Poetique et conception du sens dans l' oeuvre de Juan Goytisolo

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© Revue Romane 39 · 2 2004 pp. 257-277 Poétique et conception du sens dans l'œuvre de Juan Goytisolo par Yannick Llored Présentation L'une des singularités de la pratique d'écriture de J. Goytisolo réside dans le fait de recréer, en rapport à leur historicité, la composition de textes disparus ou écartés des canons esthétiques officiels. C'est pourquoi dès la fin des années 1960, l'écrivain forge une « tradition de la dissidence » qui lui permet d'inscrire sa création dans la continuité d'un héritage littéraire considéré comme une source inépuisable de modernité. Cette démarche se traduit d'abord par la publication d'essais 1 au sein desquels se trouve réhabilitée la force critique de grandes œuvres qui rénovent les codes de représentation, redéfinissent les critères poétiques et repoussent ainsi les limites de la fiction en confrontation à la réalité socioculturelle de leur époque. Ces œuvres que sont, entre autres, La Celestina de F. de Rojas, La Lozana andaluza de F. Delicado et le Quijote de Cervantès dévoilent égale- ment les mécanismes de discrimination et l'effet des croyances liées aux valeurs que se donne la société dans l'affirmation de son identité politique et culturelle. Il s'agit d'une affirmation qui tend à effacer toute reconnais- sance d'une différence. Cet aspect déterminant éclaire l'intérêt que J. Goytisolo ne cessera de porter sur ces textes qui ont fait l'objet, durant le XIX e siècle et la première moitié du XX e , de détournements et de certaines formes de censure de la part des défenseurs du discours nationaliste (comme l'historiographe Menéndez Pelayo) et des intellectuels de la génération de 1898 (Unamuno, Ganivet, etc…). Ce discours, prépondérant sous le franquisme, ne peut être séparé des conceptions essentialistes appliquées à la langue et à un passé appréhendé comme mythique. A partir de Don Julián (1970), Goytisolo engage alors ce

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Poétique et conception du sensdans l'œuvre de Juan Goytisolo

par

Yannick Llored

PrésentationL'une des singularités de la pratique d'écriture de J. Goytisolo réside dansle fait de recréer, en rapport à leur historicité, la composition de textesdisparus ou écartés des canons esthétiques officiels. C'est pourquoi dès lafin des années 1960, l'écrivain forge une « tradition de la dissidence » quilui permet d'inscrire sa création dans la continuité d'un héritage littéraireconsidéré comme une source inépuisable de modernité. Cette démarche setraduit d'abord par la publication d'essais1 au sein desquels se trouveréhabilitée la force critique de grandes œuvres qui rénovent les codes dereprésentation, redéfinissent les critères poétiques et repoussent ainsi leslimites de la fiction en confrontation à la réalité socioculturelle de leurépoque. Ces œuvres que sont, entre autres, La Celestina de F. de Rojas, LaLozana andaluza de F. Delicado et le Quijote de Cervantès dévoilent égale-ment les mécanismes de discrimination et l'effet des croyances liées auxvaleurs que se donne la société dans l'affirmation de son identité politiqueet culturelle. Il s'agit d'une affirmation qui tend à effacer toute reconnais-sance d'une différence. Cet aspect déterminant éclaire l'intérêt que J.Goytisolo ne cessera de porter sur ces textes qui ont fait l'objet, durant leXIXe siècle et la première moitié du XXe, de détournements et de certainesformes de censure de la part des défenseurs du discours nationaliste(comme l'historiographe Menéndez Pelayo) et des intellectuels de lagénération de 1898 (Unamuno, Ganivet, etc…).

Ce discours, prépondérant sous le franquisme, ne peut être séparé desconceptions essentialistes appliquées à la langue et à un passé appréhendécomme mythique. A partir de Don Julián (1970), Goytisolo engage alors ce

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qu'il appelle une période de « destruction créatrice » qui pulvérise l'en-semble des symboles, des représentations et des normes rattachés à unelangue castillane manifestant les principes éternels de l'« Espagne sacrée ».Cet objectif de subversion intègre, sur le plan de la textualité, les apportsdes théories2 formalistes et structuralistes qui exercèrent une influencedans les œuvres de la trilogie Mendiola, en particulier dans Juan sin Tierra(1977). Ces œuvres correspondent à la volonté de l'auteur de conquérir unnouvel espace expressif fondé sur un langage qui fait rupture, en profanantles vues substantialistes et la rhétorique des discours dominants.

Par la suite, la publication de Makbara en 1980 marque un tournant carla pensée de Juan Goytisolo acquiert une dimension plus intellectualiséesur les moyens poétologiques déployés dans sa création. Cette dernière viseà accroître la force d'invention de nouvelles formes littéraires, dont lateneur interprétative pose des questions quant aux conditions de produc-tion de l'acte d'écriture ainsi qu'à la potentialité critique de ses modalitésde signification. Ce processus réflexif 3 s'établit, entre autres, par la reprisedes matériaux d'une tradition située dans un rapport d'appartenance. Lamodernité mise en avant par le texte goytisolien prolonge constamment laportée de cette appartenance, en l'unissant à l'exploration d'un retour auxorigines qui puise ses fondements esthético-philosophiques dans la penséede Walter Benjamin. A cet égard, comme le remarque Stéphane Mosèsdans son étude sur Benjamin : « … l'origine intervient dans le tempscomme recommencement permanent, comme rupture nouvelle du deve-nir. Se posant comme présent, elle fonde, de part et d'autre de cette rup-ture, son propre passé et son propre futur. Le moment historique ainsidécoupé dans le tissu du temps implique une visée vers sa propre pré-histoire et une visée vers son propre avenir, c'est-à-dire un projet restaura-tif et un projet utopique. L'ensemble de ces trois aspects temporels consti-tue une totalité, une unité fermée sur elle-même : structure synchroniquequi comprend en elle-même sa propre diachronie, substance immobileayant absorbé sa propre histoire » (Mosès, 1986, pp. 809-826, voir p. 817).

On examinera ici de quelles manières le retour aux origines explicite lanotion de totalité qui ressort de l'horizon transcendant où s'élabore l'élande dépassement conçu par la poétique de l'auteur. Il convient alors dedémontrer, dans un premier temps, la façon dont s'opère l'actualisationd'une tradition repensée à partir des enjeux face aux processus historiques,aux discours et au monde que soulève le texte goytisolien dans sarecherche de modernité. Nos propos s'appuieront sur les trois œuvres dela période 1980-1993 les plus axées sur la société occidentale, c'est-à-diresur Makbara (1980), Paisajes después de la batalla (1982) et La saga de losMarx (1993). Auparavant, il nous paraît utile de situer ces textes dans lecadre de cette période de conversion relative, en vue d'en dégager lesgrandes lignes thématiques ainsi que la cohérence du projet.

