Nadia Okbani, « Les travailleurs pauvres face au RSA activité, un rendez-vous manqué ? »,

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1 Les travailleurs pauvres face au RSA activité, un rendez-vous manqué ? Nadia Okbani Résumé Les travailleurs pauvres face au RSA activité, un rendez-vous manqué ? La principale nouveauté du RSA réside dans son volet « activité » qui vise à apporter un complément de revenu pérenne aux travailleurs pauvres, qui sont généralement dans une situation d’emploi instable, à temps partiel ou à statut atypique. Deux ans après sa mise en œuvre, le dispositif ne parvient pas à atteindre sa cible, on observe un taux de non-recours de 68 % au RSA activité. À partir d’une recherche action sur le non-recours menée au sein d’une CAF, cet article interroge la prise en charge des travailleurs pauvres par le système de protection sociale et l’adéquation de l’offre avec ce public cible subissant la précarisation du marché du travail. Il cherche à comprendre les raisons du non-recours au RSA par l’analyse croisée de formes de non-recours (« méconnaissance », « non-identification », « complication », « volontaire ») et des facteurs explicatifs du non-recours (« le dispositif », « l’institution », « le destinataire »). Il questionne la pertinence du RSA activité, révèle ses limites pour répondre aux besoins de ces publics, en emploi précaire ou atypique, et permet de mieux comprendre pourquoi ceux-ci sont particulièrement « non-recourants ». Doctorante en science politique au Centre Émile Durkheim.

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Les travailleurs pauvres face au RSA activité, un rendez-vous manqué ?

Nadia Okbani

Résumé

Les travailleurs pauvres face au RSA activité, un rendez-vous manqué ?

La principale nouveauté du RSA réside dans son volet « activité » qui vise à apporter un

complément de revenu pérenne aux travailleurs pauvres, qui sont généralement dans une

situation d’emploi instable, à temps partiel ou à statut atypique. Deux ans après sa mise en

œuvre, le dispositif ne parvient pas à atteindre sa cible, on observe un taux de non-recours de

68 % au RSA activité. À partir d’une recherche action sur le non-recours menée au sein d’une

CAF, cet article interroge la prise en charge des travailleurs pauvres par le système de

protection sociale et l’adéquation de l’offre avec ce public cible subissant la précarisation du

marché du travail. Il cherche à comprendre les raisons du non-recours au RSA par l’analyse

croisée de formes de non-recours (« méconnaissance », « non-identification »,

« complication », « volontaire ») et des facteurs explicatifs du non-recours (« le dispositif »,

« l’institution », « le destinataire »). Il questionne la pertinence du RSA activité, révèle ses

limites pour répondre aux besoins de ces publics, en emploi précaire ou atypique, et permet de

mieux comprendre pourquoi ceux-ci sont particulièrement « non-recourants ».

Doctorante en science politique au Centre Émile Durkheim.

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Introduction

Le revenu de solidarité active (RSA), mis en œuvre depuis juin 2009, poursuit un triple

objectif : il se veut distributif, luttant contre la pauvreté des travailleurs à bas salaires ;

incitatif à la reprise d’emploi, créant un écart entre revenus d’activité et minima sociaux ; et

de simplification, rendant plus lisible le système de solidarité. Le RSA « activité » est un

complément de revenu conçu pour répondre aux difficultés rencontrées par les « travailleurs

pauvres »1, son public cible. Cette catégorie statistique d'action publique se situe au

croisement de questions liées à la dégradation du marché du travail et à la lutte contre la

pauvreté. Elle implique une prise en compte du statut d’activité ou d’emploi sur le plan

individuel et de la situation de pauvreté au niveau du ménage. Elle est construite sur la base

de choix normatifs de mise en forme de la réalité sociale et des problèmes sociaux dont

plusieurs travaux ont soulignés les limites pour prendre en compte la spécificité des situations

d'emploi (Concialdi, 2009 ; Ponthieux, 2004). Pour l’Observatoire National de la Pauvreté et

de l'Exclusion Sociale (Ponthieux et Raynaud 2008) l’existence de travailleurs pauvres résulte

de la faiblesse des salaires dans de très nombreux secteurs et notamment du niveau du salaire

minimum, du temps partiel et du fractionnement des emplois : petits boulots, alternances de

phases d’emploi et de chômage ou d’inactivité. L'emploi ne protège plus de la misère et ces

publics sont donc touchés par les mutations du marché du travail : emploi à temps partiel ou

complet, sous contrat stable ou précaire, souvent en emploi ou statut atypique (auto-

entrepreneurs, intérimaire, CDD, avec plusieurs employeurs, etc.). Un rapport de la DREES2

visant à caractériser la situation des personnes en situation de pauvreté précise également

qu'au sein des actifs occupés, les travailleurs indépendants sont largement surreprésentés

parmi les plus pauvres3.

Le RSA activité, destiné aux travailleurs pauvres, est supposé compenser les frais liés à la

reprise d’emploi (garde d’enfant, transport, etc.) tout en collant au plus près des fluctuations

de revenus puisque le calcul du droit se fait trimestriellement. Il s’inscrit dans la tendance

européenne d’activation de la protection sociale (Barbier, 2002 et 2008 ; Okbani, 2013a). La

réduction de la pauvreté passe alors par l’incitation financière à la reprise d’emploi, partant du

présupposé que le retour à l’emploi résulte d’un arbitrage individuel entre les revenus sociaux

et les revenus du travail (Gomel et Serverin, 2009).

Quelques temps après sa mise en œuvre, on constate un important non-recours au RSA, en

particulier sur son volet « activité »4. Par non-recours, on entend le fait de ne pas obtenir les

prestations ou les services publics auxquels on est éligible (Math et Van Oorschot, 1996).

Dans les faits, ce phénomène n’est pas une particularité du RSA, il est structurel et concerne

1 L’expression « travailleur pauvre » désigne une personne en emploi mais dont le niveau de vie est inférieur au

seuil de pauvreté. Dans le cadre du RSA, sont considérés comme travailleurs pauvres éligibles au RSA les

personnes qui se situent au seuil de 60 % du revenu médian sur la base de la définition d’Eurostat (Hirsch, 2005) 2 La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques présente ce travail en annexe du

rapport du groupe de travail « Accès aux droits et aux biens essentiels, minima sociaux » dans le cadre de la

préparation de la Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale (Fragonard et al., 2012). 3 Le rapport précise que 16,4 % des personnes les plus pauvres (au seuil de 40 %) appartiennent à un ménage

dont la personne de référence est travailleur indépendant en emploi. Celles--ci ont été particulièrement affectées

par la crise économique de 2009. À noter que ces personnes n'étaient pas éligibles au RMI. 4 Des estimations du nombre de bénéficiaires du RSA ont été formulées en 2007 par un groupe de travail

composé de la Direction des statistiques, des études et de la recherche (DSER) de la Caisse nationale

d'allocations familiales (CNAF), de la DREES et de la Direction générale du Trésor (DGT).

3

de nombreuses prestations sociales (Odenore, 2012; Warin, 2006). Il pourrait paraître normal

si l’on prend en compte le temps nécessaire d’installation, propre à la mise en œuvre d’un

nouveau dispositif. Le revenu minimum d'insertion (RMI) avait, par exemple, mis trois à

quatre ans à se stabiliser. Une enquête de la CNAF menée la première année de la montée en

charge avait estimé un taux de 33 % de non-recours au RMI (Chastand, 1991) et une autre

l’avait calculé à 53 % (Terracol, 2004). Bien qu’ils y aient droit, 50 % de bénéficiaires

potentiels du RSA ne le demande pas, dont 35 % pour le RSA socle et 68 % pour le RSA

activité (Comité national d’évaluation du RSA, 2011). Cet important taux de non-recours au

RSA activité fait s’interroger sur l'accessibilité effective du dispositif auprès des travailleurs

pauvres.

La notion de non-recours met en lumière le différentiel existant entre une population

potentiellement éligible et une population éligible effectivement bénéficiaire. Ce phénomène

constitue, en soi, un rapport social à l’offre publique et aux institutions qui la servent.

