Pensées pour mes frères

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1 Frère Matthieu Cailliau Pensées pour mes frères

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Frère Matthieu Cailliau

Pensées pour mes frères

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A mes frères moines,

à Christoph Philipp et Knut Koch, dont l’amitié a soutenu l’intention de ces pages,

à Michel Corbin et Yves Thierry, qui furent mes professeurs

et me conseillèrent au cours de ce travail.

3

I

QU’EST-CE QUE LA VERITE ?

Bossuet a dit un jour : « Est vrai ce qui est, le faux est ce qui n’est pas ». Cette

affirmation nous inspire l’équation suivante : d’autant plus de réel, d’autant plus de

vérité. La philosophie, entendue comme quête de vérité, ne s’exercerait pas sans

l’attention au réel. C’est lorsque nous aimons le réel (au lieu de le fuir) que nous

pouvons le penser et en parler. Cette attitude repose sur l’axiome suivant : la raison,

en grec le logos, régit le réel. Or notre époque, contrairement à l’antiquité grecque au

temps des Présocratiques, est en instance de divorce avec le logos, dont l’Evangile

selon saint Jean, que l’on a souvent appelé Evangile « des philosophes », nous dit

qu’Il était dès le commencement (en archè), qu’il était Dieu et qu’il s’est fait chair (Jn 1,

14). Le Pape Benoît XVI s’inquiète du succès du relativisme, de cette attitude qui

consiste à s’enraciner dans un refus constant de l’objectivité de la vérité telle qu’elle

se manifeste à travers la diversité des religions et des philosophies, sous prétexte que

cette diversité ne serait pas une preuve de richesse, mais de contradiction, une

absence totale de vérité pour dire le sens de l’existence. Le relativisme affirme donc

que la seule vérité objective est qu’il n’y en a pas, que tout est subjectif, fluctuant,

impossible à cerner. En toute logique, le relativisme absolu est une pure

contradiction, puisqu’il affirme objectivement qu’il n’y a pas d’objectivité, pas de

vérité. Il est toutefois légitime d’interroger le concept de vérité et de se demander si

celui-ci existe comme absolu, ou seulement de façon relative et éphémère. C’est ce que

nous ferons dans la première partie de cet exposé. On peut aussi se pencher sur la

nature du réel et se demander si le mystère est ce qui le caractérise davantage que la

vérité, entendue communément comme adéquation entre une pensée et une chose

existante. La vérité serait alors supplantée dans son rôle d’expression cohérente et

rationnelle du réel, par un silence mystique qui dépasserait son pouvoir

communicationnel. Nous envisagerons cette hypothèse dans un second temps. Enfin,

nous interrogerons cette manifestation particulière de la vérité qu’est la vérité révélée,

pour décider s’il paraît raisonnable (au sens de cohérent) de croire en une vérité.

Certains penseurs chrétiens, comme Tertullien, ont en effet affirmé que la foi n’a rien

de raisonnable : « Credo quia absurdum ».

4

Pour la scolastique du Moyen-Âge, la vérité était l’un des quatre

transcendantaux, avec le beau, le bien et l’Un. Notre époque « moderne » met au

contraire en valeur le caractère pluriel de la vérité, adoptant le relativisme comme

mode de penser, et même d’agir, à la suite d’un Montaigne au XVIe siècle par

exemple. L’avantage de cette attitude est qu’elle permet une grande tolérance en

matière de croyance. Il ne faut donc pas la rejeter en bloc sous prétexte qu’elle est

contradictoire : dans l’absence de certitude et de foi, n’est-il pas utile de se faire une

« morale par provision », selon une expression de Descartes dans son Discours de la

méthode (1637), n’est-il pas plus judicieux de s’intéresser aux diverses philosophies et

religions de l’humanité, tout en espérant un jour parvenir à ce sol ferme de la vérité

objective, qui pour l’heure nous est absolument inconnu ? Envisageons cependant

l’hypothèse dans laquelle ce sol lui-même n’existerait pas : que deviendrait le

concept de vérité ? Avec quelle pensée vraie pourrait-on dire, exprimer le réel ?

Le réel est à la fois un (objectif) et multiple (divers et susceptible d’une foule

d’interprétations subjectives). Il faut tenir les deux, car la diversité dont nous faisons

l’expérience quotidienne est appréhendée par la pensée comme un ensemble dont on

peut toujours espérer la compréhension, celle-ci dépassant les contradictions en une

summa et concors veritas. Le réel est donc Un parce que tout ce qui est participe

communément de l’être, mais il est aussi multiple parce que tout ce qui est, tout étant,

est particulier, absolument unique. Ainsi, trois roses font un unique bouquet parce

qu’elles se ressemblent, mais chacune reste absolument unique dans le détail de son

étantité. Notre conscience du réel est ainsi marquée par l’universel et le particulier et

dans l’expression noétique1 de la vérité elle relie nécessairement l’un et l’autre. Si je

dis : « Voici un aigle au regard perçant », je pose cet aigle particulier dans

l’universalité de l’être, parce que je lui assigne une place dans l’existence et dans

l’univers. D’autre part, et dans la même perspective, notre conscience du réel relie à

la fois l’éternel et l’éphémère. Nous savons qu’un événement est historique parce qu’il

marque « pour toujours » (éternité à la mesure du monde) l’histoire de notre pays, ou

de l’humanité. En même temps, ce même événement est le résultat d’actions

particulières d’hommes et de femmes singuliers, durant telle période et dans tel

contexte uniques. Lorsque je dis : « Charles de Gaulle a lancé un appel à la résistance

le 18 juin 1940 », je relie le caractère éphémère et particulier d’un événement guerrier

au caractère éternel et universel de l’Histoire, tant celle de la France que celle du

monde. Certes, cette éternité et cette universalité ne sont pas celles du Ciel, au sens

religieux et spirituel, car il est bien entendu qu’ «elle passe, la figure de ce monde »,

comme dit la Bible2. Néanmoins, tout événement marque le temps pour toujours,

d’une manière signifiante, liée à son importance d’événement : quelque chose

advient qui fait naître un avant quoi et un après quoi, qui mériteront d’être rappelés,

1 Noétique : qui se rapporte à la pensée.

2 Lettre de S. Paul ?

5

racontés, enseignés. Par exemple, il sera vrai pour toujours que Jésus a prié une nuit

entière avant d’appeler à lui ses premiers disciples. Le relativisme absolu n’est pas

rationnel : il prétend que la parole d’Héraclite : « Tout coule » doit s’entendre

universellement et objectivement : que fait-il alors de cette première vérité, de cette

affirmation initiale selon laquelle il est vrai objectivement que tout passe ? N’est-ce pas

précisément l’exception à la règle par laquelle il se contredit ? S’il est absolument vrai

qu’il n’y a aucune vérité dans le monde, alors cette affirmation est fausse, et il y a une

vérité, il y a du vrai. Dans un premier temps, on peut définir la vérité comme

l’ensemble et l’horizon de toutes les vérités du réel, ensemble stable, cohérent,

universel et éternel (du moins à vue d’homme). C’est à un être doué de raison qu’il

revient de connaître et d’interpréter cet ensemble par une vue synthétique affranchie

des disparités, des diffractions initiales. L’autre position, celle d’un scepticisme et

d’un relativisme absolus, n’est pas tenable, ni suffisamment rationnelle.

A partir de cette tâche pour la pensée qu’est la connaissance du réel, nous

abordons la notion de sagesse. L’homme qui contemple l’ordre de l’univers (cosmos,

en grec, signifie à la fois « le monde » et « l’ordre »), l’homme qui s’efforce d’en

pénétrer les secrets, peut en venir à la reconnaissance de Dieu comme Auteur et

Créateur. La beauté des créatures, l’équilibre miraculeux, à peine explicable des

conditions qui ont favorisé l’apparition de la vie sur terre, font naître l’hypothèse

d’une Origine divine, source de la beauté, hypothèse qui peut se mêler de piété et

mener à une sagesse spécifiquement religieuse. C’est ainsi qu’au livre des Proverbes,

vérité et sagesse sont rendues synonymes : « Acquiers la vérité, ne la vends pas :

sagesse, discipline, intelligence ! »3 Acquérir la sagesse peut alors devenir une

vocation, comme l’atteste le Siracide : « Jusqu’à la mort, lutte pour la vérité, le

Seigneur Dieu combattra pour toi » (Sir. 4, 28).

La singularité et l’universalité caractérisent à la fois la vérité et la nature

humaine. C’est peut-être pour cela que, délaissant leur vocation à la vérité, certains

réduisent tout au singulier et ne vivent plus leur humanité que selon la sagesse

brumeuse du relativisme. Mais c’est sans doute aussi pour cette raison que l’excès

inverse est possible, et que l’on peut s’imaginer être plus sage que tous et détenir la

vérité, parce que l’on adhère à un ensemble de vérités traitant de l’universel, au sujet

du monde, de l’homme, de Dieu. Une via media serait tracée, si l’on s’intéressait à la

vérité selon l’un et l’autre caractère, car cela permettrait de préserver à la fois l’esprit

de tolérance nécessaire à l’humanisme et l’humilité dans la foi, si l’on fait le saut du

côté de la religion, humilité sans laquelle on ne pourrait plus communiquer avec

l’autre dans le respect des grandes différences. Sagesse et vérité ne sont-elles pas

faites pour s’entendre selon de multiples registres et une diversité d’expériences,

allant de la sensibilité esthétique qui traite du Beau, jusqu’à celle de la vie spirituelle

3 Proverbes 23, 23

6

qui traite du Vrai, en passant par l’éthique et ses préceptes, qui traitent du Bien et de

l’Unité entre les peuples ? On le voit, il faut résister à la tentation d’un dogmatisme

arrogant qui prétendrait s’imposer au nom de l’objectivité et de l’universalité de la

vérité. Mais il faut aussi éviter autant que possible la dictature embrumée du

relativisme, qui s’impose souvent avec la même arrogance, à travers une indifférence

méprisante des valeurs que la philosophie scolastique nommait « transcendantaux »,

de ce beau nom qui élève la pensée et soutient ses nobles aspirations.

Les différences qui séparent les hommes et font les étrangers sont donc

considérées par les sages comme des richesses, plutôt que comme des preuves

d’absence de cohérence et d’unité dans le réel. D’ailleurs, comment penserions-nous

à un « prochain », à un « semblable », si la nature humaine n’était que l’agrégat

incohérent et insensé d’une multitude d’individus ? Il faut bien qu’il y ait en

l’homme une idée de l’homme, et que cette idée corresponde à une réalité de sa

nature. Actuellement, on assiste avec la théorie du « gender » à une négation de cette

idée au sujet de l’homme et de la femme…

L’expérience que chacun fait de la nature humaine correspond aussi à une

certaine conception de la vérité : pas de vrai homme, ni de vraie femme, pas de réelle

nature humaine à protéger par des Droits inaliénables (à l’éducation, à une vie digne,

à la propriété et au travail, au mariage librement consenti…) si règne le relativisme.

On comprend que ce thème soit un peu le cheval de bataille de notre Pape ! La vérité

possède une unique essence, présente en toute vérité, présente dans la richesse et la

multiplicité des croyances et des pensées. Dire cela, ce n’est pas minimiser la foi d’un

croyant, ni donner à la religion une place seconde derrière la philosophie, c’est

prendre en compte l’unité du réel, unité qui structure l’ensemble apparemment

incohérent de l’univers et de l’humanité. Sans cela, il serait vain de parler de la vérité

et de chercher à la comprendre en aimant le réel. Notre attitude voudrait aussi que

l’on évite de fuir le réel et sa diversité en ne voulant plus entendre que le son d’une

seule religion, ou d’une seule pensée, comme pour se protéger de l’étranger au lieu

de l’accueillir, et d’un autre ami de la vérité au lieu de partager avec lui dans le

respect des différences. N’est-ce pas tout autant l’objectivité de la vérité, que la

richesse partagée des différences, qui fait la joie des sages ? Lisons par exemple ici un

beau texte de saint Augustin, extrait du traité intitulé De la vraie religion4 :

« Ne vas pas au-dehors. Rentre en toi-même. C’est dans l’homme intérieur

qu’habite la vérité. (…) elle est ce que désirent les hommes qui raisonnent. Vois qu’il

y a en elle un accord tel qu’il n’en est pas de plus haut, et mets-toi en accord avec elle.

Confesse qu’elle n’est pas ce que tu es, car elle ne se cherche pas [elle-même] ; toi, tu

es venu à elle en cherchant, non dans un espace localisé mais par l’élan affectif

4 De vera religione, 39, 72.

7

(affectu) de l’esprit, afin que l’homme intérieur soit en accord avec Celui qui l’habite,

non par une délectation inférieure et charnelle, mais bien supérieure et spirituelle ».

Nous trouvons dans ce texte : 1° que la vérité est une par-delà toute

multiplicité ; 2° qu’elle habite le cœur de l’homme ; 3° qu’elle fait l’objet d’un désir à la

fois rationnel et spirituel ; 4° qu’elle prend, pour la religion, le visage de Dieu.

Chercher la vérité, c’est interroger le réel. Mais peut-être celui-ci est-il

davantage mystère, chose secrète dépassant infiniment la conscience ? Comment dès

lors justifier l’entreprise philosophique, qui est selon Platon une « conversion » et une

ascension qui conduit au « réel qui n’est que réel », « passant d’une sorte de jour

nocturne au jour authentique »5 ?

On peut comprendre la vérité comme la progression du jour dans la nuit du

mystère. Le mystère aussi est vrai : sa nuit est illuminée par le nombre indéfini des

vérités qui sont comme des étoiles, et l’espace nocturne lui-même est encore un mode

de la vérité. Le réel est donc aussi vrai que mystérieux. C’est dire que le logos ou la

raison le structure aussi bien de jour que de nuit. Cette structure s’exprime

rationnellement, mais aussi poétiquement et grâce au mythe (la Genèse en est un).

Lorsque l’homme élève vers Dieu sa pensée, celui-ci l’appelle à le désirer selon le

mode nocturne de la foi. Ce mode n’est pas moins rationnel que celui, diurne, des

vérités connues de la raison naturelle. Mystère et vérité s’interpénètrent donc, la

vérité étant l’ouverture du mystère qui s’épanche, et le mystère étant la garde d’une

vérité qui se donne à profusion. Un autre texte, de S. Ambroise, peut ici nous

éclairer6 :

« La Vérité toute entière ne peut être comprise ici-bas. Mais lorsque viendra ce

qui est parfait… les paroles de Dieu resplendiront dans leur vérité entière et

expresse ».

S. Ambroise connaissant S. Paul, l’aspiration à comprendre la vérité qu’il

évoque ici peut faire penser à cette idée que nous ne connaissons Dieu « qu’en miroir

et en énigme » par la foi. Au ciel, après la mort seulement, viendra « ce qui est

parfait » : alors nous verrons « face à face » (1 Cor. 13, 12).

Dans l’Ancien Testament, vérité a pu être synonyme de mystère. Ainsi, en

Tobie 12, 11. On a souvent fait remarquer l’étymologie de « vérité » en grec : alèthéia,

viendrait de a (privatif) – lèthè (« voilé »), donc : « ce qui n’est plus voilé ». L’oubli, ou

le voile, recouvre le réel : la connaissance est donc une sorte de réminiscence (cf.

Platon, Théétète). Il appartient à l’homme, au Dasein, de dévoiler l’Etre et son

mystère, disait Martin Heidegger. Dasein signifie « être là » dans l’ouverture

5 Platon, République, VII, 521c.

6 Saint Ambroise, Commentaire sur le psaume 118, s. 3, 19.

8

constante à l’Etre qui se donne à voir, à entendre, à comprendre à travers l’étant,

auquel il donne d’être. Autant d’Etre, autant de donation à travers l’étant…

S’ouvrir à l’Etre qui se prête au dévoilement, c’est aussi, pour tout homme,

faire l’expérience d’une ascension. La philosophie occidentale a aussi été influencée

par la mystique d’un S. Grégoire de Nysse : « Celui qui monte ne s’arrête jamais

d’aller de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas

de fin. Jamais celui qui monte n’arrête de désirer ce qu’il connaît déjà »7. Commencer,

c’est se recentrer sur le Principe, sur ce logos qui était au commencement (archè) et qui

structure l’être de l’étant. Monter, progresser, c’est grandir dans la connaissance d’un

mystère qui a plusieurs dimensions, orientées différemment : ontologie, esthétique,

éthique. Chacune de ces dimensions sont marquées par le désir métaphysique qui

nous porte vers le Plus-Haut, dont nous pressentons la divine présence parce que son

Esprit a été « répandu dans nos cœurs » (S. Paul, Romains, 5, 5). Comment désirer ce

que l’on ne pressentirait absolument pas, et comment ne pas nommer « divines » les

valeurs qui nous ravissent ? Ne sont-elles pas « au-delà de l’être » (Platon, République

VI, 509, b) ? Reprenant Platon, Plotin considéra que seul l’Un peut être au-delà de

l’être, parce que le Principe, pour être, a besoin d’être un. Un être peut être divisé,

manquer d’unité, tandis que l’Un peut précéder l’être, valoir plus. C’est tout le débat

de la primauté de l’éthique (Lévinas), de l’hénologie (Plotin) et de l’ontologie

(Heidegger, par exemple) en métaphysique. Retenons ici que demeure le désir

spirituel, qui fonde la contemplation et fait ressembler les philosophes (et les

théologiens) à des aigles capables de fixer le soleil. Même dans l’incertitude quant à

la nature exacte du Principe, l’homme pressent qu’il existe, qu’il mérite d’être appelé

divin parce qu’il régit l’univers. Pour la pensée chrétienne, ce Principe est le Christ8,

dont la nature divine s’exprime avant tout par un amour de charité, donc sur le plan

éthique (privilégié par Emmanuel Lévinas).

L’expérience du désir métaphysique, expérience spirituelle, nous conduit ainsi

à la troisième et dernière partie de cet exposé, au sujet de la croyance : est-il

raisonnable de croire en une Vérité ?

Avant d’invoquer l’expérience spirituelle qui fonde et fait mûrir la foi,

revenons à l’expérience habituelle que nous avons de la vérité. La scolastique nous a

dit qu’elle est « adequatio rei et intellectus », c’est-à-dire justesse d’un rapport entre

la pensée et les choses du monde. L’expérience de la vérité, nous l’avons donc grâce à

la pensée, mais aussi grâce à la médiation de notre corps, sans lequel nous serions

des anges. La vérité, pour un homme, suppose donc une union, ainsi qu’une

harmonie entre son âme pensante et son corps. Sans cela, ce sont les illusions, les

faux-semblants, les erreurs qui reprennent le dessus. De là cette conception fort 7 S. Grégoire de Nysse, Homélie sur le Cantique des cantiques, 8.

8 Cf. Jn 14, 6, qui a inspiré à Michel Henry le titre d’un livre essentiel : C’est moi la vérité.

9

scolastique et rationnelle de la vérité, chez René Descartes : « Les choses que nous

concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies »9. La philosophie,

dans cette perspective, peut prendre l’allure d’une religion, dans la mesure où elle

vient de trouver la formule de sa profession de foi. Ainsi, selon Plutarque, parlant de

la philosophie, « ce genre d’étude et de recherche est comme une ascension vers les

choses saintes, une tâche plus religieuse que toute espèce de rite ou de fonction

sacerdotale »10.

La recherche de la vérité traverse l’épreuve du multiple, progresse vers l’unité

par la pensée, tend vers cette unité comme vers le principe (archè) de toute vérité,

qu’elle soit révélée ou non. Cependant, on peut bien saisir que si telle révélation

divine lui était faite, et si cette révélation lui semblait cohérente, la pensée lui

ouvrirait son cœur et l’accueillerait humblement, avec joie. C’est ce qui arrive dans la

Bible : la vérité du Dieu unique (Deut. 6, 4) fut communiquée au peuple hébreu

d’abord par l’intermédiaire des prophètes, plus tard, c’est la vérité du Messie qui fut

annoncée aux juifs et aux païens par les apôtres, pour leur révéler la récapitulation de

toutes choses dans le Christ et le dessein bienveillant du Père. L’attitude chrétienne

face à la révélation de Jésus-Christ devait être la foi, et non l’invention d’une gnose.

En effet, S. Paul, fort de sa conversion miraculeuse sur le chemin de Damas, demande

à ce que l’on « croie en la vérité » (2 Thess. 2, 12), donc que l’on ne prenne pas la foi

pour une invention de l’intellect humain et de son génie, ce qui reviendrait à nier la

transcendance du divin. La position de S. Paul n’ôte rien à la rationalité de la foi :

celle-ci possède un excès et non un défaut de raisons, excès qui lui fait proposer à la

pensée des vérités auxquelles elle n’aurait pas accès sans le secours et la force de la

grâce. Le dépassement de la raison par la foi n’est pas la négation de la nature par la

grâce : c’est plutôt le dépassement rationnel de la nature par une grâce qui possède

un trop-plein de raisons. C’est à tort que l’on oppose encore souvent nature et grâce,

comme s’il fallait voir deux caissons étanches pleins, l’un d’eau et l’autre de vin. Au

contraire, lorsque S. Paul nous entraîne vers la foi, il continue de remplir nos verres

(la pensée naturelle) d’un vin identique (la grâce), car la vérité appartient autant à la

nature qu’à la grâce.

Il n’est pas irrationnel de penser que la vérité puisse avoir à notre égard un

mouvement descendant, que le divin puisse se pencher sur l’humain. Si la

philosophie est une délivrance de la caverne et une ascension (parfois fatigante) vers

le Bien souverain, la vérité qui donne toute lumière ne peut-elle pas aussi descendre

à la rencontre de l’homme, par la médiation des personnages chargés de le délivrer

de sa caverne ? C’est du moins ce que donne à penser un passage du livre d’Isaïe,

proche des termes platoniciens. Dieu s’adresse à son prophète, qui préfigure le

9 Discours de la méthode, IV.

1010 De Iside et Osiride, 2.

10

Messie : « Je t’ai destiné à être l’homme de mon Alliance avec le peuple pour relever

le pays, pour répartir les terres dévastées, pour dire aux captifs : « Sortez de votre

prison ! », à ceux qui sont dans les ténèbres : « Venez à la lumière ! »11

Il est un autre aspect de la vérité qui peut nous conduire à l’idée d’une

révélation : c’est l’idée de droiture. Un homme droit est un homme vrai : la sincérité,

l’honnêteté font la vérité. Jean-Paul Sartre a affirmé qu’un homme qui se veut

authentique doit s’écarter de la « mauvaise foi » comme de la peste. La mauvaise foi,

c’est le renoncement à la responsabilité et à la liberté, c’est une forme d’abandon de

son humanité, une expression du mensonge et finalement, un esclavage des temps

modernes. Chez S. Anselme, moine bénédictin du XIe siècle, la vérité est définie

comme « rectitude » et la liberté est « la rectitude gardée pour elle-même »12. On peut

attribuer la rectitude aussi bien au jugement de la pensée qu’à la raison pratique

(éthique). Un jugement droit, dans le Proslogion, de S. Anselme, c’est l’égalité entre ce

qui est dans l’intelligence et ce qui existe dans la réalité. Par exemple, il y a d’une

part ce que nous croyons de Dieu : qu’il est grand, souverainement bon, tout-puissant

sur la création et sur l’Histoire (…), et d’autre part, ce que Dieu est vraiment. La vérité,

dans ce contexte, est la droite correspondance entre la pensée et son objet dans la

réalité. Dans le contexte de l’action et de l’éthique, la vérité est aussi une forme de

droiture. Ainsi, dans le livre biblique de l’Apocalypse : « Ainsi parle le Saint, le Vrai »

(Ap. 3, 7), ou encore dans le second livre des Rois (2 R 20, 3). L’idée anselmienne de

rectitude nous semble plus proche de l’essence de la vérité que celle d’adequatio. Du

moins l’éclaire-t-elle d’une autre façon : en faisant passer l’éthique à la première

place, puisqu’être droit, c’est être bon. Nous retrouvons ici la pensée de Paul

Ricoeur : « Avant le cogito, il y a le bonjour », et la pensée d’Emmanuel Lévinas. Le

« bonjour » dont parle Ricoeur, c’est l’expression quotidienne de la bonté, c’est le

sourire d’un remerciement, l’acquiescement d’un pardon offert. On peut ici relire

quelques passages de S. Paul qui rapprochent la vérité et la droiture de cœur : 2 Cor.

7, 14 ; Ephésiens 5, 9 et 6, 14.

En hébreu, èmèt, « vérité », vient de aman, « être solide, sûr, digne de foi ». On

retrouve là l’idée qu’être vrai, c’est être authentique. En l’homme, créé libre à l’image

de Dieu selon la Bible, la liberté est comparable à ces sommets de montagne qui

s’offrent à la conquête des alpinistes. D’autant plus de liberté, d’autant plus de

bonheur si cette liberté se déploie selon la bonté, ancrée dans la vérité. Jésus ne parle-

t-il pas du péché comme d’un esclavage (Jn 8, 34-36) ? èmèt caractérise la Parole de

Dieu et sa Loi. David dit au Seigneur : « Tes paroles sont vérité » (2 Samuel 7, 28) : les

promesses divines assureront la prospérité de son règne. La vérité est ce qu’il y a de

fondamental dans la Parole divine : elle est donc irrévocable et demeure à jamais. On

11

Isaïe 48, 8b-9. Ces deux versets sont lus au temps de Noël dans la liturgie chrétienne. 12

S. Anselme de Cantorbery, Du libre-arbitre, art. 3, in Œuvres complètes, trad. Michel Corbin, Paris, Cerf, 1992.

11

retrouve ici le sens du logos, qui s’adresse à la fois à la raison et au cœur de l’homme.

Comment ne pas citer ici S. Augustin, qui chanta la réconciliation enfin obtenue de

son être avec son Dieu ? Ainsi, au livre X des Confessions : « Où n’as-tu pas marché

avec moi, ô vérité, pour m’enseigner ce que je dois éviter ou rechercher, au moment

où je référais à toi mes vues d’en bas… et où je te consultais ?...Toi, tu es la lumière

permanente que je consultais sur toutes choses pour savoir si elles étaient, ce qu’elles

étaient, quelle valeur il fallait leur donner »13. Cette « lumière permanente » est celle

dont parle S. Jean : « la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les

ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie » (Jn, 1, 4b-5). Si notre temps est convaincu

par le relativisme, ce n’est pas parce que la lumière ne brillerait pas assez, mais parce

que les hommes ne parviennent pas à faire la lumière en eux-mêmes. S. Augustin,

dans le texte ci-dessus, nous parle de la vérité selon trois aspects : ontique (ce que

sont les choses), ontologique (l’être des choses) et axiologiques (la bonté, le devoir).

Ce sont trois rayons d’un unique astre. A notre tour de pénétrer cette lumière triple :

ne sommes-nous pas davantage de sa parenté que du parti des ténèbres qui ne la

saisissent pas ?