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Makbara, la première, se présente comme un roman mudéjar imprégnéde prose poétique et d'oralité. Cette œuvre revisite le Libro de buen amorde Juan Ruiz (XIVe siècle) qui résulte de l'intrication des traditions gréco-latine et hispano-musulmane en assimilant différents niveaux culturels(populaire, savant, religieux et goliardique). La seconde, Paisajes después dela batalla renoue, par le biais du Bouvard et Pécuchet de G. Flaubert, avec lalittérature européenne pour poursuivre les voies ouvertes par l'héritagecervantin à l'intérieur de celle-ci (voir à ce propos Goytisolo, 2000, pp. 6-46). Las virtudes del pájaro solitario (1988) constitue la tentative réussie dela recréation4 d'un traité disparu de Saint Jean de la Croix (Las propiedadesdel pájaro solitario). Ce manuscrit du mystique espagnol de la Renaissancefut très probablement détruit par le poète lui-même, par peur desreprésailles des frères de son Ordre des carmes déchaux. La Cuarentena(1991) réalise une continuation littéraire et culturelle de la grande périodedes traductions alphonsines5 entreprises à Tolède au XIIIe siècle. Ce romand'outre-tombe, où prévalent les Illuminations de la Mecque d'Ibn`Arabî etla Divine Comédie de Dante, dialogue avec l'héritage culturel arabo-islamique, présent tout au long du Moyen-Age dans l'Occident médiéval.Là aussi, J. Goytisolo entreprend la réécriture d'une œuvre qui n'existeplus puisque la version castillane, réalisée par Abraham de Tolède, du Livrede l'Echelle – lequel relate la légende eschatologique de l'ascension célestedu prophète Muhammad près de Dieu – n'est pas parvenue jusqu'à nous.Seule la version latine, établie par Bonaventure de Sienne6, a survécu.Aucun manuscrit en castillan n'a pu être conservé, même si les documentsofficiels ainsi que certains textes polémiques de l'époque attestentl'existence de cette version dans les années 1260.

La troisième enfin, La saga de los Marx, située dans le sillage de la cri-tique des idéologies qui caractérise Paisajes, met à l'épreuve de l'Histoirecontemporaine la pensée philosophique et politique de K. Marx. Ce texterenverse l'emprise de l'image et les modes de production industrielleappliqués aux objets culturels (romans à succès, films, etc…). Il s'agit là demodes dont les mécanismes d'élaboration déterminent les pratiques desociabilité entre individus, tout en réduisant la meilleure compréhensionde l'évolution socio-historique du monde contemporain que doiventpermettre l'art et la pensée. Ainsi, J. Goytisolo compose un texte importantqui s'affronte à la figure de Marx dans toute sa complexité. L'objectif estalors de questionner la fonction et le rôle de la littérature aujourd'hui, ense positionnant à contre-courant des opinions répandues sur la fin del'Histoire à la suite de l'effondrement du « socialisme réel » dans les paysde l'ancien bloc soviétique.

Chacun de ces romans est aussi marqué indirectement par l'actualité quiest souvent à l'initiative du projet d'un nouveau texte. Cette préoccupations'avère indissociable de la place accordée à l'engagement. Elle sous-tend

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par conséquent la problématique sur la façon dont la littérature peut poserdes questions au cours de l'Histoire pour relever les enjeux auxquels toutesociété, dans ses rapports conflictuels au passé, ne cesse d'être confrontée.

De fait, J. Goytisolo a conduit sa pratique d'écriture à un point extrêmed'autonomie, là où elle doit nécessairement répondre à une réflexioncritique sur l'activité littéraire quelle qu'elle fût. Ce projet ne pouvaitaboutir que par un travail sans relâche sur l'élaboration poétique qui necesse de signifier la clôture d'une différence. Car c'est en remontant enamont dans la tradition que l'auteur se donne les moyens de défendre unemémoire mal tolérée, voire récusée, et de renforcer les règles d'intelligibi-lité de ses textes.

L'oralité en concordance avec l'écritL'oralité a une fonction centrale dans Makbara puisque l'ensemble de lanarration est issu de la voix du « halaiquí nesrani », à savoir du conteurchrétien qu'est le narrateur. Cet artifice contribue à ce que celui-ci, en-touré de son public sur la Place de Marrakech, donne vie à toutes lesvariations énonciatives, spatiales et temporelles du récit. La trame est de lasorte traversée par l'impossible union entre le travesti Ange et son aimé, leparia maghrébin. Ceux-ci exposent toutes les figures de la quête, de laséparation et du désir, face à l'opprobre unanime porté sur eux.

Sur le plan esthétique, les éléments de composition restent unis auréarrangement des matériaux provenant d'un fonds culturel commun etau processus de resémantisation. A l'intérieur de celui-ci prend forme dansla textualité l'affrontement le plus proche – terme contre terme – desdiscours et des réseaux sémantiques. Ces derniers concentrent l'étenduedes visées de la reprise ainsi que ses contours critiques. Cette prioritéaccordée à la réfection esthétique et linguistique déclenche un mécanismede mise en relation signifiante, qui a pour tâche de rassembler l'ensembledes virtualités qu'explore la nécessaire sédimentation. De la sorte, lesrépétitions rémanentes du style oral additif, qui désignent les attributsphysiques et vestimentaires du paria (cf. la première partie intitulée Delmás acá venido (Goytisolo, 1995, pp. 15-24)), déclenchent une systéma-tique de la confrontation entre deux mondes opposés. La violence de laséparation, liée au niveau syntaxique à la parataxe et à une structure chias-matique, s'élabore sous le contrôle de la figure du double inhérente auxattributs qui donnent à voir le paria :

pantalones harapientos, de urdimbre gastada e improvisados tragaluces a laaltura de las rodillas : abrigo de espantapájaros con solapas alzadas sobre unadoble ausencia : yo mismo : imagen venida del más acá [...] metáfora perdidaentre los signos algebraicos de una ecuación... (Goytisolo, 1995, pp. 17 et 19)

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Les formules orales contribuent à créer une nouvelle syntaxe capable des'écarter des figures de style traditionnelles. Ce recours à l'oralité parvientà se confronter à l'héritage rhétorique officiel, afin d'étendre la forcecréatrice de l'écrit. C'est ainsi que l'oralité atteint une double visée. D'unepart, il s'agit d'ancrer la composition au sein du versant licencieux de laculture médiévale (en relation à l'œuvre de J. Ruiz et à celle d'Abélard,notamment) auquel se rattache ce nouvel ars amatoria, et, d'autre part, dedéconstruire le rapport à la langue pour renverser son principe moral.Celui-ci fut élevé au premier rang par les Pères de l'Eglise en renouvelantles conceptions des rhétoriciens romains (Cicéron, Quintilien, etc…) ; ilsera largement poursuivi à l'âge classique. Rappelons que les figures destyle dans la tradition rhétorique (voir à cet égard Meyer, pp. 89-93) ontété le plus souvent comparées à une forme de voile, d'ornement ou devêtement dont se pare le langage pour faire preuve de décence et de grâceen vue de découvrir, inspiré par la foi, le sens moral de l'Ecriture.

Il n'est d'ailleurs aucunement fortuit que la première séquence débute parune assertion modifiée allusive au premier verset de l'Evangile selon SaintJean (« al principio fue el grito / au commencement était le cri… », p. 15).Celle-ci transmute le code des valeurs symboliques et la légitimation descroyances puisque l'acte de naissance du cri provoqué par la présence duparia se substitue au symbolisme du Verbe divin, c'est-à-dire à l'allégorèseontologique produisant l'unicité : Verbe – Parole – Dieu. Signe etinterprétation s'exposent, donc, comme indissociables dans la textualité. Sibien que les attributs de la figure du paria acquièrent les potentialités d'uneauthentique matière verbale et esthétique. Ils permettent d'évaluer la teneurdes écarts et des ruptures aussi bien avec le langage littéraire convenuqu'avec ses figures de style sacralisées, comme la métaphore. Cette dernièrea souvent été projetée, par de nombreux commentateurs7, sur la mise enœuvre de l'oralité dans la poétique goytisolienne8. Or, la figuremonstrueuse du paria-émigré constitue dans ce premier chapitre le pointde convergence d'une négativité qui bloque le passage au processus demétaphorisation. Dans la mesure où la chose dite est toujours subordonnéeà son contraire le plus exact, qui la fixe dans les cadres discursifs etreprésentationnels d'une réalité autre et antithétique. C'est la raison pourlaquelle le vide, l'absence et l'aversion que provoque l'émigré aux yeux despassants parisiens correspondent également à la manière dont celui-ciperçoit leur univers à eux (cf. pp. 22-23). L'impact de l'opposition de cesdeux mondes séparés établit un procédé d'idéologisation entre Orient etOccident. En fonction du renversement permanent de la logiqued'énonciation des discours ordinaires de la société occidentale se trouvealors érigée une nouvelle syntaxe. Les modalités de construction d'unelangue sont défaites, par le rejet précisément des valeurs qu'elle fédèrequant aux rapports à l'autre, au monde et à l'héritage culturel.

