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La réalisation des têtes de chevaux en « bec de canard  », la vue frontale des encornures de bisons, ou la concavité de la ligne ventrale des mam-mouths, sont autant de choix stylistiques de la période pré-magdalénienne. Un phénomène de continuité entre les « traditions artistiques » des groupes aurignaciens, gravettiens, solutréens. Ces manières de faire, et certaines thé-matiques, se marginalisent ou disparaissent complètement chez les artistes magdaléniens, marquant un profond contraste entre une phase ancienne et une phase magdalénienne de l’art pariétal paléolithique (Petrognani, 2009).

D’autres aspects éclairent la complexité des manifestations artistiques à tra-vers des traditions limitées dans le temps et dans l’espace. Les images gravet-tiennes mettent en lumière une véritable unité symbolique à travers diffé-rents thèmes présents sur les parois et les supports entre 28 000 et 22 000 BP.

Parmi les ensembles ornés rapportés au Gravettien, la grotte pyrénéenne de Gargas (Haute-Garonne), avec plus d’une centaine de figures animales et 250 mains négatives, présente le corpus orné le plus important. Le mor-phème est dominé par le couple cheval/bison par près de 75% des figures identifiées. Cette réalité, associée à l’absence du rhinocéros et du félin, a poussé Jean Clottes (1995 : 29) à parler d’un “changement thématique

1 UMR 7041 ARSCAN, Maison René Ginouvès, Nanterre.

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(…) dans le Midi de la France dès le début du Gravettien”. Les 7 repré-sentations de mammouths de Gargas nuancent cette constatation et font écho aux autres ensembles de la même époque. Le mammouth domine au Pech Merle (Lot) avec 27 figures, et représente 28% des animaux dé-terminés à Cougnac (Lot). À Cussac, l’abondance des représentations de mammouths semble également une caractéristique essentielle. Rapportés directement au Gravettien, ces ensembles mettent en avant la place impor-tante d’un thème déjà au cœur des préoccupations des groupes aurigna-ciens. La figure de mammouth de la Galerie des Chouettes du Tréfonds des Trois-Frères (Ariège) s’inscrit dans cette idée et ajoute au lien de parenté techno-stylistique entre cette galerie et Gargas (Bégouën et Clottes, 1987).

Si le mammouth témoigne d’une relative continuité avec les sites plus anciens, le mégacéros et les mains négatives confirment pleinement ce phénomène. Les premiers, jusqu’ici absents des ensembles ornés magdalé-niens, appartiennent à ce « fond commun » pré-magdalénien. La présence

Figure 1 : Ensemble gravé, grotte de Gargas (Haute-Garonne). (Relevé Claude Barrière)

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des secondes à Chauvet, mais également dans la Grande Grotte d’Arcy-sur-Cure dans une phase ancienne de la chronologie (Baffier, 2005) et dans la grotte Margot en Mayenne (Pigeaud et al., 2010), annonce leur dispersion géographique et numérique au cours de la période gravettienne. Cette im-portance évidente de la main négative, dans ce moment du Paléolithique supérieur, relève d’un choix thématique fort, sans équivalent successif. Existe-t-il des mains négatives postérieures au Gravettien ? Sans indices probants au Solutréen, la question magdalénienne ne peut pas être totale-ment écartée. Dans des grottes fréquentées à plusieurs périodes comme les Trois-Frères ou Tito Bustillo (Espagne), l’âge des mains négatives demeure incertain, mais rien ne s’oppose à ce qu’elles fussent, elles aussi, gravet-tiennes. Toutefois, on ne connaît pas d’œuvres pré-magdaléniennes dans certaines grottes, comme aux Combarelles I (Dordogne) et, de manière moins certaine, à Bernifal (Dordogne) et à Erberua (Pyrénées-Atlan-tiques). L’unique main des Combarelles I se trouve très loin de l’entrée ; on imagine difficilement les Gravettiens s’enfonçant très profondément dans cette galerie basse pour réaliser une main négative sans laisser d’autres traces. D’autre part, cette main est noire, et plusieurs gravures voisines sont

Figure 2 : Main négative, grotte Chauvet (Ardèche). (Photo Ministère de la Culture et de la Communication, Direction régionale des affaires culturelles de Rhône-Alpes, Service régional de l’archéologie).

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surlignées en noir. Les Magdaléniens ont donc probablement également réalisé des mains au pochoir, mais de façon totalement marginale et les trois ou quatre mains éventuellement magdaléniennes ne correspondent pas aux 600 mains gravettiennes.

En résumé, le thème de la main négative fut essentiellement centré sur le Gravettien, tout particulièrement dans les Pyrénées et la région can-tabrique. Toutefois, il semble que le procédé était utilisé à l’Aurignacien et qu’il a perduré de façon très sporadique jusqu’au Magdalénien. L’attri-bution au Gravettien d’un dispositif pariétal avec des mains négatives ne représente qu’une probabilité, certes élevée, mais non une certitude.

Un autre thème, rapporté à une tradition aurignacienne, va connaître une expansion paneuropéenne spectaculaire au Gravettien : les représentations féminines. Présentes à travers les schémas vulvaires sur blocs gravés de Dor-dogne, elles connaissent au Gravettien un changement plastique saisissant. Les groupes gravettiens abandonnent la représentation segmentaire de la femme pour favoriser sa figuration complète, mais profondément stylisée. Les attributs sexuels sont exagérés par une proéminence des fesses et des seins, avec une atrophie des membres et une esquisse de la tête.

