemps de parole qui leur était impartilO et que Cicéron a seul pris la parole du côté de la défense, mais il ne dit pas si l'Arpinate a parlé trois heures d'affilée ou si son Intervention était plus brève, ainsi que l'admettent plusieurs auteurs modernes, sur la foi notamment d'une remarque du scoliaste de Bobbio11. Selon eux, pour res­pecter la fiction des trois heures de parole, Cicéron aurait sensiblement étoffé la version définitive par l'adjonction de développements qui, pour différentes rai­sons, leur paraissent quelque peu intempestifs dans la plaidoirie réelle 12• Seule­ment, ces auteurs évaluent la longueur du texte au temps qu'il leur faut à eux­mêmes pour le réciter à haute voix; or, leur débit n'est pas nécessairement iden­tique à celui de Cicéron. Il ressort des travaux d'A. ROMÉ sur la vitesse de parole chez les orateurs grecs que le débit moyen de l'orateur athénien était compris en­tre 130 et 160 mots par minute, le premier chiffre étant valable pour Eschine et !sée, le second pour Démosthènel3. Une remarque de Sénèque le rhéteur semble

9 Ascon., p. 36,8 St.: ad dicendum accusator duas haras, reus tres haberet. IO Ascon., p. 36,33 St.: Tum intra horam secundam accusatores coeperunt dicere Appius

maior et M. Antonius et P. Valerius Nepos: usi sunt ex lege horis duabus. En l'absence des deux frères de P. Clodius Pulcher, C. Claudius et Ap. Claudius, proconsuls respectivement d'Asie et de Cilicie à cette époque, la plainte avait été déposée par deux neveux du défunt, appelés l'un et l'autre Ap. Claudius. L'ouvrage le plus complet sur la famille des Clodii à la fin de la République est HILLARD, T.W., The Claudii Pulchri, 76-48 B .C.: studies in their political cohesion, Diss. Macquarie Univ. 1976.

Il Schol. Bob., p. 112,9 St. (cité infra) . 12 D'après WELLESLEY, K., "Real and unreal problems in the pro Milone" , ACD 7 (1971),

p. 31, ce discours a demandé à Cicéron entre 159 et 172 minutes. Pour LAURAND, L., Études sur le style des discours de Cicéron, Paris 1936-19384 [Amsterdam 1965], p. 23, il est établi << irréfragablement par les textes ... [que] le Pro Mi/one a été récrit et recomposé, considérablement développé et amélioré»: cf. dans le même sens WINTERBOTTOM, M., "Schoolroom and courtroom" , Rhetoric revalued: papers from the International Society for the History of Rhetoric, Binghamton 1982, p. 61. De même, pour HUMBERT, op. cité n. 6, p. 196, et CIACERI, Cicerone e i suai tempi, vol. 2, Roma 1941 ,' p. 155, Cicéron a publié une version développée du discours, mais il y respecte fictivement la durée limitée à trois heures , d'où le nombre élevé d' «antithèses, d'ellipses et de raccourcis vigoureux» dans ce texte.

13 ROMÉ, A., "La vitesse de parole des orateurs attiques", BAB 5° série, t. 38 (1952), pp. 569-609; voir aussi LoUTSCH, CL, L'exorde dans les discours de Cicéron, Bruxelles 1994, p. 267 n. 116 (à propos du Pro Rabirio perduellionis rea). A noter que ces chiffres sont sensiblement inférieurs à ceux que l'on mesure chez des homme politiques français de nos jours: lors d'un débat télévisé en 1985, L. Fabius a prononc~ 180 mots par minute et J. Chirac 167 mots, cf. Le monde, 30 octobre 1985.

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suggérer que les Romains parlaient plus lentement que les Grecs 14, de sorte que, si nous admettons prudemment la moyenne la plus basse, il est probable que les quelque 10527 mots du texte conservé - compte non tenu d'une lacune possible au § 3315 - ont été prononcés en moins d'une heure et demie (84 minutes). La longueur de notre texte ne nous autorise donc pas à y voir une version augmentée du discours original; la brièveté étonnante suggère plutôt qu'il s'agit d'une version condensée, à moins que Cicéron n'ait pas jugé bon d'épuiser tout le temps de pa­role que la loi lui accordait ou encore que les interpellations bruyantes et hostiles des partisans de Clodius ne l'en aient empêché.

Cicéron commence par dire sa peur, une peur dont il a honte et qu'il impute aux circonstances insolites dans lesquelles se déroule le procès et plus exactement à la présence des soldats de Pompée qui ont bouclé le Forum et en interdisent l'ac­cès aux badauds habituels . Puis, il reconnaît que cette peur n'est aucunement justi­fiée , que Pompée n'a pas déployé ses troupes pour créer des difficultés à Milon, mais pour rétablir l'ordre et le silence nécessaires à une bonne tenue du procès. Enfin, il invite les juges à se défaire de leur propre peur si tant est qu'ils en aient jamais éprouvé16.

Pour un lecteur du De oratore, le locus a timore n'est pas tout à fait inattendu dans un exorde. Dans un passage délicieusement intimiste de ce dialogue, Cicéron montre l'intérêt pour l'orateur à ne pas dissimuler son trac et à laisser ainsi entre­voir la haute conception qu'il a de son devoir et qui fait qu'il craint de ne pas être à la hauteur de sa tâche et de l'espoir que son client et ses auditeurs mettent en lui; ces derniers y voient le signe de son respect à leur égard et font d'autant plus volontiers preuve d'indulgence envers luil7. Rien de tel cependant dans l'exorde

14 Sén. Contr. IV pr.7: Haterus ... solus omnium Romanorum quos modo ipse cognoui in Lati­nam linguam transtulit Graecam facultatem . Tanta erat illi uelocitas orationis ut uitium fieret.