L’analyse du non-recours induit non seulement un enjeu gestionnaire de l’effectivité de l’offre

de prestations financières (impacts prévus/impacts réels), mais également une question

politique aussi bien quand il signale un désintérêt ou un désaccord, que lorsqu’il est l’effet

d’impossibilités (Warin, 2010a). Cette approche implique donc d’interroger

fondamentalement l’offre publique, son effectivité et sa pertinence pour répondre à un

problème identifié. Comprendre le non-recours contribue à « rendre audible » les

représentations et les opinions qu’a une société de l’offre publique (Mazet, 2010). Il intervient

comme un indicateur d’évaluation de la performance et de la pertinence d’un dispositif mais

aussi du système administratif qui le déploie. Cette question est d’autant plus importante que

les difficultés d’accès aux prestations et aux aides sociales, ainsi que l’accumulation de

situations de non-recours, au-delà du seul domaine des prestations sociales, sont analysées

comme une des causes de la pauvreté (Fragonard et al., 2012 ; Warin, 2009 et 2010b).

Cet article propose d’interroger le non-recours au RSA activité en analysant ses causes au

regard des publics auquel il s’adresse, à savoir les travailleurs pauvres qui occupent en grande

partie des emplois précaires et/ou atypiques et dont les revenus sont instables. Par-là, il

questionne l’adéquation du dispositif par rapport aux besoins de ses destinataires et son

effective accessibilité. Qu’est-ce qui freine la demande ou le maintien dans le RSA activité

pour ces publics ? Les modalités de fonctionnement de ce dispositif sont-elles adaptées aux

situations vécues par les travailleurs pauvres ? Est-ce le dispositif lui-même qui n’est pas

pertinent ou perçu comme tel par la population auquel il s’adresse ? Dans quelles mesures

permet-il effectivement de lutter contre la pauvreté de ces publics ? L’objectif étant de

questionner la prise en charge des travailleurs pauvres par le système de protection sociale en

analysant en quoi le non-recours au RSA activité peut être révélateur d’une inadaptation du

dispositif avec les besoins de ces publics, en emploi précaire ou atypique. Cet article s'inscrit

dans la continuité des travaux critiques sur l'élaboration et la mise en œuvre du RSA visant à

souligner son inadaptation aux réalités du marché du travail subies par cette catégorie de

population en situation de précarité de l'emploi (Angotti, 2010 ; Chosson, 2012 ; Concialdi,

2009 ; Gomel et Meda, 2011 ; Gomel et Serverin, 2009 et 2012 ; Rigaudiat, 2009).

Les travaux de recherche menés sur le non-recours mettent à jour la difficulté d’élaborer une

typologie des différentes formes de non-recours étant donné la multiplicité de causes et de

facteurs entrant en jeu dans le phénomène. Les premiers travaux français sur le non-recours

abordent cette question par le biais de différentes catégories de non-recours principalement

axées sur l'intensité et la durée du non-recours5. Cette typologie s'inscrit dans une perspective

5 Pour expliciter la typologie initiale proposée : le non-recours primaire (personne éligible qui ne demande pas de

prestation), le non-recours secondaire (personne éligible qui demande une prestation mais ne la perçoit pas), le

4

descriptive et dynamique du phénomène au regard du processus administratif de gestion du

droit qui se déroule en plusieurs étapes : la connaissance de la prestation, les arbitrages entre

les facteurs encourageant et inhibant et la demande (Math et Van Oorschot, 1996). Ces

travaux proposent une explication du non-recours à plusieurs niveaux, le niveau du dispositif,

de l'administratif et de l'usager. Par la suite, la question du non-recours a été fortement

investie par l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore)6 qui appréhende

le phénomène par le biais d'une typologie qui s'articule autour de variables explicatives en

termes de non-connaissance, non-demande et non-réception7 (Warin, 2009 et 2010c). Cette

approche contribue à analyser le phénomène dans une perspective gestionnaire et politique

partant du principe que "l'offre est un élément actif du non-recours". Elle favorise l'étude de

formes de non-recours volontaire et amène à questionner la pertinence de l'offre publique.

Dans ce papier, nous chercherons à comprendre le sens des différentes formes de non-recours

par le biais d'un cadre d'analyse explicatif (tableau 1) qui s'inscrit dans la lignée des

typologies antérieures mais propose un autre regard qui se veut complémentaire. Il s'agit

d'analyser différentes formes de non-recours au RSA activité chez les éligibles régulièrement

en emploi8, entretenant un rapport aux droits sociaux spécifiques et relativement moins

contraints que pour les personnes sans revenus d'activité. La méthodologie de recherche au

sein d'une administration qui gère des droits, la nature des données récoltées ainsi que la

complexité des situations observées amènent à proposer un cadre d’analyse du non-recours

qui s'intéresse à la fois aux formes de non-recours et aux facteurs explicatifs du non-recours

(Okbani, 2013b). L'idée étant d'être en mesure d'associer des facteurs explicatifs à diverses

formes de non-recours pour mettre en exergue les freins à la demande et l'inadéquation de

l'offre par rapport au public auquel il s'adresse, notamment en décomposant l'offre en un

dispositif (le RSA activité), et une institution opérante (la CAF qui gère le RSA). Pour cela,

nous proposons une typologie des formes de non recours qui nous semble plus adapté au cas

du RSA activité :

- le non-recours par méconnaissance du dispositif ;

- le non-recours par non-identification des bénéficiaires potentiels ou public cible, c’est-à-dire

les éligibles qui connaissent le RSA et son fonctionnement mais qui ne se sentent pas

concernés et ne pensent pas faire partie du public cible. Cette catégorie n'est pas abordée dans

ces termes dans les autres travaux sur le non-recours mais elle est particulièrement présente

dans le cas du RSA activité ;

- le non-recours par complication, c’est-à-dire les personnes éligibles qui connaissent le RSA

et son fonctionnement, s’identifient comme bénéficiaires potentiels, souhaiteraient pouvoir en

bénéficier mais ne le demande pas du fait de difficultés : complexité du dispositif, de la

demande et du maintien dans le droit au regard de leur situation (souvent instable) et du

montant du droit attendu ;

non-recours complet (ne perçoit pas du tout la prestation), le non-recours partiel (perception d'une partie de la

prestation uniquement), le non-recours permanent (pas de demande de droits effectuée entre le moment où l'on

est éligible et le moment où on ne l'est plus), non-recours temporaire (depuis le début de l'éligibilité jusqu'à ce

que l'on demande la prestation), le non-recours cumulatif (éligible à plusieurs prestations mais ne les perçoit

pas), le non-recours frictionnel (versement incomplet de prestations alors que les droits sont ouverts), le quasi-

non-recours (personne qui pourrait être éligible mais qui ne remplit pas - sans le savoir - les conditions en terme

de comportement attendu) [Math et Van Oorschot, 1996] 6 Laboratoire PACTE de Science Po Grenoble.

7 Pour détailler la typologie proposée par l'Odenore : la non-connaissance (lorsque l’offre n’est pas connue), la

non-demande (lorsque l'offre est connue mais pas demandée), la non-réception (quand l'offre est connue,

demandée mais pas obtenue. 8 Pour autant, nous n'irons pas jusqu'à analyser le rapport à l'emploi et au travail comme ce qui a pu être fait dans

le cas des exploitants agricoles (Deville, à paraître) car nous nous intéressons à un public plus large dont les

situations d'emploi sont plus diversifiées.

5

- et le non-recours volontaire, c’est-à-dire les personnes éligibles qui connaissent le RSA et

son fonctionnement, s’identifient comme bénéficiaires potentiels mais ne souhaitent pas y

avoir recours pour diverses raisons : forme de calcul coût/avantages, freins psychologiques ou

politiques, par principe. Nous les observerons par le biais de différents facteurs explicatifs du

non-recours interagissant dans une relation triangulaire entre : le dispositif, l’institution qui le

mets en œuvre et son destinataire.

