“Odorated Symphonies: Experiments with Smell in Post-Sound American Cinema,” in Techniques and...

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Catherine Clepper Symphonies olfactives Les expériences de cinéma odorant aux États-Unis à l’ère du parlant « On souffle une bougie et chaque spectateur sent l’odeur de la mèche brûlée et de la cire fondue – Quelqu’un se sert un verre et chaque spectateur, en plus d’entendre la boisson gicler, hume au même moment l’arôme piquant du scotch – Une danseuse se poudre les épaules et toute la salle s’emplit momentanément d’effluves chyprés – […] La chanson thème est interprétée sous une tonnelle fleurie et le frais parfum des fleurs de pommier embaume l’atmos- phère – C’est le triomphe du réalisme allié au sens du spectacle et de la beauté 1 ; » Donald Laird, 1930 Dans un numéro de février 1930 de la revue Exhibitors Herald-World, le psycho- logue et critique de cinéma Donald Laird annonçait que certaines salles avaient commencé à projeter ce qu’il appelait des « symphonies olfactives », c’est-à-dire des films accompagnés d’une « bande odeur ». S’empressant de défendre cette nouvelle pratique contre d’éventuelles critiques, Laird rappelait à ses lecteurs les progrès « sensoriels » accomplis par le cinéma au cours des dernières années et soulignait que les exploitants enclins à ridiculiser l’idée d’un cinéma odorant avaient sans doute manifesté les mêmes réticences à l’égard du cinéma parlant. Selon Laird, • 1 – Laird D., « Symphonies of scent in harmony with the photoplay », supp. « Better eatres », Exhibitors Herald-World, vol. xcviii, n o 7, 15 février 1930, p. 69 ; c’est l’auteur qui souligne. Toutes les citations provenant de sources anglophones sont des traductions.

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Symphonies olfactivesLes expériences de cinéma odorant

aux États-Unis à l’ère du parlant

« On souffle une bougie et chaque spectateur sent l’odeur de la mèche brûlée et de la cire fondue –Quelqu’un se sert un verre et chaque spectateur, en plus d’entendre la boisson gicler, hume au même moment l’arôme piquant du scotch –Une danseuse se poudre les épaules et toute la salle s’emplit momentanément d’effluves chyprés –[…]La chanson thème est interprétée sous une tonnelle fleurie et le frais parfum des fleurs de pommier embaume l’atmos-phère –C’est le triomphe du réalisme allié au sens du spectacle et de la beauté 1 ; »

Donald Laird, 1930

Dans un numéro de février 1930 de la revue Exhibitors Herald-World, le psycho-logue et critique de cinéma Donald Laird annonçait que certaines salles avaient commencé à projeter ce qu’il appelait des « symphonies olfactives », c’est-à-dire des films accompagnés d’une « bande odeur ». S’empressant de défendre cette nouvelle pratique contre d’éventuelles critiques, Laird rappelait à ses lecteurs les progrès « sensoriels » accomplis par le cinéma au cours des dernières années et soulignait que les exploitants enclins à ridiculiser l’idée d’un cinéma odorant avaient sans doute manifesté les mêmes réticences à l’égard du cinéma parlant. Selon Laird,

• 1 – Laird D., « Symphonies of scent in harmony with the photoplay », supp. « Better Theatres », Exhibitors Herald-World, vol. xcviii, no 7, 15 février 1930, p. 69 ; c’est l’auteur qui souligne. Toutes les citations provenant de sources anglophones sont des traductions.

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le rôle dévolu aux odeurs narra-tivisées dans la salle de cinéma allait favoriser la progression du médium vers le réalisme de la représentation, en ajoutant encore un autre instrument sensoriel à la boîte à outils cinématographiques. Laird conclut son article par une proclamation enthousiaste : « Les “films parlants” ont doublé les canaux sensoriels auxquels le cinéma fait appel ; les séquences odorantes viendront quant à elles solliciter [notre] sens le plus ancien […], un sens intimement lié aux émotions. […] Allons donc au cinéma pour voir, entendre et sentir le réalisme émotionnel 2 ! »

L’éditorial de Laird témoigne, non sans une certaine exubé-rance, des désirs utopiques associés aux nouveaux modes d’accompagnement des films de la fin des années 1920 et du début des années 1930, apparus dans la foulée des courts métrages Vitaphone et de Jazz Singer (Chanteur de jazz, A. Crossland, 1927). Les odeurs atmosphériques, auxquelles l’histoire des débuts du cinéma fait rarement référence, s’étaient en fait imposées dans les salles de cinéma américaines bien avant l’arrivée du son synchronisé. Au temps du nickelodéon, par exemple, on utilisait couram-ment des parfums industriels pour atténuer les mauvaises odeurs dans les salles de projection mal aérées (fig. 1). Des annonces de colonnes parfumantes et de diffu-seurs de parfums d’ambiance tapissaient les pages de la presse spécialisée du début du xxe siècle, promettant aux exploitants une augmentation de la vente de billets en même temps qu’un rehaussement du statut social du cinéma 3 (fig. 2 et 3). Cela dit, les odeurs synthétiques de l’ère présonore servaient (assez ironiquement)

• 2 – Ibid., p. 70.• 3 – Voir par exemple les annonces des désinfectants Aroma Foam et Atlas Disinfectant dans Moving Picture World, vol. VIII, no 6, 11 février 1911, p. 319 et p. 328.