15 Cf. CLARK, éd.citée n. 1, p. 30 ad loc. A noter pour mémoire que BIRT, Th., Das antike Buchwesen, Berlin 1882, p. 199 n. 1, supposait, à partir d'indications colométriques chez Asconius, une lacune de quelque 50 mots au § 2; pour une réfutation de cette thèse , voir déjà KLOTZ, A., "Zu Cie. pro Milone 2", RhM 69 (1914), pp. 576-580.

16 Pour d'autres analyses récentes de cet exorde, cf. FUsco, M. A., From auditor to actor: Ci­cero's dramatic use ofpersonae in the exordium, Diss. Chicago 1988, pp. 173-191; CERUT· TI, S. M., Cicero's accretive style and rhetorical strategies in the exordia of select judicial speeches, Diss. Duke Univ. 1992, pp. 187-228. On consulte toujours avec profit l'excen­trique MARCEL, J. C. F. , Analyse oratoire du plaidoyer de Cicéron pour Milon, Paris 1833.

17 Cie., De orat. 1,119-125. Pour une discussion de ce passage, cf. LoUTSCH, op. cité n. 13, pp. 95-100. Dans d'autres civilisations également, l'orateur doit montrer du timor et de la dubitatio au début du discours, cf. BLOCH, M., Political language and oratory in traditio­nal society, London-New York 1975, pp. 6-8 (à propos de sociétés malgaches).

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du Pro Mi/one: la peur dont parle Cicéron ne peut être assimilée au trac ordinaire '1 l'orateur doit rechercher ici un effet autre que le simple fauor pro laborantibus.

Les scènes d'une violence exceptionnelle que connut la ville depuis le meurtre de Clodiusls, l'attitude ambiguë de Pompée, les menaces dont Cicéron lui-même 6tait l'objet de la part des Clodiens, les cris hostiles d'une foule qui la veille en­core a été excitée par le tribun Munatius Plancus19: autant de bonnes raisons pour l'orateur d'être saisi d'une inquiétude réelle au moment de prendre la parole . Selon i\sconius, Cicéron a parlé avec moins de fermeté qu'à son habitude20. Les auteurs postérieurs, qui puisaient dans des sources en partie hostiles à Cicéron21 , sont allés beaucoup plus loin: ainsi, le scoliaste de Bobbio croit savoir que perferri ista defensio non potuit, nam metu consternatus et ipse Tullius pedem rettulit. Et exstat alius praeterea liber actorum pro Mi/one , in quo omnia interrupta et in­polita et rudia , plena denique maximi terroris agnoscas22• Dion renchérit: «à la vue insolite de Pompée et des soldats dans l'enceinte du tribunal, l'orateur s'affola et fut pris de panique au point de ne souffler mot du discours qu'il avait pré­pafé23.» Mais le récit le plus haut en couleur se lit sous la plume de Plutarque, selon lequel Milon avait prévu la défaillance de Cicéron l'avait même persuadé «de se faire porter en litière au Forum et d'y rester tranquillement jusqu'au moment où les juges seraient réunis et le tribunal au complet»; et l'historien grec de conti­nuer: «Cicéron, sortant de sa litière, vit Pompée assis tout haut, comme au milieu d'un camp, et les armes qui étincelaient tout autour du Forum, il se troubla et eut de la peine à commencer son discours. Il frissonnait et sa voix s'étranglait24.» A la fm du récit, Plutarque, plutôt bien disposé envers Cicéron, ajoute un peu benoîte­ment: «on attribue son émotion à la chaleur de son amitié plutôt qu'à la crainte25 .» En dépit de ses invraisemblances, récemment encore soulignées par J. N. SETILE, les modernes continuent à répéter avec quelque délectation cette anecdote abra-

18 On trouve un aperçu de la situation à Rome dans la période comprise entre le meurtre de Clodius et le procès dans NIPPEL, W., Aufruhr und Polizei in der romischen Republik, Stuttgart 1988, pp. 128-145.

19 Asean., p. 36,27 St.: T. Munatius pro contione populum adhortatus est, ut postera die fre­quens adesset et elabi Milonem non pateretur iudiciumque et dolorem suum ostenderet euntibus ad tabellamferendam.

20 Asean., p. 37,14 St.: Cicero cum inciperet dicere, exceptus acclamatione Clodianorum ... non ea qua soli tus erat constantia dixit.

21 Tel est le cas de Dion Cassius qui semble avoir consulté Asinius Pollion et l'invective du Ps.-Salluste contre Cicéron, cf. MD..LAR, F., A study of Cassius Dio, Oxford 1964, pp. 46-55 .

22 Schol. Bob., p. 112,9 St. 23 Dio Cass., XL, 54, 2. 24 Plut., Cie. 35, 2-5 (trad. FLACELIÈRE). 25 Plut., Cie. 35, 5 (trad. FLACELIÈRE).

