Multiethnic Coalitions in Africa: Business Financing of Opposition Election Campaigns (by Leonardo...

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COMPTES RENDUS Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Revue française de science politique » 2013/5 Vol. 63 | pages 948 à 995 ISSN 0035-2950 ISBN 9782724633252 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2013-5-page-948.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus », Revue française de science politique 2013/5 (Vol. 63), p. 948-995. DOI 10.3917/rfsp.635.0948 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.244.116 - 13/07/2017 10h14. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.244.116 - 13/07/2017 10h14. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Revue française de science politique »

2013/5 Vol. 63 | pages 948 à 995 ISSN 0035-2950ISBN 9782724633252

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2013-5-page-948.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Druckman (James N.), Green (Donald P.), Kuklinski(James H.), Lupia (Arthur), eds – Cambridge

Handbook of Experimental Political Science. – NewYork, Cambridge University Press, 2011. 562 p. Index.

L’application de designs expérimentaux à lascience politique s’est développée rapide-ment à partir des années 1990, principale-

ment aux États-Unis. Ceci s’est traduitrécemment par la création d’une Organized Sec-tion on Experimental Research à l’APSA et parla publication d’une série d’ouvrages de réfé-rence, tandis que le nombre d’articles « expéri-mentaux » a augmenté de manière linéaire dansl’American Political Science Review. C’est dans cecontexte de rapide institutionnalisation de cetteapproche, qui est entrée dans la discipline par lebiais de l’économie politique et de la psychologiepolitique1, qu’il faut situer le Handbook discutéici. L’objectif déclaré de cet ouvrage d’un volumeconséquent (36 chapitres, 52 contributeurs) estd’offrir une première vue de l’ensemble des dis-positifs expérimentaux en science politique. Lepropos des editors y est très volontariste : démon-trer que l’expérimentation est en train de trans-former la discipline. Le volume est organisé entrois pans. Le premier propose une série de cha-pitres (partie I) présentant les méthodes expéri-mentales et les concepts qui y sont liés, prolongéspar quatre essais (partie II) mettant en perspec-tive le développement et la pénétration des expé-riences en science politique. Le deuxième pan,occupant l’essentiel de l’ouvrage (parties III àVIII ; 19 chapitres), passe en revue la manièredont le recours à l’expérimentation a fait pro-gresser la recherche autour de six thématiquescentrales de la discipline : prise de décision, com-portement électoral, relations interpersonnelles,genre et ethnicité, action collective au sein desinstitutions, et négociation entre élites. Enfin, ledernier pan (partie IX) aborde une série de

débats méthodologiques plus pointus, principa-lement autour de l’établissement d’inférencescausales.

Le principal point fort de cet ouvrage est sansconteste la très large couverture des possibilitésde designs expérimentaux : à la fois les expériencesen laboratoire, les expériences par le biaisd’enquêtes (survey experiments) et les expériencesde terrain (field experiments) – le tout appliqué àune large variété de thématiques. Une grandediversité de lecteurs pourront dès lors y trouverune entrée vers leurs thèmes de prédilection res-pectifs, ceci étant également facilité par un indexthématique bien construit. Un autre atout est quela plupart des chapitres s’appuient sur des exem-ples concrets de recherches effectivement menées.Ce volume ne se borne donc pas à discuter « hors-sol » des tenants et aboutissants méthodologiquesde l’expérimentation en science politique, et l’onpourra également y trouver nombre de « trucs etficelles » utiles.

Les critiques que l’on peut nourrir à l’égardde ce volume sont au moins au nombre de trois,au-delà de la question même de la pertinenced’une approche expérimentale en science poli-tique (débat qui dépasserait le cadre de la présenterecension). En premier lieu, il est frappant denoter que l’ensemble des 52 contributeurs est baséaux USA. Si ceci ne préjuge en rien de la qualitédu contenu, cela illustre à l’extrême un « esprit declocher » nord-américain trop souvent observéces dernières années. Et, surtout, même s’il fautbien convenir que le passage vers l’expérimenta-tion est plus récent en Europe, cela signifie quece volume passe sous silence au moins quelquescontributions marquantes d’experts européens,par exemple dans les domaines du comportementélectoral ou de la prise de décision2. Ensuite, etbien que certains chapitres abordent de front unesérie de limites et difficultés de l’approche expé-rimentale, nombre d’auteurs survendent le poten-tiel de l’expérimentation en science politique. Entémoigne la profession de foi des editors del’ouvrage :

« [...] Experiments appeal to our discipline because[they] generate stark and powerful empirical claims.[They expand] our abilities to change how criticaltarget audiences think about important phenomena.

1. Bernhard Kittel, Rebecca B. Morton, « Introduction : Experimental Political Science in Perspective », dansBernhard Kittel, Wolfgang J. Luhan, Rebecca B. Morton (eds), Experimental Political Science. Principles andPractices, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 1-16.

2. Quelques exemples : ibid., p. 6.

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[They produce] new inferential power by inducingresearchers to exercise control over the subjects of study[...]. » (p. 9)

En d’autres termes : les designs expérimentauxapporteraient enfin la clé de scientificité quimanque à la science politique, car l’on pourraitenfin établir par ce biais, à l’instar des sciences dela matière et de la vie (les sciences expérimentalesoriginelles), les véritables relations de cause à effetà l’œuvre dans le monde réel. Ainsi la science poli-tique deviendrait-elle aussi une « science del’action » car elle permettrait aussi aux décideurspolitiques, par exemple, d’anticiper les effets deleurs politiques publiques. Enfin, la grande ambi-tion du volume en termes de couverture des dif-férentes formes d’expérimentation signifie qu’ilfaudra se tourner vers d’autres ouvrages plusciblés pour y trouver un traitement plus appro-fondi de telle ou telle famille de méthodes expé-rimentales en science politique : par exemple, lesfamilles spécifiques – très différentes en termes definalités et de protocoles – des survey experiments1

et des laboratory experiments2.

Voici donc un ouvrage riche et utile parl’étendue du paysage qu’il brosse, mais dont onaurait apprécié qu’il soit moins exclusivementnord-américain et – corrélativement – qu’ilprenne davantage de précautions dans la formu-lation de ce que ses auteurs pensent être le granddessein de l’expérimentation en science politique.Voici qui illustre également bien un contraste fré-quemment observé entre les deux rives de l’Atlan-tique quant à l’usage des méthodes plusformalisées : excès de croyance dans la « course àla formalisation » du côté américain, et excès deprudence du côté européen3.

Benoît Rihoux –Université catholique de Louvain, CESPOL

Krieg-Planque (Alice) – Analyser les discoursinstitutionnels. – Paris, Armand Colin, 2012

(Discours et communication). 240 p. Bibliogr. Index.

Centré sur l’apprentissage pratique de l’ana-lyse du discours (AD), l’ouvrage s’inscriten continuité mais surtout en

complémentarité du seul ouvrage de pratiqued’une analyse de discours en partie redevable à lalinguistique : Analyser les textes de communicationrédigé par Dominique Maingueneau en 1998.Alice Krieg-Planque propose un regard renouveléet inspirant des argumentaires justifiant le recoursau cadre et à la pratique de l’AD dans les forma-tions en sciences humaines et sociales qui ouvresur une formation au repérage de phénomèneslangagiers pertinents pour l’observation des « dis-cours institutionnels ».

L’ambition pédagogique – apprendre à poserun regard analytique de type discursif sur lestextes – dépasse ici le domaine des professionslangagières dont la priorité relève le plus souventde la production. Le projet mené s’articule à uneconception récente de formations universitairesmoins axées sur les disciplines et plus proches dutravail avec le discours dans les institutions etorganisations. La pratique de l’AD s’inscrit dansces parcours de formation comme une des com-pétences à atteindre. L’ouvrage vise en consé-quence l’acquisition d’un ensemble deconnaissances fondamentales en AD et l’acquisi-tion de compétences analytiques et critiques pourmieux appréhender les énoncés, les textes et lesdocuments contemporains. Il faut ici entendre« discours institutionnels » au sens de discours qui« émanent en particulier de locuteurs s’exprimantpour le compte de partis politiques, de syndicats,d’associations, d’organisations publiques et pri-vées, d’administrations, d’institutions politiqueset publiques nationales, internationales et trans-nationales » (p. 12), de discours qui répondent àcertaines caractéristiques discursives (stabilisationdes énoncés et effacement de la conflictualité), etdans le sens d’une invitation à découvrir lesdimensions conceptuelles et analytiques spécifi-ques à la discipline de l’AD (par exemple, l’intri-cation des textes et discours entre eux et leursrelations aux lieux socio-discursifs de leurs pro-duction/réception, à travers les concepts d’inter-textualité/interdiscursivité). L’auteure délimitenettement le projet à l’extérieur des approchesplus ou moins affiliées à l’AD (selon les cher-cheurs et théories de référence), telles

1. Voir par exemple Diana C. Mutz, Population-based Survey Experiments, Princeton, Princeton University Press,2011.

2. Voir par exemple Rebecca B. Morton, Kenneth Williams, Experimental Political Science and the Study of Cau-sality. From Nature to the Lab, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

3. Jonathon Moses, Benoît Rihoux, Bernhard Kittel, « Mapping Political Methodology : Reflections on a EuropeanPerspective », European Political Science – EPS, 4 (1), 2005, p. 55-68.

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l’argumentation, la narratologie, les approchestextuelles et interactionnelles, conversationnelles,sémiotiques... Ces choix explicites n’empêchentpas d’inviter les analystes à faire dialoguer cesapproches et l’AD préconisée, par le recours à desanalyses croisées et complémentaires.

Le premier chapitre explique le caractèreconstitutif du discours, dans la vie démocratiqueet sociale, dans l’exercice même des rapports depouvoir (privés ou publics, légitimes ou abusifs).Il aborde la dimension symbolique du langage etsa valorisation socio-communicationnelle, latransposition des compétences discursives commeressort de la mutation professionnelle, etc. Lesactivités de production des cadres/formules dediscours pour assurer le « langage commun » desinstitutions et organisations concernent les ques-tionnements et analyses proposés dans l’ouvragesans jamais se confondre avec les principes desguides ou repères produits sur mesure par cer-taines institutions ou organisations dans le but denormer, simplifier, uniformiser et rendre plusefficaces leurs productions discursives. L’AD dontil est ici question pose les jalons de ses analysesen référence à ses propres principes fondamen-taux : 1/ L’AD n’est pas prescriptive et ne seconfond pas avec l’exercice de production des dis-cours au sein des professions langagières ; 2/ L’ADne mesure pas les effets du discours sur les acteursmais étudie les effets de sens possibles en discourset retrace, plus généralement, différentes relationsentre les discours.

Dans ce cadre, l’AD considère le discourscomme une réalité à part entière et non en réfé-rence à une conception transparente du langage,que l’opposition entre analyse du discours et ana-lyse de contenu cristallise, dans le sens où, en ana-lyse de contenu, le langage serait perçu commereflet ou représentation d’une autre réalité. Lesambitions pédagogiques et les repères théoriquessont à juste titre patiemment explicités dans lepremier chapitre, précaution nécessaire, vu leschangements épistémologiques et analytiquesauxquels l’AD nous convie et au regard de laméconnaissance généralisée de ses fondementsdans les formations mêmes qui ont, pour partieau moins, le discours comme objet. Les chapitressuivants entreprennent la formation aux conceptset pratiques d’analyse en organisant une progres-sion soucieuse de l’accessibilité des phénomèneset concepts discursifs présentés aux étudiants nonlinguistes. Cela dit, la diversité des exemples et lescommentaires affiliés ne sacrifient pas la

complexité de l’AD, et cela même si le point dedépart choisi n’est pas fondamentalement ancréen AD. C’est ainsi en référence au cadre théoriquede la pragmatique linguistique que le chapitre 2aborde la pratique de l’AD et illustre, corrélative-ment, la question de la relation entre action etdiscours. Pour les novices, ce chapitre permet decomprendre que le discours agit à différentsniveaux (notamment illocutoire et perlocutoire)qui dépassent les théories référentielles ducontenu, et d’appréhender la relation instableentre un énoncé et un acte de langage. Le cha-pitre 3 s’intéresse à la stabilisation des énoncés auxniveaux lexico-syntaxiques et phraséologiques.L’intérêt essentiellement porté aux figementsrepose sur les possibilités flexionnelles et sur laqualité polysémique des mots. Il réside dans larestriction des choix de catégories et de forma-tions morphosyntaxiques qui découlent de la sta-bilisation de certains énoncés en discours, dansles agencements prévisibles des mots entre eux(formules, syntagmes plus ou moins figés) et dansla construction du sens d’un mot (ou syntagme)en discours, au sein d’un même discours et/ou enperspective ou en écho avec d’autres, selon desprocédés de répétition ou plutôt de reformulationdans les reprises. L’auteure souligne que les phé-nomènes phraséologiques, souvent liés aux cadresidéologiques et aux conditions polémiques danslesquels peuvent s’inscrire les discours, sont par-ticulièrement pertinents à étudier en scienceshumaines. Le chapitre 4 invite à découvrir lesimplicites, en tant que présupposés logiquementintégrés aux discours, ou sous-entendus possible-ment interprétables dans le cadre de tel énoncéou discours. Les présupposés construisent des évi-dences, en vertu d’une logique discursive quirepose sur le caractère « vériconditionnel » d’unmessage. Ce procédé marque les titres des maga-zines politiques, la rhétorique publicitaire, ainsique la formulation de questions en sondage.Divers effets de sens possibles des sous-entendussont montrés : connivence ou « malaise pervers »,renforcement d’une communauté de discours etexercice de persuasion. Le chapitre 5 prolonge laconception du non-dit comme ressource possiblepour l’ensemble des interprétants et comme res-source de la langue : le flou et l’équivoque (plu-rivocité et compétence des locuteurs) sont despossibilités des discours à produire et une voiepour analyser les ambiguïtés. Les réalisations lan-gagières présentées sont prioritairement choisiespour l’intérêt qu’elles revêtent dans les discours

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politiques et institutionnels : ambivalence inter-prétative entre relative appositive et détermina-tive ; équivocité des forces illocutoires ; instabilitédes valeurs pronominales et déterminatives ; effetsde positivité et de divergence produits par les opé-rations concessives ; plurivocité des sigles. Maisl’auteure montre également, via d’autres phéno-mènes, que la liste des réalisations qui produisentl’ambiguïté n’est pas finie. Le dernier chapitreaborde des propriétés fondamentales du discours,que nous présenterions volontiers comme pointsde départ des perspectives analytiques de type dis-cursif, en dépit du flou opératoire lié aux conceptsde dialogisme et interdiscursivité notamment. Cesdeux concepts répondent du principe « d’ouver-ture [des discours] sur des extérieurs langagiersde toutes natures [...] ». S’en suit une présentationqui explicite les concepts en question et ceux quiy sont corrélés (polyphonie, préconstruit, intra-discours, intertextualité, prédiscours). Commedans les autres chapitres, les phénomènes obser-vables choisis (défigements, connotations, (dé/re)contextualisation, phraséologie...) fontrégulièrement écho à des connaissances déjà abor-dées dans l’ouvrage : autant d’occasionsd’apprendre à enrichir progressivement l’analyse.

Karine Collette –Université Sherbrooke

Trépos (Jean-Yves) – L’écriture de la sociologie.Essai d’une épistémologie du style en sciences

sociales. – Paris, L’Harmattan, 2011(Logiques sociales). 327 p. Annexes. Bibliogr.

Liste des tableaux et des figures.

« Les sociologues n’apprennent pas àécrire » (p. 9). Tel est le constatduquel part Jean-Yves Trépos dans

cet ouvrage où l’écriture des sciences sociales estpourtant envisagée comme un geste fondamenta-lement politique. Comme le rappelle son auteur,l’écriture constitue une politique, ne serait-ce queparce que celle-ci renvoie à une dimension essen-tielle de la production de savoirs sur les sociétés.Mais aussi, parce que le style, en l’occurrence icila conquête d’une singularité, n’échappe pas à unematrice disciplinaire dans laquelle trouver sa placesuppose un incessant travail d’expérimentation etun effort constant pour tenter de renouveler lapensée (sociologique). Telle est l’une des thèses

fortes défendues dans l’ouvrage. L’écriture de lasociologie déploie ainsi plusieurs fils qui invitent àconsidérer la manière dont il est possible d’assurerla cohérence des composantes d’un discours argu-mentatif en sociologie, sachant que bien d’autresdisciplines peuvent être concernées, à commencerpar la science politique. Pour cela, J.-Y. Tréposmobilise deux types d’outils : ceux de la sociologiedes sciences d’une part, et ceux de la linguistiquede l’autre, qu’il applique à un corpus d’articles derevues, soit des textes publiés et sélectionnés pardes pairs – en français (Revue française de socio-logie, Actes de la recherche en sciences sociales,Sociologie du travail)1 et en anglais (British Journalof Sociology, Sociological Review, Science asCulture) –, lui permettant d’asseoir son analyse etd’en étayer les résultats (notamment statistiques)par un raisonnement comparatif à la fois métho-dique, original et finalement convaincant.

L’ouvrage défend en introduction uneapproche épistémologique de l’écriture de lasociologie, en un double sens : « pour » une épis-témologie, à la fois comme parti pris en faveurd’une telle entreprise et comme contribution à untravail futur, qui se voudrait plus ample et pluscollectif. Pour J.-Y. Trépos, une approche du styleen sociologie ne saurait toutefois être rendue pos-sible sans une sociologie, qui coexiste ici avecl’entreprise épistémologique. Dans ces conditions,l’ouvrage ne prétend nullement dire comment ilfaudrait écrire la sociologie mais bien plutôt com-ment envisager de contrôler (par une logiqued’équipement intellectuel ou de mise à distance)les principaux effets de la sociologie qu’on vou-drait écrire. Point de recettes ou d’épistémologienormative donc, à peine ce que l’auteur nommeune « vision du monde », qui privilégie d’abordla cohérence et l’homogénéité. C’est pourquoiégalement, comme il est souligné à plusieursreprises, la dénonciation n’a pas lieu d’être dansce travail, à haute dose prudentielle. Explicite-ment conçu – au détour d’un enseignement –pour des « primo-écrivants » (étudiants, jeuneschercheurs), l’ouvrage s’efforce ainsi d’éviter aumaximum les effets de connivence lettrée, avec ceteffet paradoxal d’entraîner un maximum d’expli-citation, au risque assumé de rendre la lecture pluscompliquée.

Le corps de l’ouvrage n’en privilégie pasmoins une certaine unité de style. Les cinq

1. Et plus ponctuellement, Annales et Genèses.

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chapitres qui le composent sont agencés autourde points nodaux, qui se déploient en développe-ments illustrés et détaillés, plutôt que par conceptssuivant une progression linéaire (l’auteur serevendique d’une écriture « néo-empiriste »),ponctués de moments de synthèse, qui en auto-risent une lecture ouverte – de ce fait, l’ouvragepeut être lu dans presque n’importe quel sens ouseulement par tranche. L’écriture de la sociologieest alors appréhendée, de façon aussi raisonnéeque concrète, sous ses différentes facettes : qu’ils’agisse de l’hypertexte (citation, usage des vul-gates, etc. – « Argumenter par le travail référen-tiel », chap. 1), du paratexte (présentation de soi,résumé, titre, note en bas de page, usage destableaux, des encadrés, des annexes, etc. – « Argu-menter par les marges », chap. 2), de la problé-matisation et du traitement des matériaux issusde l’enquête (construction d’objet, usage desconcepts, des exemples, de la métaphore, etc.– « Argumenter par agencement des objetsconceptuels et empiriques », chap. 3), des moda-lités d’expression (voix, usage des guillemets, desparenthèses, etc. – « Argumenter par l’énoncia-tion », chap. 4) et du style, entendu ici comme« des politiques d’écriture confrontées à descontraintes de mise en œuvre qui leur résistent[...] » (p. 228) (« Un anti-manuel pour une épis-témologie du style en sociologie », chap. 5). Cedernier chapitre illustre bien la démarche explo-ratoire de l’auteur, qui en appelle, d’une part, àun travail d’historien pour montrer l’évolution etles temporalités des différentes conventionsd’écriture et, d’autre part, à un travail de socio-logue pour en montrer la distribution dansl’espace des sciences. On relèvera au passagel’interpellation récurrente des comités de rédac-tion des revues pour faire rentrer aux marges dutexte tout ce qui l’a fait texte (contexte, prétexte...)– de ce point de vue, il resterait également à faireune « sociologie des refusés ». Dans le mêmetemps, J.-Y. Trépos précise le statut d’un ouvragequ’il situe à mi-chemin entre le manuel, parcequ’il en assume la vision du monde, selon laquellele travail d’écriture peut être spécifié dans sesaspects autant routiniers qu’innovants, etl’enquête, qui revendique le référencement depetits objets, le plus souvent d’apparence modeste,mais traités comme des morceaux de choix. Parla comparaison, le lecteur pourra enfin apprécierle goût du décentrement culturel et de la mise àdistance des cultures professionnelles chères àl’auteur.

Cet « anti-manuel » se termine sur une miseau point ontologique concernant l’écriture. Onrelèvera deux présupposés semi-implicites quantà la manière dont celle-ci est envisagée : le pre-mier a trait à la politique d’écriture défendue, quifait ressortir ce qu’on pourrait appeler une poli-tique d’auteur-s (au pluriel), avec cette primeaccordée à un sujet d’énonciation collectif sur lesujet individuel (l’intellectuel-individu pouvantêtre considéré comme « has been » aujourd’hui,malgré des traditions tenaces) ; le second a trait àl’épistémologie privilégiée, qui fait la part belle àce qu’on pourrait appeler une image de la penséesociologique circulante, par opposition à l’idée demaîtrise ou d’une propriété intellectuelle des idées(que celle-ci soit individuelle ou collective), rejoi-gnant ici l’une des intuitions premières de lasociologie de la traduction. Autant de présupposésqui pourraient bien contribuer à qualifier, par lamême occasion, le style d’un Professeur s’en allantsur la pointe des pieds... De là découlent, aussi,une incomplétude revendiquée par l’auteur, lerefus des « chapelles doctrinales », la livraison denombreux outils conceptuels et l’ouverture endirection de nouvelles pistes de recherche.

Yann Bérard –Université des Antilles et de la Guyane, CRPLC

Márquez (Xavier) – A Stranger’s Knowledge.Statesmanship, Philosophy & Law in Plato’s

Statesman. – Las Vegas, Parmenides Publishing,2012. XVI + 402 p. Bibliogr. Index.

Depuis quinze ans, plusieurs travaux ontrevalorisé les apports du Politique dePlaton quant à la dialectique et à la poli-

tique. Mais là où les uns en font un dialogue surla méthode ne portant qu’accidentellement sur lapolitique et où les autres y voient la démonstra-tion d’une inadéquation de la diairesis aux affaireshumaines, Xavier Márquez veut interpréter lePolitique comme un ouvrage de théorie politique(p. 8). Si le livre, issu d’une thèse, en hérite decertains défauts et si quelques positions sont hau-tement problématiques, on ne saurait nierl’important travail de lecture entrepris parl’auteur.

Pour Platon, on le sait, il n’y aura pas de finaux maux humains à moins qu’un philosophe nese fasse roi, ou un roi, philosophe. Mais deuxquestions surgissent : que doit savoir le roi etquelle est sa tâche ? Ou plutôt : quelle est la place

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de l’expertise par rapport à la cité et quel est lerôle de la politikè technè ? Le Politique répond àces questions, selon X. Márquez, en montrantqu’il n’y a pas de place permanente du savoir dansla communauté politique (p. 8). Autrement dit, lepolitique est toujours un étranger, son savoir estextérieur à la communauté. Et pour cause : sonrôle est d’instituer la communauté et de la pré-parer à son absence. L’auteur s’intéresse d’abordconjointement aux premières divisions du dia-logue et au paradigme du tissage. Il entend mettreen valeur une circularité structurelle, garante del’unité d’une œuvre souvent jugée mal construite.Le paradigme du tissage apparaît non seulementcomme un paradigme du politique, mais la dis-cussion au sujet du paradigme est le modèle dudialogue tout entier. Ainsi le tissage est étudié endeux temps : comme un art protecteur face aufroid et comme un art en rapport avec des technaiauxiliaires. De même, les divisions successivesdélimitent le champ propre du politique (soin deshommes) et ses relations avec les autres arts(architectonique) (p. 43). Il apparaît alors que lepolitique est à la fois un art de soin et un artproducteur : il produit la cité en prenant soin desautres arts (Politique 279e6 analysé p. 50) et enunissant les caractères des citoyens. L’image dupolitique comme berger n’est pas abolie, commeon le lit souvent, mais complétée et comme amé-nagée par le tissage. Inversement, il n’y a pas denaturalité du politique – la cité est un artefact –et sa position est fondamentalement instable,exposée aux contestations de ses rivaux qui, euxaussi, contribuent à produire la cité : le Rhéteur,le Juge et le Général.

Si la politique est un soin (epimeleia) ilimporte peu que l’homme soit un animalrationnel, il suffit qu’il soit un animal tout court ;mais il faut encore savoir lequel. Cette recherchesemble n’aboutir qu’à des erreurs et à des discoursméthodologiques. Mais de ces errements il res-sort, selon l’auteur, une réflexion sur l’objet dupolitique : les hommes, si l’on parlait commeRousseau, sont des brutes, des bêtes sauvages maisapprivoisables par le politique ; le conflit est unedonnée indépassable, mais il peut être réduit enunifiant les caractères opposés. Bref, les hommessont pris entre les âges de Kronos et de Zeus, entrele pastoral et le tragique, dont le mythe nous pré-sente l’alternance. Ce long passage (268e-274d)fait l’objet du chapitre suivant. X. Márquez sou-tient que cette histoire de révolution cosmique atrois buts. Il élabore l’idée d’un cosmos

abandonné par les dieux, voguant vers un océande dissemblance et donc rendant le politiquenécessaire. Il permet ensuite de compléter les pre-mières divisions en réintroduisant la raison (phro-nèsis) comme critère politiquement déterminant.Enfin, il inaugure un système théologico-politiqueoù le roi est l’analogue du dieu : l’un tisse lesnatures humaines comme l’autre lie les deuxphases de révolution ; tous deux interviennentponctuellement avant de se retirer ; la cité, commele cosmos, doit ensuite s’orienter selon la raisonque son fondateur lui a légué.

Les deux chapitres suivants reviennent alorssur le contenu de la politikè technè. D’un côté,l’auteur cherche à lier les idées d’opinion (doxa),de science (epistémè) et d’art (technè) : s’appuyantsur la République et surtout le Sophiste, il soutientque Platon aménage la possibilité d’une imitationjuste du savoir, de sorte qu’une action demeurepossible, même en l’absence de l’expert. Cela luipermet, d’un autre côté, d’aborder de manièrenovatrice la seconde navigation (deuteros plous)où Platon, qui vient de se faire le défenseur d’uneillégalité idéale et presque tyrannique, devientsubitement l’apôtre d’un légalisme sans mesure,règlementant tout, y compris les recherches. Lepassage mêlerait en fait deux points de vue : celuidu dirigeant idéal qui possède le savoir politiqueet celui de la cité qui, face à tous ceux qui reven-diquent un tel savoir ne veut pas se risquer àchoisir un imposteur et s’en protège en établissantla loi. Cette loi est au vrai politique ce que l’opi-nion juste est au savoir : une maxime d’actionvalable dans des circonstances données, afin depréserver la cité de la guerre et de la stasis. La loi,à la fois leg du politique à la cité et élaborationempirique face à la nouveauté, contient un« capital cognitif » (p. 26 pour l’expression, p. 267et suivantes pour la démonstration) qu’il fautconserver le plus possible, et ne modifier qu’à lamarge. Bref, il faut adopter un conservatismemodéré qui augure du Conseil Nocturne des Lois,une politique socratique où le dirigeant sait qu’ilne sait pas, et s’abstient de modifier la loi enconséquence.