Fig. 1. Annonce publiée dans le catalogue de la compagnie anglaise Walturdaw en 1911.

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de désodorisants, leur rôle consistant à garantir aux spectateurs qu’aucun relent nauséabond ne viendrait les incommoder à l’intérieur de la salle de cinéma. Cette garantie revêtait une importance particulière dans un contexte d’assainissement des villes, de peur généralisée de la contagion aérogène et de paranoïa engendrée par le mélange des classes sociales (et des odeurs) caractéristique des salles de cinéma 4. Mais après l’arrivée du son, les odeurs au cinéma commencèrent à être considérées comme un possible langage cinématographique – un ajout du même ordre que l’enregistrement du son – et comme une sémiotique esthétique à part entière. Les inquiétudes liées à l’hygiène et aux odeurs corporelles s’étant largement atténuées grâce à l’apparition de la climatisation au milieu des années 1920, les odeurs au cinéma pouvaient désormais être considérées non plus comme un simple moyen d’en masquer d’autres, mais comme d’éventuels indices narratifs.

• 4 – Pour des sources de première main sur les odeurs corporelles et l’air stagnant dans les premières salles de cinéma, voir « Crusade for better air in M. P. theaters », Moving Picture World, vol. III, no 26, 26 décembre 1908, p. 522 ; McQuade J. S., « Chicago picture houses must have pure air », Moving Picture World, vol. XVI, no 1, 5 avril 1913, p. 32 ; et « In the interpreter’s house », The American Magazine, vol. LXXVI, no 2, août 1913, p. 93. Pour des sources secon-daires concernant les rapports entre les odeurs, les classes sociales et la culture populaire améric-aine, voir Rosenzweig R., « From rum shop to Rialto: Workers and movies », G. A. Waller (dir.), Moviegoing in America: A Sourcebook in the History of Film Exhibition, Oxford, Blackwell Publishers, 2002, p. 27-45 ; Lears J., « The perfectionist project », Fables of Abundance: A Cultural History of Advertising in America, New York, Basic Books, 1994, p. 162-195 ; et Koszarski R., « Flu season: Moving Picture World reports on the pandemic influenza, 1918-19 », Film History, vol. XVII, no 4, 2005, p. 466-485.

Fig. 2. Annonce du désinfectant Aroma Foam publiée dans The Moving Picture World en 1911.

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Or le passage du désinfectant à la diégèse se fondait sur une sorte de profes-sion de foi évolutionniste, qui proclamait fièrement : « On a vu, puis entendu ; à présent, on sent. » De mon point de vue, cette conception de la marche du progrès technologique n’impliquait pas seulement que d’autres accompagnements senso-riels allaient naturellement suivre la généralisation et la standardisation industrielle du parlant ; elle postulait aussi (et à plus d’un titre) que les progrès réalisés dans le monde du son pouvaient être adaptés aux besoins de nouvelles grammaires des sens. Abordée dans cette perspective, la phase « symphonique » de l’expérimen-tation olfactive s’avère riche d’enseignements sur les plans à la fois historique et théorique. L’article de Laird cité plus haut, par exemple, a délibérément recours au mot « symphonique » pour faire référence à la métaphore musicale qui domine largement la réflexion suscitée par les premières expériences de cinéma odorant. Si le mot semble à première vue utilisé au sens figuré, en tant qu’élément d’une expression purement descriptive, l’auteur en révèle plus loin dans son article la valeur stratégique. Laird explique que les odeurs s’apparentent aux notes de musique et que leur combinaison dans la salle de cinéma pourrait produire des mélanges aromatiques comparables à des accords mélodiques 5. L’emploi par Laird du mot « symphonique » dans son sens littéral procède d’un glissement séman-

• 5 – Laird D., op. cit., p. 70. De semblables métaphores musicales ont été utilisées pour décrire d’autres technologies naissantes, comme les premiers procédés couleur, ainsi que le médium cinématographique lui-même. Voir Bordwell D., « The musical analogy », Yale French Studies, no 60, 1980, p. 141-156 ; et Higgins S., Harnessing the Technicolor Rainbow: Color Design in the 1930s, Austin, University of Texas Press, 2007, p. 22-47.

Fig. 3. Annonce des colonnes parfumantes Zefir publiée dans Better Theatres (supplément mensuel de la revue Exhibitors Herald-World) en 1925.

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tique du sonore à l’olfactif, ainsi que d’une confusion générale quant aux éléments constitutifs et aux fonctions de l’odeur.

Mon article s’intéresse aux problèmes historiques et théoriques qui découlent de l’émergence de l’odeur comme variante ou prolongement du son cinématogra-phique. Il s’inscrit dans une recherche plus large, qui porte sur les origines « postso-nores » du projet de cinéma odorant, projet qui allait atteindre son point culminant avec la guerre que se livrèrent, dans les années 1959-1960, les procédés AromaRama et Smell-O-Vision, mais qui remonte en fait au premier dépôt de brevet américain pour un procédé de synchronisation des images et des odeurs 6. Déposé en 1927 et approuvé au niveau fédéral en 1930, le brevet de John Leavell concernant un « appareil de production d’impressions cinématographiques » (fig. 4) a été à la fois le premier concept accrédité de système de diffusion chronométrée d’odeurs et la pierre de Rosette des futurs systèmes de divertissement olfactifs 7. Portant sur un appareil conçu pour diffuser à point nommé des odeurs dans les salles de cinéma, le document de brevet de Leavell, comme l’éditorial de Laird, commence par un argument téléologique classique, selon lequel le cinéma, considéré à juste titre comme « le sommet de tous les arts », s’est jusqu’à maintenant « prévalu de seule-

• 6 – Voir le chapitre « Offscreen emanations: Histories of the olfactory cinema » dans Clepper C., « The rigged house: Gimmickry, design, and perception in mid-century American film practice », thèse de doctorat, Chicago, Northwestern University, à paraître.• 7 – À ce jour, plus de dix-sept demandes de brevet déposées entre 1947 et 2000 font référence au document de brevet de Leavell en tant que texte fondateur.