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C'est sur cette voie que le texte goytisolien rejoint certaines caractéris-tiques majeures de la poétique des œuvres satiriques antisociales, paro-diques et burlesques, qui furent composées pour la plupart au cours desXV-XVIe siècles en Espagne par des auteurs juifs convertis, comme parexemple Juan del Encina (voir en particulier ses Disparates).

Dans Makbara, l'oralité renforce son pouvoir de sémantisation en vue derépondre à des intentions et à des formes secondes. Elle n'est pas qu'unsimple mécanisme de signification afférent à la nature polymorphique dela prose, mais bien plutôt une véritable matière poétique. Celle-ci estconçue comme un domaine d'élaboration réflexif et critique, qui donnesens à la teneur des distances (socioculturelles) et des redéfinitions(syntaxico-sémantiques) accentuées par l'acte d'écriture.

Ainsi appréhendée, la logique de l'opposition est en mesure de mettreface à face des réseaux sémantiques antinomiques, ceux résultant dulangage disloqué du paria – lequel renverse l'ordre logico-grammatical – etceux des discours sociaux normalisés. Ces discours sont associés auxformules utilisées par les propos publicitaires, journalistiques et politiques.Ils façonnent une oralité secondaire qui module, au sein de la textualité, lesrègles de l'opposition et celles à l'œuvre dans la manière de penser lanomination du sujet. Celle-ci intervient à différents niveaux de la matièretraitée pour déterminer l'élaboration des rapports entre groupe-prédicat etgroupe-sujet. C'est ainsi que dans le chapitre intitulé Radio Liberty, ondiscerne les ressorts d'une tautologie pervertie :

... armonía completa entre naturaleza e industria : conformidad de las leyesevolutivas del homo sapiens con las normas productivas del centro planifi-cador… para llegar a ser plenamente usted mismo recurra a nuestros servi-cios ! : nosotros localizaremos inmediatamente su punto diferencial... recuér-delo : confiar el poder de decisión en nuestras manos será siempre la formamás segura de decidir por usted mismo... (Goytisolo, 1995, pp. 130-132)

La parodie s'allie ici à un procédé d'objectivation à partir duquel est pro-blématisée la réfection. Le texte goytisolien se dote alors des moyens dereformuler et de déconstruire, à travers la matérialité d'une énonciationreprésentée, la nouvelle théorie d'un sujet se voyant dépossédé de sonhumanité et, donc, des attributs qui lui permettent de se dire homme.Cette nouvelle théorie du sujet, exhortée par les discours idéologiques,oblige l'auteur à redéfinir de l'intérieur les fonctions linguistiques ainsi quele modus significandi de son langage. La nouvelle hominisation proclaméepar la fausse rationalité des discours dominants se retourne en ce senscontre elle-même.

Pour ce faire, le procédé de l'inversion doit remonter en amont le coursdu développement reconstructible de l'homme, afin de fabriquer un « su-jet »9 qui n'ait plus besoin de marcher, de parler, ni d'être libre de ses actes.

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Dans ce chapitre, J. Goytisolo semble reprendre certains éléments im-portants de la pensée philosophique de Pierre Abélard10 qui affirmait, auXIIe siècle, que l'état d'homme est le fondement de la prédicabilité du nomhomme par rapport à un sujet. Par conséquent, dans Radio Liberty lesattributs de ce fondement sont annulés parce qu'ils arrachent de l'individuce qu'il y a d'homme en lui. La négation collective de l'individualité del'homme dénature le discours et empêche ainsi de le nommer, à savoir dele désigner comme individu appartenant à l'espèce humaine.

La parodie du discours publicitaire et idéologique, ainsi que celle deleurs normes sociales, contribue à ce que le langage réflexif goytisolienénonce l'avènement d'une nouvelle humanité sans hommes. La décons-truction des fondements philosophiques et, à un autre niveau, celle de lalogique rhétorico-formelle, productrice du sens reliant le groupe-prédicatau groupe-sujet, nous rappelle les propos suivants d'Abélard : « Il pourraitarriver que l'intellection du nom homme soit vaine, s'il se trouvait qu'iln'en existe plus aucun » (Abélard, p. 61).

L'analyse du processus de réfection donne la possibilité de mettre enlumière la non-identité constitutive de la figure du paria et la sorte d'anti-identité, sans véritable sujet ni individu, promulguée par l'avènement decette nouvelle humanité. Si la première figure composite donne sens àl'étendue des formes verbales et esthétiques, où convergent toutes lesmodalités de la différence, Radio Liberty, à l'opposé, dresse le portrait d'unsujet dont l'ensemble des composantes a été annulé. A la recherche desracines de l'oralité correspond le renversement des discours conduisantl'homme au néant. La maîtrise du procédé de l'opposition régit le travailde création sur le traitement de la matière : retour contre retour s'accordealors parfaitement. L'un se veut libérateur et transcendant, et se fondeainsi sur la déconstruction de l'autre pour puiser à l'intérieur de la con-frontation la force de dépassement de son élan radical.

On élucide ainsi les lois de composition qui thématisent le concept desujet. En effet, ce dernier se situe au centre de la critique des mécanismesd'énonciation utilisés par le discours supposé scientifique (cf. Hipótesissobre un avernícola), mais aussi de celle contribuant à la parodie de lafécondation in vitro (cf. Sightseeing-tour) ou bien encore de celle desdogmes du Parti. Ces derniers suppriment l'Histoire et la notion même defutur (cf. Noticias del más allá). Le lecteur découvre les différents degrésqui explorent, de palier en palier, l'ensemble des combinaisons et desagencements possibles d'un processus précis d'opposition. Celui-ci montretoute son amplitude puisqu'il est capable de se refermer sur les mots –dans une sorte de corps à corps – pour mieux s'ouvrir et embrasser latotalité de l'espace textuel, en sondant la portée de la matière poétique. Etceci, dans la mesure où, au pôle inverse, c'est l'union toujours recommen-

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cée d'Ange et du paria qui est appréhendée comme la figure totalisanted'une quête infinie d'ouverture à soi et au monde.