Le dernier chapitre étudie les rapports dupolitique avec ses principaux rivaux, ainsi que satâche spécifique. C’est d’abord un savoir dumoment opportun (kairos), ainsi que l’avait déjàmontré M. Lane, qui préside à l’utilisation desautres arts. S’il n’entre en jeu que de manièreexceptionnelle, le politique doit tisser ensembledes hommes aux caractères opposés : « faucons »

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ou « colombes ». Mais il n’obéit pas à cette divi-sion originelle du genre humain – et on com-prend pourquoi la cité, qui est incapable deproduire des politiques, doit attendre l’arrivéed’un homme providentiel. Aussi, il est extérieur àla cité et ne peut s’y fondre, comme le tisserandne peut s’intégrer à sa trame : le politique donttraite Platon est un fondateur plus qu’un gouver-nant, un Solon plutôt qu’un Périclès.

Dans la conclusion, X. Márquez défend lePolitique face aux objections que les Modernes ontpu lui opposer. Il défend donc d’abord l’idée qu’ilpuisse exister un savoir politique, c’est-à-dire unsavoir législatif et non pas prudentiel (p. 353). Ilesquisse ensuite l’idée d’un art politique commeidéal régulateur, face aux théories de la démo-cratie qui jugent qu’un homme seul ne sauraitprendre les bonnes décisions (p. 358). Enfin,contre ceux qui ont vu dans le Politique la justi-fication de la plus violente des tyrannies, il reva-lorise le rôle de la persuasion – à quoi servirait lerhéteur sinon ? – et insiste sur la fonction protec-trice du politique (p. 361). Peut-être les termes decette querelle entre Anciens et Modernes auraientpu être posés autrement. Un érudit subtil a unjour pointé chez Machiavel la naissance de lascience politique moderne : la combinaison del’exigence d’une approche réaliste des choses poli-tiques et le postulat d’une plasticité du mondeface à la virtù. De ce point de vue, Platon – avecl’esquisse d’un réalisme conservatoire et l’exigencede dompter un cosmos livré à lui-même – estpeut-être les plus moderne des Anciens.

Paul Cournarie –ENS Lyon

McCormick (John P.) – Machiavellian Democracy. –New York, Cambridge University Press, 2011.

XII + 252 p. Bibliogr. Index.

L’ambition de ce livre important est toutentière contenue dans son titre. JohnP. McCormick, professeur de théorie poli-

tique à l’Université de Chicago, plaide pour une« démocratie machiavélienne », ce qui le conduità développer deux thèses conjointes : d’une part,l’auteur reconsidère le statut de Machiavel dansl’histoire de la pensée politique ; d’autre part, ils’inspire de l’œuvre du Florentin pour élaborerune réforme en profondeur des institutionsdémocratiques contemporaines.

La première thèse soutenue par l’auteurconsiste à dire que Machiavel, loin d’être l’ennemide la liberté démocratique que l’on décrit souvent,est au contraire l’un de ses premiers amis et défen-seurs. L’auteur s’oppose ainsi aux deux princi-pales écoles de pensée en histoire des idéespolitiques. Il critique tout d’abord Leo Strauss etses disciples (Paul Rahe, Harvey Mansfield notam-ment), qui insistent sur le machiavélisme deMachiavel et font de ce dernier le préfigurateurdes théories élitistes de la démocratie. Il réfuteensuite l’approche « républicaniste » introduitepar l’école dite de Cambridge (Quentin Skinner,John Pocock, Philip Pettit) qui fait de Machiavell’un des promoteurs de la tradition républicaineancienne, incarnée notamment par Aristote etCicéron. Pour J. McCormick, Machiavel n’est pasélitiste, il ne croit pas que la démocratie tendnécessairement vers une forme d’oligarchie. C’estau contraire un authentique démocrate qui croitau pouvoir du peuple (au sens de l’empowerment)capable de prendre les bonnes décisions pourl’avenir de la cité. De même, Machiavel n’est pas« républicain » au sens de l’école de Cambridge.En effet, la république décrite par Q. Skinner etPh. Pettit n’est pas réellement démocratique carelle s’appuie sur le modèle romain qui entendmodérer le pouvoir du peuple et valoriser la com-pétence politique des puissants. Si Rome est unerépublique, c’est une république aristocratiquedominée par des élites socio-économiques. Or,Machiavel – certes admirateur de Rome – opteselon J. McCormick pour une république démo-cratique qui s’assume comme telle, tant au niveauinstitutionnel que social. Le Florentin n’appar-tient donc pas à cette tradition républicaine durégime mixte qui, d’Aristote à Ph. Pettit en pas-sant par Polybe et Montesquieu, se prononce pourune république des « meilleurs » et non pour ungouvernement réel du peuple par lui-même.

La seconde thèse défendue par l’auteur neporte pas sur l’œuvre de Machiavel en elle-même,mais sur l’usage que le politiste du 21e siècle peuten faire pour penser la crise des démocratiescontemporaines et trouver les moyens d’y remé-dier. Ce Machiavel « démocrate » que J. McCor-mick entend exhumer est mis au service de laréforme des institutions. Il est vrai que Machiavelse prête particulièrement bien à l’exercice : témoindes troubles politiques de son temps, c’est aussiun responsable politique qui, après avoir écartédes affaires publiques, fait part de son expériencepour contribuer à la régénération de Florence et

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de l’Italie. L’auteur se met ainsi dans les pas deMachiavel pour souligner l’un des problèmesactuels de la démocratie : la défiance entre desgouvernants éloignés des préoccupations dupeuple et des gouvernés tentés par la désertioncivique. Cette défiance est alimentée par un méca-nisme électoral à bout de souffle et par le creuse-ment des inégalités. La solution réside selonJ. McCormick dans l’intelligence collective, quiserait un moyen de compenser l’étroitesse d’espritdes « Grands », tellement obnubilés par laconquête du pouvoir qu’ils en viennent à com-mettre les fautes politiques les plus grossières. IciJ. McCormick s’appuie sur la manière dontMachiavel lit les constitutions de Venise, Florenceet Rome pour proposer un renforcement de ladémocratie par le peuple. La « démocratiemachiavélienne » de notre temps serait fondée surune nouvelle architecture institutionnelle. Parmiles réformes proposées, il s’agit d’abord de réduirele rôle de l’élection au profit du tirage au sort(pour la désignation des grands magistrats notam-ment). Il s’agit également d’empêcher les citoyensles plus riches d’être éligibles aux fonctions poli-tiques ou encore, en matière de justice politique,de faire des citoyens le juge suprême tant en pre-mière instance qu’en appel. Cette réforme trèsprofonde des institutions placerait les citoyens aucœur du pouvoir, ce qui leur permettrait decontrôler efficacement l’action des élites.

Faute de place, il n’est pas possible de discuterici ces différentes solutions. Saluons en tout casl’exercice, difficile et risqué pour un chercheur,qui consiste à émettre des propositions concrètesde réforme en partant d’une analyse savante d’unauteur aussi complexe que Machiavel. Celatémoigne d’une volonté salutaire de faire unethéorie politique vivante et conséquente, ancréedans la vie de la Cité. Cela étant, l’interprétationdonnée par John P. McCormick du Secrétaire deFlorence n’est pas sans susciter quelques réserves.La première concerne le caractère original de lathèse formulée par l’auteur. Est-elle vraimentnovatrice ? Claude Lefort et Pierre Manent (tousdeux proches de la méthode straussienne d’inter-prétation des textes) ont déjà, dans leurs com-mentaires respectifs, présenté un Machiaveldémocrate, plus méfiant envers les « Grands » quevis-à-vis du peuple1. La seconde réserve tient àl’image volontairement « positive » donnée de

Machiavel par l’auteur. À vouloir en faire undémocrate bon teint, on risque en effet de sous-estimer le caractère subversif et critique de sonœuvre. Machiavel est assurément une sourceessentielle pour penser le renouveau de la démo-cratie, mais c’est aussi un auteur profondémentpessimiste. À ses yeux, les humains, « satisfaits etstupides » (De Principatibus, chap. VII), man-quent souvent de courage pour renoncer à leurshabitudes et oser dompter le cheval fou de lafortune.

Jean-Vincent Holeindre –Université Paris II-Panthéon Assas, Institut Michel Villey

Chardel (Pierre-Antoine) – Zygmunt Bauman.Les illusions perdues de la modernité. –

Paris, CNRS éditions, 2013. 220 p.

Zygmunt Bauman est l’un de ces penseursqui semblent avoir en grande partieéchappé au champ intellectuel français,

tant la différence est grande entre sa renomméeinternationale et le peu de discussion qu’il susciteen France. Pour remédier à cette situation, unlivre de présentation de ce penseur anglo-polonaisétait indispensable : Pierre-Antoine Chardel s’y estattelé, et nous livre ainsi la première étude en fran-çais lui étant consacrée. Poursuivant les réflexionsinitiées dans un article publié dans la revue Espriten février 2005, l’ouvrage représente l’aboutisse-ment d’une analyse de la (longue) bibliographiede Bauman ainsi que de celle de ses nombreuxcommentateurs. En plus de combler un vide intel-lectuel important, ce livre présente l’intérêt demieux comprendre un projet intellectuel com-plexe, ambitieux et pluridisciplinaire. Se situant àla croisée de la sociologie et de la philosophie, lapensée de Z. Bauman se propose en effet de théo-riser notre condition postmoderne dans ses mul-tiples dimensions, notamment sociales, politiqueset morales.

Signification de l’holocauste dans le projetmoderne, avènement d’une société de risques etd’insécurités, évolution de l’éthique dans lessociétés occidentales contemporaines... sontautant de thèmes centraux de la pensée deZ. Bauman, et il appartient à P.-A. Chardeld’avoir su apporter cohérence et concision à cevaste ensemble théorique. C’est tout d’abord grâce

1. Voir Claude Lefort, Le travail de l'œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1974 ; et Pierre Manent, Naissances dela politique moderne. Machiavel, Hobbes, Rousseau, Paris, Gallimard, 2007 (1re éd. : 1977).

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à un retour biographique que celui-ci parvient àdonner une unité à la pensée de Z. Bauman. Enretraçant son parcours de vie, l’auteur souligne lecaractère profondément ambivalent deZ. Bauman, qui, né en 1925 en Pologne, fut rapi-dement contraint à l’exil en URSS pour fuir lenazisme. S’engageant ensuite dans l’Armée Rougeavant d’en être expulsé en 1953 lors des purgesstaliniennes, il se reconverti à une brillante car-rière de sociologue au sein de l’Université de Var-sovie avant d’être chassé de son pays en 1968 lorsde la grande vague antisémite. P.-A. Chardelmontre ainsi que le professeur de sociologie del’Université de Leeds qu’a été Z. Bauman à partirde 1972, révulsé par le modèle socialiste stalinienet pourtant très proche de l’idéal communiste, atoujours œuvré à une réconciliation d’unmarxisme hétérodoxe de type gramscien et d’unhumanisme antitotalitaire de type camusien.

Ces deux figures intellectuelles que sontAntonio Gramsci et Albert Camus forgent en effet,parmi d’autres, le paradigme théorique deZ. Bauman qui s’attache à déployer une sociologiecritique mettant à jour les systèmes de dominationcontemporains tout en développant une hermé-neutique plurielle centrée sur l’Homme dans toutesa complexité. Les diverses thématiques dévelop-pées dans le livre, malgré leurs distances appa-rentes, sont donc directement issues de cepluralisme théorique. La première partie du livre,qui retrace les analyses développées dans unouvrage polémique de Z. Bauman paru en 1989sous le titre Modernity and Holocaust, théoriseainsi, en interprétant l’holocauste non pas commeun « accident de la modernité » mais bien commeun phénomène moderne paroxystique, la déshu-manisation du monde social inhérente au projetmoderne. La seconde partie, quant à elle, déve-loppe ce qui représente aux yeux de Z. Bauman lephénomène majeur de la seconde moitié du20e siècle, annonciateur à ce titre de la postmoder-nité : la propagation du consumérisme commemode de vie unique et aliénant. Ces deux sectionsillustrent donc bien le cadre d’analyse général deZ. Bauman, dans la mesure où celles-ci font état desa critique à l’égard de la modernité et de la post-modernité, toutes deux incapables selon lui – pourdes raisons différentes – de respecter la pluralitéhumaine de l’organisation sociopolitique.

Dans ce contexte, la troisième partie tente detirer les conclusions politiques de cet avènementde la postmodernité – que Z. Bauman préfèredésormais nommer « modernité liquide » – en se

référant notamment aux ouvrages La sociétéassiégée et Le coût humain de la mondialisation.Deux analyses majeures sont mises en avant ici :l’explicitation des nouvelles inégalités induites parle règne planétaire de l’empire de la consomma-tion ; et l’importance du néolibéralisme dans lemouvement général de précarisation de la viesociale. Ainsi, des oppositions binaires telles que« touristes/vagabonds » ou « consommateurs/rebus » viennent incarner la fabrique sociale del’exclusion contemporaine, qui se voit à son tourrenforcée par la libéralisation de l’économie mon-diale et la flexibilisation du marché du travail.Après avoir étudié cet aspect crucial de la penséede Z. Bauman, P.-A. Chardel explore, dans unedernière partie, un autre pan théorique fonda-mental que constituent les répercussions de cettemodernité liquide sur les mécanismes de la mora-lité. Sur ce point, Z. Bauman considère quel’incertitude contemporaine, loin d’être un obs-tacle insurmontable pour qu’une éthique puisseémerger entre les individus, représente plutôt une« complexification » de la morale et de responsa-bilité. Ces deux sections illustrent pour leur partla volonté de P.-A. Chardel de distinguerZ. Bauman des autres penseurs de la postmoder-nité, qui n’y voient pour certains qu’une périodeen négatif de la précédente, et s’interdisent ainside penser la reconfiguration profonde des struc-tures de domination ainsi que la nouvelle poten-tialité des rapports moraux.

Cette continuité de l’analyse critique est ainsitrès bien restituée par P.-A. Chardel, notammentgrâce à l’utilisation fréquente d’entretiens donnéspar Z. Bauman permettant de mieux saisir lesmotifs intellectuels de son projet sociologiqueglobal. De même, l’auteur met régulièrement enperspective la réflexion de Z. Bauman, en repla-çant celle-ci au sein d’inspirations plurielles : lasociologie de Max Weber, l’approche critique del’école de Francfort, la philosophie d’HannahArendt, ou encore les théories d’Ulrich Beck,d’Emmanuel Lévinas, de Michel Foucault, dePierre Bourdieu ou de Cornélius Castoriadis. Enoutre, cet effort de contextualisation de l’œuvreest renforcé par les liens que P.-A. Chardel tisseentre la pensée de Z. Bauman et les réflexionsd’auteurs contemporains (tels que Marc Crépon,Bernard Stiegler, Edgar Morin, Harmut Rosa, ouGiorgio Agamben), fournissant ainsi judicieuse-ment autant de « prises » intellectuelles sur unauteur si peu discuté en France. Cependant, onpeut regretter l’absence de Georg Simmel, Charles

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Wright Mills, Claude Lévi-Strauss ou Mary Dou-glas dans ce « panthéon baumanien », tant leurinfluence respective fut profonde sur l’auteur.D’une manière générale, deux critiques peuventêtre adressées à l’ouvrage : l’une concerne lemanque de recul critique de P.-A. Chardel parrapport à son objet d’étude ; l’autre porte sur lecaractère sommaire de l’analyse du cheminementintellectuel global de Z. Bauman, au profit d’unerestitution centrée sur certains moments théori-ques significatifs. Il reste que l’ouvrage a le mérited’ouvrir une discussion féconde sur les thèsesdéfendues par Zygmunt Bauman, ce qui donneralieu, on l’espère, à leur diffusion plus large.

Simon Tabet –Université Paris Ouest-Nanterre

Dashwood (Hevina S.) – The Rise of Global CorporateSocial Responsibility. Mining and the Spread

of Global Norms. – New York, Cambridge UniversityPress, 2012 (Business and Public Policy).

XIV + 320 p. Bibliogr. Index.

Dans les dernières décennies, les entreprisesminières ont mis sur pied de nombreusesinitiatives de responsabilité sociale de

l’entreprise (RSE) dans le but d’améliorer leurperformance environnementale et sociale, etd’ainsi redorer l’image d’une industrie souffrantd’une mauvaise réputation découlant de l’occur-rence de divers désastres environnementaux et deperturbations sociales associés à leurs opérations.Prenant acte de cette mouvance, l’ouvraged’Hevina S. Dashwood cherche à saisir pourquoiet comment certaines entreprises choisissentd’adopter et de se conformer à des normes deconduite allant au-delà des strictes obligationslégales leur incombant. L’auteure retrace ainsi leprocessus d’intégration de normes relatives à laRSE et au concept de développement durable dansle discours et les pratiques de l’industrie minièreà partir de l’étude de l’expérience vécue au seinde trois multinationales minières canadiennes :Noranda, Placer Dome et Barrick Gold.

L’auteure s’appuie sur la littérature scienti-fique provenant des relations internationales, despolitiques publiques et du management pourdévelopper un cadre d’analyse théorique pouvantexpliquer l’évolution des politiques de RSE descompagnies minières en tenant compte des diffé-rentes dynamiques en jeu à la fois au niveau globalet à l’intérieur même des firmes étudiées.

L’analyse se fonde sur une approche institution-nelle à trois niveaux basée sur l’institutionnalismerationnel de choix, le nouvel institutionnalisme etl’institutionnalisme historique, afin d’expliquerl’adoption des politiques de RSE, leur nature etl’étendue des engagements pris par les entreprisesvisées.

La présentation de chacun des cas d’études,pour lesquels H. S. Dashwood s’est entretenueavec de nombreux dirigeants ou anciens diri-geants des entreprises, est sensiblement structuréeselon la même logique. Le contexte institutionnelet les pressions extérieures à l’entreprise, sur leplan global et national, sont d’abord mis enexergue. Puis la réponse organisationnelle auxpressions extérieures et le rôle des dirigeants dansla promotion des principes de RSE et de dévelop-pement durable sont étudiés. Vient ensuite la pré-sentation des expériences ayant aidél’apprentissage et finalement des trajectoiresmenant à l’adoption d’un discours sur le dévelop-pement durable. L’expérience de la conduited’opérations minières dans leur pays d’origine, leCanada, est l’un des facteurs principaux ayantinfluencé les entreprises étudiées dans l’établisse-ment de leurs pratiques de RSE. À partir, desannées 1970, les lois environnementales sont ren-forcées au Canada, ce qui oblige les entreprises àmodifier certaines de leurs pratiques et à se sou-mettre à des processus d’évaluation environne-mentale plus serrés. Des organes de consultationsur le rôle de l’industrie minière sont mis sur pieddans certaines provinces et les discussions avec lescommunautés autochtones environnantes devien-nent de plus en plus fréquentes. La nécessitéd’entretenir un lien avec les parties prenantes dansune approche de RSE ou de développementdurable est donc une expérience vécue par lesentreprises minières canadiennes avant même lamondialisation de leurs opérations. Le dévelop-pement d’activités dans des pays en voie de déve-loppement et l’internationalisation des entreprisesconstituent néanmoins d’autres facteurs ayant euune influence sur le développement des pratiquesde RSE.

Pour Noranda et Placer Dome, deux précur-seurs de l’industrie en ce qui concerne la mise surpied d’initiatives de RSE, l’esprit d’initiative desadministrateurs s’est révélé être une variabledéterminante dans l’évolution de leurs pratiquesenvironnementales et sociales. Dans les deux cas,les dirigeants de l’entreprise ont rapidement réa-lisé la nécessité de maintenir l’acceptabilité sociale

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de leurs projets miniers et les avantages reliés àl’amélioration de leur performance environne-mentale. Les deux entreprises ont été des chefs defile non seulement en intégrant la RSE et le déve-loppement durable dans leur discours, mais aussien jouant un rôle de premier plan dans la pro-motion de l’autorégulation de l’industrie minièresur le plan global.

En plus des trois cas d’études richement déve-loppés et dont on ne peut ici que mentionner cer-tains éléments, l’auteure dresse le portrait desinitiatives de collaboration de l’industrie minièredans le domaine du développement durable, ensoulignant tour à tour les problèmes d’action col-lective pouvant surgir lorsque de telles démarchessectorielles sont amorcées et les avantages pou-vant en résulter. À travers l’historique des diffé-rentes organisations fondées par les acteursmajeurs de l’industrie, dont le Global Mining Ini-tiative et le Mining, Minerals and SustainableDevelopment Project, l’ouvrage explique de quellefaçon le concept de développement durable s’estdisséminé et comment les entreprises se le sontapproprié. On souligne la plus grande facilité aveclaquelle l’aspect environnemental du développe-ment durable a été intégré dans le discours et lespratiques des firmes en raison de sa connexionnaturelle avec la mentalité scientifique d’ingé-nierie imprégnant le secteur minier, alors que lesdéfis associés à son aspect social, dont les interac-tions avec les communautés locales, ont été pluslongs à relever.

L’ouvrage apporte une contribution significa-tive à la compréhension des processus d’adoptionet de dissémination des normes de RSE et de déve-loppement durable par les entreprises minières etplusieurs éléments de l’analyse pourraient êtretransposés dans d’autres secteurs industriels. Au-delà du discours, les cas d’études portent àréflexion sur l’impact réel pour les populationsdes initiatives analysées, notamment à la lumièredes difficultés rencontrées par l’une des entre-prises sur le plan de l’acceptabilité sociale de sesprojets par les communautés avoisinantes danscertains pays d’Amérique du Sud. Comme le sou-ligne l’auteure en conclusion, des recherches addi-tionnelles sont nécessaires pour comprendre lesconditions nécessaires pour des initiatives de RSEréussies dans les pays en voie de développement.

Renée-Claude Drouin –Université de Montréal, Faculté de droit

Sohrabi (Nader) – Revolution and Constitutionalismin the Ottoman Empire and Iran. – New York,

Cambridge University Press, 2011. VIII + 448 p.Bibliogr. sélective. Index.

Le livre de Nader Sohrabi arrive à pointnommé, pour au moins deux raisons :d’une part, le centenaire de la révolution

jeune turque de 1908 a donné lieu à de nombreuxtravaux scientifiques qui ont revisité cet épisode ;d’autre part, l’actualité récente, marquée par lesprintemps arabes et les protestations en Turquie,au Brésil et ailleurs, repose avec acuité la questiondes cycles de protestation au niveau international.Le début du 19e siècle a connu une « vague » derévolutions constitutionnelles, de la Russie en1905 à l’Empire ottoman en 1908, en passant parl’Iran en 1906. C’est à ces deux derniers cas queN. Sohrabi, auteur d’une thèse traitant égalementde la révolution russe, consacre cet ouvrage. Saréflexion part du constat que les « vagues » révo-lutionnaires (on pourrait généraliser aux« vagues » de protestation) remettent en cause lesexplications par les structures sociales – qui, pardéfinition, changent lentement. Certes, l’Empireottoman et l’Iran étaient alors tout deux au bordde l’effondrement financier et confrontés à desmenaces étrangères pressantes. Mais l’auteur sou-ligne que l’atmosphère générale était favorable àl’idée de révolution constitutionnelle : la révolu-tion russe et la guerre russo-japonaise avaientmodifié le sens des possibles et fait du constitu-tionnalisme un gage de force ; ce dernier s’imposealors comme paradigme révolutionnaire domi-nant, comme « shared global master-frame ».

L’auteur considère le constitutionnalisme– en d’autres temps, cela aurait tout aussi bien puêtre la « démocratie » – comme un mot d’ordredisponible, consensuel et mobilisateur, et doncune ressource. Ce dernier a canalisé les conflits etles demandes locales pour mettre en place uncadre légal. Dans les deux pays, le constitution-nalisme a été associé à un État fort, légal-rationnel,et considéré comme une « panacée » ouvrant lavoie au progrès matériel. Ce ralliement (car c’estde cela qu’il s’agit) des révolutionnaires derrièrele mot d’ordre constitutionnel a eu des consé-quences sur la conduite des révolutions, les insti-tutions créées, et sur la nature des transformationspolitiques induites. Les mouvements révolution-naires ne se sont pas donné pour objectif de fairetomber la monarchie ou de prendre l’exécutif,mais de soumettre les centres traditionnels de

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pouvoir à un législatif autonome et fort. L’auteurmontre comment, en Iran comme dans l’Empireottoman, le constitutionnalisme a constitué unecontrainte pour les acteurs, impliquant une cer-taine autolimitation. En effet, il existait unecontradiction entre l’appel à un changementradical – qui nécessitait d’intimider les anciensrégimes – et le légalisme proclamé. Ce dernierétait ainsi critiqué au sein du Comité Union etProgrès, qui avait recours en parallèle à des modesd’action illégaux. Ce qui, pour l’auteur, a fait laforce de ce mot d’ordre est son ambiguïté. Leconstitutionnalisme n’a jamais eu de significationfixe, mais s’est caractérisé par sa capacité à signi-fier différentes choses à diverses audiences – sur-tout ce qu’elles voulaient entendre : égalité,ouverture de canaux de mobilité sociale... En Iran,les plus traditionnalistes l’ont associé à la justice,à la légalité et à la fin de la tyrannie du Shah. Dansl’Empire ottoman, le constitutionnalisme étaitplus associé au progrès et à la modernité ; il per-mettait de rassembler tous les groupes ethniqueset religieux de l’Empire. Cette ambigüité est déci-sive, car elle permet aux constitutionnalistes defédérer des soutiens et de créer un compromis,fut-il superficiel. Mais, à partir du moment où leconstitutionnalisme s’est imposé, il a été définiplus précisément, ce qui a suscité désillusions etdéfections. L’auteur analyse les révolutionscomme des événements rassemblant différentsgroupes avec une variété d’intérêts qui, à unmoment donné, articulent leurs demandes d’uneseule voix ; c’est aussi le cas des contre-révolu-tions, pour lesquelles cette voix sera celle de lareligion, en Iran comme dans l’Empire ottoman.

De même, l’ouvrage considère les révolutionscomme des phénomènes complexes, des conjonc-tions de multiples révoltes unifiées sous l’abstrac-tion d’un modèle global modulaire. Ainsi, en Iran,si l’Assemblée veut soumettre l’exécutif et ratio-naliser l’État, les comités populaires, issus d’unerévolte contre l’impôt, désirent avant tout mettrefin aux abus des officiels. Pour analyser cesrévoltes, l’auteur porte une attention poussée auxcontextes et restitue le champ du pouvoir etl’espace politique à partir de ses acteurs ; c’est decette manière qu’il réintègre les structures sociales.Ainsi, pour N. Sohrabi, les différences entre cesrévolutions s’expliquent par des structures étati-ques et sociales différentes, qui ont pour corollairedes acteurs mobilisés spécifiques. La révolutionjeune-turque apparaît avant tout comme l’expres-sion d’une classe moyenne émergente, éduquée,

issue des réformes du 19e siècle, dont la mobilitésociale est bloquée, et qui est soutenue par unepartie de l’armée ; en Iran, en l’absence de classemoyenne éduquée et de parti révolutionnaireorganisé, et alors que l’armée est majoritairementtribale, la révolte fait intervenir des canaux tradi-tionnels de mobilisation : le bazar mais aussi leclergé, resté autonome par rapport à l’État et quijoue un rôle de premier plan dans l’éducation etdans la justice ; ce qui aboutit à une plus grandemobilisation populaire. Ce faisant, l’auteur adopteune lecture en termes de path dependence. Attentifà l’action, il considère les événements commetransformateurs et cumulatifs. Sa restitution ana-lytique lente sur une chronologie très courtepermet de rendre compte de moments d’hésita-tion, de fluidité, et in fine de la contingence. C’estainsi qu’en Iran, une classique révolte populairecontre l’impôt et les abus se transforme demanière inattendue en mouvement constitu-tionnel, sous l’égide de l’intelligentsia, qui, à lafaveur d’un retrait du clergé à Qom, acquiert uneinfluence disproportionnée par rapport à sa tailleet à son pouvoir.