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cadabrante26, qui prend son origine dans une remarque correcte d'Asconius27 et qui fut embellie à l'aide d'éléments tirés visiblement de l'exorde du discours cicé­ronien lui-même. Méconnaissant cette filiation, l'humaniste Paul MANUCE franchit un pas de plus et estima que ce développement exordial a timore ne figurait pas dans le discours original et que Cicéron l'avait ajouté par la suite pour excuser et justifier l'affolement dont il avait été saisi à l'audience et auquel l'opinion publique imputait l'échec de la défense28.

Or, c'est abusivement que ces auteurs assimilent la peur dont parle Cicéron à je ne sais quelle pusillanimité qui aurait conduit l'orateur à fuir ses responsabilités, alors qu'Asconius et Quintilien insistent justement sur le courage dont Cicéron fit preuve en ne se dérobant pas à une tâche difficile29. En plus, cette explication malveillante écarte trop vite l'hypothèse que, dans l'exorde de la plaidoirie réelle, le locus a timore n'a eu rien d'un aveu ingénu, mais a été purement tactique et fonctionnel. Cicéron prend la parole dans un environnement difficile: le Sénat ayant déclaré que les voies de fait commises sur la voie Appienne eurent lieu con­

tra rem publicam3o, l'Arpinate ne peut commencer son plaidoyer, ainsi qu'il l'a fait naguère dans le Pro Sestio, en se posant en défenseur d'une res pub/ica abandon­née de tous et menacée de toute part; après deux heures de réquisitoires que nous devons imaginer impitoyables, il ne doit plus guère compter sur la moindre sym­pathie et sur la moindre commisération pour un homme dont la culpabilité ne fait pas de doute31 et dont tous ou presque, Pompée en tête, s'accordent à penser qu'il constitue une menace pour la paix civile. Or, le locus a timore permet opportu-

26 SETILE, art. cité n. 7, p. 276, doute qu'un discours recueilli prétendument par des sténo­graphes puisse garder la trace des fortes émotions qui agitaient l'orateur, ainsi que le sous­entend le scoliaste de Bob bio.

27 Ascon., p. 37,14-(5 St. (cité ci-dessus n. 20). 28 Cf. GRAEVIUS, I.G., M. Tu/Iii Ciceronis orationes, t. 3, p. 1, Amstelodarni 1699, in fine

p. 144: pudore enim quodam timoris sui ... a timoris causa, cum haec postea scriberet, exordiendum putauit. Cette explication, reprise par WAGENER, J., M. Tullii Ciceronis pro T. Annio ad iudices, Paris-Mons 1860, p. 35; SociN, C., Deforma et praestantia Ciceronis pro Mi/one orationis, Progr. Rovereto 1870, p. 17, traîne encore chez CLARK, éd. citée n. 1, p.J. Pour une bonne réfutation, cf. déjà HAGEN, F. W., ln Ciceronis orationem Milo: nianam pars prima, Erlangen 1792, p. 15-23.

29 Ascon., p. 35,9 St., est on ne peut plus clair: Tanta tamen constantia ac fides fuit Ciceronis ut non populi a ·se alienatione, non Cn. Pompeii suspicionibus, non pericu/o futurum ut sibi dies ad populum diceretur, non armis quae pa/am in Milonem sumpta erant, deterreri potuerit a defensione eius. Cf. dans le même sens Quint.,lnst. II, 20, 8.

3° Cie., Mil. 12: caedem in qua P. Clodius occisus est senatum iudicasse contra rem publicam esse factam.

31 Cicéron lui-même doit reconnaître que l'opinion publique- ou tout au moins ce qu'il appelle les sermones et opiniones nonnul/orum imperitorum- est hostile à Milon, cf. Mil. 62, 64 et 67. Voir aussi Quint.,/nst. VII, 1, 35.

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11 ment à Cicéron de commencer sur le hic et nunc, comme il l'a fait dans sa pre­rnière plaidoirie criminelle, le Pro Roscio Amerino, où, dans une cause autrement difficile, il décrit également dès la première phrase l'environnement hostile dans l ·quel il prend la parole32 . Évoquer à présent la peur ambiante, c'est parler d'une r6alité que personne parmi ses auditeurs ne conteste et c'est peut-être le seul point sur lequel il y a dès le départ un consensus possible entre l'orateur et son audi­loire: au milieu de la vague de violences qui déferle sur la ville et empoisonne l'atmosphère, la peur, sentiment profondément humain, est ce qui rapproche ora­leur et auditeurs et permet de créer ce début d'entente dont l'orateur a besoin pour amorcer sa démonstration33.

Cicéron a d'autres raisons pour aborder le thème de la peur dès l'exorde. Selon Quintilien, il doit dissiper les appréhensions des juges et leur expliquer que le dispositif militaire de Pompée n'est pas dirigé contre eux34. Or, voilà ce qui est plutôt délicat à dire et Cicéron risque de froisser la susceptibilité de ses auditeurs. Pour cette raison, comme l'a bien vu l'humaniste Georges de Trébizonde, se fingit

ti mere ... non tarn timet quam timere uult uideri ut paulo post timo rem ex iudi­

cum animis excutiat: quod est artis 35. En reconnaissant avoir peur et en précisant que cette peur n'est pas justifiée, mais que, tout en le sachant, il ne continue pas moins d'avoir peur, Cicéron cherche à rassurer les juges troublés et à leur persua­der avec tact que leur propre peur, tout humaine et compréhensible qu'elle soit, est elle aussi dénuée de tout fondement. Le locus a timore s'achève donc tout na­turellement par une parénèse à l'adresse des juges: quam ob rem adeste, iudices,

et timorem si quem habetis deponite36. A noter que cette explication est contestée par M. A. Fusco qui es.time que Cicéron vise plutôt à communiquer sa propre peur aux juges pour que, tout aussi paniqués que lui-même, ils partagent sa façon de voir les choses et prennent fait et cause pour lui37.

