Molle G. 2011. Ua Huka, une île dans l'Histoire. PhD, vol.1

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UNIVERSITE DE LA POLYNESIE FRANÇAISE ECOLE DOCTORALE : Milieux Insulaires Ultra-Marins THESE Présentée pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE LA POLYNESIE FRANÇAISE en Anthropologie biologique, Ethnologie et Préhistoire par Guillaume MOLLE UA HUKA, UNE ILE DANS L’HISTOIRE. HISTOIRE PRE- ET POST-EUROPEENNE DUNE SOCIETE MARQUISIENNE. Volume 1 Soutenue publiquement le 2 décembre 2011 devant le jury composé de : - Patrick V. KIRCH, Professeur, Université de Californie-Berkeley Rapporteur - Pierre OTTINO, Chargé de recherches, Institut de Recherche pour le Développement Rapporteur - Bruno SAURA, Professeur, Université de la Polynésie française Examinateur - Eric CONTE, Professeur, Université de la Polynésie française Directeur

Transcript of Molle G. 2011. Ua Huka, une île dans l'Histoire. PhD, vol.1

UNIVERSITE DE LA POLYNESIE FRANÇAISE

ECOLE DOCTORALE : Milieux Insulaires Ultra-Marins

THESE

Présentée pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE LA POLYNESIE FRANÇAISE

en Anthropologie biologique, Ethnologie et Préhistoire

par

Guillaume MOLLE

UA HUKA , UNE ILE DANS L ’H ISTOIRE .

HISTOIRE PRE- ET POST-EUROPEENNE

D’UNE SOCIETE MARQUISIENNE .

Volume 1

Soutenue publiquement le 2 décembre 2011 devant le jury composé de : - Patrick V. K IRCH , Professeur, Université de Californie-Berkeley Rapporteur - Pierre OTTINO , Chargé de recherches, Institut de Recherche pour le Développement Rapporteur - Bruno SAURA , Professeur, Université de la Polynésie française Examinateur - Eric CONTE, Professeur, Université de la Polynésie française Directeur

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Laboratoire de rattachement : ▪ UMR7041 – ArScAn (Archéologies et Sciences de l’Antiquité) Equipe Ethnologie Préhistorique Maison René Ginouvès, 21, allée de l’Université, F-92023 Nanterre Cedex France ▪ EA4241 EAST Sociétés Traditionnelles du Pacifique : fondements culturels, histoire et représentations Université de Polynésie française BP.6570-98702 Faaa, Tahiti Polynésie française

Guillaume Molle CIRAP (Centre International de Recherche Archéologique sur la Polynésie)

Université de Polynésie française Email : [email protected]

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En une nuit, le dieu Atea résolut de construire sa maison.

Deux piliers furent dressés, Ua Pou Sur ces piliers fut placée une longue poutre faîtière, Hiva Oa

L’ensemble fut assemblé à la poutre maîtresse, Nuku Hiva Le toit en palmes maintenu par des cordelettes de neuf brins de nape, Fatu Hiva

Les liens restants furent cachés dans les fosses de la maison, Ua Huka A l’aube, tout était terminé, Tahuata.

Légende de la création des îles Marquises

Au cours de ces quatre années de recherche, j’ai entendu bien des versions différentes de ce mythe, cette histoire que plusieurs habitants de Ua Huka que je croisais me racontaient à leur manière, dans une vision personnelle de la création de leur propre Terre des Hommes, le Henua Enana. Pourtant, l’image de la « fosse » désignant leur île semblait leur laisser un goût amer… Au dernier jour du mini-festival des Marquises qui se tînt en novembre 2009 à Fatu Hiva, eut lieu la traditionnelle cérémonie de passation de drapeau de l’île d’accueil à la délégation désignée pour l’organisation de la prochaine manifestation. Cette dernière venait de Ua Huka conduit par son représentant, Joseph Vaatete. Il proclama alors un discours d’unité marquisienne, en demandant à tous que son île ne soit plus considérée comme « les fosses de la maison marquisienne », mais comme un élément porteur au même titre que ses voisines. J’espère que ce travail, d’une certaine façon, contribuera à rendre à Ua Huka la place qu’elle occupe dans l’archipel et en Polynésie.

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REMERCIEMENTS

A l’heure où se conclut une période de recherche de quatre ans, de nombreuses personnes doivent être

remerciées pour avoir contribué, de près ou de loin, à la réussite de ce travail. En premier lieu, je tiens à remercier les membres du jury qui ont accepté de juger mon travail : M. P.V. Kirch , Professeur, Université de Californie-Berkeley, M. P. Ottino, Archéologue, Institut de Recherche pour le Développement, M. B. Saura, Professeur, Université de Polynésie française, M. E. Conte, Professeur, Université de Polynésie française. Cette thèse de doctorat n’aurait pu se dérouler dans des conditions aussi favorables sans un soutien financier qui m’a été accordé par Madame Louise Peltzer, ancienne Présidente de l’Université de Polynésie française, au travers d’une allocation de recherche doctorale (2007-2010). Cette aide conséquente m’a permis de financer mon installation à Tahiti ainsi que mes déplacements et terrains à Ua Huka. J’ai également bénéficié de divers aides doctorales, dont le Bonus Qualité Recherche de l’U.P.F., durant trois années consécutives, qui ont soutenu les frais de plusieurs datations radiocarbone réalisées au laboratoire de Waikato, en Nouvelle-Zélande. Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à Eric Conte, mon directeur de recherches, qui, le jour même de ma soutenance de Master 2 à Paris I, m’encourageait déjà à emprunter le chemin de Ua Huka. La confiance qu’il m’a accordée pour poursuivre le programme de recherches qu’il avait lui-même initié sur cette île marquisienne n’a jamais été démentie. La relation d’amitié privilégiée que nous partageons aujourd’hui dépasse, je le pense, les liens formels entre un professeur et son étudiant. Ses conseils, son aide, son écoute et les opportunités qu’il m’a offertes durant ces années ont toujours été pour moi un grand encouragement et une réelle motivation. Je remercie également Pascal Murail, professeur d’anthropologie physique à l’Université Bordeaux I, qui m’a fait l’amitié de me rejoindre sur le terrain pour me former sur le tas (et dans les grottes) à l’archéoanthropologie funéraire, une discipline dont j’étais loin d’être familier. Les moments partagés aux Marquises comme ailleurs, restent de très bons souvenirs et ses conseils avisés m’ont été d’une grande aide. Nos discussions furent très fructueuses. Je souhaite remercier le Pr. Y. Sinoto qui a très amicalement accepté de me transmettre plusieurs informations qu’il avait lui-même recueillies lors de ses propres terrains. Un grand merci également à Jean-François Butaud pour tous les compléments archéologiques et surtout botaniques qu’il a apportés à mon travail. Ayant sillonné les pistes et les crêtes de Ua Huka avec son collègue Frédéric Jacq, sa connaissance de l’île est une source de renseignements des plus utiles. Samuel Etienne, maître de conférences à l’U.P.F., a bien voulu répondre à mes questions sur la géologie de Ua Huka. Aymeric Hermann, ami et collègue du CIRAP, m’a lui aussi aidé à y voir plus clair dans le matériel lithique issu des fouilles et des prospections, notamment celui de Hane. Bien entendu, ce travail de thèse aurait été impossible sans l’aide et le soutien des habitants de Ua Huka, en tout premier lieu le maire de l’île, M. Nestor Ohu, qui nous a apporté toute l’aide logistique dont nous avions besoin au cours de nos séjours. De telles conditions de travail sont exceptionnelles pour un jeune archéologue. Je remercie aussi son équipe municipale et le maire associé de Hane, Marie-Louise Teikihuavanaka, ainsi que le personnel de la commune (qui a su dépanner la Toyota à toute heure… merci Ned). Ma plus profonde gratitude va surtout à mes amis marquisiens qui m’ont accompagné dans mes péripéties tout autour de l’île. En réalité, il conviendrait plutôt de dire que c’est moi qui les ai suivis sur les reliefs du Henua Enana. Au-delà d’un simple travail scientifique, notre amitié s’est développée autour d’un intérêt et d’une passion commune pour l’histoire ancienne de leur île. Les souvenirs de nos marches et de nos campements dans les vallées resteront sans doute les meilleurs moments de ces séjours. Une mention particulière pour mes amis Emmanuel-Mahuna Sulpice, Joseph-Retio Fournier et Marie-Chantal Tepuaimahutona-Sulpice, sans qui la vie à Ua Huka n’aurait peut-être pas eu la même saveur… Que soient donc ici remerciés Athanase-Teko Ah-San, Terry Ohotoua et toute sa famille, Albertine-Pootu Teikiteepupuni, Etienne Tepea, Liliane Teikihuavanaka, Caroline Teikihuavanaka, Angela Tepea, Sandrine Tepea, Ferdinand Teikihuavanaka, Hervé Vaatete, Charles Panau, Joachim Teikiteepupuni, Linda Fournier , Bryan Koheatiu, Lazare-Rataro Teikiteepupuni, Damas Fournier. Mes remerciements vont aussi à Delphine et Maurice Rootuehine qui m’ont chaleureusement accueilli chez eux.

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Enfin, les derniers mais pas les moindres, ceux qu’on surnomme souvent « nos informateurs » mais qui sont bien plus que cela : Joseph Vaatete et Léon Lichtlé dont la connaissance de Ua Huka est immense et la passion d’en apprendre d’avantage reste intacte depuis de nombreuses années. Ce fut un honneur pour moi qu’ils aient accepté de me transmettre une partie de leur savoir. C’est à la population de Ua Huka dans son ensemble que je dédie donc ce travail. Je souhaite aussi adresser un grand maururu à mes collègues archéologues doctorants : Tamara Maric , Christelle Carlier , Hinanui Cauchois et Emilie Dotte-Sarout, ainsi que Belona Mou en charge de la cellule Archéologie du Service de la Culture et du Patrimoine, qui a instruit les demandes d’autorisation de prospections et de fouilles. Merci à Jacques Iltis et Christian Moretti , les deux directeurs du centre I.R.D. de Arue, ainsi que son personnel, pour m’avoir accueilli et mis à ma disposition une chambre et un bureau de travail durant près d’une année entière. Merci enfin à Didier Lequeux, chef de la section Topographie du Service de l’Urbanisme, qui m’a transmis les données satellitaires et les images aériennes dont j’avais besoin ; à Véronique Gaspaillard qui a réalisé les dessins de l’évolution géologique de Ua Huka pour le BRGM et a gentiment accepté que je les utilise dans ma thèse. Pour terminer sur une note plus personnelle, ces pages sont pour moi l’occasion de remercier, enfin, mes parents et ma grand-mère qui m’ont toujours soutenu dans mon projet professionnel, même s’il paraissait un peu fou à 20 000 km d’ici. Leurs inquiétudes pouvaient se comprendre, j’espère (mais je pense que c’est déjà fait) qu’ils trouveront dans ces pages la conviction que ce choix était le bon… A Jeong-in enfin qui, pour moi, a souffert sur les pentes abruptes de Hanaei et a supporté courageusement les nuées de moustiques et de nonos de Katoahu, et dont la présence au quotidien est encore plus inestimable. Merci.

Ko’utau Nui à tous !

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RAPPORTS, ARTICLES ET COMMUNICATIONS Notre travail de thèse a fait l’objet de plusieurs productions scientifiques, préalablement à ce document final. RAPPORTS DE MISSIONS - MOLLE G. 2009. Recherches archéologiques à Ua Huka (archipel des Marquises, Polynésie française). Rapport de la mission 2008. UPF - Service de la Culture et du Patrimoine, 67 p. - MOLLE G. 2009. Recherches archéologiques à Ua Huka (archipel des Marquises, Polynésie française). Rapport de la mission 2009. UPF - Service de la Culture et du Patrimoine, 85 p. - MOLLE G. 2010. Recherches archéologiques à Ua Huka (archipel des Marquises, Polynésie française). Rapport de la mission 2009 – 2e Session. UPF – Service de la Culture et du Patrimoine, 22 p. - MOLLE G. 2010. Recherches archéologiques sur le site de Hatuana, Ua Huka (archipel des Marquises, Polynésie française) – Rapport des travaux 2009. UPF – Service de la Culture et du Patrimoine, 30 p. - MOLLE G. 2011. Recherches archéologiques à Ua Huka (archipel des Marquises, Polynésie française). Programme 2008-2009. Rapport final. Université de la Polynésie française / CIRAP, 165 p. ARTICLES - MOLLE G. et E. CONTE, 2011. New Perspectives on the Occupation of Hatuana Dune Site, Ua Huka, Marquesas Archipelago. Journal of Pacific Archaeology, vol.2(2), pp.103-108. COMMUNICATIONS À DES CONGRÉS - MOLLE G. 2009. Ua Huka : Island of History. Pre- and Post-European History of a Marquesan Society. Actes des Doctoriales conjointes UPF/UNC. POSTERS Ua Huka : une île dans l’Histoire. Poster présenté dans le cadre des Doctoriales conjointes UPF/UNC, lors du Pacific Inter-Science Congress tenu à Tahiti du 2 au 6 mars 2009.

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TABLE DES MATIERES

Remerciements ..................................................................................................................................................................... 4 Rapports, articles et communications .................................................................................................................................. 6

Introduction : Ecrire une trajectoire historique mar quisienne ..................................................................................... 13

PREMIERE PARTIE : PROBLEMATIQUES ET METHODOLOGIE POUR UNE APPROCHE GLOBALE DU PASSE DE UA HUKA

Chapitre I : Place et enjeux de la préhistoire marquisienne dans la recherche archéologique actuelle .................... 19 1. De Taiwan à Samoa : la découverte des îles du Pacifique ............................................................................. 19

a. Le peuplement océanien ancien ................................................................................................................ 19 b. L’expansion austronésienne et le complexe Lapita ................................................................................... 20 c. La Polynésie en questions : Formation, unité, dispersion ......................................................................... 23

2. Le peuplement de la Polynésie orientale : débats, modèles et état des connaissances. .................................. 25 3. Les Marquises dans l’Histoire : la colonisation de la Terre des Hommes ...................................................... 33

a. A la recherche d’un « point 0 » : chronologie du peuplement .................................................................. 33 b. Définir le peuplement des Marquises, un exercice difficile ...................................................................... 35 c. Vers un bilan partiel de la colonisation de l’archipel ? ............................................................................. 39

4. L’histoire des Marquises : évolution culturelle d’un archipel polynésien ...................................................... 40 a. Transformations des modes des subsistance ............................................................................................. 40 b. Société, habitats et territoires .................................................................................................................... 44 c. L’histoire découpée : vers une séquence mieux définie ............................................................................ 49

Chapitre II : Une île, des hommes et des archéologues ................................................................................................. 51

1. Ua Huka : un laboratoire archéologique ........................................................................................................ 51 a. La notion de « laboratoire insulaire » ....................................................................................................... 51 b. Définition d’un anthroposystème marquisien .......................................................................................... 52

2. Ua Huka à l’épreuve de l’archéologie ............................................................................................................ 55 a. Les critères d’une approche locale ............................................................................................................ 55 b. Historique des recherches archéologiques ................................................................................................ 56

3. Considérations méthodologiques sur notre étude ........................................................................................... 63 a. Dichotomie et complémentarité des espaces marquisiens......................................................................... 63 b. Difficultés et limites d’une chronologie absolue....................................................................................... 66 c. Contraintes d’un programme pluridisciplinaire ........................................................................................ 68

Chapitre III : Cadre environnemental de l’étude ........................................................................................................... 69

1. L’archipel des Marquises : caractères environnementaux généraux .............................................................. 69 2. L’’île de Ua Huka : géographie et écologie. .................................................................................................. 74

a. Les étapes de la formation géologique et pétrographique ......................................................................... 74 b. Climatologie ............................................................................................................................................. 78 c. Esquisse de la végétation actuelle ............................................................................................................. 80 d. Faune marine et terrestre .......................................................................................................................... 81

DEUXIEME PARTIE : ENTRE DUNES, VALLEES ET MONTAGNES . LA " LONGUE HISTOIRE " DE UA HUKA

Chapitre IV : Etude de trois sites dunaires de Ua Huka ................................................................................................ 86 1. Le site de Hatuana .......................................................................................................................................... 86

a. Travaux antérieurs et contexte d’étude ..................................................................................................... 87 b. Description stratigraphique de la section 1 et du sondage C6 ................................................................... 91 c. Reconstitution de la séquence d’occupation de la dune ........................................................................... 97 d. Perspective historique sur une occupation ancienne ............................................................................... 101

2. Le site de Hinipohue .................................................................................................................................... 105 a. Des vestiges d’habitat superficiels .......................................................................................................... 106 b. L’occupation ancienne du site ................................................................................................................ 110 c. Un hameau de pêcheurs .......................................................................................................................... 112

3. Le site de Hane ............................................................................................................................................ 114 a. Travaux antérieurs, problèmes et problématiques archéologiques ......................................................... 114

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a.1 Les principales fouilles ........................................................................................................................... 114 a.2 Manque ou insuffisance : multiplication des points de vue et problématiques ....................................... 116

b. Les fouilles de 2009 : description de la stratigraphie .............................................................................. 119 c. Considérations générales sur l’agencement des niveaux et comparaisons stratigraphiques avec les données de Sinoto. ............................................................................................................................................ 130

c.1 Les « niveaux inférieurs », témoins des premières installations humaines ............................................ 131 c.2 Mise en place d’un habitat durable sur la dune de Hane ....................................................................... 133 c.3 Les dernières occupations : de l’habitat des vivants à la déposition des morts. ...................................... 138

Chapitre V : L’Histoire de Ua Huka, du Peuplement au 20e siècle ............................................................................. 143

1. Revue des données chronologiques disponibles pour Ua Huka ................................................................... 143 a. Les autres sites dunaires ......................................................................................................................... 143

a.1 Le site de Haavei .................................................................................................................................... 143 a.2 Un site côtier à Hokatu ........................................................................................................................... 147 a.3 Le site dunaire de Manihina ................................................................................................................... 149

b. Les datations issues de sondages sur des sites côtiers et intérieurs ......................................................... 153 c. Synthèse du corpus chronologique ......................................................................................................... 156

2. Proposition d’une séquence marquisienne ................................................................................................... 158 a. De la découverte à l’établissement : la colonisation humaine de Ua Huka ............................................. 158 b. La mise en place d’un habitat durable .................................................................................................... 160 c. L’occupation complète de l’île ............................................................................................................... 161 d. Formation de l’habitat « classique » ....................................................................................................... 163

3. Vers un nouveau modèle marquisien ........................................................................................................... 166 4. La période européenne : quelques éléments d’ethnohistoire. ....................................................................... 167

TROISIEME PARTIE : UNE ILE DANS L 'H ISTOIRE . IMAGES DE LA SOCIETE ANCIENNE DE UA HUKA

Propos préliminaire : Attentes et limites d’un « settlement pattern » marquisien : perspectives pour une étude de l’habitat et de la société ancienne ................................................................................................................................... 175

Chapitre VI : Vivre et Survivre, l’ « habitat du qu otidien » ....................................................................................... 178

1. L’habitat domestique ................................................................................................................................... 178 a. Manihina-Vainaonao, un cas d’étude sur Ua Huka ................................................................................. 178

a.1 Cadre environnemental et archéologique ............................................................................................... 178 a.2 Analyse fonctionnelle de l’habitat .......................................................................................................... 184 a.3 Bilan préliminaire et esquisse d’un schéma d’occupation ...................................................................... 191

b. Eléments de comparaison inter-vallées ................................................................................................... 192 2. Production et subsistance ............................................................................................................................. 195

a. « L’humide et le sec »: reconnaissance des aménagements horticoles et arboricoles ............................. 195 a.1 Les systèmes humides ............................................................................................................................ 196 a.2 Les systèmes secs ................................................................................................................................... 198

b. Domestication, élevage et chasse ............................................................................................................ 201 c. Revue de l’exploitation des ressources marines ...................................................................................... 204

c.1 La pêche ................................................................................................................................................. 204 c.2 La collecte de coquillages ...................................................................................................................... 211 c.3 La consommation d’algues ..................................................................................................................... 212

3. Les systèmes défensifs ................................................................................................................................. 213 a. Un système défensif complexe au sommet de l’île ................................................................................. 214 b. Les postes de guet ................................................................................................................................... 219

Chapitre VII : Rassembler et prier, l’architecture publique et religieuse.................................................................. 221

1. L’architecture communautaire. Etude des tohua de Ua Huka ...................................................................... 221 a. Etat des connaissances archéologiques et ethnohistoriques .................................................................... 221 b. Caractérisation architecturale des tohua de Ua Huka .............................................................................. 224 c. Eléments de réflexion sur des structures dynamiques ............................................................................. 235

2. L’architecture religieuse : me’ae et sites sacrés de Ua Huka ....................................................................... 240 a. Distinguer des structures complexes : proposition d’inventaire .............................................................. 241 b. Caractériser les me’ae de Ua Huka ......................................................................................................... 245

b.1 Tapu, environnement et localisation ...................................................................................................... 245 b.2 Composantes architecturales des me’ae ................................................................................................. 249 b.3 Fonctions des édifices et représentations figurées .................................................................................. 252 b.4 Etude de cas : le me’ae VAN-23 de Vainaonao ..................................................................................... 262 b.5 Annexes et me’ae spécialisés : de l’espace domestique à l’espace sacré ............................................... 267

c. Eléments de réflexion sur la différenciation du complexe marae dans l’archipel marquisien. ................ 273

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Chapitre VIII : Mourir, Archéo-anthropologie funéra ire à Ua Huka ........................................................................ 278

1. Méthodologie de l’étude .............................................................................................................................. 278 a. Une archéo-anthropologie funéraire. ...................................................................................................... 278 b. Perturbations anthropiques et fauniques postérieures aux dépôts ........................................................... 279 c. Contexte de l’étude et aspects pratiques ................................................................................................. 280

2. Etude des sites funéraires de Ua Huka ......................................................................................................... 281 a. Le site KAT-41 (Katoahu) ...................................................................................................................... 281

a.1 Espace funéraire A ................................................................................................................................. 281 a.2 Espace funéraire B ................................................................................................................................. 284 a.3 Espace C ................................................................................................................................................. 287 a.4 Espace D ................................................................................................................................................ 288 a.5 Synthèse ................................................................................................................................................. 289

b. Le site HNA-21 (Hanahouua) ................................................................................................................. 290 c. Le site HNA-23 – Abri Te Ani (Hanahouua) .......................................................................................... 294 d. Le site HKT-52 – Abri Tenehee (Hokatu) .............................................................................................. 298 e. Le site HTV-29 – Kea’a te kori (Hinitaihava-Hane) ............................................................................... 304

e.1 Espace funéraire A ................................................................................................................................. 304 e.2 Espace funéraire B ................................................................................................................................. 307

f. Le site HTV-30 (Hinitaihava) ................................................................................................................. 310 g. Les dépôts funéraires du me’ae HTV-26 (Hinitaihava) .......................................................................... 316

g.1 Dépôt funéraire A .................................................................................................................................. 316 g.2 Dépôt funéraire B ................................................................................................................................... 318 g.3 Dépôt funéraire C ................................................................................................................................... 318

h. Le dépôt funéraire du kotue de Vainaonao ............................................................................................. 320 3. Eléments de réflexion sur les gestes funéraires anciens à Ua Huka ............................................................. 321

a. Vahi tapu : environnement et état de conservation des sites funéraires .................................................. 323 b. Composition démographique des dépôts funéraires ................................................................................ 326 c. Nature des dépôts et représentations osseuses. ....................................................................................... 328 d. Organisation des dépôts et gestes funéraires. .......................................................................................... 329 e. A côté des restes humains… offrandes, mobilier et objets funéraires. .................................................... 333 f. Perspectives spatiales et temporelles sur un système funéraire marquisien. ........................................... 337

Chapitre IX : Essai de reconstitution paléodémographique ........................................................................................ 341

1. De l’usage de la « paléodémographie » : principes et méthodes .................................................................. 341 a. Contraintes de la démarche anthropologique .......................................................................................... 341 b. Développement de la démarche archéologique ....................................................................................... 342

2. Application de l’archéodémographie à Ua Huka ......................................................................................... 344 a. La méthode de Conte à Hokatu ............................................................................................................... 344 b. Estimation du cas de Vainaonao ............................................................................................................. 346 c. Proposition démographique pour Ua Huka ............................................................................................. 349

3. Evolution démographique après le contact .................................................................................................. 352 a. La période 1791-1867 ............................................................................................................................. 353 b. De 1867 à aujourd’hui ............................................................................................................................ 355

Conclusion ....................................................................................................................................................................... 360

Bibliographie ......................................................................................................................................................................... 365 Annexe 1 ................................................................................................................................................................................ 392 Annexe 2 ................................................................................................................................................................................ 403

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LISTE DES FIGURES Fig.1.1 : Carte de l’Océanie et peuplement Lapita ................................................................................................................... 22 Fig.1.2 : Modèle orthodoxe de peuplement de la Polynésie orientale (les numéros indiquent ................................................. 28 l’ordre supposé des migrations)................................................................................................................................................ 28 Fig.1.3 : Modèle de peuplement de la Polynésie orientale, basé sur la chronologie de Spriggs et Anderson ........................... 29 Fig.1.4 : Modèle de peuplement ancien de la Polynésie orientale proposé par Kirch............................................................... 31 Fig.1.5 : Séquençage théorique du peuplement d’une île de Polynésie orientale, .................................................................... 38 et marqueurs archéologiques propres à chaque phase. ............................................................................................................. 38 Fig.1.6 : Schéma « classique » de la séquence culturelle marquisienne intégrant les modalités de subsistance (d’après Kirch 2000 : 259). .............................................................................................................................................................................. 42 Fig.1.7 : Evolution de la séquence culturelle marquisienne, selon trois auteurs (d’après Allen 2009) ..................................... 50 Fig.1.8 : Schéma des réseaux d’interaction dans un anthroposystème (d’après Lévèque 2003a : 19) ...................................... 53 Fig.1.9 : Carte de répartition des tribus de Ua Huka d’après Handy (1923 : 31) ...................................................................... 55 Fig.1.10 : La dune de Hane en 1971 (cliché F. Ollier) ............................................................................................................. 59 Fig.1.11 : Le musée de Vaipaee où se côtoient pièces archéologiques et ................................................................................. 60 copies réalisées par les sculpteurs de l’île (cliché G.Molle) ..................................................................................................... 60 Fig.1.12 : Synthèse cartographique des travaux réalisés à Ua Huka, par types d’opérations ................................................... 66 Fig.1.13 : Carte de la Polynésie française................................................................................................................................. 69 Fig.1.14 : Carte de l’archipel des Marquises ............................................................................................................................ 70 Fig.1.15 : Les étapes de la formation géologique de Ua Huka ................................................................................................. 75 Fig.1.16 : Carte de Ua Huka (Molle 2010) ............................................................................................................................... 77 Fig.1.17 : Paysages de Ua Huka ............................................................................................................................................... 79 Fig.2.1 : Vue du complexe dunaire et de la vallée de Hatuana depuis le promontoire. ............................................................ 86 Au premier plan, on note le panneau de pétroglyphes n°2 (cliché G.Molle) ............................................................................ 86 Fig.2.2 : En haut, la baie de Hatuana avec l’emplacement des sites de pétroglyphes et d’abris-sous-roche,............................ 88 en bas, plan du système dunaire et localisation des sondages de 1997 (G.Molle, d’après Conte 2002) ................................... 88 Fig.2.3 : Comparaison des coupes stratigraphiques du sondage 1 de 1997 et 1999.................................................................. 89 Fig.2.4 : Localisation des secteurs de fouille 2009 ................................................................................................................... 90 Fig.2.5 : Relevé en plan du niveau B ........................................................................................................................................ 91 Fig.2.6 : Relevé en plan du niveau C ........................................................................................................................................ 92 Fig.2.7 : Relevé en plan du niveau D ....................................................................................................................................... 93 Fig.2.8 : Relevé en plan du niveau E1 ...................................................................................................................................... 95 Fig.2.9 : Relevé en plan du niveau E2 ...................................................................................................................................... 95 Fig.2.10 : Coupe stratigraphique des parois nord-ouest et nord-est de la section 1 .................................................................. 97 Fig.2.11 : Hypothèse de corrélation stratigraphique entre les quatre coupes observées à Hatuana ........................................ 101 Fig.2.12 : Relevé des aménagements (HAT-1) de la zone karstique au sud du promontoire ................................................. 103 Fig.2.13 : La dune de Hinipohue vue depuis le nord (cliché G.Molle) ................................................................................... 105 Fig.2.14 : Localisation des structures découvertes dans le secteur de Hinipohue ................................................................... 107 (fond de carte IKONOS – includes material © Space Imaging LLC) .................................................................................... 107 Fig.2.15 : Relevé des structures HIP-1, -3, -4 et -5 montrant l’emplacement des sondages ................................................... 109 Fig.2.16 : Comparaison des coupes stratigraphiques obtenues dans les trois sondages principaux de Hinipohue ................. 111 Fig.2.17 : Hameçons en nacre découverts à Hinipohue dans les fouilles de 2009 .................................................................. 113 Fig.2.18: Plan de la dune principale de Hane montrant l’emplacement des fouilles de Sinoto et celles de 2009 ................... 115 Fig.2.19 : Coupe stratigraphique et niveaux reconnus dans le carré O84 (d’après Sinoto 1966)............................................ 117 Fig.2.20 : Relevé du niveau E montrant l’extension du pavage.............................................................................................. 123 Fig.2.21 : Relevé du niveau F et des nappes de cendres ......................................................................................................... 124 Fig.2.22 : Relevé du niveau G ................................................................................................................................................ 126 Fig.2.23 : Relevé du niveau I ................................................................................................................................................. 128 Fig.2.24 : Relevé du niveau J ................................................................................................................................................. 129 Fig.2.25 : Reconstitution de l’emprise des pavages des niveaux inférieurs ............................................................................ 135 Fig.2.26 : Reconstitution des rapports stratigraphiques des niveaux de Hane 2009 ............................................................... 137 Fig.2.27 : Localisation des sondages à Haavei et relevé de la bordure du me’ae ................................................................... 144 (d’après notes et plans de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.) ....................................................................................... 144 Fig.2.28 : Coupe de la paroi nord-ouest du sondage 2............................................................................................................ 145 (Molle d’après notes et relevés de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.) .......................................................................... 145 Fig.2.29 : Coupe des parois est et ouest du sondage 3 ............................................................................................................ 147 (Molle d’après notes et relevés de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.) .......................................................................... 147 Fig.2.30 : Coupe stratigraphique de la tranchée 2, Hokatu (d’après Conte 2001 : 241) ......................................................... 148 Fig.2.31 : Vue de la dune de Manihina depuis le nord-ouest ; on distingue ........................................................................... 150 au sommet les vestiges des pavages superficiels (cliché G.Molle) ......................................................................................... 150 Fig.2.33 : Comparaison des versions du modèle régional avec la séquence de Ua Huka ....................................................... 166 Fig.2.34 : Scènes de vie à Hane en 1935 (Archives Nationales d’Outre-Mer) ....................................................................... 172 Fig.3.1: Répartition des sites archéologiques dans l’ensemble Manihina-Vainaonao ............................................................ 180 (fond de carte IKONOS – includes material © Space Imaging LLC) .................................................................................... 180 Fig.3.2 : Répartition des structures et sites d’habitat dans la haute vallée de Vainaonao ....................................................... 182

