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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RAC&ID_NUMPUBLIE=RAC_005&ID_ARTICLE=RAC_005_0413 Quelle connaissance et pour qui ?. Problèmes sociaux, production et usage social de connaissances scientifiques sur la maladie de Chagas en Argentine par Pablo KREIMER et Juan Pablo ZABALA | Société d'anthropologie des connaissances | Revue d'anthropologie des connaissances 2008/3 - n° 5 ISSN en cours | pages 413 à 439 Pour citer cet article : — Kreimer P. et Zabala J., Quelle connaissance et pour qui ?. Problèmes sociaux, production et usage social de connaissances scientifiques sur la maladie de Chagas en Argentine, Revue d'anthropologie des connaissances 2008/3, n° 5, p. 413-439. Distribution électronique Cairn pour Société d'anthropologie des connaissances . © Société d'anthropologie des connaissances . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Quelle connaissance et pour qui ?. Problèmes sociaux, production et usage social de connaissances scientifiques sur la maladie de Chagas en Argentinepar Pablo KREIMER et Juan Pablo ZABALA

| Société d'anthropologie des connaissances | Revue d'anthropologie des connaissances2008/3 - n° 5ISSN en cours | pages 413 à 439

Pour citer cet article : — Kreimer P. et Zabala J., Quelle connaissance et pour qui ?. Problèmes sociaux, production et usage social de connaissances scientifiques sur la maladie de Chagas en Argentine, Revue d'anthropologie des connaissances 2008/3, n° 5, p. 413-439.

Distribution électronique Cairn pour Société d'anthropologie des connaissances .© Société d'anthropologie des connaissances . Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LA SCIENCE DANS LES PAYS NON HÉGÉMONIQUES

QUELLE CONNAISSANCE ET POUR QUI ?

Problèmes sociaux, production et usage social de connaissances scientifi ques sur la maladie de Chagas en Argentine1

Pablo Kreimer et Juan Pablo Zabala

RÉSUMÉLe présent article tente de comprendre les relations complexes qui existent entre l’émergence et la persistance de problèmes sociaux et le développement de connaissances scientifi ques concernant ces problèmes. Nous présentons les réfl exions et les données issues d’une recherche portant sur l’émergence de la maladie de Chagas en tant que problème social pertinent et sur les stratégies de production de connaissances pour aborder et résoudre ce problème, au cours du dernier demi-siècle en Argentine. Postulant que les « problèmes sociaux » n’émergent pas indépendamment des acteurs qui les formulent, il est intéressant de mettre en évidence le mode de construction historique de la maladie de Chagas en tant que problème, les prises de position de différents acteurs autour de la maladie, les actions qu’ils ont déployées et, en particulier, les stratégies de production de connaissances scientifi ques y faisant face.MOTS CLÉS – recherche scientifi que – problèmes sociaux – utilité sociale de la connaissance – maladie de chagas

INTRODUCTION

Problème généralLa population des pays d’Amérique latine est soumise à des problèmes sociaux, liés aux conditions de logement, de santé, d’accès aux aliments, d’environne-

1 Cet article est une version légèrement différente d’un texte initialement publié dans Kreimer P., Zabala J.P. (2006), ¿Qué conocimiento y para quién? Problemas sociales, producción y uso social de conocimientos científi cos sobre la enfermedad de Chagas en Argentina, Redes, 12 (23), 49-72. Traduit de l’espagnol par Dominique Vinck et révisé par les auteurs.

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ment, de transport, d’accès aux biens symboliques et autres. La plupart des acteurs (pouvoirs publics, communautés académiques, organismes internatio-naux et organisations de la société civile) estiment que le développement et l’application de connaissances scientifi ques peuvent contribuer à résoudre ces problèmes ou du moins à les alléger. Ceci apparaît dans l’insistance constante sur la notion de pertinence sociale des connaissances dans les plans des organis-mes de coordination et de gestion de la science et de la technologie2.

En tenant compte de l’importance de la relation entre problèmes sociaux et production de connaissances scientifi ques, des chercheurs du domaine des études sociales des sciences en Amérique latine ont développé des recherches sur deux thèmes importants. D’un côté, ils ont décrit les processus sociaux de production de connaissances3. D’un autre côté, depuis plusieurs années, ils se penchent sur l’usage social et économique des connaissances4. Ces recherches ont montré la nature des processus scientifi ques et les mécanismes de l’appro-priation sociale des connaissances par différents acteurs. Cependant, ces tra-vaux ont considéré, en général, les problèmes sociaux comme des « données » qui n’ont pas besoin d’être problématisées, ni dans leur émergence ni dans leur relation avec les connaissances scientifi ques réellement ou potentiellement uti-les pour les résoudre.

Le présent article s’efforce de saisir les relations complexes entre l’émer-gence et la persistance de problèmes sociaux et le développement de connais-sances scientifi ques se référant à ces problèmes. En Amérique latine, ce pro-cessus, comme dans d’autres contextes périphériques, présente des traits par-ticuliers. Comme cela a déjà été démontré, un trait caractéristique des sciences dans les pays périphériques tient à la faible utilité effective (faible appropriation par d’autres acteurs) des connaissances scientifi ques, en comparaison avec ce qui se passe dans les pays centraux, où les connaissances localement produi-tes semblent engendrer des innovations, des améliorations de productivité, un bien-être de la population, une compétitivité globale ou des améliorations de l’environnement.

2 Par exemple, le « Plan National Pluriannuel de Science et de Technologie 2000-2002 » argentin se propose « de promouvoir le développement d’une ample et solide base scientifi que et technologique pour répondre aux besoins du secteur productif et aux nécessités éducatives, sociales des diverses régions du pays » (SECyT, 2002). Le « Programme Spécial de Science et de Technologie 2001-2006 » mexicain affi rme que « la science et la technologie déterminent de plus en plus le niveau de bien-être de la population. La génération et l’application de la connaissance scientifi que et technologique sont fondamentales pour résoudre les problèmes importants de la société » (CONACYT, 2002). En Bolivie, il est considéré que « la recherche et l’innovation contribuent non seulement à la croissance économique en renforçant les capacités productives et compétitives, principalement dans les petites et moyennes entreprises, mais aussi à l’équité sociale, par la création d’emplois nouveaux, plus productifs et mieux rémunérés, ainsi qu’à des améliorations dans l’éducation et la santé » (Vice-ministère de l’Éducation Supérieure, de la Science et de la Technologie, Direction générale de la Science et de la Technologie, 2004).3 En guise d’exemple, on peut consulter Vessuri (1983), Cueto (1989), Benchimol (1994), Arvanitis (1996), Gómez Buendía et al. (1997), Kreimer (1999), Casas (2001), Obregón (2002).4 Voir, par exemple, Vessuri (1995), Arvanitis (1996b), Sutz (1996), Casas (2001), Vaccarezza et Zabala (2002), Kreimer et Thomas (2006).

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Nous nous appuierons, dans cet article, sur une étude de l’émergence de la maladie de Chagas en tant que problème social pertinent qui porte sur les stratégies de production de connaissances, au cours du dernier demi-siècle en Argentine, pour approcher et résoudre ce problème. Dans la mesure où nous considérons que les « problèmes sociaux » n’émergent pas indépendamment des acteurs qui les thématisent, nous souhaitons mettre en évidence le mode de construc-tion historique de la maladie de Chagas en tant que « problème », les prises de position de différents acteurs et les actions qu’ils déploient, notamment les stratégies de production de connaissances scientifi ques.

La maladie de Chagas : maladie « invisible »et « de la pauvreté »Quelques données montrent l’importance du cas choisi. La maladie de Chagas, provoquée par le parasite Trypanosoma cruzi, affecte entre 18 et 25 millions de personnes en Amérique latine. Elle est actuellement reconnue comme la prin-cipale endémie de la région (OMS, 2000). En Argentine, les personnes infectées sont environ 2 millions et demi (7,2 % de la population)5. Il s’agit essentiellement d’une « maladie de la pauvreté », puisque sa forme principale de contagion se produit via la vinchuca – sorte de punaise (insecte) – qui niche dans les murs et les plafonds des demeures rurales faites de brique crue et de paille où vit la population rurale la plus affectée des zones endémiques (Briceño Léon, 1990). En outre, le manque de symptômes externes, la discrimination au travail que su-bissent les personnes infectées et la pauvreté de la plupart des malades – en gé-néral des zones rurales – font de la maladie de Chagas une maladie négligée (ne-glected disease). Les laboratoires internationaux n’effectuent pas de Recherche et Développement destinée à la production de nouveaux médicaments parce qu’étant donné les caractéristiques du marché et l’effort de recherche néces-saire, cela ne semble pas rentable pour ces entreprises (Temri et Kreimer, 2007). De fait, la DNDI (Initiative pour des Médicaments contre les Maladies Négligées) – organisation internationale dont le siège est à Genève – a inclus la maladie de Chagas parmi les trois maladies les plus importantes ignorées par les producteurs de médicaments. Elle a lancé trois appels à projets pour le dévelop-pement de médicaments destinés à son traitement6.