On l’aura compris, loin d’une histoire pure-ment événementielle, l’ouvrage parle au politiste.L’approche sociologique adoptée articule uneattention marquée à l’idéologie et la prise encompte des ressources, notamment matérielles.L’approche théorique est convaincante, commel’illustre l’usage des travaux de Charles Tilly oudes analyses en termes de cadrage. Comme la plu-part des ouvrages anglo-américains, la montée engénéralité est présente principalement dansl’introduction et se fait discrète dans le corps dutexte. D’un point de vue documentaire, le travailest impressionnant. Dans chaque contexte,l’auteur analyse en détail les débats parlemen-taires, la presse de l’époque, ainsi que les discours.L’ouvrage contient des apports à l’historiographiede chacun de ces épisodes. Ne mentionnons icique la réflexion sur le Comité Union et Progrès,qui se situe à mi-chemin entre un parti politiquelégitime et un parti révolutionnaire qui tente dedominer l’État. Après son arrivée au pouvoir, ladistinction entre groupe révolutionnaire et gou-vernement est loin d’être claire, comme le montrele chapitre novateur sur la pénétration de l’Étatpar le Comité, via des réformes du personnel etdes purges, légales ou non.

On peut cependant noter quelques déséquili-bres. Ainsi, ce chapitre ne trouve pas son pendantcôté iranien. De fait, l’ouvrage n’ambitionne pas

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une comparaison terme à terme ; l’Empireottoman – spécialisation première de l’auteur – yest traité de manière nettement plus longue quel’Iran, et d’ailleurs avant celui-ci, donc selon unelogique d’exposition inverse à l’ordre chronolo-gique des événements. L’approche comparativeadoptée ambitionne de dégager des traits com-muns généralisables (comme l’invention d’unetradition constitutionnelle à l’islam) tout en fai-sant ressortir les spécificités de chaque cas. Ellemet ainsi en exergue, côté ottoman, l’influencesur le cours de la révolution de la multi-ethnicitépolitisée ; côté iranien, l’idiome de la royauté, quiinforme une bonne partie des confrontations avecla monarchie et du soutien pour l’assemblée, quine peuvent être réduites à un appendice ducombat du législatif contre l’exécutif ou une lutteautour de la religion. L’auteur fait ainsi parler cesdeux expériences en regard l’une de l’autre, etaboutit à une restitution analytique qui diffère deshistoires traditionnelles. Ce faisant, il essaie detenir ensemble causalité, comparaison et généra-lisation. À l’heure de l’histoire connectée, ou dela global history, on peut cependant regretterl’absence d’un positionnement par rapport à cesparadigmes, ainsi que d’une réflexion plusconstruite en termes de transferts. Malgré cesquelques réserves, ce livre est destiné à devenir unouvrage de référence, à la fois pour l’histoire deces épisodes et pour une réflexion plus généralesur les vagues de protestation.

Élise Massicard –CNRS, Institut français d’études anatoliennes

Leenders (Reinoud) – Spoils of Truce. Corruptionand State-Building in Postwar Lebanon. – Ithaca,

Cornell University Press, 2012. XII + 276 p. Bibliogr. Index.

Dans un ouvrage audacieux, le politologuenéerlandais Reinoud Leenders postulequ’il existe un lien de cause à effet entre

l’architecture institutionnelle de la républiquelibanaise et la corruption aux échelons supérieursde sa fonction publique. En adoptant uneapproche à la croisée des sciences politiques etéconomiques, l’auteur recherche les causes pro-fondes de la corruption au Liban et met enexergue la prééminence de l’État et de ses admi-nistrations dans le jeu des partages politiques ausein des élites. Bien que la littérature académiqueait souvent relégué l’État libanais au second plan,les luttes politiques acharnées sur le rôle de l’État

et de ses ressources suggèrent qu’il faille luiaccorder une importance primordiale. Ce livre,issu d’une thèse obtenue en 2004 à Londres(SOAS), s’inscrit dans un nouveau domaine derecherches qui se consacre à l’étude qualitative dela corruption en prenant appui sur des travauxd’économie politique.

Théoriquement, R. Leenders revendique unefiliation au courant de la Nouvelle Économie Ins-titutionnelle et maintient que plus une institutionpublique dévie des critères d’organisation bureau-cratique – qu’il emprunte principalement à destravaux d’inspiration wébérienne (objectifs etrègles de fonctionnement clairs ; existence decontrôles extérieurs ; séparation stricte entremandat publique et intérêts privés), plus il estprobable que cette institution sera marquée pardes degrés élevés de corruption politique. Celle-ciétant définie comme l’usage ou l’abus de la fonc-tion publique à des fins de gains privés, l’auteurtraite d’une multitude de formes de corruption(fixations illégales d’appels d’offre, collusion,extorsion, vol de biens publics, népotisme...) etdémontre que des mécanismes structurels facili-tent la corruption au-delà des clivages commu-nautaires, régionaux ou sociaux.

Sans prétention d’exhaustivité R. Leendersdécortique, sur la base de documents officiels, decoupures de presses et de nombreux entretiensciblés, une savante sélection d’affaires qui lui ser-vent de fil rouge tout au long de l’ouvrage. Ainsi,il couvre le ministère de la santé (contrôle deshôpitaux privés, importations de produits phar-maceutiques), la compagnie Middle East Airlines(leasing d’avions Airbus), les carrières (exploita-tion sauvage), les carburants et gaz (cartelsd’importation, de distribution et de stockage), leport de Beyrouth (nettoyage des épaves, adminis-tration), la reconstruction urbaine (Conseil dedéveloppement et de reconstruction, aménage-ment de routes, gestion des déchets, Solidere) etla gestion des déplacés internes.

Outre une intelligente organisation en sixchapitres denses qui se renforcent mutuellementet en sus d’une rigueur méthodologique remar-quable, l’ouvrage bénéficie d’un cadre d’analysetemporel très clairement défini : d’octobre 1989 àavril 2005, période que l’auteur ne qualifie pas depaisible mais d’une longue accalmie, d’où le titre :les dépouilles de la trêve. À défaut d’une véritablepaix, cette suspension des hostilités va se muer,d’une part, en une monopolisation de la politique

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par la troïka (les présidents de la République, duConseil des ministres et du Parlement) et, d’autrepart, en une répartition systématique (mukhasasa)du butin (marchés, nominations, contrats,réformes...) entre ces trois protagonistes, leursalliés et les tuteurs syriens. Selon l’auteur, cetarrangement de l’après-guerre (postwar settle-ment) va structurer la vie politique et générer unesituation de plus en plus suffocante minant touteingénierie institutionnelle et qui, paradoxalement,facilitera la corruption. Afin d’éviter ou dedépasser les confrontations directes au sein de latroïka, les acteurs développent des logiques decontournement, de marginalisation, d’entente enpetit comité ou de léthargie intentionnelle.Comme la trêve bénéficie aux acteurs au pouvoir,toute tentative de réforme du système est vouéeà l’échec et les institutions étatiques demeurentdysfonctionnelles, ce qui favorise d’autant la cor-ruption. Par conséquent, des élites politiques vul-nérables (car démunies d’un large soutienpopulaire) profitent tant que faire se peut de l’Étatde partage (allotment state) et se battent davantagepour une partie des retombées (dans l’espoir dese racheter une légitimité) que pour amender unsystème sclérosé. C’est ainsi que le statut quo etla paralysie institutionnelle perdurent et que leLiban représente, pour certains, un paradisd’affaires et d’entrepreneuriat et, pour d’autres,un enfer de bureaucratie étatique asphyxiante.

Si cet argumentaire compact et nuancépermet indéniablement de mieux comprendrecertaines dynamiques du Liban contemporain,R. Leenders minimise l’apport de pratiques anté-rieures à 1989 (partages communautaires, clien-télisme, exubérances socio-économiques) dans laprolifération de la corruption. Aussi, en brandis-sant une vision stato-centrée et de par l’imposi-tion d’une norme institutionnaliste wébérienne,n’adopte-il pas un jugement de valeur et une posi-tion prescriptive somme toute assez pessimiste ?Du moins, cette démarche occulte-t-elle les stra-tégies de survie des Libanais pour supporter oucombattre cette corruption au quotidien1. Ceci

étant, cet ouvrage fouillé et cohérent a tout pourdevenir une référence et ne manquera pas d’ins-pirer tant des étudiants de sociologie politique oude gestion des conflits que des professionnels agis-sant pour une vie publique plus transparente.Intéressant : ce livre est disponible partiellementvia Google Books (gratuit) et intégralement(payant) via la plateforme JSTOR.

Ward Vloeberghs –CERAM, École de Gouvernance et d’Économie de Rabat

Hermet (Guy) – Démocratie et autoritarisme. –Paris, Éditions du Cerf, 2012 (Politique. Démocratie

ou totalitarisme). 268 p. Bibliogr.

Lire, relire Guy Hermet est le protocole intel-lectuel que nous proposons aux « amis »mais également aux « ennemis » de la

démocratie. Dans ce but, on vous invite à lire sondernier opus Démocratie et autoritarisme. En com-paratiste et historien, l’auteur revient sur les riva-lités qui, depuis la fin du 19e siècle, ont opposéces deux modèles de gouvernement. Contraire-ment aux idéologues bien pensants de la démo-cratie, G. Hermet nous rappelle que, dans unnombre important de pays, et pas uniquement enEurope, les régimes autoritaires ont laissé destraces parfois non négligeables. Depuis ses recher-ches pionnières sur les situations autoritaires2,l’auteur ne cesse d’analyser les frontières labilesdes régimes démocratiques3. En s’appuyant sur unéclectisme intellectuel sans égal, croisant les legsde Tocqueville, Aron, Linz et Furet, il montre quela « ligne de démarcation » entre les deux typesde régimes est plus idéelle que réelle4. D’ailleurs,il n’aborde pas la question en termes de « retour »de l’autoritarisme, mais plutôt en termes d’hybri-dation, voire de confusion entretenue entre cesdeux modes de gouvernement. Dans cette pers-pective, la « gouvernance démocratique », nom du« nouveau régime », masque aujourd’hui le

1. Voir par exemple : Nader Serraj, Khitab al-rashwa. Dirasat lughawiya ijtima`iya [Discours de la corruption. Uneétude sociolinguistique], Beyrouth, Riad Rayyes, 2008 ; Khalil al-Jammal, Les liens de la bureaucratie libanaiseavec le monde communautaire, Paris, L'Harmattan, 2005 ; et le lancement du site <http://www.rashwe.com>.

2. Voir Guy Hermet, « L'autoritarisme », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique,Paris, PUF, 1985, t. II, p. 269-312.

3. Guy Hermet, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983, et Sociologie de la construction démocratique,Paris, Economica, 1986.

4. William Genieys, lecture critique de « Javier Santiso (dir.), À la recherche de la démocratie. Les Mélangesoffert à Guy Hermet », Revue française de science politique, 53 (1), février 2003, p. 169-174.

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pouvoir autoritaire d’une nouvelle oligarchie1. Lescénario ainsi posé, l’auteur montre que l’autori-tarisme et la démocratie constitue un horizon tou-jours consubstantiel.

Afin d’étayer sa démonstration, G. Hermetpropose de retracer l’histoire véridique et plussinueuse des processus de démocratisation (p. 7).À partir des exemples mobilisés tant dans la« vieille » Europe que dans les aires politiques oùle développement de la démocratie fut plus récent,l’auteur souligne les nombreuses périodes d’incer-titude, tout comme les avancées et les reculsinquiétants. Le passage par la période censitaireau Royaume-Uni, en France et aux États-Unis estanalysé comme une séquence historique de cana-lisation du suffrage universel mobilisée mêmedans une société qui n’a pas eu à se défaire dupoids politique de l’aristocratie. L’autoritarismelibéral de l’Allemagne de Bismarck ou encore dela France de Napoléon III est abordé comme unesituation de domestication politique des massesvia le jeu des mobilisations plébiscitaires. Le clien-télisme est ensuite envisagé sous l’angle de la for-mation du parlementarisme oligarchique enEspagne, en Italie et en Amérique du Sud. Le fas-cisme, malgré ses interprétations plurielles et dif-férenciées (c’est-à-dire Italie, Allemagne etEspagne), est considéré comme une voie alterna-tive à la démocratie. G. Hermet reprend à soncompte l’idée linzéenne du comportement déloyaldes élites politiques envers la démocratie et cela,quelle que soit leur appartenance sociale ou poli-tique, pour en pointer les dérivations. Le popu-lisme est alors appréhendé comme un avatar ducomportement léonin de certaines élites. L’auteurinsiste ensuite sur la démocratisation singulièredans les pays comme l’Allemagne, l’Italie et leJapon où le totalitarisme fut vaincu par la force.Enfin, il montre également comment la démo-cratie sociale a progressivement ruiné les fonde-ments du communisme dans les pays européensdéjà engagés dans la voie de la démocratisation.

Au total, la vision panoramique produite surles dynamiques de la démocratisation constitueune invitation à reconsidérer la « zone grise » del’autoritarisme située entre les totalitarismes et ladémocratie. Il faut s’efforcer de bien connaîtrecette forme de régime, qui a existé sur de multi-ples continents, mais surtout existe encore de nos

jours dans des formes très diverses. Justement,aujourd’hui plus qu’hier, les frontières entredémocraties approximatives en formation et auto-ritarismes assagis en quête de survie deviennentassez floues. Les exemples ne manquent pas,comme le montre l’échec relatif du « Printempsarabe ». Il en est de même du côté des démocratiesplus anciennes où les nouveaux stratagèmes déve-loppés autour de la « démocratie participative »accouchent de « nouveaux professionnels de l’ani-mation politique » trustant les postes à responsa-bilité du dispositif. G. Hermet rappelle qu’ilscorrespondent, en règle générale, à 1 % de lapopulation impliquée. Poussant un peu plus loinle raisonnement en ajoutant à ces 1 % « d’élites »produites par la démocratie participative les 1 %de l’oligarchie financière mondialisée, on com-prend que l’avenir de la démocratie pourrait êtreproblématique. Pour l’auteur, cela fait peu dedoute, c’est le régime de la gouvernance démo-cratique qui s’est imposé.

« Un cercle de “décideurs” discrètement cooptés,physiquement non localisés à l’inverse du gouver-nement, par là mal connus et rarement élus. Maîtresdes sites de commande centraux des sociétés indus-trielles, ces décideurs sont réputés partager laconviction que les grandes questions de portée col-lective et transnationale doivent échapper aux erre-ments d’une volonté majoritaire des gouvernés,pour obéir plutôt à leur choix censés rationnels età des marchandages au sommet fondés sur des équi-libres éphémères échappant à la volonté des Étatsnationaux aussi bien qu’aux désirs des peuples. »(p. 254)

William Genieys –CNRS, CEPEL

Fisbach (Erich), Mogin-Martin (Roselyne), Dumas(Christophe), dir. – Après la dictature. La sociétécivile comme vecteur mémoriel. – Rennes, PressesUniversitaires de Rennes, 2012 (Des sociétés). 244 p.

Cet ouvrage réunit une vingtaine de contri-butions de civilisationnistes, littéraires etlinguistes, spécialistes d’une large variété

de pays, parmi lesquels les nations d’Amérique duSud et d’Europe, principalement l’Espagne etl’Allemagne, sont toutefois majoritaires. Au-delàdes disciplines et des aires culturelles, les auteursde ce livre collectif sont réunis par un question-nement commun : « le problème de la mémoire

1. Guy Hermet, « Un régime à pluralisme limité ? À propos de la gouvernance démocratique », Revue françaisede science politique, 54 (1), février 2004, p. 159-178.

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des dictatures au travers de la société civile »(p. 8). Que font les « sociétés civiles » face àl’injonction à « tourner la page » qui accompagnele plus souvent la sortie des dictatures au « nomd’une nécessaire “réconciliation nationale” » ?Pour répondre à cette interrogation, les auteursfont un choix de focales qui fait la singularité deleur démarche : celle des acteurs de cette « sociétécivile » en lieu et place de celles, classiques, del’État ou des témoins ; celle de l’expression artis-tique en portant une attention particulière auxromans constitués en autant de « vecteurs mémo-riels ». Enfin, la réunion de ces contributionsentend montrer « que les “spécificités nationales”étaient nettement moins marquées qu’on ne pou-vait le penser au premier abord, et que les simi-litudes se révélaient en fin de compte nombreusesentre les pays » (p. 7). L’étudiant qui souhaiteraitdéfricher un champ de recherche désormais foi-sonnant sur les sorties de dictature trouvera danscet ouvrage des synthèses et des éclairages empi-riques stimulants, notamment sur les cas argentin,chilien et espagnol. Il trouvera également plu-sieurs références incontournables. Le chercheurdavantage spécialisé pourra lui lire avec intérêtcertaines contributions originales, sur le rôlesocial de l’historien (contribution d’Elvire Diaz)ou la dynamique dépolitisante d’internet enmatière de débats mémoriels (contribution deV. Gautier N’Dah-Sékou).

Il restera cependant sur un sentiment d’ina-chevé. En effet, malgré la qualité de la plupart descontributions individuelles, l’absence de toutcadrage théorique et de lexique partagé fait obs-tacle à la dynamique cumulative qui constitue laraison d’être de tout ouvrage collectif. Alors mêmeque les contributions sont elles-mêmes relative-ment brèves, l’introduction est très courte et nefait que juxtaposer les résumés des textes qui lasuivent. Ainsi les deux termes présentés commestructurant pour la démarche collective ne sontnulle part définis. Or, ni « société civile » ni « vec-teurs mémoriels » ne vont de soi, bien aucontraire. Sur le premier point, cette absence demise en perspective et de définition de la notionproblématique de « société civile » est d’autantplus regrettable que, précisément, les textes ras-semblés offrent la matière empirique à un travailfin su les frontières mouvantes de cette « sociétécivile ». Selon les contributions, la « mémoire » esttantôt présentée comme relevant d’un espace exté-rieur au politique – celui de cette « sociétécivile » – tantôt comme le lieu où se joue la lutte

politique au présent dans ces « sociétés civiles »qui sortent de la dictature. C’est sur cette tension,et avec elle sur les rapports considérés commeimplicites entre « mémoire » et « société civile »,que le lecteur aurait aimé en savoir plus. Peut-êtreplus marginal dans le propos, le terme de « vecteurmémoriel » ne donne pas davantage lieu à unusage réflexif et maîtrisé. Parfois il désigne la« société civile » en elle-même, ailleurs il désignedes outils de transmission et d’évocation du passécomme les archives ou les romans, alternative-ment décrits comme des « instruments ». Lacontribution de Frédéric Hertebize intitulée « Lesarchives comme instrument de mémoire » seconclut ainsi en des termes évocateurs de plusieursdes questions laissées ouvertes par l’ouvrage : « àdéfaut d’être entièrement objectives [...], lesarchives d’État n’en constituent pas moins lamatière première – aseptisée – de l’historien et seposent, de prime abord, comme l’antithèse de lasociété civile comme vecteur mémoriel » (p. 68).

Sarah Gensburger –CNRS, ISP

Magni Berton (Raul) – Démocraties libérales.Le pouvoir des citoyens dans les pays européens. –

Paris, Economica, 2012 (Politiques comparées).220 p. Bibliogr.

La mise en place de gouvernements qualifiésde techniques en Italie en 2011 puis enGrèce en 2012, ajoutée aux programmes de

réformes inspirés par les organismes internatio-naux comme l’Union européenne ou le Fondsmonétaire international, a parfois été interprètéecomme une remise en cause de l’influence descitoyens sur les politiques publiques : elle a mêmepu faire douter du caractère démocratique des sys-tèmes politiques européens. Publié en 2012, lelivre de Raul Magni Berton tombe à pointnommé : il contribue, sur les plans théorique etempirique, à mieux évaluer la capacité descitoyens à peser sur les décisions politiques. Lesquestions auxquelles l’auteur tente de répondresont multiples. Les citoyens peuvent-ils arbitrerles conflits entre les institutions politiques ? Dansquelle mesure les hommes politiques sont-ilsincités à tenir compte de la volonté des électeurs ?Les politiques menées par les partis de gauche etde droite se différencient-elles vraiment ?

L’auteur assume, dès l’introduction, uneconception minimaliste de la démocratie

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d’inspiration schumpéterienne. Plus précisément,il se place dans le prolongement de la traditionnéo-madisonienne, marquée moins par l’idéed’un pouvoir du peuple (celui-ci étant toujoursun peu illusoire) que par celle du consentementdes citoyens à un ensemble de règles institution-nelles. Le dispositif-clé d’une démocratie est alorsla division des pouvoirs selon le principe « l’unpropose, l’autre dispose » ; ainsi se trouve justifiéle titre de l’ouvrage « Démocraties libérales »1.

Dans cette perspective, l’élection comptemoins en tant que moyen de sélection des diri-geants ou d’expression des préférences idéologi-ques, que comme un mécanisme de sanctionrétrospective des actions menées par les sortants.Dans une démocratie libérale, il existe en effet unedivision du pouvoir entre les dirigeants (qui pro-posent) et les citoyens (qui disposent du pouvoirde remercier ceux qui les gouvernent). Dès lors,les dirigeants sont incités à tenir compte de leurschances de réélection pour prendre des décisions :leur niveau de popularité, mesuré par les sondagesd’opinion, est un puissant levier à travers lequelles citoyens pèsent sur les choix publics.

En mobilisant les outils classiques de lathéorie des jeux, des veto players et celle des cyclespolitiques, R. Magni Berton analyse de la manièresuivante le mécanisme fondamental de l’influencecitoyenne. Plus les gouvernants sont populaires etplus ils ont de chance d’être réélus, plus leurmarge de manœuvre est élevée et plus ils peuventmettre en œuvre leur programme politique. Àl’inverse, l’impopularité dans les sondagesdiminue la capacité d’action des gouvernants quidoivent alors tenir le plus grand compte desdiverses attentes qui s’expriment dans la société,notamment à travers les groupes de pression.Cette situation, que l’on peut interpréter commel’apparition de veto players additionnels,contribue notamment à expliquer le déclin del’activité législative des gouvernements lorsqu’ilssont impopulaires : cette relation est vérifiéeempiriquement par l’auteur dans les cas de laFrance et de l’Italie.

Le même raisonnement peut s’appliquer,selon R. Magni Berton, à l’étude des rivalités entreinstitutions dans les régimes démocratiques.L’auteur, qui choisit de se pencher plusparticulièrement sur le cas des systèmes

semi-présidentiels, propose en effet de mesurerl’influence des présidents élus dans les régimesparlementaires à travers leur popularité et leniveau différentiel de participation électorale. Ilparvient à la conclusion que la maîtrise de la poli-tique étrangère, qui apporte en raison de ses pro-priétés intrinsèques un surcroît de popularité auprésident, est la caractéristique qui définit lemieux ce type de régime par rapport aux régimesparlementaires classiques.

L’attention de l’auteur se porte dans les cha-pitres suivants sur ce qui est l’enjeu majeur de sadémonstration : la capacité des citoyens à pesersur les politiques publiques (notamment lesdépenses publiques ou de protection sociale). Lerésultat le plus important de Démocraties libéralesconsiste en la relation inverse que R. MagniBerton établit entre la polarisation idéologiquedans l’opinion publique et la différenciation entreles politiques menées par les gouvernements selonqu’ils sont de gauche ou de droite. Pour le direautrement, R. Magni Berton soutient que plus lesopinions des citoyens sont polarisées sur un planidéologique, moins les politiques mises en œuvrepar les partis se distinguent. Cette thèse para-doxale est étayée par une comparaison entre lespays de l’Union européenne.

Comme nous l’avons déjà indiqué, ladémonstration part de l’idée, validée par diverstests statistiques, qu’il y a une relation directeentre la popularité d’un gouvernement et sa capa-cité à mener des politiques publiques marquéessur un plan idéologique. Mais il y a d’un autrecôté, toujours selon l’auteur, une relation inverseentre polarisation et popularité : une divergenceélevée entre les opinions des citoyens s’accom-pagne d’une baisse de la popularité des dirigeantspolitiques dans les sondages. De ces deux relationsR. Magni Berton déduit logiquement une troi-sième, elle aussi confirmée par des observationsstatistiques et qualitatives : dans les pays où ilexiste une forte polarisation des opinions, les gou-vernements, parce qu’ils sont incités à agir defaçon plus opportuniste en vue des élections, setrouvent contraints de mener des politiquesmoins idéologiques.

En somme, les systèmes politiques centréssur les élections produisent des incitations quidéterminent grandement le comportement des

1. Le sous-titre, éloquent en apparence, introduit en revanche un regrettable contre-sens par rapport à la thèsede l'auteur.

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gouvernants. Cependant, ils le font d’une manièreparadoxale puisque les différences idéologiques auniveau des politiques publiques sont d’autant plusgrandes que les opinions des citoyens convergent.De fait, l’auteur observe que, dans les pays euro-péens, l’évolution des dépenses de protectionsociale en fonction de la couleur politique desgouvernements est plus contrastée dans les paysfaiblement polarisés que dans ceux qui le sont plusfortement.

Le dernier chapitre de l’ouvrage explore lesformes autres que les élections d’implication descitoyens dans les processus politiques, à savoir lesprocédures de démocratie directe de plus en plususitées en Europe comme l’initiative populaire, lesassemblées citoyennes et les référendums. Loin deconstituer un remède à la crise de la démocratielibérale, ces instruments ont tendance, selonR. Magni Berton, à contribuer à l’effritement de laconfiance dans les gouvernements. Cependant, lesinstruments de démocratie directe peuventdonner aux citoyens les moyens de se constituer encontre-pouvoir important face aux dirigeantspolitiques. À cet égard, les procédures participa-tives ne sont pas diamétralement opposées dansleurs principes aux fondements de la démocratielibérale telle que R. Magni Berton la conceptualise.

En fin de compte, cet ouvrage propose uneexploration remarquablement stimulante des sys-tèmes politiques contemporains et de leurs évo-lutions. Les résultats contre-intuitifs auxquelsR. Magni Berton parvient soulignent tout l’intérêtde combiner les études de l’opinion publique etde la compétition électorale avec l’analyse despolitiques publiques.

Julien Navarro –Université Catholique de Lille, ESPOL

Céfaï (Daniel), Terzi (Cédric), dir. – L’expériencedes problèmes publics. – Paris, Éditions de l’EHESS,

2012 (Raisons pratiques). 384 p.

L’expérience des problèmes publics est unouvrage collectif se proposant d’investir ànouveaux frais la problématique de la

construction des problèmes publics. Il est diviséen trois parties faisant suite à une présentationgénérale. La première partie est constituée par latraduction de trois textes classiques d’auteursnord-américains, les deux suivantes par descontributions de sociologues contemporains ras-semblées pour l’occasion. Même si le degré

d’institutionnalisation de la sous-disciplineconstituée par la sociologie des problèmes publicsest moins aboutie en France qu’aux États-Unis,les auteurs soulignent, dès le début de leur intro-duction, que cette façon d’aborder les problèmespublics est « à la mode » et il faut reconnaître querenouveler ces problématiques de recherche n’arien d’évident aujourd’hui. Les coordinateurs del’ouvrage proposent pour ce faire, en s’appuyantsur l’apport d’auteurs rattachés au courant dupragmatisme (notamment John Dewey), de seconcentrer sur l’expérience des acteurs au coursde ces processus de construction de problèmes.Ils soulignent notamment que les recherches surla construction des problèmes publics s’intéres-sent essentiellement aux mobilisations conduisantà rendre public un problème et proposent aucontraire de s’intéresser à des processus habituel-lement moins bien pris en compte par larecherche. Il s’agit des processus qui se déroulenten amont et en aval de ces épisodes depublicisation.