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(fond de carte IKONOS – includes material © Space Imaging LLC) .................................................................................... 182 Fig.3.3 : Relevé du paepae VAN-35, Vainaonao ................................................................................................................... 187 Fig.3.4 : Relevé de l’ensemble VAN-11/12/13, Vainaonao ................................................................................................... 189 Fig.3.5. : Rocher ayant servi de table de travail, au sud de VAN-39 (cliché G. Molle) ......................................................... 191 Fig.3.6 : Relevé du système horticole humide HKT-23 de Hokatu (Conte et al. 2001 : 135) ................................................ 197 Fig.3.7 : Secteur horticole dans la basse vallée de Vainaonao................................................................................................ 199 Fig.3.8 : Série d’hameçons en nacre provenant de la fouille de Hatuana 2009 (cliché G.Molle) ........................................... 206 Fig.3.9 : Poids de pêche de Ua Huka (clichés G.Molle & C. Carlier) .................................................................................... 207 Fig.3.10 : Ancres en pierre découvertes à Hatuana et Manihina (clichés G.Molle) ................................................................ 209 Fig.3.11 : Cartographie préliminaire du système défensif de l’ensemble Vaikivi-Hitikau-Mahaki ........................................ 215 Fig.3.12 : le pa de Mahaki vue depuis le nord (cliché J.-F. Butaud) ...................................................................................... 216 Fig.3.13 : Relevé et coupe des tranchées défensives sur la crête séparant Hane et Vaikivi .................................................... 217 Fig.3.14 : Mur de fortification sur la face ouest de Mouka Tapu (cliché G.Molle) ................................................................ 218 Fig.3.15 : Emprise du tohua VAN-7, Vainaonao (Relevé G. Molle 2008)............................................................................. 226 Fig.3.16 : Relevés des trois tohua de Hokatu (relevés Conte et Tartinville 2001).................................................................. 229 Fig.3.17 : Relevé des paepae d’extrémités du tohua KAT-21 (relevé G.Molle 2009). .......................................................... 230 Fig.3.18 : Relevé du tohua VKV-6-2 (d’après Conte et al. 2001 : 36) ................................................................................... 232 Fig.3.19 : Schéma de classification des tohua de Ua Huka selon leur degré d’élaboration .................................................... 236 Fig.3.20 : Relevé du tohua Tomitahuna de Vaipaee (relevé P.Ottino 2007) .......................................................................... 237 Fig.3.21 : Relevé du me’ae VKV-1-1, Vaikivi ....................................................................................................................... 247 Fig.3.22 : Relevé de l’ensemble complexe VAN-46, Vainaonao (relevé G.Molle 2009) ....................................................... 251 Fig.3.23 : Relevé de l’ensemble complexe VKV-14-5, Vaikivi (Relevé A.Noury 2001). ...................................................... 253 Fig.3.24 : Relevé du me’ae Meaiaute de Hane et photographies des sculptures associées ..................................................... 256 Fig.3.25 : Relevé du me’ae Mataihemanu de Hanaei et poteaux sculptés .............................................................................. 259 Fig.3.26 : Relevé de l’ensemble HKT-33 de Hokatu.............................................................................................................. 262 Fig.3.27 : Relevé de l’ensemble cérémoniel VAN-23, Vainaonao (relevé G.Molle 2008) .................................................... 264 Fig.3.28 : Relevé de la résidence de pêcheurs, ensembles KAT-1, -3 et -4 (Relevé G.Molle 2009). ..................................... 272 Fig.3.29 : Carte de localisation des sites funéraires de Ua Huka étudiés en 2009 .................................................................. 280 Fig.3.30 : Vue du dépôt principal de l’espace funéraire A, site KAT-41 (cliché G.Molle) .................................................... 282 Fig.3.31 : Entrée de l’espace funéraire B, abri KAT-41 (cliché G.Molle) .............................................................................. 284 Fig.3.32 : Vue du troisième ensemble dans la partie nord de l’abri (cliché G.Molle) ............................................................ 285 Fig.3.33 : Vue de l’espace C avec le cercueil en bois (cliché G.Molle) ................................................................................. 287 Fig.3.34 : Vue du dépôt D, site KAT-41 (cliché G.Molle) ..................................................................................................... 288 Fig.3.35 : Vue de l’abri HNA-21 depuis la ligne de crête (cliché G.Molle) ........................................................................... 291 Fig.3.36 : Vue du muret en pierres fermant l’entrée de l’abri HNA-21 (cliché G.Molle) ...................................................... 291 Fig.3.37 : Organisation générale des vestiges de l’abri HNA-21 (cliché P.Murail)................................................................ 292 Fig.3.38 : Vue de la cavité HNA-23 creusée dans la paroi ..................................................................................................... 295 Fig.3.39 : Vue du dépôt HNA-23 ........................................................................................................................................... 295 Fig.3.40 : Section de bambou fermée par bouchon de bois (cliché G.Molle) ......................................................................... 296 Fig.3.41 : Coco fermé par un bouchon de bois (cliché G.Molle)............................................................................................ 297 Fig.3.42 : Vue de la partie est de l’abri Tenehee avec le cercueil en bois (cliché G.Molle) ................................................... 299 Fig.3.43 : Cercueil 1 de l’abri Tenehee, aujourd’hui conservé au musée de Vaipaee (cliché G.Molle) ................................. 300 Fig.3.44 : Cercueil 2 de l’abri Tenehee, aujourd’hui conservé au musée de Vaipaee (cliché G.Molle) ................................. 301 Fig.3.45 : Kotue de l’abri Tenehee, aujourd’hui conservé au musée de Vaipaee (cliché G.Molle) ........................................ 302 Fig.3.46 : « collier » métallique de l’abri Tenehee (cliché G.Molle) ...................................................................................... 302 Fig.3.47: Vue du site HTV-29 depuis la crête Hinitaihava-Hane (cliché G.Molle) ................................................................ 305 Fig.3.48 : Vue de l’espace funéraire A (cliché G.Molle) ........................................................................................................ 306 Fig.3.49 : Vue de l’espace funéraire B depuis l’entrée sud (cliché G.Molle) ......................................................................... 308 Fig.3.50 : L’abri HTV-30 (flèche blanche) vu depuis le bas de Mouka Tapu (cliché G.Molle) ............................................. 310 Fig.3.51 : Vue de l’espace funéraire aménagé dans la partie ouest de l’abri avec au premier ................................................ 311 plan le muret de pierres. Le dépôt d’ossements est visible à gauche (cliché G.Molle) ........................................................... 311 Fig.3.54 : Vue du dépôt funéraire et de l’organisation en faisceaux (cliché G.Molle) .......................................................... 311 Fig.3.52 : Les deux plats en bois de l’abri HTV-30, conservés au musée de Vaipaee (clichés G.Molle) ............................... 312 Fig.3.53 : Cercueils en bois provenant de l’abri HTV-30, conservés au musée de Vaipaee (clichés G.Molle) ...................... 313 Fig.3.55 : Vue de la cache A du me’ae, fermée par trois pierres a, b et c (cliché G.Molle) ................................................... 316 Fig.3.56 : le dépôt funéraire de la cache A avec les BCF du niveau supérieur (cliché G.Molle)............................................ 317 Fig.3.57 : Vue de l’espace funéraire B (cliché G.Molle) ........................................................................................................ 319 Fig.3.58 : Vue du kotue de Vainaonao avec son couvercle (cliché G.Molle) ......................................................................... 320 Fig.3.59 : les dépôts funéraires en cercueils de l’abri Tohepa à Hanaei en 1970 (cliché F.Ollier) ......................................... 322 Fig.3.60 : Nombre Minimum d’Individus par sites à reprendre selon NMI final ................................................................... 326 Fig.3.61 : Deux cercueils de l’abri Tohepa (cliché F. Ollier) ................................................................................................. 335 Fig.3.62 : Reconstitutions des différents modèles de cercueils observés à Ua Huka. ............................................................. 336 Fig.3.63 : Evolution démographique de la population de Ua Huka après le contact occidental ............................................. 358

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LISTE DES TABLEAUX Tab.2.1 : Ages calibrés des échantillons datés de Hatuana ....................................................................................................... 99 Tab.2.2 : Synthèse des dates antérieures obtenues sur des échantillons de Hane ................................................................... 118 Tab.2.3 : Synthèse des datations issues de la fouille 2009 ..................................................................................................... 141 Tab.2.4 : Corpus chronologique de Ua Huka ......................................................................................................................... 157

Tab.3.1 : Répartition des catégories de structures selon les sites de Vainaonao ..................................................................... 185 Tab.3.2 : Inventaire des tohua de Ua Huka ............................................................................................................................ 222 Tab.3.3 : Inventaire des structures religieuses de Ua Huka .................................................................................................... 244 Tab.3.4 : Variables et corrections envisagées dans le modèle de Conte ................................................................................. 345 Tab.3.5 : Estimations minimales et maximales de la population de Vainaonao ..................................................................... 348 Tab.3.6 : Estimations démographiques de Vainaonao selon la méthode de Kellum .............................................................. 348 Tab.3.7 : Estimations démographiques pour les vallées orientales de Ua Huka ..................................................................... 350 Tab.3.8 : Estimations démographiques pour trois vallées de la côte sud ................................................................................ 351 Tab.3.9 : Estimations et comptages démographiques de la population de Ua Huka entre 1791 et 1983 ................................ 357

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INTRODUCTION

Ecrire une trajectoire historique marquisienne

Les enjeux scientifiques de la recherche archéologique en Polynésie française sont multiples et complexes, mais recouvrent un objectif fondamental, celui de reconstituer la trajectoire historique des peuples polynésiens. Une telle idée est justifiée dans cette région océanienne où l’histoire humaine est encore récente et correspond grosso modo au dernier millénaire ; il s’agit donc d’un intervalle de temps assez court à l’intérieur duquel l’archéologie est susceptible de dégager un ensemble de processus par le biais d’une approche globale, la seule à même d’apporter des réponses satisfaisantes, ou du moins de participer à une construction pertinente du savoir. Les Marquises, archipel le plus septentrional de Polynésie française, constituent pour plusieurs raisons un lieu qui, à défaut d’être idéal, se révèle particulièrement attractif pour mener une telle approche.

Notre étude se propose de cerner une trajectoire parmi d’autres en resserrant notre fenêtre d’investigation sur l’île de Ua Huka où les recherches archéologiques offrent désormais l’opportunité d’appréhender localement un ensemble de phénomènes bien plus généraux. Par approche globale, nous entendons une intégration des données dans une perspective paléohistorique qui rendrait compte des processus intervenant dans la trajectoire des sociétés étudiées sans se limiter à une simple périodisation des faits (cf. Valentin 2008 : 29)1. La chronographie est donc essentielle mais ne constitue jamais qu’un moyen de la démarche, un cadre dans lequel nous pouvons interpréter l’évolution culturelle marquisienne. Depuis les premiers travaux stratigraphiques que R.C. Suggs conduisit en 1956 à Nuku Hiva, les avancées en matière de chronologie ont considérablement affiné notre perception du temps long marquisien, tout en remettant en cause les visions initiales. Ces développements eurent pour effet de focaliser une grande partie de l’attention des chercheurs sur l’épisode fondateur, celui du peuplement ou de la colonisation des îles. En revanche, le schéma de Suggs d’une 1 La notion de « paléohistoire », peu fréquemment employée, fut récemment définie par B. Valentin dans son étude des derniers chasseurs en Europe. Nous ne pouvons prétendre à une même ambition que la sienne, tant épistémique que méthodologique, car les sujets d’étude et les temporalités sont bien différents et n’accordent pas la même place à la dimension technique, principal objet de son approche palethnographique. Pourtant, l’usage de ce terme nous semble adéquat pour mieux rendre compte de la volonté qui est la nôtre de reconstituer la trajectoire d’un peuple polynésien. Il est certain que la paléohistoire s’avère pratique pour qualifier les époques anciennes des sociétés sans écriture pour lesquelles le terme de préhistoire se révèle finalement sans fondement (puisque le plus souvent basé artificiellement sur un contact entre les cultures indigènes et les occidentaux). D’ailleurs, Valentin indiquait un emploi plus généralisé du terme au Québec pour qualifier l’étude des populations amérindiennes (2008 : 28). Est-ce à dire que la notion devrait être élargie à toutes les cultures océaniennes ? De plus, et dans la mesure où il s’agit de saisir des processus à l’œuvre, nos objectifs sont assez semblables et cherchent à dépasser une certaine vision, selon nous réductrice, de cette trajectoire.

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division en cinq phases distinctes (1961 : 118) n’a finalement pas changé si ce n’est dans leurs jalons qui, suite au rajeunissement des dates anciennes, s’en retrouvaient ainsi plus rapprochés. On peut cependant s’interroger sur la valeur actuelle de ce modèle au vu des dernières avancées de la recherche, et sur sa pertinence face à une approche renouvelée de l’exercice près de 50 ans plus tard. Cet exercice se base sur un parti pris théorique et méthodologique, qui consiste à faire de la petite île de Ua Huka, dans le groupe Nord, une « île-test » (Conte 2002), à l’instar du concept de « laboratoire insulaire » largement employé dans le Pacifique. En effet, sa superficie relativement réduite permettait le développement d’un programme de recherche intensif sur l’ensemble de son territoire. Faisant suite aux premières missions du Pr. Y. Sinoto et M. Kellum en 1964-65, un projet de plus grande ampleur vit le jour au début des années 1990 sous l’impulsion de E. Conte. Mêlant opérations de fouilles et inventaires de surface, le patrimoine archéologique de Ua Huka s’est ainsi révélé très riche et a fourni un ensemble de données qui, jusqu’à présent, n’avaient pu être complètement exploitées. La réalisation d’une première synthèse de l’histoire de Ua Huka apparaissait donc comme un point d’étape à la fois nécessaire et essentiel pour l’archéologie régionale. Elle s’est construite autour de deux questionnements posés à la trajectoire historique de l’île. Le premier concerne son développement dans la durée. Il convient de proposer une nouvelle trame chronologique en adéquation avec les résultats obtenus localement, quand bien même elle pourrait être étendue aux îles voisines voire même fournir un cas de comparaison avec les autres archipels. Pour cela, le recours à l’analyse stratigraphique des enregistrements archéologiques complémentaires (sites dunaires et sites intérieurs) met en évidence des fragments d’histoire participant d’une séquence complète. L’identification de « marqueurs » offre une nouvelle segmentation temporelle de la trajectoire. Le second traite des processus et des caractères, propres et/ou communs, de l’histoire de Ua Huka. Dans notre perspective globale, il s’agit de reconstituer les dynamiques essentielles de la société au travers des grands thèmes que sont l’organisation de l’habitat et du territoire, les relations entre l’homme et son environnement et leur évolution dans la durée, la dynamique de la structuration sociopolitique perçue notamment dans l’architecture monumentale de l’archipel, ou encore l’évolution démographique. Parce que l’histoire de Ua Huka ne débute, par plus qu’elle ne s’arrête, avec l’arrivée des Occidentaux, en l’occurrence 1791, la trajectoire est suivie bien au-delà durant ce qu’il est commun d’appeler la période « post-européenne », et interroge également les notions de continuité et de rupture par le biais d’une analyse ethnohistorique. On comprend l’ampleur d’un tel projet qui repose sur une approche multifocale et pluridisciplinaire dont l’archéologie est en quelque sorte le pivot. Notre travail, loin de constituer une finalité de ce projet, est un premier aboutissement qui témoigne aussi de l’intérêt de la démarche entreprise. La structuration de notre étude répond aux deux axes suivis.

La première partie justifie son ambition, en offrant une réflexion à la fois épistémique et méthodologique que l’on souhaite voir s’incarner dans les pages qui suivent. Un retour

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préalable sur l’état des recherches passées et en cours est nécessaire pour fixer le cadre général du programme et ainsi mieux percevoir les enjeux actuels, locaux et régionaux, de l’archéologie marquisienne. Nous serons ainsi amené à présenter au chapitre 1 les grandes thématiques qui, depuis les premiers travaux de Suggs et même avant lui, n’ont cessé de se développer. Partant de ces constatations, nous percevons toute l’importance d’unifier cette recherche par le biais d’une approche globale. Pour des raisons évidemment pratiques, on comprend néanmoins que celle-ci se doit d’être finement ciblée et, faisant nôtre les conceptions de « laboratoires insulaires » appliquées aux îles du Pacifique, nous transférons à ces fins la notion au cas de Ua Huka. En intégrant ainsi nos problématiques au sein d’un véritable anthroposystème, l’ambition globale du projet voit sa réalisation possible. C’est à ce parti pris théorique qu’est consacré le chapitre 2, qui nous permet également de justifier le choix de Ua Huka comme « île-test » pour les raisons géographiques et historiques déjà mentionnées. La présentation des travaux antérieurs montre la vitalité dont a fait preuve la recherche sur ce petit territoire et qui s’est poursuivie au travers de plusieurs missions que nous avons nous-même dirigées durant près d’une année passée sur place. Elles suivaient notamment plusieurs axes méthodologiques dont l’un, à notre sens essentiel pour la construction de la séquence chrono-culturelle, repose sur la complémentarité des espaces dunaires et intérieurs. Le recours aux datations absolues constitue aussi un autre enjeu très important et suppose un contrôle rigoureux. Le chapitre 3 clôturera cette longue introduction par une présentation environnementale de notre contexte.

L’un des principaux objectifs de ce travail consiste en l’élaboration d’une séquence chrono-culturelle propre à l’île de Ua Huka, à même de fournir un cadre de réflexion à l’intérieur duquel s’inscrivent notamment les grandes transformations que nous souhaitons mettre en évidence. La seconde partie de notre étude est ainsi consacrée à une approche axée sur la temporalité, quand bien même notre démarche dépasse la seule notion de chronographie. Il s’agira en effet de déterminer ce que nous qualifierons de « marqueurs », de natures diverses (innovations culturelles, évolution de la répartition géographique des groupes humains, influences extérieures etc.), susceptibles de segmenter la trajectoire historique de cette société. Loin de n’être que des vues de l’esprit soumises à d’éventuelles déformations induites par la démarche elle-même, il nous faudra considérer avec suffisamment de pertinence ces intervalles qui témoignent de changements qu’elle a subis ou provoqués. Deux de ces marqueurs sont d’ores et déjà définis d’un point de vue théorique. Le premier indique le « point 0 » de la trajectoire, c’est-à-dire la colonisation humaine de l’île, même si ce terme pourra être affiné selon l’usage que l’on en fait (cf. développement au chapitre 1). Il s’inscrit donc dans la perspective plus large du processus de peuplement de la Polynésie orientale qui est en soit une problématique actuelle essentielle. Le second serait, quant à lui, susceptible de conclure cette trajectoire avec la redécouverte, occidentale cette fois, de Ua Huka. Pourtant il n’en est rien car, comme nous le verrons, la situation « post-contact » de cette île, révélée par une approche ethnohistorique, implique une perception continue. Entre ces deux points, une durée de près de 1000 ans doit donc être appréhendée par les seuls moyens à notre disposition. Conformément à ce qui a été dit précédemment ainsi qu’aux propos développés dans la première partie, on comprend que les îles marquisiennes ont cela d’avantageux qu’elles offrent une dichotomie spatiale en la séparation de deux entités que sont d’un côté les secteurs dunaires, de l’autre les vallées ou les zones intérieures. Les enregistrements propres à chacune

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d’elles, couvrant des périodes de temps remontant plus ou moins loin dans le temps, doivent être pris en compte de manière complémentaire afin d’établir une séquence cumulative de longue durée. Pour cela, le recours à une analyse stratigraphique fine associée aux méthodes de datation absolue est primordial. Le chapitre 4 présente les travaux et résultats obtenus sur trois sites dunaires étudiés par l’auteur, soit seul (Hatuana et Hinipohue) soit en collaboration dans le cadre d’un projet plus vaste (Hane). La reconnaissance chrono-stratigraphique de certains marqueurs au sein de ces séquences s’étalant sur plusieurs siècles participent activement au projet annoncé plus haut. Le chapitre 5 vient enrichir cette vision initiale par une revue synthétique d’autres travaux conduits sur des sites côtiers (Haavei, Hokatu et Manihina) ainsi que de sondages réalisés dans les zones intérieures dont la profondeur temporelle est plus réduite. Au final, les datations sont caractérisées et intégrées dans un corpus qui révèle la trame de la séquence chronologique locale. Celle-ci sera reprise dans un développement assez classique et propre aux grandes monographies de synthèse. En les explicitant au mieux à partir des connaissances acquises par nos travaux stratigraphiques, nous proposerons une définition des valeurs culturelles, comprises au sens large, propres à chaque « période ». Enfin nous aborderons les phénomènes de rupture et de continuité suite au Contact européen en nous appuyant sur les données ethnohistoriques à notre disposition. Cette seconde partie aboutira ainsi à une vision globale de la trajectoire historique de la société de Ua Huka, depuis les premiers peuplements humains jusqu’au XXe siècle.

La séquence temporelle établie à Ua Huka permettra ensuite d’interroger la société ancienne dans ses thématiques essentielles. La troisième partie de cette étude se veut une fenêtre ouverte sur divers aspects de la culture ancienne qu’il nous semble important de documenter et d’appréhender de manière parfois critique vis-à-vis des travaux antérieurs. Répondant ainsi à la problématique globale de notre recherche, il s’agira de se focaliser sur plusieurs questions redéfinies en trois champs d’investigations, réunis dans une relative synchronie protohistorique. Le chapitre 6 concerne l’habitat du quotidien ou la dimension vitale des populations. Ce sera l’occasion d’aborder les facteurs et les formes d’organisation des « villages » marquisiens, au travers du cas d’étude de la vallée de Vainaonao et d’exemples comparatifs. Nous traiterons aussi des modes de subsistance et de leur évolution par le biais d’une synthèse des informations concernant les structures horticoles mais aussi l’exploitation des ressources marines. Pour terminer, nous décrirons les grandes composantes du système défensif local par le biais d’études préliminaires. Le second thème est celui de l’architecture publique et cérémonielle. Les réflexions développées dans le chapitre 7 sont une contribution à la connaissance de deux formes de monuments typiques du paysage marquisien : d’une part, les tohua qui cristallisent la force communautaire et la puissance de la tribu par les festivités conduites par les chefs et dont la classification et l’étude comparative des sites connus de Ua Huka montre qu’il s’agit de structures extrêmement dynamiques ; d’autre part, les me’ae relevant quant à eux de la sphère religieuse et sacrée et qui sont sans doute les ensembles les plus difficiles à définir en raison de leur grande variabilité morphologique. Notre approche permettra d’en extraire plusieurs

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particularités qui sous-tendent une adaptation de la forme à la fonction cérémonielle. En guise de conclusion à ce chapitre, des éléments de réflexion seront avancés à propos du phénomène de différenciation du « complexe marae » dans l’archipel des Marquises, en nous basant sur les observations réalisées localement à Ua Huka. Le troisième champ d’investigations est celui de la mort, un thème assez délaissé jusqu’à présent, du moins dans une perception une fois encore globale. Il s’agira dans notre cas de qualifier certains aspects du système funéraire ancien à partir de l’étude archéo-anthropologique des restes osseux de plusieurs grottes et abris-sous-roche découverts au cours de nos missions de terrain. Le chapitre 8 est consacré en premier lieu à la description et à l’analyse de ces ensembles funéraires ainsi qu’à une synthèse des pratiques et des gestes participant à la création de dépôts secondaires. Ce travail, assez novateur dans l’archipel, documente un pan des conceptions rituelles et permettra à terme, en complément des données exploitées sur des ensembles dunaires, une meilleure compréhension de la place des morts dans les sociétés anciennes. Pour terminer, nous nous interrogerons sur la réalité paléodémographique, sujet du chapitre 9. Bien qu’il soit difficile, voire presque impossible, de quantifier la population de Ua Huka aux périodes les plus reculées de son histoire, le recours à certaines méthodes d’estimation s’avère efficace dans des contextes archéologiques où les paramètres peuvent être contrôlés au mieux. Nous parvenons ainsi à déterminer un ordre de grandeur à la période précédant l’arrivée des Occidentaux, en accord avec les témoignages plus tardifs. L’évolution de cette population est par ailleurs suivie bien après ce contact et tend à relativiser les impacts extérieurs tout en favorisant des facteurs endogènes. Les fluctuations qui surviennent au cours du XIXe siècle sont également expliquées par divers évènements historiques connus. A l’issue de ce travail, premier bilan des connaissances acquises sur l’île, se dessinent déjà les grandes orientations futures du programme de recherche archéologique. Elles permettront à terme de replacer Ua Huka dans une histoire partagée de l’archipel, dont on sait par ailleurs qu’elle y tenait autrefois une place à la fois centrale et intermédiaire.

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PREMIERE PARTIE

PROBLEMATIQUES ET METHODOLOGIE POUR UNE

APPROCHE GLOBALE DU PASSE DE UA HUKA

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CHAPITRE I : PLACE ET ENJEUX DE LA PREHISTOIRE MARQUISIENNE DANS LA RECHERCHE

ARCHEOLOGIQUE ACTUELLE L’intérêt porté à l’archipel des Marquises, que ce soit dans le cadre particulier de ce travail ou dans celui élargi des problématiques des recherches menées en Polynésie depuis une cinquantaine d’années, répond fondamentalement à deux questionnements. Le premier concerne l’évolution de sociétés polynésiennes sur une période de temps déterminée, c’est à dire la trajectoire historique des groupes installés sur ces îles. Le second, constituant en quelque sorte une nécessité au précédent, s’efforce de fixer le point de départ de cette trajectoire, ou les premières traces de colonisation humaine. Les îles Marquises s’intègrent à l’ensemble géographique des archipels centraux du « triangle » polynésien. De par cette position, elles jouent un rôle charnière, au cœur des processus de peuplement et d’interactions de cette vaste région. La place historique qu’occupent les Marquises dans les différents modèles proposés fut très longtemps l’objet de débats entre chercheurs, et si l’ancienneté autrefois supposée du peuplement de l’archipel par rapport aux ensembles régionaux voisins semble aujourd’hui écartée ou remise en cause, la recherche d’un point d’ancrage chronologique n’en reste pas moins essentielle à une compréhension globale du passé polynésien. Néanmoins, au regard de l’immense étendue de l’aire Pacifique, ces îles isolées ne forment qu’un nuage de points perdus au milieu d’une zone orientale dont l’introduction dans le temps de l’humanité ne représente finalement que l’une des ultimes étapes d’une série de migrations débutées il y a au moins 3.500 ans. Aussi, et préalablement à une présentation du cas marquisien, il ne nous semble pas inutile de revenir ici sur ces premiers mouvements humains dans le Pacifique, initiateurs d’une longue trajectoire océanienne, et aventure maritime sans précédent. Les propositions avancées ci-après s’accordent avec les développements les plus récents de la recherche (voir aussi Kirch 2010).

1. De Taiwan à Samoa : la découverte des îles du Pacifique

a. Le peuplement océanien ancien L’histoire des îles océaniennes débute plutôt avec celle d’un continent, celui de Sahul qui,

lors des phases de régression marine à l’époque Pléistocène, ne présentait qu’un seul bloc de terres émergées regroupant l’Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Guinée ainsi que les petites îles périphériques. Cette région accueillit il y a environ 45.000 ans2 les premiers groupes humains venus du continent asiatique de Sunda, après qu’ils aient franchi l’obstacle interinsulaire dans la zone de la Wallacea (un ensemble de petites terres comprises entre Bornéo et Sahul : Sulawesi, Timor, Tanimbar, Halmahera). Bien qu’effectués sur de courtes distances, ces trajets supposant le recours à des embarcations rudimentaires, forment les plus anciennes traces de navigation au monde. Occupant peu à peu les zones reculées de cet

2 Si des dates plus anciennes remontant à 50-60.000 ans étaient encore publiées il y a une dizaine d’années, les récents articles de synthèse semblent plutôt indiquer une fourchette comprise entre 40.000 et 45.000 B.P. pour les premières installations, d’après de nouvelles estimations offertes par des méthodes de datation plus fiables (cf. O’Connell et Allen 2004).

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immense territoire, les populations s’installent progressivement dans ce nouvel environnement, si bien qu’à 35.000 B.P., l’ensemble du Sahul est entièrement colonisé (O’Connell et Allen 2007 ; O’Connell et al. 2010). Les îles mélanésiennes à l’est de la Nouvelle-Guinée, les Bismarck et le nord-ouest des Salomon, sont probablement découvertes à cette époque (O’Connor et Chappell 2002 ; Allen 2003 ; Allen et O’Connell 2010), même si les installations régulières ne sont identifiables que plus tardivement, à partir de 20.000 B.P., soit aux alentours du Dernier Maximum Glaciaire (Leavesley 2006). La première « pause » qui intervient à ce moment dans le processus de peuplement témoigne probablement d’une difficulté des populations de progresser plus loin vers l’est. Le manque de sophistication des embarcations a souvent été l’argument principal de cet arrêt des migrations (Anderson 2000). Rappelons que c’est au sud-est de cette région que R. Green faisait passer la ligne de séparation entre ce qu’il nomme Near Oceania ou Océanie proche et Remote Oceania ou Océanie lointaine (Green 1991). Cette proposition remettait alors en question les divisions traditionnelles de l’aire Pacifique définies par les géographes européens depuis le XVIIIe siècle. L’Océanie proche constituée du bloc australien, de la Nouvelle-Guinée, des archipels des Bismarck, Bougainville et Salomon, correspond ainsi à un peuplement dit ancien. En revanche, l’Océanie lointaine, regroupant l’ensemble des archipels mélanésiens (Reef - Santa Cruz, Vanuatu, Nouvelle-Calédonie, îles Loyauté, Fidji), micronésiens et polynésiens (le « triangle »), se caractérise par des distances interinsulaires de plus en plus grandes au fur et à mesure de la progression vers l’est. Cette nouvelle dimension donnée aux traversées nécessitera des technologies maritimes à la fois plus évoluées mais aussi plus adaptées à ces environnements. Par conséquent, la découverte de ces îles ne surviendra que récemment et sera le fait de nouveaux groupes humains.

b. L’expansion austronésienne et le complexe Lapita

Originaires d’Asie du sud-est, ces populations s’inscrivent dans un flux migratoire dont le point de départ et la chronologie restent encore le sujet de débats (Meacham 1984 ; Solheim 1996 ; Richards et al. 1998 ; Oppenheimer et Richards 2001a et 2001b ; Terrell et al. 2001 ; Oppenheimer 2003). Un consensus semble toutefois se dégager depuis les travaux de Bellwood qui, mêlant les approches archéologiques et linguistiques, reconnaissait dans ce flux les premiers mouvements de populations parlant des langues de la famille austronésienne (Bellwood 1975 ; Diamond 1988 ; Bellwood et al. 1995 ; Blust 1995, 1999 ; Kirch 1995). Ces groupes, déjà présents à Taiwan vers 2500 B.C., introduisirent la céramique qui devint, entre autres, le principal marqueur archéologique permettant de tracer leurs mouvements jusqu’aux Philippines, Sulawesi et Halmahera, avant leur arrivée aux Bismarck vers 1500-1300 B.C.3 (Spriggs 2010 : 72). Dans cette région, la rencontre entre les locuteurs austronésiens et les anciennes populations non austronésiennes a certainement conduit à des interactions importantes dont les modalités commencent à être cernées (cf. Pawley 2007 ; Specht 2007). Elles furent d’ailleurs modélisées dans un scénario proposé par Green, et nommé « modèle du Triple-I » pour un schéma en trois étapes : Intrusion / Intégration / Innovation (Green

3 La date d’installation des groupes austronésiens dans l’archipel des Bismarck est encore discutée. Certains auteurs (Green 2003 ; Summerhayes 2004) optent pour une arrivée vers 1500 B.C. Suite à une révision des dates disponibles, Specht et Gosden (1997 : 188) proposent plutôt un intervalle de temps compris entre 1300 et 1200 av. J.-C.