Dans la poétique goytisolienne l'opposition, inhérente à l'unicité desrattachements, crée une nouvelle figure de style aux implications toujoursspécifiques : c'est la contradiction. La contradiction exploite ses propriétésen régulant un mouvement de bascule, qui porte jusqu'à une tensionextrême la réélaboration des plus minimes particules signifiantes issues dela transformation des discours opposés. Plus les opposés sont proches etréciproquement refaits du dedans, et plus la matière poétique peut s'ouvrirsur elle-même en configurant le processus qui a permis de condenser unesédimentation rendue visible. Cette sédimentation a pour objectif demultiplier les niveaux de lecture et de pourvoir continuellement au mou-vement de sémantisation des différents plans de signification. Pour nousen assurer, on doit remarquer comment la langue idiomatique goytiso-lienne module les conceptions salvatrices du discours idéologique à l'intér-ieur de celles de la croyance religieuse, pour finalement énoncer la finitudeà laquelle est subordonnée toute existence. C'est Ange qui s'exprime ici,tombée à nouveau aux mains des dirigeants du Parti :

... mezclarte con las militantes de alguna brigada de choque cubiertas demedallas, escuchar sus fiambres discursos sobre este éden radiante y verificaruna vez más que tu salida de él es impensable porque no vives el presente sinoel futuro y, a menos de recobrar la mortalidad, al futuro, desdichadamente, nohay quien escape ... (p. 191, c'est nous qui soulignons)

Le futur éternel et supra-humain des croyances pénètre dans le système denégativité agencé par l'entrecroisement des parcours interprétatifs. C'estpourquoi la réflexivité du langage contredit ce futur-là, afin que ce mêmeterme dans son réemploi (« al futuro… no hay quien escape ») renfermeun sens contraire. Ce sens désigne une temporalité radicalement diffé-rente, où prime la contingence et une course irrépressible vers le néant.

Dans l'œuvre de J. Goytisolo, on ne peut saisir le sens fixé dans la lettresans clarifier le statut essentiel de l'opposition qui autonomise les formesdu dire. Cette opposition rend possible un dialogue continu du sujetd'écriture avec les ressources disposées dans le langage. Elle redéfinit dudedans la signification des matériaux repris pour mener à l'actualisationprécise du passage au sens. Notons, par ailleurs, que l'auteur a défini sonécriture comme une résistance du mot. Aussi précise-t-il dans un de sesessais : « Les mots ne sont pas les noms transparents des choses, ils formentune entité autonome, régie par ses propres lois : la relation entre littératureet ‘réalité’ existe, mais elle n'a pas, comme on peut le croire, le caractèresimpliste d'une transposition mécanique que de nombreux lecteurs etcritiques s'imaginent alors que la fonction essentielle de l'auteur consistepeut-être à faire sortir le langage de sa transparence illusoire » (J.Goytisolo, 2001, p. 205).

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Au dernier chapitre de Makbara, Lectura del espacio en Xemaá-El-Fná,l'oralité permet le déchiffrement de la structure syntaxique et textuelle quipréside à la composition du roman, en vue de s'ouvrir progressivement surun horizon transcendant. La voix narrative fait ici regarder le langage etparler le regard, afin d'accentuer la plasticité rythmique de la matièrepoétique. Celle-ci redouble les flux, les mouvements et les codes quesuscitent la multiplicité des perceptions, les déplacements de la foule,l'imagination des conteurs et l'expression des corps. Au sein de cette Placecomparée au « lienzo de Penélope tejido, destejido día y noche » (p. 214),le langage poétique recompose dans les limites spatio-textuelles de laPlace/page toutes les mobilités virtuelles de la quête. La quête d'une figure,d'un signe et d'un corps qui se dirigent vers d'autres signes, corps et fi-gures.

L'afflux du magma d'objets et de perceptions qui habitent la Place,s'enlace à l'énumération chaotique qui ne cesse de reconduire le mouve-ment de la création ; celui déclenché par l'observation en acte de l'élabora-tion poétique mais aussi, à un stade méditatif, celui du Monde-univers. Dela sorte, on saisit précisément la signification de l'ensemble des élémentsliés à la matière en elle-même, à ses formes, à son ossature et densité : « …mar ocre, de superficie rugosa, ondeada : marejada que riza las crestas delas dunas... oquedad circular, vacío sonoro ... negrura... » (pp. 201-202). Laprofondeur de l'appréhension de la texture liée à la matière (linguistique,corporelle et acoustique) s'unit au mouvement de la compositionprosodique pour lui donner les mesures de ses tonalités polymorphiques.Les formes de la complexion des corps, leurs mouvements à la recherched'autres corps et l'unicité de la possession peuvent reproduire les mouve-ments cycliques continus que subissent les dunes, par l'action du vent, ouceux des flux sanguins, poussées par le désir. En examinant le mouvementinterne de spatialisation élaboré par le sujet d'écriture, à travers l'enchaîne-ment sémantique axé sur le schème de la création du texte, de la Place etdu Monde-univers, il n'est pas fortuit que le procédé d'idéologisation entreOrient et Occident soit représenté ici par la séparation de deux univers. Lenarrateur utilise donc la comparaison stellaire (cf. p. 204) pour dénoncerl'évolution culturelle des sociétés occidentales qui se sont écartées de leursracines orales. Au moyen de la connaissance révélée par le savoiresthétique, la textualité concentre un stade méditatif qui creuse tout ce quia été intégré, dans le but de signifier l'accès à un horizon originel. Celui-cidemeure en rapport avec la thématisation de la quête du sujet mais aussi,sur un plan contigu, avec une forme d'essentialisation montrant ce qu'esten elle-même l'expérience de l'élaboration poétique.

Au terme de ce chapitre de Makbara, la méditation métaphysique per-met d'énoncer la condition originelle des individus et celle de leur universphysico-cosmique. Cette condition se signifie et se trouve, à son tour,

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figurée par la contemplation : « espacio vacío : negrura, oquedad, silencionocturno de la página todavía en blanco » (p. 217). Ce trou noir galactiqueen lequel se transforme la Place / page à travers son retour à une forme denéant originel, constitue la condition de la pleine intégration physique,esthétique et métaphysique de l'univers de la Place à l'intérieur de celui dela création poétique.

Cette fin est un retour à l'origine et à l'oralité – laquelle prolongera letexte dans le devenir –, mais aussi la captation d'une naissance de l'écriturequi reste toujours à redécouvrir. Précisons qu'à ce stade le systèmed'opposition analysé ci-dessus est aboli ; il est emporté par un autre ordrede réalité où la matière poétique est conçue comme ‘révélante’. Cetteperspective donne lieu à ce que la fonction essentielle de matrice originellequ'a la Place manifeste un phénomène d'ontologisation où fusionnedifférents degrés d'être11. C'est le cimetière-ville du Caire qui incarnera,selon d'autres modalités, cette même fonction à la fin de Paisajes poursceller l'identification du sujet d'énonciation à l'écrit.

La distorsion des discours dans le miroir de la copieL'hécatombe produite par l'arrivée massive de multiples communautésémigrées dans le quartier parisien du Sentier, bouleverse dans Paisajes tousles repères des autochtones. Les effets de cette catastrophe, qui réjouitl'atrabilaire narrateur-protagoniste, instaure le chaos au sein de l'espaceurbain et textuel. Dès lors, le nom du journal du Parti communiste,L'Humanité, se trouve complètement modifié (Goytisolo, 1998, p. 19).L'enseigne lumineuse du siège du quotidien arbore dorénavant le nomd'Al-Insaniya, c'est-à-dire la traduction arabe de son nom d'origine. Lesconsonances vocaliques du mot arabe, si représentatif de la civilisation,sont à relier au terme espagnol « insania » et au français « insanité ». Cestermes désignent dans les deux langues néolatines une forme de folieridicule qui est ici celle du narrateur-protagoniste. En outre, les 77 sé-quences (ou intra-récits) qui composent ce roman se rapportent aux 77voiles occultant la Divinité dans la tradition mystique soufie. Ce typed'analogie, délibérément dérisoire, connote l'enchevêtrement des réseauxde signification qui orientent les visées de transformation du signe lin-guistique mais aussi les distorsions des discours à l'échelle du texte.