Des grottes du Sud-Ouest aux plaines d’Ukraine, les Vénus gravettiennes envahissent tous les supports : l’art sur blocs (Laussel, Dordogne), l’art mobilier en argile cuite (Dolni Vestonice, Moravie), en pierre (Willendorf, Autriche), ou en ivoire (Lespugue, Haute-Garonne). Ce traitement stylisé de l’image féminine confirme une unité symbolique du continent, entre

Figure 3 : Statuette féminine de Willendorf (Autriche). (Droits réservés)

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22 000 et 21 000 BP, et met en évidence les relations culturelles étroites sur de grandes distances (voir I. Iakovleva, ce volume).

L’image de la femme perdure dans le discours artistique des Gravettiens, mais la thématique animalière des sites d’Europe centrale et orientale pro-pose la plus spectaculaire continuité avec les thèmes aurignaciens. L’art mobilier pavlovien et kostienkien illustre pleinement ce continuum dans le bestiaire symbolique de l’Est de l’Europe. Le Pavlovien possède une sta-tuaire composée de 21 ours, 8 mammouths, 9 félins, 6 chevaux, 6 oiseaux, 4 rhinocéros, 1 capriné, 1 cervidé et 11 petits carnivores, “à Dolni Vesto-nice, par exemple, les animaux les plus fréquemment représentés sont les félins et les ours” (Kozlowski, 1992, p. 68).

Cet éventail thématique est proche de l’art mobilier du Kostienkien où J. Hahn a dénombré 36 mammouths, 11 oiseaux, 8 rhinocéros, 6 félins, 5  ours, 3 chevaux, 2 bisons, 1 capriné, 1 cervidé, 1 petit carnivore et 17 indéterminés (Hahn, 1990). La proximité thématique avec l’art parié-tal de Chauvet, mais surtout avec les statuettes en ivoire du Jura souabe, est saisissante. Janusz Kozlowski émet l’hypothèse que “les statuettes zoo-morphes gravettiennes aient joué un rôle similaire à celles de l’Aurignacien” (Kozlowski, 1992, p. 68).

Au regard de la longue durée de certains traits formels et de certains thèmes pariétaux, comme le mammouth ou le mégacéros, mais également comme les mains négatives, une relative continuité apparaît entre la “tra-dition artistique” aurignacienne et les thèmes gravettiens. Pour C. Fritz et G. Tosello, “il semble bien que l’art pariétal de l’Aurignacien et celui du Gravettien présentent des affinités thématiques (…) et peut-être même stylis-tiques. Au regard de la documentation et des datations disponibles, un certain continuum aurignaco-gravettien se dessine dans lequel il semble parfois délicat de trancher en se fondant sur des critères uniquement formels” (Tosello et Fritz, 2005, p.  84). Si nous pouvons écarter l’idée d’une rupture entre ces deux moments de la chronologie, l’omniprésence des mains négatives ou le traitement caractéristique de l’image féminine, constituent des élé-ments originaux de la « tradition esthétique » des groupes gravettiens entre 28 000 et 22 000 BP en Europe.

Entre environ 22 000 et 17 000 BP, l’Europe connaît une période extrê-mement froide et sèche correspondant au Dernier Maximum Glaciaire. Le techno-complexe solutréen se met alors en place dans un territoire très limité à l’Europe sud-occidentale. Les groupes humains ne véhiculent plus une unité culturelle forte sur l’ensemble du continent.

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Bibliographie

BAFFIER D. (2005), La Grande Grotte d’Arcy-sur-Cure (Yonne, France). Persistance de l’iconographie aurignacienne, in Collectif, Pitture paleoli-tiche nelle Prealpi Venete, Grotta di Fumane et Riparo Dalmeri, Memore del Museo Civico di Storia Naturale di Verona, 2 Serie Sezione Scienze dell’Uomo, 9, Preistoria alpina, NR. Speciale, p. 76-82.

BEGOUEN R., CLOTTES J. (1987), Les Trois Frères after Breuil, Anti-quity, 61 (232), p. 181-187.

CLOTTES J. (1995), Changements thématiques dans l’art du paléoli-thique supérieur, Préhistoire ariégeoise, Bulletin de la Société Préhistorique Ariège-Pyrénées, L, p. 13-34.

KOZLOWSKI J.K. (1992), L’art de la préhistoire en Europe orientale. Paris, éd. du CNRS.

PETROGNANI S. (2009), De Chauvet à Lascaux. Approche critique des ensembles ornés anté-magdaléniens franco-ibériques. Mémoire de doctorat de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.

PETROGNANI S. à paraître - De Chauvet à Lascaux, l’art des cavernes comme reflet de sociétés préhistoriques en mutation. Paris-Arles, éd. Er-rance (les Hespérides)

PIGEAUD R., HINGUANT S., RODET J., DEVIESE T., DUFAYET C., HEIMLICH G., MELARD N., BETTON J.-P., BONIC P. (2010) - The Margot Cave (Mayenne) : a new Palaeolithic sanctuary in West France, in K. Sharpe et J. Clottes (éd.), European Cave Art, in L. Oosterbeek (éd)., Actes du XVe Congrès UISPP, Lisbonne, 4-9 Septembre 2006, session C85, vol. 35, BAR International Series n° 2108, Oxford, p. 81-92.

TOSELLO G, FRITZ C. (2005), Les dessins noirs de la grotte Chauvet Pont-d’Arc  : essai sur leur originalité dans le site et leur place dans l’art aurignacien, in J.-M. Geneste (dir.), La grotte Chauvet à Vallon-Pont d’Arc : bilan des recherches pluridisciplinaires, Journées de la Société Préhistorique Française, Lyon, 11-12 oct. 2003, Bulletin de la Société Préhistorique Française, 102 (1), p. 159-171.

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