Il est grand temps, à présent, de conclure. Notre pensée, toujours indissociable

de notre cœur, est faite pour la lumière et la vérité, de même que notre volonté est

destinée au Bien. Nous espérons avoir montré avec assez de clarté et de distinction

pourquoi notre époque troublée aurait avantage à se laisser réconcilier avec les

valeurs, les transcendantaux de la scolastique. Mais la vérité est aussi faite pour

exprimer le mystère du réel, pour dire le monde, l’homme et Dieu. Elle est le pain

substantiel de notre esprit, pain qui fortifiera notre cœur. Il est d’ailleurs assez

intrigant de trouver dans le dictionnaire de grec, à côté de alèthéia (la vérité), le verbe

alèthô : moudre. La vérité n’est-elle pas un pain, cette manne au désert qui s’obtient

après qu’on ait moulu les significations des mots et des idées, qui font autant de

grains ? L’expérience que l’homme acquiert avec l’âge, à la fois sensible, esthétique,

mondaine, intellectuelle et spirituelle, tout cet ensemble ne fait-il pas un moulin pour

produire la farine nécessaire à nos progrès ? Certes, cela n’empêche pas à la vérité de

garder l’aspect du mystère que l’on n’a jamais fini d’approfondir. Nous avons vu que

la pensée de l’homme pouvait se laisser atteindre par la grâce, ce savoir-faire de Dieu

avec l’homme. Chez S. Anselme, le Proslogion, où est développée une preuve de

l’existence de Dieu, a pour but de préparer le lecteur à cette expérience spirituelle :

on est alors à mille lieues du mot un peu provocant de Tertullien : « Credo quia

absurdum ! » Jésus avait promis à ses disciples de leur faire le don de son Esprit, qui

les conduirait « dans la vérité toute entière ». C’est là une source infaillible de joie,

selon une pensée de S. Jean : « Apprendre que mes enfants vivent dans la vérité, rien

ne m’est un plus grand sujet de joie » (3 Jn 4). En vivant dans la vérité, assurés qu’il

13

S. Augustin, Confessions, X, 40, 65.

12

est raisonnable de croire en un mystère révélé aux hommes à travers une expérience

personnelle, nous connaîtrons « la satiété que donne l’Esprit de Dieu » (S. Jean de la

Croix). Cela suppose de notre part une adhésion à la vérité entendue comme droiture,

qui n’exclue d’ailleurs pas le sens traditionnel d’adequatio, ni le sens grec de

dévoilement. Notre rapport au réel, en effet, nous apparaît dans un prisme à trois

facettes : le savoir scientifique, l’expérience spirituelle et la moralité. S’il fallait

décider de la primauté de l’une d’entre elles, nous choisirions la moralité. Elle seule

est en droit d’exiger de l’homme une réponse active, immédiate et continuelle. On

peut bien se détacher dans la vie de la science et de la religion, mais jamais de la

moralité, sous peine de perdre notre humanité. N’est-ce pas par elle, selon

Emmanuel Kant, que l’homme se rend digne du bonheur ?

A ma sœur Clara, en la saint Thomas

13

II

Quels sens peut-on donner au travail ?

Ces derniers temps, le chômage en France a atteint des proportions

alarmantes : entre 20 et 40 000 chômeurs de plus par mois (10 pour 100), soit 300 en

moyenne par département. Nous sommes passés d’une société où avoir des loisirs

était un signe de bonheur à une société où la première richesse est d’avoir un travail.

On ne prend plus le risque de démissionner si le travail devient trop difficile (ou

immoral, car cela arrive aussi), parce que le marché du travail est en crise. Mais n’est-

ce pas d’abord le sens même du travail qui est devenu une question ? Dans l’étude

qui va suivre, nous nous attacherons à préserver une pluralité de sens du travail,

pluralité qui se retrouve dans le monde du travail mais aussi dans la Bible. D’où le

pluriel dans la question : « Quels sens peut-on donner au travail ? » Cependant, afin

de ne pas nous disperser, nous avons rassemblé dans une première partie une

perspective de sens plutôt pessimiste, et dans une seconde une perspective plutôt

optimiste. Ces deux parties nous permettront d’aborder enfin le sens moral du

travail14.

Notre société s’est tellement habituée à opposer le travail et les loisirs qu’elle

semble avoir vidé de sens le premier et comblé de sens les seconds. Tout au plus, le

travail a-t-il pour utilité de rendre possibles les loisirs. A ce rythme-là, considérant le

travail en lui-même de façon résolument pessimiste, l’homme se retrouve à déplorer

comme Qohélet dans la Bible la « vanité » du travail, la vacuité de sens de toute la

peine qu’il implique. Au mieux sert-il le bonheur de bien manger et de boire…

Encore Qohélet n’est-il pas aussi pessimiste que beaucoup de nos contemporains,

puisqu’il reconnaît « le bonheur que [l’homme ] trouve dans son travail » : « cela

aussi vient de la main de Dieu ». Mais aussitôt l’auteur inspiré ironise sur l’inégalité

des chances au travail : cela aussi est vanité (v 26). Ici, on peut relire Qohélet15 2,22-

24.

14

Afin de ne pas alourdir le texte, nous ne citerons pas textuellement les passages bibliques, mais nous laisserons au lecteur le soin de les rechercher. 15

Livre aussi intitulé Ecclésiaste.

14

Indépendamment des loisirs, travailler, c’est pour le sens commun gagner sa

vie, « gagner son pain ». Ici, le sens du travail est éclairé par la nécessité. Sens

minimal du travail, sens honorable certes. A la longue, il peut arriver qu’on se laisse

gagner par une fatigue, un dégoût (qui rappelle la « vanité » de Qohélet) : est-ce que

je ne travaille pas comme une bête, si je ne travaille que pour me nourrir, pour

subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille ? Le sens de la famille permet

sûrement à bien des honnêtes gens de donner à leur travail un autre sens, plus fort

que celui de la nécessité : l’amour d’une famille. Malheureusement, le travail

s’accompagne souvent d’injustices (cf. Lettre de Jacques 5,4). Un Etat peut s’enrichir

au détriment de sa population (cf. Exode 1,8-14 ; Amos 5,11 ; Jérémie 22,13). La Bible

recommande cependant de traiter son esclave « comme un frère » (Siracide 33,31), ne

serait-ce que par intérêt, pour éviter qu’il ne s’enfuie. Travailler pour vivre et pour

survivre : tel est le sens minimal auquel nous expose la nécessité. Libre au roi

d’alléger le joug de ses sujets, afin d’être mieux aimé et servi (1 Rois 12,1-4).

En matière de pessimisme, le summum biblique restera pour toujours une

mécompréhension de la pénitence. Ce que nous rapporte le mythe bien connu de la

Genèse peut sonner comme une condamnation aux travaux à perpétuité (cf. Genèse

3,17-19). Adam, chassé du Paradis avec Eve, tirera désormais son pain de la terre à la

sueur de son front, alors qu’auparavant, il travaillait sans souffrance. Le livre de

l’Ecclésiastique nous recommande de ne pas répugner « aux travaux pénibles, ni au

travail des champs créé par le Très-Haut » (Eccl. 7-15). Cela n’arrange guère les

choses : le Très-Haut a bien de la chance, lui, de ne pas travailler, tout en nous

regardant prendre de la peine : cela ne vous rappelle-t-il pas un certain Zeus ? Le vrai

problème est que cette conception continue de persuader les esprits, au point que le

travail est conçu comme un mal à endurer plutôt que comme un bien, et Dieu comme

un tyran. Il faudrait au contraire rappeler que Dieu est un Père qui sait éduquer ses

enfants et que le travail est pour l’homme un moyen d’acquérir savoir-faire, sagesse

et sainteté. Telle est la vraie pénitence, joyeuse et non austère ! Nous y reviendrons.

Nous avons vu que la nécessité faisait sens de façon minimale, telle une bouée

de secours. Quant à la pénitence, qui retient l’attention de nombreux croyants et

religieux, elle n’est valide comme signification pour le travail qu’à la condition d’être

envisagée de façon optimiste, ce qui est loin d’être toujours le cas. C’est cette

perspective optimiste qui va nous intéresser à présent.

Revenons à la nécessité : c’est bien ce sens du travail qui anime généralement

l’esclave, encore qu’il puisse être cultivé ou religieux. La Bible, dans le livre de

l’Ecclésiastique (Siracide), tempère l’esclavage d’humanité (cf. Sir. 33,25-33). En outre,

si l’esclave jouit de quelques heures de repos, il peut toujours acquérir la sagesse de

l’instruction. Ce serait un esclave bien chanceux, car il faut reconnaître que le loisir

des scribes est réservé aux gens de condition aisée. Ainsi, Sir. 38,21 à 39,11 a marqué

15

à la fois le peuple juif, qui profite du Shabbat pour étudier le Talmud et la Torah, et

le monde monastique chrétien, qui organise ses journées (très matinales !) pour

étudier l’Ecriture sainte, les Pères de l’Eglise (le dernier est saint Bernard de

Clairvaux) et les auteurs spirituels, entre une et trois heures par jour. Ainsi, tout en

interprétant le travail comme une nécessité vitale, l’homme s’est affranchi, autant

qu’il a pu, de cette nécessité afin de s’épanouir intellectuellement et spirituellement.

Mais il y a plus. Dépassant la platitude habituelle de notre imagination, la

Bible a pensé que le travail pouvait avoir été donné à l’homme avant le péché, pour

son bonheur et son épanouissement et non plus comme un châtiment (cf. Genèse

2,15). D’autre part, le prophète Isaïe affirme que Dieu a lui-même donné au

laboureur son savoir-faire (cf. Isaïe 28,26.29). Le livre de la Sagesse dit aussi que tout

savoir-faire nous vient de Dieu, comme toute intelligence, dont il est la source.

Cet optimisme biblique est accru par l’espérance du Royaume, règne

eschatologique de la paix que le Messie a inauguré, pour la foi chrétienne.

L’Evangéliste S. Marc nous dit que le Royaume s’est « approché » de nous en Jésus-

Christ. Dans cette perspective, le travail revêt une dimension collective et

communautaire, où les uns travaillent pour les autres avec davantage de

dévouement que d’égoïsme. Cette dimension est garantie par l’action de l’Esprit de

Dieu, lequel souffle sur chacun et purifie son cœur de ses intentions mauvaises (le

« vieil homme », dit saint Paul, s’oppose à l’homme nouveau, qui a revêtu le Christ).

Le Concile Vatican II dit à ce propos que par le travail, « la famille humaine se

reconnaît et constitue peu à peu comme une communauté unie au sein de l’univers ».

Cette vision repose sur la foi en la paternité de Dieu. C’est aussi la pensée la plus

originale et la plus joyeuse que proposent ensemble judaïsme et christianisme au

sujet du travail et de son sens dans le monde et dans l’histoire. Pour illustrer ce

propos, on peut relire ici l’épisode de la construction du sanctuaire au désert, après la

sortie d’Egypte (cf. Exode 35,4-38,31). Un autre travail considérable voulu par Dieu

fut la construction du temple de Salomon (cf. 1 Chroniques 22,11). Ces deux

réalisations préfigurent la Jérusalem céleste, apogée biblique dont saint Jean, au

chapitre 21 de son Apocalypse, nous dit qu’il la vit « qui descendait du ciel, de chez

Dieu, avec en elle la gloire de Dieu » (Apoc. 21,10-11). Notons au passage que la

Jérusalem céleste est l’inversion exacte de Babel, laquelle n’était qu’un projet tout

humain, certes à dimension universelle, mais dont la gloire de Dieu était exclue (cf.

Genèse 11,1-9). A propos de Babel, on peut se demander si Dieu ne l’a pas

condamnée afin d’éviter que Nemrod, « le premier potentat sur la terre » (Genèse

10,8), y instaure un régime totalitaire. Ce n’est là que pure hypothèse de notre part.

Quoiqu’il en soit, Babel symbolise un effort païen (elle est fondée au pays de Shinéar,

en Babylonie), qui prétend pouvoir se passer d’une communion avec le Dieu d’Israël.

Si donc nous renonçons à Babel pour préparer nos cœurs à la Jérusalem céleste, nous

16

ne faisons rien d’autre que renoncer à l’orgueil et à la superbe qui gouvernent tout

égoïsme pour entrer dans l’altruisme. Autrement dit, l’organisation collective du

travail et l’économie ne reposent plus sur l’équilibre rationnel des égoïsmes, mais sur

un altruisme rationnel, lequel renvoie l’individu à l’ordre de la charité envers le

prochain, au nom de Dieu. N’y a-t-il pas d’ailleurs plus de satisfaction, de

contentement, à faire quelque chose pour les autres (en espérant une juste

rétribution), qu’à travailler pour son intérêt personnel et en n’aimant les autres que

pour la rétribution qu’on attend d’eux ? Evidemment, tout cela est affaire d’intention,

mais c’est précisément cette pureté de cœur que la Bible ne cesse de demander à ses

lecteurs.

Entre l’optimisme légitime de ceux qui bâtissent le Royaume de justice et de

paix et le pessimisme de ceux qui assument le travail comme un châtiment ou une

nécessité que nous aurions en commun avec les bêtes (bien que celles-ci ne réalisent

pas de progrès dans leurs travaux, donc pas de technique), il existe une troisième

voie que nous avions évoquée en introduction : c’est la valeur morale du travail.

La Bible n’oppose pas le travail au loisir, mais à l’oisiveté, qu’elle con damne

sévèrement à de nombreuses reprises dans le livre des Proverbes16 et dans le Siracide

(22,1-2). S. Paul aussi fait l’éloge du travail, mais plutôt parce qu’il permet de ne pas

être à la charge des autres17, donc permet d’être autonome18 et surtout, de secourir les

indigents (Ephésiens 4,28). On a là en résumé toute la philosophie du travail du futur

saint Benoît, père des moines d’Occident et l’un des patrons de l’Europe. Saint Paul

n’a-t-il pas demandé qu’on l’imite ?19 (cf. 1 Thess. 4,11-12)

Le judaïsme a peu à peu fait l’éloge du travail intellectuel. Le scribe est loué en

Siracide 39,1-11 (cf. aussi 38,24-34). De là vient qu’au cœur du monachisme chrétien,

deux tendances se sont toujours combattues : les premiers anachorètes, en Egypte et

en orient, refusaient tout intellectualisme, mais rapidement, on vit apparaître des

moines intellectuels. Dans les temps modernes, on se souvient surtout des moines

bénédictins de saint Maur, au 17e siècle, avec un Dom Mabillon, qui annonçait le

futur Dom Guéranger, au 19e s., qui réinstaurera l’Ordre à Solesmes, dans la Sarthe.

Saint Augustin, évêque et moine à sa façon, fut un brillant intellectuel et un

contemplatif, ce qui ne l’empêcha pas de faire l’éloge du travail manuel, lequel

permet, selon lui, d’acquérir humilité et maîtrise de soi pour mieux s’élever vers Dieu

ensuite dans la prière. En règle générale, les moines ont toujours évité les travaux

trop pénibles parce qu’ils empêchaient de prier et ne convenaient pas à leur rythme

de prière nocturne, mais il y a eu des exceptions. Enfin, on retiendra l’exemple laissé

16

Cf. 6,6-11 ; 13,4 ; 26,14 ; 31,10-31. 17

Cf. Actes 20,33-34 ; 1 Thessaloniciens (Thess.) 2,9 ; 2 Thess. 3,8 ; 1 Corinthiens (Cor .) 4,12 ; Actes 18,3. 18

Cf. 2 Thess. 3, 6.10.12. 19

« Devenez mes imitateurs, comme je le suis moi-même du Christ.

17

par saint Hilaire, moine de Lérins, qui une fois devenu évêque n’en continua pas

moins d’exercer son travail manuel, par souci d’humilité. De son point de vue, ce

travail était une nécessité morale favorisant l’épanouissement spirituel, en même

temps qu’il résolvait la nécessité de n’être à charge de personne pour annoncer

librement l’évangile. Toutefois, ce point de vue n’est pas celui de la Regula Ferreoli : à

propos de l’abbé, celui-ci doit faire exception au travail manuel, car il a pour mission

principale d’enseigner ses frères au quotidien (ou presque). Il fait donc mieux

lorsqu’il étudie, parce que cela correspond à son devoir d’état.

Quoi qu’il en soit de la distinction entre travaux manuels et intellectuels, et de

leur équilibre prévu par la Règle de saint Benoît au 6e siècle, le travail en général

apparaît comme un facteur de progrès moral, de progrès dans toutes les vertus, s’il

est accompli avec humilité, celle-ci étant la mère et la reine de toutes les autres

vertus. Cette vue n’est évidemment pas spécifiquement religieuse. Ainsi, A. Siegfried

écrit dans Aspects du XXe s., p. 215 : « le travail est le fondement solide d’une

existence saine, le garde-fou grâce auquel on se préserve de la paresse, du désordre

ou du déséquilibre. Mais une vie sans loisir ni dimanche ne serait pas une vie

harmonieuse, répondant aux conditions de la santé ». A ce propos, on oublie souvent

que les moines ont introduit depuis longtemps les « récréations » dans leurs emplois

du temps : une heure après le déjeuner et une demi-heure en fin d’après-midi20. On

peut alors consulter internet, aller se promener, partager un verre, écouter de la

musique, lire les journaux, faire du jogging ou du ping-pong.

Le sens moral du travail nous paraît aussi essentiel que celui de sa nécessité. Il

procure d’ailleurs davantage de joie : celle de prendre conscience, grâce à l’humilité,

de la vertu qui nous fait défaut, puis joie de l’acquérir peu à peu par l’attachement au

Bien. Nous pouvons ainsi trouver au travail une source constante de joie et réaliser

cette idée qu’André Gide notait dans son Journal le 4 août 1935 : « la première

condition du bonheur est que l’homme puisse trouver sa joie au travail. Il n’y a de

vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède ». N’est-elle pas

bien fade, la joie du seul profit, à côté de celle d’un progrès dans la vertu ?

Il se présente parfois une aliénation du travailleur, lorsque celui-ci s’épuise et

est exploité : le fruit de son labeur peut encore être de qualité, et même s’améliorer,

mais l’homme s’anéantit, parce qu’il n’est plus considéré comme une fin, mais

seulement comme un moyen21. Dans ce cas, le sens moral du travail est perdu, mais

l’on continue de travailler par nécessité, voire avec l’idée d’un châtiment que l’on

20

Pour les moines bénédictins de la Congrégation Notre-Dame d’Espérance, destinée à des frères de santé fragile. 21

On se souvient de l’impératif catégorique de Kant : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité en ta personne ou en celle de ton prochain jamais seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin ».

18

devrait subir afin d’être sauvé. Cette situation est évidemment contraire à l’espérance

du Royaume de Dieu et, tout simplement, à la moralité. Pour le dire autrement, le

sens du travail ne devrait jamais revenir à son étymologie latine : « trepalium »,

instrument de torture, mais au contraire honorer son étymologie grecque :

« ergasia », travail, profit, gain, industrie22. Le verbe grec « ergazomaï » signifie

travailler, œuvrer, accomplir, s’occuper de, produire. Mais pour ne pas être trop

fâchés avec le latin, reconnaissons que « trepalium » désigne aussi trois pieux qui

servaient à immobiliser les bêtes, dans l’agriculture. On peut alors penser le travail

comme ce triple instrument utile à dompter la sauvagerie de nos passions ! Notons

enfin que l’on retrouve le grec dans les mots en –urgie, tel : chirurgie, qui veut dire

« œuvre de la main ». Ainsi, écrire est en un sens une chirurgie, comme jouer du

piano, de l’orgue…

Concluons : la crise de sens que connaît actuellement le monde du travail est

vraisemblablement caractérisée par une intensification de l’idée de nécessité et un

défaut du côté de la moralité (ou de la « vertu »). Ce défaut grève par ailleurs

l’espérance biblique du Royaume et l’altruisme rationnel qui lui est apparenté, d’un

poids qui ne fait qu’accroître le sens de la nécessité et insinuer l’idée que le travail est

un châtiment, soit du destin, soit d’un Dieu tyrannique. Pour relever le monde du

travail et le sortir de la crise spirituelle qui s’ajoute au problème économique, il

faudrait donc alléger cette charge en rappelant la possibilité salvifique de la morale,

de la « vertu ». En faisant cela, nous pourrons aussi rendre à l’homme d’aujourd’hui,

largement athée, l’héritage biblique de la grâce qui est le sien, cet appel à bâtir une

« civilisation de l’amour », selon le mot de Jean-Paul II aux Journées Mondiales de la

Jeunesse de Paris en 1997. Cet héritage et cet appel correspondent à une soif intense

de spiritualité, à un désir que chacun pour sa part peut discerner dans l’humilité et la

liberté inaliénable de sa conscience.

Evian, Noël 2012

22

Cf. Actes 19,25 : l’industrie est source de bien-être pour l’homme, tant qu’est préservé le sens moral du travail.

19

III

Le bonheur, du point de vue d’un moine bénédictin

Dans le monde judéo-chrétien, le bonheur est équivoque. D’une part, il peut

signifier l’objet indéterminé d’un désir naturel ; d’autre part, il peut désigner

l’espérance surnaturelle. De là, deux attitudes possibles : ou bien vouloir être

heureux en cette vie et dans l’éternité ; ou bien sacrifier tout bonheur naturel au

profit d’une gloire éternelle. On rencontre ces deux attitudes dans tous les

monastères chrétiens, car loin de s’opposer, il semblerait qu’elles puissent se

compléter au lieu d’entrer en conflit. La Règle de saint Benoît elle-même ne fige pas

le moine dans l’une ou l’autre. Au contraire, S. Benoît propose à ses frères une

existence sagement équilibrée, et tendue vers la vie éternelle. « Quel est l’homme qui

désire la vie, qui aime les jours où l’on voit le bonheur ? », écrit-il au Prologue de la

Règle (v. 15) et un peu plus loin, parmi les instruments des bonnes œuvres : « de tout

son esprit, désirer la vie éternelle » (chap. IV, v. 46). Trois aspects caractérisent le

bonheur d’un moine bénédictin : la paix, la joie ou l’allégresse et la communion.

Nous étudierons successivement chacun d’eux tout en lisant les Ecritures afin de

mieux comprendre en quoi consiste le bonheur que Dieu veut pour chacun de ses

enfants, puisqu’Il nous a créés pour participer à sa béatitude. Cependant, avant de

commencer cette étude, nous aimerions faire un point sur l’hédonisme, qui nous

apparaît comme le caractère dominant et la philosophie actuelle de la « société de

consommation » : a-t-il une raison, laquelle, et jusqu’à quel point est-elle cohérente ?

Le mot grec hèdonè, qui signifie « plaisir », « jouissance », n’est pas à l’honneur

dans le Nouveau Testament. Dans la parabole du Semeur, Jésus déclare que « la

richesse et les plaisirs de la vie » (Lc 8, 14) étouffent la Parole qui doit nous ouvrir les

portes du Royaume, donc d’un bonheur sûr, impérissable. S. Paul rappelle à Tite que

le plaisir peut devenir un esclavage (Tt 3, 3) et S. Jacques voit dans les passions la

cause de toute bataille et de toute guerre. Dès lors, on comprend que le monde actuel

voie dans le christianisme un dérivé du stoïcisme, dérivé désuet puisqu’il prétend se

détacher du plaisir alors que celui-ci rend les hommes heureux. Georges Moustaki ne

chantait-il pas : « Nous avons toute la vie pour nous amuser, nous avons toute la

mort pour nous reposer… » ? Encore faut-il comprendre qu’il y a chez l’homme

moderne une sagesse hédoniste et qu’il n’est pas si aveuglé que cela par les passions !

20

R. Le Senne écrit ainsi dans son Traité de morale (p. 382) : « Le sage hédoniste arrive à

la maîtrise de soi comme le sage cynique, mais tandis que celui-ci y parvient par une

indifférence radicale à l’attrait du plaisir (…), l’hédoniste y réussit par la souplesse

infinie à cueillir et à goûter le plaisir quand il lui est donné ». Cet idéal ne se

rapproche-t-il pas du conseil de S. Paul : « Vivez dans l’action de grâce ? » Car celui

qui accueille les biens passagers en regardant vers Celui qui est le Bien suréminent,

Dieu, et en le remerciant, vit vraiment en chrétien et n’étouffe pas la Parole, puisqu’il

demeure dans la louange. Il suffirait donc de ne pas chercher à accumuler la richesse

et les plaisirs, mais de s’en assurer une juste mesure (Aristote), de savoir partager

avec les pauvres, et de remercier constamment le Créateur de tout bien. Tel serait

l’équilibre d’un hédoniste chrétien.

Cependant, si raisonnable que paraisse cet équilibre, il comporte une faille : à

ne vivre sa foi et sa relation à Dieu qu’à travers la jouissance des biens matériels, ne

risque-t-on pas de négliger les biens spirituels et la vertu ? Le Stoïcisme, l’antithèse

de l’hédonisme, n’a-t-il pas lui aussi à nous donner une leçon sur le bonheur ? Ainsi,

Gustave Thibon, dans Diagnostics (p. 96), n’y va pas par quatre chemins : « Le

décadent n’associe pas l’idée de bonheur à celle de perfection et d’ascension ; il ne

connaît pas d’autre perfection que la jouissance ». L’idéal de vertu des sages stoïciens

n’a pas dit son dernier mot, il est bel et bien d’actualité ! Qui ne sent au fond de soi

un secret désir, un appel à toujours progresser, à aller « de commencement en

commencement par des commencements qui n’ont pas de fin » (S. Grégoire de

Nysse, Vie de Moïse) dans l’ordre de la vertu, de la sainteté ? Bien que n’étant pas lui-

même stoïcien, S. Augustin n’a-t-il pas enseigné qu’il existe une jouissance dans le

bien, qui dépasse les jouissances charnelles ? Il semble qu’un écart irréductible sépare

la chair et l’esprit, dont S. Paul a théorisé le combat incessant (Galates 5, 17). Dans ce

contexte, s’il faut prendre parti, ce ne peut être que pour l’esprit, dit le stoïcien

comme le chrétien. N’est-ce pas en effet du Saint Esprit que naissent « charité, joie,

paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de

soi » (Ga 5, 22-23) ? Goûter chacun de ces fruits, c’est faire cette ascension qui n’est

autre que la vitalité de la raison pratique en nous. A ce propos, E. Kant nous a

encouragés à nous rendre dignes du bonheur, à défaut d’être déjà heureux, les

conditions matérielles du bonheur n’étant pas toujours réunies. Ce n’est peut-être

que dans une vie future que nous serons récompensés d’avoir été bons. Le malheur

ici-bas n’excuse pas l’immoralité : l’impératif catégorique est inamissible : « Agis de

telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours être érigée en loi universelle »,

c’est-à-dire : vise la sainteté exemplaire dans tout ton comportement. L’autre

impératif est : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité en toi comme en ton

prochain jamais seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin ».