A lire attentivement la phrase initiale de l'exorde, on remarque que, si la peur en constitue bien le thème central, deux autres thèmes y sont abordés: un éloge

32 Cie., S.Rosc. 1; pour une analyse approfondie de la tactique de Cicéro,n dans cet exorde, cf. LOUTSCH, op. cité n.l3, p.127-174.

33 Cie., De orat. II,202: ut tu illud initia quod tibi unum ad ignoscendum homines dabant tenuisti ... quam tibi primum munisti ad te audiendum uiam.

34 Quint.,lnst. IV,1,20: metus etiam nonnumquam est amouendus, ut Cicero pro Mi/one ne arma Pompei disposita contra se [sc. iudicesj putarent laborauit.

35 Curio, C. S., in In omnium M. Tu/Iii Ciceronis orationes, quot quidem extant, doctissimo­rum uirorum enarrationes, Basileae 1553, col. 1764, 40 (d'après Georges de Trébizonde, Rhét., livre 3, cf. ibid., col. 1637, 45).

36 Cie., Mil. 4. 37 Fusco, op. cité n. 16, p. 185.

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bref, mais appuyé de Milon et une critique des conditions dans lesquelles se dé­roule le procès . Présentés d'une façon incidente, ces deux derniers thèmes n'en sont pas moins développés aussi longuement que le thème central. Et on a même l'impression que Cicéron ne qualifie son propre comportement de honteux et de malséant que pour faire mieux ressortir le courage de Milon, son souci de la chose publique et sa grandeur d'âme. Un éloge aussi explicite de l'accusé est plu­tôt insolite dans un exorde dès lors que la cause se présente mal au départ3B. Des affirmations aussi paradoxales, qui prennent le contre-pied de tout ce que les auditeurs viennent d'entendre depuis deux heures, ne risquent-elles pas de les choquer? Comment oser qualifier de fortissimus un homme dont témoins et accu­sateurs ont dénoncé la brutalité avec laquelle il s'était acharné contre un homme blessé et agonisantJ9 ? Comment oser exalter le souci de la res pub/ica chez un homme accusé de ui et dont le Sénat a qualifié le comportement de contra rem publicam ? Le fait que, dans la suite du discours, Cicéron omettra le développe­ment conventionnel a uita anteacta montre bien qu'il ne sous-estime pas les pré­ventions suscitées contre la personne de son client et qu'il n'entend pas braver l'opinion publique. En l'occurrence, la remarque doit corriger la mauvaise impres­sion que risque de produire le refus de Milon d'adopter l'attitude contrite que l'on attend couramment de la part d'un accusé et qui consiste à porter le deuil et à ve­nir, entouré de toute sa famille, se jeter aux pieds des juges et implorer leur pi­tié40. J . AXER a suggéré récemment que ce refus ne doit pas être imputé à un coup de tête d'un Milon trop fier et trop sûr de lui, mais qu'il lui a été conseillé par ses avocats: sachant pertinemment que Milon n'a rien pour inspirer de la pitié, Cicé­ron aurait souhaité qu'il se présentât tel un gladiateur qui , pour échapper à la mort, ne doit pas s'humilier devant les spectateurs, mais doit forcer leur adrnira­tion4t . Hypothèse intéressante, mais sujette à caution dans la mesure où la répu­tation des gladiateurs demeure ambiguë. En tout cas, Cicéron a intérêt à clarifier

38 Cf. LOUTSCH, op. cité n. 13, p. 519-522. 39 Ascon., p. 36,21 St., cite le témoignage accablant des habitants de Bovillae: coponem occi­

sum, tabernam expugnatam, corpus Clodii in publicum extractum esse. Un mois après le meurtre, Q. Metellus Scipio avait révélé les faits au Sénat: P. Clodium tribus uulneribus ac­ceptis Bouillas per/atum; tabernam in quam perfugerat expugnatam a Mi/one; seminani­mem Clodium extractum ... in uia Appia occisum esse anulumque ei morienti extractum (Ascon., p. 33, 10 St.).

40 Selon Plut., Cie. 35, 5, <<cette attitude [sc. de Milon] semble avoir été ... la principale cause de sa condamnation.» (trad. FLACELIÈRE).

4! AXER, J., "Tribunal-stage-arena: modelling of the communication situation in M. Tullius Ci­cero's judicial speeches", Rhetorica 7 (1989), pp. 308-309; Id., "Remarks on the historical reading of Cicero's legal speeches", Index 17 (1989), pp. 205-215. D'après STROH, op. cité n. 6, p. 76 n. 77, Cicéron souhaite assimiler Milon plutôt à un philosophe intransigeant tel Rutilius Rufus.

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uu plus vite leurs rôles respectifs: à lui d'apitoyer les juges, à Milon de forcer leur udmiration42 .

