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Résumé de la thèse de doctorat en histoire soutenue à l'EHESS le 29 novembre 2014 Emmanuelle Perez Tisserant Nuestra California Faire Californie entre deux constructions nationales et impériales (v. 1810-1850) Ma thèse de doctorat croise histoire de la construction nationale, histoire de la politisation et histoire impériale à partir du cas de la Haute-Californie au début du XIXe siècle. Elle s'interroge sur les processus politiques à l'oeuvre dans un territoire qui a fait l'objet d'une conquête récente par une monarchie européenne, est intégrée à un nouveau pays indépendant d'abord formellement empire puis république fédérale, convoité par d'autres puissances à l'oeuvre dans le Pacifique (Grande-Bretagne, Russie, France, États-Unis) et majoritairement peuplé par des Amérindiens dont une partie a été christianisée dans des missions franciscaines. La Haute-Californie me sert de laboratoire, de cas limite souvent, pour comprendre la dimension impériale de la construction nationale, pour faire le lien entre anciens et nouveaux empires, pour comprendre la politisation en situation coloniale. Elle s'est aussi avérée riche de pistes pour poursuivre une histoire comparée des États-Unis et du Mexique comme constructions nationales impériales en Amérique du Nord. J'ai principalement dialogué avec trois grands courants de réflexion historique : les travaux sur la politisation, la culture et les pratiques politiques après les révolutions et indépendances en Europe et Amérique ; l'histoire impériale et coloniale, y compris le colonialisme de peuplement et l'histoire du Pacifique ; enfin l'histoire de la frontière (comme lieu, processus et concept) et de l'ouest (sud-ouest) étatsunien. J'ai choisi trois axes de travail : le chemin californien de la « modernité politique » (sans jugement de valeur, mais pour évaluer les conséquences des révolutions et indépendances sur les pratiques politiques) ; la formation d'un « territoire », comme projet culturel et politique spatialisé ; une sociogénèse des « Californios », avec une dimension de biographie collective. Pour ce faire, j'ai utilisé des archives publiques à Mexico et en Californie (et marginalement à Nantes) : archives du gouvernement provincial et territorial, du conseil territorial, des municipalités, des ministères ; à l'occasion, des sources publiées ou éditées : délibérations du Congrès dans les journaux, par exemple ; des archives judiciaires ; des archives privées : correspondance, journaux, témoignages a posteriori ; les archives des missions. Ma thèse en deux volumes (au total 810 p.) comporte des annexes (200 p.) comportant cartes (réalisées par mes soins), tableaux, notices biographiques, transcriptions, traductions et fac-simile de sources, lexique, portraits et index. Chapitre premier : Choisir l'empire mexicain (1769-1821) Le premier chapitre vise à comprendre les effets de la crise de l'empire espagnol en Californie. Cette crise a pour origine l'invasion de la péninsule ibérique par Napoléon, l'abdication forcée des rois (Charles IV et son fils Ferdinand VII) et leur remplacement par le frère de Napoléon, Joseph Bonaparte. En Espagne-même, ces événements donnèrent lieu à des phénomènes de résistance et l'organisation 1

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Résumé de la thèse de doctorat en histoiresoutenue à l'EHESS le 29 novembre 2014

Emmanuelle Perez Tisserant

Nuestra CaliforniaFaire Californie entre deux constructions nationales et impériales (v. 1810-1850)

Ma thèse de doctorat croise histoire de la construction nationale, histoire de la politisation ethistoire impériale à partir du cas de la Haute-Californie au début du XIXe siècle. Elle s'interroge sur lesprocessus politiques à l'oeuvre dans un territoire qui a fait l'objet d'une conquête récente par unemonarchie européenne, est intégrée à un nouveau pays indépendant d'abord formellement empire puisrépublique fédérale, convoité par d'autres puissances à l'oeuvre dans le Pacifique (Grande-Bretagne,Russie, France, États-Unis) et majoritairement peuplé par des Amérindiens dont une partie a étéchristianisée dans des missions franciscaines. La Haute-Californie me sert de laboratoire, de cas limitesouvent, pour comprendre la dimension impériale de la construction nationale, pour faire le lien entreanciens et nouveaux empires, pour comprendre la politisation en situation coloniale. Elle s'est aussiavérée riche de pistes pour poursuivre une histoire comparée des États-Unis et du Mexique commeconstructions nationales impériales en Amérique du Nord.

J'ai principalement dialogué avec trois grands courants de réflexion historique : les travaux sur lapolitisation, la culture et les pratiques politiques après les révolutions et indépendances en Europe etAmérique ; l'histoire impériale et coloniale, y compris le colonialisme de peuplement et l'histoire duPacifique ; enfin l'histoire de la frontière (comme lieu, processus et concept) et de l'ouest (sud-ouest)étatsunien.

J'ai choisi trois axes de travail : le chemin californien de la « modernité politique » (sansjugement de valeur, mais pour évaluer les conséquences des révolutions et indépendances sur lespratiques politiques) ; la formation d'un « territoire », comme projet culturel et politique spatialisé ; unesociogénèse des « Californios », avec une dimension de biographie collective.

Pour ce faire, j'ai utilisé des archives publiques à Mexico et en Californie (et marginalement àNantes) : archives du gouvernement provincial et territorial, du conseil territorial, des municipalités, desministères ; à l'occasion, des sources publiées ou éditées : délibérations du Congrès dans les journaux,par exemple ; des archives judiciaires ; des archives privées : correspondance, journaux, témoignages aposteriori ; les archives des missions.

Ma thèse en deux volumes (au total 810 p.) comporte des annexes (200 p.) comportant cartes(réalisées par mes soins), tableaux, notices biographiques, transcriptions, traductions et fac-simile desources, lexique, portraits et index.

Chapitre premier : Choisir l'empire mexicain (1769-1821)

Le premier chapitre vise à comprendre les effets de la crise de l'empire espagnol en Californie.Cette crise a pour origine l'invasion de la péninsule ibérique par Napoléon, l'abdication forcée des rois(Charles IV et son fils Ferdinand VII) et leur remplacement par le frère de Napoléon, Joseph Bonaparte.En Espagne-même, ces événements donnèrent lieu à des phénomènes de résistance et l'organisation

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d'institutions locales puis à l'échelle du royaume pour coordonner la résistance et même incarner lacontinuité de la souveraineté des monarques espagnols. Dans l'empire, ces nouvelles institutionsprétendant à la souveraineté furent diversement reconnues et cette situation confuse fut l'une desorigines des mouvements d'indépendance, aux succès variés, en Amérique espagnole. Par exemple, uneinsurrection enflamma le Mexique en 1810, insurrection qui fut combattue et vaincue, notamment parceque, ayant mobilisé les classes populaires, en particulier les Indiens, elle échoua à rallier les créoles. Leretour de Ferdinand VII sur le trône d'Espagne en 1814 fut l'occasion pour l'Espagne de réaffirmer sonpouvoir sur les colonies. Ce ne fut qu'en 1820 que les différents secteurs de la société mexicaines'allièrent pour obtenir l'indépendance sous la forme d'un empire, objectif qui fut atteint en 1821.L'alliance de 1820 se fit dans un contexte de révolution libérale en Espagne contre le roi Ferdinand VII,révolution qui fut l'occasion d'une prise de distance des élites créoles mexicaines par rapport à lapéninsule.

Dans les trente dernières années, les chercheurs ont bien mis en avant la crise de l'empire àl'origine des indépendances, plutôt qu'un nationalisme véritablement pré-existant. Toutefois, ils ontégalement souligné les origines de ces mouvements dans un temps plus long, celui des réformes del'empire au XVIIIe siècle et des difficultés internes et externes de l'empire, notamment à la fin du siècle,avec la défaite de l'Espagne lors de la guerre de Sept ans ou encore la révolte de Tupac Amaru.

Dans ce contexte général, les historiens ont toujours considéré que la Californie ne jouait qu'unrôle mineur, et n'était touchée qu'à la marge, notamment par l'interruption des approvisionnements. Ilsreconnaissent toutefois en général que ces interruptions avaient des conséquences graves pour leterritoire, qui en était fort dépendant. Néanmoins, j'ai voulu montrer dans mon premier chapitre en quoila décision même de fonder la Californie et les choix qui avaient été faits à cette occasion étaientcentraux pour comprendre ensuite la manière dont les habitants de Californie avaient perçu lesévénements révolutionnaires.

La décision de fonder des forts et des missions au nord de la « Vieille-Californie » (Basse-Californie actuelle) fut prise en 1768, après la défaite de l'Espagne et la cuisante prise de La Havane parles Anglais au cours de la guerre de Sept ans. L'Espagne revendiquait déjà, depuis ses explorations duXVIe siècle, la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord. Des projets avaient été formulés de fonder desétablissements sur cette côte dès le XVIIe siècle, notamment pour servir de base au galion de Manille,dans son voyage de retour, mais n'avaient jamais été réalisés. Une question qui se pose alors, et doit êtreprise au sérieux, est celle de la décision de finalement fonder ces établissements en 1769. La conquêtede la Californie correspondait à une avancée stratégique des Espagnols sur la côte nord d'un océan (et deroutes commerciales océaniques) de plus en plus convoité(s) par d'autres puissances à la fin du XVIIIesiècle : les jeunes États-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, l'Angleterre. L'autre aspect de cettedécision est la forme que prit cette conquête : il s'agissait non seulement de fonder des forts militaires,mais aussi de fonder des missions religieuses pour convertir les Amérindiens et en faire des sujets duroi. Or la monarchie venait de prendre la décision d'expulser les Jésuites de l'empire et plusgénéralement les réformes de l'empire tendaient à essayer de réduire la puissance de l'Église par rapportà celle de la monarchie. La décision d'associer un ordre missionnaire, en l'occurrence les Franciscains, àla conquête d'un territoire stratégique n'allait donc pas de soi.

Du reste, la monarchie et ses représentants en Californie ne tardèrent pas à entrer en conflit avecles missionnaires. Or ces conflits sont structurants pour comprendre les dynamiques politiques locales

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jusque dans les années 1830 et au-delà. Dès 1776, devant les réticences des missionnaires àapprovisionner les garnisons militaires, les gouverneurs recommandèrent la fondation de villages decolons pour produire les céréales et l'alimentation des soldats. Ainsi furent fondés San José en 1777 etLos Angeles en 1781. Comme pour le reste de l'empire, remonter dans le temps, avant 1808, facilite lacompréhension des enjeux qui se présentent lorsque la crise survient. La profondeur temporelle permetégalement d'apprécier le caractère nouveau ou différent de ce qui se produit après 1808. Intégrer laCalifornie dans des réseaux de circulation, comprendre ses interactions avec le reste du monde indiquepar quels biais les nouvelles, les idées vont se répandre, et influer sur leur diffusion.