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1991b et 2000). Ce processus participa en une période de près de 200 ans à la création de l’ensemble culturel Lapita, dont les membres seront les premiers à découvrir les îles éloignées. L’expansion Lapita dans le Pacifique insulaire représente un événement majeur de l’histoire océanienne (fig.1.1). En introduisant une série de déplacements d’ouest en est selon une stratégie de « sauts de puce » irréguliers (Anderson 2001 ; Lilley 2008), ces communautés s’établirent de manière rapide et organisée sur l’ensemble des archipels mélanésiens ainsi que sur les îles de Polynésie occidentale. Les trajectoires, désormais bien établies, font état de premiers mouvements hors de la région des Bismarck, survenus sans doute simultanément dès 1150 B.C., à la fois vers les îles Reef - Santa Cruz à l’est (Sheppard et Walter 2006), et le Vanuatu au sud-est (Bedford 2006). Les groupes Lapita découvrent également les îles Loyauté et la Nouvelle-Calédonie dont le premier peuplement permanent est situé entre 1100 et 1050 B.C. (Sand 2010 : 213). Le déplacement vers Fidji et Wallis et Futuna survient peu après, vers 1000-950 B.C4. Le phénomène d’expansion s’achèvera par la colonisation des Tonga et des Samoa qui marque la première installation humaine en Polynésie Occidentale, entre 900 et 750 B.C. (Burley et al. 2001 ; Burley 2007 ; Burley et Connaughton 2007 ; Kirch 2000 : 96 ; Petchey 2001). Nos connaissances de l’ensemble culturel Lapita se sont peu à peu précisées depuis les travaux de Green (1973 ; 1991b) et plusieurs études de synthèse furent publiées, apportant des éclairages nouveaux (citons notamment Kirch et Hunt 1988 ; Kirch 1997 ; Spriggs 1984 ; 1997 ; Green 2003 ; Sand 2010). Ces groupes se déplaçant sur des embarcations à voile simple s’installent généralement sur les littoraux, entre mer et terre, où ils pêchent, chassent, et pratiquent l’horticulture et l’arboriculture. Les différentes ressources exploitées au sein de leur environnement font l’objet d’échanges, parfois sur de longues distances : obsidienne, parures et objets divers en coquillages, lames de haches ou d’herminettes en pierre ainsi que la poterie, principal marqueur de l’installation des communautés. Les motifs et la symbolique qui leur est associée sont généralement mis en regard du tatouage, pratique également introduite par les Lapita dans l’aire Océanienne. Si bon nombre de ces traditions culturelles sont issues d’Asie du sud-est et de Mélanésie du nord dont ils sont originaires, il importe de souligner la place essentielle des processus d’adaptation dans les dynamiques de peuplement ancien. Les nouvelles conditions de vie auxquelles les Lapita ont dû faire face, de même que la structuration des réseaux d’échanges et de communication qui se mettent en place parallèlement à la découverte des îles, conduiront rapidement à une diversification plus ou moins marquée entre les provinces occidentale, centrale, méridionale et orientale. Ce dernier groupe formé des archipels de Fidji, Tonga et Samoa connaîtra alors une évolution particulière, étape cruciale dans la trajectoire historique des Polynésiens.

4 La question de la colonisation des îles Fidji reste délicate. Nous indiquons ici les dates couramment admises aujourd’hui. Depuis l’hypothèse d’une expansion Lapita extrêmement rapide soulignant une possible installation vers 1500-1400 B.C. (Kirch et Hunt 1988), les travaux menés depuis deux décennies tendent à rajeunir l’arrivée des Lapita sur ces îles (citons Spriggs 1990 ; Anderson et Clark 1999). Dans un article récent, Clark et Anderson ont proposé une révision du corpus de dates disponibles pour l’archipel, concluant que la période de colonisation était sans doute comprise entre 1100 et 1000 B.C., même si la majorité des données indiquent une installation durable à partir de 700-600 B.C. (2009 : 173).

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Fig.1.1 : Carte de l’Océanie et peuplement Lapita

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c. La Polynésie en questions : Formation, unité, dispersion

D’un point de vue géographique, la province lapita orientale marque clairement le point de pénétration humaine dans le « triangle polynésien ». La limitation géométrique de cette vaste région de 20 millions de km² voit passer l’un de ses côtés entre Fidji à l’ouest et Tonga-Samoa à l’est, créant de fait une entité polynésienne occidentale, dont la nature géologique est pourtant double. En effet, la séparation naturelle appelée Ligne Andésite marque la rupture entre les plaques Indienne et Pacifique. Cette ligne sinueuse distingue ainsi les îles continentales formées essentiellement de roches andésitiques, incluant Tonga, des îles nées d’un volcanisme océanique, dont les Samoa. Les changements environnementaux (types de roche, couverture sédimentaire, compositions végétale et animale) induits par le passage de la Ligne Andésite ont sûrement étonné les premiers navigateurs Lapita qui découvrirent ces terres éloignées, argument qui fut parfois employé pour fournir une explication à l’arrêt de l’expansion. Néanmoins, d’un point de vue archéologique, la tendance reste à une distinction entre Fidji (souvent défini comme « l’archipel du milieu ») et la Polynésie occidentale, qui semble confirmée tant par les modalités mêmes de colonisation que par les évolutions ultérieures que ces deux régions connaîtront (Sand et Addison 2008). Les archipels de Tonga et Samoa offrent ainsi un intérêt majeur dans la problématique « polynésienne », déjà perçu dans les premiers temps de la recherche (Burrows 1938 ; Emory 1959 : 34), et réaffirmé quelques années plus tard (Green 1967 : 237 ; Garanger 1974). Les travaux conduits depuis une quarantaine d’années ont permis de définir, à un degré de précision encore très relatif5, l’évolution ancienne de ces populations à une période charnière de leur histoire au cours de laquelle elles passent d’un stade post-Lapita à un stade proto-polynésien. La compréhension de ces mécanismes reste fondamentale dans la restitution du véritable point de départ de la trajectoire polynésienne. Comme nous le verrons plus loin, la question de la « longue Pause » dans le processus de peuplement, durant laquelle vont se former les premières cultures polynésiennes, doit également recourir aux résultats acquis dans la région orientale pour être cernée au plus près de la réalité passée. Les raisons de l’arrêt des migrations Lapita à Samoa ne sont pas réellement établies, même si des modèles de peuplement de Polynésie Orientale ont en quelque sorte nuancé, chacun à leur manière, cette notion d’interruption (soit en réduisant temporellement la durée de la Pause, soit en intégrant la possibilité que des déplacements ponctuels vers l’est aient eu lieu, sans installation durable visible archéologiquement). Quoi qu’il en soit, il est certain que suite à l’installation des premières communautés, la province orientale va rapidement se retrouver isolée des autres régions Lapita. Des ruptures surviennent quelques temps après dans les circuits d’échanges, d’abord entre Fidji et Tonga, puis entre Tonga et Samoa. Comme le souligne Kirch (2000 : 210), ces ruptures ne sont en aucun cas totales mais suffisantes pour

5 Ainsi que l’ont bien montré les résultats issus du colloque « Archaeology of the Polynesian Homeland » qui s’est déroulé en novembre 2006 à Tutuila, présentés dans une synthèse publiée en 2008 (Sand et Addison). Comme l’indiquent les auteurs dans leur introduction, ces rencontres avaient pour objectifs de dresser le bilan des recherches conduites dans la zone, s’inscrivant dans un ensemble de problématiques liées aux différents stades chronologiques de ces cultures, mais aussi de tracer les grandes orientations pour les années à venir. Il en ressort que de grandes interrogations subsistent (par exemple pour la période du 1er millénaire A.D. qualifiée d’ « âges sombres »), qui devront être surmontées si l’on souhaite percevoir au mieux le rôle clé de cette région dans l’histoire globale des polynésiens.

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que chaque groupe suive sa propre évolution. Les dynamiques locales se caractérisent surtout par une transformation des traditions céramiques : les formes et motifs Lapita apportés par les colons vont rapidement être abandonnés au profit de poteries plus utilitaires, sans décoration, (plainware pottery). La céramique disparaît définitivement des assemblages archéologiques au cours du 1er millénaire de notre ère6. De la même manière, on voit apparaître des nouvelles formes d’outillage lithique, notamment des herminettes dont la fabrication est désormais soumise aux roches basaltiques dans lesquelles elles sont façonnées. Ces deux exemples matériels très souvent cités comme représentatifs des changements de cette période, traduisent avant tout des processus d’adaptation au nouvel environnement rencontré sur ces îles. Mais loin de s’en tenir à des aspects communs, c’est en réalité à une évolution globale des sociétés qu’on assiste au cours du 1er millénaire B.C. Cet aspect très complexe fut brillamment reconstitué dans une synthèse (Kirch et Green 2001) qui propose de manière originale d’écrire une histoire anthropologique de ce qu’ils nomment la « Société Polynésienne Ancestrale », c’est-à-dire le Hawaiki - le berceau - décrit dans les traditions polynésiennes. En s’appuyant sur une triangulation des données archéologiques, linguistiques et ethnologiques, les auteurs sont parvenus à rendre compte d’un ensemble de transformations culturelles qui surviennent alors, donnant progressivement naissance aux traits caractéristiques de l’entité polynésienne, telle qu’elle se diffusera quelques siècles plus tard. La définition de ces traits constitutifs des multiples aspects de la vie quotidienne dans des espaces insulaires offre une reconstitution complète des ancêtres de Hawaiki : développement de techniques et savoir-faire en matière de navigation et de construction de pirogues, de préparation alimentaire, apparition de nouveaux outils en pierre, en corail ou en coquillages, architecture domestique et religieuse/cérémonielle. On constate également à cette époque une transformation des relations sociales au sein des organisations traditionnelles des tribus, par laquelle commence à émerger une hiérarchie de plus en plus marquée dont on retrouvera les principes fondamentaux dans les chefferies polynésiennes orientales. La nature même du « berceau » est donc assez bien cernée : l’archéologie des Lapita a contribué à la construction d’un modèle affirmant avec force que les Polynésiens sont les descendants directs de ces populations. Le « Lapita-only Model » (Green 1967 ; Spriggs 1995) a grandement participé à cette vision aujourd’hui acceptée par la plupart des chercheurs. Toutefois, certains auteurs ont récemment mis en lumière un ensemble d’éléments d’ordre biologique/génétique et matériel. Argumentant sur l’introduction tardive de nouvelles espèces de chiens, rats et poulets ainsi que sur des transformations des modes de subsistance (allant dans le sens d’un développement de l’horticulture postérieur aux Lapita), ils suggèrent le recours à un modèle alternatif basé sur l’application du modèle Triple-I à la région de Polynésie Occidentale (Addison et Matisoo-Smith 2010). Ils soulignent la possibilité d’une intrusion, survenue aux alentours de 400-500 A.D., de populations exogènes venant d’Asie du sud-est mais passant par la frange sud de la Micronésie et les îles Kiribati. Cette proposition, bien que basée sur des faits encore ténus, n’en reste pas moins intéressante dans le cadre d’une explication de la « Longue Pause », et mérite d’introduire les concepts d’interactions locales rendant l’origine polynésienne plus complexe qu’elle ne pourrait y paraître.

6 L’abandon définitif des traditions céramiques n’est pas encore précisément fixée dans le temps. Green (1974) penche pour une disparition entre 300 et 400 A.D. à Samoa. Se basant sur ses travaux à Niuatoputapu, Kirch suppose une utilisation des pots jusque 800 A.D. (Kirch 1988a). Seuls les habitants des îles Fidji continuèrent à fabriquer de la céramique jusqu’à une période récente.

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L’émergence de la Société Polynésienne Ancestrale, aussi complexe qu’elle fût, conduisit à terme à une nouvelle dispersion vers l’est, objet de bon nombre de spéculations. Néanmoins, l’origine géographique de ces mouvements tardifs semble désormais fixée à la région de Samoa (incluant Niuatoputapu, ‘Uvea et Futuna). Un faisceau d’arguments biogénétiques en rapport notamment avec le ti, Cordyline fruticosa (Hinkle 2007 : 834) ainsi que le rat Pacifique Rattus exulans (Matisoo-Smith et al. 1998 : 15146) confirment des hypothèses déjà avancées par ailleurs7. Les résultats des études linguistiques offrent les mêmes conclusions : si le développement du Proto-Polynésien, lié à l’apparition de la Société Polynésienne Ancestrale, est acquis dans la région Tonga-Samoa, c’est bien dans ce dernier archipel que s’opère la séparation entre d’un côté le Proto-Samoan, de l’autre le Proto-Polynésien nucléaire dont descendent toutes les langues parlées en Polynésie orientale (cf. Marck 1999 ; Kirch et Green 2001).

2. Le peuplement de la Polynésie orientale : débats, modèles et état des connaissances.

Une fois posée la question de l’origine des Polynésiens dont nous avons rapidement

présenté les développements récents, subsiste celle de leur dispersion à l’intérieur du « triangle », dynamique qui recouvre finalement deux dimensions : celle du temps par laquelle on tente de retrouver la séquence chronologique des mouvements des populations, et celle de l’espace où l’on recherche les circuits et points de passage successifs qu’elles ont suivis. Ces interrogations ont constitué deux des problématiques essentielles depuis les débuts de la recherche archéologique dans la région, en particulier dans les archipels dits centraux, correspondant à l’actuelle Polynésie française. Cependant, si les questionnements similaires ont trouvé des réponses en ce qui concerne le phénomène Lapita dans le Pacifique ouest, il n’en est pas de même en Polynésie orientale, où les détails de la séquence sont loin d’être validés. Pourtant, force est de constater que la recherche elle-même a fait preuve d’une grande vitalité en la matière depuis le milieu du XXe siècle, perceptible dans l’intensité dont ont parfois fait preuve les débats sur le sujet. Les propositions de modèles théoriques ont connu des critiques, souvent virulentes, de la part des partisans de chacun des schémas. Ces oppositions, au-delà de l’aspect purement épistémologique, ont joué un rôle moteur dans le déroulement des projets archéologiques conduits depuis une quinzaine d’années et qui proposent aujourd’hui un corpus de données exploitables dans la mise en place d’un nouveau scénario8. Dans le cadre d’une restitution des connaissances actuelles en la matière, il s’avère donc nécessaire d’opérer un retour sur les travaux passés. Exceptant les idées romantiques et fantaisistes des intellectuels de la fin du XIXe siècle (citons parmi eux Fornander 1878-1880 et P. Smith 1898-1899), les premières théories sur le

7 Rappelons que G. Irwin (1992 : 151) par le biais de simulations informatiques, considérait que la navigation vers l’est était facilitée au départ de Samoa. 8 Soulignons malgré tout qu’outre l’importance des données archéologiques qui nous intéressent plus particulièrement dans ce travail, l’apport d’autres disciplines telles que la linguistique ou la génétique n’est pas négligeable et contribue aussi à l’élaboration de modèles.

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peuplement polynésien sont en réalité le fait d’anthropologues physiques (Dixon 1920) ou d’ethnologues, dont E.S.C. Handy (1930). Quelques années plus tard, P. Buck (Te Rangi Hiroa) proposait dans l’un de ses ouvrages majeurs, une vision d’un peuplement polynésien s’étendant telles les tentacules d’une pieuvre sur tous les archipels depuis le Havai’i fanaura’a fenua – Havai’i le berceau des terres - des traditions orales, qu’il assimilait à Raiatea aux Iles Sous-Le-Vent (Buck 1938 : 88). Cette image persista assez longtemps, bien qu’elle ne s’appuyait aucunement ou presque sur les données archéologiques9. Le schéma proposé par Buck avait néanmoins mis en évidence l’aspect « discontinu » du scénario de peuplement, considérant un archipel, celui de la Société, colonisé dans un premier temps, avant que la dispersion générale ne s’opère dans les autres îles. Cette notion de discontinuité fut reprise par K.P. Emory, s’appuyant à la fois sur les nouvelles datations radiocarbone obtenues sur plusieurs sites et sur des variations du vocabulaire polynésien. Un traitement statistique (fort critiquable d’un point de vue méthodologique) appliqué à cette liste de mots lui permit de définir une séquence chronologique de transformations linguistiques qu’il reliait aux flux de migrations anciens (Emory 1963). Retenant une durée de formation des langages orientaux assez longue, il plaçait l’entrée en Polynésie orientale vers 700 B.C. et considérait une zone d’installation primaire, située soit aux îles de la Société soit aux Marquises10, de laquelle partirent les Polynésiens pour peupler les archipels marginaux dans une période comprise entre 100 B.C et 1000 A.D. Alors que les recherches archéologiques commençaient à prendre de l’essor tant à Hawaii qu’à l’île de Pâques ou en Nouvelle-Zélande, la Polynésie française accueillait ses premières fouilles scientifiques avec l’expédition dirigée par H. Shapiro aux îles Marquises (Marquesan Expedition of the American Museum of Natural History) en 1956, à laquelle participait R.C. Suggs. Doté d’un financement complémentaire, ce dernier revint à Nuku Hiva en 1957 et 1958 pour y mener de nouvelles recherches. Les analyses bénéficiaient alors des dernières avancées en termes de datation radiocarbone, dont la méthode venait d’être mise au point quelques années auparavant. Mêlant prospections dans les vallées, sondages, fouilles stratigraphiques et analyse minutieuse du matériel mobilier récolté, Suggs offrit la première synthèse de l’histoire marquisienne (Suggs 1961a), divisée en plusieurs stades, fixés dans le temps et caractérisés par des transformations de la culture matérielle. Un site retint particulièrement l’attention du chercheur, celui de Ha’atuatua (nommé NHAA1), une dune côtière localisée sur la côte est de Nuku Hiva. Deux zones furent fouillées afin de définir la nature du site comprenant à la fois des unités d’habitation, une aire cérémonielle et

9 Les modèles « ethnographiques » ne faisaient que peu de cas des données archéologiques, certes minimes à cette époque, du moins quant à la période de peuplement. Les raisonnements étaient en revanche construits sur les traditions orales et les généalogies, utilisées comme un moyen de datation. Ces méthodes furent par la suite critiquées par les archéologues (cf. Suggs 1961b : 11 ; 1963). Toutefois, le recours à ce mode de calcul eut pour effet de placer la colonisation des îles à une période assez récente de l’histoire, ne remontant pas au-delà du 1er millénaire A.D. 10 Ce modèle fut présenté par Emory en 1961 lors du 10e Pacific Science Congress, et ne fut publié qu’en 1963. Entre-temps eurent lieu les fouilles du site de Paeao à Maupiti qui allaient permettre à Emory et Sinoto d’établir leur modèle orthodoxe. Par conséquent, les conclusions initiales d’Emory quant au centre de dispersion, donné potentiellement comme les îles de la Société, furent nuancées dans une note additionnelle à l’article de 1963, fixant alors l’origine première des groupes dans l’archipel des Marquises (Emory 1963 : 97-100). C’est donc ce schéma « pro-marquisien » auquel il est fait référence dans les citations de cet article ou les reprises du modèle graphique.

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un espace d’inhumation dans lequel 36 sépultures furent découvertes (op. cit. : 60-64 ; 1961b). Les datations radiocarbone obtenues sur des échantillons de charbon provenant de foyers profonds indiquaient alors une installation à 2080 ±150 B.P. soit 120 ±160 B.C. (Shapiro et Suggs 1959), ce qui en faisait la date la plus ancienne pour la préhistoire polynésienne. Les résultats acquis par Suggs à Nuku Hiva le conduisirent à un ensemble de conclusions qui remettaient en question l’histoire ancienne du « triangle », notamment dans sa profondeur chronologique. En effet, selon les dates de Ha’atuatua, le peuplement fut repoussé de près d’un millénaire, le faisant survenir au IIe siècle B.C. (sur la base de faits archéologiques et non plus de données linguistiques comme Emory, ou généalogiques comme Handy et Buck). Les Marquises furent considérées dès lors comme le premier centre de peuplement en Polynésie orientale11. Suggs proposait enfin les Marquises comme une possible zone de dispersion pour les archipels marginaux ou éloignés, en particulier ceux situés sur le trajet de l’île de Pâques, c’est-à-dire les Tuamotu du nord-est et les Gambier, sans nier pour autant l’implication de Tahiti et des îles de la Société (qu’il jugeait susceptibles d’avoir été peuplées peu de temps après les Marquises) comme centre de dispersion secondaire pour les archipels centraux.

Faisant sienne la conclusion apportée par Suggs quant à l’ancienneté du peuplement de l’archipel par rapport aux autres, Y. Sinoto développa (d’abord avec Emory, puis seul) le modèle dit « orthodoxe » dans lequel il établissait très nettement le concept de centre de dispersion marquisien. Ces propositions bénéficiaient en outre de données archéologiques récemment acquises tant aux Marquises qu’aux îles de la Société. En effet, les fouilles qu’il conduisit en 1964-65 sur le site dunaire de Hane à Ua Huka offrirent, à la suite de Suggs, une nouvelle vision diachronique de la préhistoire marquisienne. La stratigraphie complexe comportant six niveaux anthropiques mis en évidence lors des travaux sur l’aire B, fut soumise à datations. La couche V fut celle datée le plus anciennement, à 850 ±100 A.D. Toutefois, il ne s’agissait pas du niveau le plus profond quant à lui reconnu dans un autre sondage. Sans échantillon datable, Sinoto faisait néanmoins remonter son occupation à 700 A.D (Sinoto et Kellum-Ottino 1965 : 37). Critiquant les données chronologiques obtenues par Suggs à Ha’atuatua, il rajeunit ainsi la séquence marquisienne, plaçant la première installation humaine entre 300 et 600 A.D. L’analyse typologique des vestiges mobiliers recueillis à Hane lui permit de définir une évolution matérielle vers ce qu’il nomma la « culture polynésienne archaïque » dont certains traits montreraient des similitudes avec la Polynésie occidentale (traduisant là aussi la primauté du peuplement des Marquises). Cette culture archaïque, issue selon lui d’un isolement de l’archipel suite à la période de colonisation, aurait été transférée tardivement aux îles de la Société puis à la Nouvelle-Zélande12. La conception diffusionniste adoptée par

11 Notons également que l’un des attraits du raisonnement de Suggs fut de faire remonter l’origine des polynésiens en Asie du sud-est, en mettant en évidence des affinités culturelles entre les cultures marquisiennes et celles du Pacifique occidental. La synthèse de Suggs permit ainsi de balayer les hypothèses encore courantes à l’époque d’un éventuel peuplement depuis l’Amérique du Sud, argument défendu quelques années auparavant par Thor Heyerdhal. Ce lien entre Mélanésie et Polynésie orientale sera par la suite confirmé avec l’émergence du complexe Lapita. 12 Son raisonnement se basait sur un certain nombre d’objets diagnostiques de cette culture archaïque qu’il identifia dans les couches anciennes de Hane, mais qu’il retrouva également dans des niveaux plus récents sur les sites du motu Paeao à Maupiti (Emory et Sinoto 1964), Wairau Bar en Nouvelle-Zélande (Duff 1942) et Sand dune à South Point, Hawaii (Emory, Bonk et Sinoto 1959 ; Emory et Sinoto 1969). Il trouvera également une

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Sinoto trouvera donc son expression dans le modèle discontinu ou orthodoxe, proposé sous la forme d’un schéma graphique généralisé (cf. Emory et Sinoto 1965 ; Sinoto 1970a et 1970b pour la première version ; Bellwood 1978). Un schéma revu (fig.1.2) fut publié en 1979, intégrant les données les plus récentes issues des nouvelles fouilles conduites aux Marquises, Hawaii ainsi qu’à Mangareva, Henderson et Pitcairn (Jennings 1979 : 3).

Fig.1.2 : Modèle orthodoxe de peuplement de la Polynésie orientale (les numéros indiquent

l’ordre supposé des migrations)

Le cadre théorique défini par le modèle de Sinoto, bien qu’objet de vives critiques sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin, fut néanmoins celui dans lequel la recherche archéologique en Polynésie s’orienta pendant près de vingt ans. Au début des années 1990, le modèle discontinu fut réinterprété par Spriggs et Anderson, par le biais d’une nouvelle vision chronologique (1993). Ces deux chercheurs appliquèrent la notion d’ « hygiène chronométrique » au corpus de dates antérieures à 1000 B.P. (et 1375 B.P. pour celles effectuées sur des coquillages marins) disponibles en Polynésie orientale. Cette

justification dans les vestiges découverts dans les années 1970 sur le site de Faahia-Vaito’otia (Sinoto et McCoy 1975 ; Sinoto 1979). Les objets soumis à cette interprétation consistent en des pointes d’hameçons composés, herminettes, poids de pêche, pendentifs en dents de cachalot travaillées, peignes à tatouer. L’apparition différentielle de ces types de vestiges dans les sites de la Société, Nouvelle-Zélande et Hawaii jouait ainsi un rôle de fossile directeur dans l’idée diffusionniste d’un transfert technique lié aux migrations humaines à l’intérieur du « triangle polynésien » (Sinoto 1967).

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correction consistait en fait en un protocole d’acceptation ou de rejet des résultats des calibrations dont les détails restent assez techniques dans l’ensemble13 (l’exclusion des datations répond notamment à plusieurs critères, telles que les erreurs induites par les effets de vieux bois, les contaminations diverses des échantillons, la qualité de leur prétraitement, voire par les laboratoires eux-mêmes, comme celui de Gakushuin). Parmi l’ensemble des dates obtenues (109 pour Hawaii, 16 pour les Marquises, huit pour la Société, cinq pour les Cook, huit pour l’île de Pâques et une date pour Fanning), plusieurs furent rejetées tandis que celles retenues contribuèrent à rajeunir de manière importante les séquences chronologiques de chaque archipel, et donc le modèle général de peuplement. L’ancienneté de la colonisation des Marquises, tout comme son rôle en tant que centre de dispersion, ne fut pas remise en question et resta fixée à l’intervalle 300-600 A.D. En revanche, l’installation humaine sur les autres archipels fut replacée entre 600 et 950 A.D. (les Société et Hawaii à la même époque, l’île de Pâques vers la fin du 1er millénaire). La Nouvelle-Zélande restait le dernier groupe colonisé entre 1000 et 1200 A.D., peu avant les îles Kermadec et Chatham (fig.1.3)

Fig.1.3 : Modèle de peuplement de la Polynésie orientale, basé sur la chronologie de Spriggs et Anderson

Au regard de sa commodité certaine offrant un cadre privilégié à la recherche, le

modèle orthodoxe ne connut, jusqu’aux années 1980, que très peu de détracteurs, ou ceux-ci furent tout du moins assez timides et nuancés dans leurs critiques (Biggs 1972 ; Bellwood

13 Cette méthode avait déjà fait l’objet d’application antérieures par les deux chercheurs, en Asie du sud-est insulaire (Spriggs 1989) et en Nouvelle-Zélande (Anderson 1991).

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1979 ; Hunt 1979). Pourtant, ces dernières eurent pour effet de pointer du doigt un certain nombre d’inadéquations et de problèmes, tant méthodologiques qu’interprétatifs, induits par le modèle de Sinoto. Kirch, en reformulant l’ensemble des objections et en mettant en évidence les carences de l’ancien schéma, souligna clairement ses faiblesses (Kirch 1986 ; cf. aussi Conte 2000 : 104). D’une part, le modèle de Sinoto pose le problème de la représentativité de son échantillonnage archéologique : les données (stratigraphiques et chronologiques) sur lesquelles il s’appuie restent à la fois peu nombreuses et très hétérogènes, recueillies essentiellement à Hawaii, aux Marquises, aux îles de la Société et en Nouvelle-Zélande. Les archipels voisins (Australes, Tuamotu, Gambier) étaient ainsi mis de côté dans l’analyse14. D’ailleurs, la même critique peut être apportée à la révision de Spriggs et Anderson, au vu de la composition géographique du corpus. D’autre part, les considérations stylistiques des vestiges mobiliers, en particulier des hameçons, qui permirent à Sinoto de définir la « culture polynésienne archaïque » furent remises en question, les arguments de ressemblance s’avérant être de faible valeur, d’autant plus que les datations des contextes de découverte étaient également critiquées par Kirch qui procéda à une recalibration complète. Enfin, le modèle discontinu prônait un isolement des Marquises par rapport à leur lieu d’origine en Polynésie occidentale, isolement qui aurait ainsi favorisé l’émergence d’une culture matérielle originale. Les difficultés supposées de navigation auraient également empêché pendant un certain temps (une nouvelle « pause ») les contacts avec les archipels voisins, repoussant à une époque plus tardive les flux de colonisation secondaires. Or, les expérimentations et l’étude des techniques de navigations traditionnelles (Lewis 1972 ; Finney 1977 ; 1979 ; 1985) ainsi que le développement des simulations informatiques de voyage, dont les travaux de Levison (Levison et al. 1973) et Irwin (1992), démontraient que les qualités de marins des anciens Polynésiens, la sophistication de leurs embarcations et les caractéristiques climatiques des zones traversées, rendaient possible les contacts allers-retours entre des régions éloignées. L’isolement supposé des Marquises s’en trouvait ainsi fortement nuancé, et son implication dans le schéma orthodoxe reconsidéré à la lumière des nouveaux éléments. Sur la base de ces arguments critiques, Kirch développa un modèle alternatif, reposant sur l’idée d’un peuplement cette fois-ci ancien (comme l’indiquait la recalibration des dates selon son approche statistique), et continu dans le temps15 . Ainsi, à la manière des Lapita, l’expansion des Polynésiens dans la zone orientale aurait conduit à un peuplement quasiment simultané des archipels centraux vers 300-200 B.C., suivi d’une colonisation d’Hawaii et de l’île de Pâques vers 300-500 A.D. A cette époque débuterait le développement d’un complexe culturel auquel Kirch fait correspondre les vestiges matériels autrefois considérés comme archaïques par Sinoto. Ces éléments auraient finalement été transférés à la Nouvelle-Zélande au cours de la dernière étape de colonisation du triangle, entre 800 et 1000 A.D. Plusieurs

14 Rappelons toutefois qu’à l’époque de l’élaboration du schéma orthodoxe, ces îles n’avaient pas fait l’objet d’études archéologiques approfondies, si bien que Sinoto ne disposait alors effectivement d’aucune datation. 15 La notion de continuité s’applique ici à la problématique de la « Longue Pause » survenue en Polynésie occidentale, telle qu’elle était définie dans le scénario précédent. L’interruption du processus de peuplement fut notamment critiquée par les travaux de G. Irwin qui en fit un argument de son propre modèle de dispersion (cf. Irwin 1989, 1990, 1992 : 88 ; 1998).

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représentations graphiques de ce modèle (fig.1.4) furent proposées (Kirch 1984 : 78, repris par Conte 1995 : 33).

Fig.1.4 : Modèle de peuplement ancien de la Polynésie orientale proposé par Kirch

Cela étant, le scénario de Kirch restait en grande partie théorique et n’apportait aucune nouvelle donnée de terrain, le corpus de datations disponibles étant toujours restreint et très hétérogène entre les archipels. Aussi, même si le modèle semblait a priori intéressant, des zones d’ombre subsistaient encore. Autour des années 1990, l’opposition quasi-dualiste entre les deux conceptions, ancienne et récente, du peuplement polynésien, conduisit les chercheurs engagés dans la région à formuler un certain nombre de pistes de travail qui permettraient à la fois de répondre à beaucoup d’incertitudes et de proposer des révisions complètes des séquences culturelles des archipels en recentrant la problématique sur l’analyse minutieuse et contrôlée des données archéologiques16. En réalité, force est de constater que malgré la dynamique et l’enthousiasme suscités par le débat, assez peu de travaux originaux ou inédits ont réellement eu lieu. Certes, les résultats obtenus ont pu être confrontés aux hypothèses de départ, allant dans le sens d’un rajeunissement global de contextes culturels préjugés anciens. La reprise de plusieurs sites-

16 La reformulation du cadre de recherche quant à cette thématique est d’ailleurs toujours d’actualité comme l’a récemment montré Sutton (2008).