En même temps, la maladie de Chagas reste un sujet récurrent de l’agenda public en Argentine. Elle a fait l’objet de divers programmes politiques depuis les années 1950. Des politiques publiques de santé, de contrôle épidémiologique, de recherche scientifi que, de subsistance ont impulsé de multiples actions qui, bien qu’apparemment insuffi santes pour son éradication, ont accru la densité

5 Selon l’Institut National de Parasitologie. Cependant, il convient de préciser que ces données sont des estimations puisqu’il n’existe pas de chiffres actualisés permettant d’avoir une connaissance précise sur l’épidémie actuelle.6 Voir DNDI (Drugs for Neglected Diseases Initiative) : www.dndi.org/cms/public_html insidecategoryListing.asp?CategoryId=89

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des acteurs sociaux qui gravitent autour de la maladie. En d’autres mots, elles ont transformé la maladie de Chagas en un problème public.

En ce qui concerne la recherche scientifi que, la maladie de Chagas dans ses divers aspects – maladie, agent pathogène et vecteur – est un sujet important de recherche, en particulier au cours des dernières décennies dans le domaine de la biologie moléculaire. Autour d’elle se rassemblent divers groupes issus de la prestigieuse tradition biomédicale et qui font partie de l’élite scientifi que du pays. En Argentine et au Brésil, la recherche sur la maladie de Chagas a été considérée comme un « cas heureux de développement scientifi que dans la pé-riphérie » (Coutinho, 1999), car ces recherches ont bénéfi cié d’une grande re-connaissance de la communauté scientifi que internationale en ce qui concerne leur pertinence et leur légitimité. Mais à la différence de Coutinho, nous consi-dérons que ce « succès » doit être examiné d’une manière critique. En premier lieu, en ce qui concerne les relations entre les chercheurs locaux et leurs pairs sur la scène internationale. En effet, nous avons montré dans d’autres travaux que les agendas de recherche des groupes locaux sont généralement formulés en rapport avec les réseaux internationaux auxquels ils participent (Kreimer, 2006 ; Kreimer et Meyer, 2008). Cette participation leur octroie une visibilité internationale qu’ils investissent ensuite dans la construction de leur légitimité locale. Ce processus d’intégration ne se produit pas n’importe comment mais au sein d’un schéma de division du travail où les équipes locales développent des tâches à haut contenu technique mais de faible innovation conceptuelle. Pour décrire cela, nous utiliserons le concept d’intégration subordonnée (Kreimer, 1998 et 2006), que nous reprendrons en fi n d’article.

Ainsi convient-il de se poser la question suivante : dans quelle mesure ce « succès scientifi que » se traduit-il en quelque chose de pertinent pour le pro-blème social auquel il est originellement lié ? Dans quelle mesure acquiert-il une utilité sociale au-delà de la légitimité que lui octroie la communauté académi-que ? Pour répondre à cette question, nous analyserons, en premier lieu, la re-lation entre l’émergence de problèmes sociaux et la production de connaissan-ces qui leur sont associées. En deuxième lieu, nous parcourrons la trajectoire historique de la maladie de Chagas comme objet de connaissance scientifi que et comme problème social, qui se manifeste par des dynamiques socio-politiques, des pratiques de recherche et des modes de représentation et d’intervention qui conditionnent tant la forme du problème que les possibilités d’usage des connaissances scientifi ques. Finalement, nous avancerons quelques réfl exions sur les relations entre les besoins sociaux et la production de connaissances à partir des données issues de cette recherche.

Cependant, nous devons présenter une approche capable d’intégrer la pro-duction de connaissances et les modalités de construction sociale « publique » du problème. Ce détour semble indispensable pour que l’étude et ses conclu-sions puissent être interprétées dans le cadre des considérations théoriques et méthodologiques qui lui ont donné lieu et pour améliorer la compréhension de ces processus.

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LA RELATION ENTRE LES PROBLÈMES SOCIAUX ET LA PRODUCTION DE CONNAISSANCES SCIENTIFIQUES

Comprendre les processus par lesquels les connaissances scientifi ques acquiè-rent une utilité (sociale) qui excède la légitimité octroyée par la communauté scientifi que est une question centrale pour les études sociales des sciences. Ils ont été abordés à partir de différentes perspectives. L’une d’elles, très com-mune, correspond à l’image de la science comme entreprise qui, dans cer-taines occasions, « se tourne » vers la demande sociale qui se présente avec des questions qui attendent d’être résolues. Cette volonté des scientifi ques de « connecter » leurs pratiques à d’autres espaces de la société a donné lieu à de nombreuses études qui mettent en évidence les diverses dimensions de ces processus : l’intérêt économique, le compromis politique, la réponse à une opportunité de fi nancement, les mécanismes de reproduction au sein des tradi-tions de recherche de la communauté scientifi que ou une transformation plus profonde des processus de production de connaissance.

Les études sociales des sciences, pour lesquelles trop souvent le social est « donné », ont partiellement laissé de côté les processus de formulation des demandes, c’est-à-dire la manière par laquelle certains sujets acquièrent le sta-tut de « problème social » vers lequel il est possible (et légitime) de se tourner. Ainsi, les problèmes sociaux étaient traités comme « des données » dont il n’est pas nécessaire d’aborder la nature en sociologie de la connaissance. De plus, seuls quelques auteurs étudient le processus de conversion des besoins sociaux en « demandes » de connaissance ou en sujets qui peuvent être abordés par la recherche scientifi que7.

Nous avons, au contraire, adopté dans notre travail une perspective selon laquelle la production de connaissance scientifi que participe à la défi nition et l’impo-sition de certains thèmes à l’agenda social. Si nous cherchons à comprendre de quelle manière les connaissances scientifi ques deviennent utiles à la société, il ne suffi t pas d’observer les pratiques de recherche orientées vers un pro-blème social, une fois le thème installé, car comme l’affi rment Shapin et Schaffer (1985), « les solutions aux problèmes de connaissance se trouvent aussi dans les solutions données aux problèmes sociaux et les différentes solutions de ces questions sociales entraînent des solutions pratiques différentes des problèmes de connaissance ».

Un postulat théorique qui oriente notre travail consiste à considérer que l’émergence du problème social, les actions proposées à chaque période pour

7 Notamment Gusfi eld (1981). Restivo (1988) est certainement parmi les critiques les plus explicites sur ce point : “… modem science is a social problem because it is part of modern society, which itself is a social problem. I turn next to a discussion of what I mean by the term ‘social problem’ and why I consider modern science and modern society social problems” (p. 208). Voir également Fujimura (1988).

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le résoudre et la décision d’affecter des ressources pour réaliser ces pratiques, sont le résultat des interactions entre acteurs sociaux qui se développent au sein des cadres institutionnels précis et qui façonnent leurs actions et leurs in-térêts. Dès qu’un problème acquiert une visibilité et se transforme en objet pu-blic, il est traduit par une série de prises de position, par l’enrôlement d’autres acteurs (l’État en particulier), par la création de dispositifs institutionnels pour le traiter (programmes de contrôle du vecteur de la maladie, programmes d’aide aux malades, création d’instituts, plans d’appui à certains axes de recherche) et par des pratiques associées à ces dispositifs qui conditionnent, en même temps, le type de connaissance produite et leur usage possible.

Cette posture théorique est proche de celle de Pierre Bourdieu, qui a remar-qué que « l’expression publique des besoins sociaux n’est qu’un euphémisme qui cache les intérêts privés (économiques) des entreprises ou des grands groupes industriels » (Bourdieu, 2004). Bien que cette affi rmation puisse sembler exa-gérée et qu’il serait possible d’identifi er d’autres intérêts que les seuls intérêts économiques privés, retenons l’idée que les besoins sociaux agissent comme un euphémisme mobilisé par des acteurs pour imposer leur propre point de vue sur l’objet en question8.

Cette mise au point est importante : l’idée même de « besoins sociaux » est problématique. Il convient alors de chercher comment les acteurs se disputent la tâche toujours diffi cile d’« établir qui a le droit légitime de parler “au nom des pauvres” » (Bourdieu, 2004). Les acteurs sociaux les plus défavorisés dans un contexte périphérique sont en même temps ceux qui ont les plus grandes dif-fi cultés à « exprimer » leurs besoins en termes de connaissances scientifi ques (réelles ou potentielles). De fait, la population affectée par la maladie de Chagas (considérée comme une « maladie de la pauvreté ») ne s’est pas constituée en tant que groupe social pertinent du processus de lutte contre la maladie ; ses besoins sont toujours traduits par d’autres acteurs sociaux 9. Ainsi, les acteurs directement affectés par la maladie sont ceux qui ont les moindres capacités de s’exprimer dans l’arène publique, alors que les laboratoires – publics et privés –, les médecins, les autorités sanitaires et, naturellement, les scientifi ques, agissent dans les disputes publiques en fonction de leurs propres intérêts et avec des armes légitimes.