Ce premier chapitre est bâti en trois grandes parties. La première restitue les conditions et lesdécisions qui ont mené à la fondation des établissements – forts, missions et villages de Haute-Californie – à la fin du XVIIIe s. La seconde montre comment la Californie et les divers Californiensfurent touchés, interagirent avec la crise de l'empire entre 1808 et 1820. La troisième partie enfinexplique comment et pourquoi les Californiens se rallièrent à l'empire mexicain en 1821.

La fondation des établissements de Haute-Californie a pour origine directe la mission ded'inspection de José de Galvez en Nouvelle-Espagne en 1765. Après la guerre de Sept Ans la monarchieespagnole cherche en effet à mieux protéger son empire. Galvez envisage déjà de renforcer la frontièrenord, lorsque sa conviction est renforcée par l'annonce d'expéditions russes en territoire revendiqués parl'Espagne. C'est donc à des considérations stratégiques et militaires de défense de l'empire qu'obéitl'occupation de la Haute-Californie avant tout. Bien qu'hostile à un pouvoir trop important desmissionnaires – il avait été chargé également de l'expulsion des Jésuites de Nouvelle-Espagne – ils'associe aux Franciscains de Junipero Serra pour mener à bien la fondation d'établissements, enl'absence de troupes suffisantes et dans l'idée que les missions ne seraient qu'une étape provisoire dansla conquête effective. De retour en Espagne péninsulaire et devenu Ministre des Indes (donc descolonies américaines), Gálvez continue de suivre de près la situation sur la frontière nord de laNouvelle-Espagne.

Les premiers conflits entre autorités militaires (représentantes de la monarchie) et religieusesinterviennent dès les années 1770. Afin de sécuriser les approvisionnements des garnisons, legouverneur envisage la fondation de villages producteurs de céréales et afin d'encourager le maintiendes soldats sur le territoire après leur service, de leur octroyer des concessions de terre. Or ces deuxmesures rencontrent l'opposition des missionnaires pour qui les terres n'appartiennent qu'auxAmérindiens – dans le cadre des missions, unité religieuse spirituelle, mais aussi unité économique deproduction, ce qu'on appelle les « temporalités », par référence au pouvoir temporel des missionnairesfranciscains. C'est sur fond de ces conflits locaux en lien avec des conflits à l'échelle de l'empire sur laplace de l'Église qu'interviennent les perturbations liées à l'invasion de l'Espagne par Napoléon pendantles deux premières décennies de 1808. Si à juste titre on a pu signaler que la Californie était restée à lamarge des insurrections et des innovations politiques de cette période (jusqu'en 1820) et qu'elle ne futtouchée que par l'interruption des approvisionnements, cette difficulté entra en résonance avec cesconflits locaux.

De plus, le contexte dans lequel furent fondés les établissements de Haute-Californie influèrentsur la réception des nouvelles de la révolution et de la guerre : par construction, les militairescaliforniens étaient là pour défendre l'empire espagnol contre les Russes, les Anglais, et globalementtous les ennemis de la monarchie espagnole.

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Toutefois, le relâchement du contrôle mercantiliste suite à l'invasion de 1808 bénéficia auxmissions franciscaines qui, au faîte de leur puissance productive, purent vendre leurs surplus encontrebande aux bateaux américains qui commençaient à s'aventurer sur la côte. La Haute-Californiedevint une étape dans le parcours des bateaux américains dans le cadre de leurs explorations de routescommerciales alternatives vers l'Asie après leur indépendance et de leur exploitation de ressourcesmarines dans le Pacifique nord, notamment comme monnaie d'échange dans les ports chinois. Cetélément de ma thèse, l'identification d'une communauté américaine dans le Pacifique, en particulier àHawaï, contribue à étayer l'idée que la conquête étatsunienne du continent nord-américain s'est fait parles deux côtes vers l'intérieur plutôt que d'est en ouest.

Même si en aucun cas cette vitalité économique des missions n'influait sur leur attitude vis-à-visde la monarchie espagnole, celle-ci en revanche leur donnait plus de poids localement face à une arméedépourvue de tout approvisionnement. Dans la première moitié des années 1810 les missionnaires et lesmilitaires mirent leurs conflits en sourdine pour mieux protéger l'empire, mais après la perception d'uneamélioration de la situation et l'arrivée d'un nouveau gouverneur en 1815, identifié comme réformateuret libéral (alors même que le roi Ferdinand VII avait rejeté la constitution libérale de 1812 proclamée enson nom mais en son absence) les conflits reprirent de plus belle. Pour autant, il n'est pas question dedéloyauté au roi et à l'Espagne.

Malgré ces conflits et cette loyauté, comment expliquer le ralliement final des militaires et desmissionnaires à l'empire mexicain en 1822 ? Pour ce qui est des missionnaires, cette évolution doit êtreétudiée parallèlement au même phénomène au Mexique. C'est en effet le suivi de la situation en Espagnevia la correspondance avec leur séminaire d'origine à Mexico qui convainc les missionnaires que leurplace dans la société et la sécurité des missions est plus risquée dans le cadre de l'empire mexicain quedans l'empire espagnol, du fait de l'arrivée au pouvoir des libéraux à Madrid en 1820. De plus, lesindépendantistes ont été rejoints par des loyalistes sous l'égide du général Iturbide, et l'alliance prometde proposer le trône au roi Ferdinand VII ou à un membre de sa famille. Le gouverneur au contraire, néen Espagne et plutôt favorable aux mesures libérales, refuse d'admettre l'indépendance jusqu'à très tard.C'est sous la pression des officiers des garnisons, qui ont entendu les nouvelles de l'accomplissement del'indépendance et du pouvoir qu'elle donne aux créoles, qu'il finit par admettre l'indépendance et à s'yrallier.

Ce chapitre enfin essaie de comprendre quelle a pu être la portée de ces événementsrévolutionnaires sur la population, et notamment sur les Amérindiens. Il y avait clairement une volontédes autorités religieuses et militaires de limiter la diffusion du message révolutionnaire. Elles s'efforcentau contraire de mobiliser Indiens et population dans une dynamique de relations internationales (contreles français notamment) et de défense du roi.

Chapitre deux : Héritage impérial et projet national. Repenser le lien ente Mexico et la Californie (1821-1829)

Le deuxième chapitre envisage la place de la Haute-Californie dans le nouvel empire puis larépublique fédérale. Observer la construction nationale du nouveau pays indépendant qu'est le Mexiqueà partir de la Californie en particulier et de la frontière nord en général met en évidence l’ambiguïté del'héritage impérial et permet une connexion, une comparaison des choix effectués au Mexique et auxÉtats-Unis après l'indépendance concernant un territoire désormais vu comme national.

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Dès le départ, que ce soit du fait des circonstances de l'indépendance ou des conceptionscourantes concernant la Haute-Californie, cette province est vue comme devant faire l'objet d'uneentreprise de reconquête, soit militaire, soit politique. Dès l'automne 1821 (l'indépendance est proclaméeen septembre), l'empereur et son entourage s'inquiètent de la décision des autorités californiennesconcernant l'indépendance. Un commissaire y est envoyé pour rendre compte de la situation, et si besoinconvaincre les autorités locales des bienfaits de l'indépendance. Alors même que l'indépendance y a étéproclamée, certes très tardivement, le commissaire procède à une seconde cérémonie, mise en scèneavec plus de pompe. Le commissaire a pour mandat de prendre des mesures qui permettront derapprocher la province du reste de l'empire (de « l'uniformiser »), c'est pourquoi, contre l'avis desmilitaires et de l'ex-gouverneur, qu'il destitue, il fait appliquer la Constitution de 1812 (de nouveau envigueur depuis 1820 en Espagne et dans l'empire du fait de la révolution, appliquée depuis 1813 dans lereste du Mexique, et toujours en vigueur en l'attente d'une nouvelle constitution), notamment lacitoyenneté des Indiens et la mise en place d'un conseil provincial consultatif, la « députation », élue partous les citoyens (dont les Indiens). Il procède également à l'élection d'un nouveau gouverneur par ladéputation, les officiers et les missionnaires. Alors que dans l'esprit des officiers la fonction allait revenirau plus gradé et au plus ancien d'entre eux, l'espagnol José de la Guerra, l'élection, probablementarrangée par le commissaire et l'heureux élu, donne vainqueur un créole qui avait poussé l'ex-gouverneur Sola à proclamer l'indépendance, Luis Antonio Arguello. Ainsi, dès le départ, l'intégrationau Mexique se traduit par une forme de violence symbolique et politique, ainsi que par une évolution durapport de force local.

Le commissaire fait aussi procéder à des élections pour que la Californie envoie un député auCongrès de l'empire. Le choix de la Californie, l'ancien gouverneur espagnol Pablo de Sola, démontreaux yeux des autres députés l'inaptitude des Californiens à la politique indépendante. La participation deSola à la répression d'une insurrection indépendantiste à Valladolid pendant la guerre d'indépendance luivaut son exclusion du Congrès, où les débats concernant l'organisation constitutionnelle du pays aurontlieu sans représentant de la province. Ces débats sont interrompus par la dissolution du Congrès parl'empereur Iturbide mais à leur reprise pour concevoir une constitution républicaine et fédérale, l'opinionsur la Californie n'a pas évolué. Leur inaptitude politique justifie d'une part soit de les associer à unautre État, soit de créer un statut sous tutelle, le « territoire » (imité des États-Unis), solution qui estfinalement choisie ; d'autre part, d'envisager les moyens de faire évoluer la société californienne ; c'est lasolution de la colonisation, c'est à dire de l'envoi de colons, qui est privilégiée.

Ces débats montrent bien comment la volonté de politiser, de nationaliser, de républicanisers'accompagne d'une pensée paternaliste, voire coloniale sur les territoires et population visés. Lapolitique des missions est vue comme archaïque, et ce d'autant plus que les missionnaires espagnolsapparaissent comme des opposants à la fois à l'indépendance et à la république, et globalementresponsables du caractère arriéré de la province. Alors que les missionnaires utilisent le nouveauvocabulaire et le nouvel imaginaire politique pour défendre les droits des Indiens comme nouveauxcitoyens à conserver leurs terres, les républicains cherchent à installer des colons et des vétérans sur cesterres, en même temps que les Indiens dont la propriété doit être privée et individuelle, afin d'en fairedes citoyens dignes de ce nom.