En fait, la pseudo-autobiographie grotesque que constitue égalementPaisajes ne peut être vraiment comprise qu'en relation avec la formule deGustave Flaubert, celle qui expose la priorité de « bien écrire le mé-diocre »12. Le médiocre ce n'est pas exactement la médiocrité en tant quetelle, mais plutôt le fait de montrer, par le travail d'écriture, la façon dontles discours de ce que l'on appelle le « sens commun » obéissent à desrègles de reproduction. Ces règles font de la réalité le miroir universel desclichés et du langage un instrument de celui-ci. C'est la raison pour la-

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quelle la copie occupe un rôle si décisif dans la textualité. En effet, c'est aumoyen de la systématicité de la citation alliée à la thématique de la copie –à savoir, comme le préconisait Flaubert, l'activité constante de recopier –que l'écriture échange ses propriétés et sa nature avec les discours sociauxdu « sens commun » (ceux des journaux, de la publicité, des organesidéologiques, des personnalités publiques, etc…). Le dérèglement subver-sif, et contre nature, des modes de pensée qui se moulent dans ces discoursdevient ici producteur de réel. L'écriture, qui prend pour objet le réel,adopte ce procédé pour déconstruire la logique des stéréotypes et desreprésentations hétéronomes.

A travers la constante d'un dédoublement devenu inexpugnable dans lafiction, la poétique goytisolienne prend ainsi forme pour percer les struc-tures mentales et l'ensemble des rôles sociaux qu'instituent les normesd'utilisation des discours. La réfection esthétique se fonde sur l'élaborationde véritables petits poèmes en prose qui sont avant tout satiriques. Lasatire, indissociable de l'art du trait accusé et de l'opposition parodique,peut s'appuyer sur le style rhétorique classique de certains madrigaux (cf.la séquence Atención, morenos, pp. 38-41), comme ceux du poète pétrar-quiste Gutierre de Cetina (XVIe siècle) ; ou bien sur le modèle rhétoriqueofficiel de la « doctrina de avisos de buen gobierno / doctrine des conseilspour bien gouverner ». Celle-ci fut utilisée, dans la littérature espagnole dusiècle d'Or, par Antonio de Guevara et reprise par Cervantès dans leQuijote, lors des recommandations qu'Alonso Quijano communique àSancho pour gouverner son île chimérique (II, chap. XLIII). Cettedoctrine, issue de la philosophie politique, est fondée sur une prose rhé-torique qui enchaîne une exhortation (on trouve souvent un verbe qui sertd'injonction) à une explication causale (en vue de respecter le bon enten-dement de la règle), accompagnée d'une terminaison bi-membre de lapériode. L'énonciation des recommandations que doit scrupuleusementsuivre le narrateur-protagoniste, afin de se fondre dans la foule urbaine,s'élabore syntaxiquement à partir de ce modèle conventionnel. En voici unexemple où le narrateur-protagoniste émet les règles qui doivent l'aider àocculter ses activités terroristes dans Paris :

Llevarás, si es necesario, una cartera de ejecutivo, no sólo útil para el trans-porte de propaganda sino también para facilitar la coartada de un trabajo depantalla que encubra tu verdadera función. (p. 251)

C'est également le procédé logico-formel du more geometrico, rattaché ausystème euclidien et au discours philosophique (B. Pascal, R. Descartes,etc…), qui dans Paisajes sert de mouvement de bascule. Celui-ci déploieles vecteurs du renversement, de l'opposition parodique et de la manipu-lation des discours. En ce sens, les schèmes régulateurs du more geometricosont réinvestis sémantiquement. Ils sont projetés contre les formules

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axiomatiques et les syllogismes qui modèlent l'énonciation des proposidéologiques ; d'où le titre de certains intra-récits comme Progresión geo-métrica (p. 237), última pirueta dialéctica (p. 264) et le dernier d'entre euxEl orden de los factores no altera el producto (p. 284). Par conséquent,l'immanence de l'écriture aux modalités d'utilisation de la langue, pro-duites par les discours sociaux et par certains genres littéraires codifiés, setrouve signifiée par l'immanence de l'écriture à l'écriture. Il s'agit là d'unemimèsis à l'envers qui résulte de l'enchaînement des citations inhérentes àla reprise.

Ainsi les conditions de la reprise sont de même celles de son déchiffre-ment puisque cette réécriture, matérialisée par la textualité, se donne àvoir comme la fable d'une unité brisée relative à la répétition continue. Lapoétique du texte goytisolien contribue alors à ce que, dans l'immanence,les règles du choix de l'ordre seront toujours précisément celles du chaos(cf. l'une des dernières séquences qui a pour titre justement Paisajes des-pués de la batalla, p. 275). C'est aussi la figure composite du narrateur-protagoniste qui peut être transformée de mille manières car elle devientune construction sociale, idéologique et, en dernière instance, esthétiqueà partir de laquelle se nouent les composantes du processus de réversibi-lité. Comment ne pas insister sur le fait que J. Goytisolo, dans la visée detotalité qu'il impulse à son roman, démontre la manière dont tout discourslégitimé repose sur la conception d'un rôle social qui s'inscrit en rapportétroit avec la réalité des pratiques collectives et des comportements. Cesderniers sont, en partie, préalablement définis par des catégories idéolo-giques grâce auxquelles se perpétuent des formes de croyance. Cela estinséparable de la signification ainsi que de la fonction des normes, desvaleurs et, en fin de compte, du type de sujet pré-constitué que les méca-nismes des discours sociaux ont pour tâche de déterminer.

La mise en acte du discours dans Paisajes conduit à boucler la boucle carla spirale est sans fin et la logique perverse, à l'instar des rôles joués parl'atrabilaire narrateur-personnage du Sentier. Rappelons que dans Bouvardet Pécuchet la construction du roman enchaîne un thème à l'autre, et celui-ci à un troisième et ainsi de suite, sur le mode « la musique adoucissant lesmœurs, Pécuchet imagina d'apprendre le solfège », dans le but dequestionner l'ensemble des lieux communs et tous les ordres du savoir.Dans le texte goytisolien ce sont les discours sociaux et les genres littéraires(épistolaire, autobiographique, policier, essai, etc…), reproduisant chacunà leur manière un sujet-type, qui s'enchaînent et se réfléchissent tout aulong de l'espace textuel.

En suivant cet angle d'attaque performatif, l'ensemble des rôles sociale-ment construits à partir de logiques complexes (médiatiques, artistiques etpolitiques) peut alors être retourné. C'est en ce sens que la voix narrativeutilise le sarcasme pour ridiculiser le portrait de l'intellectuel engagé et

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celui de l'éditeur à succès, mais aussi de l'écrivain fasciné par Paris etmême la figure de l'artiste romantique où fusionnent et ne font qu'un lavie et la création. Cette figure au fort capital symbolique, J. Goytisolo larevendique lui-même ; elle fut fondée par Charles Baudelaire dans lechamp littéraire de la fin du XIXe siècle à Paris. De nouveau, chez J.Goytisolo sa lecture conjointe de Flaubert et de Baudelaire passe, entreautres, par les écrits de W. Benjamin.