Le premier de ces processus est donc celui,préalable à l’engagement d’une mobilisation, dumoment où une situation (ne posant a priori pasproblème) est qualifiée en situation justifiant uneintervention. La traduction du texte de SheldonMessinger et Robert M. Emerson, Micro-politiquedu trouble, proposant de développer une socio-logie du « trouble » (entendu comme l’étape préa-lable à celle de l’« étiquetage social », c’est-à-direle moment où l’acteur se rend compte que« quelque chose va mal ») constitue un des pre-miers textes appelant à des recherches dans cetteperspective. La deuxième partie de l’ouvrage ras-semble ensuite quatre textes (de Louis Quéré, Sté-phane Tonnelat, Joan Stavo-Debauge et SabineChalvon-Demersay) illustrant ces expériences res-senties par les individus face à des situationspotentiellement problématiques. Les exemplesmobilisés sont très divers, allant des algues vertesen Bretagne à l’équilibre écologique des marais dela Nouvelle-Orléans en passant par les risquesprofessionnels ou les règles morales encadrantl’écriture de fictions télévisuelles. Ces différentstextes soulignent à quel point ce processus de qua-lification d’une situation par les individus n’estpas évident et est au contraire extrêmement com-plexe à analyser. Le deuxième processus analyséest celui du devenir des problèmes dans les arènespubliques. Deux traductions se situent dans cetteperspective. Tout d’abord, un article de MalcolmSpector et John I. Kitsuse publié dans Social

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Problems peu de temps avant la publication deleur classique Constructing Social Problems de1977. Ce texte expose une approche de laconstruction des problèmes publics en termesd’histoire se déroulant selon différentes phases. Lesecond article traduit est la reprise pour sonouvrage de 1996 (Contested Meanings) de l’inter-vention de 1989 de Joseph Gusfield en tant queprésident de la Society for the Study of Social Pro-blems (SSSP) autour de la propriété des problèmespublics. Ce texte de J. Gusfield est sans doute l’unde ses plus stimulants. Il traite du lien entre unproblème social et la conflictualité dans unesociété. Il développe alors la thèse selon laquelleun problème social ne peut exister que dans lamesure où il est désigné comme tel avec un cer-tain consensus social. Au contraire, lorsque lessignifications d’un problème redeviennent dispu-tées entre différents groupes sociaux, cette situa-tion perd son statut de problème social pourredevenir une situation dont la définition estincertaine et dont on ne peut prédire commentelle sera redéfinie lorsqu’un nouveau consensussera construit à son propos. Dans le prolonge-ment de ces traductions, une nouvelle série detextes (de Michel Barthélémy, Alain Bovet etCédric Terzi, Paola Diaz, Dominique Linhardt)interroge les processus en aval de la publicisationd’un problème à partir de nouveaux cas : unecontroverse médiatique au cours du mouvementuniversitaire français de 2009, une mobilisationpublique de solidarité autour d’une catastrophenaturelle en Suisse, le processus de réconciliationnationale au Chili et les rapports à la violence poli-tique en RFA à partir des années 1970. Cettedeuxième série de texte montre l’importance desuivre les processus de construction des pro-blèmes publics, y compris une fois qu’ils ontatteint une surface publique importante.

Cet ouvrage propose donc d’ouvrir de nou-velles pistes pour les travaux s’inscrivant dans uneperspective d’interrogation sur les problèmespublics. Il permet de mettre à disposition la traduc-tion de textes classiques et conduit à s’étonner ànouveau du retard dans la traduction de ces textescar si le classique de J. Gusfield de 1981 (La culturedes problèmes publics) a été enfin traduit parD. Cefaï en 2009, l’ouvrage de M. Spector etJ. I. Kitsuse de 1977, pourtant un classique de cecourant de recherche, ne l’est toujours pas. Au-delàde ces traductions, les différentes contributions

proposent de prolonger ces recherches dans denouvelles directions. On peut toutefois regretterque les rapports aux terrains empiriques ne soientpas plus explicités et que dans le cas de certainstextes, la confrontation au matériel empiriquerecueilli soit insuffisante. Surtout, plus fondamen-talement, on reste intrigué par la lecture d’unouvrage sociologique dans lequel les caractéristi-ques sociales des acteurs, les inégalités de ressourcesqui caractérisent certaines relations ou les rapportsde pouvoir sont quasi-absents. Cela est d’autantplus intriguant que certains des thèmes abordés (lesrelations à l’environnement dans le Sud des États-Unis, les maladies liées au travail ou plusieursconflits collectifs) auraient dû conduire à intégrerces éléments dans la réflexion. Malgré ces limites,cet ouvrage a le mérite de relancer le débat autour dela construction des problèmes publics dans la com-munauté sociologique de langue française.

Emmanuel Henry –Université Paris-Dauphine, IRISSO

Dumoulin Kervran (David), Pepin-Lehalleur(Marielle), dir. – Agir-en-Réseau.

Modèle d’action ou catégorie d’analyse ? –Rennes, Presses Universitaires de Rennes,

2012 (Res Publica). 238 p. Bibliogr.

Dans la continuité de l’analyse des Trans-national Advocacy Network (TAN), cetouvrage collectif souligne l’intérêt de

l’analyse des réseaux sociaux pour comprendre lesdynamiques de l’action collective. Les auteurs plai-dent ici en faveur d’un dépassement de la SocialNetwork Analysis (SNA) au profit d’une démarchecompréhensive1 du choix fait par les acteurs d’agiren réseau. Dans cette perspective, l’usage scienti-fique de la notion de réseau social comme une« catégorie d’analyse » vise à faire émerger les liensinvisibles existants entre les acteurs, cette opéra-tion conduisant trop souvent à les évincer du pro-cessus. De plus, ce type d’analyse passe aussi soussilence l’appropriation, de plus en plus courante,de la notion par les acteurs mobilisés. Cet ouvragepropose donc d’envisager le réseau comme un« modèle d’action », une forme d’organisationchoisie et valorisée par les militants. Il s’agit dèslors d’enrichir une approche relationnelle et for-malisée de l’étude des réseaux sociaux par uneanalyse compréhensive des choix des acteurs.

1. École de Manchester en anthropologie.

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L’ajout d’une perspective sociologique, voireanthropologique souhaite contribuer à étudierplus finement la tendance actuelle à privilégier lefonctionnement en réseau au détriment des struc-tures organisationnelles plus formelles.

Pour donner corps à la réflexion, une dou-zaine d’études de cas, majoritairement latino-américaines et d’ancrage disciplinaire varié(histoire, sociologie, relations internationales,anthropologie) se penchent sur un objetcommun : l’étude des mobilisations où le choixdu réseau social est assumé par les acteurs commeun « modèle d’action ». D’un point de vue formel,l’ouvrage est conçu selon une dynamique d’allerset retours entre présentations des études empiri-ques et contrepoints théoriques (Kathryn Sikkinket Mario Diani). Une première partie s’attache àidentifier les déterminants du choix du réseausocial comme modèle d’action, K. Sikkink, à l’ori-gine de la notion de « réseau comme acteur » étantchargée du contrepoint théorique. Dans le cas desréseaux altermondialistes (chapitre 1), des réseauxde diffusion du budget participatif (chapitre 2) etdes mouvements contestataires en France (cha-pitre 3), le choix du réseau social comme formeorganisationnelle s’explique en regard des« idéaux démocratiques » ou de la « culture poli-tique » portés par les acteurs. Dans ce sens, laforme réticulaire est jugée comme la mieuxadaptée à la gestion d’un mouvement centré surla participation des bases militantes. Le caractèreflexible et surtout l’horizontalité des relations sontenvisagés comme une garantie d’un mode defonctionnement participatif et égalitaire. Ladeuxième partie est centrée sur l’analyse des dyna-miques internes aux réseaux. Elle met en valeurla tension entre un « idéal » du réseau (horizontal,flexible et informel) et la réalité des observationsde terrain. L’existence de relations clientélistesinternes (chapitre 6), ou encore l’influence cha-rismatique des leaders (chapitre 8) démontre quele fonctionnement des réseaux sociaux n’est pasdépourvu de liens verticaux. Dans ce sens, uneperspective compréhensive des jeux d’acteurscontribue à relancer la réflexion sur le caractèretransitoire des réseaux, qui tôt ou tard, se retrou-vent confrontés aux enjeux d’une dynamiqued’institutionnalisation. Mario Diani propose doncen conclusion, une typologie des modes de coor-dinations de l’action collective permettant ainside différencier les usages du réseau social dans del’action collective. Enfin, la troisième partie del’ouvrage s’attache à démontrer que réseaux

sociaux et institutions interagissent en perma-nence. Aussi bien au sein de l’Église (chapitre 10),des partis politiques (chapitre 11) ou encore enmarge de l’État (chapitres 13 et 14) on assiste à lastructuration de groupes, de factions, de cliques.Souligner la coexistence historique entre deuxformes organisationnelles distinctes permet demettre en valeur des mécanismes d’influence réci-proque et de rétro-alimentation. L’attention estalors portée sur l’identification des passeurs oumédiateurs et l’intrication des relations.

En termes généraux, ce livre incite le cher-cheur à prendre du recul vis-à-vis de sa boîte àoutils méthodologique et conceptuelle. Ildémontre bien l’intérêt d’associer une perspectiveréflexive au sujet des acteurs à l’étude plus for-melle de la structuration des réseaux sociaux. Eneffet, revaloriser l’apport heuristique des démar-ches qualitatives permet de démystifier certainesconclusions issues d’un traitement exclusivementquantitatif des réseaux sociaux. L’apport de ladimension historique est fondamental pour désa-morcer la tendance générale à surestimer l’usagedu réseau comme forme de coordination collec-tive hégémonique à l’heure de la mondialisation.Néanmoins, si mobiliser la notion d’action collec-tive constitue un objectif de l’ouvrage visant à« dépasser le cadre restrictif de “mouvementsocial” » (p. 22), le tropisme empirique en faveurde l’étude du militantisme contestataire limite lamontée en généralité. En effet, la majorité des casétudiés représentent des mobilisations situées(réseaux clandestins armés, anarchisme dans dif-férents contextes, mouvement libertaire et alter-mondialiste). Il semble donc que le choix d’agiren réseau caractériserait plutôt la forme organisa-tionnelle du militantisme et serait plus difficile àmettre en œuvre dans le cadre de la société civileorganisée. Les divergences internes à ces mouve-ments montrent bien que l’organisation en réseaun’est pas le choix de tous. En fait, à l’issue de cettelecture, nous continuons à nous demander si lechoix du « modèle d’action » agir en réseau neserait pas finalement un choix « par défaut » desmouvements dont la capacité d’agrégation desressources serait limitée. L’analyse de l’oppositionpolitique armée, seul réseau n’assumant pas direc-tement le choix de l’agir en réseau, montre qu’ilne dépend que faiblement d’une base militantepour organiser son action.

Anne-Lucie Jarrier –Université Paris II-Panthéon Assas, CERSA

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Quantin (Patrick), Smith (Andy), dir.– Délibération et gouvernance.

L’émergence d’une logique d’action ? –Paris, L’Harmattan, 2012 (Logiques politiques). 274 p.

Cet ouvrage collectif, issu d’un programmede recherche et d’un colloque organisé àSciences Po Bordeaux en 2010, s’intéresse

au rapport entre délibération et gouvernance.Cette « double tendance réformatrice », souventabordée de manière cloisonnée, est ici étudiée enidentifiant les facteurs d’émergence de la délibé-ration comme logique d’action. Le passage dugouvernement à la gouvernance est-il synonymede plus de délibération dans les processus politi-ques contemporains ? Patrick Quantin et AndySmith posent cette question en introduction, endéfinissant la délibération comme « une situation[qui] (a) fonde l’interaction des “acteurs gouver-nants” sur une logique d’argumentation en vue(b) de chercher la formulation d’une décision col-lective qui peut (c) transformer les préférences deces acteurs » (p. 20). Cette approche descriptivevise à analyser les interactions politiqueslorsqu’elles prennent la forme d’une argumenta-tion, au-delà du calcul d’intérêt ou de l’actionorientée par des règles.

Outre cette problématique stimulante, leprincipal intérêt de l’ouvrage réside dans la diver-sité des cas étudiés. Les deux premiers chapitrestraitent des négociations sur l’environnement, àl’échelle internationale et européenne, en s’inté-ressant notamment à la place des ONG. Troiscontributions se focalisent ensuite sur les prati-ques délibératives à l’échelle nationale, des expé-riences africaines de démocratisation au rôle de ladélibération au sein de l’Église catholique pourrésoudre la « question basque », en passant par lesbanques centrales. L’échelle infra-organisation-nelle est analysée dans les deux derniers chapitresportant sur la dynamique interne du principalparti d’opposition au Togo et sur l’orientation deslycéens dans les établissements scolaires français.L’ouvrage s’appuie ainsi sur une grande variétéd’enquêtes empiriques, dont le degré d’approfon-dissement reste toutefois inégal d’un chapitre àl’autre. Certaines, par exemple sur l’Afrique oul’Église catholique, montrent que la délibérationpeut surgir dans des situations inattendues.

Cette approche, dont le point de départ estcelui de la gouvernance, permet de resituer la déli-bération comme une étape des échanges entreacteurs, qui coexiste avec d’autres logiques

d’action. Les auteurs s’appliquent ainsi à définirles lieux et les moments de la délibération,lorsqu’elle s’introduit dans les processus de régu-lation et de décisions politiques. Plusieurs contri-butions décrivent précisément les modalités dupassage d’un simple rapport de force et de conflitsd’intérêts à une logique plus délibérative. Mais cesurcroît de délibération n’est pas forcément syno-nyme de plus de démocratie et, dans bien des cas,la délibération se trouve rejetée à la périphérie.En Afrique par exemple, la logique délibérativeest présente dans les instances politiques institu-tionnelles, avant d’être déplacée sur la scène de lasociété civile, puis dans les pratiques informelles.De la même manière, les positions délibérativesse retrouvent marginalisées et promues par dessecteurs dominés de l’Église catholique, alors quel’institution promeut la démocratie délibérativepour résoudre le conflit basque. La délibérationest ainsi analysée dans les discours des acteurscomme dans leurs pratiques, ce qui permet dedépasser les limites des approches normatives.

L’une des lacunes de cet ouvrage est cepen-dant de s’appuyer sur un seul modèle théoriquede la délibération, celui que Thomas Risse définitdans le cadre des relations internationales, en dis-tinguant trois logiques d’action : une logique deconséquences, une logique de conformité auxnormes préexistantes et une logique délibérative.Cette référence commune à l’ensemble des cha-pitres assure la cohérence de l’ouvrage. Si ce cadreconvient à l’analyse des négociations internatio-nales ou européennes sur l’environnement, ilsemble toutefois moins adapté pour étudier ladélibération au sein d’une organisation, commele reconnaît Thierry Berthet dans son chapitre surl’orientation scolaire : « Le challenge analytiqueconsistant à aborder cet ensemble composite dedécisions à partir d’un modèle théorique issu desrelations internationales est ardu mais instructif »(p. 262).

On regrette alors que les auteurs n’aient pasélargi le dialogue avec la littérature sur la démo-cratie participative et délibérative, qui s’est forte-ment développée en France et en Europe depuisune dizaine d’années. Ces travaux, largementignorés, auraient pu être discutés à l’aune des casétudiés et du croisement avec la notion de gou-vernance. Au final, cet ouvrage démontre bienl’intérêt analytique à considérer de manièreconjointe les notions de délibération et de gou-vernance, et à interroger leurs impacts politiquesdans une multitude de contextes, mais le dialogue

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qu’il annonce entre différents champs de lascience politique reste à approfondir.

Héloïse Nez –Université François Rabelais Tours

Bacqué (Marie-Hélène), Biewener (Carole)– L’empowerment, une pratique émancipatrice. –

Paris, La Découverte, 2013 (Politique et sociétés).176 p. Annexe. Bibliogr.

Accroître le pouvoir des individus et desgroupes défavorisés : qui pourrait s’yopposer ? Personne ; et c’est tout l’enjeu du

livre de Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewenerque de démêler les usages politiques d’un discoursen vogue aussi bien au sein des mouvementssociaux que des institutions internationales et desagences de travail social. L’empowerment, une pra-tique émancipatrice offre un panorama très completd’une notion à la mode et pourtant peu étudiée enFrance jusqu’alors. L’ouvrage s’intéresse principa-lement au discours de l’empowerment, mais il estégalement illustré par l’analyse de certaines prati-ques typiques. Alors que le titre du livre et certainesprénotions pourraient laisser penser que l’empo-werment relève de pratiques radicales de militantsvisant l’émancipation de groupes dominés(femmes, minorités raciales, classes populaires), lagénéalogie du terme, comme ses usages, sonthybrides. Ceux qui espéraient renouveler la poli-tique de la ville ou des pratiques participatives endéshérence par l’importation de l’empowermentdans l’hexagone risquent d’être déçus tant les dyna-miques étudiées rappellent le dévoiement de lanotion de démocratie participative, et ses usages àgéométrie variable.

Les auteures distinguent trois idéaux-typesd’empowerment : la notion peut prendre uneincarnation radicale, sociale-libérale ou néolibé-rale selon les acteurs qui s’en saisissent. Tout letravail de M.-H. Bacqué et C. Biewener est alors,à partir de l’analyse d’une immense littérature,d’entretiens et du dépouillement de la presse, derepérer des « chaînes d’équivalence » qui ren-voient le terme à des champs sémantiques et poli-tiques contrastés. Il est dès lors difficile de définirl’empowerment. Minimalement, il « articule deuxdimensions, celle du pouvoir, qui constitue laracine du mot, et celle du processus d’apprentis-sage pour y accéder » (p. 6). Les usages différen-ciés du terme dépendent de ce qu’on entend par« pouvoir ». Les auteures distinguent tout d’abord

le « pouvoir de », la capacité d’action individuelleou agency. Ensuite, le « pouvoir avec », quiconsiste en la capacité collective de parvenir à desobjectifs communs. Enfin, le « pouvoir sur »inclus une dimension conflictuelle, et donc poli-tique, de rapport de force entre des groupes auxintérêts contradictoires. C’est l’accent mis surl’une ou l’autre de ces dimensions, plutôt que deles prendre toutes ensemble, qui conduit auxvariations d’usage de la notion, et notamment àsa politisation ou dépolitisation.

L’empowerment est principalement issu d’unelittérature scientifique et militante dans le champdu travail social et des études féministes auxÉtats-Unis et en Asie du Sud au début des années1970 en lien avec l’émergence des nouveauxmouvements sociaux. La première vie de l’empo-werment se situe clairement à gauche : il s’agit depenser l’émancipation personnelle des femmespar le développement d’une « conscience cri-tique » permettant de façonner des capacitésd’action collective vectrices de changement social.L’empowerment apparaît également comme unoutil de transformation des pratiques profession-nelles, au sein du travail social (contre une ten-dance à l’individualisation) et avec l’émergencede la psychologie communautaire qui défend untraitement plus collectif des pathologies mentales.Il s’agit dans les deux cas de prendre davantageen compte les origines sociales, structurelles,issues de la « community », des difficultés desindividus. Que ce soit dans les groupes féministesde self-help ou dans les expériences cliniques depsychologues, l’empowerment s’appuie sur despratiques participatives en petit groupe : la prisede parole et le story-telling sont vus comme lapremière étape d’un processus d’émancipation.Déjà, cependant, une partie de la charge critiquede la notion est abandonnée : bien que pensécomme « facilitateur » du changement, le travail-leur social ou le psychologue doit faire advenirl’empowerment à la place des individus concernés.

Le terme est repris à partir des années 1990par les institutions internationales, ONU etBanque mondiale en tête, pour qualifier certainsprogrammes de développement. C’est la prise encompte du rôle des femmes dans le développe-ment économique qui permet ce transfert, viatoute une littérature défendant l’agency desfemmes du Sud. Constituant un tournant à l’égarddu « consensus de Washington », il s’agit désor-mais d’associer les populations locales aux politi-ques de développement. Ici efficacité économique,

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progrès social et émancipation individuelle sontassociés dans une version sociale-libérale del’empowerment. Il devient une des dimensions dela « bonne gouvernance », justifiant le finance-ment de projets renforçant le capital social et lescapabilités des individus tels la micro-finance. Ladiffusion du vocabulaire signifie sa dilution, sonindividualisation, comme si « on avait retiré lepouvoir de l’empowerment » (p. 97). La notiondevient ainsi un des éléments central du nouvelesprit du capitalisme, au cœur du discours néo-libéral, dont l’hégémonie n’est pensable qu’avecla participation des populations concernées dansun projet de gouvernement des conduites. Cetournant est encore plus marqué par l’usage quien est fait par les politiques publiques aux États-Unis et en Angleterre depuis la décennie 1990.D’abord récupéré par les Républicains et néocon-servateurs, qui y voient une arme de lutte contrel’État providence et la bureaucratie, l’empower-ment est ensuite investi par la « troisième voie »,autour de Bill Clinton et Tony Blair, dans le cadrede réformes des politiques urbaines et de l’actionsociale. L’empowerment est ici un moyen de res-ponsabiliser l’individu, de le rendre maître de sondestin en le faisant participer aux programmesdont il est le client. L’exemple des « empowermentzones » aux États-Unis est ici frappant : des res-sources sont allouées à des organisations commu-nautaires pour gérer logements et programmessociaux, mais au regard des moyens limités et, enl’absence de toute politique globale, ces espacesapparaissent surtout comme des dispositifsd’autogestion de la misère. L’injonction à l’empo-werment venue d’en haut semble difficile à mettreen œuvre tant l’abandon d’un des pans de lanotion de pouvoir contrecarre la réalisation desautres. Comment imaginer en effet une émanci-pation individuelle pérenne dans le cadre de rela-tions de pouvoir (avec et sur) inchangées ? Aumieux, les politiques d’empowerment offrent auxindividus de quoi échapper à leur condition (enchangeant de quartier ou en accédant à un emploiprécaire), rarement de la transformer.

L’intérêt du livre réside donc dans le choixd’éviter une lecture simpliste ou monolithique fai-sant de l’empowerment le seul masque du néoli-béralisme ou l’avenir de la démocratie radicale,pour souligner les usages contrastés du terme.Paradoxalement, la meilleure connaissance decelui-ci conduit peut-être à l’abandonner, pouréviter ses ambiguïtés sémantiques. Du fait de cetterécupération, la notion a ainsi été pratiquement

abandonnée par les organisations communau-taires américaines et britanniques, alors que cer-taines de leurs pratiques pourraient relever del’empowerment, notamment dans sa version radi-cale. Le choix des mots est éminemment poli-tique. À ce sujet, on peut s’interroger sur le partipris des auteures de ne pas traduire le terme de« community », puisque c’est souvent de l’empo-werment de la communauté qu’il s’agit. Si ellesnotent à juste titre les usages mouvants de lanotion de communauté aux États-Unis, qui peutrenvoyer tour à tour à des frontières territoriales(le quartier), sociales, raciales ou religieuses, revê-tant toujours une signification positive, elles refu-sent l’usage du terme « communauté » enfrançais. Si une telle précaution peut se com-prendre de la part d’auteures si sensibles à l’usagedes mots, et évite probablement des incompré-hensions dans la réception hexagonale del’ouvrage, ce faisant elles évitent une bataillesémantique qui mériterait peut-être d’être menée,en tout cas pour des chercheuses qui se veulentengagées.

Car au final, l’ouvrage prend clairement posi-tion en faveur d’une conception radicale del’empowerment. Au-delà du mot en tant que tel,les auteures défendent la création d’organisationsvisant à accroître le pouvoir (dans ses trois dimen-sions) des groupes dominés. Mais alors quel’ouvrage multiplie les exemples de pratiquesdévoyant la notion, on aurait aimé que lesauteures offrent davantage d’exemples de ce quepourrait être « un empowerment de gauche ».Peut-être l’objet d’un prochain livre ?

Julien Talpin –CNRS, CERAPS

Dufour (Pascale) – Trois espaces de protestation.France, Canada, Québec. – Montréal, Les Presses

de l’Université de Montréal, 2013 (Politique mondiale).298 p. Bibliogr. Annexe.

Professeure de science politique à l’Univer-sité de Montréal, Pascale Dufour offre aveccet ouvrage un prolongement, et plus

encore une extension, à ses travaux antérieurs surla transnationalisation du mouvement féministe.Prenant cette fois pour objet le mouvement alter-mondialiste (étudié en France, au Canada et auQuébec), elle développe un modèle analytique ori-ginal à même de spécifier à la fois la manière dontdiverses entreprises politiques se sont saisies de la

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thématique de la mondialisation et de mesurerl’impact de celle-ci sur leurs stratégies, pratiqueset cadres de référence.

Ce modèle analytique est centré autour de lanotion d’espace de protestation, dont P. Dufourpropose une définition sensiblement distincte decelle déjà proposée par l’auteur de ces lignes1. Sil’enjeu est toujours d’appréhender les universmilitants composites comme des configurationsd’interdépendance et d’en retracer la généalogieet les fluctuations, la question de l’autonomie desespaces protestataires comme celle de leurs inte-ractions avec d’autres sphères d’activité spéciali-sées est reléguée au second plan. Ce n’est pas letype d’organisation ou de forme d’action qui pré-side à l’intégration dans l’espace protestataire,mais son investissement d’une thématiquedonnée, en l’occurrence celle de la mondialisa-tion. L’approche déborde de la sorte le seuldomaine des mouvements sociaux puisque partispolitiques et syndicats sont considérés partie pre-nante de l’espace – au risque d’instaurer un cer-tain flou quant à la nature « protestataire » censéele définir. Dufour se voit d’ailleurs rapidementcontrainte de réinstaurer les distinctions que saconception de l’espace protestataire entendait sur-monter, puisque le « losange de l’action poli-tique » qui lui sert de grille d’analyse distinguel’arène électorale (divisée entre organisations dedémocratie électorale et de démocratie de parti-cipation) de celle des conflits sociaux (pour sa partdivisée entre organisations de démocratie de pro-testation et de démocratie sociale).

Le modèle théorique apparaît plus convain-cant lorsque le vocabulaire spatial ouvre à l’étudedes niveaux de lutte, et plus précisément à lamanière dont, dans chaque configuration étudiée,la question de la mondialisation interpelle diverséchelons institutionnels (municipaux, régionaux,nationaux ou internationaux) et suscite desréponses s’inscrivant dans différentes échellesd’action (mondiale, continentale ou régionale,sociétale et locale). Ici réside l’une des principalesqualités de l’ouvrage, qui est son ambition véri-tablement comparative, laquelle tranche avec lapropension des analystes de l’altermondialisme àne livrer que des juxtapositions de cas nationaux.Cette ambition comparatiste est en outre serviepar un choix judicieux des terrains d’enquête : si

la comparaison entre Québec et Canada peut apriori surprendre (le premier étant partie prenantedu second), l’explicitation des spécificités mar-quées du monde politique québécois (où la mon-dialisation bouscule les enjeux attachés à laquestion de la souveraineté) comme la mise à jourdes difficultés à faire exister la cause altermondia-liste dans un État fédéral constituent des résultatsfructueux.

Une autre qualité de l’ouvrage tient à sonrecul. Contre une certaine propension des ana-lystes à privilégier les phases d’émergence (et devisibilité médiatique) des mouvements sociaux età négliger leurs phases de reflux, Dufour poursuitson analyse largement au-delà de l’apogée de lamobilisation altermondialiste, ce qui lui permetde formuler des pistes d’explication de l’efface-ment que celle-ci a connu, selon des modalités età des degrés contrastés, dans les trois pays consi-dérés. On regrettera de ce point de vue quel’auteure n’ait pas davantage mobilisé ce reculpour donner une tonalité plus critique à la revuede la littérature qu’elle livre dans son deuxièmechapitre, certaines interprétations initiales del’altermondialisme (comme expression d’un res-sentiment de « perdants de la mondialisation » ouannonciateur d’un renouvellement radical desformes de militantisme, par exemple) n’ayant pasvéritablement été confirmées par son développe-ment ultérieur.