Lorsqu'on sait combien Cicéron s'est opposé au principe même d'une nouvelle procédure pour juger le meurtre de Clodius, on mesure la prudente retenue de ces ·ritiques qui ne portent apparemment que sur la publicité des débats43. C'est qu'il sait pertinemment que, dans la phase apud iudices, il n'a plus le droit de récuser la compétence du tribunal, alors que déplorer sans plus le caractère inique de la procédure (locus a iudicatione dubia) peut toujours servir à troubler les juges et à les amener à plus d'indulgence sinon envers l'accusé, du moins envers l'orateur«.

Cela dit, les auditeurs doivent s'étonner d'entendre Cicéron attribuer sa peur non point aux cris et menaces des partisans de Clodius, mais à la présence des soldats de Pompée, car ils n'ont pas oublié que ce sont justement les défenseurs de Milon qui ont sollicité une protection rapprochée pour être à l'abri des Clo­diens4s. Tout aussi surprenante leur doit apparaître l'insistance de l'orateur à leur expliquer que Pompée n'a pas fait intervenir ses hommes pour faire pression sur les juges. Cette insistance risque d'être contre-productive, car, à force de les nier, Cicéron finit par donner une certaine consistance à des rumeurs malveillantes et désobligeantes pour le consul. D'où l'hypothèse que le choix du thème de la peur lui a été dicté par l'adversaire. Les Clodiens avaient eux de bonnes raisons pour dénoncer un dispositif militaire qui les empêche de protester librement. Mais, soucieux à la fois de ne pas démoraliser leurs propres partisans et de ne pas indis­poser Pompée, dont l'attitude ambiguë dessert Milon auprès des juges, les accusa­teurs et notamment le tribun Munatius Plancus ont dû propager l'idée que Pompée avait bouclé le Forum rien que pour empêcher Milon d'échapper à une condam­nation. Cet exorde est ainsi une réponse à une rumeur gravement préjudiciable à l'accusé; ce n'est pas l'attitude déclarée de Pompée, mais l'esprit partisan que lui prêtent les adversaires de Milon que Cicéron combat dans cet exorde46•

42 a. Quint. , Jnst. VI,5,10: quod illi [sc . Miloni] preces non dedit et in earum locum ipse successif. II est remarquable que Cicéron maintienne cette répartition des rôles dans la péro-raison, cf. § 92. ,

43 §§ 1-2: haec noui iudici noua forma terret oculos ... Non enim corona consessus uester cinctus est ut so/ebat, non usitatafrequentia stipati sumus. De fait, Cicéron a besoin d'une assistance nombreuse pour déployer tout son art, cf. De orat. II, 338; Brut. 192; voir aussi LOUTSCH, op. cité n. 13, pp. 420-421 (à propos d'une plainte analogue dans l'exorde du Pro re ge Deiotaro ).

44 Cf. LOUTSCH op. cité n. 13, pp. 27-30 et 531-534. 45 Ascon., p. 36,16 St. 46 Quint., Inst. IV, 3, 17, cite ce début en exemple d'un e~orde où rora~ur doit irnprovi~er une

digression en raison d'un incident non prévu, tel que mterpellatw, mteruentus al!cwus, tu­mu/tus ... ut ipsa oratiuncula qua usus est palet. Oratiuncula ne peut guère désigner ce

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Ces remarques suffisent à montrer qu'en dépit de sa position privilégiée en tête de l'exorde, le locus a timore n'est qu'un moyen ou prétexte qui permet à l'orateur de prendre position sur des questions autrement délicates et importantes. Il n'y a donc aucune raison de prendre cet aveu au pied de la lettre et de penser que Cicé­ron, au moment de prendre la parole, ait été plus troublé qu'à l'accoutumée, ni surtout d'y voir un développement tardif destiné à excuser un affolement qui l'au­rait empêché de plaider avec sa maîtrise habituelle.

Cicéron revient longuement sur le thème de la peur à la fm de la tractatio pro­prement dite, où il a plaidé la légitime défense et démontré, à force d'arguments a causa(§§ 32-35), a persona(§§ 36-43), a tempore (§§ 44-52), a loco (§§53-54), a modo(§§ 55-56) et a consequentibus (§§ 61-63), que Milon, loin d'avoir pré­médité la mort de Clodius, ainsi que le soutient l'accusation, était tombé dans un guet-apens que ce dernier lui avait tendu et qu'il ne s'en était sorti qu'au péril de sa vie47. Cicéron conclut sa démonstration en rappelant les folles rumeurs et les soupçons infondés dont son client était la victime et en s'étonnant de voir Pompée prêter une oreille complaisante aux racontars de personnes dénuées de toute cré­dibilité(§§ 64-66). Puis, dans une apostrophe audacieuse4B, il dénonce le disposi­tif militaire démesuré et intempestif, s'il était dirigé contre un seul homme, il se plaint du refus de Pompée de recevoir Milon, comme ce dernier le lui avait

même discours que Quintilien qualifie ailleurs d' oratione pulcherrima quam pro Milone scriptam reliquit (lnst. IV, 2, 25) et l'on admet couramment que notre auteur se réfère ici à l'exorde du discours réel. Ce passage me semble plutôt confirmer que la prétendue version originale était en fait le procès-verbal officiel du procès tel qu'il figurait dans les Acta diurna et qui comprenait à la fois un condensé des discours des deux parties et une relation du dé­roulement du procès.