Cependant, malgré le désir du gouvernement de se défaire des missionnaires, dans les faits lasituation est beaucoup plus compliquée : il apparaît difficile d'expulser les Franciscains, même après

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leur refus de prêter serment à la Constitution républicaine et leur opposition frontale aux gouverneursmexicains des années 1820, vu leur importance pour faire travailler et contrôler les Amérindiens et vuleur influence sur le reste de la population. Dans les faits, le gouverneur doit s'accommoder de leurprésence et négocier avec eux les réformes concernant les missions.

Chapitre trois : Être citoyens mexicains (1824-1829)

Le chapitre trois montre concrètement, au niveau des imaginaires, des discours et des pratiques,ce que signifient l'indépendance et la république, parfois confondus, pour les différentes catégories de lapopulation californienne et met en avant les changements qui interviennent au cours des années 1820.

Contrairement à la plus grande partie du Mexique et de l'empire espagnol, la Constitution deCadix de 1812 n'a pas été appliquée en Californie avant 1822 (bien qu'elle y ait été proclamée en 1820).L'application de cette Constitution a eu un impact très important dans les années 1810 dans toutl'empire, et a été particulièrement étudiée dans les trente dernières années par les chercheurs. Le cas dela Californie fait figure d'exception dans ce contexte, avec un décalage d'au moins une décennie. Àpartir de 1822, la Constitution de Cadix resta pour la plus large partie en vigueur jusqu'en 1836, laCalifornie en tant que territoire n'étant pas dotée d'une constitution propre comme les États de lafédération mexicaine. C'est donc à partir de 1822 que la Californie expérimente la vie politique auxéchelles municipale, territoriale et même nationale, avec l'élection d'un député et la participation auxélections présidentielles (à partir de 1824).

La proclamation de la Constitution de Cadix et surtout la visite du commissaire de l'empiremexicain en 1822 se traduisent tout d'abord par l'élévation des Amérindiens baptisés au statut decitoyens théoriquement égaux. Les Amérindiens adoptent quatre type d'attitudes par rapport à cetteévolution de leur statut dans le cadre de leur situation coloniale : la revendication d'une souverainetéamérindienne sur la Californie (notamment au cours d'une révolte en 1824), la demande d'un statut libreet égal individuel, celle d'une amélioration de leur cadre de vie ou de travail ou enfin d'une protectioncontinue de leur statut et de leurs terres dans le cadre des missions, qui sont devenues l'un de leurscadres communautaires après un demi-siècle de colonialisme espagnol.

Pour l'armée, l'indépendance et la république sont l'occasion d'une réaffirmation de leur pouvoirface aux missionnaires, à différents échelons, qu'il s'agisse des commandants et du gouverneurs ou duniveau très local des missions et leur garde de soldats. Pour les soldats du rang ou les officierssubalternes, l'indépendance et la république ont aussi une portée démocratique, d'une relativisationpotentielle de la domination hiérarchique de leurs officiers. Mais la république comporte également unemenace sur leur pouvoir et leur statut, avec la possibilité d'une affirmation du pouvoir civil au détrimentdu caractère militaire de la province.

De fait, c'est bien ainsi que le perçoivent les villageois, s'appuyant également sur lerenforcement des municipalités et l'organisation du conseil territorial. Longtemps sous le contrôle d'unofficier nommé par le commandant de la garnison la plus proche, les municipalités affirment leurautonomie par rapport à la hiérarchie militaire dès 1823, par exemple à Los Angeles où les officiersmunicipaux affirment qu'ils « n'obéissent qu'aux ordres du conseil territorial ». Cette autonomisationn'est pas sans poser des problèmes internes aux municipalités. En effet, celles-ci sont peuplées à la foisde colons civils et de vétérans. Le rôle de l'alcalde, équivalent du maire, est principalement de dire lajustice. Mais les vétérans estiment qu'ils sont toujours dans la juridiction militaire (leur privilège d'être

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jugés par leurs pairs et non par la justice civile), ce qui provoque des conflits et devient l'un des moteursde la vie politique locale au cours des années 1820. Les élections au village se formalisent et secomplexifient progressivement (techniques de vote, divisions électorales), mais dès 1822 elles fontl'objet de contestations, preuve que les charges en question sont un enjeu. Ces conflits, loin de témoignerd'une soi-disant immaturité politique des villageois comme le font certains historiens étatsuniens depuisla fin du XIXe siècle, témoignent au contraire d'une appropriation des nouveaux cadres de la viepolitique. J'ai identifié des groupes d'alliés qui alternent au pouvoir municipal, et qui lorsqu'ils fontpartie de l'opposition font appel au gouverneur ou aux instances supérieures pour contourner leurimpuissance politique. Là où l'opposition entre groupes angeleniens laissait apparaître au début desannées 1820 une opposition entre anciens colons et vétérans issus des garnisons proches, défenseurs deleur privilège militaire, à la fin des années 1820 cette opposition s'est resserrée autour d'enjeux civils etmunicipaux, mettant cela dit toujours face à face familles anciennes et familles nouvelles. L'étude du casde Los Angeles dans les années 1820 permet donc de mettre en évidence les effets concrets duchangement de régime sur la communauté villageoise et d'identifier les étapes de ce processus.

À l'échelle du territoire, le changement de régime et l'introduction d'un suffrage indirect ad'autres effets à la fois politiques et sociaux. D'une part, la tenue d'élections à l'échelle de la Haute-Californie contribue à forger un autre type d'identification territoriale, plus politique, que celle du projetde conquête espagnol initial, dont était investis les soldats et les missionnaires. La Haute-Californiedevient une entité politique, dont le déplacement des électeurs de leur district à la capitale Monterey etles séances d'un conseil sont la manifestation. Du point de vue de la société californienne, les électionscontribuent à définir une nouvelle notabilité. Cette nouvelle notabilité n'implique pas forcément uneorigine sociale différente des notabilités anciennes, mais induit une nouvelle forme de légitimité(notamment par rapport à la légitimité des grades militaires) et une diversification du fait de laparticipation à la fois des districts amérindiens et des districts municipaux dans le processus. L'analysedes résultats aux différents niveaux montre ainsi le contraste entre les choix locaux et la liste desconseillers finalement élus. De plus, le processus sélectionne seulement les personnes sachant lire etécrire et l'ouverture de postes de secrétaires (du conseil, du gouverneur, des municipalités) favorisel'accès de la jeune génération, née autour de 1800, dont certains ont pu bénéficier d'une formed'éducation plus formelle.

Si les gouverneurs et autres envoyés de Mexico se plaignent voire se moquent de l'inaptitudepolitique des Californiens, les séances du conseil municipal et surtout celles du conseil territorialdeviennent des lieux privilégiés d'éducation politique des conseillers territoriaux, du secrétaire desséances et éventuellement du public intéressé, soit qu'il puisse assister à certaines séances ou certainsdiscours, soit qu'il prenne connaissance des enjeux lors de discussions de proches, notamment àMonterey. Le secrétaire du conseil territorial, un très jeune homme, partage visiblement avec ses ancienscamarades de classe le récit des débats au conseil, ce qui mène les jeunes gens à organiser une sociétéd'histoire de la Californie directement inspirée d'une proposition débattue au conseil territorial.

Les effets des processus politiques, mais aussi de l'ouverture économique suite à l'indépendance,sont perceptibles spatialement dans le développement de Monterey comme véritable capitale : du fortmilitaire, le coeur de ville se déplace vers la douane et la plage, où se construisent les nouvelles maisonsde commerçants puis de notables. Les sociabilités elles-aussi se déplacent, notamment lorsque lesjeunes entrent en apprentissage comme secrétaires chez les négociants (carte p. 257).

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La troisième partie du chapitre montre les limites de ce processus de politisation et d'intégrationmexicaine en Californie avec l'analyse d'une mutinerie au fort de Monterey en 1829, qu'uneproclamation publique transforme en révolte contre le gouverneur, tandis que le procès la condamne (etla délégitimise) comme un complot visant à restituer la Haute-Californie à l'Espagne. Cette mutinerie esten fait la conjonction entre plusieurs mécontentements. Il y a d'une part la situation des soldats desgarnisons, que les guerres puis l'indépendance ont souvent laissé sans ressources, les soldes arrivant demanière très irrégulière ; le processus de développement d'une société civile les a laissés avecl'impression de ne plus compter, de ne pas être la priorité du gouvernement, au moment même où ilscontinuaient de prendre des risques pour protéger le territoire contre les attaques amérindiennes. En1824 et en 1827 par exemple se produisent des soulèvements amérindiens importants, pendant lesquelsles garnisons perdent des hommes. De plus, l'indépendance laisse les soldats, surtout les plus âgés, enmal d'engagement, puisque la plupart prenait au sérieux leur loyauté à la monarchie espagnole, tandisqu'ils ne retrouvent pas la même forme de noblesse dans la défense de la nouvelle république. Lesnouvelles formes de progression, qui promeuvent certains d'entre eux, peuvent aussi occasionner desformes de jalousie.