C’est-à-dire : fais de ta vie et de celle de ton prochain des œuvres d’art, des fins en soi

et ne les réduis jamais à de l’utile ou à du commercialisable.

21

L’aspiration humaine à la perfection (« Soyez parfaits comme votre Père

céleste est parfait ») nous apparaît donc comme la juste limite à la sagesse hédoniste

si prisée par la société dite « de consommation ». Cependant, il serait dangereux pour

l’épanouissement normal de l’humanité de chacun d’exclure au contraire tout plaisir

de nos vies, puisque l’art et la culture contribuent grandement à notre édification. Il

faut donc penser une religion assez ouverte d’esprit pour communier

raisonnablement avec l’art et la culture sans rechercher par là un culte du plaisir et

des vanités mondaines, mais plutôt le bonheur d’une communion des personnes

entre elles et avec Dieu. Cela n’empêchera ainsi nullement de veiller à ce que l’amour

de la vertu encadre cette communion.

Nous pouvons à présent approfondir la notion de bonheur grâce à la devise

des Bénédictins : « Pax ! » La paix ne se réduit pas à l’ataraxie des stoïciens, cette

absence de troubles, dont parle aussi S. Paul, mais avec le terme d’hèsuchia : 2 Th 3,

12 ; 1 Tm 2, 11. Dans l’Ancien Testament en particulier, paix est synonyme de bien-

être devant Dieu : bénédiction, richesse et salut. Pour demander si l’on va bien, on

dit : « Est-il en paix ? » (2 S 18, 32 ; Gn 43, 27). La paix, c’est aussi la sécurité pour

Israël grâce à Josué, David ou Salomon. Enfin, la paix c’est la concorde dans l’amitié :

mon ami, c’est l’homme de ma paix » (Ps 41, 10 ; Jr 20, 10). Tous les biens, matériels et

spirituels, sont compris dans la salutation, dans le souhait de paix par lequel on se dit

bonjour et adieu, dans les conversations ou dans les lettres. Mais acquérir la paix,

c’est avant tout acquérir la sagesse : « Dans sa droite : longueur des jours ! Dans sa

gauche : richesse et honneur ! Ses chemins sont chemins de délices, tous ses sentiers,

de bonheur. C’est un arbre de vie pour qui la saisit, et qui la tient devient heureux »

(Prov. 3, 16-18). A lire ce passage, on pourrait croire que le bonheur d’Israël réside

dans la richesse matérielle. Cependant, un verset de psaume nous met en garde :

« L’homme comblé qui n’est pas clairvoyant ressemble au bétail qu’on abat ». De

plus, un peu avant les versets que nous venons de citer, on lit : « Mieux vaut gagner

la sagesse que gagner de l’argent, son revenu vaut mieux que de l’or. Elle est

précieuse plus que les perles, rien de ce que tu désires ne l’égale » (Prov. 3, 14-15).

Comment ici ne pas faire le rapprochement avec Isaïe 40, 25 : « A qui me comparerez-

vous dont je sois l’égal, dit le Saint ? » La déité de la sagesse, si l’on peut dire, est assi

clairement affirmée dans le livre qui porte son nom. « Tout l’or, au regard d’elle, n’est

qu’un peu de sable » (Sg 7, 9) : ce verset redit ce que nous venons de lire dans les

Proverbes. Sa divinité apparaît en Sg 7, 25 : « Elle est un effluve de la puissance de

Dieu, une émanation toute pure de la gloire du Tout-Puissant ». Libre à chacun de

faire ici un rapprochement avec la commencement de la Lettre aux Hébreux, qui parle

ainsi du Christ : « Resplendissement de la gloire [de Dieu], effigie de sa substance… »

(He 1, 3). Un autre verset du livre de la Sagesse mérite d’être cité : « Avec toi (Dieu)

est la Sagesse, qui connaît tes œuvres et qui était présente quand tu faisais le monde »

(Sg 9, 9). On comprend, à partir de là, qu’Israël soit invité, au milieu des richesses

22

que la Providence lui accorde, à lever les yeux vers son Dieu, à détacher son cœur

des biens matériels pour louer sans cesse son Seigneur. Jésus mettra en garde ses

disciples contre une accumulation de richesses et de plaisirs qui étoufferaient la

Parole, c’est-à-dire la vie spirituelle. La paix profonde est d’abord celle que procure

l’Alliance avec le Dieu qui libère, qui sauve son peuple. Dieu n’est pas seulement

Providence, il est aussi Sauveur et c’est ce que Jésus est venu confirmer tout en

annonçant le Royaume. Celui-ci était déjà en germe dans le Livre de la Sagesse, à

propos de la mort prématurée du juste : « c’est cheveux blancs pour les hommes que

l’intelligence, c’est un âge avancé qu’une vie sans tache. Devenu agréable à Dieu, il a

été aimé, et, comme il vivait parmi les pécheurs, il a été transféré » (Sg 4, 9-10). Un

même genre de bonheur est annoncé à la femme stérile et vertueuse : « Mieux vaut

ne pas avoir d’enfants et posséder la vertu, car l’immortalité s’attache à sa mémoire,

elle est en effet connue de Dieu et des hommes » (Sg 4, 1). La béatitude peut donc être

céleste pour ceux qui n’ont pas connu le bonheur ici-bas mais qui ont pratiqué la

vertu, qui ont aimé la sagesse. Il y a dans cette idée une nouveauté radicale que

déploiera la pédagogie divine avec Israël son peuple, puisqu’il s’agit au fond

d’apprendre à aimer davantage le Donateur que ses dons, davantage le Bien

suréminent que les biens qu’il répand sur sa création, en faisant « briller son soleil

sur les justes et les injustes ». Au XIe s., dans son célèbre Proslogion, S. Anselme dira

qu’il s’agit au fond de reconnaître que Dieu est « tel que rien de plus grand ne se

puisse penser ». Ces mots composent entre eux un concept limite, car ils débordent la

pensée : le cogito dont parlera Descartes est littéralement débordé par un infini, celui

de Dieu. En outre, il ne s’agit pas de penser un objet suprême, mais de s’interdire

toute posture orgueilleuse par laquelle on saisirait Dieu. Il s’agit plutôt de s’ouvrir à

la relation avec Celui qu’Emmanuel Lévinas appelle le « Plus-Haut », qui ne désire

pas tant notre soumission que notre bonheur, car il est aussi le Bien suréminent. Berf,

l’apparent concept de S. Anselme est, comme le suggère Michel Corbin23, un Nom,

celui d’une Personne, à laquelle le bon sens concède facilement d’être plus grande, de

valoir plus qu’un principe impersonnel. Ce détour par S. Anselme nous permet de

mettre en lumière un précepte capital de la Règle de S. Benoît : « Ne rien mettre au-

dessus de l’amour du Christ » (chap. 4, v. 21), lui qui, dit S. Paul, est « notre paix ».

C’est en brisant les idoles contre le roc qu’est le Christ que nous éviterons de faire

passer avant lui tous les biens trompeurs, ou de mettre notre cœur dans les richesses

que sa bonté infinie et sa miséricorde nous accorde en cette vie. Au XVIIIe s., le

jésuite Jean-Nicolas Grou, dans son traité De la paix de l’âme, recommande : « Voulez-

vous avoir part à la paix divine qui régnait dans le cœur de Jésus-Christ ? Aimez vos

frères comme lui-même vous a aimé, aimez-les comme ses membres et ses images

vivantes » (ch. 31). Arrivés à ce point de la réflexion, la paix nous conduit à la joie, car

23

Cf. Prière et raison de la foi, introduction à l’œuvre de saint Anselme, Paris, Cerf, 1992.

23

l’amour du prochain réjouit le cœur. Paix et joie sont des fruits de l’Esprit parmi

plusieurs autres, que S. Paul a énumérés dans la lettre aux Galates (5, 22).

Comment définir la joie ? Le dictionnaire nous apprend qu’elle est « l’état

affectif d’un homme épanoui dans la possession consciente d’un bien ». Ainsi, par

exemple, S. Anselme, après avoir reçu « certain jour », l’illumination du Nom qui

devait lui permettre de reconnaître que Dieu est : « Tu m’as donné certaine joie,

pleine et plus que pleine », écrit-il à la fin de sa méditation. Ainsi le moine se réjouit-

il en Dieu, suivant le psaume (104, 34) et Dieu « se réjouit en ses œuvres » (Ps 104,

31) : on voit la joie déborder du cœur de Dieu dans le cœur de l’homme. Entrer dans

le Royaume n’est pas autre chose qu’entrer dans la joie de Dieu, le maître intérieur,

car le Royaume est « au-dedans de nous » (Ste Thérèse de Lisieux). Dans l’Ancien

Testament, on est plus prosaïque, peut-être moins spirituel : une femme, un travail,

un peu de vin et de loisirs, le temps des moissons, des enfants sages (Prov. 10, 1) sont

des causes toutes simples de joie que Dieu accorde à l’homme. Sans oublier la joie de

l’amour du prochain : une bonne parole, un regard bienveillant. La spiritualité est

cependant bien présente : Israël trouve sa joie dans la fidélité à l’Alliance. Joie de

louer Dieu (Ps 33, 1), son vrai roi (Ps 149, 2), qui l’invite à se réjouir en sa présence (

Dt 12, 18). Israël vit aussi dans l’espérance du Messie qui le comblera de joie. Le

désert exultera (Is 35, 1), la terre jubilera (Is 44, 23 ; 49, 13), les captifs seront libérés

pour être revêtus de salut et de justice (Is 61, 10) et goûter la joie éternelle (61, 7).

Dans la Bible, la joie est aussi une promesse eschatologique : lorsqu’aura été

renversée la Babylone misérable, symbole des puissances du Mal, le ciel sera dans

l’allégresse (Ap 18, 20) et une foule immense s’y réjouira (Ap 19, 1-4) pour célébrer

les noces de l’Agneau, le Christ (Ap 19, 7). Cependant, dès le temps de l’Evangile, la

joie est la part des enfants de Dieu, puisqu’ils sont par la foi en communion « avec le

Père et avec son Fils Jésus-Christ » (1 Jn 1, 3-4). Surtout, le fidèle garde la joie dans les

persécutions et les épreuves parce qu’il sait que les puissances du Mal ont perdu la

bataille décisive (Lc 11, 20 ; Ap 19, 7 ; 20, 10). Enfin, la joie de la foi restera une des

caractéristiques des premières communautés (Actes 8, 39 ; 13, 48 ; 16, 34). La joie

eschatologique est la joie personnelle de Jésus (Jn 15, 11 ; 17, 13), reçue des disciples

parce que la communion à Dieu les fait entrer dans l’intimité aimante du Père et du

Fils, dans l’Esprit Saint. Dans les épreuves, S. Paul ne cesse d’espérer le bonheur qu’il

connaîtra au jour du Christ, lorsque la fécondité de l’Evangile sera entièrement

dévoilée (2 Co 1, 14). Il offre ses épreuves avec joie, comptant sur leur fruit grâce à la

charité avec laquelle il les traverse ( Col 1, 24).

Ce serait une grave lacune que de parler du bonheur sans évoquer les

béatitudes (Mt 5, 3-12). Jésus en est le centre : le Royaume des cieux est en lui, il

accorde la pureté du cœur, la miséricorde et la paix. Il a incarné les béatitudes en les

vivant et invité à prendre sur nous son joug et son fardeau « léger ». Il est le maître

24

« doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Même si nous devons donner notre vie en

témoignage, nous ne perdrons pas cœur en Celui qui s’est livré pour notre salut :

« Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ! ...car leurs œuvres les

accompagnent » (Ap 14, 13). Ultime béatitude, où la mort est vaincue par le sens

qu’on lui donne, où la souffrance est traversée par la croix rédemptrice. Oui,

« l’amour est fort comme la mort », dit le Cantique des cantiques (8, 6). C’est cet amour

manifesté en Jésus-Christ qui nous vaut la joie « pleine et plus que pleine » dont parle

S. Anselme : « je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie

nul ne vous l’enlèvera » (Jn 16, 22). Ainsi l’Eglise est dépositaire d’un trésor de joie

qui s’ajoute à la paix du Christ pour le bonheur de tous les hommes.

On pressent à partir de là que le bonheur, d’après la Bible, est une expérience

de communion et non pas l’accumulation de biens matériels, ni la réalisation d’un

projet spirituel individuel du type : « moi seul et Dieu ». Si Jésus nous commande de

nous aimer les uns les autres, c’est pour nous faire sortir hors de nous-mêmes comme

il est lui-même « sorti » de Dieu le Père par son Incarnation. La charité est par nature

de l’ordre de l’extase, de l’ouverture à l’autre. Ainsi, je ne profite jamais de l’art et de

la culture pour moi seul : je les partage toujours déjà avec d’autres. Je ne cherche pas

non plus à acquérir paix et joie pour me garantir un état privé de béatitude, dans un

solipsisme détaché des autres : je les acquiers pour les communiquer, pour en jouir

avec d’autres. Il faut donc vivre, éprouver la paix et la joie selon le mode de l’extase,

sans lequel la charité désespère de se donner. Le bonheur selon la Bible est

communion.

Voilà qui pourrait nous servir de conclusion. A la devise bénédictine :

« Pax ! », on peut ajouter : « joie ! », « allégresse ! ». Paix et joie sont ordonnées à la

charité, et l’on ne saurait être heureux, selon la Bible, sans aimer. La morale

kantienne, fondée sur le devoir, s’est probablement inspirée de la Bible. Elle peut

trouver dans la foi chrétienne un point d’ancrage solide, à condition d’effectuer ce

que Kierkegaard appelle le « saut » de l’éthique au religieux24, les deux « stades » qui

suivent le stade hédoniste de l’esthétique. L’hédonisme contemporain nous paraît

donc être le niveau le plus bas du bonheur, pauvre en spiritualité, mais riche d’une

attente de solidarité, de partage et finalement de communion. La Bible reste le sel et

la lumière dont nous aurions grand tort de vouloir nous passer : elle nous parle d’un

Dieu « bienheureux » (1 Tm 6, 15) qui sait l’art de nous conduire au bonheur.

24

Grâce auquel on passera du simple « penser à Dieu » à la connaissance (partielle) de Dieu, dont parle S. Paul (1 Co 13, 12).

25

IV

SE SANCTIFIER

Se sanctifier, c’est se purifier, se laver de toute souillure avant de participer

au culte. Mais seul Dieu donne cette pureté, en purifiant nos cœurs. Le baptême est,

par excellence, le sacrement de la sanctification de l’homme, puisqu’il efface la tâche

du péché originel. « Le Christ a aimé l’Eglise : il s’est livré pour elle, afin de la

sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne », écrit S. Paul

aux Ephésiens (5, 25-26). La sainteté de l’Eglise, sainteté vécue, est ainsi associée à la

pureté cultuelle.

Vivre la sainteté, c’est suivre Dieu comme Moïse jadis. En marchant à la

suite du Christ, en renonçant à notre volonté propre et en portant sa croix devenue

notre, nous progresserons sur le chemin de la sainteté.

Le « petit reste » des rescapés de Sion, ainsi que les sages qui avaient craint

le Seigneur, étant passés par l’épreuve, furent jugés dignes de recevoir le Royaume

en héritage. Ce petit reste, c’est nous, pour peu que nous tenions fermes dans la foi.

Le Royaume, il est « au-dedans de nous », disait Ste Thérèse de Lisieux. Ainsi,

progresser en sainteté, c’est s’approcher de ce Royaume comme de la perle rare, c’est

répondre à l’appel de Dieu, selon ce verset de la première Lettre de saint Pierre : « à

l’exemple du Saint qui vous a appelés, devenez saints, vous aussi, dans toute votre

conduite » (1 P 1, 15). La Pentecôte fut à l’origine de cette conception de la sainteté :

pas de saint sans Saint Esprit !

La sainteté vient de l’Esprit de Jésus. Au baptême, il est « l’onction venue

du Saint » (S. Paul). La sainteté est liée au don de sagesse et de science. S. Paul écrit

aux Corinthiens : « C’est par Dieu que vous êtes dans le Christ Jésus qui est devenu

pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et rédemption… ». On lit

aussi dans la première Lettre de saint Jean : « Quant à vous, vous avez reçu l’onction

venant du Saint, et tous vous possédez la science ». La science de Dieu consiste à

vivre en communion avec la sainte Trinité. Rachetés par le Seigneur, nous sommes

les « temples de Dieu », les « temples du Saint Esprit ». Le commencement de chaque

messe résume ce que nous devrions vivre constamment : « La grâce du Seigneur

26

Jésus-Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint Esprit soient avec

vous tous ! » (2 Co 13, 13). Les chrétiens ne sont pas seulement des prophètes, mais

des enfants de Dieu ayant toujours en leurs cœurs la source de la sainteté divine. « En

effet, tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu » (Rm 8, 14).

Tout cela devrait nous convaincre de vivre dans la justice et la piété, tendus

vers la Parousie et le Jugement Dernier. S. Paul nous rappelle ceci : « ne savez-vous

pas que les saints jugeront le monde ? » (1 Co 6, 2). Et S. Jean nous promet : « Qui

croit en lui [le Fils] n’est pas jugé ». Croire, c’est en effet selon S. Jean avoir vaincu le

péché par une adhésion pleine, entière, de notre cœur à la lumière. Les saints sont

ceux qui se sont tournés vers le Verbe de Dieu, qui était lui-même tourné « vers le

sein du Père », qui « s’est fait chair » et qui « éclaire tout homme, venant dans le

monde » (Jn 1). Il s ont marché dans la lumière, vécu en communion avec la sainte

Trinité. L’amour parfait a banni la crainte e leurs cœurs. Ils sont allés de gloire en

gloire sur les pas du ressuscité. En quoi consiste la gloire du disciple de Jésus ? N’est-

ce pas d’aimer avec un cœur de chair, un cœur capable d’aimer même ceux qui ne

nous aiment pas ? N’est-ce pas un cœur qui ose aimer son frère plus que lui-même, et

en qui l’Esprit produit ses fruits : « charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté,

confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5, 22-23). Le goût de Dieu se

trouve dans chacune de ces vertus, qui viennent orner précieusement nos relations

humaines. Ainsi, l’ouverture au prochain dans l’Esprit de sainteté, c’est aussi

l’ouverture à la sainte Trinité par le lien inamissible de l’unique Esprit : notre

sanctification.

27

La contradiction de la sainteté :

Courte réflexion pour un Carême

Les moines sont-ils des saints ? Leur Règle de vie et leur piété manifeste le

laissent penser. Pourtant, ce sont bel et bien des pécheurs… On retrouve chez eux

tous les désordres que S. Paul connaissait aux Corinthiens. Que se passe-t-il alors

dans l’Eglise ? Les fidèles, aussi pécheurs, sont édifiés par le repentir sincère de ces

frères qui ont tout quitté pour le Christ, mais qui savent que souvent, ils tombent en

chemin. Suivre le Christ ne rend pas pour autant infaillible, loin de là ! Les moines

ont au moins ceci de saint qu’ils persévèrent dans la confiance et dans l’espérance en

celui qui les relève, se faisant pour eux le bon Samaritain. Contradiction de la

sainteté : l’on voudrait faire plus de bien que tous, et l’on fait le mal. Cela peut

vraiment conduire au malheur, tant l’abîme peut se creuser, si l’on n’y prend pas

garde ! Le moine ne risque-t-il pas de devenir plus malheureux qu’un pécheur

« ordinaire », qui n’a pas son ambition, mais qui garde assez bien la vertu ? Un frère

qui se mettrait fréquemment en colère contre son abbé cacherait, au fond, une

souffrance que bien des fidèles ou même des incroyants ne connaissent pas. Dans le

même sens, un moine qui suivrait sa volonté de puissance, qui ne penserait à rien

tant qu’à dominer les autres, souffrirait un abîme de contradiction face aux exigences

de l’humilité, de la compassion et du service.

La piété sans la charité et sans l’humilité ne peut conduire qu’au malheur,

peut-être bien aussi à l’Enfer. Nous connaissons pourtant bien ce verset : « Ce peuple

m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ». Voilà qui peut nous entraîner à

la conversion, pour ce temps de Carême !

28

V

LA SOLITUDE

En 2010, la France a déclaré la solitude grande cause nationale. S. Jean de la

Croix, Pascal, Rimbaud, Nietzsche ont expérimenté quel combat plus rude que

bataille d’homme se mène dans la solitude. Jacob lutta seul à seul contre Dieu toute

une nuit au gué du Jabboq (Gn 32). A la fois nécessaire à la créativité, au génie et à

tout progrès spirituel, la solitude est aussi l’un des maux dont souffrent beaucoup de

nos contemporains, et ce malgré l’hyper-développement des moyens de

communication. Si le XXIe siècle veut être spirituel, selon le mot de Malraux, peut-il

se passer de la solitude et en quel sens ? Les racines chrétiennes de l’Europe peuvent-

elles nous aider à revisiter nos propres solitudes et comment ?

Remarquons tout d’abord que la solitude surgit sur fond d’expérience

sociale : l’orphelin et la veuve, la femme stérile, le chômeur, l’exilé, l’étranger, le

mourant à l’hôpital, l’individu qui proteste contre un système politique injuste : dans

tous ces cas, la socialisation paraît échouer, ou du moins être rudement éprouvée.

C’est sans doute à travers cette épreuve que les barrières peuvent être renversées et

que la fraternité peut redevenir une devise pleine de sens. Jean Nabert écrit dans

Eléments pour une éthique : « Seules les consciences ayant traversé l’épreuve de la

solitude peuvent véritablement dire nous »25.

Il serait vain de vouloir bannir la solitude de la vie humaine. Sans solitude

consentie loin des bruits de la foule, il n’est pas de pensée vraie. Descartes se retire

un temps du monde pour penser le fondement de toute vérité scientifique, Pascal se

met à l’écart du divertissement pour écrire ses Pensées. Toute vie intérieure suppose

le consentement au silence, à la distance, à la singularité. La vie spirituelle, dans

toutes les religions, requiert une part de solitude comme le moyen privilégié

d’atteindre l’absolu. « Redi in te », dit S. Augustin : l’homme est appelé à rencontrer

au foyer de son être Celui qui en est la source. Ce Père de l’Eglise dit encore : « Tu

nous a faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en

toi ». Ce « demeurer » est une communion, celle dont parle aussi S. Jean : « Quant à

notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ » (1 Jn 1, 3). La 25

J. Naberts, Op. cit., Paris, 1962, p. 48.

29

solitude peut ainsi ouvrir sur l’amour vrai, puisque Dieu est agapè (tendresse : 1 Jn 4,

8), au lieu de conduire au « néant infini » dont parle Nietzsche dans le Gai Savoir. La

solitude, dans la perspective biblique, est le désert où Dieu peut rencontrer sa

créature, lui parler cœur à cœur : « Secretum meum mihi », disait Edith Stein à qui

l’interrogeait sur sa conversion.

Il faut cependant reconnaître que la solitude peut être une tentation pour la

vie de l’esprit, un lieu où la conscience cesse d’aimer le réel et son prochain, au nom

d’un absolu qui n’exigerait plus cette attitude. On peut aussi chercher à honorer sa

propre subjectivité, à vivre une sorte de fusion avec la nature, ou encore à fuir dans

l’imaginaire des romans et du cinéma. La solitude ainsi comprise n’est en fait qu’un

échec de la communication, un repliement du sujet sur lui-même. C’est alors la ruine

de la vie spirituelle : le Moi règne seul, mais il est comme Narcisse en quête de sa

seule image, fuyant toute rencontre vraie, que ce soit celle d’autrui ou celle de

l’absolu. Jankélévitch écrit : « Avoir pour toute altérité le soi, qui est le monstre du

moi devenu objet de lui-même, cela est devenu une des définitions du vice ». Lévinas

a bien analysé la tentation de l’ego à réduire l’absolu au « même » et à lui refuser

l’altérité, le nom du Tout-Autre et du Plus-Haut, par crainte d’avoir soi-même à

changer. C’est la solitude du repli sur soi. Dès lors, comment accueillir l’Emmanuel,

le « Dieu avec nous » (Is 7, 14) ?

Pour la tradition judéo-chrétienne, la solidarité des deux commandements

(amour de Dieu et du prochain) préserve la solitude de tout solipsisme. Si je suis

celui qui aime Dieu, je dois être celui qui aime les hommes à la manière dont le Père

les aime : d’un amour gratuit, sans condition et miséricordieux. Le Christ nous a

montré l’exemple : servir et non vouloir être servi.

Dans le monde monastique, on pourrait croire que Dieu nous appelle à la

solitude. En réalité, il nous appelle plutôt à la communion, au-delà d’une part

nécessaire de solitude. Celle-ci est le désert où nous retrouvons le Christ et à partir

duquel nous aimons vivre avec nos frères.

Dans la société contemporaine, largement athée, les chrétiens ont le devoir

de témoigner de la communion. La solitude n’est pas seulement un positionnement

de l’homme dans le monde et face à la « mort de Dieu » (Nietzsche), ni une situation

culturelle, mais d’abord un drame spirituel. Lorsque Malraux prédit : « Le XXIe siècle

sera spirituel ou il ne sera pas », il nous remet en face de nos racines judéo-

chrétiennes. Le lieu par excellence de ce drame spirituel, c’est la Croix, car c’est là que

l’homme proclame la mort de Dieu et là que l’amour de Dieu, l’Innocent, se montre à

l’homme jusqu’à l’extrême et plus. Le Christ est venu briser la mauvaise solitude qui

retenait Adam prisonnier de son péché et l’athéisme contemporain qui nous

condamnait à remonter sans cesse le fardeau de nos doutes, comme Sisyphe.

30

Jésus a connu la solitude avec l’exclusion des synagogues et des pharisiens,

puis l’abandon de ses disciples à Gethsémani. Au jardin des Oliviers, « Jésus est seul

sur la terre, non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache : le ciel

et lui sont dans cette connaissance », écrit Pascal dans Le Mystère de Jésus. Sa mort sur

une croix, entre deux bandits, fut solitaire malgré la présence de Marie et de Jean, le

disciple bien-aimé. C’est cette mort qui nous a sauvés, par l’amour miséricordieux

manifesté par le Christ jusqu’à l’extrême abandon des pécheurs. Aucune solitude

humaine n’est étrangère à la Croix du Fils, qui appelle tous les hommes, à travers

tous les siècles, à vivre dans la communion de la Sainte Trinité. La seule séparation

absolue, c’est celle qui exclut du Corps du Christ et du Royaume préparé depuis la

fondation du monde. Jésus « rassemble dans l’unité les enfants de Dieu dispersés »

(Jn 11, 52) et « attire tous les hommes à lui » (Jn 12, 32). Le Christ nous a promis de

demeurer « tous les jours » avec nous jusqu’à la fin du monde et pour cela nous a

donné son Esprit. Nous n’attendons pas la solitude d’un face à face éternel avec le

Christ, mais une communion et une réunion de tous les hommes en lui. S. Paul écrit

ainsi aux Thessaloniciens : « nous serons réunis… et emportés sur des nuées pour

rencontrer le Seigneur. Ainsi nous serons avec le Seigneur toujours » (4, 17). C’est

bien la preuve qu’ « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2, 18) !