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clés, notamment en Polynésie française, a permis de clarifier des suppositions auparavant contradictoires quant à leur position chronologique17. Citons par exemple les nouvelles recherches dirigées par Anderson et Conte sur le site du motu Paeao de Maupiti (Anderson et al. 2000) qui incitent à placer l’utilisation de l’endroit entre les XIIIe et XVe siècles seulement. Une session fut également organisée par les mêmes auteurs sur le site de Fa’ahia - Vaito’otia à Huahine en 200718. Concernant les îles de la Société, les données restent lacunaires et peu de zones archéologiques susceptibles de fournir une information sur la période de colonisation ont été fouillées. Les seules dates anciennes sont données par des noix de coco découvertes en contexte humide dans la vallée de Opunohu à Moorea, situées dans les intervalles de 590-780 A.D. et 650-890 A.D. (Lepofsky et al. 1992). Un programme dirigé par Kahn, Kirch et Conte est actuellement en cours sur Moorea et Maupiti. Le peuplement des îles Australes est encore peu documenté archéologiquement, à l’exception de Rapa où les dates les plus anciennes remontent à 1200 A.D. (Kennett et al. 2006). A l’extrémité orientale du complexe central, les îles Gambier offraient également un cadre de travail prometteur (Conte et Kirch 2004). Les investigations menées sur la dune de Onemea, sur l’île de Taravai, ont mis en évidence un niveau profond correspondant vraisemblablement à la première période d’occupation remontant à 950 A.D. (Kirch et al. 2010). Pour ce qui est des archipels marginaux, un nouveau bilan peut être dressé. Les îles Hawaii semblent avoir été peuplées aux alentours de 800 A.D., comme l’indiquent les reprises récentes des sites de Halawa à Moloka’i (Kirch et McCoy 2007) et de Bellows à Hawai’i (Tuggle et Spriggs 2000), mais peut-être pas avant 1000 A.D19. L’île de Pâques n’est sans doute pas colonisée avant le XIIe siècle d’après les dates de Anakena (Hunt et Lipo 2006). Les terres de Nouvelle-Zélande, quant à elles, ne sont probablement pas habitées avant le XIIIe siècle (citons parmi les travaux récents Wilmshurst et al. 2008 à propos de l’introduction des rats). Une synthèse des développements récents basée sur le croisement des données archéologiques, linguistiques ou encore de la génétique des animaux commensaux, est aujourd’hui proposée par Conte (à paraître en 2012), et assume la validité d’une « chronologie courte ». Cette revue rapide des résultats archéologiques occulte la place des Marquises dans le paysage actuel de la recherche. Notre travail étant directement lié à ce contexte culturel, nous en présenterons ci-après l’état des connaissances de manière plus détaillée, mettant ainsi en lumière un ensemble de problématiques qu’il nous faudra examiner dans le cadre élargi de cette étude.

17 Suivant l’idée qu’un contrôle chronologique pouvait être désormais effectué sur ces sites de manière plus fiable, grâce aux développements des méthodes de datations (AMS). Aussi, parlant ici de « reprise » des sites, nous évoquons à la fois la réouverture des sites archéologiques eux-mêmes, et la réinterprétation « indirecte » des séquences stratigraphiques (Kirch et Kahn 2007 : 199). 18 A l’heure où nous rédigeons ces lignes, les résultats de cette fouille ne sont pas encore publiés, mais il est fort probable que les nouvelles dates ne remonteront pas au-delà de 900 A.D. (comme le suggèrent Spriggs et Anderson 1993 : 207). De nouvelles datations effectuées sur des échantillons recueillis au cours des sessions précédentes indiquaient une installation entre 1050-1450 A.D. (Anderson et Sinoto 2002 : 248). 19 P. Kirch, communication personnelle, juillet 2011.

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3. Les Marquises dans l’Histoire : la colonisation de la Terre des Hommes

Depuis la mise en place successive des deux modèles de peuplement, l’un des objectifs

majeurs de l’archéologie marquisienne consista à fournir de nouveaux éléments susceptibles de faire pencher la balance vers l’une ou l’autre des propositions d’un peuplement ancien ou récent. La place de l’archipel comme centre de dispersion fut, quant à elle, abandonnée avec le schéma de Kirch, et aucune découverte n’est venue entre-temps remettre cette hypothèse sur le devant de la scène20. Une revue rapide des travaux montre très nettement une tendance à un rajeunissement global des phénomènes de colonisation sur ces îles, que ce soit par la reprise de sites déjà fouillés (en particulier Ha’atuatua) ou par des datations supplémentaires sur des sites nouvellement fouillés. Il ressort de cette synthèse que les partisans d’un peuplement ancien n’ont désormais que peu d’arguments en leur faveur, du moins étayés par des données de terrain.

a. A la recherche d’un « point 0 » : chronologie du peuplement

A la suite de Suggs, les travaux de P. Ottino sur l’île de Ua Pou avaient relancé l’idée d’une arrivée humaine au cours des derniers siècles B.C. En effet, la fouille de l’abri-sous-roche d’Anapua en 1982, avait livré une stratigraphie complexe de près de quatre mètres d’épaisseur (Ottino 1985a, 1992a : 57 ; cf. 1992b : fig.14 pour la coupe). Un morceau de charbon recueilli dans un foyer du niveau profond avait dans un premier temps livré une date de 2100 ±95 B.P. soit 150 ±95 B.C., en adéquation avec la séquence de Suggs à Nuku Hiva. Toutefois, une datation récente réalisée sur un fragment de coquille de Turbo setosus a fourni un résultat très différent à 770 ±50 B.P., si bien que l’ancienneté supposée de cet abri fut écartée au profit d’une vision plus tardive de son occupation, démarrant vers 1100-1200 A.D. (Leach et al. 1990). D’autres dates anciennes furent également recueillies dans l’un des deux abris-sous-roche (MH-3-11) fouillés dans la vallée de Hanatekua à Hiva Oa21 et présentées pour la première fois par Sinoto (1970b : 132). Les trois échantillons de charbon provenaient des couches IV (nos GaK-1963 et GaK-1964) et VI (n° GaK-1962) et dataient respectivement de 1260 ±100 B.P., 1930 ±80 B.P. et 1310 ±90 B.P. Si Kirch (1986 : 25) acceptait la date la plus ancienne, Spriggs et Anderson (1993 : 210) en revanche la rejetèrent pour plusieurs raisons, notamment le fait qu’elle soit issue d’une couche intermédiaire et non pas de la couche la plus profonde quant à elle jugée plus récente. Par conséquent, ces auteurs ne validèrent que les échantillons no1962 (567-890 A.D.) et n°1963 (600-990 A.D.)22. Aucun retour n’ayant été proposé depuis sur l’abri, ces dates anciennes extraites d’une stratigraphie non connue, sont sujettes à caution.

20 Les nouvelles datations obtenues à la fois aux Marquises, mais aussi sur les sites de Maupiti, Huahine et Nouvelle-Zélande, ont en effet conduit à l’abandon de la conception diffusionniste de Sinoto puisque les objets diagnostiques sur lesquels il se basait s’avéraient être quasiment contemporains, et ne témoignaient donc en aucun cas d’une apparition différentielle dans le temps. 21 L’étude de la vallée de Hanatekua fut publiée en 1972 mais ne tenait compte que de l’inventaire des structures de surface, si bien qu’aucune information se rapportant à la stratigraphie de ces abris-sous-roche n’est disponible. 22 Rolett, considérant que l’échantillon GaK-1962 offrait plusieurs interceptions sur la courbe de calibration, suggérait de ne retenir que la date GaK-1963 à 789 ±100 A.D. (1998 : 57).

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Hanatekua restait cependant le seul site de référence pour la période de peuplement du groupe sud de l’archipel. Les résultats acquis par B. Rolett à Hanamiai confirment aussi une installation récente (Rolett 1998 : 85sq.). Il définit pour ce site côtier de Tahuata une première occupation humaine, représentée par les phases I et II, distinctes d’un point de vue stratigraphique (il s’agit des couches G et H), mais situées toutes deux dans un intervalle de temps compris entre 1025 et 1300 A.D. (nos AA280, AA2819, Beta-15567 et AA2822). Le site de Ha’atuatua à Nuku Hiva (tout comme celui de Hane) fut longtemps l’objet de controverses entre les défenseurs d’une chronologie ancienne et ceux d’un peuplement plus récent. Preuve en est qu’à peine dix ans après les fouilles de Suggs, Sinoto revint à Ha’atuatua pour y conduire de nouveaux sondages. Son objectif, alors très clair, était de recueillir de nouveaux échantillons de charbon à dater afin de critiquer la chronologie de Suggs, mais aussi de recourir à l’analyse des vestiges mobiliers pour la comparer à celle qu’il avait mise en place à Ua Huka (cf. le postscript in Sinoto 1966 : 302). Toutefois, l’ancienneté, réelle ou supposée, de ce site ne trouva pas de nouvelle justification, que ce soit dans les modèles de Kirch ou de Spriggs et Anderson. Pour pallier ce manque de données, une série de trois campagnes de fouilles fut organisée entre 1992 et 1994 par Conte et Rolett (Suggs lui-même accompagna les deux archéologues afin de repérer les différentes couches). Elles consistèrent notamment en l’ouverture d’une aire de fouille sur la zone A, déjà étudiée en 1957 (elle en constituait donc une extension). Plusieurs carottages permirent également de sonder d’autres portions de cette dune très étendue. Les nouvelles datations issues cette fois-ci de contextes stratigraphiques bien contrôlés, livrèrent des dates plus récentes que celles obtenues jusqu’alors (Rolett et Conte 1995 : 205 ; Rolett 1998 : 51). La zone B, où se concentrèrent les efforts des chercheurs, vit son occupation replacée entre 1300 et 1650 A.D. (niveau B) ; Le niveau C inférieur est supposé témoigner de la première occupation humaine, mais les deux dates recueillies ne remontent pas au-delà de 1000 A.D. La série de données présentée en 1995 rajeunit donc considérablement la séquence de Suggs, et définit Ha’atuatua non plus comme un site de premier peuplement mais comme un site intermédiaire de l’époque dite d’ « expansion », ce qui bien sûr eut également des répercussions quant à l’interprétation chronologique du matériel associé. Deux dates anciennes furent néanmoins proposées à partir de la fouille de la dune centrale, dont la stratigraphie diffère des autres secteurs. Dans le niveau profond, deux échantillons isolés (un coquillage et un charbon) furent datés par AMS à 690-1053 A.D. (CAMS-8,664) et 1000-1252 A.D. (CAMS-8,665). La possibilité d’une installation humaine dès la seconde moitié du 1er millénaire de notre ère n’est donc pas à exclure, même si la pertinence d’une analyse effectuée sur un coquillage n’est pas certaine, comme nous le verrons plus loin. Nuku Hiva continua de focaliser l’attention des chercheurs ces dernières années puisque plusieurs équipes se sont livrées à des sessions extensives, dont les résultats sont à leur tour venus alimenter le débat sur le peuplement de l’île, mais aussi par extension, de l’archipel. Une tranchée de fondation réalisée lors de la construction de la nouvelle église d’Hatiheu a permis la reconnaissance d’un sol d’occupation ancien daté de 1190 ±90 B.P. soit 660-1015 A.D. en date calibrée (Beta-170319) ce qui témoignerait d’une époque de peuplement de la zone (Orliac 2003 : 99). De nouveaux prélèvements ont eu lieu sur ce même site en 2010 mais les analyses ne sont pas encore terminées à l’heure actuelle23.

23 Jennifer Huebert, communication personnelle, août 2011.

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Le programme de recherches dirigé par M. Allen depuis 2003 a également permis de nouvelles investigations dans plusieurs secteurs de l’île, en particulier à Anaho sur le site de Teavau’ua dans la plaine côtière, mais dont l’occupation est postérieure à 1200 A.D (Allen 2004 ; Allen et al. 2005 ; Petchey et al. 2009). Les fouilles conduites en 2006 et 2007 sur le rivage de Hakaea ont en revanche fourni des résultats plus intéressants. La reconnaissance de trois niveaux anthropiques intégrés à la stratigraphie observée dans l’ensemble des sondages a fourni une séquence d’occupation sur une longue période. La couche VII en l’occurrence témoignent des premières traces d’installation à cet endroit remontant au début du XIIIe siècle A.D. (Allen et McAlister 2010 : tab. 2). Signalons également qu’avait eu lieu en 2003 une campagne de carottages palynologiques dans des zones humides de To’ovi, Taipivai et Hatihe’u (Allen et al. 2005 : 144). Dans le cas de cette dernière, une date de 1163-1284 A.D. a été obtenue à la base de la carotte (les deux autres débutent vers 1280 A.D.). Au sein de la recherche marquisienne relativement dynamique, l’île de Ua Huka ne fut pas en reste, puisqu’à l’instar de Nuku Hiva et de Ha’atuatua, elle montrait dès les années 1960 un intérêt particulier né de la découverte du site de Hane. La séquence initiale défendue par Sinoto fut, au même titre que les autres sites de peuplement, reconsidérée au travers des principaux modèles. Il sera bien entendu question de Hane dans notre étude, aussi nous renvoyons le lecteur aux chapitres suivants pour une analyse plus détaillée et complète du site. Toutefois, signalons préalablement que plusieurs auteurs proposèrent des réévaluations critiques à la fois de la stratigraphie et des datations associées (Kirch 1986 ; Anderson et al. 1994 ; Anderson et Sinoto 2002). D’autres dates remontant a priori aux premiers temps de l’installation sont disponibles pour Ua Huka, à Hokatu, Manihina et Hatuana ; elles seront rediscutées dans notre 2ème partie.

b. Définir le peuplement des Marquises, un exercice difficile

Dans le tableau ainsi dressé de l’entrée des Marquises dans la préhistoire polynésienne, plusieurs constatations peuvent être faites. Comme le soulignaient de manière pertinente Allen et McAlister (2010 : 63), il est notable que le nombre de sites marquisiens rattachés à la période dite de peuplement dépasse de loin la quantité de données disponibles pour les autres archipels centraux (cette surreprésentation avait d’ailleurs déjà été remarquée par Kirch 2000 : tab.7.2). Comme on l’a mentionné plus haut, la vitalité de la recherche archéologique dans cette région depuis les premiers développements des années 1950 a très certainement contribué à une connaissance approfondie de l’histoire de ces îles. Toutefois, des programmes intensifs ont également été conduits sur les îles de la Société ou aux Gambier, sans pour autant que des sites anciens soient répertoriés en si grand nombre. Les deux auteurs cités plus haut avançaient également l’éventualité de conditions naturelles de préservation des sites meilleures aux Marquises, ce qui là aussi est remis en question par les études environnementales qui démontrent au contraire une fragilité assez forte de l’archipel, en particulier face à des évènements climatiques majeurs tels que des tsunamis qui ont certainement par le passé détruit une partie des habitats côtiers. Au final, l’abondance apparente des sites anciens pose la question de la lisibilité de cette période dans les enregistrements archéologiques. La confrontation des données récentes aux modèles développés anciennement nous incite, au-delà du simple questionnement sur les dates des installations humaines, à réfléchir sur la notion même de peuplement. On se rend

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compte alors que le concept de « point 0 » est très fluctuant selon le contexte que l’on définit archéologiquement. La réflexion s’appuie essentiellement sur la redéfinition sémantique des termes usités pour décrire l’ensemble des processus à l’œuvre au cours du peuplement des îles (ce que Sutton nomme les « process descriptors », 2008 : 137). En effet, la signification de ces termes varient d’un auteur à l’autre, en fonction de l’action qu’il décrit. Irwin proposait un modèle de peuplement découpé en plusieurs étapes successives allant d’une phase d’exploration à une phase de colonisation, en passant par l’étape cruciale de la découverte (Irwin 1992 : 60). L’exploration, volontaire et non aléatoire, reste un phénomène complexe dans le sens où statistiquement, elle ne se conclue pas nécessairement par la découverte d’une nouvelle terre. Cela est d’autant plus vrai qu’en Polynésie, les distances interinsulaires augmentent de manière considérable et que les îles ou groupes d’îles sont parfois très isolés ; par conséquent, parmi l’ensemble des voyages d’exploration lancés depuis Samoa (ou du moins la région occidentale) vers l’est, très peu ont dû parvenir à aborder de nouvelles terres du premier coup. La plupart ont soit disparu en mer, soit sont retournés à leur point de départ en ayant participé à une « cartographie du vide ». Ainsi, la phase de découverte d’une île ne peut advenir que dans le cas d’une exploration positive. Elle est le fait des mêmes participants, c’est-à-dire des groupes humains de petite taille (qu’on assimile parfois à des « éclaireurs » pour expliciter leur rôle), qui ne disposent pas de moyens suffisants pour s’installer. Il faut donc comprendre que cette première étape engendre des relations à deux sens entre l’île-mère et l’île-fille24. De plus, on peut supposer que toutes les îles découvertes ne furent pas colonisées immédiatement. L’étape de colonisation à proprement parler survient plus tardivement, par le retour sur l’île découverte d’un groupe, cette fois-ci plus nombreux, et apportant avec lui les ressources dont il a besoin en vue de s’établir sur cette nouvelle terre (plantes utiles, animaux terrestres comme le cochon, le chien et le poulet). Il s’agit d’un premier peuplement, mais une fois encore, il ne conduit pas forcément à une installation durable. S’il s’avère que l’étape de colonisation est une réussite, elle débouche alors sur une installation définitive qu’on peut qualifier d’établissement à la suite de Graves et Addison (1995 : 385). Les modalités temporelles du processus de peuplement peuvent donc être variées, entre une séquence très rapide où l’établissement des populations est quasiment contemporain de la découverte de l’île, et une séquence longue où plusieurs phases de colonisation interviennent avant l’installation définitive. On comprend aussi que la profondeur chronologique de la phase d’établissement est fluctuante, selon qu’on la considère comme une possible finalité abstraite de la colonisation, ou au contraire comme le véritable point de départ d’une société humaine dès lors résolument implantée sur son nouveau territoire. Le séquençage théorique du peuplement s’inscrit dans une réflexion archéologique sur les traces matérielles laissées par les hommes au cours de chacune de ces étapes (fig.1.5). A priori , la découverte d’une île ne laisse aucun vestige susceptible d’être recueilli. D’une part, la panoplie technique comprenant les outils les plus utilitaires et essentiels (herminettes pour la coupe du bois, matériel de pêche tel que hameçons, poids et/ou harpons) est réduite à un petit groupe de personnes. D’autre part, à l’échelle des îles marquisiennes, il est impossible de déterminer le point exact d’atterrage de l’équipage. En supposant que ce groupe ne reste à

24 On emploie ici ces deux termes de « mère » et « fille » en rapport avec l’effet fondateur, notion dérivée de la science génétique mais appliquée au processus de peuplement des îles du Pacifique.

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terre que quelques jours, il est probable que le peu de temps dont il dispose soit consacré à une reconnaissance partielle des biotopes de l’île en prévoyance d’un voyage ultérieur, ce qui implique des déplacements journaliers et rapides. Le caractère temporaire et fugace des premiers campements ne peut donc être perçu archéologiquement. Les niveaux culturels reconnus dans les couches profondes des différents sites dont il a été question précédemment ne peuvent témoigner qu’au mieux de la période de colonisation, mais plus probablement d’une phase déjà avancée correspondant à un établissement d’une ampleur suffisante. De la même manière que pour la découverte, les premiers temps de la colonisation sont sans doute consacrés à une exploration plus systématique des environnements de l’île, orientée essentiellement vers une reconnaissance des biotopes les plus à même d’assurer une subsistance immédiate et aisément accessible, qui permet aussi de contrebalancer la grande fragilité à laquelle est soumise la population à ce moment25. Celle-ci se retrouve en effet contrainte à un milieu écologique nouveau dont elle ne maîtrise pas encore les effets. On considère une fenêtre plus ou moins longue au cours de laquelle la viabilité de l’installation est mise à l’épreuve de manière risquée (ce qui parfois se solde par un échec conduisant à l’abandon temporaire ou définitif de l’île). Cette fenêtre est notamment nécessaire à la maturation des taros et autres plantes alimentaires, ainsi qu’à la mise en place de systèmes horticoles rudimentaires mais suffisants pour assurer un apport nutritif aux membres du groupe. Par conséquent, les stratégies de subsistance sont tournées avant tout vers la pêche, mais aussi sur la prédation aisée de l’avifaune terrestre. Cette dimension écologique traduit en fait les toutes premières interactions entre les hommes et leur milieu dans une perspective d’adaptation (Kirch 1973, 1983, 1984), ce qui est identifiable archéologiquement dans les assemblages osseux des niveaux anciens. Plusieurs travaux ont ainsi montré la surexploitation des espèces d’oiseaux terrestres aux premiers temps de l’occupation, allant même jusqu’à la disparition complète de certaines d’entre elles comme elle fut constatée à Hanamiai (cf. Rolett 1998 : 103 ; Steadman 1989 ; Steadman et Zariello 1987 ; Steadman et Rolett 1996). Si la prédation humaine constitue un facteur essentiel, l’impact des espèces introduites comme le rat (Rattus exulans), le cochon (Sus scrofa) et le chien (Canis familiaris) est aussi important. Les transformations anthropiques du paysage jouent également un rôle puisqu’elles impliquent à la fois des modifications des écosystèmes existants (et la destruction de certaines niches écologiques associées à des espèces particulières) et de manière indirecte, une perturbation de la chaîne trophique conduisant à une instabilité généralisée des écosystèmes (Diamond 1989 ; Rolett 1992). Certains marqueurs de bouleversements environnementaux sont spécialement identifiés dans les enregistrements archéologiques : gastéropodes terrestres, oiseaux terrestres, mais aussi mollusques marins, etc. La traçabilité de l’installation humaine est donc possible dans les assemblages osseux et coquilliers et à travers les modifications du paysage végétal. Se pose toutefois la question de savoir où rechercher ces témoins dans des espaces aujourd’hui enfouis et invisibles et dont aucun élément de surface ne révèle la présence. Deux méthodes peuvent être mises en œuvre. La première s’inscrit dans une problématique paléoenvironnementale par le recours à des carottages palynologiques (qui se font cependant dans des contextes écologiques particuliers

25 De la même manière que les Lapita, les Polynésiens débarquent dans des environnements « vides » ce qui implique, selon le modèle de la « distribution libre idéale » développé par Fretwell (1972), que le premier lieu d’occupation est sélectionné en fonction de la meilleure viabilité qu’il puisse offrir (voir aussi Kennett et al. 2006).

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où l’humidité du milieu permet une bonne conservation des écofacts), la seconde consiste en des opérations archéologiques plus ou moins étendues de type sondage ou fouille (Anderson 1995). Le choix de l’emplacement répond à une conception théorique répandue qui laisse à penser que les zones côtières, et notamment les systèmes dunaires, furent dès la période de colonisation, des espaces privilégiés pour l’implantation humaine. Toutefois, l’évolution géomorphologique des milieux n’est pas toujours déterminée, et d’autres zones pouvaient être aussi propices. Les phénomènes de sédimentation inhérents aux vallées marquisiennes par exemple, ont pu être intensifiés sous l’action anthropique (brûlis, déforestation) et conduire à un enfouissement des sites anciens à des profondeurs que la fouille manuelle ne peut atteindre (cette hypothèse fut avancée par Kirch dans son modèle pour expliquer l’absence de sites très anciens). De telles considérations impliquent donc une réflexion méthodologique sur les stratégies de recherche des sites (Conte 2000 : 130).

Fig.1.5 : Séquençage théorique du peuplement d’une île de Polynésie orientale,

et marqueurs archéologiques propres à chaque phase.

Enfin, l’aspect « matériel » des premières installations humaines doit être cerné, tant par l’organisation des aires d’habitat et d’activités que par les vestiges mobiliers. Concernant l’architecture domestique, on ne peut que constater la pauvreté des informations à notre disposition. Celle-ci reflète à la fois les surfaces extrêmement réduites touchées par les fouilles archéologiques, mais aussi sans doute le minimalisme dont ont fait preuve les premiers occupants dans l’édification de leurs habitats. En effet, aucune trace de maison ou d’abri en dur n’a été identifiée dans les couches anciennes, que ce soit à Hane ou Ha’atuatua

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(les seuls sites où les fouilles furent suffisamment étendues pour permettre éventuellement d’en découvrir). Les premiers aménagements qu’on pourrait qualifier d’envergure, avec la mise en place de pavages en pierres de type paepae ne surviennent que plus tardivement. Les rares foyers ou fours et trous de poteaux sont les seules structures identifiables pour les époques anciennes. On peut donc supposer que les habitats anciens furent rapidement édifiés en matériaux périssables (une construction qui demande assez peu de moyens humains et techniques), sans soubassement en pierres. La reconstitution des activités est facilitée par l’analyse des artefacts. Rolett a démontré que l’adaptation des outils aux matériaux disponibles sur la nouvelle île était assez rapide. Si plusieurs objets utilitaires sont apportés par les migrants, il devint vite nécessaire de se tourner vers une manufacture locale : hameçons en os, puis en nacre, limes en épines d’oursins et en corail, herminettes en os de tortues ou baleines puis en basalte, pointes en os ou en dents de requins, ciseaux en casque, etc. Il est intéressant de noter qu’à Hanamiai, les analyses de sourcing effectuées sur le matériel lithique montrent deux sources privilégiées d’approvisionnement, à Eiao pour le basalte et Ua Pou pour le phonolite. De plus, deux herminettes en basalte liées à la phase I montraient des formes proches de types définis par Green et Davidson en Polynésie occidentale (Rolett 1998 : 184). Si cette dernière assertion s’inscrit dans la continuité des hypothèses de Suggs et Sinoto d’une origine occidentale des premiers Marquisiens, les résultats de l’analyse géochimique des lames de pierre sont en revanche intrigants. L’origine en partie exogène des matériaux indique que des contacts interinsulaires seraient survenus dès la période de colonisation. La reconnaissance de l’ensemble des îles de l’archipel (groupes nord et sud) et l’identification des sites d’extraction potentiels a donc eu lieu quasiment au même moment. Cet argument en faveur de trajets à l’intérieur de l’archipel remettait une fois de plus en cause la notion d’isolement des sociétés marquisiennes.

c. Vers un bilan partiel de la colonisation de l’archipel ?

Au terme de cette revue des données disponibles sur le peuplement des Marquises et des thématiques de recherche qui lui sont associées, quelles sont les positions aujourd’hui adoptées ? La révision des sites fouillés dans les années 1950-1960 ainsi que les travaux conduits plus récemment dans l’archipel offrent désormais un cadre chronologique relativement contrôlé tant par les méthodes de datations modernes que par des contextes stratigraphiques bien établis. La tendance générale est très clairement à un rajeunissement des premières propositions de Suggs et Kirch. Les premières traces d’installation humaine sur ces îles ne remontent pas au-delà de 1000 A.D. Toutefois, on parle ici de témoins visibles dans les enregistrements archéologiques, et une certaine prudence s’impose dans la définition de ces niveaux culturels profonds comme reflétant une réalité passée. En tenant compte d’une marge statistique (parfois subjective), il semble opportun de considérer une période de temps supplémentaire correspondant à la découverte et à la première colonisation des îles dont la lisibilité est presque nulle, du moins par les moyens qu’on lui confère. On peut donc raisonnablement supposer que les premiers hommes à poser le pied sur le fenua marquisien abordèrent ses rivages au cours de la seconde moitié du premier millénaire A.D. Plusieurs éléments ont été suggérés ci-dessus, qui laissent ouverte la possibilité de trouver des sites plus anciens encore. Il n’est donc pas exclu que les niveaux

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profonds découverts sur les sites jugés anciens, ne relèvent pas de la période de colonisation mais d’une phase déjà avancée culturellement. C’est d’ailleurs l’opinion défendue par Allen suite à ses travaux à Nuku Hiva (cf. Allen et McAlister 2010 : 63 pour une revue des arguments).

4. L’histoire des Marquises : évolution culturelle d’un archipel polynésien

En ouverture de notre chapitre, nous avions annoncé le développement de deux thématiques majeures de l’archéologie marquisienne. La question du peuplement venant d’être abordée, subsiste celle de ce qu’on pourrait désigner comme l’évolution culturelle de cette société, leur véritable trajectoire historique en quelque sorte. Toutefois cette appellation assez simple et plutôt floue recouvre en réalité un ensemble de phénomènes très complexes qui caractérisent eux-mêmes une société humaine dont on ne peut nier la difficulté de reconstitution. La volonté globalisante de notre travail nécessite par conséquent une approche historique multifocale. Nous présenterons ici les problématiques essentielles développées par les archéologues travaillant aux Marquises, mais qui d’une certaine façon ne différent guère des questionnements formulés à l’échelle de la Polynésie entière. L’archipel offrant des conditions relativement privilégiées pour répondre à quelques-unes de ces questions, nous pourrons ainsi réaffirmer l’intérêt de ces îles dans une perspective plus générale. Soulignons que la complexité des thèmes d’études archéologiques a nécessité très tôt l’adoption d’un cadre théorique unifié de la recherche. On souhaite en effet reconstituer les grandes structures de la société marquisienne ainsi que leurs dynamiques d’évolution sur une longue durée. L’influence de l’écologie culturelle (Cultural Ecology) sur les travaux entrepris en Polynésie fut très forte, notamment chez les anglo-saxons qui axèrent leurs thématiques sur les rapports entre l’homme et son environnement et les implications de ces rapports sur la sphère socio-politique (Conte 2000 : 135). Ce type d’étude repose donc essentiellement sur des approches croisées qui sont autant de points d’entrée dans la culture ancienne. La conception systémique donnée à cette reconstitution est ainsi tout à la fois essentielle et nécessaire. La notion d’adaptation culturelle constitue un mécanisme fondamental de l’évolution des sociétés insulaires, mais quand bien même ce processus agirait au cœur du système ancien, il s’agira toutefois d’en définir les tenants et les aboutissants.

a. Transformations des modes de subsistance S’il est un thème de recherche fécond, c’est bien celui de l’impact anthropique sur les écosystèmes insulaires. Il représente à la fois l’arrivée humaine sur les îles, mais semble définir la dynamique principale de l’évolution des sociétés, du moins si l’on se replace dans le courant anthropologique décrit auparavant, fondé sur un fonctionnalisme avoué ayant remplacé dans certains cas un déterminisme réducteur. Il est sans doute utile de rappeler ici une remarque énoncée par Conte à propos de ce type d’investigations qui ont tendance à souligner constamment l’aspect négatif de l’impact anthropique (Conte 2000 : 138). En effet, il est souvent fait référence à des changements brutaux, en particulier lors de la phase de colonisation, qui semblent conduire inexorablement à l’extinction de certaines espèces

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animales et végétales. Ce sentiment est également entretenu par les écrits de quelques auteurs qui tentent d’actualiser ces évènements passés à la situation que connaissent aujourd’hui les sociétés modernes26. Si certains exemples archéologiques désormais bien documentés ne peuvent nier des bouleversements écologiques, on ne peut se permettre de banaliser ces situations. Les relations entre l’homme et son environnement sont bien plus riches et complexes (Kirch 1983) et à ce sujet, plusieurs approches sont à souligner. Bien que les îles marquisiennes soient a priori isolées et appauvries, notamment en ce qui concerne la faune terrestre et marine, l’alimentation des anciens Marquisiens était assez variée et reposait sur l’exploitation de l’ensemble des biotopes. Ainsi, les assemblages osseux découverts dans les sites archéologiques livrent des restes de différentes espèces animales : poissons bien sûr, coquillages, crustacés, mais aussi mammifères marins (dauphins, tortues, cachalots, phoques), mollusques, oiseaux terrestres, reptiles, cochons, chiens, rats. Toutes n’étaient pas destinées à la consommation alimentaire, du moins pas seulement, et l’utilisation de certains matériaux issus du monde animal (ossements, tests de coquillages, dents) était une absolue nécessité pour la fabrication d’outils ou dans le cadre d’activités artisanales quotidiennes. L’analyse de ces détritus sur les sites d’habitat participe donc non seulement à une compréhension des stratégies de rejet, mais également à une reconstitution des rapports entre l’homme et son milieu écologique. Considérant ne serait-ce que l’évolution des schémas de subsistance durant la préhistoire marquisienne, certaines études ont pu démontrer des variations quantitatives plus ou moins importantes des restes fauniques (Kirch 1973 ; Rolett 1998 ; Aswani et Allen 2009). De manière générale, on peut avancer les grandes tendances dégagées par ces travaux27. La pêche est pratiquée à toutes les époques et les assemblages ichtyologiques présentent une grande constance depuis les premiers peuplements, même si des variations locales sont survenues, s’orientant vers des espèces côtières au détriment des espèces pélagiques. Comme on l’a déjà souligné, les oiseaux terrestres, les mammifères marins ou bien encore les tortues furent parmi les espèces les plus chassées durant les phases de colonisation ; par la suite, la quantité de leurs restes osseux diminue très nettement. En revanche, les ossements de cochons, de chiens et de rats n’apparaissent que tardivement. L’exploitation des coquillages, quant à elle, semble avoir connu une augmentation continue. A ce titre, les Marquises se révèlent être un nouveau terrain d’expérimentation de la démarche ethnoarchéologique appliquée en particulier aux techniques de pêche anciennes, telle que définie par Conte (2000 : 69). En effet, les sites archéologiques de l’archipel, notamment les sites dunaires, ont livré de grandes quantités de vestiges : les assemblages ichtyologiques d’un côté, les instruments de pêche de l’autre avec une surreprésentation des hameçons, auxquels s’ajoutent des objets moins fréquents tels que des têtes de harpons, mais aussi des poids de pêche. La technologie de pêche est ainsi l’aspect le plus visible de la culture matérielle ancienne (Rolett 1998 : 147). Les hameçons ont longtemps constitué un fossile directeur en Polynésie, et beaucoup d’auteurs ont utilisé, avec plus ou moins de pertinence, cet objet pour

26 Citons parmi eux l’ouvrage de J. Diamond (2005) qui connut un accueil retentissant. 27 Notons d’ailleurs que le schéma proposé par Kirch à partir des sites de Ua Huka, et surtout de Hane, s’est rapidement généralisé d’abord à l’archipel des Marquises, puis à la Polynésie (Kirch et Yen 1982 ; Dye et Steadman 1990). Il fut par la suite nuancé grâce à des approches plus fines de certains assemblages (Dye 1990). D’autres (Sweeney et al. 1993) critiquèrent les méthodes employées par Kirch en remettant en question la validité des critères de poids des restes fauniques dans une analyse zooarchéologique.