À cette situation s'ajoute celle des missionnaires, à la fois puissants et opposants au régime.Enfin, cette mutinerie éclate aussi dans le cadre d'une rivalité entre le gouverneur Echeandia et leresponsable des finances du territoire, José María de Herrera. Alors que ce dernier revendique dedépendre d'une autre administration et d'une autre hiérarchie que celle du gouverneur (celle desfinances), le gouverneur veut en faire son subalterne ; or ils sont en désaccord sur l'utilisation desfinances. De plus, Herrera désapprouve la politique du gouverneur concernant les missionnairesespagnols – il le trouve trop laxiste. Enfin, Herrera, seul haut fonctionnaire mexicain à Monterey (legouverneur et le reste de l'administration s'est installé au sud, à San Diego), peine à faire reconnaître sonautorité dans la capitale, où les notables californiens locaux lui font obstacle. Le gouverneur Echeandiafinit par arbitrer la dispute en sa défaveur. Herrera tire alors partie du mécontentement chez les soldatspour tenter de donner un contenu politique à leur révolte. Lorsque la mutinerie commence, elle semanifeste d'abord, assez classiquement, par un emprisonnement des officiers et sous-officiers. Herrerapropose ensuite le texte d'une proclamation publique, qui vise directement le gouverneur pour ses choixpolitiques, mais qui peine à convaincre les soldats. Après avoir gagné des partisans dans les garnisonsdu nord (Monterey et San Francisco) et même au village de San José (mobilisation de San José qu'ilfaudrait analyser plus en détails), la révolte échoue dans le sud, un certain nombre de soldats désertantface à l'armée du gouverneur. L'échec de la mutinerie peut ainsi s'expliquer par un déni de la plupart dessoldats de faire la révolution, de se confronter au gouverneur, ainsi que par le refus des notables,pourtant sollicités par Herrera, de soutenir la révolte. Alors que le gouverneur n'était pas certain, aumoins jusqu'en 1827, qu'il avait, en tant que représentant de Mexico, le soutien des Californiens,notamment les notables, la révolte de 1829 montre au contraire un certain succès de sa mission. Legouverneur transforme l'essai, si l'on peut dire, avec le procès de la révolte qui lui permet de délégitimerà la fois la révolte et ses meneurs et alliés supposés, au fond tous ses ennemis ou rivaux sur le solcalifornien : en particulier, il met en accusation Herrera lui-même et un missionnaire accusé d'avoirapprovisionner les rebelles, dans un projet de restituer la Haute-Californie à l'Espagne. Dans un contextetrès hispanophobe à Mexico du fait des tentatives de l'Espagne de reconquérir le Mexique et deconceptions courantes sur la Haute-Californie comme toujours fidèle à la monarchie, cette accusationfaisait mouche, du moins auprès du gouvernement auprès duquel le gouverneur devait rendre des

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comptes (et alors que Herrera n'avait cessé de dénigrer son action auprès du gouvernement). Pourautant, il ne faut pas voir la fin de cette décennie comme une victoire unilatérale du gouverneurmexicain en Haute-Californie. En effet, comme nous l'avons signalé, la transformation de la Haute-Californie en territoire de la fédération et les processus politiques à l'oeuvre contribuent aussi à latransformation de l'identification territoriale californienne : cette identification, désormais plus politique,un peu moins militaire et religieuse, ne se fait pas forcément en opposition à Mexico, mais reste aumieux ambivalente : il ne s'agit en aucun cas de fondre la Californie dans le Mexique, mais de donner àla Californie égale dignité au sein des États et territoires de celui-ci.

Chapitre quatre : Faire de la politique (1830-1833)

Le tout début des années 1830 marque un tournant par l'acclimatation en Haute-Californie decatégories politiques partisanes utilisées en politique nationale à partir de la fin des années 1820 auCongrès ou lors des élections nationales, comme les élections présidentielles. Ce phénomène estparticulièrement intéressant à étudier du fait de la documentation disponible pour comprendre plusgénéralement comment peut se produire la connexion entre la politique locale et la politique nationaledans le cadre du Mexique républicain fédéral des « années oubliées », mais peut suggérer également despistes dans les études sur la politisation en général. Une révolte qui éclate fin 1831 et réussit à fairepartir le nouveau gouverneur nommé par le gouvernement permet aussi de mieux comprendre l'adoptionde pratiques politiques, ici celle du pronunciamiento. Le cas californien permet ainsi de contribuer audébat sur ce qu'on a pu appeler la « diffusion » de pratiques politiques ou la « diffusionrévolutionnaire », un thème particulièrement saillant dans les études sur les pays d'Amérique ibérique.La question centrale de ce chapitre est donc de comprendre comment et pourquoi les Californiens,notamment les plus notables d'entre eux en ce début d'années 1830, choisissent de se référer à descatégories politiques nationales et choisissent de recourir au pronunciamiento.

Alors que dans les rares études politiques sur la Haute-Californie de cette époque, et reprenantdes déclarations partisanes de l'époque, les historiens mettent en avant la responsabilité d'un homme,José Maria Padrés, inspecteur des troupes et fonctionnaire des douanes, arrivé sur le territoire en 1830,dans la radicalisation des Californiens, l'histoire commence en réalité avec les conséquences de larévolte de 1829 et un changement de gouvernement à Mexico en 1830. La condamnation à l'exil de l'undes leurs encourage en effet les missionnaires à réagir pour se défendre et prendre pour cible legouverneur Echeandia ; dans ce contexte local, l'arrivée au pouvoir par la force d'un parti plus modéréest saisie par les missionnaires : lors d'un procès en droit canon où le gouverneur est l'un des accusés(une affaire de mariage dans laquelle il serait intervenu au détriment des règles canoniques concernant lemariage), ils citent des extraits d'une lettre du nouveau président mexicain Anastasio Bustamante quisemblent prouver qu'il est leur allié politique. En Haute-Californie, on peut donc attribuer auxmissionnaires l'introduction publique de distinctions politiques nationales pour régler des conflitslocaux, en l'occurrence entre le gouverneur réformateur et présenté comme un opposant auxmissionnaires et partant, à l'Église, et les missionnaires franciscains et leurs alliés. L'un des apports dema thèse est de montrer ce rôle politique des missionnaires, qui loin d'être les figures archaïques qu'on apu décrire, utilisent les nouveaux outils politiques avec beaucoup de dextérité, comme c'est également lecas pour défendre les droits des nouveaux citoyens que sont les Indiens. Cet exemple montre égalementque la politisation ne se fait pas toujours et d'abord vers « la gauche ». Il faut préciser que le nouveau

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gouvernement renouvelle ses instructions pour une réforme des missions : si les modérés sontglobalement moins engagés contre le pouvoir de l'Église que les radicaux auparavant au pouvoir, leshommes politiques mexicains sont unanimes sur la nécessité de mettre fin aux missions, de lesséculariser. Il s'agit donc bien d'une instrumentalisation par les missionnaires du changement politique àMexico. Il faut noter aussi que les missionnaires tentent aussi de tirer parti de ce changement degouvernement en interpellant les nouveaux ministres et la présidence sur les agissements du gouverneur.

Cela dit, l'inspecteur des troupes José María Padrés joue en effet un rôle dans cette histoire.Padrés a fait sa propre éducation politique à Mexico entre 1827 et 1829 pendant lesquelles il siègecomme député de la Basse-Californie. Ce sont des années d'intenses luttes politiques à Mexico entre desgroupes politiques proches des loges maçonniques : les plus radicales sont les loges du rites d'York,dites « yorkinas », censées être influencées par les États-Unis par l'intermédiaire de l'ambassadeur JoelPoinsett ; plus modérées et opposées à elles sont les loges du rite écossais, plus anciennes, dites« escoceses ». Très vite à son arrivée, il semblerait que Padrés ait rassemblé autour de lui des membresde la jeune génération, et ait organisé une loge de rite York (dont je suis la première à attesterformellement l'existence dans les sources – notamment grâce à une correspondance conservée à Mexico– bien que plusieurs auteurs mentionnent sa probable existence). Cette forme de sociabilité est fortementpolarisée par Padrés, dont les jeunes gens se considèrent les élèves, les disciples. Au-delàd'enseignements théoriques, Padrés parvient à convaincre ces jeunes gens sur le plan politique desoutenir un plan de réforme des missions, c'est-à-dire leur sécularisation (leur transformation enparoisses et la distribution des terres en lots de propriété privée). La plupart des historiens semblentconsidérer qu'il était naturel que les Californiens soutiennent cette initiative, mais l'étude des sources(notamment les comptes-rendus des séances du conseil territorial) montre au contraire que la plupart desCaliforniens y étaient plutôt défavorables, ne voulant pas risquer de mettre en danger la Californie, oune souhaitant pas se montrer irréligieux par une telle réforme. Parmi les moyens visiblement employéspar Padrés pour convaincre les Californiens, d'une part l'argumentaire politique libéral (bienfaits de lapropriété privée, esclavage maintenu des Indiens sous la houlette des missionnaires), d'autre part lapromesse de postes de commissaires à la sécularisation et bien sûr de concessions des terres ainsisécularisées. Pour les opposants à la réforme, ces mesures étaient contraires aux instructions dugouvernement (et aux anciennes lois de 1813) dans la mesure où la sécularisation devait avoir lieu eninterne, au sein des communautés amérindiennes. Dans ce cas de politisation radicale, le programmepolitique radical joue un rôle pour convaincre les Californiens, mais il s'adapte également auxconditions locales, notamment le manque de soutien initial, une certaine résistance au programme desécularisation. De plus, le soutien des missionnaires au nouveau gouvernement de Bustamante permet àPadrés de qualifier les missionnaires et leurs alliés d' « écossais », leur assignant ainsi un rôle préétablidans le grand jeu d'opposition politique nationale.

Padrés, avec le soutien de ses « disciples » qui d'alliés d'Echeandia se mettent à en devenir desopposants « par la gauche », parvient à convaincre le gouverneur Echeandia de passer la réformedemandée depuis de longues années par le gouvernement, et ce d'autant plus qu'il se trouve depuis la finde la révolte de 1829 en opposition ouverte avec les missionnaires. Mais il promulgue la réforme, avecl'aide du conseil territorial, au moment précis où son successeur arrive, nommé par le nouveaugouvernement à Mexico, qui est déjà, du fait de l'action des missionnaires, perçu comme favorable auxmissions et donc, dans le contexte politique californien, opposé à la réforme de la sécularisation. Or leministre de l'intérieur de ce gouvernement, Lucas Alamán, qui a nommé Echeandia en 1825 comme son

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successeur Victoria en 1830, est toujours favorable à une réforme. Dans tous les cas, le gouverneurVictoria est accueilli en Haute-Californie à Santa Barbara par les missionnaires et leurs alliés au momentmême, donc, où la réforme est promulguée. Le gouverneur aurait déjà pu avoir des raisons de se piquerde cette action, mais de plus son entourage à Santa Barbara lui donne des clefs pour interpréter lasituation, pointant notamment la responsabilité de Padrés comme intriguant, dangereux radical,prétextant des lois et des instructions réformatrices en les pervertissant. Dans ce contexte, l'arrivée dugouverneur Victoria se fait sous les auspices du rapport de forces avec Echeandia et Padrés, tandis quele conseil territorial apparaît comme complice de cette réforme.

L'année 1831, après la passation de pouvoirs entre les deux gouverneurs, est le théâtre d'unesérie d'affrontements politiques, l'année s'achevant par une révolte ouverte contre le gouverneur, et sadéfaite sur le champ de bataille qui conduit à son départ du territoire. Du point de vue des pratiquespolitiques et des logiques de politisation, il est important de comprendre comment on en est arrivé là, lechoix de la révolte n'étant pas une évidence, malgré le passé proche déjà révolutionnaire à Mexico etdans le reste du pays. En particulier, d'après notre étude, il ne semble pas avéré que ce soit Padrés quisoit à l'origine de cette décision, alors qu'il aurait pu paraître le canal le plus évident de la transmissionde cette pratique vu son expérience à Mexico.