47 Pour une étude approfondie de l'argumentation cicéronienne, cf. NEUMEISTER, Chr., Grund­siitze derforensischen Rhetorik gezeigt an Gerichtsreden Ciceros , München 1964, pp. 92-93 et 116-124; CRAIG, Chr. P., The role of rational argumentation in selected judicial speeches of Cicero, Diss. Uni v. of North Carolina 1979, pp. 151-206; BRAET, A. C., "Een analyse van de argumentatie in Pro Milone", Lampas 26 (1993), pp. 119-130. Voir aussi ROBLA YE, R., "L'argumentation chez Cicéron et le concept de culpabilité en droit romain", RIEl 25 (1990), pp. 241-250 (surtout p. 249).

48 Les rhéteurs antiques entendent par anoo'tpO<p'Îj l'interpellation d'un auditeur différent de ce­lui auquel l'orateur est censé s'adresser (Quint., lnst. IV,1,63). DAVID, J. M., Le patronat judiciaire au dernier siècle de la République romaine, Rome 1992, p. 486 n. 67, croit qu'il s'agit ici d'une apostrophe fictive : c'est que Pompée avait pris place sur les marches de l'ae­des Saturni (§ 67), donc à quelque 30 mètres de distance de l'endroit où se trouve Cicéron (cf. ibid. p. 44), et que Cicéron aurait dû élever très haut la voix pour se faire entendre du consul. Du reste, la question de savoir si Pompée a entendu ou non les propos de Cicéron est secondaire, car dans l'apostrophe quae ad alios dicta uolumus, ad alios dicere uidemur. Sic plerumque conuertimus orationem in reum ab iudice, cum il/a tamen quibus aduersa­rium alloquimur iudici allegentur (Aquila, Rhet. 9, RLM, p. 25, 4 H.).

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demandé, et il signale brièvement les nombreux services que Milon lui a rendus par le passé(§§ 67-68). Sur un ton de plus en plus menaçant, il rappelle au consul l'inconstance de la Fortune et, dans une envolée presque épique49, il lui prédit le jour où il regrettera de ne plus pouvoir recourir aux services d'un homme de la trempe de Milon. Enfin, s'adressant de nouveau aux juges, il répète ce qu'il a dit dans l'exorde, que Pompée n'est pas homme à faire indûment pression sur eux et qu' il souhaite au contraire l'acquittement de Milon(§§ 69-71).

Depuis janvier 49, il n'est plus guère possible de lire ce passage sans y voir une allusion étrangement prémonitoire à la guerre civile. De là il n'y a qu'un pas à conclure que ce passage est un ajout ultérieur et que la diffusion de la version rédigée date au plus tôt de l'époque où les premiers signes d'une fissure entre Pompée et César étaient déjà visibles: ainsi, d'après A. M. STONE50, elle date des premiers mois de 51, les critiques virulentes contre Pompée supposant un déclin de l'autorité de ce dernier, attesté justement pour cette époque par les succès de Cicéron dans les procès intentés à d'anciens partisans de Clodius et notanunent à Munatius Plancus, condamné en dépit d'une intervention remarquée de Pompée en sa faveurs! .

Seulement, le fait que tel passage reçoive un nouvel éclairage à la lumière d'événements postérieurs n'implique pas qu'il ait été conçu en fonction même ou simplement en prévision de ces événements; cette uaticinatio a très bien pu figu­rer dans la plaidoirie réelle sans y avoir le retentissement et la pertinence qu'elle aura par la suite. A la seule condition, bien sûr, qu'elle s'inscrive parfaitement dans la ligne de défense adoptée par l'orateur. Or, tel est bien le cas. Cette digression clôt le développement sur les bruits fantaisistes qui couraient au sujet de Milon. Dans ce procès, chaque partie semble préoccupée avant tout d'interpréter à sa fa­veur l'attitude ambivalente de Pompée, comme si le verdict ne dépendait en der­nier ressort que de ce dernier. Et comme la méfiance déclarée du consul vis-à-vis de Milon confère un poids certain à la thèse que l'investissement du Forum- à la fois rassurant et mal vu - doit faire obstacle à d'éventuels projets séditieux de Mi­lon, tout l'effort de Cicéron dans cette digression tend à montrer l'absurdité d'une telle thèse, ensuite à réhabiliter Milon en le faisant apparaître colnme un partisan loyal et dévoué, quoique mal récompensé, de Pompée, enfin à fragiliser le consul

49 § 69: Erit, erit illud profecto tempus, et illucescet ille a/iquando dies; pour la tonalité épique, cf. Hom., JI. IV, 164; V erg., Aen. Il, 324.

50 STONE, art. cité n. 1, pp. 103-106; voir dans le même sens BERRY, D. H., "Pompey's legal knowledge or Jack of it: Cie. Mil. 70 and the date of Pro Mfione", Historia 42 (1993), pp.502-504. '

5I Val. Max., VI, 2, 5; Plut., Cat. min. 48,4; Pomp. 55, 5; Dio Cass., XL, 55,1-2.