L’ouvrage montre qu’une thématique enapparence aussi unifiée que celle de la mondiali-sation ne revêt pas les mêmes aspects, ni le mêmesens, dans des pays pourtant relativement prochesen termes culturels comme de développementsocio-économique. Retour de la question socialeen France, accords de libre-échange avec le puis-sant voisin états-unien au Canada et perspectivede la souveraineté politique associée à la montéede la pauvreté au Québec, ont ainsi respective-ment présidé à l’irruption de la mondialisationdans le débat public – débat dans lequel se sontinvestis, selon des modalités à chaque fois diffé-rentes, partis politiques, organisations de mouve-ment social, syndicats, associations humanitairesou tiers-mondistes, etc. Contre la tentation del’aplatissement de la compréhension des processussociaux dans des modèles généraux et englobants,la démarche comparative de P. Dufour vient

1. Lilian Mathieu, L'espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2012 (dont Cécile Péchua rendu compte dans la Revue française de science politique, 63 (3-4), juin-août 2013, p. 720-721).

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opportunément rappeler que des phénomènesformellement similaires recèlent souvent des dif-férences non négligeables.

Lilian Mathieu –CNRS-ENS Lyon, Centre Max Weber

Frère (Bruno), Jacquemain (Marc), dir. – Résisterau quotidien ? – Paris, Presses de Sciences Po, 2013

(Académique. Sociétés en mouvement). 300 p. Bibliogr.

Composé de huit chapitres, d’une introduc-tion, d’une conclusion et enfin d’une post-face, l’ouvrage dirigé par Bruno Frère,

chercheur qualifié du Fonds national de larecherche scientifique (FNRS) en sociologie àl’Université de Liège et à Sciences Po, et MarcJacquemain, professeur en sociologie à l’Univer-sité de Liège, propose une réflexion dense etfouillée sur le(s) militantisme(s) contemporain(s)principalement en France et, à travers eux, sur lespermanences et les transformations de l’engage-ment. Du Réseau éducation sans frontières(RESF) (chapitres 1 et 8) à l’engagement en faveurdes logiciels libres (chapitre 5) en passant par lesmobilisations des personnes homosexuelles (cha-pitre 2), les associations de lutte contre la pau-vreté et l’exclusion (chapitre 3), les associationsde maintien d’une agriculture paysanne (AMAP)(chapitre 6) ou encore des expériences d’éco-nomie solidaire (chapitres 4 et 7), les différentscontributeurs décrivent à travers des regards dis-ciplinaires variés (sociologie, science politique,géographie, théorie sociale, sciences de la commu-nication, économie) les spécificités, mais aussi lestensions, les dilemmes et les ambivalences de cesengagements tout en mettant à distance, demanière nuancée mais fort convaincante, la thèsedes « nouveaux mouvements sociaux » et d’unradical renouveau de la contestation militante. Ilsne cèdent en ce sens ni à la nostalgie d’un« avant », âge d’or du mouvement ouvrier quireprésentait, malgré les écueils de ce dernier, unesorte de « boussole », de « “fil rouge” qui permet-tait de relier toutes les formes de résistance aumoins sur le plan de l’imaginaire » (Bruno Frèreet Marc Jacquemain, Introduction, p. 13), ni nese livrent, par ailleurs, à un panégyrique des mili-tantismes actuels qui « seraient plus participatifs,horizontaux, créatifs, conviviaux [...] » (B. Frère,chapitre 7, p. 189). S’appuyant pour la plupart surune approche pragmatique, inspirée de la socio-logie de Luc Boltanski et Laurent Thévenot – dont

les références bibliographiques sont régulièrementcitées dans l’ouvrage –, mais aussi sur desenquêtes empiriques et/ou une connaissance finede la théorie sociale et des militantismes du« passé », du 19e siècle jusqu’aux années1970-1980, les contributeurs de cet ouvragen’aspirent pas en effet à « dessiner un modèle uni-versel de l’action militante aujourd’hui » (ibid.,p. 15-16) mais s’attachent plutôt à « décrire cesrésistances à travers les pratiques concrètes desacteurs et en reconstruisant les règles que ces der-niers se donnent pour décider de la légitimité deleur engagement » (ibid., p. 15).

Dans le premier chapitre, Damien de Blic etClaudette Lafaye montrent de quelle manière« nos conceptions usuelles et savantes de l’enga-gement citoyen » (p. 31-32) sont remises en ques-tion par la « réticence à la généralisation » desmilitant(e)s de RESF (p. 32, 38, 40), expliquée enpartie par l’urgence des situations singulières aux-quelles ils/elles ont à faire face et qui les contraint(menaces d’expulsion hors du territoire d’un(e)sans-papiers) mais aussi par la spécificité d’unengagement qui naît parfois de la « singularitéd’une rencontre » (p. 34) et n’est pas, par consé-quent, nécessairement déterminé par des sociali-sations militantes, syndicales ou politiquesantérieures. Marta Roca i Escoda revient quant àelle dans le deuxième chapitre sur la reconfigura-tion des revendications du mouvement homo-sexuel masculin des années 1960 jusqu’au milieudes années 1990 en Suisse, Belgique et Espagne :elle souligne en particulier le rôle qu’a joué la pro-gression de l’épidémie de sida dans l’abandon desexigences révolutionnaires et l’institutionnalisa-tion du mouvement, l’orientant ainsi progressive-ment vers un partenariat avec les pouvoirs publicspour participer à la mise en œuvre des politiquesde prévention (p. 80) et, plus récemment, reven-diquer la reconnaissance des couples homosexuels(p. 85). Le chapitre 3 s’intéresse aux mobilisationsdes associations de lutte contre la pauvreté etl’exclusion en France depuis 1945 et se centrenotamment sur le mouvement ATD (Agir touspour la dignité) Quart Monde : Frédéric Viguieroffre une mise en regard des ambivalences de cesmilitant(e)s – notamment les tensions qu’ils/ellesrencontrent entre protestation et assistance (p. 99,101), c’est-à-dire à la fois entre « leurs désirs demontée en généralité » et les « demandes d’aide,ici et maintenant » (p. 96) – avec les contraintesde leur engagement, à savoir la dépendance finan-cière de leurs associations à l’égard des

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subventions publiques (p. 97). À partir de l’ana-lyse des différences théoriques et pratiques exis-tant entre économie sociale, économie solidaire,développement durable et décroissance(p. 124-129), Éric Dacheux pointe dans le cha-pitre 4 les difficultés des mouvements anticapita-listes actuels en faveur d’une « autre économie »(p. 111) à établir des alliances et à s’unifier poli-tiquement, alors même qu’ils offrent maintesprises de résistance et voies de résolution aux pro-blèmes posés par le capitalisme. Le chapitre 5 estconsacré à l’espace informatique, à la fois matricedu développement de l’économie capitaliste de« troisième génération » et, de manière croissante,« espace où se nichent et émergent les critiques »(p. 134) : Gaël Depoorter y examine les activitéscritiques mises en œuvre par les acteurs partici-pant à la « communauté du logiciel libre » etinsiste notamment sur la volonté pour ces der-niers de reconquérir une autonomie individuelle(p. 149, 150). Dans le chapitre suivant, consacréaux AMAP, Fabrice Ripoll nuance, par-delà le trèsgrand succès rencontré par ce dispositif, l’effica-cité de ce mode d’action en termes de changementsocial, dans la mesure où il demeure restreint auplan local et n’est pas parvenu à surmonter unegrande partie de ses contradictions (par exemple,la sous-représentation des membres des classespopulaires parmi les « amapien(ne)s »). Dans lechapitre 7, puisant dans la théorie et l’histoiresociale, B. Frère se propose de déterminer « s’ilexiste réellement une nouvelle grammaire del’engagement en début de 21e siècle » (p. 194) :confrontant les traits discursifs de l’argumentairedéployé par les militant(e)s d’un restaurant com-munautaire en banlieue parisienne à ceux du cou-rant libertaire (proudhonien notamment) du19e siècle, il en souligne les similitudes et enconclut aux « mêmes invariants » de la contesta-tion (« convivialité vs déshumanisation, créativitéartistique vs standardisation de l’activité, autoges-tion vs hiérarchie, démocratie locale directe vsdélégation », p. 220). Dans le prolongement decette réflexion, Lilian Mathieu, sans nier l’évolu-tion des profils sociologiques des militant(e)s etdes enjeux des luttes collectives (p. 224), décons-truit un à un – matériaux empiriques issus de sespropres enquêtes de terrain à l’appui – les diffé-rents « topoï non seulement journalistiques maisaussi sociologique » relatifs au « nouveau militan-tisme » (p. 223) : par un retour historique sur desmilitantismes plus ou moins anciens, mais aussipar la prise en considération attentive de

l’ensemble des contraintes structurelles et/ouconjoncturelles qui pèsent sur l’action militanteaujourd’hui, ce dernier chapitre invite enfin defaçon opportune sociologues et politistes travail-lant sur les mouvements sociaux à davantage deréflexivité sur la circularité du savoir social et leseffets de ce dernier sur les représentations quesont enclins à offrir d’eux-mêmes aux chercheursles « nouveaux militants » (p. 239-240). L’ouvragese clôt par la conclusion des deux coordinateursde l’ouvrage ainsi qu’une postface de ChristianArnsperger, « Changer d’économie. Expérimenta-tion sociale et plasticité anthropologique » – textedont le statut décalé par rapport à l’ensemble desautres contributions peut dans un premier tempssurprendre – mais qui permet néanmoins d’ouvrirla réflexion sur la dimension profondément« existentielle » de l’engagement.

Delphine Thivet –EHESS, CMH-IRIS/Université Lille 2, CERAPS

Frajerman (Laurent), dir. – La grève enseignante.En quête d’efficacité. – Paris, Syllepse, 2013

(Comprendre et Agir). 178 p.

Ce livre est le fruit des échanges menés enoctobre 2012 à l’occasion du colloque épo-nyme, organisé par l’Institut de recherche

de la Fédération syndicale unitaire (FSU) et l’Ins-titut de recherche sur l’histoire du syndicalismedans les enseignements de second degré (IRHSES)dépendant du premier syndicat d’enseignants dusecondaire le SNES-FSU. Ces instituts témoignentde la mise en place d’un syndicalisme réflexif,objectivant les évolutions du système éducatif etde ses agents.

Dans cette démarche, ce colloque et l’ouvragequi en découle constituent une occasion stimu-lante de confronter les expériences et analyses desmilitants syndicaux et les travaux de chercheurssur cet objet canonique de la science politiquequ’est la grève. Tout l’intérêt est d’analyser cetteforme de participation politique non convention-nelle et, en qualifiant celle-ci d’enseignante, d’ensouligner la centralité dans ce milieu profes-sionnel. Alors que le recours à la grève diminuedans le monde du travail, l’ouvrage parle de « sur-conflictualité » en chiffrant, non sans difficulté, lapratique gréviste et ses évolutions dans le temps.En 2006, le ministère de l’Éducation nationalereprésente à lui seul 28 % des journées indivi-duelles non travaillées (JINT). Au-delà du fait que

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les enseignants ne soient pas les seuls salariés dece ministère, on est surpris que les syndicats nedisposent pas de données et reprennent celles duministère du Travail dont les chercheurs souli-gnent régulièrement les limites. Quoi qu’iladvienne, ces approximations quantitatives sontcompensées par un panel d’études de cas permet-tant d’interroger l’hétérogénéité du métierd’enseignant et des rapports entretenus à la grève.

Plusieurs articles permettent d’abord dereplacer la grève dans son développement histo-rique. Quentin Lohou rappelle ainsi que la grèveest interdite dans la fonction publique jusqu’en1946 et que celle-ci fait l’objet d’une réglementa-tion spécifique. Tout arrêt du travail est au moinsd’une journée, retirée du traitement à hauteurd’1/30e. Ce travail permet de mieux comprendreles réticences initiales des syndicats enseignantsvis-à-vis de ce répertoire d’action. D’abord rejetée,la grève est envisagée en 1927 dans l’enseignementsecondaire sous la forme de la grève du baccalau-réat (Yves Verneuil) et en 1933 dans l’enseigne-ment primaire (Loïc Le Bars). La grève estdevenue un outil de mobilisation syndicale si légi-time que les non-grévistes sont alors stigmatiséset menacés d’exclusion par les directions syndi-cales. L’ouvrage évoque également toute l’hétéro-généité du corps enseignant et in fine ses pratiquesgrévistes. Louis Astre et Bernard Boisseau, anciensresponsables syndicaux, reviennent sur la genèseet la dynamique des grèves dont ils ont été acteurs,à savoir, la grève des professeurs de l’enseigne-ment technique en 1965 et la mobilisation desenseignants de Seine-Saint-Denis en 1998. Le tra-vail de Nada Chaar sur les professeurs stagiairesmet en avant l’effet du diplôme, des contraintesmatérielles et du contexte de mobilisation dans lepassage à la grève et montre que se mettre en grèveest loin d’être une évidence. Bertrand Geay, quantà lui, propose une analyse du mouvement desenseignants-chercheurs en 2009 contre la loi LRUet dégage les raisons structurelles (identité profes-sionnelle, structuration du syndicalisme) expli-quant le caractère exceptionnel de cettemobilisation dans l’enseignement supérieur.

Dans tous les cas, on comprend que le rap-port à la grève a été et demeure ambigu. Unedouble interrogation sur la légitimité et, commel’indique le sous-titre de l’ouvrage, l’efficacité dece répertoire d’action traverse les textes. Lescontributions tendent ainsi à donner une légiti-mité à la grève. André Dellinger voit en la grèveun outil politique fort, engageant la responsabilité

des pouvoirs publics devant la nation. MoniqueVuaillat mobilise le passé pour légitimer ce réper-toire d’action et sa fonction dans l’accès aux négo-ciations. Les interventions permettent néanmoinsde nuancer cette croyance. La grève est légitimequand elle regroupe le plus grand nombre, quandelle s’appuie sur le soutien des autres acteurs dusystème éducatif. Cependant, les textes abordenttimidement l’impérieuse collaboration avec lesparents et les élèves. Un mouvement est légitimeparce qu’il reçoit également l’assentiment et l’aidedes parents et des élèves. L’extension de la basede soutien est un facteur de l’engagement desenseignants eux-mêmes. L’article de BaptisteGiraud, par une mise en perspective entre lesconflits du privé et du public, met en exergue lesdifférences structurelles. Peut-on parler de grèvepar procuration ? Si l’on constate une baisse de lagrève dans le privé, s’y développent d’autresformes d’action comme la grève perlée qui sontpar ailleurs interdites dans la fonction publiqueet expliquent un maintien de la pratique. Dans lesdeux cas, se pose la question de l’efficacité desstratégies syndicales dans l’appel à la grève. Leretour sur des périodes grévistes comme la mobi-lisation de 2003 contre la réforme des retraitespermet de soulever les décalages manifestes entrebase enseignante et directions syndicales. De soncôté, Gérard Aschieri revient sur la grève recon-ductible menée par des enseignants en 2003 etnon suivie par les syndicats tout comme la pro-position de faire la grève du baccalauréat émanantde la base enseignante. L’ouvrage essaye de poserl’efficacité au cœur de son questionnement.Doit-on appeler à la grève ? Quels effets ? Quellesformes lui donner ? Comment la connecter àd’autres moyens d’actions ? Ces questions sontsous-jacentes, mais on peut le regretter au finalpeu traitées de front.

Le travail est dense, une introduction rédigéepar Laurent Frajerman et une conclusion d’AndréRobert permettent de donner une cohérence à cesactes de colloque. Les acteurs de terrain disposentd’une connaissance empirique, parfois, mêmed’une expérience de mobilisation dont le lecteurqu’il soit expert ou profane aurait apprécié uneplus forte contextualisation. Les clés de compré-hension ne sont souvent pas données, entravantla démarche d’objectivation d’une expériencemilitante. Par là même, en partant des expériencessingulières, on oublie de regarder au-delà del’organisation. La FSU et ses syndicats sont aucentre du questionnement, qu’en est-il de façon

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plus globale dans le monde enseignant ? Com-ment se positionnent les syndicats réformistes ?Cette question est à peine évoquée. La grève ensei-gnante, l’objet est stimulant, l’ouvrage égalementmais appelle à consolider un champ de recherchesur la question.

Aurélie Llobet –Université Paris-Dauphine, IRISSO

Bruneteaux (Patrick), Benarrosh-Orsoni (Norah)– Intégrer les Rroms ? Travail militant

et mobilisation sociale auprès des famillesde Saint-Maur (Val-de-Marne). –

Paris, L’Harmattan, 2012 (Logiques sociales). 214 p.

Les auteurs de l’ouvrage Intégrer les Rroms ?...se sont assigné un double objectif : d’unepart, rendre compte d’une « lutte politique

inédite » (p. 6), la mobilisation militante visant ladéfense et l’accompagnement de familles rromsinstallées sur la commune de Saint-Maur entre2004 et 2012 ; et, d’autre part, interroger les« types de relations » (idem) qui se sont nouées àcette occasion entre les militants et les destina-taires. Présente dès le titre de l’ouvrage, l’interro-gation relative à la définition des enjeux de lamobilisation pour les différents acteurs constituele fil rouge de cette enquête. L’ouvrage estconstruit autour de trois parties présentant cha-cune un aspect, mais également un moment de lamobilisation.

La première partie est consacrée aux res-sources militantes et institutionnelles dont lamobilisation a bénéficié. Après un rapide histo-rique des précédentes mobilisations associativeslocales en faveur de familles rroms, les auteursdécrivent le profil des « militants chevronnés »(p. 31) qui ont initié l’action collective. La paroledes militants donne à voir les épreuves et les exi-gences de cette action au long cours, mais égale-ment l’enchevêtrement des enjeux politiquesterritoriaux qui ont façonné la lutte et influencéles relations entre militants et bénéficiaires. Laforce fédératrice du cadrage « urgence humani-taire » (p. 66) des premiers mois de l’action col-lective a permis le ralliement à la cause demembres d’associations désignées comme carita-tives, chrétiennes humanistes et humanitaires parles auteurs, ainsi que de « citoyens amateurs ». Les

auteurs démontrent l’effet amplificateur de larépression policière et de l’hostilité de la mairiede Saint-Maur sur la mobilisation des riverains enfaveur du comité de soutien : « les familles rromssont passées du statut d’intrus en trop à celui devictimes harcelées par une mairie antisociale »(p. 88). Cette première partie se termine sur leconstat de l’échec de la mobilisation politique desfamilles destinataires de l’action collective quis’explique, selon les enquêtés, par la différenceculturelle des Rroms. La deuxième partie del’ouvrage est consacrée à la phase de fonctionne-ment du « CHRS militant » (Comité d’héberge-ment et de réinsertion sociale, p. 109). Ellepropose une « histoire sociale de la vie de cefoyer » (p. 111) et présente les difficultés de laroutinisation de la mobilisation, les tensions entreles militants et les bénéficiaires, dues notammentà la pression constante du Conseil général enfaveur du respect de certaines règles par le comitéde soutien. Les auteurs décrivent comment, dansce contexte spécifique, l’installation de la mobili-sation dans le long terme a conduit les militantsà instaurer un rapport de force permanent autourdes règles de vie dans la gendarmerie, qui a dété-rioré leurs relations avec les bénéficiaires. Puis, ilssoulèvent les difficultés des familles rroms àexprimer ouvertement leur opposition aux déci-sions prises par les militants, en arguant de leur« dépendance cognitive à l’égard des “généreuxdonateurs” » (p. 128), et énumèrent leurs prati-ques de contournements, sources d’incompréhen-sion entre militants et bénéficiaires. Cettedeuxième partie éclaire le processus d’évaluationmorale1 auquel se livrent sans cesse les militantsà propos des bénéficiaires rroms. Les auteursmontrent ainsi la distance qui sépare les aspira-tions des familles rroms et les objectifs des mili-tants, distance particulièrement visible dans lechapitre consacré à la perception des temps fortsde la mobilisation par les deux types d’acteurs etau découragement des militants face à la résigna-tion et de l’ingratitude présumées des Rroms.Enfin, la dernière partie propose un bilan del’action collective au moment où la majorité desmilitants s’éloignent du CHRS militant pour enlaisser la gestion à l’association Pour loger. L’accèsdes familles rroms aux droits communs (accès aulogement, à la santé, à une aide juridico-adminis-trative, à l’emploi, etc.) a constitué un des objectifs

1. Julius A. Roth, « Some Contingencies of the Moral Evaluation and Control of Clientele : The Case of the HospitalEmergency Service », American Journal of Sociology, 77 (5), 1972, p. 839-856.

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principaux du CHRS militant, ce que les auteursexpliquent par le fait que les militants étaient, depar leurs connaissances professionnelles et leurréseau d’interconnaissance, de « quasi travailleurssociaux » (p. 155). Si les dirigeants départemen-taux et les professionnels de l’action sanitaire etsociale ont pu se retrouver dans ce cadrage poli-tique de la mobilisation autour de la question del’accès aux droits communs, la collaboration entreles différents acteurs n’a pas été sans difficultés.L’analyse des relations entre militants et servicessociaux concernant la prise en charge des famillesrroms montre une forme de concurrence entreactivistes politiques et professionnels du servicepublic. D’autre part, le cadrage autour de la ques-tion scolaire dévoile, une fois de plus, la diver-gence entre les projets personnels des bénéficiairesrroms et les objectifs « intégrationnistes » del’action collective tels que pensés par les militants.

L’étude de cette mobilisation autour desRroms de Saint-Maur pose ainsi la pertinentequestion de la « démocratie participative » dansl’action militante collective. En revanche, alorsque la thématique de la différence culturelleperçue est présente tout au long de l’ouvrage, lesauteurs ne s’attardent pas sur le paradoxe qui veutque les militants condamnent le « racisme » desélites de Saint-Maur (p. 91) et la « logique dezoo » des riverains (p. 83), tout en tenant eux-mêmes des propos essentialisants au sujet desbénéficiaires de leur action. Le lecteur se demandecomment il est possible que la question de la dis-crimination raciale ne constitue pas un aspectessentiel de cette mobilisation. Enfin, un regretconcerne le riche travail ethnographique alliantobservations et entretiens qualitatifs sur lequels’appuie largement cet ouvrage, mais dont il estmalheureusement difficile de prendre toute lamesure faute d’une présentation formelle du ter-rain et des enquêtés.

Dorothée Prud’homme –Sciences Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim

Cortéséro (Régis), dir. – La banlieue change !Inégalités, justice sociale et action publique

dans les quartiers populaires. – Lormont,Le Bord de l’eau, 2012 (Clair & Net). 214 p.

Si les émeutes de 2005 n’ont sans doute pastransformé la situation des banlieues popu-laires, elles ont eu des implications à diffé-

rents niveaux et l’ouvrage La banlieue change !

Inégalités, justice sociale et action publique dans lesquartiers populaires en constitue un sous-produit.Régis Cortéséro et ses neuf coauteurs (sociologueset chargés d’études) répondent, en effet, à la com-mande d’un conseil général soucieux d’évaluer leseffets des émeutes de 2005 et de certains disposi-tifs publics en banlieue. Portant une attention par-ticulière au sens que les acteurs attribuent auxinjustices, ce livre s’inscrit dans le prolongementdes travaux de François Dubet relatifs aux jeunes« en galère » (La Galère, Paris, Fayard, 1987), deDidier Lapeyronnie – qui signe d’ailleurs laconclusion – quant aux processus controversés de« ghettoïsation » en France (Ghetto urbain, Paris,Laffont, 2008) et, à travers la primauté accordéeaux dynamiques territoriales sur les rapportssociaux, de Jacques Donzelot quant aux politiquesde la ville (Quand la ville se défait, Paris, Seuil,2006). L’ouvrage est ambitieux puisqu’il s’agit,loin d’une représentation fixiste des faits sociaux,de replacer « la banlieue dans les dynamiques detransformation sociale plus larges qui ont affectéla société française ces trente dernières années »(p. 8). L’hypothèse de départ, qui est aussi la thèsecentrale, est que la « question sociale » ne suffitplus à rendre compte des ségrégations en ban-lieue, les questions « spatiales » et « ethno-raciales » s’y ajoutant. Pour le démontrer, le livreaborde en quatre parties, parfois peu articulées,les inégalités en banlieue (p. 27-64), le sens queles populations attribuent aux injustices(p. 65-124), les politiques publiques « en sur-plomb » (p. 125-158), et la participation des habi-tants (p. 159-194) dans ces quartiers.

Si l’on ne peut que suivre les auteurs dansleur souci de penser les transformations des iné-galités en banlieue, en prenant au sérieux les dif-férences internes aux classes populaires (parexemple l’essor de clivages « ethno-raciaux »), Labanlieue change ! n’emporte pas toujours laconviction pour deux raisons. C’est d’abord surle plan empirique que le livre apparaît limité, aurisque sans doute d’homogénéiser les chapitresdont certains sont davantage étayés que d’autres.Pour le dire simplement : beaucoup des assertionsavancées au fil de l’ouvrage ne sont pas (ou peu)corroborées. Dans certains cas, les contributionsne reposent pas sur une démarche empirique etle texte tend alors vers l’interprétation intellectua-liste d’une histoire peu incarnée (à l’image du cha-pitre relatif aux « Œillères républicaines del’action publique dans les banlieues », p. 125-136).Dans d’autres, des matériaux empiriques sont

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mentionnés (C. Gibout évoque par exemple uneenquête par questionnaire, des entretiens et desobservations, p. 48-52), mais ne sont pas analyséset ne permettent pas toujours de valider les inter-prétations fournies. Quels sont, par exemple, leséléments soulignant une « autonomisation desinégalités spatiales par rapport aux inégalitéssociales » (p. 35) alors que d’autres travaux, armésstatistiquement, ont au contraire souligné l’intri-cation des ségrégations spatiales et sociales1 ?

Une seconde difficulté, théorique cette fois,apparaît à la lecture. L’ouvrage ne prend pas plei-nement appui sur les travaux disponibles pouranalyser la « nouveauté » des dominations dansles quartiers populaires. Si R. Cortéséro brosse àgrand trait une histoire des problématisationsscientifiques relatives aux banlieues françaises(p. 27-45), son texte comme l’ensemble des cha-pitres laissent dans l’ombre des études centralesdans l’analyse des groupes populaires contempo-rains. Les sociologies des classes populaires (lesécrits d’Olivier Schwartz, de Stéphane Beaud etMichel Pialoux, par exemple), des rapports auxinstitutions des habitants de banlieue (à l’imagede ceux de Yasmine Siblot, ou de Céline Bracon-nier et Jean-Yves Dormagen), des écoles de lapériphérie (comme ceux d’Agnès Van Zanten ouPierre Périer) ou encore des politiques menéesdans les secteurs populaires (entre autres lesétudes de Sylvie Tissot) ne sont pas exploitées. Lesauteurs ne peuvent évidemment mobiliser tous lestravaux existants, mais il est dommage quel’ensemble des recherches à dimension objecti-vante et soulignant l’importance de la reproduc-tion – pas nécessairement à l’identique – desinégalités dans les quartiers populaires soientignorées. Sans entrer dans les conflits de « cha-pelles », ces travaux auraient peut-être permis,non seulement de construire des programmesd’investigation, mais surtout de nuancer certainesaffirmations, particulièrement quant au caractère« novateur » des phénomènes de dominationsociale, spatiale et/ou « ethnique » en banlieue.« Attention aux excès de vitesse » donc, pourreprendre une formule de Jean-Claude Passeron2,notamment lorsque l’on ne dispose pas de suffi-samment de données empiriques historicisées. On

l’aura compris, le livre dirigé par R. Cortéséro seveut surtout un essai normatif visant à orienterl’action des pouvoirs publics.

Lorenzo Barrault –CNRS, SAGE

Olivesi (Stéphane) – La communication syndicale. –Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013

(Res Publica). 226 p. Bibliogr.