Le fil rouge de la mobilisation de 1831, sous-tendue par les enseignements de Padrés, est lafabrication de Victoria comme un tyran, personnage politique qui n'a pas sa place dans l'esprit d'uneconstitution républicaine et fédérale. Cette fabrication tire sa principale origine de son refus de réunir leconseil territorial, du fait de sa complicité perçue avec le programme de sécularisation. Un certainnombre d'autres événements, en particulier judiciaires, mais aussi politiques (au niveau desmunicipalités) permettent aux opposants à Victoria d'étoffer ce portrait tyrannique. Néanmoins,comment passe-t-on d'une opposition politique, faite de discours, de déclarations officielles,d'arguments, de recours au gouvernement central à l'opposition ouverte et armée ? Dans ce cas, ladocumentation montre qu'il ne s'agit pas d'un processus linéaire. Les conseillers territoriaux et leursalliés restent dans une large part dans le registre politique, conseillés en cela par José María Padrés, ycompris après son bannissement ; il ne s'agit donc pas d'un processus de radicalisation. Ceux qui sont àl'origine directe de la révolte armée réagissent en fait en défense de leur intégrité économique etphysique. Il s'agit tout d'abord de Juan Bandini, un commerçant originaire du Pérou, installé en Haute-Californie, occupant également, notamment depuis l'éviction du responsable des finances Herrera, latête des finances territoriales. Dès son arrivée, Victoria l'accuse de corruption et de malversations.Depuis ses années au conseil territorial, Bandini milite en effet pour un aménagement local des loiscommerciales afin de les adapter au contexte d'une Californie éloignée, dépourvue d'industries etmanquant de tout : il s'agit d'encourager les approvisionnements par des tarifs douaniers moinsprohibitifs. Les mesures d’accommodement acceptées par son prédécesseur sont jugées illégales parVictoria. Le premier motif d'opposition de Bandini à Victoria est donc financier, ce n'est que dans unsecond temps que Bandini se focalisera sur le thème de la tyrannie et de l'absence de réunion du conseilterritorial, cette fois-ci au nom de sa charge de suppléant du député au Congrès.

La seconde cible de Victoria, c'est José Antonio Carrillo, notable de Los Angeles. Depuis sonentrée en fonctions, le gouverneur surveillait d'assez prêt les agissements des conseillers territoriaux etdes municipalités, de peur d'un complot contre lui. Dès son arrivée en Haute-Californie, des troubless'étaient produits à Los Angeles, à nouveau entre les deux groupes évoqués précédemment. Vicente

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Sanchez profita de l'arrivée du nouveau gouverneur pour s'appuyer sur lui dans la querelle, alors qu'ilavait été destitué de sa fonction d'alcalde (maire). Victoria le soutient et lorsque la municipalité destituede nouveau Sanchez (au nom d'une interdiction de cumul), le gouverneur l'interprète comme unemanifestation contre lui et bannit celui qui apparaît comme l'instigateur de ce mouvement, le notable deLos Angeles José Antonio Carrillo. Cette peine, lourde, s'explique par le contexte politique decontestation générale du pouvoir de Victoria, orchestré notamment par Padrés. Par ailleurs, derrièreCarrillo, c'est Bandini également qui est visé.

Mais ce n'est qu'à l'automne (ces événements ayant lieu au printemps 1831) que les chosess'accélèrent, avec une déclaration menaçante de Victoria qui menace de mobiliser des « ressourcesinconnues », si la mobilisation pour réunir le conseil territorial se poursuit. Cette fois, Bandini répond,en tant que député suppléant au Congrès, ainsi qu'un jeune conseiller du sud, Pío Pico, en des termesextrêmement proches (qui laissent penser que Pico a Bandini pour modèle). Furieux de ces réponses,Victoria aurait menacé de faire exécuter Bandini et Pico, ainsi que l'annonce un autre conseillerterritorial de Monterey, qui se dépêche de prévenir Bandini et Pico dans le sud. C'est à partir de cettemenace physique que le plan de révolte aurait véritablement pris chair, dans le sud entre Los Angeles etSan Diego, et non pas dans le nord où Padrés avait le plus d'influence.

C'est à partir de ce moment-là que l'argumentaire constituant le gouverneur Victoria en tyran secristallise. Il sera repris dans le manifeste rendu public à l'aube de la révolte puis dans le dossier lajustifiant auprès du gouvernement mexicain.

Nous n'avons pas encore tous les éléments pour comprendre complètement le recours aupronunciamiento, mais des hypothèses peuvent être formulées. D'une part, d'après les théoriciens de cesformes de pratiques, le pronunciamiento est la conséquence logique de pratiques qui tendent à donner aupeuple un rôle ultime de contrôle de légalité et de constitutionnalité, rendant ainsi implicitement légaleles révoltes au nom des lois et de la constitution. L'appel au public est alors l'incarnation de cette facultépublique et partagée. On peut de plus ajouter que les Californiens ont déjà assisté à un pronunciamientoen 1829, pensé par le responsable des finances Herrera. Ce précédent montre qu'il n'y avait pas defatalité à ce que cette pratique fût adoptée par les Californiens, en dehors de circonstances favorables.Mais il a pu constituer un exemple et de fait un trait commun de ces deux proclamations est la mise enavant du conseil territorial – sans rapport avec le rôle dévolu à cette institution dans les textes – commedépositaire de la volonté populaire, un rôle reconnu partout ailleurs pendant le processus révolutionnairedans l'ancien empire espagnol. Les addenda à la proclamation publique permette de mieux cerner le rôleambigu dévolu à l'armée, ici la garnison de San Diego, dans ce processus politique. En effet, les officierss'y justifient de prendre part à un mouvement rebelle, d'insubordination, en théorie contraire à leurengagement. Ils doivent d'autant plus le faire que les officiers en question se sont avérés de fidèlesexécutants de la politique de Victoria, qu'il s'agisse des bannissements ou de la répression à LosAngeles. D'une part, ils reprennent l'argument que Victoria a enfreint la Constitution, et d'autre part quela distance empêche l'arbitrage du gouvernement fédéral. De plus, la garantie de l'ordre leur paraît moinsrésider dans le recours au conseil territorial qu'en l'ancien gouverneur, Echeandia, qui n'est pas encoreparti de Haute-Californie.

Jusque là pourtant, on n'était encore que dans les discours. Les choses vont devenir plussérieuses lors de l'affrontement armé à Los Angeles quelques semaines plus tard. Là encore, on se trouvedans une logique de défense, puisque Victoria a menacé d'attaquer la ville. C'est donc, plus que les

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forces de la garnison de San Diego, la mobilisation d'une partie des citoyens de Los Angeles qui permetla victoire (peu spectaculaire) contre Victoria, au milieu d'une compagnie dont la moitié est amenée àcombattre l'autre par les hasards de la répartition géographique entre Santa Barbara et San Diego et quipar conséquent évite le combat (les comptes-rendus se contredisent pour savoir lesquels désertent enpremier ou refusent le combat). Victoria est blessé et capitule face à des Angeleniens qui se battent pourleur survie.

Mais la victoire est ambiguë : elle ne règle pas l'après, ni l'appel public, ni la bataille de LosAngeles ne représentant l'ensemble de l'opinion californienne, fort divisée sur ces événements inédits.Les conseillers territoriaux espéraient jouer les arbitres et récupérer la souveraineté laissée vacante parle départ du gouverneur, mais comme le laissait penser le recours à Echeandia dès l'étape de convictionde la garnison et surtout des officiers, c'était compter sans le charisme et l'autorité de l'ex-gouverneur.

Si on date de cette période les débuts des guerres civiles californiennes, en réalité cette révoltemarque aussi des choix issus de cette expérience : en tout premier lieu, le profond rejet de l'enrôlementdes Amérindiens dans ces luttes internes, une pratique expérimentée par le gouverneur Echeandia pouraffirmer sa légitimité à la fois contre les conseillers territoriaux et contre Monterey où s'est assemblée ungroupe qui se dit loyaliste au gouvernement, contre la révolte de San Diego. La campagne estnéanmoins un moment de sociabilité importante pour (re)souder un groupe de militants, les autresconseillers territoriaux du nord, les « disciples de Padrés », ayant rejoint les troupes de la déclaration deSan Diego. C'est en tout cas dans le contexte de cette révolte qu'est adopté le terme « californio »comme adjectif mais surtout substantif. Ce terme, impropre en castillan, était au départ plutôt péjoratif.Pendant cette campagne, il est approprié dans le camp des rebelles comme identité de rassemblement,défense d'un projet politique, rebelle au gouverneur mais fidèle au fédéralisme de la constitution et auxlibertés de l'indépendance : le premier usage public attesté du terme s'adresse par exemple aux « ô libresCalifornios ». Bandini, qui l'utilise, prend bien soin – contre les accusations qui ont pu être formuléesque la Californie présentait un « manque d'unité » vis-à-vis de la nation – de lier cette identification àl'appartenance au Mexique, par l'usage du terme « mexicano-californios ».

Chapitre cinq : Devenir souverain (1833-1837)

Le début des années 1830 voit donc la première révolte californienne débouchant sur le renvoid'un gouverneur. Vu les autres révoltes qui se produisent et réussissent en 1836 (double révolte) et 1845notamment, la question se pose de l'ancrage de la pratique révolutionnaire dans la politique de ceterritoire. Se pose également la question de l'intégration de la Haute-Californie au Mexique, puisque ladernière révolte et période d'instabilité en 1845-1846 se produit au moment de la crise du Texas et dudéclenchement de la guerre entre Mexique et États-Unis au cours de laquelle la Haute-Californie estconquise puis annexée par traité en 1848. Le but du chapitre cinq est de relativiser cette continuité pourmieux comprendre la spécificité de la révolte de 1836 et la lier à d'autres révoltes ayant survenu dansdans d'autres régions du Mexique dans ces années-là, en réaction contre la réforme constitutionnellevisant à transformer la république fédérale en république centralisée.

De plus, ce que 1836 révèle, c'est que le choix de la révolte est loin de faire l'unanimité enHaute-Californie, ce qui est l'une des conséquences de la révolte de 1831. En effet, la réception de lanouvelle de la révolte de la Haute-Californie à Mexico remet en cause le travail accompli par le premier

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député de Haute-Californie à pouvoir siéger au Congrès. Plus qu'au sein de l'assemblée, c'est dans lescercles du pouvoir, auprès du gouvernement, que le député Carlos Antonio Carrillo a cherché à avancersa cause, en s'appuyant sur ses connaissances, en particulier un négociant habitué du cabotagecalifornien et proche du pouvoir modéré, Enrique Virmond. Il avait presque convaincu le gouvernementde nommer un gouverneur local, californien, quand la révolte fut connue ; il n'en fut plus question. Decette expérience, Carrillo et ses proches du sud de la Californie, en particulier de Santa Barbara, tirentune méfiance de la révolte comme outil pour obtenir leurs fins, lui préférant l'obéissance, la loyauté,voire le clientélisme.