31

VI

LA PREDESTINATION

Le Christ a parlé de damnés et d’élus, d’une « peine éternelle » et d’une « vie

éternelle » (Mt 25, 46). Dieu sait combien ils seront à être sauvés et combien à être

perdus. On peut se demander comment cet état de choses est compatible avec la

toute-puissance divine. On serait en effet tenté ici de douter de la bonté de Dieu, ou

de sa toute-puissance. Nous tenterons donc de répondre à cette question en

examinant : 1° que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu’il le veut

vraiment, 2° qu’Il conduit infailliblement les élus à la gloire, 3° qu’Il respecte

absolument notre liberté. Ce sera ainsi l’occasion de comprendre pourquoi aucun

homme ne peut être « prédestiné à l’éternelle damnation », comme l’avait dit

Calvin…

Avant de nous engager sur le terrain particulier de la prédestination, revenons

à sa source, qui est la volonté qu’a Dieu de sauver tous les hommes. S. Paul écrit à

Timothée que « Dieu notre Sauveur… veut que tous les hommes soient sauvés et

parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4). Il ajoute que le Christ, unique

médiateur entre Dieu et les hommes, « s’est livré en rançon pour tous » (v. 6). On

pourrait penser que ce que Dieu veut efficacement se réalise inévitablement,

puisqu’il est tout-puissant. Cependant, certains hommes, par leur faute, se perdent.

On lit en effet dans la prière de Jésus avant sa Passion, au chapitre 17 de l’Evangile

selon S. Jean : « J’ai veillé et aucun d’eux [les Douze] ne s’est perdu, sauf le fils de

perdition, afin que l’Ecriture fût accomplie » (v. 12). Si Judas s’est perdu en livrant le

Christ, c’est donc que Dieu a permis un mal qu’il ne voulait évidemment pas. La

gravité de sa faute n’a cependant pas empêché un bien plus grand de se réaliser :

Judas a voulu perdre Jésus, mais Jésus a librement offert sa vie, et son amour a sauvé

l’humanité.

L’Ecriture parle d’ « élus » pour désigner ceux qui seront sauvés et trouveront

la vie éternelle. « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus », avertit Jésus à la fin de

la parabole du festin nuptial (Mt 22, 14). Parlant ensuite de son avènement lors de la

Parousie : « il enverra des anges avec une trompette sonore, pour rassembler ses élus

des quatre vents, des extrémités des cieux à leurs extrémités » (Mt 24, 31). Un verset

32

de S. Luc vient à propos pour nous rassurer, si l’ampleur cosmique de la Parousie

nous effrayait un peu : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père s’est complu

à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32). On peut appeler « volonté de bon plaisir » la

volonté par laquelle Dieu « s’est complu » à nous donner le Royaume. Dans cette

perspective, la prédestination apparaît purement gratuite. On retrouve le terme

« élus » chez S. Paul en Romains 8, 33 : « Qui se fera l’accusateur de ceux que Dieu a

élus ? C’est Dieu qui justifie ». Et en Ephésiens 1, 4 : « Il nous a élus en lui, dès avant la

fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour… »

Remarquons au passage que notre sainteté est le but de notre prédestination et non

sa cause.

Après le terme d’ « élus », un autre terme biblique nous met sur la voie de la

prédestination : le « livre de vie ». Il est présent dans l’un et l’autre Testament. Tout

d’abord en Exode 32, 32, après que Moïse eût découvert le veau d’or, il s’adresse à

Dieu : « Pourtant, s’il te plaisait de pardonner leur péché… Sinon, efface-moi, de

grâce, du livre que tu as écrit ! » Dans un psaume qui fait penser aux souffrances du

Messie en sa Passion, on lit les versets suivants, à propos des oppresseurs du

psalmiste : « Charge-les, tort sur tort, qu’ils n’aient plus accès à ta justice ; qu’ils

soient rayés du livre de vie, retranchés du compte des justes » (Ps 69, 28-29). Enfin,

dans l’Apocalypse, les références au livre de vie abondent. Citons simplement, à la fin,

au chapitre 21, et parlant de la Cité sainte : « Rien de souillé n’y pourra pénétrer, ni

ceux qui commettent l’abomination et le mal, mais seulement ceux qui sont inscrits

dans le livre de vie de l’Agneau » (Ap 21, 27).

Ce bref parcours biblique nous a parlé, au fond, de la grâce : celle d’être parmi

les « élus », quel que soit leur nombre ; celle d’être inscrit au livre de vie. Dieu fait

grâce… à nous de répondre à son amour en vivant selon le droit et la justice, en

accueillant son Pardon. Dire que Dieu fait grâce, ce n’est rien d’autre que réaffirmer

qu’Il « veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4). Cette première partie de

notre réflexion montre donc que tous les hommes sont assistés par la grâce, même

s’ils peuvent librement s’opposer à elle. Dieu ne nous sauvera pas sans notre

consentement ! Voyons à présent ce qu’il en est de la gloire, puisque c’est vers elle

que sont conduits les élus.

Dieu dirige et conduit infailliblement les élus à la vie éternelle. Un verset de

l’Epître aux Philippiens souvent cité nous met sur la piste : « travaillez avec crainte et

tremblement à accomplir votre salut : aussi bien, Dieu est là qui opère en vous à la

fois le vouloir et le faire (to énerguein), au profit de ses bienveillants desseins » (Phil.

2, 12-13). S. Thomas d’Aquin expliquera ainsi ce verset : « amor Dei est causa bonitas

rerum » : l’amour de Dieu est la source de la bonté des choses créées. Aimer, c’est

vouloir du bien à un être. L’amour de Dieu produit et crée la bonté des êtres,

matériels ou spirituels, doués de liberté ou non. On peut illustrer ce principe par une

33

autre parole de S. Paul, cette fois à Timothée, en 2 Tm 2, 12 : « Si nous supportons

l’épreuve, avec lui nous régnerons ». Supporter l’épreuve vient bien de nous, de nos

efforts de fidélité, de nos propres forces, mais Dieu est là qui nous soutient par sa

grâce ! Il en va ici comme de deux chevaux tirant une lourde voiture : un seul ne

pourrait rien, mais ensemble ils y parviennent, et l’on dit bien de chacun qu’il tire la

voiture de toutes ses forces et qu’il méritera de prendre du repos. Un autre passage

de S. Paul illustre l’action de Dieu en ses élus et la manière dont il les conduit

infailliblement à la gloire : il s’agit de Romains 8, 28-30 (le lecteur peut s’y reporter).

Apparaît ici le terme « prédestinés », dans une gradation qui va de l’appel à la

glorification en passant par la justification. La glorification est le partage de la gloire

du Christ, gloire qu’il s’est acquise par les mérites de sa Passion, par l’amour dont il a

fait preuve en assumant la souffrance et la mort.

La prédestination n’est pas seulement infaillible, elle est aussi toute gratuite. S.

Paul écrit ainsi aux Romains : « aujourd’hui, il subsiste un reste, élu par grâce » (Rm

11, 5). Il oppose ici la grâce aux œuvres : nous sommes donc prédestinés

indépendamment de nos mérites, non parce que ceux-ci ne compteraient pas, mais

parce que, comme le dira S. Augustin, ils sont pure grâce de Dieu. Nous pouvons

être étonnés que la prédestination soit gratuite, mais il faut l’entendre de sa source

originelle, qui est la liberté de bon plaisir en Dieu. En outre, cela ne supprime

nullement l’affirmation selon laquelle Dieu ne sauve pas l’homme sans l’homme,

puisque la prédestination est aussi le savoir-faire de Dieu avec la liberté de l’homme,

art subtil qui provoque une certaine « sympathie » (Duns Scot) entre la liberté créée

et la liberté incréée. On pourrait comparer la liberté de l’homme au ballon de la

montgolfière : tous s’accordent à dire que c’est lui qui porte la nacelle et ses

occupants, mais on ne parle pas de l’air chaud ni du moteur qui produit cette

chaleur. Or que serait une montgolfière sans moteur ni air chaud ? Que serait un

homme sans Dieu, qui le conserve, le soutient dans son être ? Dieu est la source, la

cause de notre liberté. Il l’est jusqu’à permettre que cette liberté se retourne contre

lui. Inversement, lorsque notre liberté s’accorde à sa grâce, nos justices ne sont pas

seulement nôtres, mais aussi les siennes, puisqu’il en est la cause première. C’est

dans cette perspective que nous lisons en Tite 3, 5 : « Ce n’est pas à cause des œuvres

de justice que nous faisions, mais selon sa miséricorde que Dieu nous a sauvés ». Si la

foi justifie les pécheurs que nous sommes, c’est parce qu’elle est causée par la grâce,

pur don de Dieu, don immérité. C’est l’œuvre de la miséricorde de Dieu et non de

notre justice. Un passage de la lettre aux Ephésiens étaye l’idée selon laquelle la

prédestination est une œuvre purement gratuite, comme l’est la miséricorde divine :

« Il nous a élus en lui (…), déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils

adoptifs par Jésus-Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté… » (Ep 1, 4-5). Enfin,

une parole de Jésus à ses disciples reprend l’idée d’élection gratuite, l’opposant à un

choix qu’auraient fait les disciples dans leur propre liberté : « Ce n’est pas vous qui

34

m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous

alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure » (Jn 15, 16). On peut remarquer

que l’élection ne diminue en rien la liberté, puisqu’elle marque au contraire le point

de départ, l’ « établissement » solide à partir duquel les disciples porteront du fruit.

Nous pouvons à présent avancer une définition de la prédestination que nous

avons trouvée chez S. Augustin : « La prédestination est la préscience et la

préparation des bienfaits par lesquels sont certainement sauvés tous ceux qui sont

sauvés » (Du don de la Persévérance, chap. XIV). Dans un autre livre, S. Augustin

introduit l’idée d’infaillibilité : « Par sa prédestination, Dieu a prévu ce qu’il devait

faire, pour conduire infailliblement ses élus à la vie éternelle » (De la prédestination des

saints, chap. X). Par prescience, il faut entendre ici une manière de prévision, mais qui

n’introduit cependant pas de destinée. En effet, dit Origène : « Ce n’est point parce

qu’une chose est prévue qu’elle arrive, mais c’est parce qu’elle arrivera qu’elle peut

être prévue » (Contre Celse, 2, 20). Ainsi Dieu a prévu de toute éternité la conversion

du bon larron et la réprobation du mauvais, auquel il n’avait pas moins donné la

grâce suffisante (la possibilité) pour se convertir et être sauvé. Donc, si la prescience

des mérites des élus définit la prédestination, on ne peut pas dire que tous les

hommes sont prédestinés à la grâce. En revanche, tout homme reçoit de Dieu la

possibilité de se sauver. Il en est qui, comme Judas, se perdent par leur faute. Mais

qu’en est-il de la gloire, au juste ?

Dieu connaît individuellement ses élus et il veut leur faire accomplir, par la foi

s’ils sont croyants, les œuvres méritoires qui sont la condition du ciel. Il veut aussi les

faire persévérer jusqu’à la fin. La constance dans les œuvres bonnes et la

persévérance nous donnent part à la gloire du Christ. Pourtant, il arrive que nous

tombions dans le péché. Dieu permet les péchés personnels dans la vie des élus, et

cela ne l’empêche pas d’en tirer un bien plus grand lorsqu’il les pousse au repentir et

par là aussi à une plus grande humilité. « De toute perfection, j’ai vu la limite, tes

volontés sont d’une ampleur infinie », dit le psaume 118. Comprenons bien : Dieu ne

commande pas l’impossible, mais il nous entraîne à dépasser les limites de nos

manques d’amour et de nos imperfections pour grandir en sa ressemblance, étant,

quant à lui, plus qu’infini. « Celui qui croit en moi ne verra jamais la mort », dit Jésus.

Il ne s’agit pas de la mort corporelle, mais de cette mort de l’âme qu’entraîne le péché

« mortel » parce qu’il la détourne de sa fin, qui est Dieu. Le juste vit de la foi et, parce

qu’une foi vive produit les œuvres de la charité, il vit de la charité : « La loi du

Seigneur est parfaite, qui redonne vie », dit le psaume 18. Ce que Dieu commande à

l’homme produit en lui la vie, jusqu’à son épanouissement total dans la gloire.

Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus expliquait qu’au ciel, il y a de plus ou moins

grands saints, mais que tous sont également comblés par la gloire du Christ. Elle les

comparait à des verres de plus ou moins grande taille, mais également remplis d’eau,

35

chacun selon sa contenance. Cette comparaison permet de comprendre le principe de

prédilection, que l’on trouve chez S. Bonaventure, S. Albert le Grand et S. Thomas

d’Aquin. Il se formule ainsi : nul homme ne serait meilleur qu’un autre s’il n’était

plus aidé et plus aimé de Dieu. Par ce principe, on ne fait que reprendre l’idée selon

laquelle la bonté divine est la cause de la bonté plus ou moins grande des créatures.

Si l’on pense à la relation personnelle de chaque homme avec Dieu, tous sont autant

aimés les uns que les autres, parce que Dieu est un Père qui aime également ses

enfants. Mais pour expliquer pourquoi certains saints son plus grands que d’autres,

c’est-à-dire considérés les uns par rapport aux autres, ces trois théologiens ont

introduit le principe de prédilection. Pour bien le comprendre, une autre pensée de

Ste Thérèse de Lisieux va nous être utile : en admirant les vertus de ses sœurs, elle se

réjouissait de leurs progrès. Ainsi, au ciel, on peut penser que la communion des

saints sera cause de cette joie particulière qu’il y a à se réjouir de la grandeur de tel

ou tel frère. Ce sera par là une manière de « s’intégrer » au paysage du Paradis.

Prenons l’exemple d’un tableau qui représenterait une côte bretonne : les galets au

bord de la plage ne sont pas moins nécessaires que le sable et que les rochers.

Ensemble, ils forment un tout. Si l’on admire davantage les pins maritimes, on sent

bien cependant que la maison d’à côté et la mer permettent de les situer à l’intérieur

d’un « tout » plus harmonieux et plus riche. Dans la vie communautaire, il faut se

garder de ne considérer le frère que comme un moyen permettant au tout de

fonctionner. Chacun est aussi une fin en soi. Il faut introduire cette joie particulière,

qui est aussi une vertu, par laquelle on se réjouit des progrès et de la sainteté

supérieure de ses frères. Dieu fait naître de plus ou moins grands saints selon sa

volonté de bon plaisir. On peut penser à cette publicité pour un parfum féminin :

« Parce que je le vaux bien ! » Aux yeux de Dieu, chaque être humain est une fin en

soi. Pour terminer sur ce point, citons Emmanuel Kant, à qui nous devons

l’application de cette distinction entre moyen et fin : « La nature raisonnable existe

comme fin en soi. (…) L’impératif pratique sera donc le suivant : Agis de telle sorte

que tu traites l’humanité dans ta personne et dans celle d’autrui toujours en même

temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen » (Fondements de la

métaphysique des mœurs). On pourrait traduire cet impératif de façon familière par :

fais de ta vie et de celle de ton prochain des œuvres d’art. Au ciel, dans la gloire,

chaque saint est une œuvre achevée selon la volonté de Dieu.

Dans notre réflexion sur la gloire des élus, nous nous sommes arrêtés

longuement sur le principe de prédilection. Il nous reste finalement à dire un mot des

damnés ou « réprouvés ».

Selon Pierre Lombard et la scolastique du XIIIe s., « la réprobation n’est pas

cause du mal comme la prédestination est cause du bien ». Cette affirmation

tranchante nous évite de penser que c’est la faute de Dieu s’il y a des damnés. Un

36

homme ne se perd jamais que par sa faute et le refus qu’il fait de la Miséricorde que

lui offre pourtant le Christ, lors du Jugement particulier. Si la réprobation était la

cause du mal, Dieu serait le premier responsable des fautes commises par les

réprouvés, ce qui ne peut se dire d’un Dieu juste et sauveur. Dans la lignée d’un saint

Augustin, Prosper d’Aquitaine affirme : « La grâce de Dieu n’a jamais quitté ceux qui

défaillent avant qu’ils n’aient eux-mêmes quitté Dieu ». Saint Augustin, le Docteur de

la grâce, avait fait l’expérience personnelle de l’aide patiente de Dieu tout au long de

sa quête de vérité. Dieu est fidèle à tout faire pour sauver sa créature. On repense au

mot de S. Paul : « Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle, car il ne peut se renier

lui-même » (2 Tm 2, 13).

On ne peut donc aller jusqu’à dire comme Calvin que certains hommes sont

prédestinés, « ordonnés à l’éternelle damnation ». Karl Barth l’a vivement critiqué

sur ce point. Zwingli, quant à lui, avait affirmé que Dieu est la cause de tout, même

du péché. Le Concile de Trente réfuta les thèses protestantes :

1° Le libre-arbitre n’est pas un simple instrument ou un objet dans la main de

Dieu. Il n’est pas purement passif.

2° Le libre-arbitre n’a pas été perdu ou détruit après le péché d’Adam. Cette

idée a inspiré la théorie de la massa damnata : tous les hommes sont nécessairement

damnés à moins d’avoir part à la foi en Jésus-Christ.

3° Dieu n’opère pas en l’homme les mauvaises actions. En outre, lorsqu’il les

permet, c’est toujours en les faisant suivre de biens plus grands et réparateurs (le

meilleur exemple est celui de la Passion, puisqu’elle a été suivie de la Rédemption

universelle).

4° Tous les hommes reçoivent la grâce pour être sauvés, mais tous n’y

répondent pas favorablement. Cet article répond à Calvin, pour qui les réprouvés,

étant prédestinés à la damnation, n’auraient pas reçu de grâce pour être sauvés.

5° L’homme peut observer tous les commandements de Dieu nécessaires à son

salut. Cette affirmation est très optimiste. Il ne faudrait cependant pas tomber dans le

Pélagianisme et croire la grâce inutile. D’abord, parce que recevoir la Loi (de Moïse

ou de sa conscience) est une grâce, ensuite parce que l’observer avec constance et y

persévérer jusqu’à la fin est encore une grâce. Dieu est la source de tout bien. Comme

le dit S. Benoît dans sa Règle, c’est à lui qu’il faut reporter tout le bien que nous

accomplissons et imputer à notre responsabilité tout le mal que nous faisons.

Ce cinquième article est dirigé contre ceux qui ont donné à la chute d’Adam

une telle importance, qu’ils ont cru que le péché était inévitable et que Dieu, par sa

Loi, commandait l’impossible. Sont ici concernés Baïus et Jansénius, deux théologiens

37

de Louvain. La faute d’Adam n’ayant pas supprimé le libre-arbitre, ni l’inclination

naturelle au bien, c’est plutôt au combat spirituel qu’elle a conduit les hommes, qu’à

une éternelle damnation. Dieu ne peut pas réprouver un homme capable de vouloir

le bien, de l’accomplir et de recevoir l’aide de plus grand que lui pour être sauvé.

Il est temps à présent de conclure. La prédestination a ainsi été définie par le

philosophe Jean Guitton : c’est « la préparation des bienfaits par lesquels seront

libérés les élus et la préparation des volontés humaines par Dieu. C’est l’art divin par

lequel Dieu obtient de la personne humaine l’adhésion libre qu’il récompensera ». On

peut penser ici à cette phrase du prophète Jérémie : « Tu m’as séduit et je me suis

laissé séduire ». Certes, se laisser séduire requiert une certaine humilité de la part de

l’homme lorsqu’il rencontre Dieu dans sa vie spirituelle. L’homme est tellement

habitué à prendre toute la place, à n’écouter que sa propre parole à la place du Verbe

de Dieu ! S. Augustin relie l’humilité à la liberté, donc à notre salut : « Nous ne serons

jamais plus libres que lorsque nous serons soumis à Dieu ». Dieu ne nous réduit pas

en esclaves : il fait de nous ses fils, il nous fait devenir par grâce ce que le Fils est par

nature. C’est peut-être le sens ultime de notre prédestination : être appelés à devenir

enfants de Dieu.

38

VII

LE PECHE

Il est impossible de nier la réalité et la gravité de ces actes qui nous

défigurent, nous font perdre l’innocence et le bonheur. Le péché, synonyme de faute

et d’injustice, atteint le cœur de l’homme de génération en génération.

Si nous ouvrons la Bible à l’épître aux Galates, ch. 5, v. 19-20, nous voyons

que S. Paul appelle « chair » le principe vivant qui lutte contre l’esprit et nous

conduit à faire le mal que nous ne voudrions pas. C’est certain, l’homme a en lui-

même une inclination au Bien, mais il a aussi un penchant au mal. Pour le définir, le

péché est « une faute contre la raison, la vérité, la conscience droite ; il est

manquement à l’amour véritable, envers Dieu et envers le prochain (…). Il blesse la

nature de l’homme et porte atteinte à la solidarité humaine » (Catéchisme, p. 389). Le

péché est aussi une dette envers Dieu, dont seul le Christ peut nous acquitter. En

commettant le mal, c’est comme si nous dérobions à Dieu le Bien pour le fouler aux

pieds. « Il en va du Royaume des Cieux comme d’un roi qui voulut régler ses

comptes avec ses serviteurs » (Mt 18, 23). Isaïe a annoncé le Christ à travers la figure

du Serviteur souffrant : « mon serviteur justifiera les multitudes en s’accablant lui-

même de leurs fautes » (Is 53, 11). C’est un juge qui surenchérit de miséricorde que

nous rencontrerons au jugement : à moins que nous haïssions son pardon, nous

serons sauvés par celui qui aura lui-même porté le poids de nos fautes.

Il faut distinguer entre péché mortel et péché véniel. Le premier est grave :

il détruit la charité dans le cœur de l’homme. Il est commis en pleine conscience, de

propos délibéré. Le péché véniel, lui, offense la charité, mais la laisse subsister (un

rire superflu, une parole oiseuse ou déplacée…). Dans le sacrement de réconciliation,

on s’accuse aussi bien des péchés mortels que des péchés véniels, dans la mesure où

l’on s’en souvient et tous sont pardonnés. La conversion du cœur entraîne à la charité

et celle-ci nous libère : « Avant tout, conservez entre vous une grande charité, car la

charité couvre une multitude de péchés » (1 P 4, 8). Et aussi : « La haine allume les

querelles, l’amour couvre toutes les offenses » (Prov. 10, 12). Dans cette perspective,

le péché véniel constitue un désordre moral réparable par la charité ou par la

confession.

39

Enumérons les péchés capitaux : gourmandise (excès de table), luxure,

tristesse, avarice, paresse, colère et orgueil. Chacun d’eux peut être soit véniel, soit

mortel, selon l’engagement de la conscience et le contexte. Il peut aussi être commis

par complicité : commander, conseiller ou approuver un péché, ne pas le révéler ou

ne pas l’empêcher quand on y est tenu, protéger ceux qui font le mal. C’est à partir

de là que s’organisent des « structures de péché », ou le « péché social ».

Le chrétien, aussi longtemps qu’il vit dans un corps mortel, peut retomber

sous l’emprise du péché en refusant de marcher selon l’Esprit Saint (cf Rm 8, 4).

Heureusement, l’abîme de la Miséricorde a absorbé l’abîme du péché (Rm 5, 20 et 11,

33). En témoigne cette chanson bien connue de Ste Thérèse de l’Enfant Jésus : « Moi si

j’avais commis tous les crimes possibles, je garderais toujours la même confiance, car

je sais bien que cette multitude d’offenses n’est qu’une goutte d’eau dans un brasier

ardent ». En Jésus-Christ, la justice de Dieu l’emporte et régit désormais nos vies, si

nous tenons ferme dans la foi. Par ailleurs, nous avons le devoir de prier pour la

conversion des plus grands pécheurs, comme l’a fait Ste Thérèse.

Un péché mortel dans lequel on persisterait jusqu’à la mort (avortement,

adultère, vol, assassinat, exploitation sexuelle…), conduirait en Enfer, car il aurait

brisé pour toujours la charité qui nous relie à Dieu et au prochain. Le péché mortel

coupe de la communion : il faut y renoncer et s’en repentir sincèrement pour être de

nouveau digne de recevoir le Christ. Il n’est pas de péché si grave que la contrition et

l’aveu ne puissent effacer en Jésus-Christ, selon S. Jean : « Si nous confessons nos

péchés, Il est assez fidèle et juste pour remettre nos péchés et nous purifier de toute

injustice » (1 Jn 1, 9).

40

VIII

PAUVRETE ET RICHESSE

« N’allez pas compter sur la fraude et n’aspirez pas au profit. Si vous

amassez des richesses, n’y mettez pas votre cœur » (Ps 61, 11). Ce verset bien connu

comporte une contradiction apparente : comment amasser des richesses si l’on n’a

jamais aspiré au profit ? Mais il faut interpréter ces mots comme une graduation : 1°

il est bon pour l’homme de ne pas aspirer au profit, et de se satisfaire du nécessaire,

ainsi que d’un minimum de confort. 2° si l’on acquiert honnêtement des richesses qui

nous permettront non seulement d’avoir un peu plus de confort, mais aussi d’aider

les pauvres, il faut éviter d’y mettre son cœur, c’est-à-dire, d’en tirer orgueil. Pour

cela, il faut user des richesses avec humilité : elles peuvent toutes nous servir sans

nous asservir. Job, après son épreuve, était riche et avait un cœur pur, ouvert à Dieu.

Abraham, Isaac, Jacob, Juda et Salomon ont été riches et n’en ont pas moins été

hommes de Dieu. Ne leur a-t-il pas promis une terre où rien ne manquerait ? En

outre, richesse et vertu ne sont pas incompatibles : diligence, sagacité, réalisme,

audace et tempérance sont utiles à qui veut s’enrichir. Cependant, il faut éviter de

perdre la paix de l’âme dans les soucis matériels, ou encore pire le sens de la justice,

la santé à cause de l’intempérance, le bon renom à cause de l’égoïsme et de l’orgueil.