Fig. 4. Illustration de l’appareil de production d’impressions cinématographiques breveté par John Leavell en 1930.

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ment deux modalités sensorielles ; à savoir, la vision et l’audition 8 ». En ajoutant les impressions olfactives appropriées aux effets audiovisuels du cinéma, l’appareil de Leavell visait à éveiller d’autres associations sensorielles avec les images projetées à l’écran, de façon à « rendr[e] encore plus réels les films parlants 9 ».

Dans son document de brevet, Leavell se soucie en outre énormément de l’intelligibilité concrète et de la clarté narrative des images « odorisées » – ou des associations image-odeur – qu’il propose, d’une manière qui rappelle les débats sur la cohérence de l’espace sonore et la dissociation de la voix et du corps cinémato-graphiques qui ont marqué les débuts du cinéma parlant. Empruntant notamment les notions de signal et de bruit, ainsi que celles d’ambiance et d’indexicalité, à la culture du son, Leavell semble avoir calqué ses stratégies esthétiques sur celles des effets sonores, inscrivant ainsi sur le plan technologique l’amalgame rhétorique, mentionné plus haut, entre l’odorat et l’ouïe. À mon sens, cette confusion phéno-ménologique des éléments olfactifs et auditifs a eu des effets durables sur les utilisa-tions de l’odeur au cinéma, basées d’abord sur les suggestions de Leavell et ensuite sur l’espoir que l’odeur puisse se comporter comme le son, qu’il soit possible d’en régler le volume au moyen d’un bouton et que des notes persistantes d’odeurs synthétiques puissent culminer en d’agréables harmonies atmosphériques.

En ce qui concerne sa construction et son fonctionnement, l’appareil conçu par Leavell pour produire des impressions aromatiques dans la salle de projec-tion était relativement complexe. Sa méthode de diffusion des odeurs était basée sur une série de canalisations placées sous le plancher, connectées à un réservoir d’odeurs central dans lequel se trouvait un ventilateur transformé qui fonctionnait en permanence et qui, grâce à des encoches pratiquées à cette fin dans la bande du film, propulsait en temps voulu les parfums désirés dans les canalisations au moyen d’une vanne à deux voies. Un deuxième système constitué d’une série de ventilateurs plus petits et judicieusement placés servait à diriger les parfums à l’intérieur de la salle en poussant l’air parfumé vers le haut à travers de minuscules ouvertures placées sous les fauteuils des spectateurs. Leavell donne la descrip-tion la plus complète du fonctionnement général de sa méthode dans le passage paraphrasé ci-dessous 10 :

• 8 – Leavell J. H., « Method and apparatus for presenting theatrical impressions », brevet améri-cain no 1749187, déposé le 31 août 1927 et délivré le 4 mars 1930 ; c’est moi qui souligne.• 9 – « On tourne en Amérique des films parfumés », Feuille d’avis de Neuchâtel, 192e année, no 70, 26 mars 1930, p. 1. Annonçant que « John Leavell, de Los Angeles », a pris un brevet pour l’invention du « film parfumé », l’auteur de la rubrique « Échos et faits divers » du quotidien suisse ajoute : « Ne doutons pas que bientôt l’on “parfumerise” les films inodores, comme l’on a “sonorisé” les films muets. »• 10 – Le texte intégral du brevet se trouve à l’adresse http://www.google.tg/patents/US1749187.

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En supposant, par exemple, que le film projeté soit un film maritime conte-nant de nombreuses scènes de mer, les produits chimiques placés dans le réservoir sont formulés pour dégager une odeur saline rappelant autant que possible celle de l’air marin. Pendant la projection du film, chaque fois qu’une scène de mer apparaît à l’écran, l’air salin est tiré du réservoir et propulsé dans la salle par les ouvertures de ventilation se trouvant sous les sièges des spectateurs, qui prennent presque instantanément conscience de l’odeur marine présente dans l’air qui les entoure. L’illusion de la scène de mer est ainsi parachevée par la consonance entre l’image projetée à l’écran et l’odeur répandue au même moment dans l’atmosphère.

Le long paragraphe dont ce passage est tiré contient l’explication de loin la plus claire de la façon dont le mécanisme de production d’impressions olfac-tives de Leavell était réellement censé fonctionner ; c’est aussi dans ce paragraphe que Leavell commence à s’écarter des questions techniques pour élaborer une grammaire esthétique du cinéma odorant. Comme l’exemple de la scène marine l’illustre si parfaitement, les impressions olfactives produites par la méthode de Leavell étaient censées doter l’image pure d’une atmosphère. Autrement dit, l’appa-reil diffusait les odeurs comme si elles étaient déclenchées par les images correspon-dantes. Leavell s’en explique clairement lorsqu’il précise vers la fin du document de brevet que la prise de conscience de l’odeur doit coïncider exactement avec le moment où l’image apparaît à l’écran, afin que les impressions visuelles et olfac-tives qui vont normalement ensemble se produisent simultanément.