De manière générale, on peut souligner trois modes d’expression des be-soins sociaux dans l’espace public :

a. Le plus souvent, c’est l’État qui exerce la représentation des « sans voix », en déterminant leurs besoins sociaux légitimes et, parmi ceux-ci, ceux qui sont susceptibles d’être traités par la recherche

8 Comme nous l’avons déjà signalé plus là-haut, dans le cas de la maladie de Chagas, l’une des caractéristiques du problème est, précisément, le manque d’intérêt commercial que représente le développement de nouveaux médicaments pour les laboratoires pharmaceutiques.9 Dans d’autres maladies, comme le Sida, les associations de malades ont joué un rôle essentiel tant dans l’affectation de ressources que dans la défi nition des traitements considérés comme désirables. Dans le cas de la maladie de Chagas, l’incapacité d’articulation des malades peut être pensée comme une conséquence de l’ignorance de la condition d’infecté, d’un côté, et des volontés de dénier cet état pour éviter les discriminations qu’il implique.

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scientifi que. Cependant, il ne s’agit pas de l’État comme « idéalisation de bien commun », mais d’un croisement entre une bureaucratie composée par des fonctionnaires et par les scientifi ques qui, en tant que conseillers des pouvoirs publics, se convertissent en porte-parole de la communauté scientifi que (ou d’une portion de celle-ci) ou des réseaux internationaux dans lesquels ils sont insérés.

b. D’un autre côté, ce sont souvent les scientifi ques eux-mêmes qui établissent, de manière rhétorique ou réelle, les « applications possibles » de leurs recherches, ce qui agit comme mécanisme de légitimation face aux agences de fi nancement ou à d’autres acteurs. Dans ce type de justifi cation, il y a toujours, explicitement ou implicitement, une identifi cation (construction) des besoins sociaux qui légitime leurs recherches.

c. En troisième lieu, et cela devient de nos jours plus important dans les pays périphériques, l’ensemble des organismes internationaux de fi nancement établit une « liste de priorités sociales » comme condition à l’octroi de crédits pour la recherche scientifi que. Le résultat est ainsi une « liste de sujets » qui doivent être abordés par la recherche.

Par conséquent, pour une compréhension globale du problème, il convient de prendre également en compte les dynamiques sociales – où les scientifi ques ne sont pas l’axe des disputes – et les stratégies des autres acteurs, y compris les pratiques de laboratoire qui mobilisent des ressources hétérogènes (matérielles et symboliques) et des alliés circonstanciels.

Autant d’acteurs, autant de modes d’interventionPour rendre compte des représentations de différents acteurs et des diverses logiques et manières d’agir sur le problème, nous utilisons le principe de « fl exi-bilité interprétative » : il nous impose de tenir compte des points de vue des divers acteurs et de faire varier notre propre point d’observation pour com-prendre chacune des logiques à l’œuvre. De cette façon, la défi nition du degré d’urgence du problème n’est pas univoque ; ce sont les différentes interventions qui le défi nissent10. À leur tour, ces interventions s’appuient sur des représenta-tions du problème qui trouvent leur origine à la fois dans les dimensions sociales et dans les aspects épistémiques de l’objet de la connaissance. Ainsi, les aspects sociaux et cognitifs du processus sont indissociables.

En partant du concept de fl exibilité interprétative qui a des conséquences théoriques et méthodologiques, nous avons identifi é que la maladie de Chagas est traduite, à différents moments historiques, en plusieurs « objets ». Ces objets

10 Selon Bijker, « les groupes sociaux pertinents ne voient pas simplement différents aspects d’un artefact. Les sens attribués par un groupe social défi nissent l’artefact. Il y a autant d’artefacts que de groupes sociaux pertinents. Il n’y a pas d’artefact qui ne soit pas constitué par des groupes sociaux pertinents » (Bijker, 1995). Le concept de « fl exibilité interprétative » a été créé pour rendre compte de cette multiplicité.

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dépendent de « groupes sociaux pertinents » engagés dans la construction de la maladie de Chagas en tant que problème social et épistémique. L’identifi cation de T. cruzi comme agent pathogène a été la première construction, avant même que l’existence de la maladie ne fût établie. Ainsi, trouve-t-on d’abord une pé-riode de « défi nition » de la maladie quand les principaux acteurs engagés ne forment qu’un petit groupe de scientifi ques qui veulent montrer les liens entre un agent causal (pathogène) inconnu jusqu’alors et un ensemble de symptômes cliniques. Ensuite, nous avons identifi é lors de la reconnaissance de la maladie de Chagas comme problème de santé publique de nouveaux acteurs qui par-ticipent dans ce processus : les pouvoirs publics. Ils introduisent de nouvelles interventions (notamment le contrôle épidémiologique), agissent dans des es-paces institutionnels nouveaux et opèrent avec une nouvelle logique. Enfi n, vers la décennie 1970, l’intérêt pour ce thème est repris par d’autres acteurs : c’est la communauté scientifi que « académique » qui établit de nouvelles pratiques légitimes d’intervention sur la maladie liées à la recherche fondamentale, notam-ment en biologie moléculaire.

Ce qui est important dans l’approche que nous proposons est qu’elle per-met d’analyser, avec une même matrice, la production et l’usage des connaissan-ces scientifi ques et d’observer les trajectoires suivies par ces connaissances. Si nous postulons que l’usage des connaissances est le résultat de l’incorporation d’un savoir dans les pratiques habituelles d’un ensemble d’acteurs (qui les re-produisent d’une façon routinière, comme le signale Bourdieu, 2004), l’usage des connaissances scientifi ques serait le résultat de l’existence d’une articulation sociocognitive capable d’intégrer ce savoir et de le réutiliser selon les besoins des acteurs concernés. Ainsi les recherches scientifi ques sur la maladie de Chagas sont le résultat de l’incorporation effectuée par la communauté scientifi que du « problème Chagas » dans l’agenda public (au moyen d’une active mobilisation de ressources politiques). Par la suite, la communauté scientifi que, loin d’offrir une réponse passive au « problème social », co-construit simultanément le pro-blème et les possibilités d’intervention.

Le social et le cognitifBruno Latour note que « la pertinence d’un objet de recherche est précisément sa capacité à articuler, dans des associations de plus en plus étendues, un nombre toujours croissant d’acteurs » (Latour, 1995, p. 32). Pour cet auteur, la connais-sance résulte de négociations permanentes entre les acteurs qui réussissent à imposer leur point de vue à leurs concurrents, en interagissant avec le monde naturel pour obtenir la fabrication d’un « fait » qui, une fois cristallisé en tant que tel, va masquer sa nature construite, c’est-à-dire les relations sociales qui lui ont donné naissance. Ainsi, il n’y aurait pas, selon Latour, d’objet pur, que ce soit comme construction sociale ou comme objet du monde naturel mais, dans tous les cas, des entités hybrides (hybridation de nature et de culture) (Latour,

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1991, p. 69). Analysant le programme de recherche sur le traitement antidiphté-rique de l’Institut Pasteur, Latour observe qu’« il est impossible d’isoler la mise au point du sérum antidiphtérique et le travail de Roux de la modifi cation des intérêts des médecins. […] Dans l’association entre l’Institut Pasteur, Roux, les médecins et le sérum antidiphtérique, il est le défi qui justifi e le déplacement de la recherche » (Latour, 1991, p. 30)11.

Terry Shinn, en se basant sur Whitley, note avec raison que « la science ne constitue pas de bloc unique, homogène » mais est plutôt composée par une varié-té de « cultures scientifi ques ». Ces cultures, sociales, organisationnelles et ins-titutionnelles, « sont des arènes hétérogènes de distribution du travail et de recherche d’opportunités » (Shinn, 1999, p. 156). Ainsi, il existe des sous-cultures qui bien que fondées sur une organisation originellement disciplinaire, se maintiennent de manière relativement statique et défi nissent en leur sein un ensemble d’opé-rations fortement déterminées par les institutions (Shinn, 1999, p. 157).

En partant des réfl exions de Shinn, nous pouvons noter que ces organisations issues des pratiques scientifi ques, interagissent nécessairement avec d’autres groupes d’intérêt, au sein de véritables « communautés transépistémiques » pour reprendre la formulation classique de Knorr-Cetina (1999). C’est là que négociations et alliances semblent cruciales pour imposer le sens des objets en question. Ces processus ne se produisent pas dans des espaces fermés (comme les laboratoires ou les bureaux du gouvernement) mais dans ces espaces per-méables à d’autres acteurs et à d’autres discours qui ainsi peuvent redéfi nir « ce qui est en question ».

Nous avons adopté cette perspective théorique et méthodologique pour l’étude de l’émergence et du développement de la maladie de Chagas en tant que problème social et en tant que problème de connaissance. Comme il ressort des paragraphes précédents, les dimensions proprement cognitives, comme la nature de la maladie et de ses symptômes, la physiologie du parasite et les mo-des d’infection des êtres humains, les conditions d’action du vecteur (la punaise ou « vinchuca ») sont indissociables des manières d’agir sur le problème de la part des médecins, des scientifi ques, des autorités publiques et d’autres acteurs. Ou pour le dire autrement : l’analyse du problème social – les populations affec-tées ou le risque de contracter la maladie de Chagas – n’existe pas en dehors de la constellation d’acteurs et des institutions qui le représentent, le défi nissent, négocient et agissent sur son développement.