Le gouvernement choisit une méthode douce en réponse à la révolte. Le président et lesministres modérés envoient un opposant politique, radical, comme gouverneur, à la fois en exil, enforme de compromis et en mission. Ce gouverneur, José Figueroa, pacifie la situation californienne enpoursuivant la formation républicaine des Californiens : il s'agit de focaliser leur énergie sur le niveaumunicipal, de leur faire miroiter la souveraineté comme État pour l'avenir et de tenter de résoudre leproblème des missions et de l'attribution de terres. Ces deux derniers problèmes sont traités à la fois àMonterey par le gouverneur et à Mexico par le nouveau gouvernement et sa majorité radicale(« première réforme » de Valentín Gomez Farias), en coopération avec le député de Haute-Californiependant ces années-là, Juan Bandini, qui avait été responsable des finances et opposant à ManuelVictoria en 1831. Or les deux stratégies choisies sont opposées : d'un côté, Figueroa tâtonne sur uneréforme des missions en coopération avec les missionnaires, tandis que le projet de loi national envisageune réforme de haut en bas ; si les deux politiques ont en commun d'essayer d'envisager séparémentcolonisation (installation de nouveaux agriculteurs) et sécularisation des missions (transformation desmissions en paroisses et distribution des terres au sein des communautés indiennes), elles diffèrent dansla détermination de l'échelon concerné. Pour Figueroa, ce qui lui gagne le soutien presque indéfectibledes Californiens, c'est bien au niveau local, de la Californie, que doit se mettre en place la réforme. Aucontraire, pour les réformateurs mexicains, une réforme nationale est nécessaire. L'attitude de Figueroa adonc de nombreuses conséquences sur la politique californienne : non seulement donne-t-il l'objectifd'une souveraineté d'État pour la Californie, certes à moyen terme et pour calmer les ardeurs de larévolte de 1831, mais encore met-il en pratique cette souveraineté locale en s'opposant à un projetnational. S'il ne peut ignorer une loi nationale votée par le congrès pour la sécularisation des missions, illa diffère en attendant l'arrivée d'un nouveau gouverneur. Par ailleurs, il a l'occasion de remettre encause le projet de colonisation organisé à Mexico, entre autres par Bandini et d'autres proches du partiradical, grâce à un opportun changement de gouvernement à Mexico. Le retour aux affaires des modérésannule un certain nombre de nominations et de projets de leurs prédécesseurs. Là encore, les relationsdes Californiens aux partis nationaux ne doit pas être simplifié.

C'est la mort de Figueroa et l'arrivée d'un nouveau gouverneur, qui se présente d'emblée commecentraliste et issu des rangs modérés qui confirme les Californiens les plus politisés dans le camp desfédéralistes, radicaux qui défendent le maintien d'une constitution fédérale. Mais l'opposition aunouveau gouverneur n'est pas seulement fondée sur le type de régime qu'il défend. Les Californiens duconseil territorial, transformé en conseil départemental, reprennent d'emblée la rhétorique de la tyrannieconcernant le gouverneur. Mais le gouvernorat de Mariano Chico et de son successeur immédiat NicolasGutierrez met en avant des éléments qui étaient restés discrets, du moins sur le plan politique. À ladéfense d'une souveraineté politique de la Californie, telle qu'elle était apparue en 1831 et pendant lemandat de Figueroa s'ajoute une dimension culturelle et religieuse. Celle-ci était restée dans l'ombre tant

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que les Californiens politisés étaient influencés par Padrés et se revendiquaient du libéralisme radicaldes yorkinos ; l'adoption d'un programme relativement anticlérical et anticolonial avait mis dansl'opposition, du moins sur le plan politique, l'héritage espagnol de la conquête spirituelle de laCalifornie. Ce qui est nouveau en 1835-1836, c'est l'apparition d'une synthèse entre le libéralisme-fédéralisme-républicain et l'héritage colonial espagnol. Cet héritage est marqué par une importance fortedes valeurs religieuses et morales catholiques et de la distinction raciale entre Espagnol et Indien (voirenoir). Elle se manifeste par une dénonciation des mœurs dissolues des gouverneurs (qui entretiennentdes maîtresses, voire des harems d'Amérindiennes) et un dénigrement de leurs origines raciales. Cettesynthèse se manifeste particulièrement lorsque le gouverneur Mariano Chico tente de faire embarquer lemissionnaire de Santa Barbara. L'opposition que soulève cette initiative dans la localité, jusqu'ici docile,marque le premier pas de l'alliance entre milieux vus comme ordinairement conservateurs et milieuxplus rebelles et montre le chemin de la réconciliation entre les nostalgiques de l'Espagne et les partisansde l'autonomie californienne. Lorsque les conseillers départementaux californiens se soulèvent contre legouverneur et proclament que la Californie est libre tant que le Mexique n'aura pas rétabli la constitutionfédérale, ils sont soutenus par les missionnaires et la famille espagnole de la Guerra de Santa Barbara.Au contraire, ils rencontrent une opposition plus au Sud, à Los Angeles et San Diego. Cette oppositionest-elle aussi composite : en font partie ceux qui pensaient, après 1831, que la rébellion était unemauvaise stratégie dans la relation au gouvernement central pour en obtenir des réformes appropriées ;ils en sont d'autant plus persuadés que le Texas, en rébellion depuis 1835, est la cible d'une campagnemilitaire. Rien ne serait pire, selon eux, que d'être ainsi envahis de soldats métis (« cholos ») prêts àpiller le pays. D'autres, les migrants ou colons récents, craignent le caractère nationaliste et anti-mexicain de cette révolte californienne. La protection annoncée d'autres religions, c'est-à-dire desprotestants, donc des étatsuniens, leur paraît une menace contre l'intégrité de la nation et une preuvequ'ils seront persécutés. Enfin, les notables sudistes craignent une prise de pouvoir des nordistes et unmonopole de ceux-ci sur les ressources financières (droits de douane, notamment), matérielles(concessions de terre aux partisans) et symboliques. Les rebelles gagnent en effet de nombreux partisansà la fois par leur projet politique et culturel et leur utilisation des ressources que leur permet leurproclamation de souveraineté par la distribution de terres et de postes. Nord et sud s'affrontent mais sontfinalement réconciliés, dans un premier temps, par une médiation et l'établissement d'un compromis : lareconnaissance formelle du gouvernement, du régime centralisé (et donc d'une égalité de la Haute-Californie, qui n'est plus un territoire mais un département, comme les autres) contre une reconnaissancede fait du pouvoir des Californiens sur la Californie et une autonomie elle-aussi de fait, grâce à ladistance et au manque de ressources du gouvernement.

Chapitre six : Gouverner (1837-1842)

Le sixième chapitre se concentre sur le problème du gouvernement. L'arrivée des Californiens àla tête du territoire devenu département dans la constitution centraliste de 1836 leur permet en effet dese confronter aux difficultés du pouvoir et met ainsi particulièrement en valeur les dilemmes rencontrésà la fois localement et à Mexico sur la meilleure manière de gouverner cette frontière. En effet, lesCaliforniens ne peuvent plus seulement arguer de leur souveraineté pour s'opposer aux mesuresmexicaines, ils doivent tenter de résoudre le problème de gouverner un territoire qu'ils estimentparticulier, et qui nécessite à ce titre le soutien du gouvernement, tout en revendiquant son autonomie.

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C'est donc plus généralement au problème du gouvernement d'un territoire et de l'équilibre entrenational et local que renvoie ce chapitre. Je montre qu'à l'échelle de la Haute-Californie, on assisteplutôt à une plus grande intégration de ce département au reste du Mexique du fait d'une augmentationdes circulations avec le reste du pays (surtout le nord et Mexico) : je réfute donc l'idée que la Haute-Californie s'éloignerait inexorablement du Mexique à partir de la proclamation d'indépendance de 1836.Pour autant, à une échelle plus grande, je mets en évidence la divergence entre le nord d'une part et lesud de l'autre, le sud étant en effet plus intégré par les circulations et la démographie au Mexique et lenord étant plus attiré vers le nord (l'Oregon). Une autre divergence s'accentue entre la côte, désormaisorganisée en municipalités puis en préfectures et non plus en missions, forts et villages, et l'intérieur, oùun monde intérieur amérindien reprend de la vigueur, soutenu par les circulations de mountain men etd'immigrants étatsuniens. La Californie réplique donc à plus grande échelle, en son sein, la distinctionentre un centre et une frontière.

Ce chapitre est construit pour mettre en évidence ce dilemme entre normalisation et maintien del'exception. La première partie montre la normalisation de la plus grande partie du territoire haut-californien autour d'une organisation locale en municipalités. La deuxième partie montre la divergenceentre nord et sud. La troisième partie se focalise sur les débats en Californie et à Mexico sur la meilleuremanière de gouverner la Californie : comme un département similaire aux autres, ou comme unefrontière militarisée.

La première partie montre les problèmes très concrets rencontrés dans la transformation des fortset des missions en municipalités. Cette matérialité de la transformation politique rend manifeste lesruptures et les continuités d'un ordre à l'autre. Par exemple, les conflits entre missionnaire et conseilmunicipal sur l'utilisation des pièces des bâtiments de l'ancienne mission montrent les négociations quiont lieu au cours de la passation de pouvoir et mettent en évidence que, bien sûr, la municipalisation nefait pas table rase des relations de pouvoirs passées.