La sagesse est la source de toute richesse, nous enseigne le livre des Proverbes. C’est à

elle qu’il nous faut revenir. A ce sujet, l’épisode du jeune homme riche rencontrant

Jésus et ses disciples est significatif. Sa question est axée sur le Bien, au sens de

principe qui doit régler l’agir : « Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie

éternelle ? » (Mt 19, 16) Les richesses n’ont pas tari sa soif de perfection spirituelle, et

il le ressent en approchant ce Jésus qu’il reconnaît comme rabbin. Jésus lui rappelle

cette évidence de sa foi juive : Dieu est le Bien souverain et il a donné sa Loi à son

peuple par les mains de Moïse. Suivre la Loi, c’es déjà une manière de se préparer à

accueillir de Christ, mais comment se séparer pour lui de « grands biens » (v. 22) ? La

tradition monastique chrétienne s’est constamment inspirée de cette parole de Jésus

au jeune homme : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le

aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (v. 21). Il y a

deux royaumes : celui de nos richesses et celui du Christ. Le second est cette perle

rare qui vaut qu’on lui sacrifie tout. « Plus l’homme est pauvre en esprit, plus il est

détaché et considère toutes choses comme néant », dit Maître Eckhart. Le fruit du

41

détachement, enseigne le dominicain, est de plaire à Dieu. Dans cette perspective, on

ne peut raisonnablement éviter de se poser la même question que le jeune homme

riche… « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait », dit encore

Jésus à qui veut l’entendre. Peut-être la pauvreté sera-t-elle pour nous cette croix

dont il faut apprendre à se charger pour suivre Jésus ? Ou bien serait-ce

l’obéissance ? On peut remarquer en effet que si les Ordres mendiants du XIIIe s.

(franciscains et dominicains) ont fait prévaloir la pauvreté, la Règle de saint Benoît,

elle, a toujours placé l’obéissance en tête des vertus monastiques, à égalité avec

l’humilité. Cependant, elle prévoit aussi que le candidat à la vie monastique fera le

don de ses richesses personnelles aux pauvres ou bien au monastère après un temps

suffisant de probation. La Règle de saint Benoît offre en effet le même exemple que

connurent les premières communautés chrétiennes : « La multitude des croyants

n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais

entre eux tout était commun » (Ac 4, 32). S. Benoît prescrit : 1° de ne rien tenir pour

son bien propre. 2° de recevoir de l’abbé ce qui est nécessaire et selon ses besoins. Au

cours des siècles, on a vu certains monastères s’enrichir considérablement. Les

pauvres venaient donc naturellement vers eux recevoir les aides nécessaires. Pour

comprendre cette situation, il faut distinguer entre pauvreté matérielle et esprit de

pauvreté. Seule la seconde est une béatitude : « Heureux les pauvres en esprit, le

Royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3). Quant à la pauvreté matérielle, elle peut

avoir été voulue ou résulter de l’infortune. On distinguait ainsi au Moyen-âge les

pauvres de saint Pierre et les pauvres de Lazare. Le Christ lui-même n’a-t-il pas

choisi la pauvre monture d’un âne, lors de sa montée à Jérusalem ? Zacharie

prophétisait à son sujet : « Voici que ton roi vient à toi : il est juste et victorieux,

humble, monté sur un âne, sur un ânon… » (Za 9, 9).

Dieu veut nous combler de ses richesses, qui dépassent les richesses

matérielles : celles « de la parole et de la science » (1 Co 1, 5), celles « de sa grâce et de

sa bonté » (Ep 2, 7). Qui vient au Christ n’aura plus faim (Jn 6, 35) ni soif (Jn 4, 14). S.

Paul promet aux chrétiens que Dieu les récompensera par « toutes sortes de grâces »

(2 Co 9, 8), n’excluant pas les richesses matérielles qui leur permettront « d’avoir

toujours et en toutes choses tout ce qu’il faut » et « d’être enrichis de toutes

manières » (2 Co 9, 8.11). Dieu nous pourvoit largement de tout (1 Tm 6, 17) et il sait

de quoi nous avons besoin avant même que nous le lui demandions.

Pour conclure, revenons aux psaumes et à cette sentence : « L’homme

comblé qui n’est pas clairvoyant ressemble au bétail qu’on abat ». L’aveuglement du

riche peut le conduire à exclure les plus pauvres et à réserver les biens qu’il possède

à quelques privilégiés (cf. Is. 5, 8). Pire que tout est l’orgueil de la richesse, qui étouffe

en nos âmes la Parole… « Qui se confie en la richesse s’y abîmera », dit un proverbe

(Pr 11, 28). Voilà ce bétail qu’on abat : un être privé de vie spirituelle et de liberté

42

dans l’Esprit, devenu indifférent au bien-être de ses frères parce qu’il sent qu’il va

mourir et que seule cette perspective l’occupe désormais. On peut appliquer au XXIe

s. dans les pays riches ce que Mgr Benson disait du XIXe s. au Church Congress de

Manchester : « Le 19e s. a besoin d’être interpellé dans son accumulation de

jouissances matérielles ». En définitive, qu’est-ce qu’être clairvoyant ? C’est garder

un cœur vigilant au milieu du confort, capable de se détacher des biens terrestres

pour mieux rejoindre les plus démunis : c’est choisir l’esprit de pauvreté et sa

béatitude, au nom du Royaume et de sa justice. Le reste nous sera donné de surcroît !

43

IX

JUSTICE ET CHARITE

La définition usuelle de la justice est : « rendre à chacun ce qui lui est dû ».

Dans l’Ancien Testament, le juste est l’homme qui vit en conformité avec la Loi, qui

prescrit d’aimer son prochain et de haïr son ennemi. Dans le Nouveau Testament, le

Christ dépasse la loi du Talion, qui certes donnait des limites à une « punition » de

l’ennemi, et prescrit à ses disciples la charité, qui va au-delà de ce qui est dû. Justice

et charité sont toutes les deux un devoir, mais la justice a pour objet le droit d’autrui.

Il n’y a pas de droit à recevoir la charité : on l’espère, tout au plus. Faut-il réserver la

charité à la sphère du privé, opposée au public ? La justice peut-elle fonctionner sans

la charité ? Le saint est-il d’abord l’homme juste, ou l’homme charitable ?

Dans notre société, la religion relève du libre choix de chacun, de sa

conscience. Dieu, d’ailleurs, veut des enfants et non des esclaves. Il en résulte que

spontanément, nous reléguons la charité au niveau de l’individu et de sa conscience,

c’est-à-dire à la sphère du privé. Cela n’empêche pas l’homme d’agir librement, de

laisser déborder un cœur bon et généreux, de dépasser la juste logique de la

rétribution. Comme le dit le livre des Proverbes, le fidèle trouve là son bonheur :

« Celui qui poursuit la justice et la miséricorde trouvera la vie, la justice et la gloire »

(Pr 21, 21). Ce verset associe justice et miséricorde (en laquelle on voit la charité qui

pardonne), et les situe au niveau de l’individu. D’autre part, on peut se demander si

le christianisme n’a pas malgré lui contribué à opposer justice de la Loi et grâce de la

charité par une mauvaise interprétation des Epîtres pauliniennes (surtout Romains).

On peut citer par exemple Galates 2, 16 : « Nous avons cru au Christ Jésus, afin d’être

justifiés à cause de la foi au Christ et non à cause des œuvres de la Loi ». Etre justifié,

être juste aux yeux de Dieu, c’est recevoir le salut par la foi et l’union au Christ. Cela

peut entraîner un délaissement de la justice et des œuvres de la Loi (ou d’une Règle,

si l’on vit dans un monastère).

Lorsqu’ils ont traduit la Bible, les Septantes, au IIIe s. avant JC, ont été

confrontés à la difficulté de traduire sedâqâh (justice), parce que l’équivalent grec de

dikè en restreignait le sens. Dikè est une vertu cardinale, une vertu morale, donc : elle

illustre la perfection morale. Sedâqâ, au contraire, signifie la justice dans la relation à

Dieu : elle découle de l’observance de la Loi mosaïque, qui règle la justice sociale. La

44

notion de justice oscille ainsi entre un sens restreint : une vertu cardinale du cœur de

l’homme, et un sens large : l’Alliance d’un peuple et de son Dieu, sens synonyme de

sainteté. C’est ce sens large que reprend la seconde Lettre de S. Pierre : « Ce sont de

nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon la promesse, où la

justice habitera » ( 2 P 3, 13). Il n’a pas écrit : « où la charité habitera » et l’on pourrait,

dans ce contexte, reléguer celle-ci à la sphère du privé. S. Pierre utilise le grec

diakosunè. On retrouve ce sens dans l’Evangile selon S. Matthieu : il désigne la justice

de l’homme, son action devant Dieu, sa fidélité aux commandements divins, tels que

la charité, l’aumône, le jeûne et la prière. La justice des Pharisiens est condamnée,

parce qu’elle s’attache excessivement au paraître. L’homme juste est, dans la

continuité de l’Ancien Testament, pieux, vertueux, fidèle à la Loi. Par conséquent, le

Christ reprend le mot sedâqâ, traduit par dikaiosunè, pour recouvrir le sens restreint de

« justice » par un sens plus large. Le Messie est ce Juste par excellence, un Prince

intègre, qui exercera la justice sans défaillance, annoncé par Isaïe : « On lui a donné

ce nom : (…) Prince de paix, pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin, sur

le trône de David et sur son royaume » (Is 9, 5-6). Le prophète Jérémie annonce aussi

la venue du Messie avec l’idée de justice au sens large : « Voici venir des jours –

oracle du Seigneur – où je susciterai à David un germe juste ; un roi règnera et sera

intelligent, exerçant dans le pays droit et justice » (Jr 23, 5). Il ne dit pas : « exerçant

droit et charité », mais on peut dire qu’il y a dans la vie de Jésus une très forte

proximité de la justice et de la charité. Sa manière de se rendre proche des pécheurs

et des publicains, dévoile le sens profond qu’il donne à la justice et que l’on retrouve

dans une pensée de Paul Ricoeur : « L’exigence de la justice (…) a sa racine dans

l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme

les miens (…). L’autre est un toi : telle est l’affirmation qui anime souverainement la

maxime de la justice » (Philosophie de la volonté, p. 120). Ainsi rapprochée de la charité,

la justice ne perd rien du sens que lui donne le livre de la Sagesse en l’associant aux

trois autres vertus cardinales : « tempérance et prudence, justice et force » (Sg 8, 7).

Bref, la vraie justice (pas celle des pharisiens !), comme la vraie charité, plonge ses

racines dans un cœur pur.

Il résulte de ce sens donné à la justice un usage social, auquel se voit obligé

l’homme de Dieu. Cela apparaît dans le Code du Droit Canon : « Les clercs

s’appliqueront toujours et le plus possible à maintenir entre les hommes la paix et la

concorde fondée sur la justice » (n° 287, §1). On aurait presque pu lire : « fondée sur

la charité ». N’est-elle pas la plus haute des vertus, selon l’apôtre Paul ? Il semble

qu’ici, la charité trouve sa place dans le cœur des clercs, sans doute pour porter du

fruit dans la justice. Cela reste encore à éclaircir, comme nous allons le faire à présent.

Dans l’Ancien Testament, l’agir de l’homme a beau être suspendu à la Loi,

la justice est inséparable de la charité. Ainsi, au livre de la Sagesse : « Le juste doit être

45

ami des hommes » (Sg 12, 19). D’autre part, le monde de l’Ancienne Alliance est

dominé par un ordre garanti et gouverné par Dieu. Dans ce contexte, la justice

(sedâqâh) englobe à la fois l’action de Dieu (Juste et Saint), qui sauve son peuple, et

l’entrée des fils d’Israël dans ce salut par leur fidélité à l’Alliance. La justice est ainsi

une relation originale entre Dieu et son peuple, relation unique puisqu’elle concerne

le peuple élu. On est loin de la définition grecque de la justice comme vertu morale,

comme juste milieu ou propriété métaphysique de l’absolu (le Souverain Bien, chez

Platon, recouvre l’idée de Justice). De plus, si Dieu « est amour », comme le dira S.

Jean (1 Jn 4, 8), s’il a « pitié de tous parce qu’il peut tout » (Sg 11, 23), alors en sa

nature sont étroitement unies justice et charité. Pour cette raison, Dieu intervient soit

pour punir les ennemis de son peuple ou, en général, les pécheurs (un père punit

bien ses enfants quand il le faut), soit pour délivrer celui qui souffre l’injustice. On

remarquera que l’innocent opprimé est souvent appelé « le juste » et assimilé à une

figure du Christ. Enfin, Dieu intervient pour pardonner à ceux qui l’implorent d’un

cœur droit. Quant au Messie, il est annoncé comme le Juste, celui qui exercera une

justice parfaite (cf. Jr 23, 5). Ainsi, dans l’Ancien Testament, Dieu agit avec amour,

comme un père très bon, avec fidélité, comme un époux et manifeste sa justice à

travers ces deux attitudes où la douceur d’une « voix de fin silence » l’emporte sur la

violence d’un ouragan (cf 1 Rois 19). La Loi qu’il donne à Israël par l’intermédiaire de

Moïse est pénétrée du sens religieux de son amour paternel : jamais il ne désire la

mort du pécheur, mais il espère à l’infini sa conversion. Dans le livre de Job, on voit le

juste continuer d’observer la Loi malgré tous les malheurs qui tombent sur lui : son

amour pour le Très-Haut fortifie en lui justice et droiture d’âme.

Avec S. Paul, le Loi mosaïque est dépassée (mais pas abolie) et l’homme de

Dieu découvre la grâce. C’est la foi qui justifie, indépendamment des œuvres. Cela

s’entend bien sûr d’une foi vive, animée par la charité envers Dieu et envers le

prochain. Les œuvres de la justice divine en nous sont celles de l’Esprit : « charité,

joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur,

maîtrise de soi » (Ga 5, 22). La justice divine est action salvifique pour l’homme de

bonne volonté. L’homme juste est celui qui accueille cette opération, qui est la cause

de sa justice : « Dieu est là, qui opère en vous à la fois le vouloir et le faire (to

énerguein), dit S. Paul (Phil 2, 13). Or la foi est une vertu, une opération ou un acte de

la volonté vers le Bien souverain, et simultanément un acte de l’intelligence vers

Dieu. Notons que chez S. Paul, la foi est ordonnée à la charité, reine des vertus (1 Co

13). Cela est bien naturel, car on ne saurait faire confiance à quelqu’un que l’on

n’aimerait pas du tout. Dans cette perspective, la justification du croyant, juif ou

chrétien, est le commencement du Royaume de Dieu. C’est dans l’âme et le cœur

qu’advient le Royaume, en attendant le ciel et la vision béatifique de Dieu.

Souvenons-nous du mot devenu célèbre de la petite Thérèse de Lisieux : « Je crois et

je sais par expérience que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous ». On voit par

46

là que la justice ne peut opérer sans la charité, tant en ce qui concerne la foi, qu’en ce

qui concerne la justification, entendue comme le développement de celle-ci à travers

les fruits de l’Esprit (Ga 5, 22). S. Paul a fait l’expérience de la justice de Dieu : sans

elle, l’homme est incapable d’assurer son salut, car il existe une disproportion trop

grande entre l’homme pécheur et la sainteté du Dieu Un. Avec la justice divine,

lorsque le cœur est touché par la grâce (« lorsque moins on y pense », disait

Corneille), tout est renouvelé : c’est cela, « naître d’en-haut ». La justice est une

propriété dynamique que Dieu accorde gracieusement à l’homme, et qui le rend

capable de droiture et de sainteté. Mais c’est aussi un processus de guérison, car le

péché entraîne des blessures parfois longues à guérir. La notion de justice selon Paul

reprend donc le sens large de l’Ancien Testament, de la sedâqâ et va bien au-delà de

celui d’une des vertus cardinales. Ce qui compte pour l’homme juste, c’est la relation

et l’ouverture constante à Dieu son Père : il est prêt à dire chaque soir : « En tes mains,

Père, je remets mon esprit ». Dès lors, on comprend que la justice humaine est finalisée

par la charité, d’autant plus que celle-ci exige de notre part la justice rétributive :

«respecter les droits de quelqu’un est déjà un commencement d’amour » (Aubert, Loi

de Dieu, lois des hommes).

S. Thomas n’est pas le seul théologien à avoir dit que la justice est finalisée

par la charité. On lit ainsi chez Leibniz : « La charité bien entendue est le fondement

de la justice. La justice est une charité conforme à la sagesse. »

Il serait illusoire de vouloir une Eglise fondée sur la charité mais laissant

l’expression de la justice aux autorités laïques.

L’Eglise doit réaliser en elle-même et autour d’elle toutes les œuvres de

justice qu’elle peut accomplir et au besoin demander l’aide des autorités civiles. C’est

ce qui transparaît à travers le décret suivant du Droit Canon : « L’Ordinaire (le

supérieur) aura soin de n’entamer aucune procédure judiciaire ou administrative en

vue d’infliger ou de déclarer une peine que s’il est assuré que la correction

fraternelle, la réprimande ou les autres moyens de sa sollicitude pastorale ne peuvent

suffisamment réparer le scandale, rétablir la justice, amender le coupable » (n° 1341).

Il est inévitable que les scandales arrivent, mais cela ne doit pas empêcher l’Eglise de

faire tout ce qui est en son pouvoir pour les éviter : « Pour prévenir les scandales, le

supérieur peut écarter l’accusé d’une charge ecclésiastique, lui imposer ou lui

interdire le séjour dans un endroit donné, ou même lui défendre de participer en

public à la très sainte Eucharistie » (n° 1722). Sainte Jeanne d’Arc disait : « Le Christ

et l’Eglise, m’est avis que c’est tout un ». Or, si le Christ est le Juge de l’âme après sa

séparation d’avec le corps, et le Juge lors du Jugement dernier (et universel), l’Eglise

aussi doit savoir se montrer juste, donc capable de rendre justice quand il le faut et

de donner aux pécheurs le pardon du Père touché par un repentir sincère. Dans cette

perspective, elle doit se montrer solidaire de la justice sociale, qui n’est pas seulement

47

affaire de justice, mais aussi de miséricorde, car elle concerne aussi bien des

innocents que des pécheurs. On lit encore dans le Droit Canon à ce sujet : « les fidèles

sont tenus par l’obligation de promouvoir la justice sociale et encore de soutenir les

pauvres sur leurs revenus personnels (n° 222, §2). A travers ce troisième article du

Droit Canon, nous voyons que la fin et le moteur de toute justice est la charité. A

travers les personnes que l’on secourt, c’est le Christ que l’on aime et que l’on sert (cf

Mt 5, 37-40). La parabole du Jugement Dernier que rapporte l’évangéliste Matthieu

met en avant aussi bien la justice que la charité : c’est au nom de Dieu qui est

« amour » (littéralement : « tendresse », cf. 1 Jn 4, 8), que l’Eglise fait justice aux

pauvres. Mais certes, il n’y a pas que l’Eglise ! Combien de Justes, pendant la seconde

guerre mondiale, ont caché et sauvé des juifs ? Sans nécessairement croire au Christ,

ils ont écouté leur conscience et fait œuvres de justice. A partir de cet exemple

d’héroïsme, on peut dire que l’idée de justice, en général, est gouvernée par une

certaine philanthropie, qui laisse place à la charité.

Puisque nous évoquons l’héroïsme des vertus, abordons à présent un

personnage dont nous nous sommes approchés sans le savoir : le saint. A

proprement parler, Dieu seul est saint. C’est donc à partir de lui que nous nous

efforcerons de répondre à la question suivante : le saint est-il d’abord le Juste, ou

l’homme charitable ?

La réponse à cette question semble aller de soi, puisque nous avons vu que

la justice est ordonnée à la charité. Cependant, ce serait faire fausse route que de

séparer la charité de la justice. Prenons l’exemple du prêtre. Nous lisons dans le Droit

Canon : « Que le prêtre se souvienne, en entendant les confessions, que son rôle est à

la fois celui d’un juge et celui d’un médecin, et qu’il a été constitué par Dieu à la fois

ministre de la justice et de la miséricorde divine, pour veiller à l’honneur de Dieu et

au salut des âmes » (n° 978, §1). Par conséquent, si la foi fait accéder l’homme à la

justice, celui-ci ne doit jamais oublier qu’elle coïncide avec la miséricorde, qui est une

expression sublime de la charité. « Pratiquez le droit et la justice », recommandent les

prophètes (Osée 10, 12 ; Jérémie 32, 3s). S. Paul dit aussi à Timothée : « Poursuis la

justice, la piété, la foi, la charité, la constance, la douceur » (1 Tm 6, 11)… et ailleurs :

« Fuis les passions de la jeunesse. Recherche la justice, la foi, la charité, la paix, en

union avec ceux qui d’un cœur pur invoquent le Seigneur » (2 Tm 2, 22). Par là, nous

sommes dissuadés de prendre parti pour la charité en oubliant la justice, ou en la

renvoyant à la responsabilité d’autres personnes. Enfin, la justice peut devenir la

récompense espérée par le chrétien : « Voici qu’est préparée pour moi la couronne de

justice, qu’en retour le Seigneur me donnera en ce Jour-là, lui le juste Juge, et noj

seulement à moi mais à tous ceux qui auront attendu avec amour son apparition » (2

Tm 4, 8). Notons enfin que si Dieu est juste, il ne laisse pas d’être miséricordieux, tant

que l’homme peut revenir à lui et que sa patience reste dans les limites du

48

raisonnable. Au Dernier Jour, la justice sera bel et bien rétributive (cf Rm 2, 5), mais

seulement après que toute la place ait été faite à une miséricorde débordante en

faveur de tout homme pécheur. Cependant, la justice divine s’exprime dès le temps

que nous vivons, à travers la possibilité du pardon, puisque sauver, pour Dieu, c’est

rétablir le pécheur dans la justice de la droiture et de la sanctification. L’amour de

Dieu, dit S. Thomas, « se manifeste surtout en ce qu’il pardonne et prend pitié ». En

pardonnant, Dieu « conduit [les hommes] à la participation du Bien infini, qui est

l’ultime effet de la puissance divine » (S. Thomas). Cela n’ôte rein au caractère

distributif de la justice, puisque Thomas poursuit ainsi : « Dieu donne à tous les biens

propres selon la dignité de chacun, et sauve la nature de chacun selon son ordre et sa

capacité propres ». On voit donc que Dieu, le seul Saint, est à la fois juste et

miséricordieux, mais qu’il semble faire passer sa miséricorde avant sa justice aussi

longtemps qu’il est possible et raisonnable de la faire. Le saint est celui qui l’imite

dans cet équilibre des forces.

Dans cette perspective, le saint recherche en toute chose justice et charité.

Prenons l’exemple délicat de la légitime défense. Au nom de la justice, l’homme est

amené à enfreindre le précepte : « Tu ne tueras pas ». Le Code de Droit Canon

prévoit que « si l’on a agi en état de légitime défense contre un agresseur qui nous

attaquait injustement, nous-mêmes ou quelqu’un d’autre, bien que le précepte : « Tu

ne tueras pas » ait été violé, on ne peut être puni ». Cela avec une réserve : il faut

« avoir gardé une certaine « modération » à l’égard de l’agresseur » (n° 1323 §5), par

exemple ne pas l’avoir fait périr dans d’atroces souffrances, qui n’ont jamais raison

d’être.

Concluons. On ne peut réduire la notion de justice à son sens juridique. Ce

serait délaisser la vie spirituelle. Au contraire, ordonnée à la charité, finalisée par elle,

la justice est synonyme de sainteté et de salut. Aujourd’hui, la tâche consiste à

redécouvrir l’antique lien biblique entre la libération du mal et le salut signifié par le

Royaume de Dieu qui est « au-dedans de nous » (Ste Thérèse de Lisieux), et dont

témoignent les chrétiens. Il y a un lien entre loi naturelle et loi divine, entre nos

volontés de justice et la Révélation du Salut en Jésus-Christ.

49

X

L’idée d’Infini

En guise de prélude à l’étude qui va suivre sur l’idée d’Infini, nous

voudrions donner à lire un passage essentiel de la 3e Méditation de René Descartes,

publiée en 1641 :

« Il me reste à examiner de quelle façon j’ai acquis cette idée [d’infini]. Car je

ne l’ai pas reçue par les sens, et jamais elle ne s’est offerte à moi contre mon attente,

ainsi que font les idées des choses sensibles, lorsque ces choses se présentent, ou

semblent se présenter aux organes extérieurs de mes sens. Elle n’est pas aussi une

pure production ou fiction de mon esprit, car il n’est pas en mon pouvoir d’y

diminuer ou d’y ajouter aucune chose, et par conséquent, il ne reste plus autre chose

à dire, sinon que comme l’idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès

lors que j’ai été créé. […] De cela seul que Dieu m’a créé, il est fort croyable qu’il m’a

en quelque façon produit à son Image et semblance, et que je conçois cette

ressemblance (dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue) par la même faculté

par laquelle je me conçois moi-même ; c’est-à-dire que, lorsque je fais réflexion sur

moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et

dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et

de plus grand que je ne suis, mais je connais en même temps, que Celui duquel je

dépends possède en soi toutes ces grandes choses, auxquelles j’aspire et dont je trouve

en moi les idées, non pas indéfiniment et seulement en puissance, mais qu’Il en jouit en

effet, actuellement, et infiniment, et ainsi qu’Il est Dieu » (3e Méditation, Paris, Vrin,

1978, p. 51-53).

Ce passage s’accorde étonnamment à ce que disait S. Hilaire quelques siècles

plus tôt, au livre III du De Trinitate, chap. 24, dont voici un extrait, traduit puis

commenté par Michel Corbin :

« L’imparfait ne conçoit pas le Parfait, et ce qui subsiste à partir d’un autre ne

peut absolument pas obtenir l’intelligence de son Auteur ou de soi, parce qu’il

ressent seulement qu’il est, et n’étend pas, pour le reste, son intelligence au-delà de

ce que la nature établit pour lui. Son mouvement, il ne le doit pas à lui-même, mais à

50

l’Auteur, et c’est pourquoi ce qui subsiste à partir d’un Auteur est imparfait quant à

soi, puisqu’il a ailleurs sa consistance ».

« la phrase d’Hilaire s’accorde d’avance à la méditation de René Descartes

sur l’idée d’Infini (ou de Parfait) que le fini (ou l’imparfait) ne peut produire de lui-

même, parce que son ideatum, ce qu’elle vise, la déborde infiniment en tant qu’idea,

que visée. L’Infini (ou le Parfait) est à la fois en nous par son idée et au-dessus de nous

par ce que vise son idée, et sa manière de déborder sans cesse ce que nous entendons

par perfection (ou par infinité) ne se sépare pas de sa manière de nous faire grandir

vers Lui et par Lui. Alors, notre impossibilité de concevoir sa perfection devient la

garde d’un excès qui s’offre gracieusement, l’envers de l’incroyable promesse que

Jésus nous a faite sur la montagne : « Vous serez parfaits comme votre Père céleste

est parfait » (Mt 5, 48)26.

L’idée d’Infini chez Descartes a fait couler beaucoup d’encre depuis trois

siècles. On se souvient peut-être de la lecture de Lévinas : l’Infini se lit déjà dans le

visage d’autrui, le contenu (cogitatum) de l’idée d’Infini déborde la pensée (le cogito).