Tableau 1: Grille d'analyse croisée des formes de non-recours et de leurs facteurs explicatifs

Facteurs

Explicatifs

Formes de non-recours

Le dispositif L'institution Le destinataire

Méconnaissance

du dispositif

Non-identification

comme public cible

Complication

Volontaire

Source : Grille d'analyse croisée élaborée par l'auteure sur la base des différents travaux réalisés sur le non-recours

Malgré les limites inhérentes à toute tentative de typologie visant à caractériser une réalité

sociale complexe et bien souvent multicausale, cette grille d'analyse permet de décrypter des

freins à la demande et au maintien du RSA activité et de préciser à quel niveau ils se situent.

Cette approche du non-recours questionne les formes d'inadaptation de la protection sociale et

interroge la pertinence de l'action publique à travers ce qui relève du dispositif et de son mode

de fonctionnement, de la manière dont il est mis en œuvre par l'institution CAF et ses

partenaires, au regard des situations et des comportements des publics destinataires.

MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE [ENCADRE]

Cet article est issu d’une recherche-action sur le non-recours au RSA activité menée au sein

de la CAF de la Gironde en 2010 (Okbani, 2013b). Elle se compose d’une expérimentation de

recherche de bénéficiaires potentiels, d’entretiens téléphoniques directifs auprès de non-

recourants potentiels, d’une analyse comparative de la gouvernance du RSA dans douze CAF.

Elle est également nourrie par une trentaine d’entretiens semi-directifs menés auprès de

professionnels de CAF et de la CNAF et un travail d'observation participante de plusieurs

années au sein de cette CAF et au guichet. Ce travail fait également référence au rapport du

Comité national d’évaluation du RSA (CNE) de 20119.

L’expérimentation de recherche de bénéficiaires potentiels du RSA activité :

Une requête identifiant de potentiels éligibles au RSA activité dans les fichiers de la CAF a

été élaborée. Elle comporte de nombreuses limites mais, selon la Direction des statistiques,

des études et de la recherche (DSER) de la CNAF, elle permet d’identifier environ 77 % des

bénéficiaires du RSA (80 % pour le RSA socle et 67 % pour le RSA activité). Des courriers

9 Quelques éléments de l’enquête de la DARES sur le non-recours au RSA seront repris (Comité national

d’évaluation du RSA, 2011). Celle-ci s’est déroulée en deux étapes : la première, par téléphone, pour interroger

15 000 foyers dont 6 500 dans le groupe des foyers éligibles au RSA socle (comprenant les foyers éligibles au

RSA socle+activité), 7 000 dans le groupe des foyers éligibles au RSA activité et 1 500 ayant des revenus un peu

supérieurs au seuil d’éligibilité ; la seconde, en face à face, auprès de 3 340 répondants provenant de ce même

échantillon. On parlera plus généralement ici de l'enquête du CNE.

6

ou mails nominatifs ont été envoyés à un échantillon de 2 500 allocataires (population test),

représentatifs de la population identifiée comme potentiellement éligible au RSA activité10

,

les 8 700 autres allocataires servant de population témoin. Il a été possible d’observer les

réactions des populations test et témoin en termes de prise de contact avec la CAF (téléphone,

courrier, visite, connexion sur le site Internet avec identifiant), de demande de RSA et

d’ouverture de droits.

L’enquête téléphonique auprès de potentiels non-recourants au RSA11

Suite à l'expérimentation de recherche de bénéficiaires potentiels, un échantillon de 151

foyers ont été interrogés par téléphone sur leur connaissance du RSA, leur perception

d’éligibilité, leur représentation et leur opinion du dispositif ainsi que sur les raisons de leur

non-recours. Il s'agissait de ceux qui ont reçu une information et qui n'ont pas eu de réactions

identifiables par les services de la CAF.

L’étude comparative sur la gouvernance du RSA dans les CAF

Douze importantes CAF de France ont été interrogées sur la gouvernance du RSA, sur leur

qualité de service, leur communication et leur stratégie d’accès au RSA. Ces éléments étaient

analysés au regard d'une estimation du taux de non-recours au RSA activité (en fonction du

nombre effectif de bénéficiaires au regard des estimations nationales ventilées localement).

L'idée était de mieux comprendre en quoi ces institutions peuvent jouer un rôle déterminant

dans l'accès au droit. Les directions des CAF ont rempli un questionnaire détaillé qui leur

avait été adressé et dans la plupart des cas un entretien téléphonique complémentaire a été

réalisé.

Dans une première partie nous développerons en quoi la construction du RSA et son mode de

fonctionnement peuvent induire des formes de non-recours et révéler les insuffisances du

dispositif pour répondre aux besoins du public auquel il s’adresse. Puis, nous étudierons en

quoi les institutions qui mettent en œuvre le RSA contribuent plus ou moins à favoriser le

non-recours auprès des travailleurs pauvres en fonction d’arbitrages entre contraintes

gestionnaires et mission d’accès au droit. Et, pour finir, nous questionnerons en quoi les

situations des destinataires du RSA activité, leurs représentations, leurs opinions et leurs

comportements peuvent jouer sur le non-recours au RSA activité.

I- La complexité du RSA et l’inadaptation au public cible : une

logique consubstantielle à l’offre ?

Commençons tout d'abord par interroger en quoi la construction du RSA, la démarche de

demande de droits et le mode de fonctionnement concret du dispositif peuvent générer des

formes de non-recours, en particulier pour les travailleurs précaires, à statut ou emploi

atypiques.

10

La représentativité de l’échantillon a été construite par stratification selon les situations familiales (personne

seule sans enfant - personne seule avec enfants - couple sans enfant - couple avec enfants) et les estimations du

montant des droits au RSA (ventilation de: 6 à 49 euros - 50 à 99 euros - 100 à 200 euros - +200 euros), mais

également dans un souci de répartition géographique souhaité par la CAF, pour être en mesure de recevoir

convenablement les visites des allocataires. 11

Lorsque l'on évoquera l'enquête téléphonique, il s'agira de celle conduite au sein de la CAF de la Gironde.

Dans le cas contraire on précisera qu'il s'agit de l'enquête du CNE.

7

1-1 Le RSA une prestation syncrétique

Le RSA est un minimum social quérable12

(Gomel et Serverin, 2012) qui remplace le RMI

pour les personnes sans activité professionnelle (RSA socle), l’allocation parent isolé (API)

pour les monoparents sans activité (RSA majoré). C'est également un complément de revenu

remplaçant les anciens dispositifs d’intéressement à la reprise d’emploi (intéressement et

prime pour l’emploi13

) pour les travailleurs pauvres (RSA activité). Le RSA fusionne dans un

même dispositif deux minima sociaux, l’un lié à la famille (Helfter, 2010), l’autre à

l’inactivité (Lafore, 1989), et deux compléments de revenus liés à l’activité professionnelle. Il

vient changer les repères de la société sur les notions de minima sociaux, de norme d’emploi,

d’incitation à la reprise d’emploi (Marc et Thibault, 2009) car il fait appel à des valeurs, des

« philosophies de prestation » et des images sociales très différentes. Il construit de fait une

nouvelle catégorie d’action publique14

englobant des publics qui se trouvent dans des

situations très hétérogènes en termes d’insertion sociale et professionnelle. D’une part, la

construction du dispositif et ses différents « volets » - socle, majoré, socle et activité, activité

seul - peuvent générer des difficultés de compréhension du RSA par ses destinataires et

induire des formes de non-recours par méconnaissance. L’enquête téléphonique réalisée au

sein de la CAF de la Gironde révèle que si 95 % des répondants déclarent connaître le RSA,

seulement 64 % ont compris qu'il s’adresse également aux personnes en activité

professionnelle. D’autre part, cette structuration peut générer des difficultés d’identification

du nouveau public cible et conduire à des amalgames notamment en ce qui concerne la

soumission aux « droits et devoirs »15

. Dans cette perspective la construction du dispositif,

principalement associée à un minimum social, peut générer des confusions et des craintes

conduisant à des formes de non-recours par non-identification.

1-2 La complexité de la demande et du maintien dans le RSA : quelles conséquences pour

les travailleurs pauvres en situation d’instabilité professionnelle ?