En plus d’augmenter considérablement la complexité temporelle du mécanisme de diffusion des odeurs, cette stipulation explicite liait symboliquement les ordres visuel et olfactif dans un rapport de subordination, en interdisant aux odeurs cinématographiques de se produire fortuitement et en leur imposant de ne se manifester qu’à des moments visuellement appropriés. La priorité accordée par Leavell à la source visible de l’odeur, qu’illustre l’exemple des scènes de mer, revêtait par ailleurs un caractère didactique : ainsi les spectateurs de la salle de cinéma apprendraient-ils à concilier les témoignages de leurs sens de la vue et de l’odorat par un processus d’association semblable au fameux « effet Koulechov ». Cet élément de la méthode de Leavell pouvait s’avérer utile pour aider le public à intégrer ces nouvelles odeurs narrativisées à l’expérience filmique. Compte tenu des craintes de contamination suscitées par les premières odeurs cinéma-tographiques – et grandement accentuées par les reportages de guerre sur les gaz toxiques employés sur le champ de bataille –, l’association du visuel et de l’olfac-tif rendue explicite par les instructions de Leavell devait amener les spectateurs à donner rapidement aux odeurs une valeur diégétique et à les situer en toute sécurité dans l’espace narratif.

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Bien que la relation vision-olfaction préconisée par Leavell évoque l’espèce de soudure associative postulée par quelques-uns des premiers théoriciens du montage (dont Koulechov), il serait sans doute plus pertinent, compte tenu du contexte historique et du ton téléologique du document, de considérer la conception de Leavell comme relevant de la « synchrèse 11 ». La synchrèse, au sens que lui donne le théoricien du son Michel Chion, est un processus psychologique qui établit une relation immédiate, une « soudure irrésistible et spontanée », entre ce qu’on voit et ce qu’on entend 12. C’est la synchrèse qui nous convainc, par exemple, que la voix que nous entendons émane de l’acteur que nous voyons parler ou que le bruit mat de deux moitiés de noix de coco entrechoquées est en fait celui des sabots du cheval qui galope à l’écran. La synchrèse, précise Chion, est un phénomène réflexe, et donc incontrôlable, de perception multimodale. Dans sa variante olfac-tive conçue par Leavell, le même synchronisme était censé envelopper les images cinématographiques d’un manteau aromatique. Comme moyen d’apprendre au public à associer les odeurs au monde diégétique (et non à la salle de projec-tion), la synchrèse aromatique pouvait représenter une première étape utile, voire nécessaire ; cependant, contrairement à la synchrèse auditive, la synchrèse olfactive, en 1930, ne disposait ni de la complexité esthétique ni de la palette d’expression du son. Ce qu’avaient en commun les premières expériences de cinéma sonore et olfactif tenait plutôt à leur investissement dans un naturalisme multisenso-riel médiatisé, qui passait par l’éducation des sens du public et la régulation des nouveaux effets syncrétiques du cinéma.

L’invention de Leavell visait moins à développer la relation syncrétique ou mimétique particulière de l’odeur avec le monde diégétique qu’à systématiser le synchronisme de l’émission des odeurs. En mettant l’accent sur la simultanéité (plutôt que sur la composition des odeurs, soit l’équivalent olfactif de l’art du bruitage), la grammaire esthétique du cinéma odorant de Leavell interdisait expli-citement le mélange fantaisiste ou imprévu du visuel et de l’olfactif, prohibant ainsi les odeurs hybrides et périphériques qui sont le plus souvent le lot de la vie courante (on sent, par exemple, l’odeur de « la plage », plutôt que les odeurs séparées du sable et de la mer, l’odeur de « l’école », plutôt que les odeurs séparées de la craie, des élèves et des pupitres). Même à la fin des années 1920, on pouvait composer des fragrances complexes à notes multiples aussi facilement que des parfums à note unique, même si la plupart des stéréochimistes et des parfumeurs croyaient que l’augmentation de la complexité réduisait la scrutabilité sémantique

• 11 – Chion M., L’audio-vision. Son et image au cinéma, Paris, Nathan, 1990, p. 9.• 12 – Ibid., p. 55. Michel Chion a forgé le mot « synchrèse » en combinant « synchronisme » et « synthèse ».

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et émotionnelle de l’odeur 13. En faisant appel à des parfums à note unique faciles à assimiler, le système de Leavell privilégiait la simplicité cognitive au détriment de la complexité contextuelle et émotionnelle, l’uniformité au détriment de la variation, fondant ainsi les futurs procédés de cinéma odorant sur un système d’indices olfactifs cohérents mais non signifiants.