La place des Amérindiens dans ces nouvelles municipalités est étudiée avec attention, selon lesdifférentes modalités de leur intégration : une mission transformée en municipalité, une missionassociée à une municipalité existante ou encore à un fort. Ces différentes situations ont en commun demanifester généralement un mépris du droit de ces groupes, mais laissent également l'occasion de mettreau jour la continuité de l'influence et du pouvoir des missionnaires. Par exemple, une municipalité doitdémettre de ses fonctions un Amérindien sindico en son sein sous la pression du missionnaire, maisajoute d'autres charges pour ne pas avoir l'air de céder au Franciscain. Ailleurs, une pétition présentéecomme venant des Amérindiens par un missionnaire est contestée par ceux-là : la pétition dénonçaitl'administrateur de la mission, tandis que la communauté rurale amérindienne revendiquait sur un toutautre sujet ; mais le missionnaire les utilise ici pour avancer ses propres objectifs, ici se débarrasser d'unadministrateur qui lui tient tête. Du reste, demander le remplacement d'un administrateur est l'un desseuls recours accessibles aux communautés et aux missionnaires dans le cadre de la sécularisation desmissions (transformation en municipalité/paroisse et distribution des terres par un administrateur).L'étude fine montre aussi, en complément des travaux de Lisbeth Haas, ce que des décennies decolonisation espagnole puis mexicaine ont fait aux communautés amérindiennes : celles-ci ne se laissentpas relocaliser où il semble bon à l'administrateur, mais ont leur propre vision d'où se situe leurterritoire ; il s'agit soit du territoire de leurs ancêtres, mais de plus en plus des lieux-mêmes de lamission, qu'ils considèrent désormais comme leur, au sein de la communauté souvent pluri-ethnique

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formée au sein de la mission. Les cas de mélange d'Amérindiens et de colons dans les mêmesmunicipalités se traduisent par un déni de qualité de vecino (citoyen) aux premiers la plupart du temps,et conduit souvent à leur déplacement dans d'autres lieux.

Cette période voit aussi l'affirmation de Los Angeles comme ville la plus peuplée et dynamiquede la Haute-Californie. Comme Monterey, elle développe son urbanisme et ses sociabilités. Laconcurrence entre les deux municipalités est le reflet d'une divergence qui s'établit entre nord et sud, cequ'avait rendu manifeste la révolte de 1836. Ces oppositions n'étaient pas que politiques, ou que de« faction » mais témoignaient des forces sociales économiques et démographiques opposées quis'appliquaient à la région. Après une première réconciliation entre notables du nord et du sud, leshostilités reprennent en effet en 1837. La forme prise par les hostilités donne une idée du divorce desdeux groupes. À la loge organisée en 1830 réunissant jeunes gens du nord et du sud répond en 1837 uneautre organisation secrète sudiste fondée explicitement contre les rebelles du nord. Par des codes secretset des menaces il s'agit bien de vaincre et de tuer l'ennemi sur le champ de bataille. Mais cetteradicalisation ne doit pas être interprétée comme une dérive naturelle de la politique factionnelle. Elle senourrit de la situation de la Californie à la frontière, non pas parce que la frontière serait par essenceviolente, mais parce que cette situation provoque des projets concurrents et rivaux qui peuvent se penserlégitimes du fait de l’ambiguïté de la position nationale, impériale ou souveraine du territoire enquestion. Elle est encore accentuée par la rivalité internationale, dans un contexte où le Texas est à lafois ouvertement rebelle au Mexique et convoité par les États-Unis. Les rebelles du nord prennentfinalement le dessus, mais les divergences restent bien présentes.

La paix retrouvée est l'occasion d'une autre divergence : celle qui sépare la Californie normaliséeet les frontières de celles-ci. Elles sont l'incarnation spatiale d'un débat qui divise aussi bien les notableslocaux que le gouvernement et le Congrès à Mexico : faut-il gouverner la Californie comme un territoirenormal ou comme une exception ? Ces mesures d'exception doivent-elles être prises depuis la Californieou depuis Mexico ? En tout cas, loin de garder leur distance avec le gouvernement mexicain, lesdirigeants californiens maintiennent une relation étroite, presque de clientèle, avec les présidentssuccessifs Bustamante et Santa Anna. Mais Juan Bautista Alvarado, le gouverneur, et MarianoGuadalupe Vallejo, le commandant militaire, tout deux des Californiens natifs, nés dans la décennie1800, adoptent des stratégies opposées vis-à-vis du gouvernement. Le premier veut à tout prix montrer,malgré sa rébellion initiale, son obéissance au moins apparente aux lois et à la constitution ; le secondau contraire, cherche à obtenir la reconnaissance d'un statut particulier pour la Californie. Ces deuxpositions reflètent aussi d'où agissent les deux dirigeants : l'un depuis la capitale, Monterey ; l'autredepuis la frontière indienne de Sonoma, tout au nord. Les deux hommes s'opposent sur presque toutesles politiques californiennes : la politique commerciale, la question des missions, celle des finances etdu budget. Au-delà de ces disputes de fonds, Vallejo reproche également à Alvarado sa pratiquepersonnelle du pouvoir, notamment « son pouvoir sur la douane » et ses distributions de terre.Accusation courante en politique, elle montre elle-aussi, sans excuser le gouverneur, la difficulté degouverner et de maintenir en paix un territoire sans ressources. La gestion locale couplée au manque deressources entraîne de telles dérives. Pour Vallejo, il faut revenir à un gouvernement militaire et gérédepuis Mexico, c'est pourquoi, à rebours de la révolte de 1836, il demande et obtient le retour d'ungouverneur nommé par Mexico, qui soit « libre de liens de parentés » pour pouvoir gouverner demanière indépendante. Ce n'est cependant résoudre qu'une partie de l'équation, car un gouverneur, mêmesoutenu par des troupes, ne peut guère plus sans ressources. Malgré les efforts sans relâche du député

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(d'origine mexicaine) de la Haute-Californie en 1845 pour que des fonds soient alloués à la Californie,l'étendue des efforts nécessaires pour une telle entreprise de colonisation est impossible au Mexique à cemoment-là, à cause de (et malgré) le contexte de guerre prochaine contre les États-Unis, qui ne cachentpas leur volonté d'acquérir, en plus du Texas, la Haute-Californie pour sa façade Pacifique. Bien qu'onsoit tenté d'interpréter la révolte contre ce gouverneur, Manuel Micheltorena, comme un soubresaut dela révolte de 1836 et une revanche d'Alvarado contre Vallejo, qui avait obtenu sa nomination, lescerveaux initiaux de cette révolte ont en fait deux priorités : d'abord, se débarrasser des soldats dugouverneurs qui, privés de solde, se servent sur le pays ; ensuite, pour des jeunes gens nés plutôt entre1815 et 1825, trouver leur propre place dans une Haute-Californie dans laquelles les opportunitésouvertes dans les années 1820 et 1830 se sont refermées dans les années 1840. Alvarado se joint certes àla révolte, mais dans un deuxième temps seulement. Après le succès de la révolution et le départ deMicheltorena avec ses troupes, la question reste en suspens : comment gouverner la Californie ? Unconnaisseur en visite recommande au gouvernement d'adopter la méthode forte, qui fonctionnera car« ces gens sont couards ». Une expédition est en effet préparée pour mettre au pas, ou aider, laCalifornie mexicaine, mais elle ne parvint jamais à son but, détournée, non pas par la guerre, mais parune autre révolte qui survient en Sonora contre le gouvernement mexicain. La Californie n'est pas laseule à plonger dans les conflits internes au moment-même de la guerre entre Mexique et États-Unis.

Chapitre sept : Défendre l'intégrité du territoire ou la sécurité des familles ? (1841-1849)

Le dernier chapitre permet de repenser le nationalisme en le replaçant parmi d'autres valeurs.Cette perspective évite une téléologie dans le temps et dans l'espace selon laquelle le développementlinéaire d'un attachement national envers les États-nations constitués au XIXe siècle serait le modèle deréférence. Bien que les contemporains eux-mêmes aient pu percevoir leur construction nationale commeun échec suite à la défaite du Mexique en 1848, l'observation des priorités des acteurs au niveau localcomme national montre que ce n'est qu'une interprétation a posteriori. Le gouvernement et le Congrèsmexicains avaient certes à cœur de développer leur pays et ses ressources ; nombre de Mexicains, qu'ilsaient ou non participé aux guerres d'indépendance avaient développé un attachement pour le nouveaupays, notamment à l'occasion de la menace de reconquête espagnole puis de la manifestation desappétits étatsuniens. Mais comme l'a relevé Timothy Anna, le Mexique n'est pas encore une nationconstituée à son indépendance, elle reste à créer. À partir du moment où le nationalisme n'est pas undonné mais un futur possible, le cas de la Californie offre un terrain d'observation sur ce thème, commemarge, comme frontière entre plusieurs constructions nationales, comme territoire qui changea desouveraineté. Doit-on en déduire un échec total du nationalisme mexicain en Californie ? Les chapitresprécédents ont permis d'ores et déjà de modérer ce diagnostic : loin de s'éloigner inexorablement duMexique, la Haute-Californie s'en rapproche des années 1820 aux années 1830. Mais elle se rapprocheaussi du monde étatsunien, qu'il s'agisse de l'ouest des États-Unis (à son est), de la zone d'occupationconjointe de l'Oregon, au nord, ou des mondes étatsuniens Pacifiques dans les îles (Hawaï) ou sur l'eau(baleiniers et marine). Les Californiens vendent légalement ou en contrebande de gigantesques quantitésde cuir, ce qui leur permet en retour de s'approvisionner sur les bateaux étrangers de biens deconsommation qui arrivent plus rarement sur des navires mexicains. Bien que cette dimension matériellesoit très importante, et explique aussi que dans le nord Vallejo ait l'impression que l'avenir de laCalifornie, du moins du nord, est plus probablement en lien avec l'Oregon qu'avec le sud du Mexique,l'étude des sources montre que les Californiens ne sont pas sans résister : ils ne cèdent pas volontiers àcette attraction que certains ont décrit de manière presque mécanique vers les États-Unis.

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En réalité, le moteur le plus puissant des actions et choix des Californiens est un réflexe défensif,concernant leur sécurité physique aussi bien que matérielle et même, symbolique. Ils sont porteurs d'unhéritage colonial, d'un projet politique et même d'économie politique, et sont prêts à défendre le fruit deleur travail. C'est avec cette boussole qu'ils prennent leur décision. De plus, nous avons montré que laHaute-Californie avait été affectée par des flux migratoires et que sa population était composite : leschoix et les prises de position dépendent aussi de l'origine, de la durée d'installation en Californie aussibien que de l'évolution des circonstances. Par exemple, la relation au projet national mexicain ne va pasêtre la même pour un colon arrivé dans les années 1830 ou pour un homme ou une femme né enCalifornie pendant la période espagnole.