La construction du RSA comme droit quérable, la volonté d’assurer rapidement

l’augmentation de revenus liés à la reprise ou au maintien dans l’emploi a conduit à élaborer

un dispositif complexe faisant entrer un nombre important de paramètres dans le calcul du

montant de la prestation16

. En soi, la constitution d’un dossier de demande de RSA induit de

renseigner ces éléments dans le détail et de fournir les pièces justificatives. Elle peut être

perçue ou vécue comme complexe, notamment pour les publics qui ont des difficultés à gérer

les démarches administratives (Okbani, 2013b).

12

Il faut formuler une demande pour pouvoir en bénéficier, contrairement à la prime pour l’emploi (PPE) où le

contribuable doit seulement cocher une case pour solliciter son droit. 13

Le montant de RSA activité délivré sur une année est déduit du montant de la PPE. 14

Elle regroupe par exemple, des personnes en situation d’extrême précarité voire de difficulté sociale profondes

(SDF, personnes souffrant d’addictions ou de problèmes de santé grave), des personnes en recherche d’emploi,

des familles monoparentales pour lesquelles la recherche d’emploi est conditionnée par la recherche d'un mode

de garde pour les enfants, un public de travailleurs pauvres, en activité professionnelle stable ou atypique. Il y a

donc un grand écart entre ces différents publics. Ils sont soumis à des situations et des problématiques diverses et

spécifiques. 15

En effet, les éligibles au RSA activité ne sont pas soumis aux « droits et devoirs », mais peuvent craindre des

formes de contraintes institutionnelles associées à des expériences passées négatives. Cela va dans le sens d’une

image sociale négative voire stigmatisante du bénéficiaire de minimum social (vécue ou perçue) duquel les

travailleurs modestes peuvent chercher à s’extraire, ou du moins ne pas se reconnaître. 16

Le statut professionnel impliquant des modes de fonctionnement et de calcul spécifiques, les revenus

trimestriels du foyer à réactualiser par l’envoi d’une déclaration trimestrielle de ressources, la situation familiale,

le montant d’autres prestations, …

8

On observe d’importantes fluctuations du montant de RSA, un taux considérable de migration

d’un volet à l’autre de la prestation et d’entrées/sorties du dispositif. Par exemple, d’une

année à l’autre parmi les bénéficiaires de RSA activité17

: seulement 45 % sont restés dans le

même dispositif alors que 32 % sont sortis, 11 % ont transité vers un RSA avec composante

socle et 12 % sont en attente d'actualisation18

. Un dossier sur trois se renouvelle en moyenne

chaque trimestre. Ces fluctuations de trajectoires révèlent les instabilités de revenus et de

montants de RSA propres aux situations des bénéficiaires de RSA activité, qui sont sujets à la

précarité de l’emploi. D’une part, cela souligne la difficulté de lisibilité du montant de la

prestation pour le bénéficiaire qui ne pourra pas vraiment compter dessus et l'intégrer à son

budget global. D’autre part, si celui-ci reprend ou augmente son activité professionnelle, par

exemple pour une mission intérimaire, saisonnière ou un CDD, il peut devenir

temporairement non éligible. Son dossier restera alors en attente dans les fichiers de la CAF

pendant une durée maximale de trois mois, au-delà de laquelle il sera « radié » du RSA. De

nouveau éligible, il devra refaire une demande complète de RSA. Il pourra donc être amené à

réitérer régulièrement sa demande (jusqu’à deux à trois fois par an) pour être maintenu dans le

dispositif. Le CNE constate notamment que le taux de non-recours au RSA est

significativement plus fréquent lorsque les personnes ne sont pas éligibles depuis longtemps :

fin 2010, pour les non-éligibles au RSA en mai 2009, le taux de non-recours est de 70 %,

tandis qu’il est de 45 % parmi les éligibles au même moment. Il souligne également que 60 %

des bénéficiaires potentiels, en emploi au moment de l’enquête, sont non-recourants contre

32 % des éligibles sans emploi.

Les fluctuations du RSA activité mettent en lumière l’instabilité des trajectoires et des

ressources des travailleurs pauvres, qui se trouvent tantôt « ballotés » d’un type de RSA à

l’autre, tantôt en attente voire sortis du système. Plus leur situation d’emploi est précaire, plus

les démarches à faire auprès des institutions pour bénéficier du RSA sont nombreuses,

complexes et peuvent générer des ruptures de droits19

. Si le RSA activité a été créé pour

soutenir la reprise d’activité et lutter contre la pauvreté des travailleurs, son fonctionnement

administratif ne semble pas adapté aux situations de précarité de l’emploi dans lesquelles se

trouvent une partie de ses destinataires. Comme ont pu également le mettre en évidence

d'autres travaux, le dispositif ne semble pas en capacité de s'adapter à aux réalités du marché

du travail (Gomel et Meda, 2011) notamment parce que « le RSA est en effet caractérisé par

une focalisation sur les transitions de l'inactivité vers l'emploi au détriment des transitions

dans l'emploi de ses allocataires, et également par la non-prise en compte du contexte

prévalant sur le marché du travail local et de son effet sur ce contexte »" (Chosson, 2012, p.

1). La construction même du dispositif et son mode de fonctionnement peuvent freiner la

demande et le maintien dans le RSA et générer des formes de non-recours par complication,

et de non-recours volontaire.

Pour ses destinataires, le RSA peut être perçu ou vécu comme contraignant alors que de

nombreuses incertitudes demeurent : incertitude de pouvoir effectivement bénéficier du RSA

(difficulté d’identifier son éligibilité), incertitude sur le montant du droit, contrainte de devoir

constituer une demande (qui peut notamment nécessiter plusieurs allers-retours pour

17

Sources : DSER, CNAF (appariement de données nationales consolidées) de juin 2009 à juin 2010. 18

Leur dossier est dit "suspendu" dans les fichiers de la CAF pendant trois mois en attendant que l'allocataire

actualise sa situation, sans quoi il sera sorti du dispositif. 19

Les temporalités de constitution du dossier de demande peuvent générer des ruptures de droits notamment

parce que le RSA n’est pas rétroactif et que le paiement se fait à partir du dépôt de la demande et non à partir de

l’éligibilité effective.

9

compléter le dossier avec des pièces justificatives), nécessité d’attendre le traitement du

dossier, contrainte de savoir que l’on pourra être amené à réitérer régulièrement cette

demande (instabilité de l’éligibilité). Comme le soulignent plusieurs non-recourants lors de

l’enquête téléphonique menée dans le cadre de cette recherche-action, « ce qui n’est pas pris

en compte, c’est la précarité de l’emploi ». Bien qu’ils puissent souhaiter bénéficier du RSA,

les éligibles peuvent être découragés par la complexité des démarches à accomplir au regard

des nombreuses incertitudes, et ne pas/ne plus recourir au RSA.

1-3 Le cas des non-salariés : travailleurs indépendants et auto-entrepreneurs

En plus des complexités de fonctionnement déjà énoncés, il convient de préciser quelques

spécificités de fonctionnement du RSA activité pour les entrepreneurs et travailleurs

indépendants (ETI), incluant également les auto-entrepreneurs. En effet, le test d’éligibilité au

RSA sur Internet n’est pas adapté aux non-salariés, il leur est donc impossible de savoir s'ils

peuvent en bénéficier. Ceux qui pensent être éligibles au RSA activité doivent directement

constituer un dossier de demande et le déposer sans savoir s’ils peuvent effectivement en

bénéficier. Du fait de leur statut, les démarches de demande et de calcul des droits ne sont pas

exactement les mêmes que pour les salariés. Ils doivent remplir une demande de RSA ainsi

qu’une demande complémentaire précisant le montant de leurs revenus d’activité. Pour les

auto-entrepreneurs, le montant du RSA se calcule sur la base des revenus d’activité

trimestriels. Les travailleurs indépendants doivent, quant à eux, fournir un bilan comptable de

leur activité de l’année précédente, ou bien, s’ils n’ont pas réalisé ce bilan comptable, fournir

tous les justificatifs de leurs recettes et de leurs dépenses. Le montant de leurs droits sera

calculé sur la base des revenus de l’année précédente et ne tiendra pas compte des ressources

réelles actuelles. Dans la pratique, cela peut mettre l’allocataire en difficulté financière en cas

de baisse d’activité ou générer par la suite d’importants trop-perçus (indus) à rembourser au

moment de l’actualisation de la situation, un an après. De plus, la complexité de la demande

de RSA, accrue pour les ETI, peut nécessiter plusieurs allers-retours pour fournir les pièces

justificatives.