Plus précisément, Leavell, dans son brevet, suggère aux exploitants de choisir soigneusement quand et comment utiliser ses effets olfactifs. Prévoyant que certains d’entre eux pourraient par excès de zèle avoir recours à une multiplicité de parfums diégétiques, il se résout à indiquer la marche à suivre pour ajouter à son appareil des réservoirs d’odeurs supplémentaires, non sans préciser que si l’utilisation de plusieurs parfums devait s’avérer nécessaire, leur nombre ne devrait pas s’élever à plus de quatre au cours d’une projection 14. Leavell incite les futurs odorophiles à faire preuve de retenue en laissant entendre qu’une trop grande quantité d’odeurs risquerait de brouiller l’effet. Plus explicitement, il recommande aux exhibiteurs de choisir un parfum à diffuser en tant que refrain atmosphérique au cours de la projection d’un film — comme un thème marin, pour reprendre un exemple familier. Syncrétique par sa fonction associative et son synchronisme, le système de Leavell était donc, en même temps, hautement stylisé, minimaliste et antina-turaliste en ce qui concerne sa conception de la représentation olfactive.

Ces règles reflètent incontestablement les modes d’accompagnement des images cinématographiques en usage à l’époque où Leavell a rédigé sa demande de brevet. Même si la retenue de Leavell a certainement quelque chose à voir avec les difficultés que posait alors l’aération de salles de projection étouffantes, ses prescriptions ressemblent curieusement aux stratégies empruntées avec succès par le plus ancien accessoire non visuel du cinéma, à savoir la musique. L’insistance sur la répétition et le refrain olfactif, par exemple, est en parfaite corrélation avec la logique de la musique de film, dans la mesure où elle transfère aux odeurs les caractéristiques décidément orchestrales de l’interaction subtile, de l’accentua-tion et de la détente, qui mènent ici à un crescendo multisensoriel plutôt qu’à une résolution mélodique. Se diffusant et se dissipant au gré des signaux visuels pertinents, le thème olfactif de Leavell fonctionnait à bien des égards comme un leitmotiv wagnérien ou un chorus. Le retour de thèmes aromatiques complexifiait la relation du public avec un nombre déterminé d’odeurs, en augmentant l’impor-tance émotionnelle attribuée aux parfums récurrents et en provoquant des déplace-

• 13 – Voir Amoore J. E., Johnston J. W. et Robin M., « The stereochemical theory of odor », Scientific American, vol. CCX, no 2, 1964, p. 42-49.• 14 – En fait, l’appareil de Leavell ne pouvait pas diffuser automatiquement plus de deux odeurs sans l’intervention ou l’orchestration en direct, pourrions-nous dire, du projectionniste. La figure 2 du brevet de Leavell indique le nombre maximal de réservoirs qu’il recommandait.

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ments affectifs à mesure que les spectateurs créaient de nouvelles associations avec des personnages, des lieux ou des scènes odorisés. En structurant ses impressions olfactives selon cette stratégie de répétition, Leavell a adapté au cinéma odorant les structures réceptives de formes cinématographiques plus traditionnelles. En fait, on peut concevoir que l’utilisation comparable de thèmes aromatiques au cours de spectacles odorants ponctuels – comme le parfum récurrent du lilas qui accompagna en 1929 une projection de Lilac Time (Ciel de gloire, G. Fitzmaurice, 1928) ou les chansons parfumées de The Hollywood Revue of 1929 (Hollywood chante et danse, C. Reisner) – ait pu être à l’origine de l’éditorial de Laird sur les symphonies olfactives.

Comme l’a souligné le spécialiste des médias Joseph Kaye, la logique synesthé-sique du cinéma américain des débuts de l’ère sonore ne fut pas le premier exemple – ni le dernier, ni même le plus spectaculaire – de combinaison technique des

Fig. 5. L’orgue à odeurs de Septimus Piesse (illustration publiée dans la revue Science and Invention en juin 1922).

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sons et des odeurs 15. Rhétoriquement liés depuis des siècles à la philosophie et à la religion, d’autres genres de divertissements des xixe et xxe siècles combinèrent les sons et les odeurs dans des spectacles hauts en couleur. À la fin des années 1860, notamment, le chimiste et parfumeur français Septimus Piesse traduisait les sons en odeurs sur un orgue expérimental de sa conception, dont la gamme s’éten-dait sur plusieurs octaves, le patchouli correspondant au dernier do de la clef de fa, et la civette au premier fa de la clef de sol (fig. 5). Proposant des symphonies olfactives d’un autre genre, Piesse parcou-rut l’Europe des débuts de l’ère moderne en donnant des concerts de parfums et

• 15 – Kaye J., « Symbolic olfactory display », mémoire de maîtrise, Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 1999.

Fig. 6. Le « théâtre de l’avenir » tel que le concevait Hugo Gernsback (« The Theatre of the future », Everyday Science and Mechanics, janvier 1932).

Fig. 7. L’orgue à odeurs du « théâtre de l’avenir » (détail).

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en soutenant l’idée que les sons et les odeurs étaient liés dans le cerveau 16. Mais alors que des avant-gardistes comme Piesse influencèrent directement de futurs titulaires de brevets comme l’inventeur amateur et romancier de science-fiction Hugo Gernsback, dont le « théâtre de l’avenir », conçu en 1932, comprenait un orgue à odeurs 17, l’intérêt de Leavell pour l’expérientiel (diégétique/filmique) ôte à son invention tout caractère fantaisiste ou utopique, pour la doter d’un côté pratique spécifiquement cinématographique (fig. 6 et 7). Il est intéressant de constater que le document de brevet de Leavell ne fait pas référence aux modes préexistants de divertissements parfumés, mais évoque plutôt les débats de l’heure sur les effets de la reproduction du son dans l’espace de la salle de cinéma. En considérant l’odeur et le son comme deux modes d’accompagnement cinémato-graphiques comparables (plutôt que comme deux systèmes sensoriels analogues), Leavell adopte une démarche qui relève davantage du pragmatisme mesuré d’un homme d’affaires que des conceptions fantaisistes de Piesse et des autres utopistes de l’odeur.