11 Les italiques sont les nôtres. Si la position extrême d’auteurs comme Latour est diffi cile à accepter, quand il note que les hybrides sont le produit des interactions entre humains et non-humains, il est certain que le problème en question est pertinent. Voir Barbier R. et Trépos J.-Y. (2007). « Humains et non-humains : un bilan d’étape de la sociologie des collectifs », Revue d’Anthropologie des Connaissances, vol. 1, n° 1, p. 35-58 (http://www.ird.fr/socanco/article15.html).

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LA TRAJECTOIRE HISTORIQUE DE LA MALADIE DE CHAGAS COMME PROBLÈME SOCIAL ET COMME PROBLÈME DE CONNAISSANCE

Nous présentons ici l’évolution historique de la maladie de Chagas qui nous per-met d’observer, dans le processus complexe de la production et de l’acceptation d’une connaissance scientifi que, comment interviennent des acteurs hétérogè-nes (principalement scientifi ques et fonctionnaires de l’État et des organismes internationaux), comment se produisent des déplacements en ce qui concerne les champs disciplinaires (de la protozoologie à la biologie moléculaire) et la portée, les dimensions et les caractéristiques du problème social.

Des « ranchos » aux laboratoires : découverteet redécouverte de la maladie de Chagas 12

La reconnaissance de la maladie de Chagas comme épidémie régionale est atypi-que dans l’histoire de la médecine. Contrairement à d’autres épidémies comme la fi èvre jaune ou la tuberculose (Barnes, 1995 ; Coleman, 1982 ; Gilman, 1988) où les effets de la maladie sur les hommes et sur l’économie (Löwy, 2000) ont précédé l’intérêt des chercheurs, la maladie de Chagas surgit comme le résul-tat d’une pratique de « science normale » à l’intérieur de la protozoologie de l’époque : il fallait trouver une maladie pour l’associer au parasite (Benchimol et Teixeira, 1994).

En 1909, Carlos Chagas, qui appartient à l’important Institut Manguinhos de Río de Janeiro, Brésil, a été envoyé en mission de contrôle de la malaria dans une zone rurale du centre du pays. Là, alerté par l’existence d’un insecte hé-matophage (le barbeiro appelé vinchuca en Argentine), Chagas découvre qu’il est porteur d’un trypanosome jusqu’alors inconnu (qui sera baptisé Trypanosoma cruzi en l’honneur de son maître et directeur de l’Institut, Oswaldo Cruz) et l’incorpore aussitôt dans le modèle des maladies tropicales : un agent causal, un vecteur transmetteur, une pathologie. Chagas a réalisé une description détaillée de la forme aiguë de la maladie, dans les cas où l’infection du parasite provoque une réaction dans l’organisme (fi èvre, agrandissement de la rate et du foie, en-fl ure du visage) qui peut provoquer jusqu’à la mort. Il l’a fait en rapportant des cas concrets de malades et en confi rmant ces données avec des expériences de laboratoire dans lesquelles il reproduit ces processus chez des animaux inoculés par Trypanosoma cruzi. Puis, il a associé les caractéristiques de l’étape chronique de la maladie – quand les personnes infectées ne manifestent pas les symptômes de l’étape aiguë ou que ces symptômes ont disparu – aux nombreux cas de goi-

12 Les « ranchos » sont les maisons rurales pauvres, faites de brique crue et de paille.

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tre (hypertrophie de la glande thyroïde qui provoque un grossissement du cou) et de crétinisme qui étaient observés dans la zone. Il a identifi é la pathologie comme thyroïdite parasitaire, qui sera rapidement connue sous le nom de maladie de Chagas (Delaporte, 1999).

La découverte a été un événement dans la société brésilienne de l’époque. D’un côté, elle signifi ait une reconnaissance scientifi que de l’Institut Manguinhos dans le champ de la protozoologie, dominé jusqu’alors par l’école allemande à laquelle les scientifi ques brésiliens étaient étroitement rattachés. Elle a rapporté à Chagas une reconnaissance scientifi que et institutionnelle importante13. En même temps, dans la mesure où la maladie de Chagas s’associait au goitre et au crétinisme, endémique dans une bonne partie du Brésil, elle impliquait la recon-naissance d’un problème majeur de santé publique.

Cependant, l’enthousiasme initial que suscitait la découverte déclina rapide-ment. En ce sens, un travail présenté par Rudolph Kraus (1919), directeur de l’Institut Bactériologique de Buenos Aires, fut fondamental ; il montrait que dans certaines régions du Nord argentin, malgré la permanence du parasite, le goitre n’était pas observé et les associations entre l’infection par le Trypanosoma cruzi et les symptômes d’hyperthyroïdisme identifi és par Chagas étaient contestées. L’impossibilité de confi rmer empiriquement les relations que Chagas avait éta-blies (ce qui conduisit à des affrontements sévères dans le champ médical et de la santé publique brésilienne à propos de l’existence et l’importance de l’épidé-mie) provoqua une progressive baisse de l’intérêt porté à la maladie au cours des décennies suivantes, tant sur le plan de la politique sanitaire que scientifi que (Coutinho, 1999 ; Kropf et al., 2003).

L’histoire de la maladie s’est déplacée alors à d’autres espaces géographiques, d’autres acteurs et d’autres champs disciplinaires. En 1929, Salvador Mazza, mé-decin argentin spécialisé en bactériologie, est nommé directeur de la Mission des Études de Pathologie Régionale Argentine (MEPRA) à Jujuy (au Nord-Ouest de l’Argentine, près de la frontière avec la Bolivie) après trois ans de démarches soutenues par José Arce, chef de l’Institut de Clinique Chirurgicale de l’Hôpital National de Cliniques, sous la tutelle de l’Université du Buenos Aires. Outre la dépendance de l’Université du Buenos Aires, la MEPRA a compté depuis le début sur l’appui du gouverneur de la Province de Jujuy et des classes dominan-tes locales qui ont fait don d’une maison qui a servi de siège à la Mission. Son but principal était de déterminer l’étendue des diverses pathologies propres au Nord argentin, bien qu’il eût concentré rapidement la plupart de ses efforts sur la maladie de Chagas. Les recherches ont permis, au cours des dix-sept ans où Mazza était au service de la Mission, d’observer les hommes et les animaux de la zone infectés par le Trypanosoma cruzi, l’infestation de la vinchuca (punaise) dans les demeures, ainsi que les caractéristiques de la forme chronique de la mala-

13 Entre autres, Chagas a gagné en 1912 le prix Schaudinn octroyé tous les quatre ans par l’Institut de Maladies Tropicales de Hambourg pour le meilleur travail en parasitologie et médecine tropicale. Par ailleurs, son nom a été proposé aux prix Nobel 1913 et 1920, même s’il n’a jamais obtenu la distinction. Voir Coutinho (1999).

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die, point crucial pour son identifi cation. En ce sens, l’observation d’un œdème oculaire (connu comme « Syndrome de Romaña » en l’honneur du médecin – disciple de Mazza – qui l’a proposé) dans les diagnostics de patients infectés a été cruciale. Elle a constitué un élément fondamental pour établir un diagnostic rapide et une caractérisation clinique de la maladie dans sa phase aiguë et a permis l’établissement de nombreux cas qui ont mis fi n aux doutes à propos de son extension (Delaporte, 1999).

Ainsi, l’identifi cation de cas de maladie a connu une croissance exponentielle entre les années 1935 et 1940, en Argentine et au Brésil, où un groupe de l’Ins-titut Oswaldo Cruz, situé à Lassance, auquel appartenait Evandro Chagas, fi ls de Carlos, avait continué la recherche sur le sujet14. L’étendue de la maladie de Chagas a été reconnue et elle s’est transformée de thyroïdite parasitaire (comme Chagas l’avait proposé) en trypanosomiase americana. Les principales recherches se sont alors déplacées vers le domaine de la clinique et plus spécialement de la cardiologie, ce qui a permis de déterminer, entre les années 1940 et 1950, que les principales caractéristiques de la pathologie étaient les lésions du cœur et de l’appareil digestif.

Des laboratoires aux bureaux : l’institutionnalisation de la maladie de Chagas comme problème socialÀ partir de la fi n des années 1940, la maladie a sauté les barrières du champ scientifi que et s’est installée comme problème social autour duquel un impor-tant appareil institutionnel s’est développé : programmes de lutte contre le vec-teur, et instituts de recherche et de technologie chargés de développer et de perfectionner les méthodes de diagnostic existantes.

L’une des premières manifestations de l’importance prise par la maladie de Chagas en tant qu’objet de recherche a été la création, en 1942, de l’Institut de Médecine Régionale, dépendant de l’Université Nationale de Tucumán (puis de l’Université Nationale du Nord-Est) assorti des « Missions » des provinces du Chaco (créées en 1945) et de Jujuy (en 1947). Cet institut a été dirigé, depuis sa fondation, par Cecilio Romaña, qui avait étroitement collaboré avec Salvador Mazza dans la MEPRA (dont il s’était ensuite séparé) et avec les enquêteurs de l’Institut Oswaldo Cruz au Brésil, relation qui a pesé fortement sur ses orienta-tions scientifi ques. Au cours de cette période, durant laquelle la MEPRA a été transférée à Buenos Aires puis fermée, diverses recherches se sont dévelop-pées au sein de l’Institut de Tucumán. Elles ont permis une caractérisation plus précise des symptômes cliniques (en particulier, la description des premiers cas de syndromes megaviscéraux, peu étudiés en Argentine), des méthodes de dia-gnostic et de l’étendue épidémiologique de la maladie. C’est là que les premiers essais ont été réalisés sur l’effi cacité de l’hexachlorocyclohexane, un insecticide 14 À la 9e réunion de la Société argentine de Pathologie de 1935, 35 cas sont présentés et, pour 1939, le mepra avait déjà rapporté 1232 cas ; depuis, d’autres foyers ont été rapportés au Brésil.