Parmi les potentiels non-recourants interrogés dans le cadre de l’enquête téléphonique, 13 %

sont des ETI et plus de la moitié d’entre eux n’avaient qu’une connaissance partielle du RSA,

soit parce qu'ils ignoraient l'existence du volet activité, soit parce qu'ils ne pensaient pas que

les ETI pouvaient en bénéficier : « je suis auto-entrepreneur et je pensais que le RSA

s'adressait aux salariés avec des revenus fixes ». Après leur avoir expliqué comment procéder

pour savoir s’ils étaient éligibles ou non au RSA, ils ont été nombreux à exprimer leur

mécontentement face aux démarches administratives qu’ils jugent contraignantes. Pour ces

publics, le peu de lisibilité sur l'éligibilité, les incertitudes quant au montant des droits

potentiels, les difficultés liées à la constitution du dossier et au fonctionnement du RSA

peuvent freiner la demande et susciter des découragements, générant du non-recours par

complication ou du non-recours volontaire. Si leur nombre progresse, on constate qu'ils ne

représentent que 5 % des bénéficiaires de RSA (Comité National d’évaluation du RSA, 2011,

p.35) alors qu'ils constituent 16,4 % des personnes les plus pauvres (au seuil de 40%)

(Annexes DREES, Fragonard et al., 2012, p.25).Le traitement administratif des dossiers ETI

semble particulièrement complexe et inadapté à leur situation fluctuante alors même qu'ils

représentent une part importante des travailleurs pauvres.

10

II- Le rôle des institutions dans le non-recours au RSA : entre

stratégies d’accès aux droits et contraintes de gestion

Essayons maintenant de comprendre en quoi la gestion de cette prestation et la prise en charge

de ces publics par la branche Famille peut jouer sur le non-recours au RSA activité. Les CAF

occupent une place centrale dans l’information, l’accessibilité, l'ouverture et le maintien des

droits. Elles ont des modes de fonctionnement spécifiques et interviennent sur des territoires

différents rendant la comparaison du service rendu délicate. Pour autant, l’étude comparative

sur la gouvernance du RSA menée dans le cadre de cette recherche apporte quelques éléments

de compréhension sur la marge de manœuvre des CAF et sur l’influence de leurs choix

stratégiques sur le non-recours au RSA.

2-1 Le lancement du RSA ou l’arbitrage entre la vocation d’accès aux droits et les

contraintes de gestion institutionnelles

Conformément aux engagements formulés dans la Convention d’objectifs et de gestion

(COG)20

, les CAF sont tenues d’assurer une qualité de service minimale à l’allocataire dans la

gestion de son dossier. Au moment de la généralisation du RSA, plusieurs CAF interrogées se

trouvaient dans des situations difficiles en termes de charge de travail et de qualité de service,

notamment du fait des retombées de la crise économique. Le lancement du RSA, élargissant

leur champ d’intervention et leur public, a suscité des inquiétudes et des appréhensions sur le

plan technique et gestionnaire. Pour certaines, le « risque perçu » de « surcharge » a freiné le

déploiement d’actions de communication et de recherche de bénéficiaires potentiels. Celles-ci

craignaient de générer un accroissement considérable des demandes induisant mécaniquement

une dégradation de la qualité de service, dans des contextes locaux de gestion parfois délicats.

Les CAF qui se trouvaient dans des situations plutôt favorables en termes de charge de travail,

ayant prévu une répartition structurée des instructions de dossiers de RSA avec les

partenaires21

, ou encore ayant déjà l’expérience de l’instruction du RMI ou du RSA

expérimental, ont appréhendé la mise en œuvre du RSA avec moins de craintes. Elles ont plus

souvent entamé des démarches de recherche de bénéficiaires potentiels, dans la mesure où

l’allocataire allait être reçu dans des conditions jugées convenables.

Les effets collatéraux de la crise ne cessent d’affecter les activités des CAF. Celles-ci font

face à des surcharges générant d’importants délais de traitement et dégradant la qualité de

service. Elles soulignent le manque de moyens dont elles disposent pour répondre à ces

demandes accrues comme en témoigne la lettre du président de la CNAF du 4/03/13 adressées

à la ministre des Affaires sociales et de la Santé pour alerter sur la situation22

: « La crise

économique que connaît notre pays est l’une des plus graves et des plus durables depuis 1945.

Plus que jamais les CAF assurent un rôle d’amortisseur social. Dans ce contexte, la charge de

travail des salariés de la branche est devenue insupportable. Le niveau de stock se situe à un

niveau jamais atteint et cela perdure sur une durée qui, là aussi, n’a jamais été aussi longue.

[…] Nous tenons à vous alerter sur la gravité de la situation ». Des arbitrages sont faits en

20

Tous les quatre ans, l'État et la CNAF élaborent et signent une COG qui détermine les grandes missions de la

branche Famille de la Sécurité sociale, définit des objectifs prioritaires et les engagements à tenir en termes de

gestion et de qualité de service rendu à l'allocataire (tableau de bord à l'appui). 21

Des répartitions par publics ont parfois été définies entre la CAF, le conseil général, les centres communaux

d'action sociale, les associations, etc. 22

Une lettre a également été adressée à la ministre des Affaires sociales et de la Santé le 29/04/13 par

l’association des directeurs de CAF

11

fonction des priorités stratégiques des directions : entre la nécessité d’informer (remplir la

vocation d’accès aux droits) et les contraintes de gestion (objectifs de qualité de service).

Ceux-ci varient d’une CAF à l’autre et ont donc des répercussions plus ou moins favorables

sur l’accès aux droits.

2-2 Les stratégies institutionnelles d’accès au droit

Lors du lancement du dispositif, la CNAF avait prévu deux campagnes de communication

nationales pour informer sur le RSA. La seconde visant particulièrement à informer les

travailleurs à bas revenus sur le RSA activité n’a jamais été lancée car « les CAF étaient dans

le rouge »23

. Elle risquait de générer encore plus d’afflux, dégradant encore davantage les

conditions d’accueil des allocataires. Au niveau local, l'étude comparative conduite révèle que

l’investissement pour informer les bénéficiaires potentiels de RSA a été inégal : certaines

CAF ont relayé la campagne de communication nationale, d’autres l’ont anticipée ou ont été

au-delà en déployant des moyens particuliers. Quelques rares CAF interrogées dans le cadre

de l’enquête (2 sur 12) ont lancé une campagne de communication spécifique sur le RSA

activité24

.