Finalement, l’idée de films présentant un ensemble restreint de thèmes olfac-tifs s’accordait parfaitement avec les notions émergentes de signal et de bruit cinématographiques, ainsi qu’avec celles d’ambiance et d’indexicalité. Ayant déjà fort à faire avec diverses odeurs naturelles ou environnantes, le projection-niste, l’exhibiteur ou le réalisateur désireux d’utiliser le système de Leavell aurait eu toutes les raisons de mettre en doute la cohérence et la lisibilité des odeurs synthétiques en tant qu’éléments narratifs. De même, en 1927, l’année où Leavell déposa son brevet, les ingénieurs du son et les directeurs de studios faisaient face à des dilemmes comparables concernant l’acceptabilité et la lisibilité d’un cinéma entièrement sonorisé. Dans le contexte des efforts déployés pour couvrir le bavar-dage des spectateurs, réduire les sons ambiants de la salle de projection et suivre l’évolution rapide des techniques d’enregistrement sonore, la question des bruits cinématographiques parasitaires faisait l’objet de discussions aussi bien dans la presse populaire que dans les revues et les journaux spécialisés. Du côté de la production, les ingénieurs du son essayaient de normaliser les relations entre les éléments visuels et les sonorités. Selon James Lastra, les techniques utilisées par les

• 16 – Kraus J. H., « The smell organ », Science and Invention, juin 1922, p. 21-22. Notons que cette idée a récemment suscité l’intérêt de la communauté scientifique : voir Seo H-S, et Hummel T., « Auditory-olfactory integration: Congruent or oleasant sounds amplify odor pleasant-ness », Chemical Senses, vol. XXXVI, no 3, 2011, p. 301-309 ; Belkin K. et al., « Auditory pitch as a perceptual analogue to odor quality », Psychological Science, vol. VIII, no 4, 1997, p. 340-342 ; Wesson D., et Wilson D., « Smelling sounds: Olfactory–auditory sensory convergence in the olfactory tubercle », The Journal of Neuroscience, vol. XXX, no 8, février 2010, p. 3013-3021.• 17 – Gernsback H., « The theatre of the future », Everyday Science and Mechanics, janvier 1932, p. 112-113 et p. 186.

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bruiteurs pouvaient encore, au milieu des années 1920, facilement compromettre la cohérence de l’espace sonore d’un film : « Des anecdotes comiques de l’époque racontent comment des [musiciens] et des bruiteurs hyperactifs poussèrent jusqu’à l’absurde leur tentative d’“améliorer” un film en ponctuant chaque image d’un son 18. » Les débats opposant les tenants de la recréation totale du milieu sonore aux partisans d’une ressemblance approximative finirent par mener à la précision des notions de signal et de bruit cinématographiques, et à une conception plus complexe de l’harmonie entre l’image et le son.

Comme Mary Ann Doane l’a bien démontré, toute l’entreprise de sonorisation des films a été catalysée par le désir d’améliorer le rapport signal-bruit ou par la mission globale qui consistait à rendre les signaux audiovisuels du cinéma plus intelligibles que toutes les sources de distraction extradiégétiques 19. Mais dans la période qui a suivi immédiatement l’avènement du son, les catégories sonores de signal et de bruit, comme l’illustrent plaisamment les anecdotes auxquelles Lastra fait référence, n’étaient pas encore fixées. De même, leurs homologues leavelliens, les signaux « olfactifs », se trouvaient dans une période de transition entre leur statut de « bruits » a priori nuisibles – voire nocifs – et leur rôle d’adjuvants utiles du processus cinématographique. Les catégories olfactives de signal et de bruit devaient par conséquent servir non seulement à définir les odeurs diégétiques par opposition aux odeurs naturelles « parasites », mais aussi à convaincre le public des salles de cinéma de la valeur interprétative des odeurs synthétiques. En réduisant au minimum le nombre de parfums utilisés par son appareil, Leavell se donnait les moyens d’accroître l’intensité des signaux olfactifs tout en conférant à l’odeur le statut de complément quasi musical de la pratique cinématographique.

Si les comparaisons techniques et métaphoriques entre les premières expériences de sonorisation et d’odorisation du cinéma ont pu servir à dissiper les craintes des investisseurs qu’inquiétait la présence surprenante de l’odeur dans la salle de cinéma à l’ère du parlant, il reste que le principal point commun entre le sonore et l’olfac-tif était leur fonction d’accompagnement. À de nombreux égards – institution-nels, perceptifs et matériels – la sonorisation et l’odorisation cinématographiques présentaient des différences importantes. Le film sonore, par exemple, même s’il était encore dans sa première enfance à l’époque des symphonies olfactives, pouvait déjà se prévaloir des compétences de toute une panoplie de techniciens, sur le plateau de tournage et en postproduction, pour accroître la fidélité de la voix, de

• 18 – Lastra J., Perception, Representation, Modernity. Sound Technology and the American Cinema, New York, Columbia University Press, 2000, p. 105.• 19 – Doane M. A., « Ideology and the practice of sound editing and mixing », E. Weis et J. Belton (dir.), Film Sound: Theory and Practice, New York, Columbia University Press, 1985, p. 54-62.