La défense de la Californie et de l'empire avaient toujours été au coeur des préoccupations,même de la mission des Californiens, dont la plupart sont des militaires ou issus de familles de soldats.Après une période de civilisation (par opposition à militarisation) au début de la période nationale, uncertain nombre d'éléments nouveaux remettent la défense au premier plan au cours des années 1840. Eneffet, ces années-là voient la conjugaison de deux phénomènes : d'une part, le renouveau d'un mondeintérieur amérindien, notamment du fait de la sécularisation des missions ; d'autre part, ledéveloppement de circulations de plus en plus importantes entre l'ouest des États-Unis (le Missouri enparticulier) et la côte Pacifique – ce qui a été appelé l'ouverture du Old Spanish Trail, mais aussi, un peuplus tard, l'Oregon Trail et son embranchement vers la Californie. On a alors d'une part ledéveloppement d'un trafic de bétail acheté ou volé, venu de Californie et convoyé par des groupesmixtes d'Amérindiens, d'Étatsuniens et trappeurs ou aventuriers d'origines diverses entre Los Angeles, laSierra Nevada, Santa Fe et Saint Louis ; d'autre part, suite à une panique financière, une épidémie dansle Missouri et le développement à Washington et dans l'ouest d'un discours sur la destinée manifeste etsur l'Oregon (et la Californie) des compagnies de migrants étatsuniens s'organisent et gagnent parmilliers la côte Pacifique, d'abord l'Oregon, puis la Californie mexicaine. Dès la fin des années 1830, lesCaliforniens constatent ces changements et s'en inquiètent. Ces aventuriers qui arrivent par voie de terrecontrastent de manière saisissante avec les étrangers, le plus souvent des négociants, installés dans leslocalités de la côte, qui se sont mariés dans des grandes familles. Ils se rapprochent cependant desdéserteurs de navires, d'ailleurs en augmentation aussi à cette époque-là, du fait de la fréquentationaccrue des baleiniers. Afin de réagir à ce nouveau danger, les autorités californiennes font arrêter uncertain nombre de ces étrangers en 1840, ce qui enclenche une tempête diplomatique et a pourconséquence d'accroître la présence militaire étatsunienne dans le Pacifique et d'ôter aux autoritéscaliforniennes un moyen d'agir. Impuissants à renvoyer ces étrangers, une autre stratégie est adoptée,d'autant que les nouveaux migrants, venus du Missouri à partir des années 1840, semblent plus honnêteset disposés à s'installer. Alvarado, le gouverneur, octroie une très large concession dans la vallée centraleau pied de la Sierra Nevada (Sacramento) à un migrant d'origine suisse, qui a aussi bien commercé dansl'ouest sur la piste de Santa Fe qu'à Hawaï, Johann A. Sutter, pour en faire un noyau de peuplement là oùles Californiens ne s'installaient pas à cause des groupements indiens. Le risque, qui ne tarde pas à sevérifier, est la constitution d'une société parallèle, constituée en large partie d'immigrants, bientôt trèsnombreux et capable de rivaliser avec la Californie de la côte.

La situation devient plus dramatique encore à partir de 1843-1844. D'une part, c'est le pic de la« fièvre de l'Oregon », et les arrivées de migrants se chiffrent par milliers. D'autre part, c'est le momentoù le gouverneur Micheltorena est arrivé avec des centaines de soldats sans financement pour lesnourrir. Les Californiens se trouvent alors pris entre deux feux. Dans le sud, où ces soldats ne sont pas

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stationnés, un danger supplémentaire guette, celui des attaques amérindiennes qui ont repris de plusbelle dans la région de Los Angeles et San Diego. Le sud, où siège l'assemblée, a pour priorité deprendre des mesures contre cette menace directe, quand le nord a pour priorité de se défendre contremigrants et soldats. C'est entre autres ce qui explique les conflits entre les deux régions, alors qu'onpourrait s'attendre à ce qu'elles s'unissent face au danger, surtout après le départ du gouverneur et de sestroupes en 1845. Or les notables de chacune des régions ne prennent pas au sérieux les menaces quipèsent sur l'autre, qui sont vues comme des prétextes pour s'approprier les maigres ressources duterritoire. Or fin 1845, les choses s'aggravent encore du point de vue international : le Congrès des États-Unis vote en faveur de l'annexion du Texas, et la guerre est probablement imminente. L'explorateur JohnC. Fremont s'annonce également en visite en Californie. Alors qu'ils viennent de renvoyer les soldatsmexicains qui auraient pu les défendre, les Californiens s'interrogent sur leurs possibilités : certainspensent pouvoir contrer les appétits étatsuniens en s'appuyant sur l'Angleterre, mais d'autrescommencent à envisager leur annexion aux États-Unis. Beaucoup sont favorables à une indépendancereconnue et protégée par les autres puissances, ce qui bien sûr simplifierait un certain nombre dequestions, mais n'en résoudrait pas d'autres, comme l'absence de ressources qui conduirait de toutesfaçons à une dépendance. Par conséquent, on voit qu'il s'agit de conduire des choix dans un mondeincertain, où la guerre menace. Un enjeu fort, loin d'une naïveté des Californiens, est d'estimer le dangerétatsunien : leur constitution et leur libéralisme sont certes admirés ; les migrants commerçants fontl'objet d'une grande admiration depuis longtemps et contribuent à la richesse et à la défense de larégion ; mais d'un autre côté, le contact avec les migrants plus récents leur laisse entendre qu'ilscomptent faire la Californie leur projet à eux, faisant fi du travail accompli par les Californiens avanteux. L'irruption de la guerre met fin aux incertitudes, mais pas aux choix. Loin d'être un « fruit mûr », laCalifornie compte de multiples variétés et ne réagit pas unilatéralement aux événements. Les choses, dureste, auraient pu être plus simple, si la guerre ne s'était manifestée que par une prise pacifique par lamarine des ports californiens.

Mais la guerre commence par un acte ambigu, la prise du fort de la frontière nord, Sonoma, parun groupe de migrants qu'on dit soutenus par l'explorateur (militaire) Fremont. Cet acte de « piraterie »confirme les pires craintes des Californiens concernant les intentions des Étatsuniens sur leur territoire :il ne s'agit pas d'une proposition d'adhésion amicale, comme le promettait leur consul, un négociant amides Californios, mais de la proclamation d'une nouvelle « république », selon le modèle étatsunien, pourles Étatsuniens. Les sudistes commencent par penser que l'épisode leur est favorable : volontairement ounon, les migrants se sont alliés à eux pour lutter contre leur ennemi du nord, le commandant JoséCastro ; les déclarations contre les étrangers les inquiètent, car ces mêmes étrangers participentintensivement à la lutte contre les Amérindiens qui attaquent Los Angeles menacent de se retirer si cesdéclarations se poursuivent. Malgré tout, l'annonce officielle de la guerre, la prise successive des portssemblent pacifier la situation, jusqu'au moment où Los Angeles est occupée par un officier de la marinepeu habile. Son mandat est l'équivalent de l'épisode de Sonoma pour le sud : les angeleniens ne souffrentpas de se voir ainsi donner des ordres sur leur propre terrain et organisent un soulèvement, reprennentLos Angeles et obtiennent la victoire à la seule vraie bataille de la guerre en Californie. L'hostilité estmultipliée par le recours par les Étatsuniens aux Amérindiens contre eux. Dans le nord également, leshostilités reprennent car les États-Unis ne s'avèrent pas meilleurs pour protéger le bétail, voire s'yattaquent eux-mêmes : à quoi bon être dominés par les États-Unis s'ils sont tout aussi incapables deprotéger familles et propriétés que le Mexique ou les Californiens eux-mêmes ? Les Californiens

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finissent par devoir capituler, notamment à l'arrivée de renforts de l'est et de l'annonce des défaitescuisantes dans le reste du Mexique. Mais ce qui va surtout changer du tout au tout la situation, c'est ladécouverte d'or dans la Sierra Nevada au début de 1848 et la ruée vers l'or qui s'ensuit.

Épilogue

L'occupation militaire étatsunienne s'avère en effet, après la capitulation, plutôt protectrice pourles Californiens, notamment par le hasard d'un gouverneur militaire qui souhaite se les concilier,conformément aux instructions présidentielles. Dans ce contexte, le choix des Californiens est de faireconfiance à ces autorités et de se consacrer à leurs affaires plutôt qu'à la politique. La découverte d'or etla diffusion de cette nouvelle, facilitée par la présence militaire et les communications avec Washingtondans le contexte de guerre, encouragée à la fois par des spéculateurs et ceux qui veulent justifierl'acquisition de la Californie, entraîne l'arrivée d'abord de milliers puis dès 1849 de centaines de milliersde migrants, venus du monde entier mais majoritairement étatsuniens en Californie. Comme le montrela convention constituante de 1849, les Californios sont désormais en minorité numérique sur leurterritoire, ce qui bien sûr a des conséquences directes sur leur maîtrise du développement de leurCalifornie. À ce titre, hautement symbolique est le débat sur l'article de la constitution qui définit lesfrontières de la Californie : les quelques Californios délégues défendent la définition territoriale héritéede l'Espagne, tandis que, pragmatiques, les nouveaux venus souhaitent inclure la côte Pacifique, lesmines d'or, mais pas plus, pour garantir une adhésion rapide comme État, ce qui est fait dès 1850.

Les années 1850 et 1860 voient un amenuisement non seulement du pouvoir des Californios,surtout dans le nord, mais aussi de leurs propriétés, concessions larges octroyées lorsque la populationétait faible, que l'enjeu était de coloniser et développer la Californie, et qu'on faisait surtout paître dubétail. Ces propriétés furent la cible des attaques des nouveaux venus dès le départ, car assimilées à desdomaines seigneuriaux, contraires à la société républicaine et démocratique que souhaitaient reproduireles migrants venus de l'est des États-Unis.

Aujourd'hui, les « hispaniques » (selon le recensement), sont le groupe démographique le plusnombreux en Californie ; ils sont plus de la moitié des jeunes de moins de vingt-cinq ans. Depuis lesannées 1960 les Mexicains-Américains dénoncent leur sort de minorité et leur exploitation au sein desÉtats-Unis, utilisant parfois le passé de la Californie et du Sud-Ouest pour revendiquer un poidspolitique historique. Récemment, le président mexicain a affirmé, en visite officielle, que « la Californieétait un autre Mexique ». Faire l'histoire de la Californie mexicaine, c'est, au-delà de ces utilisationsactuelles, comprendre la complexité des héritages coloniaux et nationaux, comprendre la rivalité entreprojets, et tenter de ne pas oublier les groupes amérindiens, dont la voix est moins audible et pourtantprésente. C'est aussi comprendre l'ouverture des possibles et les choix du passé, comprendre pourquoi etcomment les États-Unis se sont étendus d'un Océan à l'autre en Amérique du Nord et comment Asie etPacifique comptent dans cette histoire.

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