Dans un souci d’accès aux droits, la majorité des CAF répondantes (8 sur 12) ont pris

l’initiative de lancer des actions de recherche de bénéficiaires potentiels de RSA activité au

moment du lancement du RSA pour informer sur le dispositif et favoriser la demande. Celles-

ci ont envoyé des courriers, des courriels, des SMS ou encore ont téléphoné aux allocataires

qu’elles identifiaient comme potentiellement éligibles au RSA activité de manière plus ou

moins ciblée (en fonction de profils) et dans des proportions assez différentes. Pour toucher de

nouveaux publics de travailleurs à faibles revenus, non allocataires, plusieurs CAF (7 sur 12)

ont développé de nouvelles relations partenariales ciblées. Elles informaient, voire formaient

ces partenaires au fonctionnement du RSA pour qu’ils puissent être relais (Pôle emploi,

CPAM, URSSAF, agences d’intérim, etc.). En cela, elles ont cherché à s'inscrire dans une

logique inter-institutionnelle d’accès aux droits. Lorsque l'on se risque à comparer la

proportion de bénéficiaires effectifs du RSA activité au niveau départemental25

par rapport

aux estimations départementales du nombre de bénéficiaires potentiels26

, on constate que la

montée en charge du RSA semble en général relativement moins marquée par le non-recours

dans les territoires couverts par les CAF qui ont lancée ce type d’initiatives que dans ceux où

les CAF n'ont pas eu cette démarche27

. Le phénomène de non-recours semble donc être

marqué par une dimension territoriale liée en partie aux stratégies institutionnelles d'accès aux

23

Propos d'entretien avec un membre de la direction générale de la CNAF (2010). 24

Elles s’adressaient notamment aux « travailleurs modestes » ou « travailleurs à faibles revenus » plutôt qu’aux

« travailleurs pauvres », comme ils ont pu être nommés par les campagnes de communication du Haut-

commissariat aux solidarités actives pour tenter de réduire l'effet stigmatisant. 25

Données trimestrielles consolidées de mars 2010 issues d'un outil de pilotage du RSA (ELISA) et transmises

par les CAF dans le cadre de l'étude comparative sur la gouvernance du RSA. 26

Peu avant la généralisation du RSA (octobre 2008), des travaux d'estimation du nombre de bénéficiaires

potentiels du RSA socle et activité ont été conduits. Le modèle de microsimulation de la CNAF (Myriade) a

permis d'élaborer des estimations au niveau national, et une ventilation départementale annuelle du nombre de

bénéficiaires potentiels du RSA a été définie par la DSER. Ces estimations, qui visent principalement à donner

"des ordres de grandeur" ont été diffusées aux CAF pour qu'elles puissent préparer la mise en œuvre du RSA et

mieux appréhender le nombre de bénéficiaires de RSA activité potentiels. (Lettre circulaire CNAF n° 172, 2008) 27

Cette observation reste toutefois à prendre avec précaution car d'autres paramètres entrent également en jeu. Le

mode de calcul du niveau de non-recours reste approximatif étant donné les données disponibles et les propres

limites du travail d'estimation départemental de la DSER.

12

droits, même si d'autres facteurs entrent également en jeu comme les caractéristiques socio-

économiques des territoires28

.

Dans la recherche-action comme dans le rapport d’évaluation du CNE, la méconnaissance du

dispositif ou sa mauvaise compréhension apparaissent comme la première cause du non-

recours au RSA. Selon l'enquête du CNE, parmi les non-recourants n’excluant pas d’être

éligibles, 68 % n’ont pas demandé le RSA car ils ne le connaissent pas assez bien, 48 %

n’identifient pas le volet activité du RSA et 30 % ne savent pas auprès de qui faire la

demande. Cela fait s’interroger plus généralement sur l'insuffisance d'information transmise

aux destinataires du RSA. Pour autant, l’expérimentation de recherche de bénéficiaires

potentiels menée par la CAF de la Gironde révèle que, suite à l’envoi de courrier, 52 % de

l’échantillon test a pris contact avec la CAF probablement pour s’informer sur le RSA29

(contre 36 % pour la population témoin), 14 % ont déposé une demande de RSA (contre 2 %

pour la population témoin) et 10 % ont ouvert un droit au RSA (contre 1 % pour la population

témoin).

2-3 L'accueil et le traitement des situations ou statuts complexes dans le contexte

institutionnel

Il est important de souligner qu’en dehors des horaires d’ouverture30

et de la répartition

territoriale des accueils, les modalités organisationnelles d’accueil et de prise en charge des

bénéficiaires de RSA activité et en particulier des ETI définies par les directions peuvent

également jouer sur l’accès au droit. Dans le cadre de la COG, les CAF sont soumises à des

indicateurs de performance31

. Ceux-ci induisent des exigences managériales de productivité

en termes de temps de réponse en fonction de la charge : environ 3 minutes pour les réponses

téléphoniques qui sont souvent assurées par des professionnels peu qualifiés, et 6-7 minutes à

l’accueil. Les techniciens conseils sont managés sur la base de ces critères de productivité et

ils doivent respecter ces contraintes de temps, dans la mesure du possible. Pour autant, ces

exigences peuvent être en décalage avec le temps nécessaire pour apporter une réponse de

qualité sur les dossiers complexes comme ceux des travailleurs en situation d’instabilité

professionnelle, en emploi ou statut atypique (ETI). Cette question se pose avec d’autant plus

d’acuité quand aucun dispositif d’accueil spécifique (sur rendez-vous) n’est prévu et que le

taux de formation des techniciens conseils sur le traitement de ces dossiers peut être très bas.

Dans une CAF, il a été possible d’observer que seulement environ 10 % des techniciens

conseils ont été formés au traitement des dossiers ETI et sont en capacité de répondre

précisément aux questions sur ces dossiers32

. Ce qui fait s’interroger plus généralement sur la

capacité institutionnelle à prendre en compte les spécificités de traitement de ces dossiers.

28

Pour investir plus largement cette question (Okbani, 2013b et 2013c). 29

Il s’agit des contacts identifiés par le système d’information de la CAF sur quatorze semaines d'observation.

D’une part, il est possible que ces contacts n’aient pas été pris au titre du RSA (sauf pour les contacts identifiés

par le test d’éligibilité), mais l’on observe une différence significative entre la population test et la population

témoin qui laisse penser qu’une part importante de contact aient été pris à ce titre. D’autre part, il est aussi

possible que ces populations aient cherché de l’information sur le RSA sans que la CAF ne puisse l’identifier

(soit en dehors de la période d’observation, soit en dehors du système d’information). 30

Qui coïncident souvent avec les horaires de travail des destinataires du RSA activité. 31

Traiter les dossiers de minima sociaux en moins de dix jours dans au moins 90 % des cas, répondre à au moins

90 % des appels téléphoniques sur une plage horaire d’au moins 32h, recevoir les allocataires aux accueils en

moins de 20 minutes dans au moins 85 % des cas, etc. (COG 2009-2012). 32

Le temps de formation des techniciens conseils induit mécaniquement une baisse de la productivité. En

période de surcharge, les directions des CAF peuvent privilégier la production à la formation.

13

Les choix organisationnels des CAF en termes de formation, la qualité de la réponse

téléphonique et de l’accueil, ainsi que la possibilité d'un accueil spécifique pour la gestion de

dossiers complexes peuvent jouer sur l’accessibilité du RSA pour les travailleurs pauvres en

situation d'instabilité professionnelle ou de statut atypiques. Les institutions ont donc un rôle

important à jouer dans la prise en charge de ces publics pour que le dispositif puisse

effectivement atteindre ses destinataires. Elles disposent de leviers d’action pour réduire le

non-recours au RSA activité par méconnaissance du dispositif, par non-identification au

public cible mais aussi par complexité, encore doivent-elles avoir les moyens et la volonté

politique de les mettre en œuvre. Cependant, comme le montre le faible taux d’ouverture de

droits suite à l’expérimentation, l’information sur le dispositif et l’identification des publics ne

sont pas les seuls éléments entrant en jeu dans le recours au RSA activité.

III- Les bénéficiaires potentiels du RSA activité au cœur du

non-recours

Après avoir analysé la complexité de fonctionnement du dispositif et les stratégies

institutionnelles de mise en œuvre, regardons comment les destinataires du RSA activité

réagissent face à cette offre et en quoi ils sont plus ou moins enclins à recourir à leurs droits.

3-1 Le non-recours par non-identification : comment se reconnaître travailleur pauvre ?