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capable de tuer la vinchuca, dont l’action venait d’être proposée par des essais réalisés au Brésil, et que Romaña connaissait grâce à ses relations avec ses col-lègues brésiliens.

Les connaissances produites sur ces deux aspects, la recherche épidémio-logique et les preuves de désinfection des demeures, ont été décisives dans le processus de constitution de la maladie de Chagas comme un problème social. Romaña a eu un rôle important dans ce processus. Lors de la Première Réunion Panaméricaine sur la maladie de Chagas, organisée par Romaña à Tucumán en 1949, ces résultats sur la viabilité du contrôle de la présence de vinchucas dans les maisons de la région furent discutés pour la première fois. À cette réunion, Ramón Carrillo, Premier ministre de l’Aide Sociale et de la Santé Publique du président Perón, fut invité ; il était, pour différentes raisons, sensible à ce sujet qui ne jouissait pas encore d’une grande reconnaissance15. L’une des conséquences de cette réunion de Tucumán fut la création, en 1950, du Comité de Direction pour les Recherches et la Prophylaxie sur la maladie de Chagas (Segura, 2000), auprès du Ministère de la Santé et dont la coordination fut confi ée à Cecilio Romaña. Il s’agit de la première manifestation institutionnelle de la maladie de Chagas en tant que problème de santé publique, en dehors des instituts univer-sitaires de recherche déjà mentionnés. C’était le début du processus par lequel la maladie allait acquérir le statut de « problème social national ». En 1951, sur la recommandation du Comité de Direction, le Service National de Prophylaxie et de Lutte contre la maladie de Chagas (SNPLECH) est créé. Il est également dirigé par Romaña qui, en 1953, fi xe son siège à Buenos Aires. Dans le cadre de ces institutions, se mettent en place les actions de contrôle du vecteur (fu-migations dans les maisons) et, simultanément, les recherches qui ont conduit à identifi er un nombre croissant de malades en particulier avec les enquêtes épidémiologiques engagées par Mauricio Rosenbaum et José Cerisola à partir du début des années 1950 (Rosenbaum et Cerisola, 1953). Elles s’appuyaient sur des diagnostics d’infection par des outils électro-cardiographiques qui rendaient ainsi possible la confi rmation épidémiologique de la relation entre l’infection par le trypanosome et la myocardiopathie. Elles ont joué un rôle essentiel pour la reconnaissance de la maladie, surtout après qu’ont été détectés des cas chro-niques dans lesquels malgré une faible présence du parasite dans le sang, les symptômes de la maladie sont observés au niveau cardiaque. De fait, jusqu’en 1946, année du transfert de la MEPRA à Buenos Aires, Mazza et ses collabora-teurs avaient enregistré 1400 cas de maladie de Chagas dont 1100 avec preuve du parasite dans le sang (Sierra Iglesia, 1990). Grâce aux enquêtes réalisées par Rosenbaum et Cerisola, ces nombres furent augmentés et permirent d’estimer le nombre de personnes infectées à plusieurs centaines de milliers (Rosenbaum et Cerisola, 1953, 1957 et 1958).

15 Non seulement Carrillo était originaire de Santiago del Estero, province à fort taux d’endémicité, mais il avait aussi travaillé à l’Institut de Clinique Chirurgicale du professeur Arce (lequel a poussé la création du mepra), où il avait connu Salvador Mazza.

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En 1957, Cerisola fut nommé directeur du premier laboratoire spécialisé sur la maladie de Chagas, dépendant du SNPLECH, où des recherches sur le trypanosome et diverses espèces de triatomines16 furent engagées. À l’issue d’une série de changements institutionnels, ce laboratoire devint l’actuel Institut National de Parasitologie “Mario Fatala Chabén” (en l’honneur d’un jeune mé-decin collaborateur de Cerisola mort après avoir été accidentellement infecté par le Trypanosoma cruzi en laboratoire), principale institution non universitaire dédiée à la recherche et au diagnostic de la maladie.

À la même époque, à partir de 1958, une lutte systématique fut engagée contre le vecteur, lutte qui avait commencé quelques années plus tôt par des essais. Elle fut consolidée par la création du Programme National de Chagas en 1961, qui se poursuit jusqu’à ce jour. Malgré cette continuité dans le temps, les actions du Programme National de Chagas ne furent pas systématiques, en grande partie à cause des fonds qui lui furent alloués de manière irrégulière. Ces fonds ont été, jusqu’à présent, insuffi sants pour soutenir une prévention durable (installations vétustes, manque de véhicules, de combustible et d’insecticides).

Néanmoins, cette période fut marquée par un développement institutionnel autour de la maladie, qui n’aurait pas eu lieu sans la reconnaissance de l’impor-tance de la maladie de Chagas en termes de santé publique.

Retour aux laboratoires : la biologie moléculaire entre en scèneParallèlement à la reconnaissance institutionnelle, nous assistons à un intérêt croissant de la part des chercheurs pour la maladie de Chagas, comme le mon-tre la création, en 1970, de la Commission des Recherches Scientifi ques sur Chagas à l’Université de Buenos Aires, dont la tâche consistait à organiser les recherches en biochimie, en microbiologie et en clinique médicale. Cependant, contrairement aux étapes précédentes où la majorité des recherches s’étaient développées dans le domaine de la médecine, à partir de la décennie 1970, le centre de gravité de la recherche se déplace vers la biologie. La recherche juxta-pose ainsi l’étude des vecteurs, inaugurée dans les années soixante pour contrô-ler la maladie, à la biologie moléculaire qui, à partir des années 1980, prend le parasite comme objet d’étude avec l’objectif affi ché de déboucher sur un vaccin. L’hégémonie des équipes de biologie moléculaire dans la recherche sur la mala-die de Chagas se poursuit jusqu’à ce jour comme le montre la fi gure 1.

Coutinho observe qu’au Brésil, « le succès des groupes de parasitologie mo-léculaire venait de leur capacité à attirer des ressources, de leurs caractéristi-ques institutionnelles et de leurs connexions internationales » (Coutinho, 1999). Un phénomène similaire eut lieu en Argentine, comme le montre Kreimer (sous presse) dans le cas des débuts de la biologie moléculaire. Sur le plan institution-

16 Sous-famille d’insectes hémiptères (punaises), dont 139 espèces sont des vecteurs potentiels du parasite responsable de la maladie de Chagas, en particulier les espèces Triatoma infestans et Rhodnius prolixus (vinchuca en Argentine) habituées à vivre avec les êtres humains.

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nel, cette croissance fut pilotée par les groupes de chercheurs inscrits dans la tradition biomédicale, héritière des prix Nobel Houssay (1947) et Leloir (1970) qui avaient réussi une articulation solide et effi cace avec la communauté interna-tionale. Cette articulation passait par la formation de chercheurs à l’étranger et par des publications dans les revues internationales. Le prestige leur permit de capter des ressources matérielles stables, tant de la part des agences nationales qu’internationales. Sur le plan national, s’engagea un Programme National de Recherche sur des Maladies Endémiques, lancé en 1974, qui servit de stimulant à la recherche académique en biochimie et en biologie moléculaire sur Chagas.

Il est nécessaire de souligner le caractère novateur de la biologie molécu-laire en Argentine ; l’étude de T. cruzi a fait partie de cette nouvelle discipline. De fait, pratiquement tous les groupes prestigieux qui ont étudié le parasite, depuis la perspective de la biologie moléculaire et avec ses techniques, se sont formés à la Fondation Campomar, aujourd’hui Institut Leloir. Nous retrouvons parmi les pionniers des travaux sur T. cruzi des chercheurs qui appartiennent à la première génération des disciples de Leloir. L’un d’eux est Héctor Torres qui, au début des années 1980, a pris son autonomie vis-à-vis de Campomar pour fonder une autre institution emblématique, l’Institut de Génétique et de Biologie Moléculaire (INGEBI). À sa fondation, se forment quelques groupes qui étudieront divers aspects de la maladie de Chagas, en particulier du parasite qui devient un modèle biologique important, stratégie centrale des groupes en question. C’est ainsi que Torres, par exemple, passe de l’étude de certains pro-blèmes biochimiques à l’étude de la transduction de signaux17 chez T. cruzi.