Infini dit Dieu, bien sûr. D’une certaine manière, la Bible elle-même est un Infini,

puisqu’elle dit Dieu à travers l’objectivité d’un message et l’interprétation sans cesse

renouvelée de ses lecteurs. Autre Infini, celui de la relation, précisément de l’éthique,

car a-t-on jamais fini d’aimer, de servir, de donner ? La Bible est très certainement

l’arrière-plan des Méditations de Descartes et la culture qui éclaire le mieux sa

pensée : c’est la raison pour laquelle nous avons fait ce prélude avec S. Hilaire de

Poitiers. On lit ainsi au psaume 144 : « Grand est le Seigneur et louable hautement, à

sa grandeur il n’est pas de limite ». A notre connaissance, c’est le verset biblique qui

exprime le mieux que Dieu soit l’Infini. Voilà maintenant qui suffit à introduire notre

réflexion, qui se propose pour tâche d’étudier différentes lectures qui furent faites de

l’idée d’Infini chez Descartes. Notre vœu serait en effet d’en avoir une idée « claire et

distincte », selon une expression chère au philosophe.

La 3e Méditation s’arrête sur une idée, ou plutôt un désir spirituel : « la

contemplation de la majesté divine ». Aucune interprétation rigoureuse ne peut faire

l’économie de cet aspect religieux de la pensée de Descartes. Tout se passe comme si

l’on retrouvait des racines bibliques à une réflexion qui se voulait pourtant le fait de

la raison naturelle : mais la raison d’un homme peut-elle s’abstraire du contexte

socioculturel dans lequel elle s’est épanouie ?

La démonstration cartésienne de l’existence de Dieu est loin d’avoir

convaincu tous les savants. Ainsi, au XVIIIe siècle, Emmanuel Kant : d’après lui,

Dieu est pensable, mais non connaissable, parce qu’Il échappe à l’expérience. De Dieu,

l’homme peut avoir une idée, mais jamais un concept adéquat qui exprimerait le fruit

26

Michel Corbin, s.j., La Trinité selon Hilaire de Poitiers, à paraître, p. 147.

51

d’une expérience, car Dieu n’est pas un phénomène, de même qu’il n’est pas du

monde. Notons au passage que Kant n’a pas fait la critique de la 3e Méditation, mais

seulement de la 5e, et que Jean-Luc Marion a bien montré qu’il y a entre elles une

nette différence : la première introduit le lecteur dans une expérience, la seconde

propose le raisonnement logique qui a donné le fameux argument ontologique27. Selon

Kant, on peut tout aussi bien démontrer l’existence de Dieu, que son inexistence :

c’est l’une des trois antinomies de la raison pure (pure signifie ici abstraction faite de

toute expérience), lesquelles se rapportent au monde, à l’âme et à Dieu. On peut se

demander ici, grâce à l’apport philosophique d’Emmanuel Lévinas, si l’idée de Dieu

et de l’Infini ne renvoie pas la pensée à une expérience originaire (« d’une passivité

plus passive que toute passivité »), expérience spirituelle que nous recevrions du

« Plus-Haut » et dont il serait impossible de douter.

Au XIXe siècle, trois penseurs apparurent qui interprétèrent chacun à sa

manière l’idée d’Infini. Freud, Marx et Nietzsche, que Paul Ricoeur a appelés les

« maîtres du soupçon », continuent d’influencer considérablement les lecteurs de la 3e

Méditation. Le soupçon, de notre point de vue, est le creuset qui vérifiera la qualité de

l’argument cartésien. Refuser de passer par là reviendrait à manquer une occasion

révélatrice de vérité.

Pour Freud, Dieu est une énigme dont l’homme a la clé en lui-même, du côté

des forces obscures de son inconscient. En particulier, la libido, pulsion fondamentale

qui habite l’homme dès sa naissance, serait mieux à même d’expliquer le mystère de

notre nature, que la religion. Le prophète Jérémie lui-même ne dit-il pas : « le cœur

de l’homme est compliqué et malade » ? Ici, on peut simplement demander à Freud

pourquoi l’idée de libido serait plus pertinente et plus claire que celle de Dieu : ne

renvoient-elles pas respectivement à deux types d’expériences différentes ? De plus,

S. Paul a montré dans ses Lettres combien la chair et l’esprit étaient deux domaines

opposés en l’homme, qui luttent l’un contre l’autre. L’idée d’Infini n’appartient-elle

pas davantage à l’esprit qu’à la chair, l’un cherchant ce qui est éternel, l’autre, ce qui

est temporel et fini ? Peut-on tout réduire au charnel ?

Marx, quant à lui, identifie la religion à une invention qui aide le peuple à

surmonter ses malheurs, surtout en période de crise économique. Dans cette

perspective, l’Infini serait une expression de l’amour de l’Argent, ou d’un bonheur

purement matériel. Quelle idée étonnante, quand on sait que S. Paul identifie

l’amour de l’argent au principe de tous les maux, à l’idolâtrie qui empêche de

connaître et d’aimer le vrai Dieu ! On ne peut qu’opposer à Marx le témoignage de

celles et ceux qui font vœu de pauvreté (ou du moins d’une vie sobre en dépenses)

afin de mieux vivre le bonheur d’appartenir à Dieu. La charité, du moins dans son

27

Cf. Jean-Luc Marion, Questions cartésiennes, « L’argument relève-t-il de l’onto-théologie ? »

52

idéal de pureté, n’est pas l’opium utile à rendre vivable l’invivable : c’est le don de

soi dans la liberté inaliénable de la conscience.

Nietzsche, pour sa part, a influencé l’occident avec une expression que bien

des lecteurs ont détournée de son sens : la « volonté de puissance ». Celle-ci ne

désigne pas d’abord cette hybris que dénonçaient les grecs, mais l’affirmation

originaire de la vie et de sa puissance dans l’homme libre, délivré de Dieu.

Néanmoins, c’est l’hybris que l’on a retenu, et l’on a avancé que la foi était un dérivé

de celle-ci. Malgré cela, n’existe-t-il pas bien des croyants qui témoignent d’une

grande humilité, allant parfois jusqu’à l’héroïsme décrit par S. Benoît au chapitre VII

de sa Règle, au VIe siècle ? L’humilité, d’ailleurs, n’est pas à la mode. Pourtant, nous

aurons toujours besoin d’elle pour vivre dans la vérité, pour vaincre les illusions et

les mensonges que l’orgueil nous inspire. Certes, on ne peut se passer du désir de

valoir, mais de l’hybris, au moins, on le peut. L’homme peut librement détrôner le

Plus-Haut, mais ce ne sera jamais par son humilité, en toute logique. L’amour de

Dieu peut-il enflammer le cœur de l’homme, si celui-ci est rempli d’orgueil ? Ce qui,

sur le plan théorique, reste assez ambigu, sera sans doute clarifié à travers les

relations humaines, à travers les témoignages de croyants qui ont eu la sagesse de

s’abaisser parfois jusqu’à mourir, renonçant à l’amour d’eux-mêmes et à l’hybris qui

l’accompagne.

Il reste à présent à lever un dernier obstacle pour vérifier au creuset l’idée

d’Infini : c’est le mystère du mal. Les deux guerres mondiales, les génocides (citons

celui des arménien, des juifs et des tziganes), la torture encore trop répandue, le

terrorisme enfin, laissent penser que l’homme peut exceller à l’infini dans le mal.

Lorsque celui-ci s’organise, se structure dans une politique comme le communisme,

le nazisme ou le fascisme, l’idée d’Infini semble adéquate pour exprimer la barbarie.

Où donc est la limite du mal ? Selon Jean-Paul II, et pour une vision croyante, c’est la

croix du Messie, parce qu’elle a été l’instrument involontaire d’un amour volontaire

et sans limite. On a pu dire qu’il n’y avait pas d’autre infini en l’homme que sa bêtise.

C’est sans doute très réaliste et très vrai du XXe siècle, mais ne peut-on pas donner

aux enfants du XXIe siècle un sens plus optimiste de la nature humaine, malgré tout

capable de bonté, donc de ne pas reproduire les erreurs d’un passé dont on a tiré les

leçons qui s’imposaient ? L’Infini n’est-il pas aussi dans le Bien et toute vertu ?

Rappelons-nous Sam disant à son ami, dans Le Seigneur des anneaux, de Tolkien, au

plus noir de l’épreuve : « il y a du bien en ce monde ! » Il est regrettable que nous

soyons davantage influencés par le Relativisme et le scepticisme des valeurs que par

un Platon ! Une question persiste cependant, au plus profond de toute détresse et au

creux de toute incertitude, question lancinante mais inévitable si l’on considère les

racines judéo-chrétiennes de l’Europe : « Dieu existe-t-il et nous aime-t-il vraiment ? »

Si le doute sur l’amour de Dieu nous atteint, ce n’est pas pour que nous nous y

53

arrêtions, mais plutôt pour que nous le traversions avec courage. Hans Jonas a

affirmé qu’après Auschwitz, il fallait douter soit de la bonté de Dieu (son « amour » 1

Jn 4,8), soit de sa toute-puissance. Il a choisi de croire que Dieu n’était pas tout-

puissant. Certes, pour croire que Dieu est aussi tout-puissant, il faut affirmer que

Dieu a permis un mal qu’il ne voulait pas, selon une distinction connue de S. Thomas

d’aquin, qui ajoute aussitôt que Dieu ne permet jamais un mal sans en tirer, par sa

Providence toute-puissante, un plus grand bien.

Descartes a « défendu la cause de Dieu », selon son expression, à l’abri de la

scolastique et de S. Thomas d’aquin. C’est dans cette optique que nous pouvons

relire quelques lignes connues qui parlent de Dieu : « j’ai l’intellection d’un Dieu

souverain, éternel, infini, omniscient, tout-puissant et créateur de toutes les choses

qui sont en-dehors de lui ». Jean-Luc Marion a fait remarquer une sorte

d’équivalence entre l’infinité et la perfection divine. On lit ailleurs : « un être

souverainement parfait et infini ». Dans cette dernière phrase, l’infinité redouble

l’idée de perfection et ne lui ajoute rien. Dans de nombreux autres passages, tout se

résume à l’infinité de Dieu. C’est sur elle que repose la démonstration de son

existence, finalement, dans la 3e Méditation. Descartes invoque le principe de

causalité : il doit toujours et nécessairement y avoir plus d’être (ou de réalité) dans la

cause que dans l’effet. Si donc nous étions la cause de l’idée d’infini, notre pensée

serait elle-même Dieu, ce qui n’est pas, puisque nous ne sommes ni éternels, ni

souverainement bons, ni tout-puissants. Dans sa démonstration, Descartes joint la

logique à l’expérience du réel humain, mais aussi divin : l’idée d’Infini fonctionne

comme un vecteur qui élève la pensée, le cœur peut-on dire, vers le Plus-Haut. Le

cogito fait l’expérience d’un débordement : « Il est de la nature de l’infini de n’être pas

compris par moi, qui suis fini ». Avec simplicité et humilité, le cogito considère l’idée

d’Infini comme la marque de l’ouvrier sur son ouvrage. Les idoles une fois écartées,

la lumière du seul vrai Dieu peut se refléter dans l’âme (nous voyons « comme en un

miroir », dit S. Paul), et c’est comme une révélation, une rencontre, l’attestation de

l’Esprit de Dieu à notre esprit. Nous n’avons pas seulement désiré Dieu, sur le

chemin philosophique : nous avons aussi été désirés par lui. Nous n’avons pas

seulement défendu sa cause : il nous défend plus souvent que nous ne croyons, des

idoles et des mensonges de la superbe et de l’orgueil.

A cette découverte, Descartes fait tout de même une objection : « Mais peut-

être suis-je quelque chose de plus grand que je n’en ai moi-même l’intellection ». On

retrouve ici une idée des psychologues athées : l’inconscient produit dans la pensée

plus que nous ne pouvons penser consciemment, il la déborde, l’excède de toutes

parts. Serait-ce donc lui, le véritable Infini ? Pour aller de l’avant dans l’esprit de

Descartes, il faut méditer avec sérieux, avec gravité, l’idée de grandeur. Notre

inconscient est certainement grand, mais sa grandeur ne recouvre pas tout ce

54

qu’exprime l’idée d’Infini en notre cœur : « on ne se peut rien imaginer de plus

parfait, ni même d’égal à lui (Dieu) », écrit Descartes. Ainsi, toute grandeur que peut

imaginer l’homme, toute perfection qu’il peut concevoir, même en mettant à

contribution l’expression de son inconscient comme l’ont fait certains artistes (par

exemple Paul Eluard, Breton, les Surréalistes), n’égalent pas en perfection ni en

grandeur la sainteté de Dieu. En conséquence, si nous conférions à notre inconscient

l’égalité avec la nature divine, pour affirmer que Dieu n’est pas, Dieu cesserait d’être

pour nous Celui qui nous transcende, le Très-Haut cesserait d’être le Plus-Haut et

nous ferions mentir le Prophète Isaïe lorsqu’il prête à Dieu cette parole : « A qui me

comparerez-vous, dont je sois l’égal ? » (Is. 40, 25).

Faisons encore un pas pour penser l’Infini : nous l’avons jusqu’à présent

envisagé selon la verticalité de la transcendance. Regardons-le prendre une

signification horizontale et immanente, à partir de la relation au prochain et de

l’éthique.

La Bible indique à l’homme un chemin de grandeur bien particulier : « Celui

qui veut être grand parmi vous, qu’il se fasse le serviteur de tous », dit Jésus à ses

disciples. Il y a unité entre la véritable grandeur et le service (lequel apparaît comme

une ultime béatitude lors de la scène du lavement des pieds). L’idée d’Infini s’est

manifestée à nous jusqu’à présent dans une transcendance selon la contemplation.

Maintenant, avec cette parole de Jésus, c’est d’une transcendance selon l’action qu’il

est question. S. Vincent de Paul n’a-t-il pas dit : « L’amour est inventif à l’infini » ? Tel

est le vrai visage de l’Infini, dépouillé de l’orgueil et de la superbe : aimer

doublement Dieu et le prochain, redoubler dans l’amour de Dieu à travers l’amour

du frère, ami ou ennemi. S. Paul, quant à lui, nous invite à reconsidérer nos relations

fraternelles : « N’ayez de dette envers personne, si ce n’est celle de l’amour mutuel ».

Dette impensable parce qu’impayée, dette qui s’origine dans la charité que l’on doit

parce que le Christ est mort pour le frère qui se tient là, qu’il soit en état de grâce ou

en état de péché. Bienheureuse dette qui nous vole notre amour-propre et nous force

à nous dépasser pour aimer l’autre comme et plus que nous-mêmes, parce qu’ « il

n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,

13). L’infinité de la charité est éthique de l’Infini, exégèse du Père par le Fils, puisque

celui-ci est le Maître et nous, les disciples.

L’idée d’Infini est donc le point d’intersection de deux amours qui nous

dépassent plus que ne le fait notre inconscient, et qui mobilisent notre énergie dans

un dépassement sans fin, « de gloire en gloire », dit S. Paul, c’est-à-dire « de

commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin »

(S. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse). Le double amour de Dieu et du prochain ouvre

notre cœur à l’humilité, à la joie, à la liberté, puisque, dit Descartes dans une de ses

55

nombreuses lettres, il n’est pas de joie plus grande que celle de faire la volonté de

Dieu, aussitôt qu’on la connaît.

Concluons. Bien des obstacles se dressent pour une juste intellection de l’idée

d’Infini. Ce sont les idoles que nous connaissons et contre lesquelles nous devons

lutter : pouvoir et ambition démesurée, argent, plaisir immodéré, haine et rivalité. Le

propre d’une idole est de « vouloir » être adorée, de remplacer Dieu sur son trône. La

transcendance divine, l’Esprit Saint, nous libèrent de chaque idole et rendent possible

à nouveau l’écoute de l’Infini, en tant qu’idée pour la pensée, en tant que réalité pour

le cœur qui se sent alors habité. Ce n’est que par l’amour que l’on rencontre Dieu. S.

Augustin n’a-t-il pas écrit : « La charité fraternelle non seulement vient de Dieu, mais

elle est Dieu »28 ? Ainsi, l’amour du prochain est bien transcendance selon l’action et

infinité qui nous fera demeurer dans l’Infini. Puissions-nous tenir à cette dynamique

que n’a pas récusée S. Paul, qui nous fait progresser dans la connaissance de la sainte

Trinité !

Dimanche de la sainte famille

28

De Trinitate, VIII, 12.

56

XI

ENFER ET PARADIS

On ne parle pas de l’Enfer dans l’Ancien Testament, mais de l’Hadès. C’est

un lieu obscur où les âmes, sauf exceptions (Elie, Moïse, Hénoch), sont comme

emprisonnées, du moins en attente du Messie. Lorsque Jésus est descendu aux

Enfers, S. Pierre nous dit que c’est là qu’il est descendu prêcher (1 P 3, 19).

Cependant, il est question d’un feu divin dans l’Ancien Testament, par exemple en

Genèse 19, 24 : « Dieu fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du souffre et du feu

venant du Seigneur, depuis le ciel » ; et en Isaïe 30, 33 : « profond et large son bûcher,

feu et bois y abondent ; le souffle de Dieu, comme un torrent de souffre, va y mettre

le feu ». Ou encore, en Isaïe 66, 24 : « Et on sortira pour voir les cadavres des hommes

révoltés contre moi, car leur ver ne mourra pas et leur feu ne s’éteindra pas, ils seront

en horreur à toute chair ». L’Enfer est devenu à partir de là la mort dans le feu et se

perpétuant indéfiniment dans la corruption. On n’y meurt d’ailleurs pas, puisque

l’on continue d’y souffrir. Ainsi en Luc 16, 23-26 : le riche qui n’avait pas soigné

Lazare est « torturé par les flammes ». Dieu a allumé lui-même ce feu (cf. Is 30, 27).

Jésus appelle aussi ce feu « Géhenne », par allusion aux bas-fonds de Jérusalem où

l’on faisait s’entasser et brûler les ordures.

Si l’Enfer est un lieu de perdition définitif, l’Hadès est une sorte de caverne

qui rend ses morts à son heure. Ainsi, en Apocalypse 20, 13 : « Et la mer rendit les

morts qu’elle gardait, la Mort et l’Hadès rendirent les morts qu’ils gardaient et

chacun fut jugé selon ses œuvres ». Au verset suivant, il est question de la seconde

mort et d’un étang de feu. C’est l’Enfer, lieu de la damnation pour ceux qui haïssent

Dieu et les hommes. Ils sont « châtiés d’une perte éternelle, éloignés de la face du

Seigneur » (2 Th 1, 9).

Au Paradis, au contraire, on est avec le Seigneur. Là, « rien à craindre de la

seconde mort » (Ap 2, 11). On est dans l’intimité du Seigneur : « Voici, je me tiens à la

porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui

pour souper, moi près de lui et lui près de moi » (Ap 3, 20). Le fidèle est appelé

vainqueur parce que sa foi l’a associé à la victoire du Seigneur sur le péché et sur la

mort. L’antique Jardin de la Genèse s’ouvre à nouveau : « au vainqueur, je ferai

57

manger de l’arbre de vie placé dans le Paradis de Dieu » (Ap 2, 7) ; « je donnerai de

la manne cachée » (Ap 2, 17). Il sera « revêtu de blanc » (3, 5). Enfin, le vainqueur

siégera « avec moi sur mon trône, comme moi-même, après ma victoire, j’ai siégé

avec mon Père sur son trône » (3, 21).

Comme dans le premier Paradis, l’homme vit en familiarité avec Dieu, il

use librement des fruits du Jardin, il domine les animaux, la vie de couple y est

harmonieuse et innocente. Le prophète Ezechiel annonçait un jardin d’Eden : « On

dira : « Ce pays qui était dévasté est devenu comme un jardin d’Eden, les villes qui

étaient en ruines, dévastées, sont fortifiées et habitées » (Ez 36, 35). C’est la

préfiguration de la Jérusalem céleste (Ap 21). Isaïe parle aussi d’un jardin : « Oui le

Seigneur réconforte Sion, il réconforte toutes ses dévastations ; il rend son désert

pareil à un Eden et sa steppe pareille à un Jardin du Seigneur ; on y retrouvera

enthousiasme et jubilation, action de grâces et son de la musique » (Is 51, 3). Isaïe

parle aussi symboliquement du triomphe de la paix entre toutes les nations : « le loup

habitera avec l’agneau » (Is 11, 6). Le prophète Osée reprend cette idée : « Je conclurai

pour eux en ce jour-là une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel et

les reptiles du sol : l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le

pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité » (Os 2, 20).

Le Christ a connu les bêtes sauvages comme il a connu la bestialité des

hommes. Lui seul peut toucher les cœurs les plus endurcis et les gagner à sa

confiance. Au désert, « il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient » (Mc

1, 13) : n’est-ce pas là une préfiguration du Royaume ?

58

XII

LA COMMUNION

Que faut-il pour être chrétien, au minimum ? Se confesser une fois l’an et

communier trois fois : à Pâques, à Noël, à la Pentecôte. Mais si quelqu’un désire vivre

« à fond » sa foi, la communion est possible chaque jour et la confession une fois par

mois. Entre ces deux extrêmes, la différence nous interroge : 1° que signifie vraiment

communier ? 2° quelles dispositions sont requises, comment faut-il communier ? 3°

quand faut-il communier ?

Avant d’aborder le sens précis de la communion, il nous faut faire un

détour par le sens biblique de l’eucharistie. Celle-ci se rencontre dans les repas des

juifs, dont les bénédictions louent et remercient Dieu pour les aliments qu’il donne

aux hommes. On sait que « eucharistie » vient du grec : « action de grâce »,

« remerciement ». Ce mot exprime une louange de Dieu pour ses merveilles.

Instituée au cours d’un repas, l’eucharistie est un rite de nourriture. Dans le miracle

de la première multiplication des pains, Jésus prononce une action de grâces (Jn 6,

11-23). S. Paul parle de l’ « action de grâces » sur le pain (1 Co 11, 24) et de la

« bénédiction » sur la coupe (1 Co 10, 16).

Jésus, sachant qu’il mourrait le jour même de la Pâque, a anticipé d’un jour

le repas pascal : le jeudi soir au lieu du vendredi (Mc 14, 12-16).

De toute antiquité, l’homme a reconnu à la nourriture une valeur sacrée,

due à la munificence de la divinité et procurant la vie. Le repas lui-même a une

valeur sacrée, car manger en commun établit entre les convives, et d’eux à Dieu, des

liens sacrés. Jésus situe l’eucharistie dans l’horizon du Banquet messianique, image

de la félicité céleste (Is 25, 6 ; Mt 8, 11 ; 22, 2 ; Lc 14, 15 ; Ap 3, 20 ; 19, 9). L’eucharistie

est ici-bas l’anticipation et la préparation du Banquet céleste.

Le fait que le pain et le vin sont séparés sur l’autel peut évoquer la

séparation violente du corps et du sang. L’eucharistie est ainsi rapprochée du

sacrifice de l’agneau pascal (1 Co 5, 7) : « car notre Pâque, le Christ, a été immolée ».

L’agneau est le Serviteur souffrant dont a parlé Isaïe, qui a porté les péchés de

« beaucoup » (Is 53, 12) et que Dieu a désigné comme « alliance du peuple et lumière

59

des nations » (Is 42, 6). Le sacrifice de Jésus sur la croix remplace ceux de l’ancienne

alliance, qui étaient faits avec des animaux (agneaux, taureaux…). Il a délivré les

hommes du péché d’une façon définitive, ce que ne faisaient pas les anciens

sacrifices, qu’il fallait répéter. Communier à l’offrande du Christ, c’est donc

bénéficier d’un retour en grâce, d’une réconciliation profonde et intime avec le Père.

C’est donc là bien plus qu’un acte de mémoire ou qu’un symbole du don de soi :

l’eucharistie unit le croyant au Christ ressuscité (1 Co 6, 17) comme les sarments à la

vigne (Jn 15). Elle vivifie les chrétiens par le don du Saint Esprit (Jn 6, 63). En effet,

lors de la célébration, le pain et le vin consacrés sont transformés sous l’action du

Saint Esprit, ils deviennent le « pain des anges » (Sg 16, 20), la nourriture qui

inaugure le banquet dans le Royaume des cieux.

Le but de l’eucharistie est de nous unir au Christ, de nous incorporer à lui,

la tête de l’Eglise, dont nous sommes les membres. S’unir davantage à la tête, c’est

s’unir davantage au reste du Corps du Christ, donc à nos frères et, plus largement, à

tout homme que Dieu aime. L’eucharistie, dit le pape Eugène IV, « soutient,

augmente, répare et réjouit » la vie spirituelle. Communion signifie « union très

intime » de pensées, d’affections et de volontés avec la personne de Jésus. En

communiant au corps du Christ, le fidèle communie à ses exemples, à ses vertus, à sa

vie. Il expérimente ce verset de saint Paul aux Galates : « Ce n’est plus moi qui vis,

c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Cela peut nous entraîner à imiter son amour

jusqu’au sacrifice de notre propre vie.

S’unir au Christ, c’est aussi s’unir à la sainte Trinité. Nous lui offrons « une

humanité de surcroît » (Bhse Elisabeth de la Trinité) et comme une nouvelle

incarnation. Ecoutons Bérulle : « La sainte eucharistie est semblablement comme une

imitation du mystère de l’Incarnation et une application et extension de celuici à

chacun des chrétiens et fidèles » (Discours sur l’Etat et les grandeurs de Jésus). Le

chrétien est un autre Christ : il est devenu par grâce ce que Jésus est par nature : fils

de Dieu. Nous ne sommes pas moins enfants de Dieu que Jésus ne l’a été de toute

éternité : simplement, nous le sommes devenu par adoption. Bossuet dit : « Jésus

nous applique dans son Incarnation » (Méditation sur l’Evangile, 32e jour).

Enfin, l’eucharistie nous rapproche de la mère du Christ, en même temps

qu’elle nous unit davantage à toute l’Eglise du ciel et de la terre.

Un verset de S. Jean nous permet d’approfondir le sens de l’eucharistie :

« Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ». Le chrétien reçoit la

vie éternelle, vie de l’âme, avant la mort. L’eucharistie est le canal par où arrive à

chacun la grâce, la vie en abondance, méritée par le Christ pour tous à la croix. Or,

quelle plus grande grâce que de devenir fils comme le Fils ? L’hostie est bien, selon le

mot de S. Thomas, le « vrai pain des fils ». A nous d’entrer dans la logique du don et

60

d’imiter notre aîné. Pour S. Grégoire le Grand, la réception de l’eucharistie entraîne

une réciprocité : « Le Christ sera vraiment une hostie pour nous quand nous nous

serons faits nous-mêmes hosties pour lui ». S’unir au Christ par la communion, c’est

être associé à sa mission de « sauver tous les hommes » et de travailler au relèvement

du monde.