Le RSA activité est méconnu ou mal compris par ses bénéficiaires potentiels générant des

formes de non-recours par méconnaissance. Ceux qui connaissent le volet activité du RSA ont

pour autant du mal à percevoir leur éligibilité et peuvent s'inscrire dans des formes de non-

recours par non-identification. Le phénomène est d'autant plus marqué quand l'offre publique

ne donne pas de lisibilité sur son droit potentiel, comme nous l'avons vu dans le cas des non-

salariés (ETI). Cette identification des éligibles dépend de la représentation qu'ils ont de leur

situation par rapport à la société (perception du salaire relatif et volonté de s’associer à une

identité valorisante de travailleur) et du public cible. Dans l’enquête téléphonique menée au

sein de la CAF de la Gironde, si 72 % des répondants estiment que la catégorie de

« travailleurs pauvres » décrit une réalité sociale et n’est pas stigmatisante, ils ne s’identifient

pas pour autant à cette catégorie. Alors même qu’ils ont reçu une information ciblée, 46 % des

répondants ne pensent pas être éligibles au RSA, 44 % ne savent pas s’ils sont éligibles et

seulement 10 % pensent pouvoir en bénéficier. On observe des difficultés personnelles à

s'identifier comme "travailleur pauvre" liées à la violence symbolique que cela peut

représenter (aveu d'échec). Cela se caractérise notamment par des stratégies individuelles de

distanciation, de déni ou d'évitement (Paulhan, 1992) pour garder une image acceptable de

soi. Ces comportements de non-recours par non-identification s'inscrivent parfois aux limites

du non-recours volontaire.

3-2 Le non-recours par complication, une non-acceptation du RSA sur la forme

Si les destinataires du RSA activité connaissent le dispositif, pensent être éligibles, jugent le

principe d'un complément de revenu intéressant et souhaitent en bénéficier, ils peuvent

toutefois être découragés par la complexité des démarches administratives à fournir pour

14

l'obtenir33

. Comme nous avons pu le mettre en évidence précédemment, la demande et le

maintien dans le RSA peuvent se révéler complexes et induire de nombreuses démarches

itératives, parfois à l'aveugle pour les bénéficiaires potentiels en situation d'instabilité

professionnelle (intérim, CDD) ou ayant un statut atypique (ETI). Cette complexité d'accès

aux droits, inhérente aux modalités de fonctionnement du RSA activité constitue un obstacle

qui génère du non-recours par complication et indique un refus de la forme du dispositif. Si le

RSA activité vise à réduire la pauvreté des travailleurs précaires en leur donnant droit à un

complément d'activité, son mode de fonctionnement semble inadapté à l’instabilité dans

l’emploi qu'ils subissent. Il les met en situation de devoir reformuler une demande complète

de droits après quatre mois de non-éligibilité, alors qu'ils pourraient potentiellement être

maintenus plus longtemps dans les fichiers de la CAF. Même s'ils souhaiteraient en

bénéficier, certains se heurtent à la complexité des démarches administratives qui les

découragent et les amène à abandonner :

« Moi, je travaille en intérim et vous comprenez, faire les démarches pour le RSA, ça me

prend une journée pour toucher 100 euros. 100 euros, c’est une journée de travail. Moi, je

préfère chercher du boulot pendant ce temps »34

.

Dans l’expérimentation conduite, on constate que les non-recourants ont droit à des montants

de RSA activité moins élevés. Il y a en effet une sous-représentation des montants de moins

de 100 euros ou 50 euros35

, ces non-recourants ont moins le sentiment d’en avoir besoin : "si

c'est que pour 50 euros, c'est que je peux subvenir à mes besoins"36

. La demande de RSA fait

donc l’objet d’une forme de calcul coût/avantages. Le coût peut être d’ordre physique (effort à

fournir pour bénéficier des droits) et/ou d’ordre psychologique (compétences pour faire ces

démarches, expériences passées, assignation identitaire comme bénéficiaire d’un minimum

social37

). L’avantage est entendu comme le montant du RSA attendu et sa durabilité

potentielle.

3-3 Le non-recours volontaire, un refus du dispositif sur le fond pour ne pas appartenir à la

catégorie institutionnelle des « travailleurs pauvres »

L’enquête téléphonique révèle que seulement 43 % des personnes interrogées pensent que le

RSA est un bon dispositif. On observe dans les réponses que 28 % ne demandent pas le RSA

activité « volontairement » et expriment des formes de refus du dispositif sur le fond. Ces

non-recourants volontaires en emploi se trouvent dans des perspectives de recherche

d’alternatives, de stratégies d’éviction et de refus de principe.

D'une part, on constate d'importants freins psychologiques liés en partie à la violence

symbolique d’identification au groupe social des travailleurs pauvres bénéficiaires d'un

dispositif assimilé à un minimum social. En effet, la « catégorie sociale de bénéficiaires de

RSA » construite par les institutions publiques peut générer des formes de refus d’assignation

33 20 % des non-recourants ont évoqué cette complexité dans l’enquête du CNE. 34

Entretien en face à face mené auprès d’un allocataire, non-recourant au RSA sur un point d’accueil de la CAF

de la Gironde. 35

Suite à l’expérimentation de recherche de bénéficiaires potentiels, on observe que les montants médians de

droits ouverts au RSA activité sont de 129 euros pour la population test (sollicitée par la CAF pour faire valoir

ses droits) contre 163 euros pour la population témoin (venue d’elle-même demander le RSA activité). 36

Propos recueilli lors de l'enquête téléphonique. 37

Dans le cadre d’analyse proposé, la question du frein psychologique d'identification est plus particulièrement

associée au non-recours volontaire voire non-identification. Le non-recours par « complication » étant plus

marqué par la difficulté des démarches administratives à conduire même si le facteur psychologique peut

également peser dans la balance.

15

identitaire à son public cible et aux images sociales qu'il véhicule (Avanza et Laferté, 2005).

Les représentations induites par le référentiel d’activation38

, les nombreux débats sur les

assistés comme « cancer de la société française », ainsi que l’importante politique de lutte

contre la fraude aux prestations sociales lancée par la branche Famille, ont pu contribuer à

véhiculer une image sociale négative du RSA et de ses bénéficiaires, nuisant ainsi à l’accès

aux droits (Okbani et Warin, 2012). On observe des formes « d’auto-exclusion » de l’offre par

peur de la stigmatisation et du déclassement social, phénomène fortement étudié par la

littérature portant sur le welfare stigma (Horan et Austin, 1974 ; Spicker, 1984). Dans les

entretiens téléphoniques, on observe l'expression d'un sentiment de culpabilité individuelle ou

d'un manque de légitimité à demander le RSA : « Il y a des personnes qui en ont plus besoin

que moi ». Cela peut également traduire des réactions alternatives de distanciation visant à se

détacher du public cible par volonté de non-identification ou refus d’être considéré comme un

« travailleur pauvre » qui induirait une mise à mal de l’estime de soi. Dans une perspective de

calcul coût/avantages, ils peuvent alors considérer que le montant du RSA ne suffit pas à

compenser le coût psychologique et physique de la démarche.

D'autre part, des raisons politiques ou un refus du RSA par principe alimentent également ce

comportement de non-recours volontaire pour s'affranchir de l’aide sociale ou par manque

d'intérêt. Certains expriment un sentiment d’injustice : « une aide de solidarité tout en

travaillant ce n’est pas gênant mais ça ne devrait même pas exister», « le RSA n’a profité

qu’à l’entreprise ». D'autres avancent parfois des propos stigmatisants par rapport aux

bénéficiaires du RSA, activant ainsi des stéréotypes (Steele et Aronson, 1995) subis par cette

catégorie dont ils cherchent à se différencier : « Ceux qui ne travaillent pas ce sont des

fainéants, ils profitent », « c’est bien pour quelqu’un qui en a besoin ou qui ne gagne pas

beaucoup, mais il y a des gens qui ne travaillent pas et qui touchent plus que ceux qui

travaillent, ce n’est pas normal ! Moi, j’ai toujours travaillé ».

Les non-recourants volontaires expriment une volonté de s’en sortir de manière indépendante,

pour ne pas dépendre de l’assistance, malgré les mutations des formes de contrats et la

précarité de l’emploi qu’ils peuvent subir. Par ailleurs, le CNE observe que les non-recourants

au RSA ont moins le sentiment d’être pauvres (42 % contre 63 % des bénéficiaires). Cela

contribue à illustrer que les mécanismes de retour à l’emploi peuvent avoir d’autres logiques

que celle de l’incitation financière. Comme le souligne J.-C. Barbier : « Pour les personnes, en

effet, qui connaissent, de façon permanente ou plus ou moins temporaire une situation de

pauvreté, l’essentiel ne tient pas dans la logique économique ou les fonctionnalités des

réformes, mais dans le regard que la société dans laquelle elles vivent, société forcément

située nationalement, porte sur elles. » (2008, p.18). Il semble exister un paradoxe structurel

entre le référentiel d’activation sur lequel se fonde le RSA (il faut inciter financièrement les

pauvres à reprendre un emploi pour réduire la pauvreté) et le non-recours aux droits (les

destinataires en emploi ne demandent pas ce complément de ressources et se débrouillent

autrement même si c’est financièrement désavantageux).