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caractériser les stades culturels des sociétés étudiées. Nous reviendrons sur ces développements plus en détails. Les variations des restes fauniques fournirent aux archéologues et anthropologues un cadre élargi d’interprétation de la société marquisienne. Les changements intervenus dans l’économie de subsistance, orientée d’abord vers l’exploitation des ressources marines puis des ressources terrestres (avec une place importante accordée à l’élevage des cochons, parallèlement au développement de l’horticulture), devenaient ainsi les conséquences plus ou moins directes d’un accroissement de la population, d’un contrôle accru de la production par les élites ou d’une compétition intertribale plus forte. Ces conceptions parfois jugées trop déterministes furent réexaminées par certains auteurs qui introduisirent les notions de production nécessaire et de surplus (Kirch 1984 : 160). Cette dernière se révèle particulièrement importante à la période dite classique (voir infra), au cours de laquelle les surplus jouèrent un rôle fondamental dans la redistribution des ressources au cours des koika – fêtes – entre tribus (Kirch 1991 : 131) ou des mau compétitifs (Thomas 1986 : 72). Cependant, l’économie à cette époque était déjà fortement basée sur l’horticulture.

Fig.1.6 : Schéma « classique » de la séquence culturelle marquisienne intégrant les modalités de subsistance

(d’après Kirch 2000 : 259).

L’image des îles Marquises véhiculée par les premiers voyageurs occidentaux insista très longtemps sur la place jugée prépondérante de l’arboriculture, en particulier de l’arbre à pain (Artocarpus altilis). Cette vision s’inscrivait dans un contexte immédiatement pré-contact, dans lequel la multiplication des conflits entre tribus ainsi que les sécheresses répétées entraîna en partie une alimentation de disette, pour laquelle le fruit de l’arbre à pain sous

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forme de pâte conservée dans des silos – ua ma – était idéal28. Elle est cependant réductrice et minimise les grandes capacités d’horticulteurs dont les Marquisiens, comme tous les Polynésiens, ont su faire preuve en tant qu’héritiers directs de ces traditions plurimillénaires (cf. Barreau 1965 ; Yen 1983 ; Leach 1997). La mise en culture des plantes introduites fut dès la colonisation des îles, un aspect essentiel à la survie des groupes humains puis à leur maintien et à leur développement. Parmi les différentes familles de plantes apportées par les Polynésiens, les aracées dont le taro (Colocasia esculenta) furent sans doute les premières cultivées, comme l’ont démontré les travaux d’Addison à Nuku Hiva (Addison 2006a ; 2008b). En effet, les arbres à pain, les bananiers et les ignames montrent plusieurs contraintes (durée de maturation assez longue, travaux importants de préparation, rendement faible par rapport aux efforts déployés etc.). Le taro en revanche peut rapidement être mis en culture et produire dans un temps limité un apport en hydrates de carbone nécessaire au régime alimentaire de la communauté. Le recours à une agriculture humide sous forme de parcelles même faiblement irriguées, construites aux endroits les plus propices des vallées et des plateaux, semble être le moyen le plus efficace pour une subsistance de colonisation, même si des jardins sont probablement constitués en même temps, en vue de cultiver les plants secondaires. Dans ce modèle, certes théorique, la pratique du brûlis est réduite, d’autant qu’elle semble assez difficile à instaurer par rapport au couvert forestier primaire dense rencontré par les premiers Marquisiens. De plus, Addison insiste sur la place essentielle de la culture du taro dans ce qu’il appelle une stratégie de réduction des risques face notamment aux périodes de sécheresse prolongées que connaît l’archipel, même si l’arbre à pain répond par la suite aux besoins caloriques. Face à l’accroissement démographique des groupes humains, il nous faut donc considérer les modalités d’intensification de la production qui ne suivent pas forcément des séquences linéaires (dans le sens d’une complexification des systèmes horticoles) mais traduisent en revanche des choix opérés par les sociétés pour une adaptation économiquement profitable (Leach 1999). La réalité du terrain archéologique pose néanmoins de grandes difficultés pour répondre à ces questions théoriques. En effet, peu de structures horticoles irriguées ont été mises en évidence dans les vallées marquisiennes, ce qui peut témoigner à la fois d’un faible développement de cette technique et d’une mauvaise préservation des vestiges qui les constituaient (notamment par le comblement des canaux d’irrigation). Handy (1923 : 184) décrit une plantation de taro à Ua Pou ; Linton aurait vu deux plantations irriguées de moindre importance à Hiva Oa et Ua Huka (1925b : 101)29. En revanche, on rencontre beaucoup de terrasses construites sur les pentes des vallées. Il s’agit d’aménagements simples ou bien de terrasses superposées, qui n’offrent qu’une faible hygrométrie par des écoulements d’eau naturels. Elles permettent ainsi des cultures sèches, ou semi-humides comme celle du taro30. L’autre catégorie de structures

28 Les travaux récents, dont nous rendons compte ci-après, remettent peu à peu en question cette conception ancienne de l’agriculture marquisienne, et proposent plutôt des modèles de développement dans lequel l’arbre à pain joue un rôle différent (en tant qu’élément de subsistance à part entière) de celui défini jusqu’alors d’une conséquence directe à la fois des conflits et des sécheresses. 29 Allen mentionne la découverte de structures agricoles destinées aux cultures sèches et humides dans la vallée de Anaho à Nuku Hiva (Allen 2009 : 354). 30 Bellwood mentionnait la présence d’une forme de taro géant qu’il suppose être Alocasia, poussant dans les sols humides et marécageux à proximité des rivières à Hanatekua, Hiva Oa (Bellwood 1972 : 35). La culture de ces taros à ces endroits spécifiques pourrait être une solution alternative qui a l’avantage de ne pas nécessiter des constructions importantes (une simple protection des plants des prédateurs tels que les rats et les cochons suffirait).

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horticoles aisément identifiables regroupe les enclos, généralement édifiés à proximité des habitats. Des murs de pierre dont la hauteur varie forment ainsi des espaces clos plus ou moins étendus, servant de jardins pour les plants et les arbres. Ils protégent les cultures des animaux et délimitent également les propriétés. Les premiers écrits européens décrivent abondamment ce type de construction réservé surtout à l’arbre à pain, mais aussi aux jeunes cocotiers et d’autres espèces à fruits. La difficulté d’identification des structures et l’absence d’étude approfondie de ce sujet dans l’archipel restent donc problématiques pour une reconstitution totale de l’économie horticole marquisienne. Elles nous laissent également sceptiques quant au calcul des capacités de charge des vallées, inférées à des estimations démographiques (Bellwood 1972 : 40 sq.). Ces questions seront réexaminées à la lumière des résultats obtenus sur Ua Huka.

b. Société, habitats et territoires

L’idée que l’on se fait de la structuration sociale marquisienne ancienne est issue des témoignages occidentaux qui furent les premiers à en laisser une description écrite. Aussi, la plupart des études sur le sujet s’appuient en grande partie sur ces sources (citons notamment Goldman 1970 ; Kirch 1984, 1991 ; Maranda 1964 ; Thomas 1986, 1990). La société marquisienne au moment du contact présentait un modèle de chefferie particulier, dans lequel quatre grandes catégories sociales peuvent être distinguées : les haka’iki, chefs héréditaires à la tête des mata’eina’a (groupe ramifié ou « tribu » même si ce dernier terme est par trop imprécis) ; les tau’a, prêtres inspirés dont le pouvoir au sein du groupe était en plein essor, allant même jusqu’à contrebalancer l’autorité traditionnelle des chefs ; les toa, la classe des guerriers, occupaient une position privilégiée ; enfin les tuhuna qui, comme aux îles de la Société, regroupent des « spécialistes » ou experts en diverses activités (tatouage, chants, sculpture, fabrication de pirogues, pêche etc.). Les ‘akatia désignent les propriétaires terriens, mais cette catégorie reste mal définie dans le contexte marquisien (Thomas 1986 : 36). La rencontre avec les Occidentaux s’opère donc dans un contexte socio-politique propre à l’archipel, où la situation diffère par plusieurs aspects des chefferies polynésiennes rencontrées ailleurs. Le système a souvent été défini comme fluide, dans le sens où les prêtres inspirés, légitimés par leurs liens directs avec les divinités etua 31 , s’accaparaient progressivement les prérogatives des chefs dont l’autorité était alors remise en cause. Le glissement du pouvoir d’une catégorie à l’autre instituait ainsi un basculement des statuts sociaux eux-mêmes. L’autorité ne dépendait plus désormais d’une tradition héréditaire, mais des performances réalisées par les membres (dans le maintien d’une unité durant les périodes critiques), de leur générosité manifestée par la redistribution de la nourriture, de leur charisme. La nature compétitive des relations offrait la possibilité aux propriétaires terriens ou aux spécialistes de faire valoir leur position face aux chefs. Le faible degré de hiérarchisation, bien loin du stade d’état archaïque décrit aux îles Hawaii par exemple (Kirch 2010), caractérise la société marquisienne protohistorique.

31 Les chefs justifient leur position par la capacité à faire remonter leur généalogie jusqu’à un etua ancestral, fondateur ; les tau’a eux sont supposés abriter un etua dans leur propre corps – dans l’estomac plus précisément, siège de l’âme et des émotions – ce qui crée un lien direct. Si ces deux catégories sont hautement tapu, les prêtres inspirés, en réaffirmant la force de ce lien, ont pu acquérir un pouvoir bien plus grand que les chefs dont la relation était finalement plus lointaine (Thomas 1986 : 51).

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Plusieurs hypothèses ont été énoncées pour expliquer cette spécificité. Thomas (1990) proposait un scénario dans lequel une succession de crises écologiques, dont des périodes de sécheresse assez longues, a pu déstabiliser l’autorité traditionnelle des haka’iki. Kirch (1991), reprenant d’ailleurs des idées déjà développées par Suggs (1961a), établissait une corrélation entre la croissance démographique, l’instabilité environnementale, l’intensification agricole et la compétition entre groupes sociaux, favorable selon lui à l’émergence de nouvelles figures du pouvoir. S’appuyant sur la séquence chronologique de Suggs, il développa un modèle d’évolution des chefferies marquisiennes, les faisant passer d’un état simple lors de la phase de colonisation (sans doute proche de l’organisation définie pour la Société Polynésienne Ancestrale, où le pouvoir est intimement lié aux deux notions de mana et tapu détenues de manière sacrée et incontestable par les chefs héréditaires), à l’état décrit au moment du contact (Kirch 1991 : 140). Les premiers signes d’une compétitivité accrue apparaissent à la période d’expansion. Par la suite, elle s’intensifie et s’institutionnalise en quelque sorte à l’intérieur d’un cycle de fêtes et de conflits, documenté par la littérature ethnohistorique. Elle s’opère ainsi à deux niveaux : intertribal, entre mata’eina’a, et intratribal, entre les chefs, les prêtres, les guerriers et les propriétaires. Dans ce modèle anthropologique, les grandes tendances d’évolution socio-politique sont discernables à travers non seulement l’intensification économique, visible par les changements des modes de subsistance, mais aussi l’apparition d’une architecture mégalithique et les variations dans l’organisation spatiale de l’habitat.

L’architecture monumentale des Marquises, sans pareil dans les archipels polynésiens centraux, focalisa très tôt l’attention des visiteurs européens. A l’époque du contact, les vallées densément peuplées abritaient une population nombreuse. Les Marquisiens vivaient alors sur des plates-formes ou des terrasses surélevées nommées paepae hiamoe. Le terme de paepae fut cependant vite généralisé à l’ensemble des structures de ce type, qu’elles soient réservées au couchage, aux activités culinaires, aux réunions ou à d’autres occupations quotidiennes. Dépassant le cadre domestique, il caractérise également les éléments constitutifs des grandes structures communautaires ou tohua, ainsi que des me’ae, lieux sacrés aux fonctions religieuses et mortuaires. Des bâtiments en bois et en matériaux végétaux édifiés sur ces plates-formes, il ne reste aujourd’hui aucune trace ou presque (des trous de poteaux sont parfois identifiables si l’état de conservation le permet). Seules les descriptions et l’iconographie assez riche laissées par les témoins occidentaux de ce mode de vie, nous permettent aujourd’hui de reconstituer leur aspect originel32. Néanmoins, l’aspect monumental ne se développa qu’à une période tardive de l’histoire marquisienne, les modalités structurales des habitats anciens étant sans doute plus simples. Même si Handy (1923 : 62) et Linton (1925b : 6) avaient auparavant fourni quelques indications générales, Suggs fut le premier à proposer une typologie de l’architecture domestique, basée sur ses observations de surface ainsi que les séquences de construction mises en évidence à Nuku Hiva (Suggs, 1961a : 159). Son schéma d’évolution restait cependant très linéaire, allant d’un simple pavage au sol jusqu’à une élévation progressive de l’ensemble par la construction de plates-formes imposantes dont l’espace pouvait être

32 Les habitations marquisiennes, même si elles ont connu des transformations sous l’influence européenne, continuèrent d’être construites sur les paepae jusqu’au 19e siècle, voire même jusqu’au début du 20e siècle, comme l’affirment aujourd’hui des personnes âgées ayant vécu dans leur jeunesse avec leurs parents dans des maisons de ce type.

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compartimenté. L’idée d’une complexification morphologique (tant en forme qu’en dimensions) fut reliée chronologiquement à une expansion démographique et à une structuration sociale à partir de 1100 A.D. Le modèle de Suggs servit longtemps de référence, même si les travaux de quelques chercheurs y appliquèrent des modifications (Ottino 1986, 1990). Il a récemment fait l’objet d’une relecture critique à la lumière des résultats obtenus par Allen dans la vallée de Anaho à Nuku Hiva. Celle-ci propose en outre une nouvelle méthode de classification dite « paradigmatique » (Allen 2010c : 350) permettant l’analyse des monuments inventoriés en cinq classes principales (les deux variables retenues étant le type d’élévation et le type de division interne). Une série d’hypothèses est avancée par l’auteur, à titre d’indications, pour expliquer le développement tardif (la chronologie ancienne de Suggs ayant entre-temps été remise en question, tout comme la durée relative de chaque période) mais rapide d’une architecture élaborée, à partir de 1600 A.D. Il s’agit là de comprendre les possibles facteurs naturels ou sociaux ayant favorisé l’émergence d’un mégalithisme caractéristique. L’argument climatique est notamment défendu par Allen. Les données paléoclimatologiques indiquent en effet une variabilité très forte au cours du dernier millénaire et soulignent l’influence de deux phases majeures sur les installations humaines dans le Pacifique : une période sèche (« Medieval Warm Period ») entre 900 et 1250 A.D. et une période chaude et humide appelée Petit Age Glaciaire (« Little Ice Age ») entre 1550 et 1850 A.D. (Cobb et al. 2003). Ce dernier a entraîné une augmentation des températures et des précipitations dans la région. L’incertitude des populations marquisiennes face à ces changements écologiques est ainsi considérée comme une motivation potentielle à des efforts d’aménagements fonctionnels (élévation des maisons assurant une protection contre l’humidité et les inondations). Ces hypothèses restent, bien entendu, à vérifier à l’avenir mais ont le mérite de renouveler le cadre d’interprétation de l’architecture domestique aussi bien que communautaire et sacrée. Ces deux dernières catégories, dont l’évolution monumentale est parallèle à celle de l’habitat, seront réexaminées au cours de notre travail. Nous aurons également l’occasion de revenir plus longuement sur les problèmes d’identification fonctionnelle des structures, trop souvent figée dans une correspondance ethnohistorique réductrice. On comprend ici toute l’importance de la dynamique architecturale dans la reconstitution élargie de la société marquisienne ancienne. Mais au-delà des considérations monumentales, il nous faut aussi envisager ces éléments au sein d’un espace plus vaste, celui de la vallée, voire même d’un territoire étendu à l’échelle d’une île entière. La plupart des chercheurs aux Marquises se sont engagés sur cette voie, produisant plusieurs études d’organisation spatiale de l’habitat, nommées couramment settlement pattern. Dans le groupe sud, les données sont relativement peu nombreuses : des travaux ont été conduits à Hiva Oa dans les vallées de Hanatekua (Bellwood 1972) et Hanaiapa (Peltier 1973). D’autres ne sont malheureusement pas publiés restant à l’état de manuscrits ; c’est le cas des vallées de Ta’aoa (Edwards ms D.A ; Conte, Ottino et Navarro ms D.A) et Eiaone (Edwards n.d.). Un inventaire de l’île est néanmoins disponible depuis peu (Chavaillon et Olivier 2007). A Fatu Hiva, une étude a été menée dans la vallée de Omoa, mais elle concerne surtout la période très récente, un peu éloignée de notre cadre d’intérêt (Ishikawa 1964). Rolett a également conduit une étude à Tahuata, mais les résultats ne sont que partiels. Les îles du groupe Nord sont mieux documentées, notamment Ua Pou avec la vallée de Haka’ohoka (Ottino 1985b ; Ottino et De Bergh 1990). Les habitats de Nuku Hiva sont

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désormais assez bien connus, que ce soit à Hatiheu (Ottino 2006) où des travaux sont toujours en cours dirigés par Ottino, ou à Anaho (Allen 2009). Une étude détaillée de la vallée de Hane à Ua Huka fut très tôt publiée (Kellum-Ottino 1971). Par la suite, plusieurs missions de terrain inscrites dans le cadre d’un programme de recherche dirigé par Conte permirent de documenter les vallées de Manihina et Hinitaihava (Conte et Poupinet 2002), Hokatu et le plateau de Vaikivi (Conte et al. 2001 ; Maric 2002 ; Maric et Noury 2002). Nous même avons intensivement participé à l’inventaire de Ua Huka, comme il en sera rendu compte plus loin. Enfin, l’île isolée d’Eiao, prospectée de manière préliminaire (Candelot 1980), fait actuellement l’objet d’une thèse conduite par M. Charleux. L’intérêt théorique des settlement pattern a été abordé ailleurs (Bellwood 1979 ; Conte 2000 : 170 ; Allen 2009), aussi nous ne soulignerons ici que quelques remarques propres à l’archipel. La revue des travaux réalisés sur cette thématique montre la place prépondérante de ce type d’étude dans la recherche archéologique. Elle souligne aussi de manière indirecte, l’étendue de l’espace marquisien désormais connu, « enregistré » et fixé dans les inventaires de surface. Il s’agit avant tout de monuments visibles qui sont documentés, appartenant le plus souvent à la période protohistorique, soit immédiatement pré-européenne. Ainsi, et conformément à ce qui a été dit précédemment sur l’évolution architecturale marquisienne, seules les structures les plus imposantes, c’est-à-dire surélevées ou montrant au minimum un pavage de pierre aménagé, sont susceptibles d’être aujourd’hui découvertes sous la végétation. Notre lecture de l’habitat ancien est dès lors en partie biaisée par ces degrés relatifs de préservation. Certaines structures ne pourront donc être atteintes que par la fouille s’opérant quant à elle sur des surfaces souvent limitées. La finalité des settlement pattern est multiple si bien qu’une grille de lecture peut être appliquée à chaque échelle d’observation. Si l’on considère le niveau le plus simple, il s’agit de comprendre la façon dont s’organisent les unités primaires à travers l’analyse descriptive et spatiale des aires d’activités. Elle fournit ainsi des éléments d’interprétation relatifs à la fonction de la structure et au statut de ses occupants. L’identification des vestiges mobiliers et de certains marqueurs permet également d’inscrire l’unité dans une perspective spatiale de reconstitution de chaînes opératoires (pierres à cupules ou pierres polissoir/aiguisoir pour le travail des matériaux lithiques par exemple). A un niveau supérieur, il faut s’intéresser à des groupes de structures (« combined settlement units » selon Bellwood 1979 : 313), révélateurs d’une organisation spécifique de l’espace domestique, souvent liée à une gestion des ressources écologiques (association entre maisons, fosses à ma, jardins et terrasses horticoles) ou à une fonction communautaire ou religieuse (dans le cas des tohua et des me’ae). La mise en évidence des statuts sociaux des monuments, peu aisée en réalité, reflète une installation réfléchie et organisée, tant d’un point de vue hiérarchique que symbolique. Celle-ci peut être renforcée par la présence de représentations gravées, les pétroglyphes, ou d’une statuaire en pierre (en reliefs ou ronde-bosse) très répandues dans la culture marquisienne (Millerstrom 2003). Enfin, à l’échelle la plus grande, on s’intéressera à la répartition de l’habitat à l’intérieur d’un espace géographique correspondant dans la plupart des cas à la vallée. Cette unité écologique est particulièrement adaptée à ces analyses puisqu’elle forme en elle-même une entité territoriale occupée par une communauté qui s’y installe et la transforme au fil du temps. La vallée devient ainsi un véritable paysage anthropisé, objet d’étude à part entière et assimilé au fenua. Les travaux de P. Ottino se sont essentiellement portés sur l’organisation du territoire

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marquisien, au sein de ce qu’il nomme d’ailleurs « un système de vallées » (Ottino 1993 : 12 ; Ottino-Garanger 2010). Il a pu mettre en évidence, en particulier à Haka’ohoka, une structuration de l’espace de la vallée répondant selon lui à trois facteurs : l’usage et la surveillance de la mer, la concentration de la vie communautaire et la pratique horticole. D’autres contraintes de nature écologique ou sociale (conflits entre tribus etc.) surviennent parfois, incitant les populations à s’adapter. Des zones marginales peuvent alors devenir des lieux stratégiques en tant que zones-refuges. Ces dernières se définissent souvent par leur accès difficile et la mise en place de structures défensives. Le caractère extrêmement dynamique de l’habitat peut être saisi par le recours au settlement pattern qui devient ainsi une cartographie de l’histoire des communautés. La compréhension de l’organisation spatiale des habitats constitue donc un aspect majeur de la recherche archéologique. Toutefois, elle se heurte inévitablement à des difficultés d’ordre méthodologique, en particulier la question de la synchronie / diachronie dans l’utilisation des structures, à laquelle il est pourtant essentiel de répondre. En effet, il n’est pas toujours aisé d’établir la séquence d’occupation d’un habitat, ni même la contemporanéité des structures au sein d’un même ensemble (et a fortiori entre les ensembles d’une même île). D’une part, les moyens engagés ne permettent jamais de fouiller chaque structure inventoriée, même à l’échelle d’une petite vallée, ce qui supposerait de disposer d’un temps de travail suffisamment long. D’autre part, la découverte de relations stratigraphiques, voire dans le meilleur des cas, des éléments susceptibles d’être datés, n’est pas assurée. De plus, des séries aussi étendues de datations nécessitent des moyens financiers importants. Par conséquent, il n’est que très rarement possible de raisonner à une échelle de temps pertinente, et les analyses architecturales sont malheureusement soumises à conjectures. Le travail de Allen à Anaho est à ce titre, particulièrement intéressant puisqu’il tente de combler les lacunes inhérentes à ce type d’étude. Cette approche n’étant pas encore généralisée, il nous faut raisonner en considérant une perte de précision quant à l’analyse spatiale elle-même, mais aussi de manière indirecte aux reconstitutions démographiques, aux calculs des capacités de charge etc. Pour cela, d’autres méthodes peuvent être mises en œuvre que nous appliquerons à Ua Huka. La dimension symbolique accordée par les Marquisiens à certaines zones de leur territoire, comme les fonds de vallée ou les versants isolés, reflète aussi leur système de pensée, dans lequel intervient la notion de tapu. La place des morts au sein de la communauté mérite à ce titre d’être explicitée, au vu des découvertes de nombreux sites funéraires33. Il est surprenant de voir aux Marquises à quel point les dires de certains visiteurs ont pu influencer et déformer la vision du monde des morts. La pratique de l’anthropophagie, un fait propre d’ailleurs à la Polynésie entière, a eu un impact très fort sur l’appréhension de la société marquisienne ancienne, dont les membres étaient facilement qualifiés de « mangeurs d’hommes » (cf. par exemple Tautain 1896a ; Rollin 1939 : 190). Si la question du cannibalisme reste encore ouverte, du moins d’un point de vue anthropologique (car il semble, d’après une lecture attentive des sources disponibles, qu’il s’agisse plutôt de faits assez exceptionnels s’opérant 33 Depuis les travaux de Handy et Linton, beaucoup de sites funéraires ont été signalés aux Marquises (il s’agit de restes humains aperçus entre les pierres de me’ae, dans des fosses, des grottes etc.). Ces découvertes sont souvent le fait de particuliers locaux (agriculteurs, chasseurs) et/ou d’amateurs, aussi sont-elles rarement mentionnées dans les écrits. Toutefois, comme nous le soulignerons plus loin, les archéologues travaillant aux Marquises ne se sont que peu attachés à la problématique funéraire, si ce n’est dans des contextes particuliers auxquels leurs recherches et leurs fouilles sont directement liées. Cela explique donc le déséquilibre entre les sites connus et les sites véritablement étudiés.

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dans des contextes très ritualisés), elle ne doit pas occulter l’analyse des pratiques funéraires communes, ce que tendent malheureusement à faire les principales synthèses déjà citées. L’étude des sépultures, lorsqu’elle est conduite selon les moyens appropriés, ouvre la voie à un ensemble d’interprétations relatives à la société des vivants (structures démographiques, socio-économiques) et sur la mort elle-même, en tant que représentation d’une idéologie particulière. La compréhension des gestes funéraires, qu’ils soient préparatoires, sépulcraux ou post-sépulcraux, ainsi que les phénomènes taphonomiques participent ainsi à une approche parallèle et complémentaire de l’archéologie, à la reconstitution des communautés (Crubézy et al. 1990 : 20). Les intérêts d’un tel développement sont donc multiples, et méritent une place à part dans le paysage de la recherche historique, comme nous essaierons de le montrer dans ce travail. Aux Marquises, les espaces funéraires se définissent en quatre catégories : les me’ae, dont la fonction mortuaire était déjà attestée par la littérature ethnohistorique, présentent généralement des aménagements et des caches abritant des restes osseux humains. Certaines structures d’habitat ou communautaires montrent aussi des fosses (pakeho) dans lesquels étaient rejetés des restes alimentaires et parfois humains (Ottino et al. 2002). Les grottes et abris-sous-roche, éloignés des habitats des vivants en des lieux plus ou moins difficilement accessibles, sont régulièrement découverts mais à peine mentionnés ni même publiés (Vigneron 1983, 1985). Enfin, les sites dunaires sur lesquels les fouilles ont révélé de véritables cimetières, comme à Ha’atuatua (Suggs 1961), Hane (Sinoto et Kellum 1965 ; Pietrusewsky 1976 ; Vigneron 1984) et Manihina (Conte 2002 ; Sellier 1998 : Sellier et al. sous presse), sont de fait documentés plus minutieusement, notamment par des anthropologues physiques spécialisés, comme ce fut le cas à Ua Huka. Dans la perspective décrite plus haute de compréhension des gestes funéraires globaux, il est particulièrement intéressant de déterminer la nature des dépôts (primaire ou secondaire), les ossements présents ainsi que le Nombre Minimum d’Individus, l’âge et le sexe des individus déterminés, et éventuellement la simultanéité ou non des dépôts lorsqu’ils sont multiples. Enfin, la discussion sur la sous représentation de certains ossements (et donc de l’apparente surreprésentation d’autres ossements) fournit un indicateur quant à la reconstitution des gestes (modes de décomposition des corps, d’inhumation, de prélèvements etc.). Ces aspects sont rarement décrits par les archéologues eux-mêmes, dont les aptitudes en ce domaine peuvent rapidement s’avérer limitées si l’on souhaite acquérir une information précise et pertinente. L’apport des anthropologues physiques à cette thématique est donc tout à fait justifié, dans un contexte où les résultats sont encore trop faibles. L’approche développée dans ce travail tient compte de cette remarque et augure un développement à nos yeux souhaitable.

c. L’histoire découpée : vers une séquence mieux définie

La présentation des problématiques actuelles de la recherche archéologique dans l’archipel, à la fois simples et complexes, fournit une vision dynamique de notre sujet d’étude. Celle-ci s’inscrit dans une perspective temporelle dont rend compte le séquençage de la trajectoire historique de la société marquisienne. D’un point de vue formel, les propositions actuelles de dénomination des phases n’ont pas changé depuis que Suggs les a énoncées en 1961. En revanche, leur profondeur chronologique a connu des remaniements selon les modèles mis en place depuis bientôt un demi-siècle. Un consensus semble aujourd’hui se dégager, bien que de nouvelles découvertes soient

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susceptibles de le remettre une fois de plus en question. L’ancienneté du peuplement humain de l’archipel a ainsi été ramenée à la seconde moitié du 1er millénaire de notre ère, probablement après 700-800 A.D. Par conséquent, les périodes suivantes (Développement, Expansion et Classique) ont été chronologiquement réduites comme le montre la figure 1.7. De plus, les modalités culturelles qui définissent la raison d’être de ces séquences sont de mieux en mieux cernées, à travers l’ensemble des thématiques qui ont été définies ci-dessus : changements des modes de subsistance, évolution de la forme de l’habitat (spatiale et structurelle), transformations de l’organisation socio-politique, variations dans la culture matérielle, pour ne citer que les principales. C’est donc vers une reconstitution la plus complète possible que tendent nos efforts en la matière.