Armando Parodi est un autre chercheur emblématique sur le sujet. Quelques années après Torres et, comme lui, au sein de la Fondation Campomar durant les années 1980, il se consacra à l’étude de la glucosylation des protéines dans le cas de T. cruzi. Juan J. Cazzulo s’associa à ces travaux. Il constitua, avec Parodi, Carlos Frasch et Rodolfo Ugalde (tous formés à l’Institut Leloir), une autre institution « fi lle de Campomar » : l’Institut de Recherche Biotechnologique (IIB) de l’Université Nationale Général San Martin (UNSAM), au début des années 199018. Entre autres sujets, ils se consacrent à l’étude d’une enzyme (la transa-lidase) dans T. cruzi et à l’étude de la régulation de l’expression génétique dans ce même parasite.

Parallèlement, quelques chercheurs formés à l’INGEBI travaillaient sur la maladie de Chagas, en particulier sur le trypanosome. Parmi eux, Mariano Levín fi t preuve d’une grande continuité puisqu’il travaillait déjà depuis quelques an-nées sur la structure et sur les fonctions des antigènes présents dans T. cruzi. En réalité, dans cette institution, T. cruzi occupa plusieurs chercheurs en plus de Torres et Levín comme Téllez de Iñon ou Mirtha Flawiá, si bien qu’ils consti-tuèrent, comme dans le cas de l’IIB, une ligne de travail et une tradition bien insérées dans l’institution.

17 Intégration par une cellule d’un message d’origine extracellulaire.18 Parodi est revenu, quelques années après avoir travaillé à San Martin, à l’Institut Leloir où il passe ensuite l’essentiel de sa vie scientifi que.

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Finalement, sur le plan international, la création, en 1975, du Programme Spécial de Recherche sur les Maladies Tropicales (TDR) de l’Organisation Mondiale de la Santé a été particulièrement importante. Elle s’est traduite par un appui fondamental à la consolidation des recherches en biologie molécu-laire sur la maladie de Chagas, encore renforcé, en 1994, avec le lancement par le TDR du projet « Génome du Trypanosoma cruzi ». Ce programme, dans lequel interviennent vingt laboratoires en réseau, avait pour objectif le séquen-çage complet du génome du parasite, conduisant ainsi à la connaissance de la structure des molécules impliquées dans l’infection. Parmi les vingt laboratoires, trois sont argentins : l’IIB-UNSAM dirigé par Carlos Frasch, l’INGEBI dirigé par Mariano Levín et l’Institut National de Parasitologie “Mario Fatala Chabén”. Les autres laboratoires se répartissent de la manière suivante : neuf au Brésil, un au Venezuela, un aux États-Unis et sept en Europe (Allemagne, Espagne, France, Royaume-Uni et Suède). L’objectif affi ché est qu’à partir de l’information gé-nétique, il soit possible d’identifi er des cibles pour attaquer le parasite ; elles permettraient de développer des thérapies et/ou des actions de prévention (un vaccin, par exemple).

Nous verrons que ces espoirs se présentent plutôt comme des ressources rhétoriques que comme des applications effectives pour la résolution du pro-blème. Les recherches sont exclusivement fondamentales et aucun groupe de recherche n’a eu à ce jour les capacités nécessaires pour développer des médi-caments19. Ainsi, la pertinence de la maladie de Chagas en tant que problème se limite aux canons de la science internationale.

FIGURE 1. Distribution des groupes de recherche, en Argentine en 2004,travaillant sur la maladie de Chagas en fonction du domaine de recherche.

Source : graphe établi à partir des données venant des Organismes de Promotion Scientifi que et des Universités argentines.

19 En Argentine, les principaux chercheurs participant au projet correspondent au groupe de Charles Frasch à l’IIB-UNGS, ex-chercheur de la Fondation Campomar et actuellement à l’Université du San Martin, et au groupe de Mariano Levín, appartenant à l’ingebi.

Biologie moléculaire

37%

Contrôle des vecteurs

29%

Médecine23%

Chimie11%

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En ce qui concerne la production de connaissances pour la lutte contre le vecteur, plusieurs groupes de recherche sont actifs : trois à l’Université de Buenos Aires, au Département d’Écologie, au Département de Génétique et d’Évolution et au Département de Biodiversité et Biologie Expérimentale ; un à l’Université Nationale de Córdoba et un au CITEFA (organisme de recherche de l’Armée). Le premier groupe, dirigé par Richard Gurtler, est le groupe de « Biologie des populations des insectes, pathogènes et vertébrés ». Spécialisé dans la bio-écologie, son axe principal de recherche a été, depuis le milieu des années 1980, l’étude de l’écologie des vecteurs de la maladie de Chagas au Nord de l’Argentine et plus spécialement dans les aires rurales de Santiago del Estero. Depuis ses origines, ses orientations de recherche le rapprochent d’autres chercheurs qui travaillent sur l’application de marqueurs moléculai-res pour comprendre la « structure spatiale et temporelle de la population du parasite et du vecteur » et l’utilisation de technologies d’observation par satel-lite pour étudier le processus de transmission de l’infestation notamment20. Le deuxième groupe « Écologie des réservoirs et des vecteurs de parasites » est dirigé par María Cristina Wisnivesky. Il se concentre sur l’écologie des triatomi-nes. Au cours de ces dernières années, il a toutefois modifi é ses programmes de recherche et s’est éloigné du T. cruzi comme problème. Le troisième groupe de l’Université de Buenos Aires est le « Laboratoire de physiologie des insectes » (Biodiversité et Biologie expérimentale), dont le directeur est Claudio Lazzari. Ses recherches portent à la fois sur la physiologie et le comportement des vin-chuca et sur la relation insecte-parasite. À l’Université Nationale de Córdoba, située dans une des provinces les plus affectées par la maladie, un groupe de la Faculté de Sciences Chimiques enquête sur la biochimie de la vinchuca ; il se concentre sur les processus qui conduisent l’insecte à consommer beaucoup d’énergie et sur la biochimie de l’interaction hôte-parasite. Ce groupe a ainsi étudié les mécanismes de vol et identifi é les molécules qui interviennent dans le processus de transfert d’énergie aux muscles de vol. Finalement, un groupe de recherche du « Centre de recherche sur les épidémies et sur les insecticides » du CITEFA, se consacre au développement d’un pot fumigène insecticide d’ap-plication facile.

Il faut souligner que les centres impliqués dans les recherches portant sur le vecteur (la vinchuca) ont, contrairement aux groupes qui se focalisent sur T. cruzi, une stratégie explicite de sortie des frontières du laboratoire. Ils se rattachent activement à d’autres acteurs. Cela tient, d’un côté, à leur insertion dans le champ disciplinaire de l’écologie, dont les frontières sont poreuses et dont les chercheurs sont habitués à entretenir des liens fréquents avec d’autres disciplines et, de l’autre côté, au caractère pratique de ces recherches où les essais de terrain sont au centre de la stratégie.

20 Le réseau créé autour de ce groupe inclut des groupes de l’Université de l’Illinois, du cdc aux États-Unis, de l’ingebi et de l’Institut Fatala Chaben en Argentine, de l’ird français, du Programme National de Contrôle de Vecteurs du ministère de la Santé et l’appui économique de l’uba, de l’Agence de la Science et de la Technique d’Argentine, de National Institute of Health (nih) et de la National Science Foundation (nsf) des États-Unis.

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Une production scientifi que importante et fortement spécialiséeL’importance quantitative de la recherche ne se réfère pas seulement à la quan-tité de groupes qui travaillent sur le sujet mais aussi à la production d’articles publiés dans des revues internationales.

Le tableau ci-dessous montre, à partir de trois bases de données bibliogra-phiques internationales, les publications des chercheurs argentins – ou rattachés aux institutions argentines – pendant 10 années (1995-2005), dans les revues indexées.

TABLEAU 1 – Publications réalisées par des chercheurs argentinsdans la période 1995-2005, selon la base de données.

Le nombre total peut être surestimé, à cause de la possible duplicationd’articles dans les bases de données.

Base de données Nombre d’articles cités

Science Citation Index 830

Medline 650

Biological Abstracts 170

Nous avons établi une classifi cation des publications référencées par le Science Citation Index sur la maladie de Chagas en fonction des objets de référence co-gnitive : les malades, le parasite (agent causal), le vecteur (la vinchuca Triatoma infestans), les aspects liés à l’épidémiologie de la maladie comme la distribution spatiale…

TABLEAU 2 – Distribution des publications indexées dans le SCI réalisées par des chercheurs argentins dans la période 1995-2005, selon l’orientation thématique

Objet d’étudeNombre d’arti-

clesPourcentage (%)

Le parasite 415 50Les malades 191 23Le vecteur 183 22

Épidémiologie 33 4Autres 8 1Total 830 100

La moitié des publications se rapportent au parasite (T. cruzi). Cela s’explique par deux raisons, déjà évoquées : la forte concentration de recherches en bio-logie moléculaire et en biochimie ; et les effets du Programme de séquençage du génome du parasite, impulsé par l’OMS-TDR. Par ailleurs, il convient de souligner qu’une bonne partie des chercheurs en biologie moléculaire ont pris le parasite non pas comme un objet mais comme modèle biologique pour l’étude de mécanismes biologiques particuliers qui s’observent dans ce type d’organisme. La relation de ces travaux avec la maladie de Chagas n’est, par conséquent, pas nécessairement problématisée (nous reviendrons sur ce point en conclusion). Si un quart environ de la production porte sur l’étude des malades, l’étude d’as-

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pects fondamentaux de la maladie prédomine, alors que la recherche clinique occupe une part très peu signifi cative. Cela est cohérent avec la répartition des recherches dans l’espace institutionnel : seule une petite portion se développe dans les hôpitaux et autres centres de santé.