Puisque nous communions au Christ ressuscité, il est normal que nous

recevions de lui quelque chose qui nous transforme, nous faisant passer aussi de la

mort à la vie. La communion nous « refait », elle nous restaure, nous rénove, nous

guérit de nos vices, elle est un remède d’éternité. En recevant l’amour de Jésus-

Christ, nous sommes stimulés à la charité et fortifiés pour lutter contre le mal :

« Celui qui mange ma chair ne mourra pas ». Cette parole s’entend de la mort

spirituelle qu’entraîne le péché mortel. On peut aussi se souvenir du psaume 103 :

« Le pain qui fortifie le cœur de l’homme ». La communion, dit S. François de Sales,

est « le plus grand moyen de profiter en la vie spirituelle ».

Le corps aussi reçoit quelque chose de la communion. Jésus dit en effet :

« Qui mange ma chair aura la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour »

(Jn 6, 55). L’hostie sainte dépose en notre chair un levain d’immortalité. Chaque

communion établit entre le corps du Christ et le nôtre un lien nouveau et confère un

droit de plus à ressusciter avec lui, comme lui.

Pour résumer cette idée que la communion a des effets sur l’âme et sur le

corps, citons encore S. François de Sales : « à force d’adorer et manger la beauté, la

bonté et la pureté même en ce divin sacrement, vous deviendrez toute belle, toute

bonne et toute pure ». Plus humblement, le théologien G. Biel assimile l’eucharistie à

un médicament pour l’âme : « Parce que je pèche tous les jours, tous les jours il me

faut ce remède ».

L’eucharistie est un sacrement accessible à tous. Cependant, on a observé au

cours de l’histoire de l’Eglise une grande disparité dans la fréquence de la

communion. D’autre part, la manière de communier varie considérablement, allant

du sacrilège à la ferveur la plus haute, comme nous allons le voir à présent.

« Vivez de telle façon que vous méritiez de le recevoir tous les jours. »,

conseille S. Ambroise. La meilleure préparation est la pureté de la vie. Le jeûne et le

silence peuvent favoriser l’accueil de la communion, mais l’essentiel est de se donner

tout à Dieu comme il se donne tout à nous. C’est ce que S. Thomas appelle la

« dévotion actuelle ». S. Paul conseille de « s’éprouver avant de manger ce pain » (1

Co 11, 29) : il faut se confesser, si c’est encore possible, en cas de péché mortel sur la

conscience. En effet, dit encore S. François de Sales, il faut « ôter du cœur tout ce qui

déplaît à celui que nous y voulons loger ». Comme à Noël, le cœur doit devenir cette

crèche qui abritera le Fils de Dieu. A nous de lui offrir l’or de la tempérance et des

61

vertus, l’encens de nos prières, la myrrhe de notre humilité et de notre soumission. Il

faut, dit S. François de Sales, « vider notre cœur de toutes choses afin que Notre

Seigneur le remplisse de tout lui-même ». Le principal obstacle à une bonne

préparation est que « nous ne laissons pas régner Notre Seigneur en nous ». Routine

sèche, ennui, dégoût, lâcheté, tiédeur doivent être bannis de nos cœurs par un désir

très pur de nous unir au Christ (1 Co 6, 17). Pour saint Vincent de Paul, il s’agit de

communier comme si c’était la dernière fois et en guise de viatique. Enfin, outre la

préparation, il faut penser à l’action de grâces après la communion. Pour cela, S.

Bonaventure conseille de passer la journée « sans paroles nuisibles ou oiseuses ».

Notons au passage que S. François de Sales propose la communion dans la

bouche, sans que les mains touchent l’hostie. Mais ce qui compte surtout, c’est que le

cœur y soit : « Témoignez votre reconnaissance à votre bienfaiteur par une vie

sainte », dit S. Jean Chrysostome.

A l’action de grâces s’ajoute naturellement l’intercession. Le priant s’associe

à l’Eglise toute entière, qui n’existe que pour que tous les hommes soient sauvés. De

là cette belle prière de Dom Cafasso : « Je vous implore particulièrement pour le

pécheur le plus criminel à vos yeux ; pour le mourant le plus en danger de se perdre

éternellement, pour l’âme du Purgatoire qui est en ce moment la plus délaissée et

pour l’âme qui est en ce moment la plus éprouvée sur la terre ».

Si le fidèle engage ainsi sa prière dans l’abîme de la miséricorde, on

comprend les extases de nombreux mystiques. Ste Colette, après la communion, était

ravie et restait parfois immobile pendant douze heures consécutives. Une maîtresse

des novices se confiait ainsi : « Quand je fais mon action de grâces, je perds

complètement la notion du temps ».

Malheureusement, tous ceux qui communient ne sont pas toujours dans

d’aussi belles dispositions. C’est ainsi que l’on peut commettre un sacrilège, une

manière de prendre le sacré « à la légère », en communiant en état de péché mortel et

sans l’intention de se confesser. Le péché mortel a détruit la charité par une infraction

grave à la loi de Dieu, dictée par la conscience. L’adultère, une colère destructrice,

tout péché qui a pour objet une matière grave et commis de propos délibéré contre la

voix de la conscience, détourne profondément l’homme de Dieu. Il entraîne la perte

de l’état de grâce et doit être racheté par un repentir sincère qui obtiendra le pardon,

une fois la faute confessée. La participation au Royaume suppose l’état de grâce.

C’est pourquoi l’eucharistie, qui signifie l’union au Christ, ne remplace pas le

sacrement de réconciliation. S. Thomas va jusqu’à dire que communier en état de

péché mortel serait « nocif » pour l’âme. Certes, si le pécheur regrette sa faute et n’a

pas pu se confesser, sa communion sera tout de même bénéfique. Un acte de

contrition sincère, avant de communier, remet l’âme en état de grâce. Il y a lieu de

62

recourir à cette contrition si l’on est déjà à la messe et que l’on se rappelle une faute

grave, car on ne pourrait se retirer sans provoquer l’étonnement. La communion

serait alors un viatique pour nous aider à nous confesser dès que possible. S.

Augustin met en garde ceux qui communient fréquemment : « S’ils ne persévèrent

pas dans la vie bonne, ils seront séparés de ce pain ». La communion n’a pas d’effet

magique : elle suppose la droiture de volonté, non seulement à la messe, mais tout le

jour durant. On risque de communier vainement si l’on persévère à se mettre en

colère contre son abbé ou contre son mari.

On ne sait si à l’époque de S. Benoît les moines communiaient tous les

dimanches. C’est cependant fort probable, d’après la Règle qui, au chapitre 38, « Le

lecteur de semaine », indique que le lecteur commencera son service « après la messe

et la communion ». On sait aussi qu’à la fin du VIe siècle, la messe quotidienne est

encore très rare dans les communautés. Pourtant, elle remonte à la primitive Eglise !

Pierre de Celles recommande de communier « le matin, pour que Dieu soit en toi

tout le jour, et qu’il travaille avec toi ». Au VIIe s., S. Isidore de Séville approuve la

communion quotidienne « si on la reçoit avec respect, avec dévotion, avec humilité ».

A la même époque apparaît la coutume de la confession personnelle, qui deviendra

bientôt une prescription générale. S. Ambroise de Milan, S. Augustin, S. Hilaire

prêchent et encouragent la communion quotidienne. Cependant, au XIVe siècle,

beaucoup de prêtres défendirent les laïcs de recevoir l’eucharistie chaque jour.

Inversement, à Pragues, Matthias de Janov en fit l’apologie, s’appuyant sur la Bible et

le verset du Notre Père : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour », ainsi que

sur les Pères de l’Eglise et de nombreux théologiens. Au XVe siècle, en 1435, le

Concile de Bâle, en Bohème, déclara que la communion fréquente est « utile et

précieuse » et « nécessaire pour tous ceux qui veulent avancer dans les chemins du

Seigneur ». Au XVIe siècle, S. Ignace de Loyola rappelle que « dans la primitive

Eglise, tous communiaient tous les jours ». Le Concile de Trente ira dans le même

sens. Cependant, à cette époque, on entend par communion « fréquente » une fois

par mois ou par semaine. C’est ainsi que chez les jésuites, la communion est

seulement hebdomadaire. Au XVIIe siècle, communier une fois par mois est encore

beaucoup et l’on s’étonne d’une si grande familiarité avec le Seigneur. Il faut attendre

la fin de ce siècle pour voir apparaître, avec Bossuet et Fénelon, un retour à la

fréquente communion : « Si on attendait pour communier tous les jours, qu’on fût

exempt d’imperfections, on attendrait sans fin », dit Fénelon. « Le vrai respect est de

la recevoir fréquemment ». La Lettre de Fénelon sur la fréquente communion, va

dans le sens contraire des jansénistes. Elle sera rééditée en 1855. Dom Guéranger,

restaurateur de l’Ordre bénédictin en France après la Révolution, va dans le même

sens que Fénelon en publiant, à l’usage des religieux et des laïcs, L’année liturgique. A

la même époque, le Bienheureux Julien Eymard fonde la Congrégation du Saint

Sacrement.

63

Au XXe siècle, en 1902, le pape Léon XIII publie l’encyclique Mirae caritatis :

il faut « travailler à faire revivre, dans toutes les nations catholiques, la réception

fervente de l’eucharistie ». En 1905, un décret de Pie X va dans le même sens : c’est le

pain quotidien que nous demandons dans le Notre Père. Il s’oppose ainsi aux relents

de Jansénisme qui interdisaient l’accès fréquent de la Table sainte à des classes

entières de fidèles. Deux conditions sont requises : l’intention droite, qui prouve

qu’on ne communie pas par routine ; la lutte contre le péché, qui évite de tomber

dans le péché mortel.

Concluons. Le sens de la communion, à travers les siècles, a toujours été le

même : que les fidèles s’unissent au Christ, tête de son Corps qu’est l’Eglise. Mais on

peut remarquer que l’Eglise a approfondi et mûri sa pratique de la communion. Très

tôt s’est posée la question de la fréquence, en particulier parmi les moines, puisque

certains ascètes ne communiaient qu’une ou deux fois l’an, par une crainte et un

respect mal compris. Les jansénistes, au XVIIe, ont répété cette tendance au

perfectionnisme. C’est ainsi que le problème de la communion fréquente a traversé

les siècles, mais a trouvé sa solution en 1902 et 1905 surtout, avec Pie X. Celui-ci

écrit : « Plaise au ciel de rendre de plus en plus éclatants les desseins de la très

prévoyante charité de Dieu qui a institué et perpétué un tel mystère pour la vie du

monde ». Notre vieille Europe ferait bien de s’inspirer d’un tel message, un siècle

plus tard, si elle veut honorer le mot célèbre d’André Malraux : « Le XXIe siècle sera

spirituel, ou il ne sera pas ».

64

XIII

DOM GUERANGER

Né à Sablé (Sarthe) en 1805, il étudie à Angers puis au petit et grand

séminaire du Mans. Il sera trois ans secrétaire de l’évêque et ordonné prêtre le 7

octobre 1827. Il mène de nombreux travaux littéraires puis prépare la restauration de

l’Ordre des Bénédictins en France. Ceux-ci avaient tous été chassés par la Révolution.

Il inaugure le retour à Solesmes le 11 juillet 1833. Quatre ans plus tard, il en est

nommé abbé par le Pape Grégoire XVI. Il poursuit ses travaux littéraires, entretient

une correspondance considérable, reçoit les visiteurs et accompagne les hôtes.

Dans sa jeunesse, il a lu Génie du christianisme et Les martyrs d

Chateaubriand, ainsi que Le Pape de Joseph de Maistre, et abondamment les Pères de

l’Eglise. Il défendit avec force le principe de l’exemption militaire pour les moines29

(sans pour autant user d’habiletés politiques). Son grand ouvrage est L’année

liturgique, où il expose sa manière de concevoir et de vivre la spiritualité liturgique

présente dans la Règle de saint Benoît. En 1853, il refonde Ligugé. Il écrit aussi

Notions sur la vie religieuse et monastique et Conférences sur la vie chrétienne.

Il accordait de l’importance aux reliques, statues et pèlerinages. Il savait

faire l’éloge de son temps, chose assez rare chez les moines. Il exaltait le

« spiritualisme », fondé sur la pensée de la mort et du Jugement, le souvenir des

péchés et la componction. La prière était pour lui « le premier des biens », « sa

lumière, sa nourriture, sa vie même puisqu’elle met en rapport avec Dieu ». Elle est

aussi « la lumière de l’intelligence… pour le cœur le foyer de la divine charité ». Il eut

cette belle pensée qui pourra aider bien des novices : « On aime Dieu beaucoup en

l’aimant petit à petit ». Il concevait la vie fraternelle comme une vie de famille sous

l’autorité de l’abbé. Le travail manuel, selon lui, doit consacrer le corps au service de

Dieu. Pour finir, une citation de L’explication de la sainte messe : « cette déification,

commencée sur terre par la grâce sanctifiante, s’achèvera au ciel dans la gloire…, par

29

Actuellement, le Code de Droit Canon prévoit la possibilité pour les moines de demander à être exemptés d’obligations militaires, avec l’autorisation de leurs supérieurs (n° 289, §2). En France, la question ne se pose plus depuis que l’armée s’est professionnalisée, dans les années 1990-2000.

65

la vision béatifique nous verrons Dieu comme il se voit lui-même, et notre état sera

celui de créatures placées immédiatement au-dessous de la divinité ».

66

67

XV

La chasteté

On sait que les religieux prononcent trois grands vœux : pauvreté, chasteté,

obéissance. Curieusement, la Règle de saint Benoît reste très discrète sur la chasteté.

Deux phrases seulement, au chapitre IV intitulé « Quels sont les instruments des

bonnes œuvres ? » La première est une injonction négative : « ne pas céder au désir

de la chair » ; la seconde est une exhortation positive : « aimer précieusement la

chasteté ». Après avoir cherché à définir la chasteté, nous nous interrogerons sur sa

finalité. Enfin, nous verrons en quoi elle est l’occasion d’un combat en nous-mêmes.

La chasteté règle les affections, qui sont du domaine de la sensibilité et les

plaisirs de la chair, qui sont du domaine de la sensualité. S. Paul écrit aux

Corinthiens : « Je ne me laisserai, moi, dominer par rien » (1 Co 6, 12). La chasteté est

donc cette vertu par laquelle on acquiert la liberté à l’égard des plaisirs charnels et

des affections. Elle peut être synonyme de continence, en tant que celle-ci est

l’abstinence de toute volupté charnelle. Celle-ci ouvre alors la voie à la virginité,

laquelle, selon S. Augustin, est « une continence qui voue, consacre et garde

l’intégrité de la chair au Créateur ». Enfin, la chasteté est définie par S. Paul comme

l’un des objets de la volonté de Dieu sur chacun de ses enfants : « Et voici quelle est la

volonté de Dieu : c’est votre sanctification ; c’est que vous vous absteniez

d’impudicité, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec

sainteté et respect, sans se laisser emporter par la passion (…) » (1 Thess. 4, 3-5).

La chasteté, selon S. Thomas, naît des trois vertus théologales : foi,

espérance et charité. Elle réside en un juste milieu : « Il n’est personne qui ne soit

parfois troublé par des passions désordonnées ; ou qui ne déborde parfois, par excès

ou par défaut, du juste milieu où réside la vertu » (La Providence, III, 48-5). Bien que

n’étant pas la première des vertus, on l’appelle « belle vertu », « virtus nobilis »,

parce qu’elle manifeste la prédominance de l’esprit sur la chair. Grâce à elle

notamment, le Saint Esprit rayonne.

La chasteté a aussi été appelée « vertu angélique », parce qu’elle fait

ressembler aux anges ceux qui ont acquis la domination de leurs passions. Plus

exactement, c’est parce que nous avons revêtu la Christ que nous acquérons cette

maîtrise de nous-mêmes : « revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous souciez

68

pas de la chair pour en satisfaire les convoitises (épithumias) » (Rm 13, 14). Les anges

n’ont pas de corps à maîtriser. La chasteté est une vertu spécifiquement humaine.

Cherchons à présent la finalité de la chasteté : en vue de quoi, de quel bien,

avons-nous avantage à l’acquérir ? Comme on peut déjà le deviner, cette vertu

permet un progrès spirituel. Le Droit Canon en fait pour cette raison une vertu

essentielle aux clercs (donc aussi bien pour tous les religieux) : « Les clercs sont tenus

à l’obligation de garder la continence parfaite et perpétuelle à cause du Royaume des

Cieux, et sont donc astreints au célibat, don particulier de Dieu par lequel les

ministres sacrés peuvent s’unir plus facilement au Christ avec un cœur sans partage

et s’adonner plus librement au service de Dieu et des hommes » (277, § 1). Les clercs

ont tout particulièrement le souci du progrès spirituel des fidèles. Or, dit S. Thomas,

« le précepte de se multiplier regarde la société en général à laquelle le progrès

spirituel n’est pas moins nécessaire que l’accroissement numérique ». Chasteté et

virginité entraînent l’humanité sur les hauteurs de la vie de l’esprit. Progresser dans

la vie spirituelle, c’est nécessairement être amené à donner la priorité à l’esprit sur

l’instinct animal et les passions : « En enfants obéissants, ne vous laissez pas modeler

par vos passions (épithumias) de jadis, du temps de votre ignorance » (1 P 1, 14). Les

passions ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais elles doivent être maîtrisées

par la raison (ou l’esprit), par une sage connaissance qui met chaque chose à sa

place : sans les passions charnelles, il n’y aurait pas de génération, mais d’un autre

côté, si la raison cessait de gouverner, ce serait bientôt le règne de la bestialité.

L’autre finalité de la chasteté est éminemment grande. Le moine Evagre la

résume ainsi : « Le lieu de Dieu est appelé la paix. Or, la paix, c’est l’état

d’impassibilité de l’âme raisonnable. Que celui donc qui désire que Dieu habite en lui

délivre avec soin son âme de toutes les passions ». Dieu qui habite en nous, c’est

aussi la Parole, le Verbe. On se souvient à propos de la parabole du semeur racontée

par Jésus : « …mais les soucis du monde, la séduction de la richesse et les autres

convoitises (épithumiaï) les pénètrent et étouffent la Parole, qui demeure sans fruit »

(Mc 4, 19). Il y a antagonisme entre les convoitises de la chair et la vie spirituelle,

inspirée, habitée par le Verbe. Les premières menacent constamment la seconde

d’envahir le cœur de l’homme. Le vœu de chasteté n’a d’autre raison que de protéger

le cœur, selon le théologien Alvarez de Paz : « afin que notre âme puisse s’occuper

plus librement de Dieu, nous scellons ce renoncement (aux plaisirs de la chair) par un

vœu perpétuel ». S’occuper de Dieu : autant dire s’unir à lui, comme le dit S. Paul aux

Corinthiens : « celui qui s’unit au Seigneur, au contraire, n’est avec lui qu’un seul

esprit » (1 Co 6, 17). L’esprit qui s’inquiète trop des convoitises de la chair ne

parvient plus à se tourner vers Dieu. S’unir au Seigneur, c’est lui remettre la mise en

œuvre en nous de la chasteté car, que l’on en soit ou non conscient, la chasteté n’est

69

pas une vertu naturelle : c’est une grâce que Dieu fait à tout homme qui la désire avec

persévérance.

Le corps et l’âme (et, à sa cime, l’esprit) ne sont pas deux puissances égales.

L’âme doit veiller à sa domination, mais ne doit jamais réduire le corps à néant,

comme s’il n’était qu’un cadavre. Il s’agit plutôt de s’unifier, comme un pilote

expérimenté ne fait qu’un avec son avion. S. Augustin dit : « La chasteté nous

recompose ; elle nous ramène à cette unité que nous avions perdue en nous

éparpillant ». Il nous faut être uns et apaisés pour hériter du Royaume des cieux.

Non pas être de purs esprits méprisant le corps parce qu’il est matière ! On lit dans le

Droit Canon : « Le conseil évangélique de chasteté, assumé à cause du Royaume des

cieux, qui est signe du monde à venir et source d’une plus grande fécondité dans un

cœur sans partage, comporte l’obligation de la continence parfaite dans le célibat »

(599). Telle est la finalité de la chasteté : obtenir un cœur suffisamment libre pour

aimer et ainsi, se rendre plus digne du Royaume.

On le devine aisément, la chasteté est aussi un combat, au moins dans les

premiers temps. Dans sa lutte contre la concupiscence, elle ennoblit et spiritualise

l’homme tout entier, le rapprochant ainsi de Dieu. On se souvient peut-être de

l’avertissement sévère de Paul à ceux qui se plient aux convoitises de la chair : « ceux

qui commettent ces fautes-là n’hériteront pas du Royaume des cieux » (Ga 5, 21).

L’enjeu est donc plus grand qu’il ne paraissait d’abord : c’est l’immortalité

bienheureuse qui peut être gravement menacée, si nous n’y prenons garde. Paul

Claudel va dans le même sens que S. Paul, dans un style plus nuancé : « L’âme,

l’esprit, sont des réalités aussi fortes, aussi exigeantes que la chair (elles le sont bien

davantage !) et si nous accordons à celle-ci tout ce qu’elle demande, c’est au

détriment d’autres joies, d’autres régions admirables qui nous seront éternellement

fermées » (Correspondance, Paris, 1926, p. 260). Comment écouter davantage le désir

de l’esprit, qui revendique sa liberté, lorsque la chair fait entendre son propre désir,

tel un flot impétueux ou un incendie ravageur ? Jésus nous a recommandé de veiller

et de prier. Veiller, c’est être vigilant, c’est garder son attention en éveil au moment

où peut surgir l’ennemi. « Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation : l’esprit est

ardent, mais la chair est faible » (Mt 26, 41).

L’homme d’aujourd’hui relativise bien des valeurs. Parmi celles-ci, la

chasteté fait l’objet d’un doute incessant et omniprésent. A quoi bon tous ces efforts ?

Quel mérite y a –t-il à être chaste, comparé aux plaisirs que l’on obtient en ne l’étant

pas ? Le bref parcours que nous venons de faire a mis l’accent sur le progrès en nous

de la vie spirituelle. Se laisser habiter et conduire par l’Esprit de Jésus, qui procède à

la fois du Père et du Fils ... Même si elle n’apparaît que très discrètement dans la

70

Règle de saint Benoît, la chasteté n’en demeure pas moins une vertu fondamentale de

la vie du moine et, plus largement, de la vie de tout homme de bonne volonté.

71

XVI

Peut-on sauver Saint Anselme ?

Ami lecteur, le chapitre qui va suivre, sur la célèbre preuve de l’existence de

Dieu donnée par S. Anselme est assez « technique ». Si vous avez des questions et

souhaitez quelques éclairciseements, n’hésitez pas à m’écrire à l’adresse url suivante :

Google.com/+frerematthieucailliau

Ceci étant précisé, je me permets ici un bref excursus qui devrait éclaircir la

démarche d’un exercice de philosophie, et d’une philosophie chrétienne (« la

quadrature du cercle », disait Heidegger !)…

Or voici en substance ce que m’écrivait récemment mon ancien professeur

de philosophie de kâgne, puisque nous correspondons fidèlement depuis bientôt 16

ans : qu’est-ce qui autorise un philosophe à affirmer qu’il y aurait une « continuité

essentielle entre le discours philosophique et le discours théologique (comme

réflexion de la raison accompagnant la foi religieuse) » ? «Ou bien cette foi est-elle

d’un tout autre ordre que l’explication rationnelle » ? Avec humour, il me mettait

aussi en garde de ne pas faire « comme ce personnage de dessin animé qui se trouve

précipité dans l’abîme quand il réalise qu’il ne marche plus sur la terre ferme »…

La question ainsi posée, je pourrais répondre avec aplomb qu’il y a la grâce,

qui vient suppléer aux forces de la raison naturelle s’efforçant de connaître le réel et

qui ainsi, peut arriver à connaître que Dieu est et qu’il est tel que nous croyons. Cette

perspective augustinienne fut aussi, semble-t-il, celle de S. Anselme. A ceci près qu’il

ne faudrait pas faire de la distinction entre nature et grâce une opposition entre

« quelque chose de mauvais » et « quelque chose de bon », manière de voir les choses

qui nous est devenue presque spontanée en Occident depuis une certaine tradition

scolastique mal comprise. En réalité, la grâce ne peut signifier autre chose qu’un

redoublement de la nature, une répétition d’un bien créé sur un registre qui vient le

renforcer, ou le restaurer s’il a été abîmé, comme c’est le cas de la nature humaine

(donc aussi de notre raison). Ceci étant dit, la grâce ne se commande pas : elle est un

don de Dieu à implorer sans cesse. Rappelons-nous Ste Jeanne d’Arc à ses

inquisiteurs qui lui demandaient si elle estimait être en état de grâce : « Si je n’y suis,

que Dieu m’y mette, si j’y suis, qu’Il m’y garde ! » Réponse dont l’humilité seule

72

suffit à montrer qu’elle était, sinon en état de grâce, du moins dans la meilleure

disposition qui soit pour la recevoir et la conserver. Permettez-moi donc, cher ami et

professeur, de vous suggérer une autre image, alternative à celle du personnage de

dessin animé : celle d’un homme qui prendrait l’avion pour la première fois et qui ne

pourrait douter que la puissance du véhicule ainsi que le génie de ses inventeurs

supplée grandement à sa seule volonté de passer de Paris à New-York… On a beau

savoir qu’un avion vole, on est toujours grandement étonné de l’éprouver par soi-

même. Précisément, c’est à une telle expérience que je convie mes lecteurs dans ce

chapitre sur Saint Anselme, ainsi que celui sur l’idée d’infini chez Descartes : pour

avion, la grâce que Dieu donne toujours à qui en a besoin, au moment qu’il lui plaît,

dans la souveraineté de sa bonté, car « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui

l’aiment ». Ici, l’aimer commencera par le chercher à travers l’argument d’Anselme,

tout en se demandant si cet argument est valide ou pas. Nous ne chercherons pas un

principe abstrait, mais quelqu’un. Non pas « quelque chose », comme laisserait

supposer une lecture hâtive du Proslogion, mais une personne dont l’essence ou la

nature est en effet d’être « quelque chose de tel que rien de plus grand ne se puisse

penser ». Ainsi guidée, la raison pourra raisonner avec foi, tendre vers les réalités

d’en-haut sans pour autant quitter le réel pour une grandeur seulement imaginée. Si

Dieu veut. Entrons à présent dans le vif du sujet…

Après la critique kantienne…

La critique kantienne de l’argument ontologique a-t-elle porté un coup fatal

au Proslogion (1078) ? Pour répondre à une telle question, il faut revenir à ce qui

apparaît peut-être comme des ruines et considérer la beauté de ce qui reste.

La leçon de logique donnée par E. Kant au livre II de l’ « Analytique

transcendantale » de la Critique de la Raison pure nous invite à repenser l’être. « Etre

n’est manifestement pas un prédicat réel » : on ne peut pas l’ajouter à l’essence ou au

concept de Dieu comme un prédicat au titre de la qualité. Autrement dit, l’existence

ne se prédique qu’à partir de l’expérience. Dans « La thèse de Kant sur l’être »30, M.