Contrairement à ce que pourrait laisser sup-poser le titre, ce n’est pas tant au discourssyndical ou, plus largement, aux techno-

logies et aux « produits » de la communicationdes organisations syndicales que le livre de Sté-phane Olivesi s’intéresse mais au « mode de pro-duction » et, plus au fond, à la signification decette communication et, singulièrement, à ses dif-ficultés, déficiences ou illusions. En cela, il ouvreune perspective nouvelle et inédite sur l’objet syn-dical, tout en revisitant, voire réévaluant, les résul-tats de recherche sociologique ou de sciencepolitique sur ce même objet. Sous l’angle de lacommunication, ici « aptitude à dialoguer, reven-diquer, informer, négocier, convaincre, mobiliser,fédérer... », il s’agit donc de renouveler l’analysede l’action syndicale en interrogeant ses acteurs etleurs moyens, et de dévoiler une mutation avanttout symbolique des rapports sociaux. Si la com-munication produit un « monde du travail de plusen plus civilisé » (en référence – soulignel’auteur – au processus de civilisation de NorbertElias), toute violence ou forme de dominationn’en disparaissent pas pour autant mais prennentune forme euphémisée. L’autre intérêt du livretient à sa méthode : sans ignorer les confédéra-tions, il privilégie l’étude de terrain, soit l’actionsyndicale dans les entreprises. Concrètement,l’étude prend appui sur de nombreux entretiensavec des militants locaux (représentants syndi-caux, élus du personnel) de la CGT, de FO et dela CFDT et, plus au fond, sur l’expérience de sonauteur, animateur de nombreuses formations syn-dicales (en communication), notamment dans lecadre des instituts du travail, chargés de la

1. Par exemple : Edmond Préceteille, « La ségrégation a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polari-sation et mixité », Sociétés contemporaines, 62, 2006, p. 69-91 ; Jean-Christophe François, Franck Poupeau, Lesens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d'agir, 2008.

2. Jean-Claude Passeron, « Attention aux excès de vitesse : le “nouveau” comme concept sociologique », Esprit,4, 1987, p. 129-134.

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formation syndicale « supérieure » au sein desuniversités1.

Cinq chapitres, a priori autonomes, s’enchaî-nent – la formation à la communication des syn-dicalistes et ses défaillances, son apprentissagecomme miroir des identités personnelles, organi-sationnelles ainsi que des rapports sociaux, laconstruction des opinions en entreprise, le rap-port des syndicalistes aux médias... – mais, en réa-lité, liés par un même projet de mettre à nu desformes, anciennes ou nouvelles, de dominationsociale qui tendent à limiter, sinon à rendre illu-soire et pour le moins complexe, le « travail de lacommunication ».

Cherchant à dépasser les analyses de la « crisesyndicale », mais confirmant leurs résultats, cesperspectives croisées actualisent d’abord la socio-logie du syndicalisme : une CGT qui demeureouvrière (rappelons que l’étude ne couvre pas lafonction publique), une « présence plus affirméedes employés » à FO, une CFDT plus féminine ;un niveau d’études plus élevé dans ces deux der-nières organisations (Bac/Bac + 2) ; une moyenned’âge des militants relativement élevée (rares sontles moins de 40 ans). L’engagement syndical puisl’exercice de fonctions de représentation (et sonaspect performatif) traduit une « volonté d’éman-cipation » mais aussi le résultat de « différentesexpériences de la vie professionnelle et militante ».Le choix de l’organisation dépend du sentimentd’un « vécu marqué par l’échec » qui est à l’ori-gine d’un « mécontentement radical » et conduitvers une organisation perçue comme contestatairede l’ordre managérial. Cela oppose essentielle-ment la CGT et la CFDT dans leur rapport sup-posé aux « luttes sociales » : « confrontationviolente » pour la première, stratégie qui prendappui sur le droit et la négociation pour laseconde. Le choix de FO renverrait plus à un fais-ceau de relations amicales, familiales et profes-sionnelles. Dans tous les cas, intervient aussi unrapport plus utilitariste au syndicalisme. En fin decompte, les vieilles idéologies n’opèrent plus.

Pour autant, quels que soient les apparte-nances ou les modèles d’action, beaucoup desreprésentants enquêtés apparaissent « démunisface à la technicisation managériale du jeusocial », soit au développement et aux nouvellesrègles – apparemment pacifiées – du « dialogue

social ». Ce « jeu » serait perçu comme « perdud’avance » parce qu’il est principalement définipar les directions d’entreprise alors que les res-sources des syndicalistes sont nécessairementlimitées. L’échec scolaire, marquant nombre demilitants, semble ici rédhibitoire. Dès lors, cesderniers ne peuvent rivaliser avec des « armes »dont le maniement par les directions d’entreprisesera toujours supérieur. Le nouveau « jeu social »serait donc nécessairement inégalitaire ; ce neserait qu’un « théâtre d’ombres » ; il ne conduitqu’à « intérioriser les principes de la domination »tandis que les salariés finissent par percevoir lesreprésentants syndicaux comme « extérieur à leurmonde », oscillant entre indifférence et hostilité.L’auteur explique cette impuissance du syndica-lisme par « l’absence de modèle d’action » sinonde pensée et de stratégie propres à celui-ci quipuisse être opposé à l’« hégémonie managériale ».Les syndicats ne parviennent pas à dépasser un« patrimoine » ou « folklore » – tractage ou mani-festation par exemple – dans lequel ils se sont (etont été) enfermés et aux effets limités. La forma-tion des militants sur les questions de communi-cation en particulier demeure faible ouanarchique, montrant toutes les hésitations etcontradictions dans lesquelles sont prises les orga-nisations. Au contraire, dans les entreprises, aumoyen notamment de « baromètres sociaux » qui,pourtant, peuvent être facilement déconstruits, lesmanagers inventent une (fausse) démocratied’opinion qui vise à délégitimer les représentantssyndicaux et à inculquer l’opinion dominante.Plus globalement, la société de surinformation etl’attrait de la part des médias pour les conflitssociaux les plus violents, caricaturés, rendentinaudibles les syndicats.

Les analyses de S. Olivesi apparaîtront tran-chées. Elles n’excluent pas un certain fatalisme ouune logique de classe implacable. Les ressorts dela communication ont déplacé les rapports deforce dans l’ordre du symbolique. Le livre montreégalement que, dans ce contexte, contrairementaux échos de recherches nord-américaines, lesorganisations syndicales sont loin d’avoir réussi àse redéployer ou à innover tandis que les militantssemblent comme livrés à eux-mêmes et àl’improvisation.

Dominique Andolfatto –Université de Bourgogne, CREDESPO

1. Voir Marcel David, Témoins de l'impossible. Militants du monde ouvrier à l'Université, Paris, Les Éditionsouvrières, 1982.

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Guigo (Pierre-Emmanuel) – « Le chantrede l’opinion » : la communication de Michel Rocard

de 1974 à 1981. – Paris, INA Éditions, 2013 (Mediashistoire). 266 p. Illustrations. Bibliogr. Annexes. Index.

Ce livre a pour ambition de retracer lagenèse du processus d’institutionnalisa-tion de la communication politique en

France par l’analyse du cas de Michel Rocard. Àtravers un récit captivant, Pierre-EmmanuelGuigo reconstitue les faits saillants du parcourspolitique de ce pionnier de la communicationpolitique. Il montre comment les techniques demarketing ont été mobilisées par Michel Rocardpour s’imposer comme leader politique de lagauche alors que, à l’époque, cette gauche voyaitd’un mauvais œil ces techniques surtoutemployées par la droite et qui étaient associées àde la manipulation. L’auteur explique l’irruptionde ces nouvelles pratiques politiques par des fac-teurs institutionnels comme la présidentialisationdu régime, l’évolution du système médiatique quis’est démocratisé et enfin le déclin de la vie par-tisane, facteurs qui ont fait de l’opinion publiquele baromètre de la vie politique. P.-E. Guigo jus-tifie aussi l’engouement pour l’approche marke-ting par l’idéologie de la deuxième gauche quidésirait prendre en compte l’opinion des citoyenspour mieux revitaliser la démocratie. Cette ouver-ture sera aussi facilitée par les réseaux sociaux quefréquente le jeune leader qui s’entoure de polito-logues et d’experts en sondage. Le rapport entrela recherche politologique et ses applications pra-tiques est fréquemment évoqué tout au long dulivre où l’on croise R. Cayrol, J. Jaffré, F. Bon,J. Julliard, J.-L. Parodi et autres conseillers issusdu monde universitaire. Les découvertes sociolo-giques sur les effets des médias, l’opinion publiqueet la construction de l’image publique seront inté-grées aux stratégies de communication de cetanimal politique qui, de 1967 à 1969, fera quatrecampagnes électorales.

Il faut souligner la richesse de cette recherchequi s’appuie sur une documentation de premièremain grâce au dépouillement de six fondsd’archives dont ceux de l’INA et du Cevipof oudes archives d’acteurs de l’époque comme MichelRocard et Pierre Zémor qui fut son principalconseiller en communication. L’auteur a aussidépouillé la presse de l’époque et enfin il a réalisé36 entretiens avec des politiciens, des journalisteset des experts en communication ce qui rend satrame narrative très vivante et son analyse

crédible. L’auteur nous fait partager ses décou-vertes documentaires dans des annexes où il ainclus la publicité du candidat, ses messages auxcitoyens et de nombreux graphiques sur l’évolu-tion de l’opinion publique.

Dès la campagne présidentielle de1969 où ilporte les couleurs du PSU, Michel Rocard s’auto-nomise par rapport à son parti et s’entoured’experts en communication qui sauront le mettreen orbite. Quelques mois plus tard, il réussit à sefaire élire député dans les Yvelines contre l’ancienpremier ministre Maurice Couve de Murvillegrâce au capital politique acquis lors de la prési-dentielle. Il sera battu en 1973 et se tournera versla politique municipale pour mieux s’enraciner etrebondir sur la scène nationale. Peu connu de sesélecteurs et lui-même peu au fait des enjeuxlocaux, il s’en remet aux analyses et conseils deses experts et remporte l’élection au premier tour,à la surprise générale, et devient maire deConflans-Sainte-Honorine.

Après ces premières expériences, il s’entou-rera d’une équipe mieux structurée qui le suivraau long de sa carrière : le groupe « image » forméessentiellement de politologues et de sondeurs :« L’objectif du groupe est de mener Rocard à laprésidence dès 1981, en organisant sa communi-cation de manière rationnelle » (p. 81). Ons’ingénie à gommer les défauts télégéniques deRocard : son manque de chaleur, son débitmitraillette (180 mots par minute), ses phrasestrop longues faites d’incises, sa volonté de toutexpliquer. On l’incite aussi à changer son appa-rence physique et à mieux s’habiller. Pour limerson image de technocrate, on l’incite à participerà des émissions littéraires ou de divertissementpour le rendre plus décrispé, plus accessible à« Madame Michu ». Il s’agit de le faire parlersimple et « concret ».

Une grande partie du livre est aussi consacréeà la rivalité Rocard-Mitterrand au sein du PS pourl’investiture présidentielle. L’auteur analyse endétail sa montée au sein du parti socialiste ainsique les embuches qu’il y rencontre. Les discoursqu’il prononce aux congrès de Nantes, de Metzou encore ceux qu’il fait dans les fédérations sontexaminés à la loupe. Finalement, ce périple se ter-mine par l’appel raté de Conflans où il se met àla merci de son rival en liant sa propre candida-ture à la décision de désistement de Mitterrand :« un échec clair pour un homme réputé jusque-làmaîtriser les médias » (p. 194).

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Les grandes qualités de cette recherche nedoivent pas occulter quelques lacunes. L’auteurse montre peu critique en ce qui concerne lapréséance donnée aux experts sur les militantset sur la dévitalisation de la vie partisane. Ilestime ce phénomène inévitable, mais il n’enanalyse pas les conséquences comme l’accrois-sement du cynisme dans la classe politique etson rejet par les électeurs. Il aurait aussi étéintéressant d’approfondir l’influence de la com-munication politique sur le style discursifpuisque l’auteur disposait d’une collection dediscours de Michel Rocard qui était, nous rap-pelle-t-il, critiqué pour son style complexe, « unmélange de jargon technocratique et de jargonmilitant. » (p. 74) Il aurait pu valider cette per-ception en ayant recours à l’analyse lexicomé-tique pour mesurer s’il y a eu, au fil des ans,un changement dans le degré de complexité etdans l’évolution de son vocabulaire ce quiaurait permis de démontrer empiriquementl’efficacité ou l’influence, s’il y a lieu, desconseillers en communication.

Notons aussi quelques défauts techniques.Sa bibliographie est quelque peu oublieuse. Onn’y retrouve pas toutes les références qui ontété utilisées dans la recherche. La révision lin-guistique n’a pas éliminé toutes les scories.L’analyse historique a aussi ses limitespuisqu’elle ne permet pas de décrypter le liende causalité entre le discours et sa réception.Les résultats des sondages ne sont pasconcluants à cet égard parce que trop approxi-matifs. Ainsi la prestation télévisée de mars1978 qui, selon l’auteur, permet à MichelRocard d’accéder au statut d’enfant chéri desmédias et de devancer François Mitterrand entermes de popularité ne modifie pas son imagedans l’opinion qui le juge ambivalent en raison,selon P.-E. Guigo, des stigmates de son passégauchiste. (p. 156) Cette difficulté analytiqueaboutit à un paradoxe : alors que MichelRocard a été le champion de la communicationpolitique et s’est dépensé sans compter pouroccuper l’espace médiatique, il a raté son projetde devenir président de la république. Il subiraun échec communicationnel face à un hommequ’on disait pourtant du passé. On pourrait enconclure que la communication ne fait pasl’élection.

Denis Monière –Université de Montréal

Vauchez (Antoine) – L’Union par le droit. L’inventiond’un programme institutionnel pour l’Europe. –

Paris, Presses de Sciences Po, 2013 (Références.Gouvernances). 400 p. Figures. Bibliogr. Index.

L’ouvrage d’Antoine Vauchez saisit unemarque de la construction européenne qu’ilsera désormais difficile d’ignorer. Non qu’il

la découvre tout à fait. Il ne manque pasd’ouvrages et d’articles éclairant le rôle prégnantdu droit dans cette singulière entreprise, et qui-conque a fréquenté les milieux européens a tôtfait de sentir la présence de son langage, de sesformes et de ses acteurs. Cependant, l’ouvrage nese contente pas de baliser un terrain connu. Àl’aide d’un matériau considérable qui résulte pourpartie des analyses menées par un groupe derecherche nommé POLILEXES dont l’auteur estl’un des principaux animateurs, l’ambition de celivre est de montrer « comment le terrain du droitest devenu, à partir du milieu des années 1960, lefoyer privilégié de l’unification symbolique et pra-tique de la série hétéroclite des communautés, ins-titutions et politiques créées par les traitéseuropéens en un ordre politique unique dotéd’une rationalité propre » (p. 23). L’Union-par-le-droit n’est pas une manière parmi d’autres defaire l’Europe. Ce n’est pas un fait de conjectureou une donnée naturelle. Construction socialeorganisée, elle est au principe de toute l’organisa-tion économique, administrative et politique del’Europe. Telle est l’hypothèse du livre.

Le droit est le point fixe qui ne cesse de repa-raître sous les plus grands projets sur l’avenir del’Europe comme dans les plus infimes décisionsde la Commission européenne. L’auteur hésite àqualifier son objet : il l’appelle tantôt un« champ », tantôt un « programme », parfois une« figure » ou « le lieu géométrique de l’institutionde l’Europe », ou encore un « espace-carrefour » ;et, à certains de ces attributs, il attache unevariable d’intensité : faible/fort. Disons que ledroit n’est pas simplement, à ses yeux, un instru-ment au service des intérêts et des acteurs les plusdivers. C’est la matière même dont est fait ce faitinstitutionnel unique qu’est l’Union européenne :c’est par le droit qu’informations et idées circu-lent en Europe ; c’est lui qui organise les compé-tences et les stratégies d’intervention ; lui encorequi offre les arguments et les catégories d’enten-dement, « toutes sortes de transcendances(« Communauté de droit », « Constitution »,« intérêt général communautaire »...) ». Non

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seulement le droit forge des systèmes de penséeet des institutions (un gouvernement suprana-tional, un marché transnational) mais il donne àces systèmes une cohérence et des finalités :« l’union économique », « l’intégration »,« l’union sans cesse plus étroite des peuples », cequ’on voudra. C’est tout cela que l’auteur appelle« un programme institutionnel pour l’Europe ».

Ce programme n’opère pas hors de certainsacteurs. A. Vauchez se défie des grands récits, desgrands projets et des grands hommes dont unecertaine historiographie, encouragée au besoinpar les institutions européennes, a pu se délecter.Il s’intéresse aux « entrepreneurs d’Europe », toutun aréopage de fonctionnaires, professeurs, par-lementaires, entrepreneurs qui ont soin d’agirhors des cercles de la high politics. L’on apprendraà connaître Michel Gaudet et Fernand Dehousse,Nicola Catalano et Andreas Donner, Pierre Pes-catore, Alan Dashwood ou Claus-Dieter Ehler-mann, bien d’autres personnages fascinants etméconnus. Leur action est d’autant plus efficacequ’elle est plus discrète. S’ils entrent dans les stra-tégies, les débats et les luttes qui font l’Europe,c’est en les déplaçant sur le terrain du droit et ense déplaçant constamment eux-mêmes. Ce qui lescaractérise, c’est leur mobilité. C’est assurémentl’un des mérites essentiels du livre que de mon-trer, à rebours des représentations communes,que l’élite européenne n’est pas un corps stable ethomogène ; il s’agit plutôt d’un groupe mobile,juristes indéfinis dans leurs origines (ils sont avo-cats, professeurs ou simples diplômés en droit),indifférenciés dans leurs compétences (ils sontcapables d’organiser un marché ou d’écrire uneconstitution), multiples dans leurs activités (avo-cats des petites et des grandes causes, conseillersdu prince ou de grandes firmes), savants et poli-tiques. Les juristes qui travaillent au crédit de cetteentité non souveraine sont aussi à l’aise dans lesministères qu’au sein des services de la Commis-sion, dans les enceintes parlementaires et dans lesamphithéâtres, dans les offices publics commedans les cabinets privés. Sans ancrage, revendi-quant une forme de détachement, arrimés à leurscience pauvre en contenus mais riche en for-mules, ils jouent le rôle de charnières.

Flaubert a écrit qu’« il y a des hommes n’ayantpour mission que de servir d’intermédiaires ; onles franchit comme des ponts, et l’on va plus loin »(L’éducation sentimentale). Tel est bien le « juristeeuropéen », intermédiaire essentiel. À l’occasion, ilne se prive pas de dire non seulement comment et

jusqu’où on peut aller, mais où il faudrait aller.Assumant un rôle de « courtier » entre les insti-tutions, les publics, les groupes d’intérêts, ambi-tionnant d’être un réformateur, A. Vauchezcroit pouvoir y distinguer un « gouvernant »de l’Europe.

L’ouvrage a un hors-titre. « L’Union par ledroit » est une variation sur un thème connu desétudes européennes, « la Communauté de droit »(Walter Hallstein), « le droit de l’intégration »(Pierre Pescatore), « l’intégration par le droit »(Joseph Weiler) : le droit comme ferment d’uneunion économique, d’une société politiqueélargie, d’un sujet neuf (le citoyen européen), brefd’une constitution sociale radicalement différentede celle dans laquelle ces entrepreneurs-juristeseuropéens ont été formés (la société nationale).La promesse d’un monde vidé de politique et gou-verné par des organes dépolitisés. A. Vauchezconsacre un long développement à cette représen-tation transformée en idéologie. De fait, elle a puproduire des effets réels de légitimation. Il peutsembler, à la lecture de ces quelques pages, quel’auteur s’y rallie. La vérité est plus complexe.L’ouvrage offre une double lecture. L’une voitdans la diffusion efficace du discours sur l’idée dedroit, pacificatrice et intégratrice, une confirma-tion des analyses privilégiant « le terrain du droit »dans la structuration de l’Europe. L’autredémonte l’idéologie intégratrice, montre que leprogramme institutionnel de l’Europe ne tient pastout entier en ses « doctrines maison » et décèlesous l’apparente autorité de ce discours desréseaux structurés d’individus engagés. L’élémentde ritualité (cérémonies, conférences, rencontres)qui soutient l’autorité d’une institution aussi cen-trale que la Cour de justice de l’Union est peut-être, au cœur de cette démonstration, l’aspect leplus frappant.

Cette lecture distanciée a pour résultat quel’auteur n’entre pas dans le noyau des textes etdes interprétations. Pour sa démonstration, ladélimitation du champ du droit compte plus quela détermination de son sens ; les énoncés et lessignifications s’effacent derrière les prises de posi-tion et les croyances qui les accompagnent. Lareconstruction du « moment Van Gend en Loos »en est un bon exemple. L’arrêt, rendu en 1963 parune Cour de justice encore divisée, établissantl’existence d’un ordre juridique européen souve-rain, considéré par les juristes européens commeune révolution, paraît un arrêt « prudent » àl’auteur. Car, pour lui, l’essentiel est dans les

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rouages de sa préparation et de sa réception.Toute la seconde partie procède de cette lecture :elle s’intéresse plus au « processus d’objectiva-tion » d’un pouvoir qu’aux formes objectives designification. La jurisprudence est ici un rituel auservice de l’institution qui la produit, la législationde l’Union une « technologie politique » au ser-vice de la Commission, la Constitution euro-péenne est d’abord la capacité de quelquestechniciens du droit « à imposer un espace despossibles ». À l’évidence, A. Vauchez ne croit pasà l’empire du texte de droit ni au travail abstraitde ses concepts. Il manque peut-être ainsi unmoment essentiel de la fabrication de l’Europe.Dans un milieu aussi polycentrique et détaché quele milieu européen, il ne faut pas négliger le travail« structural » du système de sens.

L’analyse a une évidente force déconstruc-trice. Il ne sera plus permis de répéter d’unemanière abstraite et comme pour s’en convaincrele rôle central du droit dans le processus d’inté-gration. On sera mieux capable de montrer lesressorts complexes d’une mécanique aux enjeuxmultiples. L’ouvrage a aussi un effet plus inquié-tant. La force « impérieuse » des représentationsjuridiques, qui est au départ de cette étude, sembleperdre en évidence à mesure de leur déconstruc-tion. L’on finira par se demander si le droit n’estpas à l’Europe institutionnelle précisément ce quela matière physique est à la structure de l’univers :une part importante de sa composition, sansdoute, celle à partir de laquelle ont été établies leslois qui la gouvernent à nos yeux, mais dont onperçoit qu’elle est impuissante à rendre comptede tous les événements qui s’y produisent. Ainsil’Europe institutionnelle aurait aussi sa « matièrenoire », essentielle à la compréhension de sa struc-ture et qui cependant échappe à toute identifica-tion. Dans un ouvrage récent1, Le passage àl’Europe. Histoire d’un commencement (2012),Luuk van Middelaar parvient, à partir d’uneméthode d’analyse à bien des égards opposée, àdes conclusions semblables à celles d’A. Vauchez :l’Europe institutionnelle n’est pas exclusivementà Bruxelles, son fonctionnement ne répond pas àun monde de règles, il faut compter avec tout ungroupe d’intermédiaires. Il diffère cependant surl’identité de ces intermédiaires : le droit n’est pasle déterminant essentiel, car le fait central estl’existence du « cercle des États » et l’autorité

politique qu’ils forment ensemble, loin des insti-tutions et des juristes européens. Le fonctionne-ment de ce cercle est régi par le partage desintérêts et aussi les lois de la « fortune » chère àMachiavel. C’est le « tribunal des événements »,non pas le droit, qui fait l’Europe. Il y a dans cetteréférence un aveu d’impuissance. Il y a donc autrechose que le droit et la pure politique des intérêts,une chose fondamentale qui lie les États euro-péens et l’Union européenne ; mais cette chosedemeure insaisissable. En attendant de mettre aupoint les concepts qui nous permettront d’enrendre compte, on n’aura peut-être jamais étéaussi loin qu’A. Vauchez dans l’exploration desconditions sociales produisant les lois qui gouver-nent l’Europe que nous croyons connaître et aveclaquelle nous vivons.

Loïc Azoulai –IUE (Florence)/Université Paris II-Panthéon Assas

Arriola (Leonardo R.) – Multiethnic Coalitionsin Africa. Business Financing of Opposition Election

Campaigns. – New York, Cambridge University Press,2013 (Cambridge Studies in Comparative Politics).

XVIII + 310 p. Figures. Annexes. Bibliogr. Index.

L’absence d’alternance de l’exécutif marqueles systèmes politiques de nombreux paysd’Afrique subsaharienne depuis leurs indé-

pendances. Attribuant ce constat aux difficultésde coordination des partis politiques d’opposi-tion, L. R. Arriola œuvre, dans ce saisissant pre-mier ouvrage, à identifier les conditionspermettant la formation de coalitions électoralesmultiethniques, seules à même de contesterl’assise politique des présidents africains en exer-cice (incumbents). Son questionnement, simples’il en est, introduit le lecteur au cœur d’unerecherche passionnante et à l’indéniable intérêtscientifique.

Réduisant l’importance généralement attri-buée par la science politique aux questions de cli-vages ethniques, ou encore à la nature desinstitutions électorales (p. 209-234), la thèse deL. R. Arriola renvoie à la centralité du problèmed’engagement (commitment problem) comme fac-teur explicatif des difficultés rencontrées par leformateur d’une coalition multiethnique. Lecaractère différé de la relation coûts/bénéfices de

1. Dont Hugo Canihac a rendu compte dans la Revue française de science politique, 63 (3-4), juin-août 2013,p. 702-703.

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l’engagement au sein d’une coalition1, auquels’ajoute le risque de représailles dû à la défectionau parti présidentiel, en réduit en effet considé-rablement l’attrait pour ses protagonistes. Sansgrande surprise, l’auteur soutient alors que l’appuipréélectoral d’autres groupes ethniques se doitd’être compensé par un financement préalable(upfront payement). La formation d’une coalitionmultiethnique est, à ce titre, subordonnée à lacapacité du formateur de poursuivre ce queL. R. Arriola nomme la pecuniary coalition-buil-ding strategy (p. 32-38). Alors que l’accès aux res-sources publiques garantit au parti au pouvoir lesfonds nécessaires à la poursuite de cette stratégie,le formateur de l’opposition doit quant à lui enmobiliser l’équivalent dans le secteur privé. Cetteasymétrie constitue le pivot autour duquel s’arti-cule l’hypothèse générale de l’ouvrage. En effet,l’alignement politique du milieu des affaires aucôté de l’opposition sous-entend un niveaud’autonomie de l’entrepreneuriat loin d’être évi-dent dans un contexte politico-économique afri-cain encore largement structuré par des réseauxclientélistes. L’auteur affirme alors que la libéra-lisation financière, en réduisant la dépendance dusecteur d’affaires aux capitaux contrôlés par l’État,a rendu cette autonomie suffisante. Les réformesengagées sous pression des programmes d’ajuste-ment structurels (PAS) sont ainsi présentées danscet ouvrage comme une condition nécessaire à laconsolidation de la démocratie en Afriquesubsaharienne.

Au fil des 250 pages qui composent sarecherche, L. R. Arriola croise de façon rigoureusedes méthodes quantitatives et qualitatives. Sepliant avec finesse à l’exercice contraignant de lacomparaison, il s’attache dans chaque chapitre àidentifier les tendances à l’échelle du continentafricain, avant de les confronter à l’analyse en pro-fondeur de deux études de cas bien documentées :le Cameroun et le Kenya. Avec une grande hon-nêteté intellectuelle, il confronte systématique-ment ses hypothèses à leurs concurrentes, afind’en dégager un schéma de causalité, expliquant

sous quelles conditions se forment ou se fragmen-tent ces coalitions.