Ainsi, nous constatons une forte supériorité de la recherche fondamentale dans l’ensemble des champs de connaissance impliqués. Les recherches se structu-rent selon quelques orientations sur différentes caractéristiques du parasite (mécanismes de reproduction, éléments impliqués dans l’interaction avec l’hô-te, classifi cation génétique des souches), des vecteurs (habitudes alimentaires, dynamique de reproduction, caractéristiques génétiques, morphologie) et de l’interaction entre le parasite et les mammifères (réponse immune de l’infec-té, organe affecté). Les principaux produits de ces recherches sont les articles scientifi ques, publiés dans des revues internationales. L’espace quasi exclusif de circulation et de diffusion de ces recherches est, par conséquent, la recherche académique. Cela implique une limitation dans la capacité de diffusion de ces connaissances, qui acquièrent un caractère endogamique, dans la mesure où leur compréhension requiert une compétence fortement spécialisée dont seuls les chercheurs disposent.

De plus, nous constatons une forte implication des groupes de recherche académique dans les réseaux internationaux et simultanément de faibles rela-tions avec des groupes locaux. Les groupes de recherche entretiennent des liens étroits avec la communauté internationale, surtout aux États-Unis et en Europe. Une majorité de chercheurs participent à des réseaux internationaux et à des projets conjoints, fi nancés par des agences internationales (NIH, OMS, Howard Hughes, Union européenne, etc.). En général, l’origine de ces liens remonte à l’époque de la formation à l’étranger, du directeur du groupe de recherche et se trouve renforcée par l’échange de nouvelles générations de

de la maladie

Le parasite50%

Le vecteur22%

Les malades23%

Autres1%

Epidémio4%

FIGURE 2 – Publications des chercheurs argentins dans le SCI (1995-2005),selon l’orientation thématique.

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chercheurs. Ces relations se traduisent dans des publications conjointes entre groupes nationaux et internationaux, sur des sujets qui semblent intéressants aux laboratoires des pays centraux.

Il y a, en outre, d’autres formes de relations internationales et de coopéra-tion qui résultent des initiatives des chercheurs en fonction des besoins ponc-tuels de leur projet de recherche (équipement ou matériaux requis pour une recherche donnée) et de leurs affi nités thématiques. Ce type de relations est plus fréquent avec les pays de la région (surtout le Brésil) et leur durée dans le temps est variable. Simultanément, les relations entre groupes de recherche au sein du pays sont rares, que ce soit entre groupes de recherche travaillant dans des domaines proches ou entre groupes relevant de champs de recherche diffé-rents. Différentes raisons permettent d’expliquer ce phénomène : dans certains cas, cela tient à des luttes de priorité entre groupes dans le même domaine de recherche ; dans d’autres cas, la faible connexion tient aux perspectives diver-gentes au sein de la recherche ; enfi n, le manque de communication résulte de confl its personnels entre chercheurs qui se développent parallèlement l’un à l’autre. Ainsi, les relations entre groupes prennent la forme d’une compétition ou, tout au plus, d’une indifférence.

Aussi, malgré le fort développement des recherches sur divers aspects du Trypanosoma cruzi et de la vinchuca, en particulier durant les deux dernières décennies, l’utilité effective des connaissances pour la résolution du problème social reste faible. En particulier, il n’y a eu aucun apport signifi catif concernant la production de vaccins, ou le remplacement des deux médicaments tradi-tionnels utilisés pour le traitement de la maladie (benznidazol et nifurtimox, produits par les grands laboratoires industriels Roche et Bayer respectivement), ni, fi nalement, le développement de nouveaux médicaments susceptibles d’être introduits sur le marché.

L’explication de ce phénomène ne tient pas à une seule cause. Sans doute, plusieurs facteurs contingents interviennent comme : le type de construction qu’ont engendré les acteurs à propos de la maladie, les conditions économiques, institutionnelles et politiques ou les différentes logiques d’action des acteurs (chercheurs impliqués dans la carrière académique, manque de reconnaissance professionnelle des médecins qui s’occupent de la maladie, manque de politi-ques institutionnelle à long terme). Il est également nécessaire de prendre en compte un élément structurel, propre au développement de la science dans des contextes périphériques : le processus d’« intégration subordonnée » (Kreimer, 1999). Ce processus est évident dans le cas des scientifi ques ayant travaillé sur la maladie de Chagas, puisqu’une logique de collaboration internationale et d’intégration avec les laboratoires de recherche situés dans le mainstream de la science internationale y a prévalu sur la recherche de traitements de la maladie. Du fait de cette intégration subordonnée, les programmes locaux de recherche étaient plus alignés sur des problèmes et des objets offrant une grande visibilité scientifi que internationale que sur le développement de produits destinés à ap-

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porter une réponse aux problèmes locaux.

CONCLUSION :L’UTILITÉ DE LA CONNAISSANCEEN CONTEXTE PÉRIPHÉRIQUE

Nous sommes partis du point de vue selon lequel l’utilité des connaissances scientifi ques se comprend en relation aux processus de reconnaissance et de construction du problème social. Dans ces processus, apparaissent des concep-tions distinctes sur des aspects essentiels de la maladie et des manières de la combattre, émergent des acteurs sociaux porteurs d’intérêts divers, et se dé-veloppent des cadres institutionnels dans lesquels ces acteurs s’insèrent. Ainsi, l’articulation des divers acteurs (chercheurs de différentes disciplines et domai-nes, pouvoirs publics, médecins, malades, populations à risque, etc.) conditionne les processus de production et d’utilisation des connaissances scientifi ques re-latives à la maladie de Chagas. De manière réciproque, la production et l’usage des connaissances redéfi nissent le problème social, les perceptions des acteurs et les manières d’intervenir sur la maladie.

À partir des données empiriques, nous avons pu ordonner les types d’inter-ventions sur la maladie. En effet, la production et l’usage des connaissances ont pris, historiquement, comme objet de recherche le vecteur (la vinchuca), l’agent causal (le T. cruzi) ou l’hôte (les malades). En outre, la connaissance s’est centrée sur l’environnement, l’habitat et le social qui se mêlent aux autres approches. Nous pouvons ainsi formuler une typologie basée sur trois « modalités d’in-tervention », selon l’axe de problématisation de la maladie. Les mêmes acteurs apparaissent souvent dans plusieurs confi gurations, bien que leur manière d’agir dans chacune d’elles diffère signifi cativement.

De façon complémentaire, la reconstruction du processus de mise en forme de la maladie de Chagas en tant que problème scientifi que et social, nous a per-mis de distinguer trois étapes qui correspondent à trois manières de concevoir le problème et les actions nécessaires (dont la recherche scientifi que) pour son éradication. Ainsi, dans une première période, la maladie de Chagas surgit comme un problème de santé publique et sa reconnaissance est traversée par de nombreuses controverses scientifi ques et politiques. Dans cette perspective, la production de connaissances scientifi ques cliniques (médicales), destinées à décortiquer les effets du parasite sur l’organisme des malades est l’essentiel des actions envisagées.

Dans la deuxième période, la maladie est reconnue comme « problème social national » et d’importantes structures institutionnelles se développent autour d’elle. L’éradication de la vinchuca en tant que vecteur de la maladie, à

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travers d’importantes campagnes de fumigation, est alors la principale action envisagée.

Dans une troisième étape, le Chagas apparaît comme objet de recherche scientifi que prioritaire avec le développement de plusieurs plans nationaux et internationaux, alors que se développe une importante communauté de recher-che autour du sujet. Un déplacement important du centre d’intérêt s’est ainsi produit, en passant de l’insecte (vinchuca) aux parasites. La nouvelle impulsion se base sur le développement d’une communauté de biologistes moléculaires, en Argentine et au Brésil, qui s’est insérée avec succès dans la communauté in-ternationale, à partir de travaux sur divers aspects génétiques et physiologique du Trypanosoma cruzi.

Ce phénomène peut être interprété en termes d’« intégration subordon-née » (Kreimer, 1999) : fréquemment, les jeunes et prestigieux chercheurs des pays périphériques effectuent des études dans un centre d’excellence situé dans un pays central. L’habitude est de leur assigner une recherche qui réponde à un « agenda » lié aux nécessités des sociétés locales. Quand ces jeunes chercheurs retournent dans leur pays d’origine, ils ont l’habitude de poursuivre les lignes de recherche dans lesquelles ils ont travaillé durant leur séjour à l’étranger. Il s’ensuit que les chercheurs des pays périphériques continuent de travailler dans des lignes de recherche qui s’inscrivent dans des programmes plus vastes, grâce à leurs hautes compétences techniques (en partie obtenues au cours de leur formation à l’étranger). Leur concentration dans une ligne précise de recherche leur permet de produire des connaissances pertinentes mais hyperspécialisées (au sein de la division du travail entre laboratoires du centre et de la périphérie), raison pour laquelle ils n’ont pas souvent accès à la perspective générale (théo-rique) des problèmes (Kreimer, 1998 et 1999).