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en traçant de lui le portrait d'un homme faible et louvoyant qui doit pousser les auditeurs à ne plus lui témoigner autant de respect et surtout à ne plus rien crain­dre de sa part. Pourtant, je ne verrais aucune ironie dans cet éloge où Cicéron exalte la compétence juridique de Pompée, son souci du maintien de l'ordre et son respect des institutions52, car il fait justement valoir ces qualités comme preuve que Milon n'est pas un dangereux séditieux aux yeux du consul, sinon ce dernier n'aurait pas manqué d'intervenir comme les pleins pouvoirs votés par le Sénat l'y autorisaient et l'obligeaient mêmes3. Étant donné les circonstances, l'éloge de Mi­lon doit être plus discret que celui que Cicéron lui prodiguait naguère dans le Pro Sestio54; en fait, insister sur le dévouement et la fidélité de son client envers Pom­pée et rappeler que ce dernier l'a défendu jadis dans un autre procès de ui, est da­vantage une manière détournée de reprocher au consul son manque de fides, de gratitudo et même de prudentia. Éloge et critique alternent, le portrait que Cicé­ron trace de Pompée n'est guère à l'avantage de ce dernier, mais il vise juste, car il monte en épingle l'ambiguïté du personnage, son refus de prendre position qui doit non moins agacer que troubler ses contemporains. Or, autant Cicéron avait intérêt, dans la plaidoirie réelle, à dénoncer la faiblesse de Pompée, autant il eût été maladroit de sa part d'ajouter cette même digression dans la version publiée et de faire accroire aux lecteurs que c'est librement et en dehors de toute pression que les juges ont décidé de ne pas se rallier aux conclusions de la défense.

Cicéron fait précéder la péroraison d'un long développement (§§ 72-91) qu'il qualifie lui-même d'extra causam (§ 92) et où il soutient que, si Milon avait pré­médité son geste, il aurait délivré la patrie d'un fléau et il aurait droit à la récom­pense due aux tyrannicides; il y prétend également que Milon a été l'instrument de la Providence divine et il rappelle tous les crimes qui ont valu à Clodius la colère des dieuxss. Or, d'après Asconius, les amis de Milon souhaitaient que la défense

52 Ainsi que le soutient BERRY, art. cité n. 50 p. 503-504. 53§ 70. Pour le sénatus-consulte ne quid detrimenti res pub/ica capiat, cf. Ascon., p . 32, 21 et

43, 30 St.; Dio Cass., XL, 49, 5. Le raisonnement de Cicéron est du reste passablement so­phistique dans la mesure où l'élection de Pompée au consulat a abrogé implicitement un sé­natus-consulte qui s'adressait à Pompée en sa qualité de proconsul, cf. PLAUMANN, G., "Das sogenannte Senatus consultum ultimum, die Quasidiktatur der spateren rtimischen Repu­blik", Klio 13 (1913), pp. 336 et 348-349.

54 Cie., Sest. 85-92. ss Pour cette partie, cf. surtout MAY, 1. M., "The ethica digressio and Cicero's Pro Milone: a

progression of intensity from logos to ethos to pathos", Cl 74 (1979) , pp. 240-246. Excel­lentes remarques aussi dans CAHEN, R., "Examen de quelques passages du Pro Milone", REA 25 (1923), pp. 222-233. Pour Quint., Jnst. IV, 5, 15, il s'agit d'un développement ex abundanti et il résume l'argumentation cicéronienne comme suit: egregie uero Cicero pro Mi/one insidiatorem primum Clodium ostendit; tum addidit ex abundanti, etiam si id non fuisset , talem tamen ciuem cum summa uirtute interfectoris et gloria necari potuisse.

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soutînt que le meurtre de Clodius était dans l'intérêt public, mais Cicéron refusa d ' les suivre et consacra toute sa plaidoirie à démontrer Clodium Miloni fecisse ln.vidias ... eoque tata oratio eius spectauit 56. A première vue, cette dernière re­lllarque paraît plaider en faveur de la thèse que cette partie extra causam est un tjout ultérieur. En fait, rien n'est moins sûr. D'abord, il n'est pas certain qu'Asco­nius entende par tata oratio eius la plaidoirie réelle et non la version publiée à luquelle il se réfère régulièrement ailleurs. Puis quelle qu'en soit la valeur persua­sive, une digression qualifiée explicitement comme telle ne change rien au sys-1 me de défense adopté, surtout que Cjcéron n'y prétend à aucun moment que Mi lon ait agie re pub/ica. Son but dans ce long développement n'est ni de plaider uvee de nouveaux arguments l'innocence de son clients?, ni de justifier le meurtre, ni même d'exalter Milon, mais de noircir une dernière fois l'ennemi de toujours: ïodius y apparaît comme l'homme de toutes les transgressions, violant gaillar­

dement, impunément, sans arrêt ni remords les lois divines et humainesss, sans r ·spect aucun pour la propriété de ses concitoyenss9, s'en prenant indistinctement

leurs femmes et à leurs enfants6o, bref comme un homme sans mesure et sans vergogne. Les juges doivent enfin prendre conscience de l'abîme qui les sépare de ·ct homme qui jamais n'a été un des leurs, ils ne doivent éprouver la moindre

t•ompassion à son égard, ne pas voir en lui une victime et ne pas se croire obligés de sanctionner sa mort. Voilà le sens de cette étonnante digression, qui ne con­vient exactement qu'au discours original adressé aux juges, et qui n'est en rien 1'6bauche tardive d'une défense per compensationem61, destinée à intégrer rétro-

'" Ascon., p. 37, 3-10 St. Cf. aussi Quint, Jnst. III, 6, 93; Schol. Bob., p. 112, 15 St. ll s'agit de la défense dite per compensationem ou per comparationem, cf. CALBOLI MONTEFUSCO, L., La dottrina degli status ne/la retorica greca e romana, Hildesheim 1986, pp. 116-119.