Fig.1.7 : Evolution de la séquence culturelle marquisienne, selon trois auteurs (d’après Allen 2009)

Des interrogations subsistent toutefois, de même que des lacunes que la recherche se doit de combler. L’étude que nous présentons ici, appliquée spécifiquement à l’île de Ua Huka, trouve son origine dans cette volonté tout aussi ambitieuse que stimulante.

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CHAPITRE II : UNE ILE , DES HOMMES ET DES ARCHEOLOGUES

Dans le chapitre précédent, nous avons démontré tout l’enjeu qui existe aujourd’hui de poursuivre et développer les programmes de recherche archéologique aux Marquises. Après avoir présenté l’ensemble des problématiques actuelles, il nous faut désormais les inscrire dans un cadre de réflexion théorique qui justifie le choix d’une île en particulier pour tenter d’approcher la complexité de la culture ancienne de l’archipel. Lorsqu’il définît pour la première fois Ua Huka comme une « île-test », E. Conte réaffirmait la valeur archéologique d’un milieu insulaire dans la compréhension de phénomènes globaux, tels ceux qui viennent d’être décrits. Nous explicitons ci-dessous les conceptions théoriques qui ont guidé ce choix en abordant la notion d’anthroposystème appliquée à un cas d’étude. De par sa situation géographique et historique au sein de l’archipel, Ua Huka offre plusieurs avantages qui motivent un essai de perception globale. Le développement d’un programme aussi ambitieux implique une perspective sur le long terme dont notre travail constitue une première étape. Afin de mieux comprendre la démarche de synthèse que nous avons entreprise, nous indiquerons également les principaux axes méthodologiques suivis.

1. Ua Huka : un laboratoire archéologique

a. La notion de « laboratoire insulaire »

Le concept d’ « île-laboratoire » (« islands as laboratories ») fut présenté dès le début de la recherche dans le Pacifique comme un moyen d’approche et de compréhension des changements culturels (Boomert et Bright 2007 ; Spriggs 2008). On doit ainsi les premiers développements de cette notion à des anthropologues34. L’idée d’enclaves terrestres isolées au milieu de l’océan offrait alors des perspectives nouvelles pour expliquer les processus d’adaptation, de diversification et d’évolution. Cet intérêt pour les cultures insulaires fut réaffirmé par la suite (citons notamment Vayda et Rappaport 1961 ; Evans 1973), en soulignant les rôles joués par l’isolement et les limitations écologiques sur les mécanismes de transformations sociales. La rencontre de la sphère anthropologique et des disciplines biologiques/écologiques conduisit à la naissance d’un cadre idéalisé de recherche, que certains développèrent sous l’appellation de biogéographie humaine35 (cf. Terrell 1997 : 420 sq. ; Fitzhugh et Hunt 1997). L’apport de Fosberg est important en cela qu’il introduit deux caractéristiques fondamentales des îles : leur isolement et leur taille limitée, entraînant un ensemble de conséquences écologiques (Fosberg 1963). Parmi elles, leur extrême vulnérabilité ou fragilité face à des perturbations externes constitue un facteur déterminant en archéologie, dès lors que ces perturbations sont d’origine anthropique (Kirch 2000 : 59). C’est ainsi que les îles du Pacifique devinrent des laboratoires d’écologie humaine, à l’intérieur desquels il est possible

34 Trois textes importants écrits par Goodenough, Salhins et Goldman furent publiés dans un numéro du JPS et introduits par Mead (cf. Mead 1957 ; Goodenough 1957 ; Salhins 1957 ; Goldman 1957). 35 Le succès de la biogéographie humaine reste toutefois très mitigé, notamment en raison des modélisations de type mathématique inhérentes à cette démarche, mais difficilement applicables aux questionnements anthropologiques.

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d’étudier l’impact de l’homme sur son environnement regroupés sous quatre catégories d’évènements majeurs : la colonisation des îles et l’installation des groupes humains ; la modification du paysage (brûlis, déforestation, mise en culture) ; l’introduction d’organismes exogènes ; le déclin et l’extinction d’espèces indigènes. Le recours aux sciences dites paléoécologiques (en premier lieu, la palynologie) est essentiel pour mettre en lumière ces interactions. D’ailleurs, la fécondité de la démarche s’illustre depuis plus de deux décennies par la multiplication de ce type d’approches pluridisciplinaires36 (Burney 1997). Toutefois, le glissement des thèmes de recherche induit par le concept de « laboratoires insulaires » vers les sciences de l’environnement semble avoir finalement occulté ces dernières années les problématiques anthropologiques originelles37 . C’est, entre autres, à partir de cette constatation qu’a commencé à voir le jour une nouvelle notion qui tend à replacer l’homme au centre de notre vision.

b. Définition d’un anthroposystème marquisien S’il est un apport essentiel de la notion de laboratoire insulaire, c’est d’avoir souligné toute l’importance de l’étude des relations entre les hommes et leur milieu naturel. Cependant la perspective de cette approche a changé au cours du temps, passant d’un système fondé en priorité sur la Nature (approche écologique) à un système culturel (approche anthropologique), chacun des deux aspects semblant évoluer de manière plus ou moins indépendante38. A partir des années 1980, l’intégration des deux thèmes commence à émerger, même si l’homme est encore considéré comme un élément perturbateur venant bouleverser les équilibres écologiques (Lévèque 2003b : 34). L’opposition dualiste entre Nature et Culture restait donc assez rigide. Aujourd’hui, les réflexions conduites tant par les écologistes que les sociologues (désignant les sciences humaines en général) sur les changements globaux de la planète incitent à une réappréciation du rapport homme / environnement, défini comme une « nature-projet » qui devient le « champ de transformation réciproque de l’humain par le naturel, et du naturel par l’humain » (Lévèque ibid. : 40). Ainsi considère-t-on une co-évolution fonctionnelle des deux systèmes, social et écologique, par laquelle se forgent les sociétés humaines. Cette conception s’inscrit dans ce qu’on nomme un anthroposystème, également désigné par les anglo-saxons sous l’appellation « socioecosystems » (Barton et al. 2004 : 254). L’anthroposystème39 (fig.1.8) peut être défini comme suit :

36 En Polynésie orientale, citons l’ « étude-pilote » conduite par Kirch sur l’île de Mangaia aux îles Cook (Kirch et Ellison 1994). 37 Cette constatation à l’intérieur du cadre archéologique répond aussi en écho à une tendance actuelle de déplacer l’intérêt scientifique général vers des préoccupations écologiques, jugées à la fois plus urgentes et rentables à court terme. 38 Ces changements sont caractérisés par le développement de plusieurs notions : l’écosystème (Tansley 1935), le géosystème (Bertrand et Beroutchavili 1978) et le socio-système (Lapierre 1992). 39 Le concept d’anthroposystème en France s’est essentiellement développé grâce aux travaux du Programme Interdisciplinaire de Recherche sur l’Environnement (PIREN) du CNRS lancé en 1979, devenu le Programme Environnement, Vie et Sociétés (PEVS) en 1994. Plusieurs rencontres ont été organisées sur les thématiques pluridisciplinaires concernant les interactions passées ou présentes des sociétés avec leur environnement, et à ces occasions, des débats d’ordre épistémologique et méthodologique ont débouché sur une nouvelle approche des systèmes complexes (Muxart 2006).

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Un système interactif entre deux ensembles constitués par un (ou des) sociosystème(s) et un (ou des) écosystème(s) naturel(s) ou artificialisé(s) s’inscrivant dans un espace géographique donné et évoluant dans le temps. Ces écosystèmes sont occupés, aménagés et utilisés par les sociétés, ou bien s’ils ne le sont pas, leur existence est nécessaire à leur vie et à leur développement social. Les sociétés qui vivent et/ou utilisent cet espace sont constituées de groupes sociaux ayant des intérêts et des jeux propres. L’anthroposystème est donc un système hybride. Il est également un système ouvert, c’est-à-dire qu’il est, d’une part en interaction avec d’autres anthroposystèmes et d’autre part, soumis aux forçages des facteurs de la géodynamique interne de la terre et des facteurs externes de la planète qui influencent sa dynamique. Enfin, son fonctionnement peut être affecté par l’effet de facteurs internes au système engendrant de nouveaux processus de transformation (Lévèque et al. 2003 : 121).

Fig.1.8 : Schéma des réseaux d’interaction dans un anthroposystème (d’après Lévèque 2003a : 19)

L’anthroposystème en lui-même existe en-dehors de toute considération spatiale, mais on peut prendre en compte trois échelles principales qui correspondent en fait aux différents niveaux d’analyse : l’échelle globale ou ce qu’on appelle l’environnement « invisible » (changements climatiques, grands cycles biogéochimiques etc.) ; l’échelle régionale où les interactions hommes/milieux sont particulièrement identifiables au niveau du territoire vécu ; l’échelle locale qui resserre la fenêtre d’opération sur l’espace immédiatement domestique (stratégies de rejets). Le système est également trans-temporel en cela qu’il matérialise la trajectoire historique des sociétés humaines qui ont par le passé modifié leurs environnements et réagi à leurs changements, créant ainsi une base de développement actuel et futur. La notion de prospective est essentielle à la démarche anthroposystémique. Lorsqu’il s’agit d’étudier son histoire ancienne, on parle d’analyse rétrospective. A ce titre, la science archéologique s’avère sans aucun doute la plus apte à reconstituer les dynamiques historiques « conjoncturelles » (Braudel 1969 : 112). Elle repose aussi sur une longue tradition pluridisciplinaire qui est une condition nécessaire à cette approche. L’anthroposystème pourrait donc ainsi constituer une

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nouvelle façon de penser la relation Nature - Culture en archéologie (cf. Van der Leeuw et Redman 2002)40. En tant que système dynamique, l’anthroposystème évolue dans le temps en subissant diverses transformations internes qui jalonnent la trajectoire des sociétés. Celles-ci peuvent être résumées en deux notions essentielles. La stabilité désigne la capacité d’un système à retourner à son état initial suite à une perturbation ; la résilience correspond à sa capacité à absorber les changements et à évoluer en conséquence afin de conserver son état d’équilibre41 (Holling 1973 ; Redman 2005). La résilience est le moteur du cycle adaptatif (Holling et Gunderson 2002 ; Walker et al. 2004), un modèle théorique que plusieurs archéologues issus de la Cultural Ecology considèrent particulièrement utile et efficace pour comprendre la dynamique des sociétés anciennes. Ajoutons qu’il est possible à l’intérieur de ce cycle adaptatif de distinguer, d’une manière novatrice et complémentaire de l’anthropologie culturelle, les structures prescriptives, peu sensibles aux changements, des structures performatives quant à elles plus réceptives aux transformations (Salhins 1989 : 11). Les îles du Pacifique, pour les raisons invoquées plus haut et notamment leur caractère clos et leur vulnérabilité très forte, se prêtent très bien à ce genre d’applications. Plusieurs études menées par Kirch à Mangaia, Tikopia, Mangareva et Hawaii ont montré la pertinence d’une telle approche (cf. Kirch 1984, 2007b pour une synthèse, 2007c). Nous avançons ici une proposition, à la fois théorique et méthodologique, qui ferait des îles Marquises, au même titre que les précédentes, un terrain intéressant dans l’intégration des données archéologiques à un anthroposystème insulaire. Plusieurs caractéristiques mentionnées au cours de notre présentation, contribuent à cette idée. D’une part, l’archipel forme un ensemble culturel et géographique homogène et relativement indépendant au sein du groupe polynésien centre oriental, ce qui facilite la reconstitution d’une dynamique historique à l’échelle globale. D’autre part, à l’échelle régionale, nous avons supposé que la trajectoire des groupes humains s’opérait de manière privilégiée au sein d’un territoire écologique limité à l’unité de la vallée comprise au sens large (le « système de vallées » décrit par Ottino). Ce territoire devient ainsi le cadre d’interprétation des grandes problématiques que les archéologues tentent d’aborder. En prônant ainsi le recours à ce modèle anthroposystémique, à l’intérieur duquel peuvent être définies un ensemble de variations (socio-politiques, spatiales, économiques etc.), nous inscrivons nos objectifs dans une perspective de plus grande ampleur où les dynamiques historiques trouvent une expression à la fois synchronique et diachronique et englobent toutes les structures que nous souhaitons mettre en évidence. Bien qu’elle ne soit pas définie comme telle, cette approche a déjà été augurée par les études de Allen à Nuku Hiva par exemple. Le choix d’une île en particulier semble être un moyen efficace de mettre en œuvre cette proposition.

40 Bien qu’encore timide en ce domaine, l’archéologie française commence peu à peu à redéfinir les problématiques des relations anciennes hommes-milieux, grâce notamment à l’apport et au développement méthodologique des Systèmes d’Information Géographique. On soulignera la tenue en 2006 d’un colloque international à la Baule intitulé « Interactions Nature-Société, Analyses et Modèles » au cours duquel ont lieu plusieurs présentations de travaux sur les anthroposystèmes anciens, mettant en exergue l’intérêt d’une telle approche. 41 La notion de résilience adaptée aux systèmes socio-écologiques est le thème d’étude principal d’un groupe de recherche nommé Resilience Alliance, composée de chercheurs issus d’institutions diverses (cf. www.resalliance.org).

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2. Ua Huka à l’épreuve de l’archéologie

a. Les critères d’une approche locale

Les îles polynésiennes sont de véritables laboratoires pour percevoir des phénomènes historique sur une durée assez longue. Il est cependant nécessaire de disposer d’une bonne « résolution » sur le passé pour en tirer des éléments d’analyse suffisamment pertinents. Pour cela, il est important d’une part, de réduire l’échelle spatiale tout en prônant l’exhaustivité et d’autre part, d’acquérir des données dont la validité est généralement assurée par une bonne préservation des vestiges archéologiques. Ua Huka offre des avantages géographiques et historiques qui renforcent son intérêt dans le cadre d’une telle approche. Ua Huka est de taille modeste puisque sa superficie d’environ 83 km² la place parmi les petites îles du groupe. Il est donc envisageable, d’un point de vue pratique, de documenter l’ensemble de son territoire, au moins par des prospections intensives dans les vallées autrefois habitées qui, par ailleurs, étaient peu nombreuses. Au XIXe siècle, les informations ethnohistoriques font état de huit (en réalité sept, voir infra) tribus réparties sur les côtes sud et est de l’île. Le premier à décrire cette organisation ancienne fut Christian (1895 : 200), suivi quelques années plus tard par Handy et Linton qui en fourniront une cartographie (Handy 1923 : 31). Nous la reproduisons ci-dessous (fig.1.9).

Fig.1.9 : Carte de répartition des tribus de Ua Huka d’après Handy (1923 : 31)

La répartition des tribus montrent des situations variées qui se révèlent dés à présent intéressantes à documenter. En effet, on constate que toutes les modalités spatiales de la chefferie sont représentées à Ua Huka (entre parenthèses, les anciens noms des vallées indiqués par Linton 1925b : 120). - une tribu occupant une vallée : Tuhipipi à Haavei ; Atikau à Vainaonao ; Maku-oho à Hokatu (Hana nui). - une tribu occupant plusieurs vallées : Noho-kea à Katoahu, Hanaei (Hana he), Hanahouua, Toohapu et Hanatete ; Tititea à Hane (Hana nai), Hinitaihava (Teponoa) et Hiniaehi (Iniaei).

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- une vallée occupée par plusieurs tribus : Naiki, Papahakaiki et Vaitahi à Vaipaee (Vai take). Une remarque s’impose pour ce dernier cas puisque la « tribu » des Papahakaiki n’est mentionnée que par Handy, et non par Christian ni même Lawson, un beachcomber qui vécut sur l’île entre 1843 et 1868. En réalité, le terme de papa hakaiki est employé aux Marquises comme un adjectif de prestige évoquant le pouvoir centralisateur des membres de la chefferie (Thomas 1990). Pour Ottino (2006 : 15), le mot désigne la lignée des chefs à l’intérieur du clan. Nous pensons donc qu’il ne s’agit pas ici du nom d’une tribu, mais plutôt d’un terme désignant le pouvoir dont jouissait l’alliance des Naiki/Vaitahi de Vaipaee face aux autres communautés de l’île au cours du XIXe siècle. Il n’en reste pas moins que Ua Huka offre plusieurs modalités-types d’organisation spatiale des groupes humains à l’intérieur du système de vallées que nous évoquions précédemment. L’autre avantage de l’île vient de son isolement suite au Contact avec les Occidentaux qui survient en 1791. En effet, Ua Huka ne fournissait pas beaucoup de bois de santal, et peu de navires s’y arrêtaient pour ravitailler, préférant mouiller dans les baies de Nuku Hiva et Hiva Oa où s’installait en parallèle l’Administration coloniale. Cette situation conduisit à une mise à l’écart des circuits commerciaux dès le début du XIX e siècle. L’influence extérieure fut donc assez réduite, et permit de préserver, d’une certaine manière, les éléments de culture traditionnelle. C’est également ce qui explique l’évolution démographique particulière de Ua Huka que nous aurons l’occasion de nuancer (cf. chapitre 9). Enfin, l’action tardive des missionnaires catholiques eut pour effet le regroupement des différentes communautés dans deux puis trois villages principaux (Vaipaee, Hokatu et Hane) qui sont, depuis, toujours occupés. La désertion des anciens territoires avait, semble t-il, déjà débuté à la fin du XVIIIe siècle. De fait, la plupart des structures archéologiques, notamment les monuments de surface dans les moyennes vallées, fut-elle abandonnée en l’état et ne connut par la suite aucune perturbation majeure, ce qui est loin d’être le cas ailleurs où les travaux d’aménagements modernes ont parfois contribué à une disparition des vestiges. Ces propos démontrent l’intérêt de Ua Huka pour l’approche décrite plus haut. C’est ainsi que plusieurs travaux et programmes archéologiques furent entrepris à l’initiative de E. Conte depuis le début des années 1990. Pourtant, il n’était pas le premier à s’intéresser à l’ancienne culture de l’île. Cela nous amène naturellement à une revue des travaux passés.

b. Historique des recherches archéologiques

Contrairement aux autres îles de l’archipel, les informations relatives au patrimoine archéologique de Ua Huka étaient encore au milieu du XXe siècle extrêmement peu nombreuses. Alors qu’à Nuku Hiva, Ua Pou ou Hiva Oa, un inventaire informel des sites se met en place grâce à des amateurs éclairés, hommes de religion ou bien encore administratifs de passage (citons parmi d’autres Clavel 1885 ; Tautain 1896), Ua Huka reste là aussi à l’écart de l’intérêt culturel. Le rôle très secondaire qu’occupe l’île au sein du Protectorat français est certainement la cause de cette faible fréquentation. Les quelques données archéologiques sont surtout fournies par des équipes étrangères en mission, bien souvent des naturalistes. De plus, les rares mentions de structures sur l’île sont souvent reprises d’autres auteurs, si bien qu’aucune information inédite ne sera fournie avant les années 1960. Le guide archéologique proposé par Rollin à la fin de son ouvrage ne fait que reprendre les données

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préliminaires de Linton (Rollin 1974 : 260). Il en est de même de la compilation faite par Voisin (1965 : 565) quant à deux sites de Hane et Hanaei ainsi que de tiki sculptés à Hokatu.

En 1920, à l’initiative de H.E. Gregory, alors directeur du Bishop Museum, fut mise sur pied une série d’expéditions dans le Pacifique regroupant quatre équipes réparties à Tonga, aux Australes, à Hawai’i et aux Marquises. La Bayard Dominick Expedition, du nom de son principal financeur, s’inscrivait dans la lignée des principes énoncés lors de la Pan-Pacific Science Conference, recommandant des prospections de terrain afin de documenter les deux aspects archéologiques et anthropologiques des sociétés polynésiennes anciennes. Il fut ainsi entendu que chaque équipe associerait un ethnologue et un archéologue (Kirch 2000 : 20 ; Buck 1945 : 45). L’expédition aux Marquises se déroula entre le 21 septembre 1920 et le 21 juin 1921. Elle était composée de E.S.C. Handy, ethnologue de l’université de Harvard, R. Linton de l’université de Pennsylvanie en charge de l’archéologie et F.B.H. Brown, botaniste de l’université de Yale. Les résultats de cette mission firent l’objet de plusieurs publications (Handy 1923 ; Linton 1923, 1925a, 1925b). W.C. Handy, l’épouse de E.S.C. Handy, participait elle aussi au voyage en tant qu’assistante. Ses qualités de graphiste lui permirent de relever des motifs de tatouages et de pétroglyphes, dont elle fit la matière d’un ouvrage qui ne concerne cependant pas Ua Huka (Handy 1922). Elle produisit également un récit plus personnel de l’expédition (Handy 1965). Le travail de Handy est assez intéressant dans la mesure où il représente la première véritable synthèse anthropologique du groupe marquisien 42(suite aux études de Von den Steinen toutefois limitées), même si très peu d’informations concernent Ua Huka, qu’il désigne d’ailleurs comme une île de peu d’importance dans l’archipel. On y trouve une mention de déplacements interinsulaires de groupes de Hiva Oa venus spécialement pour des pilons en pierre réputés sur l’île (Handy 1923 : 23), ainsi qu’une description d’un signe de kahui (restriction temporaire) placé à Hane (id. : 60). La place de l’archéologie dans l’expédition est nettement moins soulignée (Kirch 2000 : 21). Il est vrai qu’à lire ne serait-ce que les première lignes écrites par Linton (1925b : 3), on ne peut que s’étonner du bilan, sans aucun doute précipité, qu’il propose. En effet, soulignant des particularismes écologiques assez réducteurs, il considère qu’il est impossible de découvrir le moindre dépôt stratifié sur ces îles, ni même de restes de cuisine ou d’amas coquilliers. Son attention s’est donc reportée presque exclusivement sur les monuments de surface, en particulier les structures lithiques les plus imposantes telles que les tohua, les me’ae ou les tokai, ainsi que les représentations figurées, tiki et pétroglyphes. Lors de son séjour à Ua Huka, Linton eut l’occasion de visiter cinq vallées de l’île dans lesquelles il inventorie 26 sites (nos

45 à 70 selon sa numérotation) : Hanaei (4), Hokatu (5), Hane (6), Hiniaehi (4), et Vaipaee (7). Les données recueillies furent partiellement synthétisées dans deux paragraphes consacrées aux tohua et me’ae de l’île (op. cit. : 29 et 37). Comme nous l’avons constaté dans l’état des lieux qui précède, les données archéologiques concernant Ua Huka restaient extrêmement pauvres et parcellaires en comparaison des autres

42 Bien que l’on puisse déplorer l’aspect « mécanique » de l’étude qui suit un plan quasiment pré-établi et standardisé, communs à la plupart des monographies ethnologiques publiées par le Bishop Museum. Les thématiques abordées, qui se veulent les plus exhaustives possibles sur la culture ancienne apparaissent, d’une certaine manière, comme un condensé de données recueillies sur le terrain, laissant peu de place à des réflexions plus personnelles de l’auteur. Il n’en reste pas moins un corpus très riche d’enseignements.

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îles du groupe. Elles concernaient uniquement des monuments de surface et de rares sites funéraires, si bien qu’en 1960, alors que Suggs s’apprêtait à publier son étude sur Nuku Hiva, aucune fouille stratigraphique ni même de sondage n’avait jamais eu lieu sur l’île. L’intérêt archéologique de Ua Huka ne sera finalement démontré que plus tardivement, grâce aux travaux de Sinoto et Kellum-Ottino, qui font prendre conscience d’une profondeur chronologique de l’occupation humaine bien plus grande que ne le pensait Linton. En 1961 se tenait à Honolulu le 10e Pacific Science Congress au cours duquel l’engagement des archéologues dans la région fut renouvelé, et un nouveau programme fut proposé bénéficiant du soutien financier de la National Science Foundation. Sous la direction de Y. Sinoto, accompagné de son assistante M. Kellum, une première mission fut organisée aux Marquises en 1963. L’équipe hawaiienne rejoignit d’abord à Hiva Oa une autre équipe dépêchée par le Kon Tiki Museum d’Oslo (dont dépendait alors Thor Heyerdhal qui avait par le passé travaillé sur l’île), composée de C.S. Smith et R. Rose. Après deux mois de prospections et de sondages à Atuona, Sinoto et Kellum quittent Hiva Oa pour Tahiti à bord d’une goélette collectant le coprah. Le voyage détourné leur permet ainsi de visiter Ua Huka le 30 octobre 1963. Passant par la baie de Hane, ils découvrent le site dunaire dont ils allaient faire moins d’un an plus tard leur terrain de prédilection. La dune était alors érodée par les vents emportant le sable en arrière du cordon littoral (fig.1.10). Cette érosion avait été amplifiée par deux tsunamis survenus en 1946 et 1960 qui détruisirent les plantations côtières. Les vagues eurent ainsi pour effet de dégager par endroits des vestiges en pierre affleurant à la surface. Les deux chercheurs recueillirent plusieurs fragments de limes en corail et d’herminettes. La forte densité d’hameçons en nacre en fit naturellement un site d’intérêt majeur pour Sinoto qui, quelques années auparavant, avait établi des typo-chronologies de ces objets aux îles de la Société et à Hawai’i. Le site fut donc marqué en prévision d’un séjour ultérieur qui offrirait l’opportunité d’une fouille extensive. Une nouvelle mission fut organisée l’année suivante. Après être passés par les Tuamotu et le groupe sud des Marquises, Sinoto et Kellum sont de retour à Ua Huka le 27 mai 1964. Ils en repartiront le 9 août. Durant les deux mois passés sur place, six semaines furent consacrées à la fouille du site de Hane, baptisé MUH1. Elle consistait en sondages élargis de un ou deux mètres carrés. Trois zones étaient distinguées, mais ce sont surtout les aires B et C qui livrèrent le plus de données, l’aire C n’ayant fourni aucun vestige enfoui. Au total, 44 m² furent excavés et les niveaux reconnus furent synthétisés dans une stratigraphie d’ensemble, formée de sept unités culturelles. Le très riche matériel recueilli consistait en plus de 3000 pièces, réparties par la suite entre le Bishop Museum et le Musée de Tahiti et des Îles. Il est cependant à déplorer qu’aucune analyse précise, ni même un inventaire, ne soient disponibles à ce jour. Il en est de même des sépultures découvertes à Hane. Les restes humains avaient dans un premier temps été ramenés au Bishop Museum où ils furent étudiés par une équipe japonaise dirigée par Hanihara puis par Pietrusewsky en 197243. Aucune véritable synthèse n’a malheureusement été produite sur ce site exceptionnel.

43 Plus récemment, il semble que des oppositions assez fortes soient apparues entre d’un côté la communauté scientifique et d’autre part des groupes culturels activistes au sujet du rapatriement des squelettes. Le débat s’inscrivait dans un contexte de tensions né de la promulgation en 1990 d’une loi fédérale américaine nommée NAGPRA pour The Native American Graves Protection and Repatriation Act. Cette loi exigeait que les biens culturels (comprenant les restes humains, les objets funéraires et sacrés) amérindiens soient rendus aux peuples natifs lorsque ces biens avaient été déterrés. La montée en puissance à la même époque de mouvements

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Le reste du temps fut mis à profit pour mener des études complémentaires dans d’autres vallées. Le site dunaire de Manihina (MUH2) présentait des conditions semblables à Hane et donc un cadre de comparaison idéal. Cinq sondages furent ouverts, dont Sinoto proposa des correspondances stratigraphiques avec MUH1. Deux abris-sous-roche furent également fouillés (MUH4 et MUH5), ainsi qu’un troisième situé dans la baie de Hokatu mais qui se révéla stérile. Les résultats préliminaires de cette mission furent présentés dans un rapport non publié (Sinoto et Kellum 1965).

Fig.1.10 : La dune de Hane en 1971 (cliché F. Ollier)

En 1965, une troisième et dernière mission fut conduite aux Marquises. Sinoto mena une seconde campagne de fouille à Hane. Malheureusement, aucun rapport relatif à cette session n’existe. Parallèlement, Kellum conduisit un inventaire exhaustif des structures de surface dans la vallée, afin d’apporter des éléments susceptibles d’insérer l’occupation complète de Hane dans une séquence chronologique globale. Les résultats obtenus furent présentés dans une thèse soutenue en 1968 à l’Université de Hawaii, puis publiés dans un ouvrage de synthèse (Kellum-Ottino 1971). Cette étude constitue encore aujourd’hui un settlement pattern d’une grande qualité scientifique, servant d’ailleurs de référence à bon nombre de travaux actuels. Le site de Hane fut de nouveau visité en décembre 1970 par François Ollier44 qui ne put que constater les dommages causés à la dune suite au passage d’engins mécaniques lors de la construction de nouvelle routes. Ollier visita très rapidement (une journée seulement) les vallées voisines de Hinitaihava et Hiniaehi, où il observa des structures très perturbées ainsi

identitaires polynésiens, particulièrement forts à Hawai’i, aurait ainsi conduit à un déplacement de la problématique du NAGPRA aux sites du Pacifique, si bien que les restes humains de Hane furent soumis aux même conditions, rapatriés puis réenterrés dans le cimetière communal du village (Y. Sinoto, communication personnelle, juillet 2010). 44 Ce dernier, amateur éclairé et membre de la Société des Etudes Océaniennes, se vit confier par le Gouverneur de Polynésie française en poste Angeli, une mission d’inventaire dont l’objectif premier était de constituer une base de référence qui permettrait par la suite l’adoption de mesures de protection et de valorisation des sites archéologiques marquisiens. Cette tournée, qui eut lieu dans les îles principales d’octobre à décembre 1970, fut financée par l’Office de développement du Tourisme et placée sous le contrôle technique de l’ORSTOM.

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qu’une petite grotte funéraire non visitée par Linton (Ollier 1970, 1971a : 14). Il revint aux Marquises en 1971 pour détailler les inventaires de chaque île (Ollier 1971b). Il était dans son intention de visiter Vaipaee et les vallées de la côte nord-est ; toutefois, nous n’avons pu avoir accès à son rapport de 1972 qui doit en faire mention. Seules quelques photographies de monuments, tiki et pétroglyphes nous sont parvenues par l’intermédiaire d’un recueil très peu distribué. Malgré le retentissement de la découverte du site de Hane, maintes fois relayée par les écrits de Sinoto dans la formation de son modèle orthodoxe, la recherche archéologique à Ua Huka subit de nouveau un ralentissement suite à cette période intense. Il faudra ainsi attendre près de 20 ans pour voir de nouvelles équipes intervenir sur l’île. Il est cependant à noter que le retour d’archéologues à Ua Huka bénéficia d’un cadre de travail tout à fait privilégié. En effet, la population locale était particulièrement favorable à une reprise d’activité afin de mettre en valeur son patrimoine, volonté toujours vivace aujourd’hui et dont témoigne l’aide inestimable que nous recevons de la part de la communauté lors de nos séjours. La personnalité de l’ancien maire de Ua Huka, M. Léon Lichtlé, est sans conteste un élément moteur dans la dynamique qui s’est mise en place sur l’île depuis le début des années 1980. En effet, à l’initiative de ce passionné et de son conseil municipal se crée en 1978 un petit musée communal, tout d’abord limité à une salle de la mairie de Vaipaee, et qui fut à partir de 1989, installé dans un local réservé à cet effet. Les premières collections exposées étaient restreintes ; il s’agissait d’une partie de la collection de l’évêque, mais surtout des pièces offertes par L. Lichtlé et J. Vaatete, sculpteur renommé de l’île nommé conservateur. Par la suite, un autre musée sera construit à Hane, face à la dune.