En effet, dans son ouvrage sur Baudelaire, Benjamin analyse la déperdi-tion des facultés de représentation qu'implique chez les lecteurs de la findu XIXe siècle un discours journalistique écartant l'individu du domainede l'expérience. L'auteur relève qu' « à la différence de l'information, lerécit ne se soucie pas de transmettre le pur en-soi de l'événement, ill'incorpore dans la vie même de celui qui raconte, pour le communiquer,comme sa propre expérience, à celui qui écoute. Ainsi le narrateur y laissesa trace, comme la main du potier sur le vase d'argile » (W. Benjamin,1979, p. 154). Cette réflexion est à la base de la réélaboration des discourset des articles de presse où s'inscrivent différents rôles sociaux. C'est enoutre la parodie de ces rôles qui rend possible l'usurpation constante desvoix dans la narration, en exposant les masques qui défilent sur la figuredu narrateur-protagoniste.

La pratique d'écriture crée en fait une problématique, qui donne lapossibilité à l'auteur de repenser une matière verbale et esthétique situéeen rapport au monde déchiffré par la fiction. Cette matière se trouverefaite à chacun de ses niveaux, questionnée en fonction de ses liens auprocessus d'actualisation et re-signifiée selon ses visées de médiation,quant à la tradition littéraire, au champ socioculturel et à sa conception del'art. Dans Paisajes, le principe de relativité lié aux déplacements constantsde transferts parodiques, entre la composition, par exemple, de l'identitédu narrateur-protagoniste et le portrait social de l'auteur, ne peut êtredissocié de l'importance accordée à la réflexivité. Celle-ci se rapportel'ensemble des moyens d'une différenciation. Elle mime ainsi toutes leslogiques d'énonciation inhérentes aux postures publiques et à la supposéevérité des représentations, pour mieux s'affranchir de leurs normes.

La fiction discerne alors son pouvoir de confrontation au réel, en vued'en faire ressortir ses propres règles d'entendement et, donc, ce que l'onpeut appeler le faire sens de ce qui est dit. C'est là l'un des fondements del'autonomie recherchée par cette création littéraire. Par ailleurs, les théma-tisations que constituent la copie et le dédoublement résultent des condi-tions de l'affrontement entre l'idéologie et l'utopie. Ce n'est qu'à un secondstade, une fois que l'éclatement des composantes du texte sera effectif avecla figure d'un narrateur-protagoniste volant en éclats, que le sujetd'écriture rejoindra enfin son espace à lui. Il s'identifie ainsi à l'écrit grâceà son immersion dans une autre temporalité au cimetière-ville du Caire :

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reír reírte de ellos : escribir escribirme :tú yo mi texto el libroyo : el escritoryo : lo escritolección sobre cosas territorios e Historiafábula sin ninguna moralidadsimple geografía del exilio (p. 283)

Si l'on veut saisir le sens de cette expansion délivrante où le « yo » – à lamanière du Libro de buen amor de Juan Ruiz13 – inclut toutes les instancesd'énonciation, on notera que la dimension « sarcastiquement révolution-naire » du roman a aussi pour objectif de redéfinir les interactions entrel'esthétique et le politique. Certes, il ne s'agit pas pour l'auteur de soutenirla validité réelle du rapport entre ces deux domaines, mais plutôt de rendreinéluctable leur réciprocité dans la pratique d'écriture. Cette dernières'attache, au moyen du dédoublement et de la copie, à introduire tous lesrecours possibles pouvant percer la doxa du système social, politique etculturel. Le discours narratif est alors toujours articulé par un contre-discours fondé sur un renversement qui expose une sorte d' authenticité dufaux. L'intensification des assises dialogiques de la textualité vise àdémontrer la façon dont toute proposition d'ordre collectif et idéologiquecontient en elle-même les termes de sa propre contradiction. Le rapport àl'Histoire conçue comme matière qui sert à l'enracinement des mythes,ainsi que comme retour du ‘toujours pareil’, s'allie à la fantasmagorie de laréalité. Cette fantasmagorie se réalise par le retournement du conceptd'idéologie de K. Marx et de celui des notions de valeur d'usage etd'échange.

Le traitement sarcastique de ces éléments tend à établir le fait que larationalité des discours est d'autant plus légitimée qu'elle ne fait querenfermer une justification des croyances qui donnent sa cohésion à lasociété. Dès lors, les pratiques amorales du copiste qu'est le narrateur-protagoniste, sa défense outrancière des minorités étrangères et, à un autreniveau, l'élaboration d'un langage qui montre constamment la caricature àpartir de laquelle il prend signification, possèdent pour objectif de mieuxrévéler les bases refoulées sur lesquelles se fondent les discours communs.Ceux-ci exposent leurs lois et exercent leurs prérogatives en relation avecune réalité qui leur échappe. De cette façon, l'opposition parodique consisteà évaluer les ressemblances les plus choquantes et à la fois les plus dérisoiresqui font le lien entre le code des mesures qu'institue l'idéologie, en relationaux structures mentales, aux rapports au passé14 ainsi qu'à l'ensemble de lavie sociale, et la démesure d'une pratique du grotesque renversant lesrapports que chacun mène avec ce qui peut lui sembler de plus naturel dansla réalité. En suivant cette stratégie qui ne laisse rien sur pied, la catastropheinhérente au désir de désordre et de chaos dresse elle-même au pôle inverse

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une nouvelle forme d'harmonie. Grâce à celle-ci le sujet d'écriture se trouvedélivrée des structures sociales et discursives, en supplantant la notiond'identité par celle d'anomalie. Paisajes étaye ainsi sa conception de l'utopiequi débouche forcément sur une autre forme de reconnaissance à rebours.Cette reconnaissance fait du sujet « faussement » autobiographique15 unsujet textuel, qui recoupe l'ensemble des composantes productrices du sensde cette autre figure de lui-même que devient l'écrit.

Le retour aux sources ou les conditions d'une forme de libérationDans La saga de los Marx le narrateur-protagoniste est chargé par sonéditeur d'écrire une biographie sur la famille du philosophe révolution-naire. On lui enjoint de respecter les conventions de ce genre prisé par lepublic, pour espérer voir un jour son ouvrage adapté à l'écran. Mais lesanachronismes délibérés et l'imbrication de la fiction dans le présent del'écriture propulsent les Marx dans l'actualité. Dans ce cas, le texte ne serani une biographie bien faite ni un roman historique. Il prend significationen opposition à toutes les recommandations qui sont conçues comme desmodèles de contrefaçons, autrement plus vraies. Cet « irónico pendantliterario a El Capital marxiano » (Goytisolo, 1993, p. 172) n'entreprend pasune désagrégation des discours, mais un mode d'interprétation critique dela pensée et de la figure de Marx dans ses contradictions et ses paradoxes.La facture du texte ajuste les angles d'une perspective analytique, quiinterroge l'évolution des processus historiques par rapport à une recherchede nouvelles formes esthétiques.