Deux conséquences générales pour les pays périphériques sont particuliè-rement visibles dans le cas de la recherche sur le Chagas en Argentine. La stratégie d’intégration subordonnée (qui domine dans les groupes d’élite au sein des communautés scientifi ques des pays périphériques) a un aspect positif, du point de vue des groupes de recherche ; elle permet à ces équipes périphéri-ques d’accéder aux fi nancements et à d’autres ressources (équipements, etc.) internationales, auxquels ils pourraient diffi cilement accéder autrement (Hubert et Spivak, 2008, ce numéro).

La deuxième conséquence de ce processus est que, dans la mesure où les groupes locaux de recherche construisent leurs programmes en les alignant fortement sur ce qui est dicté par la communauté scientifi que internationale, ils produisent des connaissances qui, bien que dites « appliquées », ne sont pas en mesure d’engendrer des applications effectives, ni d’être appropriées par les acteurs sociaux externes à la communauté scientifi que locale. Ce phénomène a été nommé – par dérision – la RANA (recherche applicable non appliquée) et son caractère systématique peut être utilisé comme un indicateur du caractère structurellement périphérique de la culture scientifi que locale, en particulier

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dans les pays à fort développement scientifi que d’Amérique latine, comme le Brésil, le Mexique ou l’Argentine (Kreimer et Thomas, 2006 ; Schwartzman, 2001).

Une conclusion importante est que le processus étudié a mis en évidence l’existence d’une division internationale du travail scientifi que où les laboratoi-res centraux imposent leurs programmes de recherche en fonction à la fois des relations qu’ils entretiennent avec leur propre société (avec des forts liens industriels) et des thèmes dominants au sein des disciplines ou spécialités scien-tifi ques internationales. De leur côté, les chercheurs les plus intégrés dans les contextes périphériques agissent souvent comme des « sous-traitants » des groupes scientifi ques hégémoniques.

Dans le cas de la recherche sur la maladie de Chagas, la preuve la plus évi-dente de ce processus est l’énorme quantité d’articles publiés dans des revues de référence internationale par les chercheurs qui travaillent localement sur le Chagas. En outre, ces chercheurs ont publié une bonne part de leurs articles en co-signature avec des chercheurs ou des groupes des pays « centraux ». Ceci se produit alors que le développement de médicaments ou d’autres moyens de lutte contre la maladie est pratiquement inexistant, malgré une rhétorique pu-blique axée sur la maladie de Chagas en tant que problème social et en tant que problème scientifi que. Pourtant, récemment, la DNDI, organisation internatio-nale qui travaille à la production de médicaments « oubliés » par les laboratoires pharmaceutiques, a ouvert deux concours pour fi nancer le développement de médicaments destinés à traiter la maladie de Chagas (ainsi que deux autres maladies) : si elle a reçu plus de 50 propositions21, une seule émanait d’un labo-ratoire latino-américain de recherche scientifi que (du Venezuela)22.

Nous avons fait référence, en début de notre article, à la croyance générali-sée en la capacité des connaissances scientifi ques à améliorer les conditions de vie de la population d’Amérique latine. Nous observons, cependant, à travers la reconstruction historique de l’émergence et du développement d’un problème social – et sa formulation en termes d’objet de connaissance dans un contexte périphérique – que des mécanismes, contingents et structuraux, limitent les ca-pacités de ces sociétés à tirer profi t localement de la connaissance qu’elles-mê-mes produisent et fi nancent. L’analyse montre des jeux d’acteurs et des logiques qui paraissent convergents dans la défi nition et dans les manières d’aborder la question, mais cachent en réalité une dynamique tendant à perpétuer le problè-me social, puisque chacun des acteurs, en fonction de sa propre légitimité et de sa capacité de reproduction dans ses champs spécifi ques, transforme l’opération sur la maladie en un exercice rhétorique. C’est ainsi qu’on échoue à apporter des solutions signifi catives pour le traitement de la maladie.

En ce sens, l’une des signifi cations de l’étude que nous venons de présenter s’inscrit dans le projet, sans doute ambitieux, de récupérer le caractère critique

21 Vingt propositions lors du premier appel et trente lors du second.22 DNDI : www.dndi.orgcms/public_html/insidecategoryListing.asp?CategoryId=89

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des sciences sociales pour éclairer quelques aspects peu visibles de la dyna-mique de nos sociétés. Ainsi, en mettant en évidence la logique sous-jacente aux discours et aux interventions publiques des acteurs impliqués dans la pro-duction et l’usage social des connaissances, nous essayons de doter d’une plus grande visibilité ces problèmes qui, après être restés cachés par des croyances enracinées dans le sens commun, semblent diffi ciles à modifi er.

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RemerciementsLes auteurs tiennent à remercier le soutien du Programme de Recherche sur les

Maladies Tropicales (TDR) de l’OMS, ainsi que de l’Agence Nationale de Promotion de la Science et la Technologie, Argentine.

Pablo KREIMER est professeur de sociologie à l’Université nationale de Quilmes (Argentine), chercheur du Conseil National de Recherche Scientifi que (CONICET) et directeur de l’Institut d’Études Sociales des Sciences et des Technologies (Buenos Aires). Il dirige la revue REDES, Revista de Estudios Sociales de la Ciencia, ainsi que la collection « Ciencia, tecnología y sociedad » chez Quilmes. Ses recherches portent sur l’utilité sociale des connaissances scientifi ques, sur l’histoire et traditions des domaines scientifi ques et sur les rapports « centre-périphérie » dans la science contemporaine. Il a publié récemment Ciencia y periferia. Nacimiento, muerte y resurrección de la biología molecular (EUDEBA, 2007), Producción y uso social de conocimientos. Estudios de sociología de la ciencia y la tecnología en América Latina (UNQ, 2004), L’universel et le contexte dans la recherche scientifi que (PUS, 1999), ainsi qu’une centaine d’articles dans des revues spécialisées.ADRESSE Instituto de Estudios Sociales de la Ciencia y la tecnología Universidad Nacional de Quilmes Solis 1067 (1078) Buenos Aires, Argentine

COURRIEL [email protected]

Juan Pablo ZABALA est chercheur assistant du Conseil National de Recherche Scientifi que (CONICET) à l’Institut d’Études Sociales des Sciences et des Technologies (Buenos Aires). Il a soutenu une thèse sur l’histoire des aspects sociaux et scientifi ques de la maladie de Chagas en Argentine et travaille actuellement sur l’histoire des problèmes de santé publique en rapport avec la production locale et internationale des connaissances scientifi ques. Il a publié (avec Leonardo Vaccarezza) La construcción de la utilidad social de la biotecnología (UNQ, 2002).ADRESSE Instituto de Estudios Sociales de la Ciencia y la tecnología Universidad Nacional de Quilmes Solis 1067 (1078) Buenos Aires, ArgentineCOURRIEL [email protected]

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ABSTRACT : WHAT KNOWLEDGE AND FOR WHOM ? SOCIAL PROBLEMS, PRODUCTION AND USE OF SCEINTIFIC KNOWLEDGE ON CHAGAS DISEASE IN ARGENTINA

This papers aim to understand the complex relationships between the emergence and persistence of social problems and the development of scientifi c knowledge oriented to solve them. We expose the refl ections and the data as a result of a research about the emergence of Chagas disease as a relevant social problem, as well as the knowledge production strategies oriented to approach and solve it during the last half century in Argentina. As we consider that there is no social problem independently of who (what actors) poses in the public arena, we intend to explain the ways in which Chagas disease has been historically constructed as a “problem”, the positions undertaken by different actors about the disease and, particularly, what kind of strategies of knowledge production have been developed to attack it.KEYWORDS – Scientifi c Research – Social problems – Social utility of Knowledge – Chagas Disease

RESUMEN : “¿QUÉ CONOCIMIENTO Y PARA QUIÉN ? PROBLEMAS SOCIALES, PRODUCCIÓN Y USO SOCIAL DE CONOCIMIENTOS CIENTÍFICOS SOBRE LA ENFERMEDAD DE CHAGAS EN ARGENTINA”El presente trabajo se dirige a comprender las relaciones complejas que existen entre la emergencia y persistencia de problemas sociales y el desarrollo de conocimientos científi cos hacia ellos orientados. Exponemos las refl exiones y los datos que surgen de una investigación sobre la emergencia de la enfermedad de Chagas como problema social relevante y las estrategias de producción de conocimiento orientadas a su abordaje y resolución ocurridas durante el último medio siglo en la Argentina. En la medida en que consideramos que no emergen “problemas sociales” con independencia de quien (qué actores) los tematiza como tales, nos interesa poner de relieve el modo de construcción histórica del Chagas como “problema”, las tomas de posición de diferentes actores en torno de la enfermedad, las acciones desplegadas por éstos, y en especial las estrategias de producción de conocimiento científi co orientadas a su abordaje.PALABRAS CLAVE – Investigación científi ca – problemas sociales – utilidad social del conocimiento – enfermedad de chagas