Ainsi, après avoir exposée sa problématique(chapitre 1), puis la théorie de la pecuniary coali-tion formation (chapitre 2), L. R. Arriola présentel’historicité des régimes de représailles financières(financial reprisal regimes), par lesquelles les auto-rités coloniales réduisaient la concurrence desentrepreneurs africains en limitant leur accès auxcapitaux (chapitre 3). Se détachant pourtant detout déterminisme postcolonialiste, l’auteur révèleque l’intensité avec laquelle vont se poursuivre cescontrôles après les indépendances dépend de lanature des circonscriptions électorales des nou-veaux leaders africains. Afin de pérenniser leurpouvoir, ceux-ci vont développer des régimesd’incitations (incentives) ou de contraintes(constraints), selon qu’un accès facilité aux capi-taux avantage, respectivement, l’accumulation ausein de leur ethnie ou des ethnies concurrentes(chapitre 4). Retraçant ensuite les réformes desannées 90, l’auteur souligne que la manière dontsont gérées les pressions exogènes à la libéralisa-tion financière dépend de la nature de cette rela-tion State-business postcoloniale, mais égalementdes ressources rentières à disposition du pouvoir(chapitre 5)2. Les bouleversements engendrés parces réformes financières s’accompagnent d’un réa-lignement politique du milieu des affaires. Eneffet, le secteur privé devient plus ou moins enclinà financer les partis d’opposition selon le niveaude régulation – discrétionnaire – de l’accès auxmarchés financiers préservé par l’État à l’issue desréformes (chapitre 6). Ce schéma de causalitévient finalement s’achever par une analyse com-parative approfondie des coalitions d’oppositionkenyane et camerounaise, soulignant empirique-ment l’importance des leviers financiers du for-mateur dans la sécurisation de ses soutiensélectoraux (chapitre 7). Par confrontation àd’autres hypothèses, la validité du schéma faisantde l’autonomie financière du secteur privé le fac-teur clé de la formation de coalitions d’oppositionmultiethniques est confirmé (chapitre 8), avant

1. Les promesses de partage du pouvoir entre groupes ethniques peuvent s'avérer, une fois le formateur encharge de l'exécutif, n'avoir été que paroles creuses, alors même que les coûts de campagne auront, quant àeux, été partagés sans garantie de victoire (p. 31).

2. Selon l'auteur, au Cameroun, A. Ahidjo et P. Biya ont œuvré à maintenir une emprise importante sur le secteurfinancier, redoutant l'éventuelle menace politique représentée par l'ethnie Bamiléké. Cette relation de proximitéState-business fut largement préservée au travers des réformes grâce à l'indépendance financière qu'offrait larente pétrolière au régime de P. Biya face aux bailleurs internationaux. Le schéma inverse apparaît au Kenya,où D. A. Moi dut se plier plus largement aux réformes financières, position qui n'affectait que peu l'équilibred'une relation State-business d'ores et déjà construite autour d'un accès facilité du milieu d'affaire au capital.

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d’ouvrir une réflexion sur les implications de cesrésultats quant à l’orientation future des réformeséconomiques et politiques en Afrique subsaha-rienne (chapitre 9).

Pour stimulant que soit cet ouvrage, sa lectures’accompagne néanmoins de quelques frustra-tions, principalement attribuable à la conceptionque se fait l’auteur de la relation State-business enAfrique et de ses modalités d’action. Il apparaîtainsi regrettable que l’entrepreneur africain ne soitinterprété, au fil de ces pages, qu’à l’aune de ses« réactions » face à un cadre institutionnel qui ledépasse. En déniant à l’entrepreneuriat toutecapacité à infléchir sur l’adoption des PAS sousprétexte de l’absence de mobilisation collective(p. 102 ; 107), L. R. Arriola consolide son schémade causalité en liant libéralisation financière etautonomie politique du secteur privé. Il le faitcependant en jetant un voile sur un pan entier dela littérature africaniste, qui suggère d’appré-hender le politique même en son absence1. Ainsi,s’il est clair que durant la période précédent lesréformes financières, les entrepreneurs appuientleurs activités sur des arrangements individuelsavec le pouvoir, la nature transgressive de leurspratiques commerciales suggère néanmoins unecertaine autonomie au contrôle d’État2. Consacrerla domination du politique empêche L. R. Arriolade voir la relation State-business comme une rela-tion d’interdépendance, à la formation de laquellecontribue également le monde des affaires3. Parailleurs, la libéralisation financière peut bien avoiramoindri l’emprise exercée par les dirigeants afri-cains sur l’accès aux capitaux, elle n’en a pas pourautant laissé ces leaders démunis face à l’entrepre-neuriat. Bien que redéfinis, les réseaux clientélistes

perdurent, les leviers par lesquels les représailless’abattent existent toujours, les sanctions écono-miques restent d’actualité4.

Finalement, l’autonomie de l’entrepreneuriatafricain apparaît comme une question éminem-ment multidimensionnelle, qui ne peut que diffi-cilement être réduite à son seul accès au créditbancaire. Pourtant, grâce à cette approche,L. R. Arriola réussit à proposer un modèle théo-rique convaincant, illustré d’études de cas d’uneincroyable richesse, qui rendent sans hésitation lalecture de cet ouvrage incontournable pour qui-conque s’intéresse aux questions électorales enAfrique subsaharienne.

Guive Khan Mohammad –Université de Lausanne

Debos (Marielle) – Le métier des armes au Tchad.Le gouvernement de l’entre-guerres. –

Paris, Karthala, 2013 (Les Afriques). 264 p. Annexes.

Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’IEPde Paris en 2009, cet ouvrage aborde desenjeux importants de l’étude des guerres

civiles et de l’économie des conflits africains. Ilconstitue à la fois un précieux résumé de l’histoirede la violence au Tchad depuis la période colo-niale (la première partie de l’ouvrage), un bilancritique des nombreux concepts qui ont été uti-lisées pour aborder ces conflits (et plus largementles conflits africains dans leur ensemble), mais ilesquisse surtout plusieurs notions très heuristi-ques (celle d’entre-guerres, en premier lieu), etutilise des concepts sociologiques peu habituelsdans l’étude des conflits (les théories de l’école de

1. Voir notamment Jean-François Bayart, Achille Mbembé, Comi Toulabor, Le politique par le bas en Afriquenoire, Paris, Karthala, 2008, p. 217.

2. Concernant les pratiques de contrebande en Afrique subsaharienne, voir : Pascal Labazée, « Les échangesentre le Mali, le Burkina Faso et le nord de la Côte-d'Ivoire », dans Emmanuel Gregoire, Pascal Labazée (dir.),Grands commerçants d'Afrique de l'Ouest. Logiques et pratiques d'un groupe d'hommes d'affaires contempo-rains, Paris, Karthala/Orstom, 1993, p. 125-174 ; Emmanuel Grégoire, « Les chemins de la contrebande : étudedes réseaux commerciaux en pays Hausa », Cahiers d'Études africaines, 31 (124), 1991, p. 509-532 ; PhilippeHugon, « Les petites activités marchandes dans les espaces urbains africains (essai de typologie) », Tiers-Monde,21 (82), 1980, p. 405-426.

3. Peuvent être notamment proposés à ce titre : Karine Bennafla, « La fin des territoires nationaux ? », Politiqueafricaine, 73, 1999, p. 24-49 ; Ogunsala John Igue, « L'officiel, le parallèle et le clandestin. Commerce et inté-gration en Afrique de l'Ouest », Politique africaine, 9, 1983, p. 29-51. Emmanuel Grégoire, Pascal Labazée,« Approche comparative des réseaux marchands ouest-africains contemporains », dans E. Grégoire, P. Labazée(dir.), Grands commerçants d'Afrique de l'Ouest..., op. cit., p. 9-36.

4. Voir entre autres : Patrick Chabal, Jean-Pascal Daloz, L'Afrique est partie ! Du désordre comme instrumentpolitique, Paris, Economica, 1999 ; Béatrice Hibou, « Retrait ou redéploiement de l'État ? », Critique internatio-nale, 1 (1), 1998, p. 151-168 ; Armelle Choplin, « La “Mauritanie offshore” : extraversion économique, État etsphères dirigeantes », Politique africaine, 114, 2009, p. 87-104.

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Chicago sur le travail). L’ouvrage illustre bien lemode de problématisation récent de la guerre etdes conflits : la question n’est est plus celle desmotivations individuelles et des raisons desguerres, mais l’ethnographie de celle-ci à partir del’importation de concepts sociologiques qui nesont propres ni à l’Afrique ni aux situations decrise, et encore moins centrés sur les violences.En cela, le travail de Marielle Debos rejoint ceuxd’autres chercheurs, comme Danny Hoffman ouYvan Guichaoua.

Le livre oscille entre une description macro-sociologique et historique des conflits tchadienset une analyse plus micro de carrières indivi-duelles de ces « hommes en armes » qui peuventpasser au gré des circonstances entre plusieursmétiers (combattant régulier, rebelle, coupeursde route et fraudeurs, douaniers, bogobogos) etréinvestir ainsi des compétences, ou plus sim-plement maintenir leur prestige lié au fait deporter les armes (sans forcément les utiliser1).Osciller entre l’un et l’autre niveau d’analyse, etse pencher sur des acteurs assez peu analysés (lessoldats ordinaires, beaucoup moins étudiés queles cadres dirigeants), permet de discuter plu-sieurs notions lourdement utilisées dans l’étudedes conflits (ethnicité, intérêt économique pourla guerre) en montrant leur éventuelle zone devalidité, mais surtout l’impossibilité d’un usagesystématique : M. Debos décrit par exemplel’importance que l’ethnicité et les réseaux clani-ques et familiaux peuvent avoir au niveau destrajectoires individuelles (sans en avoir parcontre au niveau macro), et les nombreusesrenégociations que chaque combattant doit faireentre ses différentes allégeances (p. 123-130).Elle analyse aussi en quoi les bifurcations dansles carrières d’hommes en armes peuvent cor-respondre à des opportunités économiques et àune ascension sociale, et le lien avec une éco-nomie plus générale, celle de la « débrouille »,qui ne concerne plus seulement ces hommes enarmes2. La variété des carrières qu’elle décritinterdit toute généralisation autour de ces thé-matiques, mais montre l’articulation complexeentre elles.

À ces circonstances personnelles et localess’articulent aussi des circonstances plus généralesde bifurcation, on trouve ainsi dans le chapitre 4un rendu très fin des dynamiques de négociationautour de la réintégration de rebelles ou del’abandon des combats, cette partie du livre mon-trant comment les traités de paix permettent deréintégrer des combattants autant qu’ils divisentet créent de nouveau conflits. On y trouvera unedescription du jeu entre les élites autour de cesmoments de discussions : jeu autour du nombrede soldats à réintégrer (que les rebelles ont intérêtà gonfler) ; de l’exclusion de certains acteurs parle gouvernement ou bien des propositions diffé-rentes suivant les groupes (visant à les diviser) ;des incitations (par des pays ou des acteurs exté-rieurs) à ne pas arrêter le combat une fois le traitésigné (ce qui mène souvent à faire sécession de lapartie de la rébellion signataire) ; et enfin jeu denégociation qui continue ensuite perpétuellementau niveau individuel pour garder ses avantages etsa proximité avec le gouvernement.

La force de l’analyse est peut-être surtout deproposer une vision très nuancée de ce qu’est laguerre à travers la notion « d’entre-guerres », dontl’usage pourrait sûrement dépasser le seul castchadien, et permettre de conceptualiser cespériodes entre guerre et paix d’une manière solide.Cette notion permet de rompre avec une visionanomique et totalisante de la guerre, et de luirendre le caractère normal et quotidien qu’ellepeut avoir dans le discours des enquêtés :M. Debos montre très justement que les guerresne sont pas permanentes ni générales (qu’elles sedéplacent d’une région à l’autre ou s’arrêtent pourla saison des pluies), et pas forcément traverséesde haine. La guerre est souvent décrite comme unmétier dans le discours des acteurs eux-mêmes,impliquant de se battre contre des connaissances,sans pour autant les déshumaniser. Tout le livreest ainsi traversé par la description d’un champpolitique où les « seigneurs de guerre sont desprofessionnels de la politique au sens de MaxWeber qui, évoluant sur un marché politique nonpacifié, ne rejettent pas l’usage de la force »(p. 67), et dont le capital politique est souvent un

1. L'auteure fait l'hypothèse que le sommet de la carrière d'un homme en arme est précisément de ne plus avoirà s'en servir (p. 30), et même de ne plus avoir à porter l'uniforme.

2. Dans le cas de la Sierra-Leone, Danny Hoffman rapproche même ces figures d'hommes jeunes qui passentd'un métier à l'autre, métier en arme ou non dans son cas, de celles des travailleurs d'un système post-fordiste.Cf. Daniel Hoffman, « Violence, Just in Time : War and Work in Contemporary West Africa », Cultural Anthropo-logy, 26 (1), 2011, p. 34-57.

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capital guerrier. Il l’est aussi par la descriptiond’un corps social qui continue à porter ou subirles armes, et surtout à chercher des moyens des’en accommoder.

C’est à ce titre un ouvrage très intéressant surla normalité de la guerre et de la violence, loin detous les clichés sur les conflits africains. Mais outresa brièveté qui peut laisser le lecteur sur sa faim,on souhaiterait que l’ouvrage compte des cartesqui permettraient de mieux se représenter les dif-férents conflits et les mouvements rebelles dans lepays. Ce point, tout comme l’absence de biblio-graphie générale, est assez regrettable compte tenude l’ambition du livre, qui revisite toute l’histoirerécente du Tchad sous un angle original.

Pierre France –Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CRPS-CESSP

Hecht (Gabrielle) – Being Nuclear. Africansand the Global Uranium Trade. – Cambridge,

The MIT Press, 2012. XX + 452 p.Illustrations. Annexe. Bibliogr. Index.

L’ouvrage de l’historienne américaineGabrielle Hecht porte sur des objets très peuexplorés par les chercheurs, à savoir la mise

en marché de l’uranium et la santé des travailleursdans les mines d’uranium africaines, des sites quiconstituent des sources privilégiées de combus-tible pour les armes et les installations nucléairesdans le monde1. En développant le concept de« nucléarité », l’auteure se donne pour objectif desaisir comment les usages et les significations dulabel nucléaire pour désigner des activités, des ins-tallations, des matières ou encore des pays varientdans le temps et dans l’espace selon les intérêtséconomiques et politiques des acteurs. Alors quele point de départ de nombre d’études universi-taires sur l’armement nucléaire consiste à consi-dérer le « nucléaire » comme quelque chose dedifférent, cette étude nous rappelle qu’il convientde ne pas reprendre l’idée de substance derrièrele substantif. Elle met en effet au jour des conflitset des contingences autour de cette catégorie tech-nique et politique en connectant ses usages à despratiques, des institutions et des organisationssociales. Ainsi, la présence de radiations ne suffitpas à faire d’une mine un lieu de travail nucléaire,

car cette radioactivité doit être détectée et enre-gistrée, ce qui implique que des instruments, deslaboratoires et des données comparatives puissentêtre utilisés. De plus, tandis que les mouvementsantinucléaires revendiquent la reconnaissance ducaractère exceptionnel de ces radiations en poin-tant leurs dangers spécifiques, les industriels affir-ment souvent la banalité de ce phénomène naturelpour faire du nucléaire une industrie comme lesautres. L’auteure cherche aussi à exposer la pré-gnance des logiques coloniales dans les processusobservés. L’un des points remarquables de ce tra-vail, commencé en 1998, réside dans l’ampleur del’enquête de terrain menée en Europe et enAfrique (explicitée dans un appendice). Ladémonstration repose ainsi sur près de 140 entre-tiens (listés en annexe) et sur un important corpusde documents écrits provenant de gouvernementset d’entreprises (la difficulté d’accéder auxarchives publiques françaises est soulignée). Lesdeux parties de l’ouvrage visent à montrer que lefait que des mines d’uranium africaines soientdésignées comme nucléaires, depuis les années1950, est très lié à la politique commerciale desindustries et des gouvernements, et que cette« nucléarité » a des enjeux pour la santé destravailleurs.

La première partie retrace la trajectoire histo-rique de l’uranium hors de l’Afrique en examinantcomment l’invention d’un marché global de l’ura-nium participe à la domination des puissancesimpériales sur leurs anciennes colonies. Elledétaille de façon précise comment ce bien s’estimposé comme une marchandise banale au milieudes années 1970 grâce au travail constant d’entre-prises, d’universitaires ou encore d’institutionspolitiques et, par exemple, la publication par unorganisme américain d’un prix de référence faisantfigure de « cours » de l’uranium. Ce processus de« dénucléarisation » ne va cependant pas de soi, ilsuscite en Afrique des contestations. L’auteures’attarde notamment sur le problème spécifique dela mine d’uranium de Rössing qui est localiséedans le désert de Namibie, un territoire contrôlépar le régime d’apartheid sud-africain. Elle décritentre autres comment le mouvement anti-apar-theid adapte son message pour se faire des alliésen Europe parmi les activistes antinucléaires enpointant le rôle du minerai d’uranium dans le

1. L'auteure est une spécialiste reconnue des questions nucléaires, elle a notamment écrit une histoire de cettetechnologie sous la Cinquième République : Gabrielle Hecht, Le rayonnement de la France. Énergie nucléaire etidentité nationale après la seconde guerre mondiale, Paris, La Découverte, 2004 (1re éd. américaine : 1998).

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programme militaire de l’Afrique du Sud. La mul-tinationale britannique qui exploite la mine par-vient cependant, avec le soutien de songouvernement, à dissimuler au moins un tempsl’origine namibienne du combustible extrait. Unchapitre s’intéresse par ailleurs aux relationsnucléaires privilégiées que la France noue avec leGabon et le Niger dans le cadre de la « frança-frique » et aux manières contrastées qu’ont, durantles années 1970, les dirigeants de ces deux pays deprotester contre les pratiques françaises en matièrede prix qui disqualifient leur souveraineté et sous-évaluent leur minerai. Ces efforts rencontrent tou-tefois des succès limités, car il est difficile pour lesautorités africaines de trouver d’autres clients fia-bles pour leur uranium sans l’expertise et lesinfrastructures françaises.

La seconde partie du livre s’intéresse à lamanière dont les mineurs d’uranium africainsparviennent ou non à construire leur travail dansdes termes nucléaires en analysant les momentset les mécanismes sociaux qui ont rendu visibleleurs expositions aux radiations et qui ont reliéces dernières à des enjeux sanitaires. L’auteuremontre tout d’abord l’invisibilité de ces travail-leurs dans les débats et les pratiques qui ont pen-dant des décennies opposés les scientifiques, lesindustriels et les agences de régulation sur la ques-tion du lien entre exposition au radon et cancer.Ainsi, il a été longtemps admis que les mineursnoirs en Afrique du Sud devaient être exclus desétudes parce qu’ils n’étaient que des travailleursintérimaires. Par ailleurs, si les mines d’uraniumen France sont des lieux nucléaires qui font l’objetd’une étroite surveillance de la part du service deradioprotection du Commissariat à l’énergie ato-mique (CEA), en Afrique francophone, cela sepasse autrement, en raison d’un manque d’instru-ments, d’expertise ou de réseau scientifique(Madagascar) ou encore d’une séparation entre lasurveillance des radiations et la médecine du tra-vail (Gabon). Cette situation suscite au Gabon desprotestations de la part des mineurs qui prennentprogressivement conscience des risques pour leursanté, tandis que le CEA est longtemps réticent àconsidérer les déchets des mines comme un pro-blème. L’analyse s’attarde par ailleurs sur les luttesqui opposent en Afrique du Sud, à partir desannées 1970, des scientifiques formés à l’étrangeret des industriels autour des risques radiologiquesdes mines d’uranium. Il faut attendre les années1990, et donc la fin de l’apartheid, pour que lesradiations finissent pas devenir visibles et par être

régulées, mais l’exposition des mineurs eux-mêmes reste largement invisible faute de donnéesmédicales suffisantes. Enfin, l’étude revient sur lamine de Rössing après l’indépendance de laNamibie. Les efforts des syndicats pour établir lesrisques sanitaires de leur lieu de travail s’avèrentfortement contraints par les intérêts propres desalliés étrangers mobilisés et par l’absence deregistre national des cancers.

Cet ouvrage, bien écrit, qui fournit unesomme considérable d’informations et de récitssouvent passionnants, constitue sans nul douteune référence des études sur le nucléaire etl’Afrique, mais il pourra aussi intéresser tous ceuxqui travaillent sur les marchés économiques, lasanté au travail, l’expertise scientifique ou encoreles mobilisations transnationales. On a toutefoispour notre part deux regrets. Si les descriptionsdes pratiques sont minutieuses, l’analyse nefournit que peu d’éléments d’explication. Elles’interdit même de le faire en restant souvent éloi-gnée des propriétés des acteurs et des contextes(par exemple, les collectifs se voient généralementréifiés et les logiques politiques au sein des paysoccidentaux restent largement dans l’ombre).Dans le prolongement, si l’un des apports de cetravail réside dans la démonstration de l’enchevê-trement des dynamiques internationales et natio-nales à l’œuvre, on peut se demander si l’analysen’aurait pas pu aller encore plus loin dans cettevoie difficile en articulant mieux les deux partiesde l’ouvrage. Il reste que ces remarques n’enlèventrien au résultat principal de cet ouvrage : loind’être liée à des propriétés purement techniques,la (dis)qualification d’un pays ou d’une activitécomme nucléaire est le produit d’un travail poli-tique constant dont l’examen nous permet desaisir des rapports de domination tant au niveaulocal qu’à une échelle plus globale.

Florent Pouponneau –Université de Montréal, CÉRIUM

Campana (Aurélie), Hervouet (Gérard), dir.– Terrorisme et insurrection. Évolution

des dynamiques conflictuelles et réponsesdes États. – Québec, Presses de l’Université du Québec,

2013. XIV + 270 p. Figures. Glossaire.

Cet ouvrage collectif relève le défi quiconsiste à expliquer les dynamiquesconflictuelles engendrées par le recours au

terrorisme dans des contextes insurrectionnels.

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Sans prétendre à une explication unique de lamanière dont le terrorisme devient pour lesacteurs, tantôt insurgés, tantôt étatiques, une stra-tégie ou une tactique parmi d’autres, l’ouvragepropose un large panorama de situations géopo-litiques réparties en dix chapitres articulés à partirde la dialectique action-réaction ; dialectique mar-quée de part et d’autre par l’aspect hasardeux etflou des situations de violence comme desréponses étatiques. Le défi est de taille car la réa-lité visée est complexe, mal définie, sujette à demultiples points de vue selon que l’on épousel’approche des États ou celle des combattants ; etd’ailleurs quels États et quels combattants ? Lesauteurs en ont bien conscience. Le brillant proposintroductif le souligne de façon subtile : « Lecontexte de l’action terroriste doit être spécifié. Leterrorisme ne doit pas être vu comme une finalité,mais bien comme une tactique ou une stratégie,qui relève d’abord de considérations politiques etcommunicationnelles, mais qui peut égalementrecouper des impératifs militaires. [...] En d’autrestermes, les interactions entre les groupes partici-pant à un jeu insurrectionnel de plus en plus com-plexe dépendent pour beaucoup des acteurs enconflit, de leurs motivations, de leurs moyens, deleurs objectifs, mais aussi des contraintesqu’introduisent l’utilisation du terrorisme et laréponse qui leur est opposée. Chaque insurrectiondoit être appréhendée dans sa particularité, et lesdimensions politiques et territoriales qui la sous-tendent, considérées comme centrales » (p. 6-7).C’est pourquoi la méthodologie utilisée se révèleparticulièrement adaptée : travailler le thème decette violence spécifique au travers d’une séried’études de cas à la fois étendue et représentative.De cette manière, l’ouvrage évite l’écueil de la par-tialité tout comme celui de l’incomplétude. Maisévite-t-il ceux, contradictoires, de l’éparpillementou de l’artifice logique ?

Ce que l’ouvrage réussit : évoquer apparem-ment tous les théâtres d’opération terroristes et/ouinsurrectionnels dans le monde d’aujourd’hui. Del’Inde aux Amériques en passant par l’Asie centraleet le Nord Caucase, l’Afghanistan et le Pakistan,ainsi qu’un espace musulman écartelé entre lepuzzle moyen-oriental et la Somalie, le parti prisest transparent : il y a bien quelque chose de toutà la fois commun et diffus dans ces régions dumonde qu’il s’agit d’identifier et de comprendrecomme le lieu d’un rapport asymétrique entredeux intérêts. On en retire l’idée que le terrorisme,qu’il soit issu de situations insurrectionnelles

ouvertes ou non, est un recours pour des popula-tions dont les objectifs très divers entrent encontradiction avec la structure institutionnelle quiprétend les contenir. Que cette contradiction fra-gilise la structure institutionnelle ou la conforte,elle traduit toujours une lutte pour la légitimationde ses intérêts. C’est la légitimité de l’État lui-même qui est remise en cause lorsque l’objet et/oul’effet du conflit touchent à ses frontières ou fonc-tions régaliennes (le maintien de l’ordre et la luttecontre la criminalité en particulier). C’est celle dela cause des combattants qui l’est lorsque le conflitne permet pas une véritable concurrence entrel’intérêt subversif du groupe combattant et l’intérêtétatique officiel. À ce titre, l’effet probant desétudes vient de la grande diversité des cas et deleur convergence – certes d’une grande généralité –faisant apparaître d’une part la similarité desenjeux (légitimité des centres de pouvoir essentiel-lement) et d’autre part l’aspect circulatoire desmoyens (transmission et homogénéisation deschoix stratégiques, intensification du marché desarmements et circulation d’armes lourdes, recoursà la répression massive par le moyen d’actes légauxou illégaux...) et des effets (fragilisation des insti-tutions par la remise en cause des éléments consti-tutifs de l’État, régionalisation et extension desconflits, accroissement de la violence notammentsociale et politique par la mise en concurrence dessources de la violence...).

Ce dont l’ouvrage ne parvient pas àconvaincre est qu’il existe effectivement un lienentre par exemple la violence de la criminalitéorganisée liée au narcotrafic latino-américain et leterrorisme insurrectionnel ou entre la lutte pourla reconnaissance d’un État palestinien et le ter-rorisme islamiste. Autrement dit, le tropisme del’ouvrage tend à faire croire que le terrorisme estpartout. À l’inverse, le livre élude dans la plupartdes cas (à l’exception de l’excellente présentationd’A. Campana consacrée au Caucase du Nord)certaines causes économiques de la violence ter-roriste telles que l’accès aux zones pétrolifères outout simplement les gigantesques profits liés à descommerces illicites favorisés par le maintien del’instabilité politique générée notamment par desactivités terroristes. Dès lors, l’ouvrage manqueparfois à sa subtile prétention : distinguer les cas,percevoir les nuances et permettre une compré-hension fine plutôt qu’une compréhension globa-lisante de la violence. Il est probable que cetteprétention demeurera inassouvie en raison d’untiraillement entre d’une part la volonté

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d’ordonner scientifiquement une réalité frag-mentée, d’établir ainsi des convergences là où iln’y a que la volonté par exemple d’un puissantÉtat de faire passer de la violence insurrection-nelle pour de la violence terroriste afin de mieuxla combattre, et d’autre part la préoccupation dedécrire dans le moindre détail des situations poli-tiquement très complexes dont l’analyse varie biensouvent d’un observateur à l’autre. C’est pourquoile choix scientifique de laisser libre cours à demultiples analyses détaillées était sans doute lebon. Mais alors il aurait dû assumer à la fois delimiter une tentative de systématisation introduc-tive trop ambitieuse par rapport à l’extrême diver-sité des modes de traitement des cas et d’exclureéventuellement de l’analyse quelques espèces quiprésument des situations de violence terroriste làoù l’on peut en douter.

Charlotte Girard –Université Paris Ouest-Nanterre La Défense

Sussex (Matthew), ed. – Conflict in the FormerUSSR. – Cambridge, Cambridge University Press, 2012.

XVIII + 246 p. Cartes. Bibliogr. Index.