Au niveau structurel, la continuité du discontinu qui démultiplie lespoints de vue, au moyen de la fragmentation et des entrelacs séquentiels,met en regard différents régimes de production textuelle. Ceux-ci laissenttransparaître la visée des logiques sociales, politiques et artistiques qui lesorganisent de l'intérieur. C'est pourquoi s'opère un système de détourne-ment des recours visuels et techniques utilisés par le feuilleton télévisé, laBaronne rouge, qui relate de façon romancée les péripéties des Marx. Cedétournement complexe a pour objectif, en dernière instance, de récupérerla vérité de la voix intérieure de chacun des membres de cette famille.Aussi en parallèle au tournage du téléfilm, le narrateur pénètre-t-il àl'intérieur du décor de la chambre d'Eleanor Marx (surnommée Tussy), iladopte la position de spectateur en lisant un passage de sa correspondancesur un écran situé dans la pièce ; la séquence se referme, comme un cercle,sur l'énoncé d'une mort :

... la Tussy que en la planta baja de Modena Villas juega con sus amigas a laluz de los proyectores durante el rodaje de la Baronne rouge por un equipocomunitario, se suicidó con ácido prúsico el 31 de marzo de 1898 a la edad decuarenta y tres años. (Goytisolo, 1993, p. 170)

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L'antagonisme identifiable tout au long du chapitre entre les mécanismesde représentation du téléfilm et leurs déviations réfractées, laisse place icià l'avènement d'une autre temporalité. Celle-ci repousse l'opacité de laréalité exposée par la production filmique, afin d'en faire jaillir une nuditéqui se trouve écartée de toute médiation superfétatoire. La nudité de lavoix procède de la nouvelle spatialisation des matériaux re-disposés ainsique du mouvement de réflexion qui les configure de l'intérieur. Elle per-met de revenir sur la tragédie qui a marqué l'existence des individus eux-mêmes. C'est ainsi que l'énonciation du suicide résulte de la conjugaisonde différentes perspectives temporels qui relient supercherie et vérité, vieet mort, parole et écoute. Cette énonciation épurée peut alors se matériali-ser, telle une inscription gravée sur une pierre tombale.

Ce roman fondamental est un « genre de genres » qui les transforme etles dépasse tous, car ils sont toujours supposés dans la textualité. L'étenduede la réfection possède une force remarquable qui s'étend de la reprise dela tragédie grecque (en particulier de Sophocle) jusqu'aux romans‘réalistes’ (Balzac), en passant par les origines de la narration historique(Hérodote) et même celles de l'art cinématographique (avec la filmo-graphie de Fellini). Dans un premier mouvement, la pratique d'écritures'attache à déconstruire, par une sorte de discours de la méthode, le prin-cipe de vraisemblance des produits de l'industrie culturelle. Dans unsecond mouvement d'historicisation, la poétique mise en œuvre a pourfinalité d'approfondir la notion de vérité à laquelle aspire l'art goytisolien,en regard à la tragédie de l'Histoire dont le questionnement sert à repenserles limites du champ de manœuvre de la fiction romanesque.

Pour élucider comment le rapport à l'Histoire, déterminé par une situa-tion politique, débouche sur une dimension métaphysique, nous exami-nerons la façon dont s'opère la transformation d'une citation extraited'une biographie sur K. Marx et transposée à la fin du roman. Cette ana-lyse aidera à mieux comprendre la teneur décisive du concept d'origine, enphase au constant retour sur soi du sujet d'écriture.

En reproduisant, en fin d'ouvrage (p. 235) la photographie de Lenchen,la dévouée domestique des Marx, le texte goytisolien éclaire le fait qu'il n'ad'autre origine que la sienne, celle qui lui est propre et qui l'a constitué aufil du temps. Si bien qu'ici le sujet d'écriture subsume la présence du sujethistorique qu'est l'auteur. Le narrateur affirme donc retourner aux ori-gines de son écriture, lorsqu'à l'âge de treize ans il n'hésitait pas à coller surses manuscrits16 le portrait des héroïnes de son enfance, afin d'éluder leurdescription.

De façon parallèle, en élaborant des procédés de réfection axés sur latragédie grecque – avec la présence du chœur et de certains recours proso-diques – et en renouant indirectement avec le récit historique primitif, lanarration est encore amenée à montrer l'origine de la tragédie marxienne :

Poétique et sens dans l'œuvre de Juan Goytisolo 273

celle-ci, en fait, ne peut atteindre son origine que par la discontinuité dutemps historique présent. A l'image des règles d'évolution des formestextuelles dans le roman, la perfection d'un aboutissement s'affirme, à ladernière page du dernier chapitre, avec la transposition de la citationextraite de la biographie écrite dans les années 1930 par B. Nicolaïevski etO. Maenschen-Helfen17.

Cette reprise qui condense à elle seule l'une des finalités du projet d'écri-ture ne peut, à nouveau, qu'énoncer une nouvelle forme d'origine poursignifier la fin d'un temps historique et, par là même, la recréation libé-ratrice d'une force révolutionnaire quasi rédemptrice. Pour renforcer unequête d'absolu liée à l'élan révolutionnaire qui désire lutter contre lesiniquités humaines et sociales, enracinées dans le passé historique et re-nouvelées dans le présent, il faut relever les modifications significativesintervenant dans cette reprise. Par conséquent, dans le texte de l'éditionfrançaise on peut lire : « … ils ne pouvaient reconnaître ce monde nou-veau. Il n'était pas possible que tout fût fini… » (p. 233 de la rééd. de1997). Or, le texte goytisolien en traduisant ces propos par « … no recono-cían este universo moderno, les parecía imposible que el suyo hubieseterminado… » (p. 217), transforme la syntaxe de l'énoncé en éliminant satournure impersonnelle. La voix narrative réalise grâce à l'adjectif possessif« suyo » une actualisation radicale. Celle-ci subordonne la progression desévénements à l'implication d'une nécessité vitale, qui concerne nonseulement un désir de révolte contre l'injustice mais également une formede rejaillissement libérateur de l'être à lui-même. Corrélativement, le sujetd'écriture substitue le « cela recommencerait » (p. 233) par un autre verbeéminemment significatif « renacería », car il connote une quête d'absolu.Enfin, la totalisante forme réfléchie du « liberarse » suppose bien la ren-contre originelle de la force vitale d'un être se reconnaissant par la puis-sance d'une volonté d'insurrection, indissociable d'un idéal métaphysiquetranscendant. Cette forme réfléchie se démarque du texte de la biographieoù le « s'en libérer » se réfère et est strictement rattaché grammaticalementà « cet état d'esprit » afférent à une circonstance historique déterminée.Cette citation emblématique18, qui pénètre au plus profond du système deréfection, le sujet d'écriture l'intègre à la conception de son idiome poé-tique pour la transformer en une sorte de mouvement cosmique19. Al'intérieur de celui-ci, par le retour originel à la force libératrice révolu-tionnaire, c'est aussi la voie douloureuse d'une rencontre de l'être à soi-même et au monde qui ne cesse d'être redite.

De cette manière s'accomplit dans le langage réflexif un transfert quisignifie aussi que le rapport à la mémoire supposée libre et individuelle, setrouve comme rivé sur une autre dimension plus absolue. Le langage cerneune forme d'essentialisation de l'être au sein d'une totalité toujoursrecherchée par l'art goytisolien.

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1. Voir Goytisolo, 1992, en particulier pp. 17-75. Signalons qu'au cours desannées 1970, l'auteur entreprit aussi la traduction de certains textes dutransfuge Blanco White (1775-1841) qu'il publia dans l'anthologie Obrainglesa de Blanco White, Ed. Seix Barral, Barcelone, 1974.