Conclusion

Le RSA activité passe à côté de 68 % de ses destinataires et ne parvient pas de réduire la

pauvreté des travailleurs. L’analyse croisée du phénomène par les formes de non-recours et

38

Homo œconomicus pauvre qu'il convient d'inciter financièrement à reprendre un emploi pour le faire sortir de

sa condition.

16

ses facteurs (tableau 2) met en évidence des inadaptations de l’offre pour les travailleurs

pauvres. Tout d’abord, la construction syncrétique du RSA et son mode de fonctionnement

complexe offre peu de lisibilité sur la potentielle éligibilité et sur le montant des droits, en

particulier pour les entrepreneurs et travailleurs indépendants (ETI). La demande et le

maintien effectif du droit induisent de nombreuses démarches administratives (nécessité de

réitération de la demande en cas de fluctuation de l'éligibilité). Ces modalités de

fonctionnement suscitent des découragements et constituent des freins à l’accès aux droits,

générant du non-recours par « complication » ou du non-recours « volontaire », a fortiori pour

les travailleurs pauvres en situation d’emploi précaire ou atypique.

Les CAF, soumises à de fortes charges du fait de la crise économique, sont amenées à

effectuer des arbitrages entre leur vocation d’accès aux droits et leurs contraintes de gestion

en fonction notamment de leurs moyens, de la priorisation de leurs objectifs et de leurs

orientations politiques. Elles peuvent plus ou moins favoriser la connaissance du RSA,

l’identification de ses publics cibles et l’accessibilité de la prestation en prévoyant des

dispositions spécifiques pour les ETI et les éligibles en situation d’instabilité professionnelle.

Ces arbitrages, liés à leurs marges de manœuvre, jouent sur les modalités de fonctionnement

organisationnel et managérial ainsi que sur la qualité du service rendu, rendant plus ou moins

efficace leur stratégie institutionnelle d’accès au droit.

Enfin, face à l’offre publique, c’est-à-dire au RSA et aux services mis à disposition par les

CAF, le destinataire va ou ne va pas réagir, en fonction d’une multiplicité de facteurs. Sa

connaissance du dispositif (« non-recours par méconnaissance »), sa construction identitaire

(rapport à la société, capacité d’action, situation), ses représentations de la prestation (plus ou

moins stigmatisante, complexe et utile) et de l’institution (plus ou moins accessible et de

qualité) en fonction de son expérience passée, vont faire que l’éligible au RSA va plus ou

moins se sentir concerné par le dispositif (« non-recours par non-identification ») À partir de

là, il pourra, d’une part, envisager de demander le RSA activité notamment en fonction de sa

situation professionnelle, plus ou moins précaire ou stable (ETI, CDD, intérim, temps partiel)

et de la complexité qu’il perçoit ou connaît des démarches à faire pour l'obtenir, au regard de

ce que cela peut lui apporter (montant, durée de perception) (« non-recours par

complication »). D’autre part, il pourra choisir de ne pas demander le RSA activité du fait de

barrières psychologiques liées à l’image sociale du dispositif et au refus d’assignation

identitaire (par peur de la stigmatisation ou du déclassement), par principe, ou par manque

d’intérêt (« non-recours volontaire »). Il semble exister un paradoxe structurel entre le modèle

d'activation du dispositif et le non-recours au RSA activité. Au fond il s'agit presque d'une

forme de non-recours à l'activation.

La connaissance suffisante du RSA, l’identification comme bénéficiaire potentiel, la décision

de recours puis la demande et enfin le maintien dans le dispositif permettent de faire face à de

nombreux obstacles. La question se pose avec d’autant plus d’acuité pour les travailleurs

pauvres en situation d’instabilité professionnelle, en emploi ou statut atypique, pour lesquels

ce parcours pour l’obtention de droits est d'autant plus complexe, contraignant et inadapté. Le

tableau 2 récapitule et reprend les principaux éléments analysés.

Tableau 2: Analyse croisée du non-recours au RSA activité chez les travailleurs pauvres en emploi

précaires ou atypiques

Facteurs Explicatifs

Formes de Non-recours

Le dispositif L’institution Le destinataire

17

Méconnaissance

du dispositif

- Nouveau dispositif

- Syncrétique

- Complexe

- Nouveaux destinataires

- Communication

insuffisante sur le RSA

activité

- Arbitrage gestion / accès

aux droits

- Difficulté de

compréhension du RSA

- Méconnaissance du

volet activité

Non-

identification

comme public

cible

- Syncrétique

- Complexe

- Nouveau destinataires

- Image sociale négative du

RSA et/ou de l’assistance

- Arbitrage gestion /accès

aux droits

- Insuffisante démarche de

recherche ciblée de

bénéficiaires potentiels

- Campagne sur la fraude

- Frein d’assignation

identitaire comme

bénéficiaire de RSA

- En emploi, moins de

sentiment de besoin

- Illisibilité de l’éligibilité

Complication

- Droit quérable

- Demande complexe à

réitérer sous trois mois de

non-éligibilité (inadapté aux

situations des travailleurs

précaires)

- Faible montant

- Accessibilité et qualité de

l’information et du

traitement du dossier pour

ces publics spécifiques

- Campagne sur la fraude

- Illisibilité de l’éligibilité

et du montant du droit

- Démarches

contraignantes et

complexes (capacité,

temps, instabilité)

- Incertitudes sur la durée

Volontaire

- Droit quérable

- Dispositif d’activation et

image sociale véhiculée

- Fonctionnement inadapté

aux situations des

travailleurs pauvres

- Faible montant

- Image de l’institution et

de l’assistance

- Accessibilité et qualité de

l’information et du

traitement du dossier pour

ces publics spécifiques

- Campagne sur la fraude

- Volonté d’indépendance

- Barrières

psychologiques par peur

de la stigmatisation

- Raisons politiques et

refus de principe

- Non intérêt Source : tableau réalisé sur la base de la recherche action conduite au sein de la CAF de la Gironde (Okbani, 2013b)

SOURCES

La grille d'analyse proposée apporte un éclairage sur le phénomène en croisant les différentes

formes de non-recours (caractérisés par différents freins à la demande) à leurs facteurs

explicatifs. Elle met ainsi en avant ce qui relève à proprement parler de l'offre (dispositif et

institution) pour mieux interroger sa pertinence au regard des besoins qu'elle entend combler

et de la situation des publics qu'elle vise. Pour autant, certaines situations de non-recours

restent délicates à caractériser, car elles sont complexes, embrassent une multiplicité de

paramètres d’ordre contextuels, structurels, institutionnels et comportementaux et peuvent

évoluer dans le temps. Une étude plus approfondie du rapport à l'emploi, au travail et aux

aides sociales de différents statuts précaires (intérimaires, indépendants, auto-entrepreneurs)

permettrait de prolonger l'analyse du comportement de non-recours en interrogeant

notamment la construction identitaire de ses destinataires. Plus généralement, l'analyse du

non-recours gagnerait à questionner la construction et le mode de fonctionnement des

dispositifs à travers leur mise en œuvre par les pouvoirs publics. L'observation du

fonctionnement de la machinerie organisationnelle, la possibilité d'investir les registres

administratifs des institutions et d'expérimenter la réaction à des expérimentations de

recherche de bénéficiaires potentiels constituent des pistes intéressantes pour l'analyse du

non-recours comme pour le questionnement de l'offre publique et ce, dans le cadre

d'évaluation de politiques comme dans celui de travaux de recherche.

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