' 7 Pour une interprétation différente, cf. MICHEL, A., "Lieux communs et sincérité chez Cicé­ron", ViLa 72 (1978), p. 12, qui préfère y voir un exemple de l'argumentation in utramque pm·tem; après avoir plaidé la non-préméditation, Cicéron montre ici «que la thèse contraire, celle de la préméditation, conviendrait également à sa défense. ll n'existe pas d'autre cas possible. Ainsi, de toute façon, in utramque partem, Milon doit être absous.>>

'x Après l'inévitable rappel du scandale de la Bona Dea (§ 72) et de l'incendie volontaire du temple des Nymphes (§ 73), Cicéron résume: cui iam nu/la lex erat, nullum ciuile ius, nul/i possessionum termini (§ 74). 1

W Cicéron insiste complaisamment et avec force détails sur quelques cas (isolés?) de spolia­tions (§§ 74-75): c'est que la nécessité de sauvegarder ses biens est un argument toujours efficace devant des auditoires de possédants, cf. ACHARD, G., Pratique rhétorique et idéo­logie politique dans les discours optimates de Cicéron, Lei den 1981, pp. 452-455.

tl() § 76: a liberis me diusfidius et a coniugibus uestris numquam ille effrenatas suas libidines cohibuisset. Comme il fallait s'y attendre, Cicéron n'a pu s'empêcher de rappeler le nefarium stuprum de Clodius avec sa soeur(§ 73).

61 Asconius et Quintilien (cf. ci-dessus n. 56) signalent un Pro Mi/one rédigé par M. Brutus; apparemment un exercice scolaire sans grand intérêt (Quint., Ins}. III, 6, 93: cum exercita­tionis gratia componeret orationem; X, 1, 23 ; X, 5, 20).

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spectivement la ligne de défense préconisée par M. Brutus: il ne s'agit plus de dé­fendre Milon, mais d'exclure (extermina re) Clodius62. Du reste, le recours tardif à des arguments écartés précédemment eût été assez maladroit de la part de Cicé­ron et aurait plutôt desservi sa réputation, dans la mesure où il aurait ainsi recon­nu implicitement que l'échec de la défense était dû en partie à une argumentation déficiente63.

Pour répondre à la question initiale, l'examen qui précède de quelques passages parfois soupçonnés d'avoir été ajoutés tardivement, a montré qu'ils obéissent tous à la même logique qui commande toute l'économie du discours et qui vise unique­ment à arracher aux juges l'acquittement de Milon. Le discours que nous lisons appartient donc bien au genre judiciaire. Même si la publication procède d'une intention épidéictique et que Cicéron y recherche les applaudissements d'un cer­cle restreint de jeunes lecteurs qui lui sont acquis d'avance ou encore l'admiration de la postérité64, rien dans ce texte ne nous autorise à supposer que l'orateur l'ait modifié au point de défigurer le discours original et d'ôter ainsi aux lecteurs l'illu­sion d'assister en imagination à l'audience même où l'Arpinate défendit courageu­sement T. Annius Milon.

62 D'une manière générale, les orateurs recourent à la digression amplificandi causa (Cie., Part. 128; cf. aussi ibid. 52) et permouendorum animorum causa (Cie., De orat. II, 311).

63 Cf. CLARK, M. E.-RUEBEL, J. S., "Philosophy and rhetoric in Cicero's Pro Milone", RhM 128 (1985), p. 70: "Cicero's inability to acquit Milo cannot be attributed to his failure to speak with his usual constantia, but rather to his reliance on the defense uter utri insidias fecit. In revising his speech for circulation among the Roman aristocracy, Cicero must have realized the inadequacy of this argument." Ces deux auteurs soutiennent que l'ajout ultérieur de cette partie extra causam reflète une évolution de la pensée politique de I'Arpinate dans Je courant même de l'année 52, où, sous l'influence des événements et du jeune Brutus, il se serait rapproché de la position stolcienne face au tyran et au tyrannicide. C'est là exagérer la portée philosophique de ce passage qui est d'abord une invective conventionnelle et qui s'in­tègre parfaitement dans la stratégie cicéronienne.

64 Nous savons que Cicéron destinait les versions rédigées de ses discours d'une part à ses pa­rents et amis qui les attendaient avec impatience, surtout quand ils étaient loin de Rome et n'avaient pas entendu les discours réels (cf. Cie., Att. I, 13, 5; II,1, 3; Fam. I, 9, 23; VII, 1, 3; IX, 12, 2; ad Q. fr . III, 1, 11), d'autre part à de jeunes gens ambitieux qui y cherchaient des modèles pour parfaire leur propre éloquence (Att. II, 1, 3; IV, 2,2; cf. aussi Brut. 123). Il est avéré aussi que Cicéron souhaitait perpétuer ainsi memoriam in posterum ingeni sui (Brut. 92; 324). Mais, contrairement à la plupart des auteurs qui ont traité du Pro Mi/one, j'admettrais moins volontiers que la publication des discours ait obéi à des motifs politiques (par ailleurs bien attestés pour la rédaction des traités philosophiques, cf. les travaux récents de G. ACHARD et de H. STRASBURGER): c'est que les conditions matérielles de la diffusion de l'écrit étaient te11es que Je discours publié n'avait aucune chance de toucher à court terme un public aussi vaste que celui auquel Cicéron s'adressait de vive voix sur Je Forum.

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