Fig.1.11 : Le musée de Vaipaee où se côtoient pièces archéologiques et

copies réalisées par les sculpteurs de l’île (cliché G.Molle)

Un tournant s’opère en 1981 lorsqu’un séminaire d’archéologie est organisé en collaboration avec M. Navarro, Directrice du Département Archéologique du Centre Polynésien des Sciences Humaines (CPSH) de Tahiti. Des représentants de plusieurs états du Pacifique, dont Fidji, Tonga, Vanuatu, Rapa Nui, affluent à Ua Huka. Les discussions qui animèrent les rencontres motivèrent la population locale à se réapproprier une part de son passé à travers la mise en valeur des objets anciens que la plupart des familles possédaient chez elles. Des

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objets exogènes offerts par les états parties vinrent également alimenter la collection du musée. Par la suite, beaucoup d’objets découverts lors des fouilles conduites par les équipes de CPSH et de Conte, furent également rendus à la commune et enrichirent le fonds archéologique. Parallèlement à la création du musée, plusieurs actions de formation au patrimoine furent menées, avec en particulier l’intervention sur place, en avril-mai 1984, d’une équipe dirigée par E. Vigneron de l’ORSTOM et placée sous l’égide de l’UNESCO (Vigneron 1984). Des responsables d’encadrement étaient également mis à disposition par le CPSH. Les travaux réalisés consistaient d’une part en une action de préservation des poteaux anthropomorphes en bois découverts par Linton sur le me’ae Matahemanu (aujourd’hui conservés au musée de Vaipaee), d’autre part en l’étude de deux abris funéraires à Hanaei (abri Te Tohepa) et Hanahouua (abri Te Ani). Enfin, une intervention fut réalisée en collaboration avec la population locale sur le site de Hane, une fois encore victime des aléas climatiques. Les crues de la rivière principale, provoquées par le cyclone de 1983, avaient arraché une grande partie du flanc ouest de la dune, un espace non impacté par les fouilles de Sinoto. Ces destructions naturelles involontaires mirent au jour de nombreux vestiges matériels ainsi que des ossements humains, augmentant l’étendue du site. Une mesure de protection de la dune, d’une valeur jugée historiquement importante, avait été instaurée par le Conseiller du Gouvernement en charge de l’équipement lors d’un déplacement sur zone le 7 mai 1983. La mission de 1984 fut donc chargée de mener une étude préalable et des travaux de protection, notamment par la mise en place de soutènements provisoires puis de gabions et murs de protection. A cette occasion, de nouvelles coupes stratigraphiques furent établies documentant ainsi un autre secteur du site. C’est de cette époque que datent les aménagements toujours visibles aujourd’hui sur le pourtour de la dune. Lors de la mission de 1984, l’équipe eut l’opportunité de visiter le site côtier de Haavei, au sud-ouest de l’île, et propriété du père de L. Lichtlé. Lors de l’implantation de la cocoteraie, plusieurs vestiges culturels étaient apparus en surface qui avaient, semble-t-il, été signalés à Sinoto dès 1964. Ce dernier serait même venu sur le site et aurait procédé à l’ouverture d’un sondage au nord-est de la dune45. L’équipe du Département Archéologie découvrit notamment une bordure de ke’etu appartenant à une structure plus grande désignée par les informateurs locaux comme un me’ae de pêcheurs. Cette construction offrait un relief assimilé à une image de langouste. La stratigraphie complexe observée dans un sondage rapidement ouvert justifiait une intervention plus longue. En 1986, une équipe du CPSH (bénéficiant d’un financement de la Kelton Foundation) composée des archéologues chiliens E. Edwards, C. Cristino et P. Vargas, ouvrit deux sondages. Les résultats ne furent jamais publiés, et seules les notes manuscrites des auteurs, rédigées en espagnol, nous sont parvenues. Toutefois, il n’est pas aisé d’en tirer des renseignements clairs. Plusieurs niveaux culturels et des objets associés, surtout des hameçons, furent mis en évidence. Le déplacement de 1986 fut aussi l’occasion de procéder à trois nouveaux sondages sur le site de Manihina, afin de compléter les informations obtenues par Sinoto et Kellum. Là encore, seule une synthèse manuscrite très générale est disponible, ainsi qu’une coupe stratigraphique.

45 Ce qui peut sembler étonnant dans la mesure où Sinoto ne fait nulle part mention d’une visite à Haavei dans le calendrier détaillé de 1964. Ce déplacement a pu avoir lieu au cours de la seconde session en 1965 ; aucun rapport n’ayant été publié à ce propos, nous ne disposons pas de ces données préliminaires.

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Par conséquent, la qualité des données nous limite dans nos interprétations des niveaux anthropiques. Signalons enfin la réalisation en 1985 d’un inventaire des pétroglyphes et reliefs sculptés par S. Millerstrom accompagnée de E. Edwards. Notons aussi que plusieurs pétroglyphes de Ua Huka furent moulés par F. Ollier. Il existe ainsi aujourd’hui des copies fidèles de ces représentations gravées, malheureusement fragiles et sujettes à une probable disparition. Certains de ses moulages sont désormais présentés au public dans un petit musée qui a ouvert ses portes en 2007, dans le village de Hokatu. Faisant suite aux interventions ponctuelles d’archéologues sur l’île dans les années 1980, l’idée d’un programme de recherches à long terme commençait à se dessiner. C’est donc en vue de cette possibilité qu’E. Conte, alors archéologue au Département Archéologie du CPSH, vint séjourner à Ua Huka en février 1991. Il lui fallait, entre autres, conduire une série de sondages préventifs sur une zone de la dune de Hane où Joseph Vaatete, propriétaire du terrain, souhaitait construire sa maison. A l’occasion de son passage, il fut sollicité par le Maire pour une intervention sur la dune de Manihina. En effet, la commune se trouvait dans l’obligation de prélever du sable à cet endroit à des fins de construction d’un lotissement. Sensibilisé au patrimoine de son île, L. Lichtlé ne souhaitait pas détruire des secteurs de la dune dont un potentiel archéologique, quoique limité, avait été mis en évidence par les travaux antérieurs de Sinoto et du CPSH. Cette session permit ainsi l’ouverture de nouveaux sondages ainsi qu’un décapage de la partie sommitale de la dune, livrant des vestiges de terrasses d’habitation auxquels était associé un riche matériel composé d’hameçons et de limes en corail. Parmi ces aménagements lithiques furent également mis au jour huit squelettes humains et quatre squelettes de cochons. Cette découverte suscita un grand intérêt, aussi fut-il décidé d’organiser rapidement une seconde session cette même année. Une équipe pluridisciplinaire réunissait un anthropologue physique, P. Sellier, ainsi qu’une anthracologue, S. Thiébault. La fouille des vestiges funéraires put donc se dérouler dans le souci d’obtenir des informations de qualité fournies par des spécialistes. Une troisième session eut lieu en 1993 à laquelle se joignirent P. Murail et M. Eddowes. Ces travaux de grande ampleur (il s’agissait à l’époque de l’une des fouilles les plus étendues réalisées aux Marquises) permirent de dégager plusieurs structures d’habitation liées à des aires d’activités artisanales (zones de combustion, atelier de fabrication de limes en corail), avec une séquence d’occupation comprise entre 1360 et 1600 A.D. (Conte 2002). Une mission fut de nouveau conduite en 1998, cette fois-ci uniquement intéressée aux sépultures (Sellier 1998). Dans une perspective d’approche ethnohistorique de ce lieu, l’aspect pluridisciplinaire trouva un prolongement dans la mission d’étude de la faune marine de la baie (Planes et al. 1995). De même, les restes ichtyologiques furent confiés à J. Desse. Malheureusement, aucun résultat n’a jamais été publié à ce sujet. En revanche, une étude de la faune malacologique fut menée à terme (Hammache-Goepp 1999) de même que l’analyse de la collection d’hameçons (Carlier 2002). L’importance de Ua Huka était donc une fois de plus soulignée par ces découvertes exceptionnelles. Afin de relier l’occupation ancienne de la dune à celle de l’intérieur des terres et de les comparer aux vallées voisines, des missions de prospections-inventaires furent conduites par E. Conte et ses étudiants de l’Université de Paris I entre 1997 et 2001 à Manihina, Hinitaihava et Hatuana (Conte et Poupinet 2002), Hokatu et Hanaei (Conte et al.

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2001) et Vaikivi (Maric et Noury 2002 ; Maric 2002). Des intérêts ethnoarchéologiques furent également poursuivis, fournissant notamment des données relatives au domaine de la pêche ancienne (Conte et al. 2001 ; Conte et Payri 2002, 2006 ; Carlier 2007). Soulignons enfin que P. Ottino eut l’opportunité d’étudier les sites des tohua Puaka et Tomitahuna de Vaipaee (Ottino 2007). Il avait auparavant produit une étude du me’ae Meiaute de Hane (Ottino 1999). Toutefois, si le corpus de données est très important, celles-ci n’ont été jusqu’ici que partiellement exploitées et publiées. Il s’agissait donc pour nous de reconsidérer l’ensemble de ces informations éparses afin d’en tirer le meilleur parti et de les intégrer à une synthèse globale.

3. Considérations méthodologiques sur notre étude

Toute étude archéologique implique au cours du processus d’acquisition des données, puis de leur analyse, un certain nombre de choix opérés par le chercheur. Ces choix dépendent tout autant de partis pris théoriques, de développements méthodologiques et/ou de contraintes liées aux travaux de terrain, qu’elles soient d’ordre financier ou de temps imparti à leur réalisation. L’une des idées qui guide en grande partie le développement de notre travail vient de ce que l’espace archéologique marquisien offre une distinction entre deux entités géographiques, les dunes côtières et les vallées. L’expérience acquise depuis près de 50 ans sur ces deux types de terrain montre qu’ils répondent à des problématiques chronologiques et historiques différentes, qu’il est possible d’aborder de manières diverses. Les éléments de réflexion qui sont ici proposés apportent une justification aux choix effectués pour notre étude.

a. Dichotomie et complémentarité des espaces marquisiens

Parmi les premières découvertes archéologiques d’importance, que ce soit aux Marquises ou ailleurs dans le Pacifique, certaines furent à n’en pas douter le fruit du hasard. L’habitat ancien de Ha’atuatua fut inopinément mis à jour suite à un tsunami qui balaya les dépôts sableux superficiels et révéla des vestiges en surface. A Hane, un événement de même nature permit à Sinoto et Kellum d’identifier des niveaux d’occupation enfouis. On peut dès lors supposer que ces sites majeurs auraient pu ne jamais être découverts sans un révélateur extérieur. En revanche, les monuments mégalithiques continuent d’être visibles, bien que souvent perdus dans la végétation foisonnante des vallées. Ces structures sont généralement connues des populations locales, habituées à rencontrer ces vestiges dans leurs cocoteraies et leurs jardins fa’a’apu, ou bien encore durant les parties de chasses au cochon à l’intérieur des terres. Ainsi, une première distinction, qui s’opère entre d’une part les sites côtiers, d’autre part les monuments de vallées, relève avant tout de phénomènes taphonomiques et des modes de préservation. Toutefois, au-delà d’un simple aspect conservatoire, l’opposition entre ces deux espaces marquisiens est bien plus large puisqu’elle traduit en réalité des occupations de nature et de profondeur chronologique distinctes. La dichotomie entre ces deux terrains implique par conséquent une réflexion et une méthodologie particulière.

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Les zones côtières marquisiennes ont toujours occupé une place à part dans la réflexion archéologique et historique. En redéfinissant la notion de rivage, Dening focalisait l’attention sur cet espace où s’opérait la rencontre entre les premiers Marquisiens et leur île puis, bien plus tard, entre les enata et les hao’e, ces étrangers européens qui y posent le pied en débarquant de leurs navires et s’approprient ainsi ces nouveaux territoires (Dening 1999). Dans notre perspective anthropologique, le rivage est avant tout une interface. Elle marque à la fois la séparation et l’unité entre le territoire de la vallée qu’occupe la tribu et l’espace maritime qu’elle exploite pour acquérir les ressources dont elle a besoin et pour voyager vers d’autres territoires, alliés ou ennemis. Bellwood (1979 : 317) introduisait la notion d’écotone dont les zones côtières représenteraient l’élément le plus basique entre terre et mer46. Le rôle d’interface suggère une séquence d’occupation plus ancienne. En effet, conformément au processus de peuplement dont il était question dans la première partie, les Polynésiens qui débarquèrent sur les îles s’installèrent sur les dunes ou à proximité immédiate. Les systèmes dunaires représentaient, parmi les niches disponibles, un lieu idéal leur fournissant simultanément et très facilement un accès aux vallées et à la mer, deux milieux dont ils tirent leur subsistance. Ils y vécurent sans doute pendant un certain temps compte tenu de la précarité de leur situation initiale. Par la suite, le déplacement des habitats à l’intérieur des terres, où se développent notamment les plantations horticoles, ne signifie pas nécessairement un abandon des espaces côtiers. Au contraire, les schémas de subsistance définis pour l’archipel indiquent une exploitation continue des ressources marines, avec souvent un resserrement de la zone utilisée autour des baies. Il s’agit donc d’espaces très dynamiques. En conséquence, il est fort probable que les dunes furent fréquentées durant toute l’histoire marquisienne, offrant ainsi une occupation potentiellement très longue, couvrant au mieux la chronologie complète depuis la période de colonisation jusqu’à la restructuration des villages sous influence européenne. Quand bien même ce ne serait pas le cas, les dunes, par leur nature géomorphologique particulière, témoigneraient aussi d’éventuelles segmentations de l’histoire. Car ce qui fait aussi l’intérêt des zones côtières, c’est la qualité des enregistrements stratigraphiques que l’ont peut y mettre au jour. Suggs (1961 : 16) soulignait l’excellente préservation des vestiges (habitats, artefacts et restes fauniques) dans les complexes dunaires de Nuku Hiva. Le drainage naturel du sol permet effectivement de les conserver dans un milieu sec, contrairement aux zones intérieures où les sols sont plus acides. Les phénomènes de recouvrement éolien sur les sites de plein air conduisent souvent à un ensablement rapide qui protège les restes archéologiques de détériorations extérieures. Bien entendu, il faut garder à l’esprit que ces sites sont également fragiles et donc soumis plus que d’autres aux contraintes écologiques, en particulier les évènements exceptionnels tels que les tsunamis ou les cyclones, dont la trace des passages est cependant visible dans le sol si l’on y prête attention (cet argument est en faveur d’une approche concertée avec des spécialistes de géomorphologie au moment de l’étude de terrain). De plus, les mouvements de sédiments induits par la dynamique physique des dunes (constructions éolienne ou marine, érosion, démantèlement

46 Le concept d’écotone est ici compris dans un sens différent de celui des sciences naturelles dont il est issu où il désigne une zone de transition écologique entre deux écosystèmes. Il s’agit ici d’appuyer la fonction d’interface entre deux zones écologiques mais aussi d’élargir le concept à la sphère anthropologique, en l’intégrant à l’anthroposystème de la vallée dont il était question plus haut. Soulignons d’ailleurs que le rôle d’interface a déjà été attribué aux habitats côtiers Lapita (Kirch 2000 : 106). Il s’applique particulièrement bien au cadre écologique et historique des îles hautes marquisiennes qui ne présentent pas de plaine côtière.

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etc.) doivent être pris en compte si l’on veut comprendre au mieux les relations stratigraphiques des niveaux. Par conséquent, les dunes constituent des espaces privilégiés pour des fouilles extensives. A l’inverse, les zones intérieures témoignent d’une histoire plus courte et plus récente. Il est encore difficile de fixer dans le temps les premières installations humaines dans les moyennes vallées, mais il est certain que la densification des structures d’habitat dans ces secteurs éloignées des côtes montre des mouvements de population qui sont d’une grande importance culturelle. L’étude de ces vestiges s’inscrit tout particulièrement dans l’analyse de l’organisation spatiale de l’habitat qui est au cœur des anthroposystèmes que l’on souhaite reconstituer. Plusieurs limitations nous empêchent de percevoir en détail le développement chronologique de ces zones intérieures, sur lesquelles nous reviendrons dans la troisième partie. Pourtant, deux types d’opération participent à leur compréhension. Les enregistrements de surface se font selon un mode assez conventionnel : prospection de chacune des vallées ou portions de territoire de l’île, inventaire individuel des structures archéologiques (relevés graphiques, photographiques, GPS). Si cela est possible, un ou plusieurs sondages sont ouverts sur des sites jugés intéressants, afin de mettre en évidence une stratigraphie et donc une séquence de construction, et de recueillir des éléments susceptibles d’être datés. Nous nous sommes longuement attardés sur la nécessité d’établir une séquence chrono-culturelle dans laquelle inscrire nos réflexions. C’est l’objectif principal de notre étude qui est développé dans la seconde partie. La combinaison des séquences longues obtenues sur les sites dunaires et des données obtenues dans les vallées permet de définir une série de marqueurs culturels qui divisent l’histoire de Ua Huka en plusieurs segments. Cette conception est en fait sous-jacente à la plupart des travaux archéologiques engagés sur l’île. Ainsi, nous disposions dès le départ d’une base de données très riche. Nous-mêmes avons souhaité poursuivre les efforts engagés en menant des missions de terrain, tant sur des sites dunaires qu’intérieurs. Trois séjours ont été organisés à Ua Huka en 2008 et 2009, cumulant près de huit mois de terrain. Il s’agissait de poursuivre et de terminer des programmes déjà entamés par nos prédécesseurs, mais aussi d’enrichir notre connaissance de l’île par de nouveaux travaux. Des inventaires ont été réalisés dans la vallée de Vainaonao et sur le site littoral de Hinipohue, et toute la côte orientale a été prospectée (Katoahu, Hanaei, Hanahouua et Toohapu). Des compléments ont été effectués à Hinitaihava ainsi que dans les zones marginales de Hane. Dans la mesure du possible, nous avons ouvert des sondages sur certaines structures. Nous avons aussi procédé à la fouille d’un secteur de la dune de Hatuana. Enfin, notre travail bénéficie grandement des résultats obtenus lors de la session dirigée par Conte en 2009 sur le site de Hane, une fouille de grande ampleur à laquelle nous avons activement participé tant sur le terrain que pour l’analyse stratigraphique. Les investigations réalisées dans le cadre de cette thèse ont fait l’objet de plusieurs rapports (Molle 2009a, 2009b, 2010a, 2010b, 2011), et certaines d’entre elles constituent le sujet d’une monographie à paraître (Conte et Molle, à paraître en 2012). La reconnaissance archéologique de Ua Huka est aujourd’hui bien établie et fournit la matière à notre étude (fig.1.12).

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Fig.1.12 : Synthèse cartographique des travaux réalisés à Ua Huka, par types d’opérations

b. Difficultés et limites d’une chronologie absolue La structure chronologique est un aspect essentiel de la séquence que l’on souhaite mettre

en place. Les travaux de Suggs à Nuku Hiva furent les premiers en Polynésie française à bénéficier des récents développements de la méthode radiocarbone mise au point par W. Libby quelques années plus tôt. Les résultats étaient fournis par deux laboratoires (The Lamont Laboratory et Isotopes Inc.). Les implications d’une chronologie absolue pour l’archipel eurent un effet retentissant dans l’élaboration des différents modèles de peuplement. Sinoto s’appuya grandement sur les datations à Ua Huka réalisées par le Dr. Kigoshi de l’Université de Gakushuin (GaK) de Tokyo. Par la suite, une seconde série de datations fut proposée par Gakushuin et le Washington State University Laboratory (WSU) qui modifiait la vision temporelle initiale (Sinoto 1970b). Les avancées techniques en matière de datation n’ont fait que s’intensifier depuis un demi-siècle. Ces progrès touchent non seulement aux méthodes de détermination elles-mêmes et donc à leur matériau d’étude, mais aussi aux calibrations dont les protocoles sont de plus en plus aboutis et adaptés à des contextes très régionaux. Si l’on ne peut que s’enthousiasmer pour de tels développements qui offrent aux archéologues la possibilité d’élargir leur échantillonnage à presque tous les types de matériau recueillis (charbon, os, coquillage, phytolithes, pollen, corail etc.), ceux-ci amènent aussi une constante incertitude face aux résultats antérieurs. C’est en partie pour cette raison que bon nombre de travaux ont consisté en une réappréciation des chronologies initiales (Spriggs et Anderson 1993 ; Wilmshurst et al.

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2010), voire à une réouverture des sites fouillés afin d’obtenir de nouveaux échantillons. Cette technicité de la recherche archéologique a cela de pervers qu’elle est susceptible à tout moment de remettre en cause ses étapes anciennes. A cet égard, Ua Huka fut au cœur des débats puisque Kirch, dans une sévère critique des résultats acquis par Sinoto, soulignait plusieurs problèmes quant aux dates fournies par Gakushuin (cf. chapitre 4). Deux difficultés majeures se posent lors de l’analyse, qui résultent à la fois du type de matériau daté, et du mode de calibration adopté. Le premier concerne ce qu’on appelle communément « l’effet de vieux bois ». En datant un charbon, on date l’âge du bois dont il est issu. Or, certains charbons sont produits à partir du cœur de l’arbre qui peut être considérablement plus âgé que les parties périphériques. Aussi, les espèces d’arbre à grande longévité introduisent des erreurs qui, à l’échelle temporelle de l’histoire humaine des Marquises, peuvent s’avérer préjudiciables (on emploie le terme anglo-saxon « inbuilt-age », cf. McFadgen 1982 ; Huebert et al. 2010). Il est devenu presque systématique de procéder, avant la datation elle-même de l’échantillon, à une identification botanique permettant de pré-sélectionner les fragments du bois les plus utiles et justifier ou non la pertinence d’un résultat (cf. Allen 2007). Plusieurs datations effectuées dans le cadre de notre travail ont fait l’objet d’une identification par R. Wallace et J. Huebert du Département d’Anthropologie de l’Université d’Auckland. Malheureusement, l’état des échantillons n’a pas toujours permis d’identifier les taxons concernés. Les contextes de prélèvement étaient néanmoins bien contrôlés (fours et structures de combustion en général) et on peut accorder de la valeur aux résultats obtenus. Le second problème concerne « l’effet réservoir », selon lequel l’intégration du carbone atmosphérique dans les eaux marines se fait plus lentement qu’en milieu terrestre. Les taux de carbone des eaux océaniques sont globalement plus vieux que ceux de l’atmosphère, et varient très fortement d’une région à l’autre en fonction des remontées de courants profonds. Cet effet est particulièrement délicat dans l’aire Pacifique où les populations humaines ont toujours vécu d’un régime en majorité d’origine marine. Les datations réalisées sur les ossements humains, les coquillages, les restes de poissons et d’oiseaux marins doivent donc être corrigées. Pour cela, nous avons recours à une courbe de calibration marine [Marine09] intégrant des valeurs de correction régionales ∆R (Stuiver et al. 1998). Cette valeur est fixée à 45 ±48 ans pour les Marquises (Petchey et al. 2009). La courbe de calibration marine est utilisée conjointement avec la courbe terrestre pour les ossements humains dont la signature est mixte. En revanche, deux courbes terrestres sont applicables aux Marquises, SHCal (McCormac et al. 2004) et IntCal. Au vu des développements les plus récents, cette dernière serait plus appropriée dans le contexte marquisien qui se trouve être dans la zone de convergence Sud Pacifique. Les corrections proposées par la courbe SHCal sont établies par dendrologie sur des arbres de Nouvelle-Zélande, Australie et Chili, c’est-à-dire des régions aux conditions atmosphériques différentes de l’archipel des Marquises47. Ces quelques remarques techniques ne sont ici mentionnées que pour justifier nos choix de protocoles dans l’analyse des datations. Toutes ont été réalisées par le laboratoire de Waikato (sauf pour le site de Hane où certains échantillons ont été envoyés à Beta Analytic pour comparaisons). Les dates effectuées dans le cadre de notre travail ont presque toujours été faites en AMS. La courbe de calibration terrestre utilisée est IntCal09, et pour les squelettes la

47 Fiona Petchey, communication personnelle, août 2010.

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courbe mixte IntCal09/marine09, avec la valeur ∆R de 45 ±48. Les calibrations ont été effectuées à l’aide du programme OxCal v.4.1 (Bronk Ramsey 2009) sauf pour les ossements humains calibrés sur Calib Rev 6.0.1 (Stuiver et Reimer 1993).

c. Contraintes d’un programme pluridisciplinaire

Le projet d’envergure initié à Ua Huka se propose d’envisager l’histoire de l’île comme un anthroposystème évoluant dans la durée. Les relations entre les communautés et leur environnement sont donc essentielles à documenter. Pour cela, les méthodes archéologiques consistent principalement en l’analyse des restes osseux recueillis lors des fouilles ou des sondages, qu’il s’agisse de poissons, d’oiseaux, de mammifères ou de restes coquilliers. De grandes quantités de matériel fauniques ont ainsi été exhumées de plusieurs sites de Ua Huka, tant par nos prédécesseurs qu’à l’occasion de nos propres travaux dont il était question plus haut. Néanmoins, de telles analyses supposent une technicité et une spécialisation que les archéologues seuls (dont nous-même) ne peuvent assurer. C’est la raison pour laquelle ce programme de recherche s’appuie sur de multiples collaborations pluridisciplinaires avec des collègues français et anglo-saxons. Citons pour exemple le cas de J. Desse et N. Desse-Berset en charge de l’analyse de l’ichtyofaune. Une telle approche ne peut être que profitable, comme l’ont bien montré les travaux conduits dans le Pacifique par les équipes américaines, australiennes ou néo-zélandaises, pour qui l’aspect pluridisciplinaire est essentiel. Cependant, il faut bien comprendre que des analyses de ce genre nécessitent beaucoup de temps (constitution de collections de référence, analyses et mesures en laboratoire, synthèse), si bien qu’à l’heure actuelle, nous ne disposons pas encore de tous les résultats, en particulier ceux sur la faune marine qui constitue un axe prioritaire. Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure de fournir, dans le cadre du présent travail, un développement en profondeur sur ces dimensions pourtant très importantes. En raison de ces contraintes pratiques, notre étude fut pensée dès le départ, non pas comme une finalité, mais plutôt comme une première étape de ce programme. L’objectif principal était de fournir un cadre chrono-culturel de l’histoire de l’île dans lequel nous serons à même, par la suite, d’intégrer les résultats des multiples analyses paléoenvironnementales. Notre réflexion sur l’anthroposystème marquisien porte donc essentiellement sur l’aspect social, et en moindre terme sur l’aspect écologique. Elle est néanmoins fondamentale vis-à-vis de notre discipline appartenant en premier lieu aux sciences humaines. Avant d’en développer les tenants et les aboutissants, il nous reste à présenter le cadre environnemental de l’étude.

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CHAPITRE III : CADRE ENVIRONNEMENTAL DE L ’ETUDE

1. L’archipel des Marquises : caractères environnementaux généraux L’archipel des Marquises constitue l’un des cinq ensembles géographiques qui composent avec les îles de la Société, les Tuamotu, les Gambier et les Australes, le territoire de la Polynésie française (fig.1.13). Situé à 1100 km au nord-est de Tahiti et de sa capitale administrative Papeete, à environ 5000 km des côtes de l’Amérique centrale et 6500 km du nord-ouest de l’Australie, le groupe des Marquises est une chaîne d’îles parmi les plus isolées du Pacifique. Elles totalisent une superficie de 1050 km², entre 138°20’ et 140°40’ de longitude ouest et 7°50’ et 10°35’ de latitude sud.

Fig.1.13 : Carte de la Polynésie française

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L’archipel regroupe huit îles principales : Eiao, Nuku Hiva, Ua Huka, Ua Pou, Hiva Oa, Tahuata, Motane (Mohotani) et Fatu Hiva, auxquelles s’ajoutent des îlots secondaires : Hatutaa, Motu Iti (Hatuiti), Fatu’uku et le Rocher Thomasset (Motu Nao). Notons aussi l’existence de trois bancs de sable ou hauts-fonds : Motu One, Clark et Lawson (fig.1.14). De manière générale, on sépare souvent ces îles en deux groupes nord et sud48. Toutefois, les données bathymétriques modernes, qui traduisent la chronologie de formation des édifices volcaniques, tendraient à regrouper Nuku Hiva, Ua Huka, Ua Pou ainsi que Motane et le banc Lawson en un ensemble central, Eiao et Hatutaa formant alors le groupe nord.

Fig.1.14 : Carte de l’archipel des Marquises

L’alignement des Marquises s’inscrit dans un rectangle de 520 km de long et 200 km de large, dans une direction N140°E ±5°, soit un alignement différent d’autres chaînes telles que la Société ou Hawaii. Les îles constituent le sommet de grands strato-volcans s’élevant à plus de 4000 m au-dessus d’une croûte océanique paléocène. Des études géologiques ont contribué à 48 Cette distinction n’est pas que géographique mais aussi culturelle et linguistique. En effet, on différencie souvent les langues du groupe nord de celles du groupe sud. Ainsi, on emploiera par exemple les termes : fenua / henua (pays), ‘enata / ‘enana (hommes), haka / hana (baie), aki / ani (ciel). Cependant, la réalité linguistique montre des emprunts fréquents à l’un ou l’autre ensemble, si bien que la distinction est plus complexe (Thomas 1986 : 7).

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l’élaboration d’un modèle de point chaud marquisien qui reste supposé. Rappelons que le terme de « hot-spot » ou « point chaud » définit la remontée en surface d’une colonne de magma basaltique, également appelée panache mantélique, provenant de la lithosphère. Par les mouvements des plaques, les points chauds conduisent à la formation des alignements volcaniques (Diraison et al. 1991). Aux Marquises, on distingue nettement des phases successives d’édification volcanique et d’importance égale, traduisant une alimentation magmatique plutôt constante dans le temps. Se basant sur un modèle de point chaud intégrant une progression linéaire de 11,1 cm/an, plusieurs auteurs (Vidal et al. 1987 ; Brousse et al. 1990) considèrent que la construction sous-marine des volcans marquisiens aurait débuté à l’extrémité nord occidentale de l’alignement vers 8 Ma et se serait poursuivie durant 4 Ma jusqu’à la formation d’un bourrelet sous-marin au sud-est de Fatu Hiva. La phase d’activité dite aérienne est quant à elle relativement longue, s’étalant jusque 1 Ma. Dans le cas de certaines îles comme Ua Huka, se sont produites des reprises récentes d’activité, conduisant à l’édification de volcans internes. L’histoire géologique de l’archipel explique ainsi les paysages qu’il offre aujourd’hui. Les sommets culminent à 1276 m à Hiva Oa, 1227 m à Nuku Hiva, 1203 m à Ua Pou, 1125 m à Fatu Hiva, et 1050 m à Tahuata. L’érosion par le vent et la pluie a creusé dans les flancs des montagnes de profondes vallées dont les lits de rivière rejoignent des baies bordées de plages de galets ou de sable blanc. Ce schéma géologique implique des formations pétrographiques particulières, dont la variabilité est reconnue (Brousse 1978 ; Liotard et al. 1986, 1990). Les roches qui composent les édifices marquisiens sont dominées par un basalte à olivine (basanites, basaltes transitionnels, tholéiites à olivine) bien que d’autres types de laves évoluées soient représentés en quantité variable comme les trachytes et phonolites. Ua Pou constitue un cas particulier puisqu’on estime que 65 % de sa surface est constitué de phonolites, souvent désignée comme la « pierre fleurie », produits par des mécanismes de cristallisation récents (Legendre et al. 2005). Les roches magmatiques se formant suite au refroidissement des laves de surface, le contexte volcanologique participe à une grande variabilité de ce qu’on peut appeler les « volumes naturels », c’est-à-dire d’un point de vue archéologique, les sources de matériaux lithiques potentiellement utilisables par l’homme. Ces volumes peuvent être classées en plusieurs catégories : coulées de lave fluide ou visqueuses (dont sont issus les pitons de phonolites de Ua Pou), blocs ou galets remaniés par les cours d’eau, et produits de prismation (Hermann 2009 : 17). Lorsque des laves intrusives sont injectées dans les diaclases ou cassures des roches se forment des filons de dykes. Ce paysage géologique est très commun aux Marquises. Il est assez fréquent de qualifier les îles marquisiennes d’îles hautes au sens strict du terme, soit des îles volcaniques proches de points chauds qui ne sont pas entourées de récifs coralliens, contrairement aux îles mixtes (Iles Sous-le-Vent) ou bien encore aux atolls des Tuamotu. Bon nombre d’hypothèses ont été avancées pour expliquer l’absence de développement corallien dans l’archipel (cf. Planes et al. 1995) : action des forces hydrodynamiques, par laquelle la forte houle perturbe la fixation des larves de coraux ; apports terrigènes par les rivières dus à l’érosion qui contribuent à une turbidité de l’eau gênant le développement des coraux ; compétition biologique qui profiterait aux organismes planctoniques à croissance rapide plutôt qu’aux coraux dont la croissance est plus lente.