La profondeur des couches sémantiques démontre que la poétiquecontribue à condenser un véritable étagement des significations, où con-vergent les composantes des lignes de force de la construction du sens.Cette dernière discerne et explore la portée de ses conditions de produc-tion ainsi que son caractère historique, pour parfaire l'invention d'unelangue qui interroge également une mémoire, une identité et toutes lesnormes des pratiques discursives et littéraires. Dans l'enceinte de celles-cil'art riposte aux mécanismes d'effacement pour y puiser sa nécessité et savérité. Cette dernière dans l'œuvre de J. Goytisolo se constitue en fonctiond'une alliance entre raison et imagination qui reste parfois précaire, parceque le dynamisme originel reste subordonné à la dimension génésiquearticulant la finalité esthétique de la création. Cette finalité qui met enlumière la portée libératrice du projet – à travers, entre autres, le constantretour sur soi –, contribue à faire de l'objet poétique une forme de totalitéà l'intérieur de laquelle peut s'opérer l'auto-projection du sujet d'écritureainsi qu'une quête d'essentialisation, quant à ce que manifeste l'observa-tion en acte du processus de création. C'est ce qui explique, par exemple,le fait qu'à la fin de Las virtudes del pájaro solitario (1988) s'élabore unphénomène de transverbalité qui s'appuie sur la légende mystique del'oiseau Sîmorgh pour transfigurer celle-ci, fût-ce sur le mode d'une distan-ciation réflexive, en une allégorie des déportations20 qui traversent lessiècles. Cette transfiguration ne fait pas surgir du néant des massacres ceque l'on peut appeler le non-être. En revanche, elle permet, une nouvellefois, à la création de s'ouvrir sur l'horizon transcendant qu'elle comprend,en reprenant la métaphore du livre-Monde.

La dimension critique réelle du projet littéraire de J. Goytisolo n'est paspremière dans la pratique d'écriture. Elle reste orientée par la perspectived'affranchissement inscrite dans la réfection. Cette perspective permetl'accès au dialogue du sujet d'écriture avec l'expérience du savoir esthé-tique déployé dans la création. Le dialogue prend forme sur un mode quel'on peut qualifier de connaissant. Il approfondit la portée ‘révélante’ d'unepoétique qui condense ses propres tensions internes entre immanence ettranscendance ainsi qu'entre acte et puissance, afin de s'assimiler à uneorigine placée sous le signe du devenir.

Yannick LloredUniversité de Savoie

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Notes

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2. Sur la relation entre les théories critiques et l'évolution de la pratiqued'écriture de J. Goytisolo, voir Black, pp. 17-44.

3. Concernant la problématique de la réflexivité, se reporter à Bessière etSchmeling, en particulier pp. 191-215.

4. Sur cette recréation poétique, voir Llored, pp. 77-113.

5. Voir Villanueva, pp. 23-34.

6. Cf. Libro de la Escala de Mahoma, según la versión latina de Buenaventura deSiena, Ed. Siruela, traduit du latin par J. L. Oliver Domingo, Madrid, 1996.

7. Cf. M. Gómez Mata et C. Silió Cervera, pp. 11-54.

8. Il faut souligner ici la prédominance de l'hypallage qui opère la disjonctiond'isotopies spécifiques et déstructure des formes sémantiques. Ce trope résultede l'agencement paratactique de la syntaxe ainsi que du recours à l'analogie.C'est pourquoi l'expression « nómadas del océano o pescadores de arena »(p. 201), présente au dernier chapitre Lectura del espacio en Xemaá-El-Fná,constitue un prolongement du recours à l'hypallage dans Makbara.

9. Ce sont Ange et le paria qui s'opposent à ce « sujet » soustrait de la conditionhumaine, alors même qu'ils sont perçus comme des spécimens pré-historiques sur lesquels le public projettent ses fantasmes (cf. pp. 141-157).

10. Voir Pierre Abélard, Des intellections (Tractatus), pp. 61-65. Ajoutons que J.Goytisolo intègre dans Makbara, par le biais de la parodie, la relationamoureuse enflammée – et devenue mythique – entre Abélard et Héloïse(pp. 141-157).

11. Par cette expression nous entendons le fait qu'ici le langage poétique faitfusionner les espaces et les temps, en cernant les diverses faces d'une totalitéqui rend présente une connaissance transcendante.

12. Cf. Gustave Flaubert, Correspondance, lettre à Louise Colet (27 mars 1853),Ed. Gallimard, 1973, pp. 286-287, tome II. Se reporter également à G.Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Ed. Librairie Générale Française, 1997.Ajoutons que Paysages a pour épigraphe une phrase extraite du roman deFlaubert : « Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté desfemmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaientles bases ».

13. Dans le Libro de buen amor, Juan Ruiz utilise un recours rhétorique etpoétique, lié à l'histoire culturelle médiévale, qui consiste à mettre enéquivalence les lexèmes livre et vie ; de la sorte, dans son œuvre c'est le libroqui s'exprime à la première personne du singulier et qui prend ainsi la parolepour demander à être interprété (cf. J. Ruiz, Libro de buen amor, édition de G.B. Gybbon-Monypenny, Castalia, Madrid, 1988, p. 78, strophe 70).

14. Pour ne prendre qu'un exemple, soulignons que la cérémonie officielle qui, àParis, rend hommage au Soldat inconnu tourne court car celui-ci, au granddam du public, s'avère être un noir africain (p. 170).

15. Précisons qu'à la suite de Paisajes, qui date de 1982, J. Goytisolo composerason diptyque autobiographique, c'est-à-dire Coto vedado (1985) et En losreinos de Taifa (1986).

Yannick Llored276

16. Ryan Prout commente les récits et les photographies des écrits de jeunesse deJ. Goytisolo, voir son essai Fear and gendering in the work of Juan Goytisolo,Ed. Peter Lang, New York, 2001, pp. 133-141.

17. Cette biographie est citée dans la « brève bibliographie consultée » (p. 247)qui clôt le roman de J. Goytisolo. L'édition publiée par Gallimard en 1937,mentionnée par J. Goytisolo, a été rééditée par La Table Ronde en 1997 avecla même traduction de Marcel Stora ; c'est cette dernière que nous utilisons.

18. Il est éclairant de constater que Goytisolo avait déjà utilisé cette mêmecitation, sans la moindre modification, dans son recueil d'essais El furgón decola (Ed. Ruedo Ibérico, Paris, 1967, p. 178), pour symboliser les luttesdésespérées des opposants au Régime franquiste.

19. Ce mouvement cosmique apparaît aussi au cours de la danse macabre – unieà cette autre danse qu'est le Sâmâ des gyrovagues soufis –, qui rend manifestedans le texte un double mouvement d'anéantissement et de reconquête (cf.pp. 171-172).

20. Ces déportations sont désignées par l'expression « la gran marcha » à ladernière page du roman (cf. J. Goytisolo, Las virtudes del pájaro solitario, Ed.Alfaguara, Madrid 1994, p. 235).

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RésuméCette étude analyse la pratique d'écriture de Juan Goytisolo (Barcelone, 1931),plus précisément le travail d'élaboration poétique en rapport à la conception dusens des textes. Il s'agit de démontrer la portée de procédés de signification quidéfont les modalités de construction des discours et les représentations auxquellesils sont rattachés. L'usage des propriétés sémantiques de la langue et les normesdes genres littéraires se trouvent ainsi redéfinis par un processus de réfection oùs'élabore la recherche de nouvelles formes esthétiques. Cette recherche se réaliseen acte dans la textualité, en montrant sa teneur interprétative. Elle approfonditun système d'opposition en fonction duquel est orienté le dynamisme de sesressources verbales. L'élan de cette exploration se concentre alors sur un horizontranscendant, qui permet le dialogue de « soi à soi » du sujet d'écriture en relationavec l'expérience esthétique. Le langage réflexif cerne, à ce stade méditatif, ladimension ‘révélante’ d'une poétique s'ouvrant sur une quête d'origine toujoursrecommencée.