Heidegger distingue l’usage logique de la copule « est » (« Dieu est tout-puissant ») et

l’usage ontique (« Dieu est »). Dieu n’étant pas un phénomène, il semble qu’il faille

circonscrire son concept à une Idée de la raison, Idée qui pourra recevoir, comme on

le voit dans la Critique de la faculté de juger, au § 87, un usage pratique : « De la preuve

morale de l’existence de Dieu ».

Pour Kant, on ne peut connaître Dieu, on peut seulement le penser. Cela

n’empêche donc pas de croire qu’il existe, mais cette foi de la raison ne s’appuie pas

sur l’expérience spirituelle. Sur ce point précis de vocabulaire, Kant s’est éloigné de S.

Paul s’adressant aux Corinthiens :

30

Cf. Questions II, Paris, Gallimard, 1968.

73

« en Jésus-Christ, vous avez reçu toutes les richesses, toutes celles de la Parole31 et toutes

celles de la connaissance de Dieu »( 1 Co 1,5 ).

Il y a bien pour le christianisme la possibilité en l’homme d’une connaissance

de Dieu. Mais, pour en venir à S. Anselme, la foi peut-elle nous inspirer un

argument, unique, qui prouverait par lui-même que Dieu est et qu’il est tel que nous

croyons ? Après la critique kantienne, il semblerait que S. Anselme ait navigué sur un

canot pneumatique bien fragile et que Kant, d’un coup de couteau sévère, l’ait

dégonflé en même temps que la preuve par l’idée de parfait, due à Descartes en sa

cinquième Méditation métaphysique. Pour filer la métaphore, on peut remarquer

qu’Anselme, très croyant, savait nager au-dessus des doutes et n’avait nullement

besoin de ce canot ! Reste qu’Anselme était, à sa manière, pneumatique, c’est-a-dire

spirituel, à l’exemple et à la suite de Jésus-Christ. On sait que «pneumatikos » désigne

chez S. Paul l’homme spirituel, animé, marqué, agi par l’Esprit de Dieu. De là vient

que le texte anselmien et sa dialectique sont sous-tendus par le désir de la prière,

désir spirituel qui doit préparer le lecteur à bien entendre le concept – on dirait

plutôt, avec Michel Corbin, le Nom – de Dieu : « id quo nihil majus cogitari possit »32.

A ce sujet, remarquons deux choses : 1° chez Anselme, la raison raisonnante et

l’esprit progressent ensemble vers la vérité, comme un planchiste coordonne ses

pieds et ses mains pour avancer en mer. 2° « penser », pour Anselme, devient

« écouter » avec le cœur dans un sens quasi pascalien, lorsqu’il oppose ce qu’a

« pensé » l’insensé quand il a dit « en son cœur : « Dieu n’est pas ».

Nous voyons que par-delà la critique kantienne, il appartient à l’argument

d’Anselme une double dimension, à la fois biblique et anthropologique, qui n’est pas

loin de réparer grâce à une bonne rustine (un sophisme ?) le canot dégonflé.

Rappelons que Kant reprochait à l’argument de Descartes le passage du concept de

Dieu à l’affirmation de son existence par un lien logique qui n’aurait pas dû être, sans

appui de l’expérience. Toute une tradition de lecteurs a rattaché l’argument de S.

Anselme à celui de la preuve cartésienne par l’idée de Parfait (Kant ne parle pas de

celle par l’idée d’infini), que l’on peut résumer ainsi en substance : j’ai l’idée d’un

Etre parfait, or l’existence est une perfection, donc cet être possède l’existence. On ne

manquera pas de s’étonner de ce que bien des lecteurs continuent de tomber dans cet

amalgame en négligeant le début de l’argument anselmien, pourtant capital : Nous

croyons que Tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne se puisse penser.

Ainsi, le « penser » de la fin de la phrase s’entend en corrélation avec le « croire » du

début : qui veut penser la grandeur de Dieu (son infinité, peut-on dire avec

31

Le Christ est le Verbe, la Parole ou Logos du Père. 32

« Cela dont rien de plus grand ne se puisse penser » Un second Nom viendra : « majus quam omnibus », lié à la notion de Bien suréminent : « plus grand que tout ». Pour comprendre le lien entre ces deux Noms, voir le commentaire de M. CORBIN dans l’édition du Cerf et Prière et raison de la foi, Introduction à l’œuvre de S.Anselme, Paris, Cerf, 1992.

74

Descartes) doit s’enquérir du sens qu’en donne la foi judéo-chrétienne faisant

mémoire de la Pâque de Dieu : pour le peuple juif, Passage de l’esclavage en Egypte

à la Terre promise ; pour le peuple chrétien, Pâque du Fils de Dieu livrant sa vie pour

sauver l’homme du péché et de la mort, sa suivante. La grandeur de Dieu ne se

révèle pas seulement à travers celle de la création et sa beauté : elle touche la

souffrance et la détresse de l’homme pour l’en délivrer. Par conséquent, le « penser »

dont il est question chez S. Anselme, à la fois concerne la foi et appartient à la foi. Ce

serait une erreur que de le réduire à la seule efficace de la raison naturelle, imaginée

comme la faculté d’un homme seul sans Dieu, faculté étrangère au péché. Or, pour

bien penser à Dieu, il faut se délivrer des idoles, des fausses représentations de Dieu.

Cette étape peut prendre toute une vie !

Revenons un instant au sophisme dénoncé par Kant : il s’agit d’une

confusion entre l’usage logique du petit mot est et son usage ontique. Il faut se garder

de passer d’une simple idée à l’affirmation de l’existence de son objet sans aucun

appui de l’expérience. L’idée de grandeur divine peut bien nous faire penser que

Dieu existe, mais nous nous égarons chaque fois que nous passons de l’essence à

l’existence sans passer par l’expérience. Donc, si S. Anselme peut être « sauvé », c’est

parce qu’il reste permis de passer par la médiation de l’expérience.

Reprenons l’anthropologie paulinienne : l’homme est corps, âme et esprit. En

témoigne ce passage que les moines lisent souvent à l’office du soir :

« Que le Dieu de la paix vous sanctifie tout entiers, et qu’il garde parfaits et sans reproche

votre esprit (pneuma), votre âme et votre corps, pour la venue (parousia) de notre Seigneur Jésus-

Christ » (1 Thessaloniciens 5, 23).

Sur la base d’une telle idée de l’homme, l’idée de Dieu devient celle d’une

Personne et non plus seulement d’une chose (selon une lecture superficielle de id quo

majus…) : Personne qui peut se laisser découvrir, Vérité dont la splendeur peut se

laisser contempler tôt ou tard. De manière assez abrupte, un bénédictin me disait un

jour à propos de l’argument de S. Anselme : « Dieu, c’est pas quelque chose, c’est

quelqu’un ! » Certainement, il m’a rappelé qu’une personne, un être capable d’aimer

et de penser librement, est plus grand qu’un simple objet, que le id désigné par

Anselme ne s’adresse pas à un Objet, fût-il suprême, mais à une Personne, à ce Dieu

au cœur de Père révélé, pour les chrétiens, en la personne de Jésus. Il serait erroné de

réduire ici la Révélation à la personne de Jésus et de négliger l’Ancienne Alliance,

commencée avec Abraham. Souvenons-nous de l’épisode du buisson ardent, où

Moïse reçoit le Nom de Dieu : « Je suis celui qui est », sous-entendu : par opposition

aux idoles, aux faux-semblants de Dieu qui ne sont pas, ou pas en vérité. On peut

aussi traduire comme le fait E. Lévinas par : « Je suis qui je serai », sous-entendu :

qui je me montrerai avec toi dans toutes les épreuves de ta vie. Il faut tenir ensemble

75

le Nom d’un Etre qui est plénitude de l’être et qui est en même temps Providence, ou

Souverain Bien, cause première du bonheur de l’homme.

Si nous avons cité Exode 3, 14, c’est parce qu’il nous est apparu que la source

du Nom de Dieu chez S. Anselme est essentiellement biblique33 : c’est là sa patrie

d’origine, ou sa Terre promise, comme on voudra. Dans la même perspective, nous

l’avons dit, penser équivaut à écouter du fond du cœur, au cours d’un dialogue avec

Dieu, sous la forme d’une prière qui se veut profonde et vraie. Chez Anselme,

l’opposition entre le cœur et la raison qui a séparé Blaise Pascal d’un René Descartes

n’existe pas. La réflexion priante que poursuit Anselme, il la fonde dans la relation à

ses frères, le cœur tourné vers le Plus-Haut. Son enseignement, bien avant S. Thomas

d’aquin, est à la fois une aumône spirituelle répondant à leur demande et une œuvre

de miséricorde. Or, que nous permet d’écouter Anselme à travers son argument,

lequel ouvre le cœur et la pensée à plus grand et au divin, sinon cette « voix de fin

silence » (1 Rois 19, 12, trad. E. Lévinas) ? Que nous permet-il de voir, par une grâce

qui ne peut venir que « d’en-haut »34, sinon quelque chose de cette « lumière » dont

parle S. Jean dans sa première Epître : « Dieu est lumière, en lui point de ténèbres »

(1 Jn 1, 5) et au Prologue de son Evangile :

« Ce qui fut en lui [ le Verbe ] était la lumière des hommes et la lumière brille (phaïnei)

dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point saisie » (Jn 1, 4-5).

Comprenons bien que découvrir Dieu, pour le moine qu’était Anselme, c’est

recevoir d’en-haut cette béatitude qui manque à nos joies éphémères, c’est participer à

une vie plus pleine et plus vraie, c’est recevoir « certaine joie, pleine et plus que

pleine », c’est recevoir exactement ce que S. Jacques appelle dans sa Lettre un « don

excellent » (Jc 1, 17). Mais comment expliquer que le docteur magnifique ait fait une

faute de logique en passant brutalement de l’essence de Dieu : « quelque chose de tel

que rien de plus grand ne se puisse penser », à l’affirmation de son existence ? En

effet, Anselme parle bien de « l’être dans l’intelligence seulement » et de « l’être dans

la réalité ». Il illustre d’ailleurs cette opposition par l’exemple de la peinture, où le

peintre a dans sa pensée l’idée de ce qu’il va peindre et réalise ensuite son sujet dans

la réalité de sa peinture. Anselme développe ensuite le raisonnement selon lequel,

lorsque l’on pense à cela dont rien de plus grand ne se puisse penser, cela ne peut pas

33

D’autres passages de la Bible font écho au Nom I : Isaïe 40, 25 ; Jn 15, 13 ; Hébreux 6, 13 ; 1 Jn 3, 20… Nous laissons au lecteur le soin de les retrouver. 34

Cf. Jacques 1, 17 : « Tout don excellent, toute donation parfaite vient d’en-haut et descend du Père des lumières, chez qui n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation. »

76

exister seulement au titre d’idée dans la pensée, mais nécessairement aussi dans la

réalité, hors et au-delà de la pensée. Peut-être faut-il souligner ici au-delà, pour se

rappeler la tradition de la théologie négative, ou apophatique, qui rappelle le

caractère ineffable de Dieu, l’Au-delà de tout : l’excès de sa lumière éblouissante fait

que ce que l’on pense à son sujet est toujours insuffisant (sans être faux pour autant) :

« Si tu comprends, ce n’est pas Dieu », reprendra S. Augustin35.

Le « penser » dans lequel nous entraîne S. Anselme est donc résolument

ouvert à la possibilité de l’expérience spirituelle d’où jaillissent la lumière et la paix,

et la conséquence que semble tirer le docteur de l’essence de Dieu est en réalité

solidement ancrée dans l’expérience. Penser l’essence de Dieu permet de le connaître,

et cette connaissance permet d’affirmer son existence. Il serait absurde de réfléchir à

la grandeur divine sans s’ouvrir à la possibilité de la lumière, sans écouter cette

« voix de fin silence » qui n’a pas voulu taire son Nom jadis à Moïse. D’une certaine

manière, Anselme est passé avec grâce de l’essence (dans la pensée) à l’existence

(dans la pensée et la réalité). En toute rigueur, ce n’est pas la logique sans

l’expérience gracieuse de la lumière, mais c’est la logique, éclairée et surélevée dans

le mouvement même de son intention, par une grâce divine, au niveau de

l’expérience et de la connaissance. Cela ressemble à ce que dit David dans un

psaume : « Grâce à mon Dieu, je saute le fossé, grâce à mon Dieu, je franchis la

muraille ». Car il y a bien un abîme entre tout ce que nous pouvons concevoir de

meilleur en ce monde et synthétiser en un Etre qui nous dépasse infiniment, et ce que

nous vivons ordinairement, « jetés en ce monde » selon une expression de Heidegger.

Seule la grâce comble ce fossé, à partir de la pauvreté d’un simple concept. Encore

fallait-il que ce concept laisse une prise à la grâce ! Or c’est bien ce qui est le cas,

puisque comme tout concept, celui qu’utilise S. Anselme fonctionne comme un

vecteur en mathématiques, orientant la pensée vers quelque chose (ici, quelqu’un) de

plus grand que ce vecteur et que la pensée de l’homme qui le conçoit. Le Nom I est le

signe visible d’une réalité invisible : un sacrement pour la pensée, puisqu’il s’agit de

35

S. Jean Chrysostome a aussi écrit un traité intitulé Sur l’incompréhensibilité de Dieu.

77

l’invisibilité du divin36, de son mystère qui habite le cœur de tout homme et rend

cohérente l’exigence morale avec l’espérance d’une vie heureuse, éternellement.

En la fête des saints Evode et Onésiphore, disciples de S. Paul,

Pour Michel Corbin

Frère Matthieu Cailliau, osb

36

Invisibilité par excès de visibilité, comme nous l’avons dit. Cf. 1 Timothée 6, 16 : « [Dieu], lui qui habite une lumière inaccessible, que nul d’entre les hommes n’a vu ni ne peut voir ». S. Paul admet pourtant dans la Lettre aux Corinthiens que « nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d’une manière partielle (ek mérous) ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (1 Cor. 13, 12).

78

XVII

L’ADORATION

Tout homme est porté un jour ou l’autre à adorer le Créateur et à s’abaisser

devant lui. Le livre de la Sagesse ne dit-il pas : « la grandeur et la beauté des créatures

font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13, 5) ? Adorer Dieu n’est pas qu’un

sentiment éphémère, fût-il sublime. C’est une caractéristique essentielle de toute

créature spirituelle. Dans ses Conférences, le théologien Guilloré dit ainsi : « Il n’y a

point d’opération qui soit propre et essentielle aux créatures comme de rendre

hommage de profonde adoration à celui qui est infiniment au-dessus d’elles ».

Devant Dieu, les anges se prosternent (Ne 9, 6). Au Seigneur Dieu « qui est élevé au-

dessus de tout » (1 Chr 29, 11) revient l’adoration de tous les peuples (Ps 99) et de

toute la terre (Ps 96). S. Ignace fait de l’adoration la mission de tout homme :

« L’homme a été créé pour louer, honorer, servir Dieu Notre Seigneur et, par ce

moyen, sauver son âme ». Ainsi, l’homme ne fait pas autre chose à travers l’adoration

que ce que fait le Fils dans sa relation au Père, de toute éternité, lui « le parfait

adorateur de son Père ».

L’adorateur s’habitue à voir Dieu partout : il admire dans la nature les

marques de sa présence ; il voit dans les événements la preuve d’une Providence

pleine de sagesse. Pour lui, Dieu est toujours proche : « tous les petits détails de la vie

privée sont autant de sacrements, autant de présences réelles, car Dieu est au fond de

chacune d’elles » (Faber, Le Saint Sacrement, Paris, 1857). Bérulle va dans le même

sens lorsqu’il écrit : « J’adore votre puissance qui produit tout, votre immensité qui

contient tout, votre bonté qui embrasse tout, votre science qui prévoit, votre

providence qui pourvoit à tout. Je vous adore comme principe et je vous recherche

comme la fin de mon être et de tout être ».

Si tout homme est fait pour l’adoration, cette vertu est spécifiquement celle

des religieux, selon S. Thomas : « Il appartient à la vertu de religion de témoigner

notre révérence à Dieu en tant que premier principe de la création et du

gouvernement des choses ». Celui qui fait les vœux de religion se met dans un état

habituel d’adoration puisqu’il offre sa vie en sacrifice et renonce à tout pour servir

Dieu. Dieu se révèle à lui comme plénitude, à condition qu’il demeure dans

79

l’humilité. Bossuet écrit : « Adoration habituelle : un certain respect de Dieu, un désir

de lui, soumission sous lui, repos en lui, complaisance en lui, secrète satisfaction

d’être à lui ». Il faut naître de l’Esprit pour adorer Dieu (cf Jn 4, 24). L’adoration

véritable, dit encore S. Paul, consiste en l’offrande de soi à l’exemple du Christ. Les

religieux anticipent ainsi la béatitude du Royaume, où l’adoration ne cessera plus et

où il n’y aura plus de Temple, mais seulement Dieu et l’Agneau (Ap 21, 22).

L’office divin est une manière d’adorer Dieu. S. Benoît dit ainsi :

« Rappelons-nous sans cesse la parole du prophète : « Servez le Seigneur avec

crainte » (Ps 2, 11). Et cette autre : « Chantez avec sagesse » (Ps 46, 8). Ou encore : « Je

vous louerai, Seigneur, en présence des anges » (Ps 137, 1). L’office divin doit donc

passer avant tout le reste : c’est l’opus Dei, l’œuvre de Dieu en nous. Par cette œuvre,

Dieu nous libère des idoles, qui faussent le sens de l’adoration et finiraient par

l’anéantir si l’Esprit de Jésus ne venait réveiller les braises qui dorment sous la

cendre.

80

XVIII

LA SOIF D’ABSOLU

On rencontre parfois des personnes au caractère bien trempé, visiblement

marquées par ce qu’on appelle une « soif d’absolu ». Elles peuvent être exigeantes

vis-à-vis de leur entourage, parfois difficiles à supporter, ou au contraire rayonnantes

d’une joie surnaturelle et imprenable. Un professeur de philosophie de l’Institut

Catholique de Paris se plaisait à dire : « La soif d’absolu est une bonne maladie ». Ne

fait-elle pas immédiatement écho à la parole de Jésus : « J’ai soif » (Jn 19, 28), que

Mère Térésa a faite inscrire aux frontons de chacun de ses mouroirs ? N’est-ce pas

cette soif qui animait S. Paul, lui faisait affronter tous les dangers, regarder la mort

comme « un gain » (Ph 1, 21) ? Paradoxalement, notre foi est une soif d’absolu, mais

rares sont les croyants à la vivre comme un absolu. A qui donner raison : à celui qui

interprète le texte biblique à la lettre, tel qu’il le reçoit et sans se soucier de toute une

tradition interprétative ? Celui qui se mortifie sans mesure parce qu’il a entendu une

fois que « la mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure » (S. Bernard), fait-il bien ?

Enfin, quel rapport entretenir avec la Règle d’une vie de moine : faut-il

nécessairement l’appliquer selon une « stricte observance », lorsqu’on se reconnaît

soi-même « malade de l’absolu » ?

Une lecture fondamentaliste de la Bible consiste à se couper de toute la

Tradition, des philosophes, théologiens et exégètes, et à vouloir interpréter par soi-

même, sans l’aide de personne, le texte tel qu’on le lit imprimé. Cette lecture

correspond évidemment à une soif faussée de l’absolu, soif que l’on a détournée de la

vérité par une paresse à l’égard de la Tradition. Par là-même, l’héritage culturel n’est

plus reçu.

Une autre lecture se fait à partir de la conscience que l’on a des différentes

époques de notre religion. Elle considère que l’histoire du peuple de Dieu a une

continuité et que l’interprétation correcte des Ecritures se fait tout au long de cette

histoire sainte. Cette lecture aborde la Bible à partir de quantité de livres, qui sont

autant d’instruments pour rejoindre le texte lui-même, comme un forage ouvre

l’accès d’une source. Elle correspond à une soif de l’absolu qui demeure droite, parce

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qu’elle est aussi un patient travail intellectuel. Elle est le fruit de la vertu de

studiosité.

Venons-en maintenant à la soif d’absolu appliquée à la mortification. Celle-

ci a marqué des siècles de christianisme et en particulier un grand nombre de

mystiques, qui fondaient cette pratique sur une lecture de la Passion et un grand

amour du mystère de la Croix. La flagellation et le cilice ont heureusement disparu

chez les religieux, par une décision de l’Eglise, dans sa sagesse. Cependant, bien des

épreuves et des maladies continuent de troubler les esprits. La réaction de celui qui a

soif d’absolu est d’imiter le Christ portant la Croix pour le salut des âmes. S. Paul

témoignait qu’il trouvait dans cette imitation une joie imprenable : celle d’offrir au

Seigneur ce qui manquait mystérieusement aux souffrances et aux tribulations de sa

Passion (cf. Col 1, 24). Comment expliquer ce « manque », s’il est vrai que Notre-

Seigneur a donné sa vie « une fois pour toutes », et qu’il n’a plus à recommencer,

selon l’Epître aux hébreux ? On peut penser que la Croix et la Résurrection sont au

centre de l’Histoire, puisqu’à la Croix, selon le théologien Hans Urs Von Balthasar, le

Christ a assumé la totalité des péchés des hommes. Cela n’empêche pas que par la

suite, un S. Paul porte aussi la Croix, non à la place du Christ, mais en union, en tant

que membre uni à la Tête de ce Corps qu’est l’Eglise. De la même façon, chaque

messe est l’écho et la réactualisation non sanglante de l’unique sacrifice du Christ en

sa passion. Le centre mystique de l’histoire est présent à la continuité des siècles qui

le précèdent et qui le suivent, de même que le sacrifice du Christ est présent de façon

actuelle dans le sacrifice de chaque chrétien et paraît ainsi se répéter, bien qu’en

réalité, il n’ait eu lieu qu’ « une fois pour toutes » selon l’expression de la Lettre aux

hébreux.

La mortification est prévue avec discrétion par S. Benoît, notamment pour

le temps du Carême : retrancher quelque chose de la nourriture, du sommeil, des

conversations… Elle présente au moins deux utilités. La première, philosophique, est

qu’elle nous affermit dans la liberté de l’esprit, liberté contre laquelle la chair ne cesse

pas de lutter. « Celui qui sème dans la chair récoltera de la chair la corruption, celui

qui sème dans l’esprit récoltera de l’esprit la vie éternelle », dit S. Paul. La seconde

utilité est théologique : c’est de nous unir chaque fois un peu plus à l’amour du

Christ offrant sa vie pour une multitude. Dom Guéranger disait : « On aime Dieu

beaucoup en l’aimant petit à petit ». Les âmes bouillonnantes ne se retrouveront

peut-être pas dans cette pensée, et pourtant ! Le témoignage d’années d’humble

fidélité à une Règle et un abbé n’a-t-il pas la force persuasive du martyre d’un jour ?

Celui qui fait pénitence de manière excessive effraie : lorsque l’attrait de la souffrance

supplante l’amour vrai par lequel on supporte celle-ci, l’humilité du vrai témoignage

disparaît ! Mais l’humble et discrète pénitence ouvre grand la porte à la rédemption

d’une multitude. Il ne peut donc pas s’agir de remplacer Jésus : simplement, de s’unir

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à lui, comme les membres à leur Tête. On remplace un absent ou un rival, on s’unit à

un Epoux, on fait alliance avec quelqu’un de confiance. Par là, une via media est tracée

à la soif d’absolu, qui ne peut pas plus tolérer la rivalité et la superbe qu’elle ne veut

renier une saine intelligence des limites humaines et des forces que Dieu lui accorde

dans sa bonté.

Venons-en à la dernière partie de cet exposé : le rapport à une Règle. C’est

encore une fois S. Paul qui pourra nous éclairer. Lui qui avait une telle soif d’absolu,

il avait aussi des mots durs à l’égard des Pharisiens qui voulaient la « lettre » plutôt

que « l’esprit ». « La lettre tue, c’est l’Esprit qui vivifie ». La lettre, c’est l’application

d’une loi. Or, nous ne sommes plus sous la Loi, mais sous la grâce. La Loi fait

connaître le péché, en promulguant des préceptes, des décrets, des exigences. La

grâce, elle, surabonde au-dessus du péché et ainsi, dépasse la Loi (cf. Rm 5, 20). Si

l’on a soif d’absolu, il faut vivre avec le Christ (c’est pour cela qu’il est mort !),

davantage qu’observer quantité de devoirs : « nous avons été dégagés de la Loi (…)

de manière à servir dans la nouveauté de l’Esprit et non plus dans la vétusté de la

lettre », dit l’Apôtre (Rm 7, 6). La Loi est bonne pour celui qui se laisse instruire par

l’Esprit du Dieu vivant. Autrement, c’est rapidement une somme d’obligations dont

nul ne sort jamais. « Aime et fais ce que tu veux », dit S. Augustin. Observe et

interprète la Loi de l’Evangile et celle de S. Benoît (par exemple) avec la liberté que te

donne l’Esprit chaque jour. Tu as été appelé par le Christ à cette liberté et son Esprit

habite en toi (Rm 8, 10-11) ! Sans l’Esprit de Jésus, personne ne peut interpréter Règle

ou Evangile, mais avec lui, nous pouvons les vivre dans l’esprit de tel ou tel saint et

faire preuve de sagesse. En cette perspective, nous épancherons toute soif d’absolu.

Tant que nous nous attachons à l’absolu (Dieu) dans un esprit d’humilité,

nous évitons le fondamentalisme qui guette tout religieux. Tant que nous conservons

l’amour de nous-mêmes, puisque, dit S. Paul, « nul n’a jamais haï sa propre chair »,

nous restons conscients que nous sommes des créatures aimées de cet absolu qui est

l’objet de notre désir. Enfin, tant que nous recherchons l’Esprit qui vivifie, nous

restons les fils d’un même Père et évitons de faire de nous-mêmes ou de nos frères les

esclaves d’un texte.

Pour frère Jean-Baptiste (Evian)

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SOMMAIRE

I Qu’est-ce que la vérité ?....................................................................................................3

II Quels sens peut-on donner au travail ?.......................................................................13

III Le bonheur, du point de vue d’un moine bénédictin……………………………...19

IV Se sanctifier…………………………………………………………………………….25

V La solitude………………………………………………………………………………28

VI La prédestination………………………………………………………………………31

VII Le péché………………………………………………………………………………...38

VIII Pauvreté et richesse…………………………………………………………………..40

IX Justice et charité…………………………………………………………………………43

X L’idée d’Infini…………………………………………………………………………….49

XI Enfer et paradis………………………………………………………………………….56

XII Communion……………………………………………………………………………..58

XIII Dom Guéranger………………………………………………………………………..64

XIV La chasteté……………………………………………………………………………...67

XV Peut-on sauver Saint Anselme ?....................................................................................71

XVI L’adoration…………………………………………………………………………….78

XVII La soif d’absolu……………………………………………………………………….80

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