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la musique et des effets sonores ; en outre, l’amélioration du ratio signal-bruit était considérée comme l’affaire de toute l’industrie et faisait partie d’un investissement à long terme dans un procédé déjà rentable 20. Le film odorant, par contre, ne pouvait compter sur aucune infrastructure ou entreprise comparable et, dans la mesure où il était produit « en direct » dans la salle de projection, en était réduit à rechercher la perfection symphonique en tablant sur les ressources limitées d’un concert de jazz improvisé. Pour être déchiffrables, les odeurs cinématographiques devaient s’élever au-dessus du chaos ambiant des senteurs naturellement ou fortui-tement présentes dans la salle de cinéma ; mais pour être acceptables, elles devaient aussi pouvoir être promptement (et facilement) associées à des thèmes diégé-

tiques. Quant au bruit olfac-tif, il devait être rapidement éliminé par des techniques d’éradication ou rendu non pertinent sur le plan discur-sif. Alors que l’amortissement du son (c’est-à-dire l’atténua-tion des bruits parasitaires) se faisait à la fois en studio grâce au mixage et dans la salle de cinéma grâce à l’insonorisa-tion, les efforts d’atténuation des odeurs étaient limités à ce qui était faisable en temps réel dans l’espace de la salle de projection. Pour Leavell, et c’est là un point crucial, le seul moyen d’atténuer les odeurs – la seule forme possible de « mixage olfactif » ou de « montage de la bande-odeur » – consistait à action-ner la vanne à deux voies de son appareil qui permettait de contrôler la diffusion des parfums. En fermant la vanne

• 20 – Voir Belton J., « Technology and aesthetics of film sound », E. Weis et J. Belton (dir.), op. cit., p. 63-72.

Fig. 8. Les espoirs des critiques de cinéma et des inven-teurs de voir le film odorant devenir réalité ne furent pas abandonnés dans l’intervalle, au cours des années 1940

et 1950, mais perdirent néanmoins de leur élan et de leur actualité. Des expériences indépendantes furent tentées ici et là durant les années de guerre et se trouvèrent aux prises avec les mêmes difficultés, comme en témoigne cette illus-tration publiée dans l’Edwardsville Intelligencer (11 mars

1943, p. 5).

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ou en inversant le processus d’aspiration, l’exhibiteur ou le projectionniste pouvait apparemment réguler les flux de parfum, mais n’avait aucune prise sur les odeurs déjà diffusées dans la salle.

Compte tenu de ces paramètres, on peut dire que l’invention de Leavell repre-nait à plusieurs égards les nouvelles règles d’accompagnement du film établies par le cinéma sonore. Premièrement, en insistant sur l’utilisation limitée d’un nombre restreint de parfums, sa méthode de production d’impressions cinémato-graphiques tentait d’intensifier le « signal » des effets odorants tout en réduisant le « bruit » olfactif, c’est-à-dire les odeurs imprévues, accidentelles ou résiduelles. Deuxièmement, en employant des thèmes olfactifs récurrents constitués de parfums simples (au lieu d’odeurs complexes), son procédé de synchronisation

Fig. 9. Les héritiers de la période symphonique du projet de cinéma odorant : Mike Todd (fils du producteur de cinéma du même nom) et Hans Laube (dont le nom est mal orthographié dans la légende) présentant le système nerveux central ou « cerveau olfactif » du procédé Smell-O-Vision,

activé par la bande sonore du film (publié dans l’American Cinematographer en février 1960).

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des images et des odeurs visait à produire une ressemblance avec le monde olfac-tif plutôt qu’à le recréer entièrement. Et enfin, troisièmement, en inversant le processus d’aspiration au moyen de la vanne à deux voix servant à diffuser les parfums dans la salle de projection, Leavell espérait pouvoir absorber les odeurs persistantes avant qu’elles s’incrustent dans l’esprit des spectateurs, perturbent l’effet syncrétique et s’imprègnent dans les tissus d’ameublement. Ce troisième volet du système de Leavell était lié au problème de la stagnation des odeurs, qui transforme inévitablement tout signal odorant en bruit olfactif — un problème auquel aucune stratégie empruntée au son ne pouvait apporter de solution.

Pour le critique de cinéma Harry Alan Potamkin, c’est précisément ce carac-tère rebelle de l’odeur qui la disqualifie en tant que composante cinématogra-phique, comme en témoigne ce qu’il écrivait en 1930, à l’apogée de la période des « symphonies olfactives » :

« Ce qui ne peut pas être stylisé n’a pas de forme. Les odeurs sont diffuses, elles n’ont pas de limites définies. Elles ne peuvent pas, contrairement aux sons, servir de contrepoint aux images. Si le passé est garant de l’avenir, nous pouvons être sûrs que les odeurs seront utilisées pour intensifier les sensations visuelles au cinéma, mais ce ne seront encore là que des effets extérieurs. Le problème, c’est […] le “montage”. […] Les odeurs ne peuvent pas être montées parce qu’il est impossible de les garder à l’intérieur d’un espace limité qui pourrait coïncider avec l’image montrée à l’écran 21. »

Pour Potamkin, les odeurs ne pourraient jamais faire partie intégrante de ce qu’il appelait le « cinéma composite » ou multisensoriel en raison de la difficulté à en contrôler le volume, la diffusion et la durée. Contrairement au son, l’odeur ne possédait selon lui ni la malléabilité ni la prédictibilité nécessaires à son intégra-tion dans l’unité filmique. Contestant l’amélioration que les symphonies olfactives étaient susceptibles d’apporter au médium cinématographique, Potamkin prédisait que les spectateurs, comme les investisseurs, n’allaient pas tarder à se lasser du cinéma odorant.