Cet ouvrage collectif, dirigé par MatthewSussex, explore « la nature, les causes et lesimplications » (p. 1) des conflits qui ont

secoué l’ex-URSS. Rassemblant des chercheurs enpolitique comparée et en relations internationales,il invite à repenser les dynamiques conflictuellesdans cette région. Entreprise théorique avant tout,même s’il n’en revendique ouvertement pas letitre, il ouvre de nouvelles perspectives permet-tant d’en saisir les dimensions multiples. Neufchapitres, incluant une introduction et uneconclusion, le composent. Très hétérogènes tantdans leur facture que dans l’approche privilégiée,ils offrent néanmoins une lecture complémentairede ces conflits, de leurs origines et de leurs consé-quences. C’est là l’une des forces de cet ouvrage.Ainsi, au-delà des dissensions entre les différentsauteurs, chacun des chapitres abordent cinq thé-matiques principales : la construction de l’Étatcomme un processus continu et non linéaire ; lebrouillage des frontières entre politique intérieureet politique extérieure ; l’instrumentalisation desnormes internationales ; l’importance des terri-toires périphériques comme zones de conflit éta-blies ; l’ex-URSS comme une zone d’allianceschangeantes.

Le chapitre 2, signé R. Kanet, montre que sila Russie est de retour dans son « étrangerproche » et y possède toujours une force de per-suasion importante, elle privilégie désormais lacoercition économique sur la puissance militaire.Les ambitions russes sont toutefois limitées par lacompétition dans laquelle la Russie est engagéeavec les États-Unis, la Chine et l’Union euro-péenne, mais également par l’ordre sécuritairequ’elle a créé. Ce dernier est avant tout fondé,comme le montre M. Sussex dans le chapitre 3,sur des organisations régionales (CSTO, CEI...) aufaible pouvoir intégrateur. R. Sakwa dans le cha-pitre 4 insiste sur le caractère réactif de la poli-tique étrangère russe. La guerre de 2008 enGéorgie en est selon lui la meilleure illustration.Le Caucase du Sud est devenu une zone d’affron-tements entre la Russie et « l’Occident ». Mais ceconflit ne peut se comprendre sans prendre enconsidération les dynamiques de politique inté-rieure russe et, plus particulièrement, la confron-tation entre deux principes, celui porté par l’Étatconstitutionnel et celui incarné par le régimeadministratif (prerogative state). L’ascendant prispar le second sur le premier sous Poutine et Med-vedev amène à une sécuritisation de l’État. À celas’ajoute, selon B. Kernen et M. Sussex, auteurs duchapitre 5, l’instrumentalisation de certainesnormes, comme la « sécurité humaine » et la« responsabilité de protéger », que la Russie abrandies pour justifier son intervention enGéorgie.

N. Robinson, dans le chapitre 6, nous ramèneà des considérations de politique intérieure. Il faitune habile distinction entre construction de l’Étatet construction d’un régime. Il montre, aprèsavoir établi la très faible valeur prédictive desthéories dites de la « paix démocratique » et le peud’utilité des concepts d’États faibles et faillis, quele maintien au pouvoir de certaines élites aconduit, dans la plupart des États nés de l’effon-drement de l’URSS, à privilégier l’enracinementd’un régime plutôt que la construction de l’État.Ces processus, générateurs d’une stabilité relative,ont minimisé selon l’auteur le nombre et l’inten-sité des conflits. Ce chapitre est de loin le plusstimulant. Le chapitre 7 revient sur une dimen-sion centrale mais difficile à saisir empiriquement,le rôle de la criminalité organisée et de la corrup-tion dans les dynamiques conflictuelles. L’un deséléments qui retient ici l’attention de l’auteur,L. Holmes, a trait aux transitions multiples malgérées et à la pénétration de réseaux criminels

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dans les institutions étatiques. Le chapitre 8, cer-tainement le plus faible de l’ouvrage, s’attache àmontrer qu’aucune des théories qui dominentaujourd’hui l’analyse des conflits – « nouvellesguerres », « sécurité humaine », « révolution dansles affaires militaires »... – ne résiste aux réalitésmilitaires, politiques, économiques des conflitsqui ont marqué la région depuis 1991. Il ne pro-pose cependant aucun cadre théorique alternatif.La conclusion insiste, quant à elle, sur l’incapacitédes États postsoviétiques à s’attaquer aux causesmultiples à l’origine de ces conflits.

Cet ouvrage intéressera tant les spécialistes dela région que les théoriciens des relations inter-nationales, qui se sont trop peu penché sur lesconflits dans l’ex-URSS. Deux critiques princi-pales pourraient toutefois lui être adressées. Pre-mièrement, les auteurs se concentrent trop sur laRussie, alors même que l’une des ambitions affi-chées est de se tourner vers les autres États issusde l’effondrement de l’URSS. Deuxièmement, denombreuses analyses font de la compétition quise joue à l’heure actuelle dans cet espace un fac-teur central si ce n’est des causes, du moins dudénouement de ces conflits. Cependant, trop peude place est faite à la Chine et aux relations non-linéaires que cette dernière entretient avec laRussie. Le peu d’importance dévolue à cet acteurdevenu majeur en Asie centrale est pour le moinsétonnant et cela aurait mérité de plus amplesdéveloppements.

Aurélie Campana –Université Laval

Weber (Max) – Sur le travail industriel.Traduction de Paul-Louis Van Berg. Introduction

et postface de Pierre Desmarez et Pierre Tripier. –Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2012

(UB Lire. Fondamentaux). 164 p.

Conformément à ses ambitions, qui consis-tent notamment à accumuler des connais-sances empiriques pour contribuer à la

résolution de la question sociale, l’Associationpour la politique sociale (Verein für Sozialpolitik)décide, en 1907, de lancer une grande enquêtesur l’industrialisation et le travail industriel enAllemagne. Membre du Verein, Max Weber estchargé de la rédaction des consignes méthodo-logiques que devront suivre tous ceux qui, sur leterrain, auront la charge de regarder comments’effectuent la sélection et l’adaptation des

ouvriers de la grande industrie « fermée ». Ilrésulte de cette commande un texte dense, quiconstitue le premier des deux chapitres du pré-sent ouvrage. Partant du constat que les fonc-tions nerveuses et l’attention cérébrale sont deplus en plus mobilisées par le travail industriel,M. Weber centre l’interrogation sur la qualifica-tion et l’implication productive. La question cen-trale pour cette enquête consiste plus exactementà savoir si « certaines qualités spéciales qui, pourcertaines performances individuelles concrètesspécifiques, rendent rentables l’utilisation del’ouvrier qui les possède, peuvent ou non, dansles cas particuliers en question, résider surtoutdans l’influence de destins de vie (au sens le pluslarge du terme) des ouvriers concernés. » (p. 54)Parce que, pour M. Weber, il ne fait aucun douteque l’enquête a des objectifs qui sont aussi théo-riques, l’introduction qu’il propose aux enquê-teurs situe l’interrogation d’ensemble dans lesdébats du moment. Pour ce faire, il rejette dos-à-dos deux modèles alors en vogue. Le premierne retient que les motivations économiquescomme variables explicatives du comportementouvrier, le second privilégie une approche par lescaractères héréditaires. M. Weber propose poursa part de considérer d’abord et avant tout lesinfluences de l’origine sociale et culturelle de lamain-d’œuvre.

Le second texte publié dans ce volume n’estpas le produit de l’enquête commanditée en 1907par le Verein, mais il fournit néanmoins des indi-cations intéressantes dans la perspective évoquéeprécédemment. Au cours de l’été 1908, M. Weberréalise une étude dans l’usine textile d’Oerling-hausen (Westphalie) qui appartient à la famille deson épouse. Une partie seulement du texte final(paru en 1908-1909 sous le titre « Zur Psycho-physik der Industriellen Arbeit ») est ici traduite. Ils’agit en l’occurrence des passages que M. Weberconsacre, nombreuses statistiques à l’appui, àquelques facteurs explicatifs du rendement indus-triel. Les paramètres évoqués sont multiples : latempérature, la conjoncture économique, le typed’étoffe travaillé, le nombre de métiers utilisé,l’« habitus politico-social » des ouvriers, l’âge destravailleurs, leur sexe, leur expérience ou encoreleur religion. Sans jamais considérer qu’unevariable l’emporte définitivement sur les autres,M. Weber brosse un tableau complexe et toujoursnuancé. Conscient de la fragilité des données qu’ila accumulées ainsi que des biais possibles dansleur utilisation, il multiplie les précautions et les

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calculs. Il aboutit ce faisant à une série de résultatsintéressants. Il constate, par exemple, que les meil-leures ouvrières sont piétistes ou encore que lesouvriers syndicalistes les plus « durs » sont aussiceux qui atteignent des rendements extraordi-naires. M. Weber montre également quel’« entraînement » (appropriation d’un nouveausavoir-faire consécutif à un changement dans leprocessus de production) est loin d’être le seulparamètre à même de pouvoir expliquer des oscil-lations de rendements. « Lorsque l’ouvrier est bienentraîné et le calcul correct, constate-t-il, les ren-dements des métiers servis par un seul ouvrier,exprimés en quantas de production, ont tendanceà se stabiliser selon un mode inversement propor-tionnel au tarif à la pièce des sortes d’étoffes. »(p. 152). Autre résultat intéressant encore : le frei-nage n’est pas un comportement irrationnel maisil est avant tout l’expression d’une solidaritéouvrière. Celle-ci prend une forme stratégiquequand, lors des premiers calculs de rendement, lesouvriers ralentissent délibérément leur rythme dutravail pour espérer obtenir ensuite des salairesélevés.

Parsemés d’intuitions et de résultats origi-naux, dont certains nourriront ultérieurement lasociologie du travail d’Allemagne et d’ailleurs, cesdeux textes doivent être lus, ainsi que le suggè-rent en introduction Pierre Desmarez et PierreTripier, dans le cadre des débats du début du20e siècle sur la performance industrielle et lafatigue. Sur ce sujet, Max Weber dialogue avecle physicien et industriel Ernst Abbe et, surtout,avec le psychiatre Emil Kraepelin. Il fait plus quecela encore puisque ses réflexions sur le travailindustriel peuvent être considérés, ainsi que l’anotamment noté Wolfgang Schluchter, commede jalons précieux en direction de ce quideviendra sa sociologie compréhensive. Il fautsignaler, enfin, la qualité de la traduction offertepar Paul-Louis Van Berg, toute d’élégance pourun texte difficile car souvent exigeant sur le plantechnique et statistique.

Michel Lallement –CNRS-Cnam, LISE

Fraboulet (Danièle), Vernus (Pierre), dir.– Genèse des organisations patronales en Europe(19e-20e siècles). – Rennes, Presses Universitaires

de Rennes, 2012 (Pour une Histoire du travail).354 p. Index.

Les actes du colloque qui a réuni historienset politistes en juin 2011 contribuent auregain d’intérêt historiographique pour les

organisations patronales1, longtemps demeuréesles parents pauvres tant de l’histoire de l’actioncollective que de la sociologie des groupesd’intérêt. Même si certaines des études qui le com-posent offrent déjà de nouvelles connaissancesapprofondies car appuyées sur des recherchesantérieures des auteurs, l’ouvrage est présentécomme un travail d’étape dans le cadre d’un pro-gramme de recherche international qui s’est effec-tivement depuis lors prolongé par l’étude desactions externes2. Sept contextes nationaux (Alle-magne, Canada, Espagne, France, Irlande, Italie,Suisse) auxquels s’ajoute l’espace européen, ontservi de cadre afin d’analyser les conditions de lanaissance des « organisations patronales ». Thinktank, Chambre de commerce, association, syn-dicat, sont communément intégrés à l’objet dufait d’une imbrication forte des différentes struc-tures. Les multiples terrains qui composent lestrois parties thématiques du livre offrent un pano-rama relativement exhaustif des situations decréation, traitée à la fois au niveau local etrégional, national dans sa double dimension inter-professionnelle et sectorielle, européen enfin.Quatre axes ont servi de trame à la réalisation desmonographies focalisées sur la dimension internedu groupe : devaient être précisés les conditionsdu fondement de la structuration de l’organisa-tion, le fonctionnement du groupement lors decette phase plus ou moins longue des origines, lanature des financements, et enfin la constructionde l’identité organisée autour du rapport entrel’appareil et les composantes (structures adhé-rentes, permanents).

À la lecture de ces monographies, le cahier descharges a été diversement rempli, car comme leconcèdent les organisateurs, l’accès aux sources serévèle très inégal ce qui conduit dans l’ensemble à

1. Voir parmi d'autres : Michel Offerlé, Sociologie des organisations patronales, Paris, La Découverte, 2009 ;Jean-Claude Dumas, Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010 ; Hélène Michel (dir.),Représenter le patronat européen. Formes d'organisation patronale et modes d'action européenne, Bruxelles,PIE Peter Lang, 2013.

2. Cf. Danièle Fraboulet, Clothilde Druelle-Korn, Pierre Vernus (dir.), Les organisations patronales et la sphèrepublique. Europe 19e et 20e siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.

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obtenir des données tout à fait significatives sur lesconditions même de la genèse (notamment à partird’archives privées déposées) mais de nature plusimpressionnistes quant aux sources de finance-ment et au travail de fabrique du groupe en tantque tel (on notera toutefois, parmi d’autres, la trèscomplète étude sur la genèse de l’organisation faî-tière du secteur bancaire suisse). La juxtapositionde monographies, d’ampleur inégale, offre au lec-teur des points de comparaison utiles. Le « jeud’échelle », comme l’indique Danièle Fraboulet, serévèle crucial entre les trois niveaux, local nationalet international, à tel point que la dissociation thé-matique des trois parties du livre s’en trouvecomme amoindrie. S’agissant du niveau interpro-fessionnel, des données déjà connues se trouventconfirmées (telles l’autonomie des mondes agri-coles par rapport aux autres groupements, la disso-ciation de la représentation des petits patrons,tributaires de la faiblesse de leurs ressources écono-miques mais aussi politiques). Les lieux communssur la création spontanéistes des groupements dereprésentation issus du modèle pluraliste sont défi-nitivement écartés (voir notamment l’étude consa-crée au cadre européen qui redéfinit à partir d’uneréinterprétation de données quantitatives lescontours de l’explosion supposée du nombred’eurogroupes dans les années 1980). Les articlesréunis montrent bien à des degrés divers dansquelle mesure la forme « organisation patronale »faute d’être stabilisée, peut être vue dans cesmoments incertains comme une forme illégitime(cf. en France l’opposition des Chambres de com-merce à la création de la CGPF) et faire dès lorsl’objet d’âpres luttes entre projets concurrents.S’agissant des organisations interprofessionnelles,l’un des traits communs marquants réside dans laparticipation originaire des structures parapubli-ques, à la création, si ce n’est même à la direction,de certaines de ces organisations. L’idée, un peuconvenue chez les politistes, selon laquelle ce quel’Histoire gagne en incarnation elle le perdrait enmodélisation disparaît, tant il est vrai que les pro-blématiques portées par les deux disciplines nesont pas si différentes : toutes ces études rompentavec un récit héroïque des pères fondateurs ets’opposent à la vision d’une structuration linéaire.La principale période traitée porte sur le derniertiers du 19e et la première moitié du 20e siècle ; maisau-delà de l’approche historique, la question de lagenèse des organisations patronales renvoie fonda-mentalement à une interrogation classique de lascience politique relative aux types de variable qui

structurent la configuration de naissance de toutgroupement. Or, quatre facteurs clefs ressortentclairement qui inscrivent cette histoire ciblée degroupes d’intérêt dans une dimension plus vaste :le rôle de l’État, l’importance des structures macro-économiques (tels le poids d’une crise sectorielleou la recomposition des marchés), la dimensionstratégique et réactive (se regrouper afin de « faireface », notamment mais pas seulement, aux mou-vements ouvriers), les mutations enfin des règles dedroit. En ce sens le livre montre fort bien dansquelle mesure alors même que les variables déter-minantes sont relativement communes, les condi-tions de leur agencement et de leur manifestationdivergent fortement selon les différents contextes.Le réflexe protectionniste à la fin du 19e siècle neserait ainsi définir l’alpha et l’Omega de la créationdes organisations patronales (pertinent en Franceou en Allemagne au niveau interprofessionnel ilest, notamment, inopérant pour le cas Suisse). Onpourra émettre quelques petits regrets : celui del’absence d’un chapitre véritablement comparatif,transversal en guise de synthèse, de même que lacohérence des cas réunis peut être posée (quid del’insertion du cas québécois ou de l’absence notablede la Grande-Bretagne ?). Ces limites ne sont liéesqu’à la nature même du livre dont l’objectif prin-cipal est quant à lui parfaitement rempli : fédérerun réseau de recherches et contribuer à une meil-leure connaissance historique des organisationspatronales.

Marc Milet –Université Paris II-Panthéon Assas, CERSA

Cohen (Antonin) – De Vichy à la Communautéeuropéenne. – Paris, PUF, 2012. 450 p.

Liste des sigles. Index.

Voilà un livre qui, partant d’un travailprécis d’inscription sociale et conceptuelledu texte fondateur de la Communauté

européenne, la Déclaration Schuman du 9 mai1950, finit par brosser le tableau passionnant d’unmonde d’intellectuels qui passèrent sans grandproblème de la Jeune Droite des années 1930 à laRévolution nationale, puis à la planification et àla construction européenne de l’après-guerre. Ildonne ainsi une belle leçon d’histoire sous les aus-pices des travaux d’un Quentin Skinner ou d’unPierre Bourdieu et des grands médiévistes GeorgesDuby et Marc Bloch qui ont fondé l’approcheanthropologique des faits historiques. Il s’agit

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donc non de l’histoire d’un événement mais de samise en récit par des acteurs qui l’ont ainsi sanc-tuarisé pour en faire un acte fondateur indiscu-table, comme l’a été aussi la biographie de JeanMonnet, « construction collective d’un récithéroïque » (p. 14) : l’actuelle héroïsation deMonnet au détriment de Schuman traduit la déva-lorisation de la politique parlementaire au profitde la compétence technique incarnée par legroupe des modernisateurs du Commissariatgénéral au Plan (CGP) dans l’après-guerre. Enmettant en avant sa figure, ont été évacuées lesautres tentatives avortées et les transactions quiont entouré la construction européenne. L’apportdes différents rédacteurs du texte a été neutralisépour introduire une cohérence rétrospective loind’être avérée. Or, « il y a plus à lire dans le PlanSchuman comme résultat que comme origine » (p.62) : toute une partie de sa filiation, celle de laRestauration nationale, se dissimule derrière lafigure irréprochable du résistant et du familier descercles diplomatiques américains. Antonin Cohenétablit cette filiation par l’analyse des discoursmais aussi par celle des lieux et des réseaux deleur formation : comment, après la Libération,ont pu être réinvestis systématiquement les thé-matiques communautaristes et fédéralistes, cor-poratistes et antiparlementaires ? La force de ladémonstration vient de la façon dont l’auteurprend toujours soin de nouer la trajectoire desacteurs, les réseaux qui font leur capital social etles thématiques centrales dont ils sont porteurs.

À commencer par le rôle central de FrançoisPerroux dans tout le travail d’élaboration de lapensée économique de Vichy ; par lui va peu à peuse nouer tout un complexe idéologique qui seretrouve dans le texte de 1950 sous la plume de sesprincipaux rédacteurs, Paul Reuter et Pierre Uri.La notion de « communauté », issue du personna-lisme dans l’entourage d’Emmanuel Mounier,participe du mouvement des non-conformistesdes années 1930 et féconde l’expérience d’Uriage.Elle est typique de la recherche d’une troisièmevoie entre libéralisme et communisme, d’unmodèle de développement économique harmo-nieux dans un cadre transnational à l’échelle del’Europe. D’où l’idée de « fédéralisme européen »que l’on voit développée dans ces mêmes milieux.L’autre thème important est le « corporatisme » :loin de n’être qu’une position rétrograde, il s’arti-cule alors avec la découverte du keynésianisme etfonde la revendication d’une régulation écono-mique par l’État aux mains d’experts issus des

milieux académiques et professionnels qui contes-tent le monopole croissant des politiques profes-sionnels sur les affaires publiques. Lespérégrinations des futurs militants de l’Europesont étudiées dans le détail foisonnant des orga-nismes et des revues qui forgent l’idéologie vichys-soise, comme Idées et Demain, et dont la destinéene s’arrête pas toujours à la Libération, à l’instard’Économie et Humanisme. Toutes ces initiativesgravitent autour de Perroux mais aussi très sou-vent des milieux d’Action française, véritablematrice intellectuelle pour les non-conformistes.

L’auteur peut alors en arriver au cœur de sathèse (p. 286) : « le “mot” de communauté lui-même n’a de sens qu’à travers ses différents usageset ces différents usages ne prennent sens que dansles différents registres dans lesquels il est utilisé.[...] Une série de représentations du monde rela-tivement stables ont pu être formulées et refor-mulées dans des contextes en apparenceantinomiques [...] donnant ainsi à l’idéologie detroisième voie une deuxième vie ». Et c’est cetteseconde vie que les deux derniers chapitres dulivre abordent. La Libération voit surnager biende ces hommes qui profitent de leurs liens aveccertains mouvements de résistance commeCombat et de leurs contacts avec le milieu du ren-seignement américain que les débuts de la Guerrefroide vont approfondir. Le Mouvement européenet surtout La Fédération vont être les lieux de leurstratégie de reconversion, véritable savonnette àvilain pour ceux qui avaient à se reprocherquelque complaisance vichyssoise, comme AndréVoisin, homme du Comte de Paris dans les années1930. Tout ce petit monde se retrouve au Congrèsde l’Europe de 1948 à La Haye où il travaille àarracher les instances européennes en gestation aumonde parlementaire. C’est sur cet antiparlemen-tarisme qu’il va rencontrer et les milieux diplo-matiques américains et, surtout, Monnet et leCGP. Les premiers sont très éloignés d’une quel-conque professionnalisation politique : issus engénéral d’un milieu opulent, ils ont fait carrièredans la finance ou les bureaux d’avocats interna-tionaux, avant d’investir la diplomatie et la nou-velle CIA, et ainsi de définir la politiqueeuropéenne des États-Unis, entendons le verse-ment d’importants subsides, en particulier auxinitiatives en faveur du fédéralisme européen. Ilssont donc sensibles à l’antiparlementarisme desfédéralistes, surtout dans un pays où le Parti com-muniste est puissant. Avec Monnet, la rencontrese fait sur le terrain de la science économique

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appliquée, dont Perroux reste le promoteur avecla fondation de son Institut (ISEA) comme dansses cours aux nouvelles écoles des élites républi-caines, IEP et ENA ; Monnet va pouvoir y trouverla référence keynésienne et y puiser les expertsnécessaires à son travail de planification et d’éla-boration d’une comptabilité nationale, vuecomme l’expression parfaite de la troisième voieéconomique. Jean-François Gravier et MauriceDuverger sont représentatifs de ces hommes dePerroux qui ont servi Vichy et ont assuré « letransport et la retraduction » (p. 369) du retourà la terre et du régionalisme au CGP, ou de l’ins-tabilité mortelle du parlementarisme.

On pourra noter cependant que cette volontédes élites de combattre les effets du suffrage uni-versel remonte à plus loin que les années 1930 etque les milieux monarchistes ont été leur naturelexutoire. Ce qui se joue en 1950, ce « déficitdémocratique » de la construction européenne,est une vieille histoire. Et l’auteur conclut sur sapersistance, malgré sa temporaire défaite en 1950quand les parlementaires réussirent à reprendrepied dans la construction européenne.

Bruno Goyet –EHESS

Di Maggio (Marco) – Les intellectuels et la stratégiecommuniste. Une crise d’hégémonie (1958-1981).Postface de Serge Wolikow. – Paris, Éditions sociales,2013 (histoire essais). 342 p. Sources. Bibliogr. Index.

Docteur en histoire, Marco Di Maggio estl’auteur d’une thèse, réalisée dans le cadred’une cotutelle franco-italienne, sur la

stratégie du Parti communiste français (PCF) etla contribution des intellectuels à l’aggiornamentodes années 1960 et 1970. Avec cet ouvrage, qui enest issu, il prolonge un sillon tracé par d’autreschercheurs, notamment des politistes français1.Ceux qui attendraient l’avènement d’un para-digme totalement inédit, bouleversant de fond encomble ce champ de recherche risquent d’êtredéçus. L’historien confirme bon nombre desdécouvertes antérieures et affine notre connais-sance de cet objet par un usage raisonné desarchives, évitant plusieurs écueils dont le

sensationnalisme et l’évaluation dépréciative duPCF à l’aune du « modèle » italien. Le principalapport de l’étude réside dans la reconstitutionparticulièrement minutieuse des équilibresinternes à la direction du PCF, des rapports pourle moins complexes entretenus avec ces intellec-tuels appelés à justifier les initiatives stratégiquesdu groupe dirigeant, et des effets du contextenational et international sur la définition de laligne partisane, effets qui sont au principe desinflexions, parfois brutales, auxquelles elle futsoumise. Le chercheur, s’appuyant sur les enre-gistrements sonores des réunions du comité cen-tral et sur une somme conséquente de notes etautres documents écrits extraits des archives duPCF (et, dans une moindre mesure, de la Confé-dération générale du travail), emprunte à Gramsciles notions d’« hégémonie culturelle » et d’« intel-lectuel collectif » pour les confronter au cas duPCF.

L’auteur commence par analyser la façondont la direction communiste a encaissé les chocssurvenus à la fin des années 1950 : le 20e congrèsdu Parti communiste soviétique, l’insurrectionhongroise et son écrasement, la fissuration dumouvement communiste international, la guerred’Algérie et l’avènement de la Cinquième Répu-blique, la décrue électorale de 1958. La mise àl’écart de Laurent Casanova et de Marcel Servinprécède la mise au pas de l’Union des étudiantscommunistes, dont les options semblaientremettre en cause trop radicalement quelques-unsdes éléments essentiels de la doctrine partisane(notamment le rôle d’avant-garde de la classeouvrière) dont procède la configuration partisane.L’ascension de Waldeck Rochet au poste de secré-taire général coïncide avec une volonté de conci-lier les innovations stratégiques et doctrinales avecla sauvegarde des fondamentaux du parti. Aumoment où le choix de l’union de la gauche estacté, les tensions qui s’aiguisent au sein du mou-vement communiste international ont des réper-cussions dans les débats théoriques internes. Si lecompromis trouvé au comité central d’Argenteuilsemble établir un modus vivendi, le PCF échoue àse construire comme intellectuel collectif, les dif-férentes franges de la direction ne cessant d’exa-cerber les concurrences entre intellectuels. Ceci

1. Voir récemment Frédérique Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l'obéissance politique. La NouvelleCritique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005 ; Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes françaisde 1956 à nos jours, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2009 (dont Catherine Leclercq a renducompte dans la Revue française de science politique, 61 (1), février 2011, p. 147-149).

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explique en partie pourquoi le PCF se trouvequelque peu désemparé lorsque survient Mai 68.Le printemps de Prague ne fera qu’aviver les dis-sensions. L’exclusion de Garaudy ne signifie pasle triomphe d’Althusser. Au contraire, la directionn’a plus besoin d’utiliser le second contre le pre-mier et les velléités d’interventions du philosophede la rue d’Ulm dans la politique du PCF sontvouées à l’échec. Au même moment, en dépit desefforts déployés pour restructurer son dispositifculturel, le PCF est en mauvaise posture pour dis-puter au Parti socialiste (PS) la conquête del’hégémonie culturelle à gauche. Lorsqu’il appa-raît que le PS est le principal bénéficiaire del’union, les secteurs les plus conservateurs de ladirection prennent le dessus et, hormis l’abandonde la dictature du prolétariat, les novations du

secrétaire général Georges Marchais se concen-trent sur la politique étrangère. La rupture avecle PS et l’échec électoral de 1978 font exploser lescontradictions que la direction s’efforçait de géreren interne, détériorant pour longtemps les rela-tions entre le PCF et une grande partie des milieuxintellectuels.

Si on peut discuter l’interprétation selonlaquelle « les raisons de la crise du PCF puisentleurs racines dans la stratégie et dans la culturepolitique du parti même avant de toucher à sonenvironnement social » (p. 293), cet ouvrage estun apport précieux à la compréhension du phé-nomène communiste mais aussi de cette périodeclé de notre histoire contemporaine.

Nicolas Azam –Université Paris I-Panthéon Sorbonne, CESSP

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