Les prédictions de Potamkin se vérifièrent. Les spectateurs des premiers films odorisés se plaignirent de fatigue olfactive, de confusion sensorielle et, encore plus fréquemment, de discordances dans les mélanges d’odeurs. Arthur Mayer, l’un des cadres de la Paramount auxquels Leavell (prié d’utiliser pour l’occasion le plus grand nombre possible d’odeurs) fit la démonstration de son appareil en

• 21 – Potamkin H. A., « Phases of Cinema Unity II », Close Up, vol. VI, no 6, juin 1930, p. 471. L’année précédente, Potamkin rapportait que l’acteur américain Robert Armstrong prédisait que le « film odorant » allait bientôt succéder au « film parlant » (voir « The Compound Cinema: Further Notes », Close Up, vol. IV, no 4, avril 1929, p. 15).

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1933, rapporte qu’il fallut ensuite plus d’une heure pour faire disparaître de la salle les senteurs mêlées de chèvrefeuille, de friture et de désinfectant dont l’air était saturé : « Les ventilateurs qui diffusaient [les] odeurs avec une telle précision étaient censés les éliminer avec la même efficacité, mais malheureusement cette partie de l’invention n’était pas encore tout à fait au point 22. » En dépit de ses prétentions musicales, la période symphonique du projet de cinéma odorant se heurta à des dissonances olfactives qui, comme celles dont Mayer fit la désagréable expérience, étaient dues aux propriétés physiques et phénoménologiques des odeurs.

Même si elle était vouée à l’échec, la période des symphonies olfactives du projet de cinéma odorant du xxe siècle n’en est pas moins instructive pour l’his-torien des dimensions sensorielles du cinéma. L’étude de cette période montre en effet, à ceux qui pourraient l’avoir oubliée, l’importance de l’influence culturelle et idéologique du son sur la façon dont rêveurs et inventeurs ont conceptualisé les nouveaux modes d’accompagnement du cinéma. Dans ce cas-ci, une vaste analogie musicale a servi à légitimer le désir d’intégrer la synesthésie olfactive à la diégèse filmique. Cette étude révèle également les limites très réelles que comporte l’application des stratégies sonores aux autres modalités sensorielles. Ces limites, que Laird ne prévoyait pas dans son éditorial de 1930 – où il affirme de façon pittoresque que les fixateurs atmosphériques (comme l’huile de ricin) « sont au parfumeur cinématographique ce que les jeux et la pédale d’expression sont à l’organiste 23 » –, se sont avérées insurmontables d’un point de vue logistique par la méthode et l’appareil mis au point par Leavell en 1927. Plus largement, l’harmonisation des images et des odeurs dont rêvaient Laird et Leavell témoigne de l’état de transition dans lequel se trouvait alors la culture cinématographique américaine, entre la période de détraction des odeurs caractéristique de l’époque des nickelodéons et celle de leur valorisation par les procédés de cinéma odorant qui allaient voir le jour au milieu du xxe siècle (fig. 8).

Les racines symphoniques du projet de cinéma odorant se laissent encore perce-voir dans les formes plus connues sous lesquelles il fit sa réapparition à la fin des années 1950, à savoir les procédés Smell-O-Vision et AromaRama 24. Bien que la production des effets olfactifs soit devenue plus complexe et l’intégration des

• 22 – Mayer A., Merely Colossal, New York, Simon and Schuster, 1953, p. 187-190.• 23 – Laird D., op. cit., p. 70.• 24 – Les espoirs des critiques de cinéma et des inventeurs de voir le film odorant devenir réalité ne furent pas abandonnés dans l’intervalle, au cours des années 1940 et 1950, mais perdirent néanmoins de leur élan et de leur actualité. Des expériences indépendantes furent tentées ici et là durant les années de guerre et de nouveaux brevets de cinéma odorant furent déposés en 1947 et en 1951. Il aura fallu attendre l’essor de la télévision et la crise de désaffection du public qui toucha les grands studios d’Hollywood pour réanimer l’intérêt des investisseurs à l’égard du cinéma odorant et ramener des procédés comme le Smell-O-Vision sur le devant de la scène.

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odeurs à la diégèse filmique plus créative – le film Scent of Mystery (J. Cardiff, 1960) utilisait des odeurs hors-champ et des dissonances olfacto-visuelles humoris-tiques –, le cinéma odorant ultérieur continua (par habitude ou par tradition) de s’inspirer largement des stratégies sonores. Le procédé Smell-O-Vision, notam-ment, révolutionna en 1960 la technologie de synchronisation des odeurs grâce à l’impression des signaux olfactifs directement sur la bande-son du film (fig. 9). Les critiques de l’époque y virent un progrès extraordinaire, mais il ne s’agissait à bien des égards que du simple accomplissement d’une promesse vieille de plusieurs décennies, selon laquelle le cinéma saurait un jour parler au nez… aussi bien qu’à l’œil et à l’oreille.

Traduit de l’anglais par Anne Bienjonetti