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Il importe de préciser que les îles marquisiennes sont entourées d’une banquette sous-marine à 80-90 m de profondeur. Considérant qu’à la fin de la dernière glaciation il y 18000 ans, le niveau océanique mondial était environ à 100 m sous le niveau actuel, cette plate-forme carbonatée affleurant alors à la surface constituait un récif barrière corallien. Il semble aujourd’hui avéré que lors de la déglaciation, d’immenses quantités d’eau libérées des glaciers chiliens ont provoqué un refroidissement significatif des eaux du courant de Humboldt qui, en atteignant les Marquises, ont tué rapidement les coraux constructeurs. Ce modèle est d’ailleurs confirmé par les données paléoclimatologiques (CLIMAP 1976). Les édifices coralliens n’ont repris leur formation qu’à partir de 12000 ans lorsque les conditions thermiques sont redevenues favorables. Toutefois un endo-upwelling géothermique a persisté au sein du récif ennoyé. Ce phénomène qui décrit le fonctionnement des atolls et des récifs tropicaux est un processus de remontée d’eau océanique profonde sous l’action d’un flux géothermique du soubassement. Ces eaux chargées en sels nutritifs dissous ressortent par le socle poreux au niveau des couronnes récifales et participent à la production d’écosystèmes coralliens en assurant un apport constant de nutriants. Suite au choc thermique décrit ci-dessus, ces nutriants débouchant sur un récif mort ont, en remplacement des algues zooxanthelles qui accueillaient les madréporaires, contribué à la croissance du phytoplancton, ce qui explique également la présence d’ « eaux vertes » autour des îles. Le développement d’une biocénose pélagique s’est donc faite au détriment de l’écosystème corallien (cf. Rougerie et al. 1992 pour une description du modèle). S’il est vrai que les formations coralliennes sont aujourd’hui rares et faiblement étendues, elles n’en restent pas moins présentes comme l’ont montré plusieurs missions scientifiques (Chevalier 1978 ; Wauthy et al. 1988). Deux constructions récifales d’importance ont été découvertes, l’une autour de Motu Nao, l’autre attenant à l’îlot de sable Motu One où l’on peut d’ailleurs observer du beach-rock (grès de plage formé par la cimentation rapide de débris coralliens). Des prospections sous-marines conduites dans les baies de plusieurs îles ont confirmé l’existence d’une faune corallienne en peuplements plus ou moins dispersés. C’est notamment le cas dans la baie d’Anaho à Nuku Hiva qui offre un récif frangeant remarquable. Bien que 25 espèces aient été reconnues (Millepora platyphylla la plus commune, Pocillopora elegans et Porites lobata), la faune reste pauvre et fragile. Néanmoins, l’existence de formations coralliennes éparses est aujourd’hui attestée, impliquant pour les anciens Marquisiens l’acquisition possible d’un matériau qui fut, comme nous le verrons, utilisé au cours de leur histoire. La faune marine des Marquises est désormais bien connue, mais elle reste très réduite en comparaison avec les autres archipels polynésiens. De manière générale, les différents groupes d’invertébrés et de vertébrés marins indiquent une richesse spécifique plus faible et un taux d’endémisme plus fort pour l’archipel (Salvat et al. 1993). Ainsi, 357 espèces de poissons ont été recensées aux Marquises alors qu’il en existe plus de 800 en Polynésie (cf. Plessis et Maugé 1978 ; Randall et Earle 2000). De même, seules 250 espèces de mollusques ont été répertoriées dans l’archipel contre 700 aux îles de la Société. L’explication la plus commune à cette faible variété est celle de l’isolement océanographique, couplé aux données de courantologie selon lesquelles le contre-courant des Marquises forme un obstacle aux échanges avec les autres régions et limite de fait les migrations d’espèces. Certains auteurs parlent même d’une véritable barrière génétique (Planes 1993 cité in Planes et al. 1995 : 14 ).

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Le climat des Marquises offre des températures moyennes supérieures à 25°C, donc assez élevées. La pluviométrie annuelle est comprise entre 700 et 1400 mm. Contrairement aux archipels voisins pour lesquels le début d’année est toujours le plus pluvieux, c’est ici au mois de juin que survient le maximum de précipitations. Toutefois, il n’est pas rare que des déficits pluviométriques adviennent pendant plusieurs mois, entraînant des périodes de sécheresse aux graves conséquences sur le couvert végétal et indirectement sur les populations humaines et animales. Le climat marquisien peut donc être défini comme tropical humide (Cauchard et Inchauspe 1978). Les saisons sont à peine marquées et la distinction n’est pas aisée entre la saison chaude et pluvieuse de janvier à juin, et la saison fraîche et sèche de juillet à décembre. Les alizés venant d’est sont permanents, assez rapides en saison fraîche (30 à 40 km/h), modérés en saison chaude (15 à 25 km/h). Les versants exposés à l’ouest sont beaucoup moins ventilés. Ce régime de vent favorise l’aridité des terrains. Les facteurs climatologiques associés à la diversité géomorphologique des paysages contribuent à la caractérisation de la flore marquisienne qui possède le taux d’endémisme le plus élevé du territoire de la Polynésie française, avec un taux de 57% soit 182 espèces endémiques sur un total de 321 espèces indigènes (Florence 2003 ; Butaud et al. 2008 : 40). Trois genres endémiques sont connus aux Marquises, deux dans les Dicotylédones (Lebronnecia kokioides, genre monotypique et Plakothira avec trois espèces) et un genre de Mocotylédones, le palmier Pelagodoxa henryanum (Florence 1997 : 11). Nuku Hiva et Hiva Oa, les plus grandes îles du groupe, sont aussi les plus riches avec respectivement 37 et 22 espèces endémiques. A l’opposé, Eiao n’en possède qu’une seule pour un total de 44 espèces indigènes. Cette différence s’explique par le surpâturage entraînant une érosion accrue et une dégradation du couvert végétal. La flore secondaire s’est constituée en deux temps, d’abord avec l’arrivée des Polynésiens (73 espèces introduites), puis des Européens (553 espèces introduites). L’anthropisation des paysages a eu pour conséquence un changement brutal dans la composition floristique du fait de modifications directes ou indirectes du milieu naturel. On recense aujourd’hui 987 espèces végétales aux Marquises alors que la Polynésie française en compte 2691. La végétation marquisienne suit un schéma d’étagement semblable aux autres îles polynésiennes (Hallé 1978 ; Florence et Lorence 1997) avec des biotopes dépendant de la pluviométrie et de l’altitude. On distingue (d’après Meyer 2006) :

- la végétation littorale basse ; - les forêts para-littorales (jusqu’à 200-300 m), dominées par Pisonia grandis et

Thespesia populnea, ainsi que Casuarina equisetifolia sur les crêtes exposées au vent ; - les forêts semi-sèches (semi-xérophiles) à mésophiles, de basse et moyenne altitude

avec des arbres indigènes comme Ficus Prolixa, Sapindus saponaria ; - les forêts humides (hygrophiles) des vallées et pentes de moyenne altitude dominées

par Hibiscus tiliaceus, la fougère Angiopteris evecta, ou encore des zones denses de Pandanus tectorius ;

- les forêts humides d’altitude (forêts de nuages) au-delà de 700-800 m avec notamment la fougère arborescente Cyathea affinis, ou les arbustes endémiques Psychotria spp. ;

- les maquis sommitaux au-delà de 1000 m dominés par l’arbre Metrosideros collina. L’existence de micro-climats crées par les reliefs montagneux a certainement contribué à une grande diversité des types forestiers.

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La faune terrestre est assez limitée, sans amphibien ni mammifère. Toutefois les expéditions de la Pacific Entomological Survey en 1929-1939 avaient mis en évidence une grande diversité et richesse de l’entomofaune aux Marquises, celle-ci étant composée de 52 genres endémiques et plusieurs centaines d’espèces endémiques. Depuis ces travaux, les inventaires n’ont pas été mis à jour, cependant, certains groupes d’insectes ont été récemment étudiés et de nouvelles missions dont les résultats n’ont pas encore été publiés ont permis la découverte de nouvelles espèces de charançons, de demoiselles, de simulies et d’araignées (cf. Meyer 2006 : 5 pour une revue des travaux). Hormis quelques reptiles, ce sont surtout les oiseaux qui sont représentés (Holyoak et Thibault 1984). L’archipel compte dix espèces d’oiseaux terrestres endémiques dont trois communes : la salangane (Collocalia ocista), le ptilope (Ptilinopus dupetithouarsii) et la rousserolle des Marquises (Acrocephalus caffer). D’autre part, 28 espèces d’oiseaux marins indigènes ont été répertoriées, notamment dans les grandes colonies des îlots proches d’îles hautes ou des petites îles inhabitées. Enfin, on recense six espèces d’oiseaux migrateurs indigènes. D’autres espèces de migrateurs viennent d’Amérique du Nord ou de Nouvelle-Zélande. Si l’archipel des Marquises peut ainsi être qualifié d’un point de vue environnemental, il n’en reste pas moins que chaque île développe ses propres physionomies. La connaissance du milieu naturel étant indispensable à toute étude archéologique, nous présenterons ci-après les caractéristiques écologiques de l’île de Ua Huka.

2. L’’île de Ua Huka : géographie et écologie. L’île de Ua Huka est située par 8°56’ de latitude sud et 139°32’ de longitude ouest. Elle est isolée à 43 km à l’est de Nuku Hiva et 65 km au nord-est de Ua Pou. Avec 14 km de long et 8 km de large, sa surface terrestre avoisine les 83 km2.

a. Les étapes de la formation géologique et pétrographique La séquence géochronologique de Ua Huka est aujourd’hui bien établie grâce notamment à plusieurs séries de datations sur des échantillons de roches (Duncan et McDougall 1974 ; Brousse et al. 1990). Ces prélèvements ont tous fait l’objet de datations par la méthode potassium - argon 40K-40Ar et ont permis d’inscrire dans le temps les phases de formation géologique. Celle-ci s’est déroulée en plusieurs étapes (fig.1.15) dont la première a débuté il y a 3,24 Ma avec l’édification d’un volcan principal d’un diamètre de 8 km, qui s’est poursuivie jusque 2,42 Ma. Cette activité aérienne se caractérise par l’émission de tholéiites à olivine, de basaltes alcalins, de basanites, de hawaiites et de trachyphonolites qui composent le bouclier (Ielsch et al. 1998). Sous l’effet de glissements gravitaires, la partie méridionale du volcan s’effondre progressivement dans la mer, ne laissant en surface qu’une caldeira de forme hémicirculaire que l’on qualifie généralement de croissant ouvert au sud (Clément et al. 2002). Par la suite, un second événement d’importance, qu’on situe vers 2,4 Ma, conduit à la croissance d’un deuxième volcan de plus petite taille (2,5 km de diamètre) à l’intérieur même de la caldeira principale mais excentré vers le sud-est. Les deux structures emboîtées définissent alors le plateau de Vaikivi au centre de l’île, et le secteur volcanique secondaire

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comprenant les vallées de Hane et Hokatu. Après une pause de près de 1,2 Ma, l’activité reprend avec l’édification du volcan de type hawaiien Teepoepo (1,15 à 0,96 Ma), puis du volcan Tahoatikikau (0,82 à 0,76 Ma) dans la partie sud-ouest de l’île, dans la vallée de Vaipaee.

Fig.1.15 : Les étapes de la formation géologique de Ua Huka

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Ce schéma évolutif induit par conséquent une physionomie particulière. Les planèzes des côtes ouest et nord ont une pente assez faible qui monte progressivement sur le bouclier externe du volcan principal. En revanche, la plupart des vallées de la côte sud sont fermées par la partie interne de la ride centrale aux parois très abruptes formant de véritables falaises, comme c’est le cas au fond des vallées de Hane et Hokatu. Ces deux dernières sont toutes deux creusées dans un amphithéâtre naturel offrant l’impression de vallées très ouvertes et larges, au contraire de Vaipaee quant à elle plus longue et étroite. Elle était d’ailleurs définie comme une vallée-canyon49 par Decker (1970). Vaipaee est la plus grande vallée de l’île avec environ 8 km de longueur. Dans la partie haute, l’altitude augmente progressivement à 300 m pour passer rapidement entre 600 et 850 m sur les pentes des crêtes avoisinantes, formant ce qu’on appelle communément le plateau de Vaikivi. Le reste de la côte sud est occupée par de petites vallées intermédiaires : Vainaonao, Vaiumete, Manihina, Hiniaehi, Hinitaihava. A l’ouest de Vaipaee et séparée par le volcan Teepoepo, se trouve la grande vallée de Haavei, et à la pointe sud-ouest de l’île, la baie de Hatuana (fig.1.16). Tout le littoral méridional présente des falaises hautes plongeant directement dans la mer, hormis aux embouchures des rivières qui offrent cinq baies ensablées de sable blanc ou noir. La côte orientale quant à elle, est occupée par quatre vallées principales, du nord au sud : Katoahu, Hanaei, Hanahouua et Toohapu, auxquelles s’ajoute la petite vallée de Hanatete. De la pointe de Tetutu jusque Katoahu, l’ensemble de la côte nord est creusée de petites vallées, mais le secteur reste désigné comme « Terre Déserte » en raison de son aspect très aride et sec induit par les vents, mais aussi par le phénomène de surpâturage (Delerue 2003). Cette assertion reste cependant à nuancer, au vu de l’aspect que la côte nord offre aujourd’hui, avec des vallées qui semblent assez bien couvertes50. Le point culminant est le sommet Hitikau à 884 m au-dessus de la vallée de Hane sur la ligne de crête de la caldeira, suivis des monts Teanaonamaui (709 m), Mahaki (649 m), Namana Vaho (542 m), Namana Oto (532 m) et Moukatapu (289 m). Une douzaine d’îlots ou motu sont dispersés autour de Ua Huka, principalement sur les côtes nord, ouest et sud. Ils sont réputés pour accueillir des colonies aviaires et des espèces végétales endémiques, constituant ainsi des conservatoires naturels. Une singularité géologique est à noter sur la face est de la crête séparant Hane et Hinitaihava. En effet, quelques personnes de l’île qui en connaissaient l’existence nous ont parlé d’une « grotte de sel » que nous avons eu l’occasion de visiter. Il s’agit en fait d’un petit abri-sous-roche au plafond duquel sont visibles des efflorescences salines, peut-être d’origine marine (par ruissellement des embruns dans les fissures et cristallisation des sels dissous), mais plus probablement d’origine interne par une altération des roches volcaniques qui libèrent des sels transportés par l’eau de pluie circulant dans les fissures51. Il semble que le sel était récolté dans cet abri aux temps anciens et encore jusqu’au début du XXe siècle52.

49 Une vallée-canyon est caractérisée par une longueur axiale au moins sept fois supérieure à sa largeur moyenne (Decker 1970 : 13) 50 Comme nous avons pu le constater lors d’une traversée des vallées de Hanaeo et Haateava au nord-est en avril 2009. J-F. Butaud confirme également cette impression suite à un déplacement à Terre déserte effectué en octobre 2009. 51 S. Etienne, communication personnelle, septembre 2010. 52 J. Vaatete, communication personnelle, février 2009.

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Fig.1.16 : Carte de Ua Huka (Molle 2010)

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On observe plusieurs protusions différenciées (trachytes et phonolites) sur l’île, notamment à Vaikivi, où des filons de ke’etu ont également été repérés (Butaud et Jacq 2010 : 84). Ce tuf volcanique de couleur rouge est un matériau assez tendre à travailler, ce qui justifiait son emploi aux temps anciens pour la sculpture en relief ou en ronde-bosse des tiki. Des dalles de ke’etu étaient très souvent employées dans la construction de paepae d’importance, comme les me’ae ou les maisons des prêtres ou des chefs (Linton 1925b : 9). Kellum-Ottino mentionnait un autre site d’approvisionnement en tuf à Hane, au fond de la vallée (1971 : 43). Il n’y a jamais eu d’étude pédologique sur Ua Huka, à l’exception d’un travail mené par Poupinet en 1997 reposant sur un ensemble d’observations géomorphologiques, limitées aux secteurs de Manihina et Hinitaihava. Les analyses des roches n’ont cependant jamais abouti, si bien que les résultats escomptés relatifs à une reconstitution des paysages anciens n’ont jamais pu être proposés (Conte et Poupinet 2002 : 11-27).

b. Climatologie

Concernant la climatologie de Ua Huka, les données sont fragmentaires et ne couvrent qu’un courte période récente. En effet, une station de mesure pluviométrique avait été installée dans la vallée de Vaipaee en 1961, qui a permis d’enregistrer les données jusqu’en 1975. Par la suite, c’est l’aéroport territorial qui gérait l’acquisition des données, mais celles-ci furent détruites au milieu des années 1980. Les informations que nous présentons ici sont toutes issues de deux articles de référence (Cauchard et Inschauspe 1978 ; Pasturel 1993) ainsi que d’une synthèse récente (Laurent et al. 2004). Etant donné qu’elles sont fournies par la station de Vaipaee, il est certain qu’elles ne reflètent pas la situation climatique de l’ensemble des milieux rencontrés sur Ua Huka et sont par conséquent à nuancer en fonction des secteurs géographiques de l’île. La température moyenne assez élevée est de 25°C, avec des variations d’amplitude assez faibles. La différence entre les températures diurnes et nocturnes est comprise entre 8° et 10°C. Sur la base de ces données, on constate que les saisons sont peu marquées. En revanche, le cycle saisonnier est mieux perceptible par le régime des précipitations. Ua Huka se situerait dans la classe 2-3 pour un total annuel de précipitations (Pca) entre 680 et 800 mm. Cette classe pluviométrique reste donc modérée et permet de distinguer une saison chaude et humide qui s’étale du mois de janvier au mois d’août, et la saison fraîche de septembre à décembre. Selon les années, ce taux peut varier entre 600 et 1400 mm. Le dernier record de précipitation a été constaté à Vaipaee en 1992 avec une hauteur annuelle de 3211 mm, alors que la plus faible remonte à 1975 avec 233 mm. Cependant, il n’est pas rare que de longues périodes de sécheresse surviennent sur l’île, comme ce fut notamment le cas lors de nos passages en 2008 et 2009. Des témoignages nous font part d’une sécheresse très importante au début des années 1900 qui tarit la rivière de Vaipaee, entraînant une forte mortalité des populations de cochons et de chiens. Celle qui dura de 1918 à 1928 aurait peut-être même pu provoquer le déclin démographique observé en 1929, selon Adamson (1936). Il y a très peu de cours d’eau sur l’île, qui ne sont pas, pour la plupart, permanents. Seul Hane et Vaipaee possèdent des rivières importantes. Le plateau de Vaikivi est l’unique secteur agissant comme un réservoir d’eau, en captant les précipitations et en les redistribuant aux autres vallées par des réseaux hydrographiques secondaires.

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Fig.1.17 : Paysages de Ua Huka

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L’humidité atmosphérique varie entre 60 et 90%. La zone de condensation qui intervient entre 600 et 800 m couvre les sommets de l’île ce qui implique des conditions météorologiques différentes au niveau de la caldeira centrale et des versants alentour. De fait, on peut considérer un climat tropical humide dans les zones intérieures, et tropical aride dans les secteurs sud et sud-ouest de l’île, ainsi que la terre déserte au nord. L’existence de microclimats ou topo-climats est ainsi avérée. Le régime des vents est essentiellement de secteur est, plutôt E-SE durant la saison fraîche et E-NE durant la saison chaude. Les côtes et les versants exposés à l’est sont de ce fait bien ventilés, contrairement à la façade nord-ouest sur terre déserte. La houle est soumise aux même conditions de secteur est. Ces conditions ont sans doute influé sur les circuits de navigation puisque, de la sorte, il est plus aisé de rejoindre Ua Huka depuis le sud-est et Hiva Oa, ce qui peut expliquer les relations privilégiées entretenues par les deux îles aux temps anciens. Comme les autres îles de Polynésie française, Ua Huka doit parfois faire face à des risques naturels (cyclones, inondation, glissements de terrain, tsunamis) qui peuvent survenir en raison de conditions climatiques ou d’évènements extrêmes. Les cyclones sont assez rares aux Marquises mais peuvent néanmoins avoir un impact fort, à l’image du cyclone Nano en 1983 qui provoqua des inondations de fortes ampleurs, drainant de grandes quantités de matériaux rocheux. C’est lors de cet épisode extrême que les baies de la côte orientale furent recouvertes. De plus, le type même de formation géologique, à savoir des îles hautes sans récif barrière, avec des pentes relativement douces des fonds sous-marins constituent deux facteurs importants qui favorisent les phénomènes de tsunamis (cf. collectif BRGM 2006). Historiquement, c’est d’ailleurs aux Marquises que les tsunamis les plus destructeurs ont été enregistrés et l’on estime que trois à quatre évènements majeurs peuvent survenir en un siècle. Ainsi le séisme du Chili en 1837 provoqua un tsunami qui balaya le littoral de Hane et submergea la basse vallée de Vaipaee contraignant la population à s’établir plus loin à l’intérieur des terres. En 1946, suite au séisme des Aléoutiennes, une vague atteignit l’église de Vaipaee, soit un run-up (altitude maximale atteinte par la vague) de près de 10 m. Enfin, en 1960, un tsunami déposa d’énormes quantités de sable jusqu’à 80 m à l’intérieur des terres, notamment à Hane. Ce genre d’évènements constitue donc un risque majeur pour les habitats côtiers, et si le phénomène n’est décrit que pour les deux derniers siècles, il n’en reste pas moins valable pour les périodes antérieures, devenant de fait un facteur naturel qu’il est nécessaire de prendre en compte dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les installations humaines anciennes.

c. Esquisse de la végétation actuelle

A défaut d’une synthèse complète de la flore de Ua Huka, plusieurs missions

botaniques ont été conduites ces dernières années sous l’égide de la Direction de l’Environnement et de la Délégation à la Recherche (Meyer 1996 ; 2000 ; 2004 ; 2005 ; Butaud 2009a ; 2009b ; Butaud et Jacq 2010). On peut donc considérer que la végétation est très bien connue. On estime que 165 taxons composent la flore indigène pour un taux d’endémisme de 38%. Parmi ces endémiques, dix sont propres à Ua Huka, qu’on trouve aux alentours de Hitikau et

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sur les falaises au fond des vallées de Hane et Hokatu. En raison des difficultés d’accès à certains sommets abrupts, on peut supposer que d’autres espèces endémiques restent à découvrir, comme l’ont prouvé des missions botaniques récentes au cours desquelles trois espèces nouvelles pour la science et strictement endémiques de l’île ont été décrites (Hedyotis sp.nov., Ixora sp.nov., Psychotria sp.nov.). Récemment, plusieurs sites d’intérêt floristique ont été proposés pour des classements et des mesures de protection, en particulier dans le cadre du projet de classement des Marquises au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Notons d’ailleurs que Ua Huka possède l’un des deux sites de Polynésie française définis comme aire naturelle protégée. En effet, le domaine de Vaikivi fut classé en 1997 pour son rôle dans le maintien de la ressource en eau et de la biodiversité. Il est divisé en un parc territorial en dessous de 500 m d’altitude, et en une réserve intégrale au-dessus des 500 m (Butaud et Jacq 2010). Butaud et Meyer ajoutent au domaine de 240 ha les sommets de Hitikau, les vallées de la côte est et l’ensemble des îlots de Ua Huka à la liste des sites d’intérêt. Ceux-ci présentent plusieurs espèces endémiques telles que Sesbania coccinea, formations végétales ayant disparu de l’île mais préservées sur les motu Hemeni et Tekohai de par l’absence d’herbivores, de plantes envahissantes et de dégradation humaine. L’étude conduite par Butaud sur le santal (Butaud 2006) révèle que l’île de Ua Huka possédait autrefois cette espèce, qui fut d’ailleurs exploitée au début du XIXe siècle, en faible quantité. Si aujourd’hui, le santal a entièrement disparu de l’île, des prospections et des témoignages des habitants indiquent que des arbres de santal poussaient autrefois, notamment dans la vallée de Katoahu, où un fragment de bois a été identifié dans les années 1960. Ua Huka a donc connu une exploitation du santal de la même façon que les autres îles marquisiennes, entre 1811 et 1826 (cf. aussi Dening : 135), même si elle semble avoir été moins forte, peut-être en raison de sa faible population.

d. Faune marine et terrestre

Les principales informations dont nous disposons concernant la faune marine de Ua Huka sont issues d’une mission scientifique conduite en 1995 (Planes et al. 1995) qui avait pour objectif d’étudier l’environnement marin de deux baies, Manihina et Haavei, ainsi que les principaux peuplements ichtyologiques. Les résultats de cette étude concluaient que les baies offraient un gradient horizontal de la plage vers le large, que ce soit du point de vue de la diversité des espèces et de leur abondance. De plus, les espèces économiquement et nutritivement intéressantes telles que Carangidae, Lutjanidae ou Serranidae se retrouvent plutôt au large. Sur les 357 espèces répertoriées aux Marquises, 156 espèces ont été comptées autour de Ua Huka (sachant que la méthode d’échantillonnage ne permet pas d’appréhender l’ensemble de la faune ichtyologique). Les auteurs considèrent avoir réellement observé 66% de la faune accessible. Les espèces les plus communes et abondantes sont les Acanthuridae et les Pomacentridae (op. cit. : 61-68 pour la liste de recensement). Les raies sont également communes, et étaient encore chassées dans la première moitié du XXe siècle (Pinchot 1930), tout comme les tortues dont la venue est régulière. Parmi les mammifères marins, des bancs de dauphins ont l’habitude de croiser au large de Ua Huka, en particulier sur la côte est d’après les informations recueillies auprès des pêcheurs. Il n’est pas rare non plus d’apercevoir des cachalots qui ont constitué une ressource

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particulièrement prisée des Européens au XIXe siècle. Les anciens Marquisiens les ont sans doute consommés, et ont surtout utilisé leurs dents pour confectionner des éléments de parure. Signalons aussi la présence plus ponctuelle de petites orques (péponocéphales, appelés orques pygmées). Jusqu’ici, aucun ossement de cet animal n’a été identifié dans les assemblages osseux, si bien qu’on ignore sa place parmi les espèces autrefois chassées. Il n’est pas impossible toutefois que les orques aient pu être consommées aux Marquises, même si la rareté de l’animal en a peut être fait une proie particulière, à l’instar des phoques. Les données relatives à la faune malacologique de Ua Huka, catégorie par ailleurs très importante dans les sociétés polynésiennes et marquisiennes (cf. Lavondès et al. 1973), sont principalement issues d’une étude archéozoologique portant sur le site de Manihina (Hammache-Goepp 1999). L’analyse des restes recueillis en fouille montrait une prédominance des gastéropodes sur les bivalves ; échinodermes et polyplacophores (chitons) sont également présents en moins grande quantité (op. cit. : 37). D’un point de vue écologique, la répartition taxonomique observée correspond au contexte actuel rencontré tout au moins dans la baie de Manihina. Une démarche de type ethnoarchéologique avait ainsi été entamée, mais mériterait d’être approfondie par des inventaires plus extensifs de la malacofaune de Ua Huka. La faune aviaire de Ua Huka est l’une des plus riches des Marquises, avec 34 espèces connues répertoriées par la Société ornithologique MANU53, que nous énumérons dans le tableau 1.1. On compte huit espèces d’oiseaux terrestres indigènes et endémiques et 16 espèces d’oiseaux de mer. A cela s’ajoutent sept oiseaux migrateurs et trois introductions (Holyoak et Thibault 1984). Beaucoup d’îlots constituent des zones de préservation uniques pour certaines espèces d’oiseaux. C’est notamment le cas des motu Hemeni et Teuaua qui abritent de grandes colonies de sternes fuligineuses, Sterna fuscata. Les œufs des oiseaux de l’îlot Teuaua sont toujours récoltés par les habitants de Ua Huka, mais le motu voisin de Hemeni est en revanche protégé par un arrêté municipal empêchant tout débarquement, ce qui contribue à la préservation des colonies. Si la présence de Rattus exulans, le rat du Pacifique, est attestée, Ua Huka reste en revanche la seule île marquisienne habitée qui n’abrite pas de rat noir, Rattus rattus, l’un des grands prédateurs de la faune aviaire terrestre. Par conséquent, celle-ci n’est pas directement menacée par les rats (Faulquier et al. 2008). Le tableau que nous présentons indique également trois espèces aujourd’hui éteintes, identifiées par des fragments d’ossements découverts lors des fouilles archéologiques. On compte deux espèces de perruches, Vini sinotoi et Vini vidivici (Steadman et Zariello 1987), et une espèce de Gallirallus gracilitibia, propre exclusivement à Ua Huka (Kirchman et Steadman 2007). Le lori des Marquises, Vini ultramarina, est connu à l’état fossile à Ua Huka (Steadman 1989) tout comme le upe, Ducula galeata, qui avait lui aussi disparu. Ils n’ont été réintroduits que récemment54.

53 Notons aussi que la Witney South Seas Expedition, dont faisaient notamment parti les ornithologues Quayle, Beck, Jones et Curtis, s’arrêta à Ua Huka en novembre 1922. Cependant aucun document publié n’est aisément accessible, s’agissant surtout de journaux de bord (J.-F. Butaud, communication personnelle, septembre 2010). 54 L. Lichtlé, communication personnelle, septembre 2008.

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L’entomofaune n’a pas été précisément répertoriée pour Ua Huka, malgré quelques études naturalistes anciennes (Adamson 1936 ; Van Dyke 1932 ; Wheeler 1932 ; Perrault 1978 ; Meyer 1996)55. On compte notamment deux espèces de charançons (Rhyncogonus platanus et Rhyncogonus aeneus), un coléoptère endémique de Ua Huka (Mumfordia tuberculata), trois espèces de fourmis (Pheidole punctatissima, Pheidole megacephala, Technomyrmex albipes), et deux espèces d’araignées endémiques de l’île (Leptyphantes lebronneci et Uahuka spinifrons).

Nom scientifique Nom français Nom marquisien

oiseaux terrestres indigènes et endémiques

Egretta sacra Aigrette sacrée matuku

Porzana tabuensis Marouette fuligineuse koao

Ptilinopus dupetithouarsii viridor Ptilope de Petit-Thouars kuku Ducula galeata Carpophage des Marquises upe

Vini ultramarina Lori ultramarin pihiti

Aerodramus ocistus Salangane des Marquises kope'a

Pomarea iphis Monarque iphis pati'oti'o Acrocephalus mendanae idae Rousserolle des Marquises (Ua Huka) komoko

oiseaux de mer

Pseudobulweria rostrata Pétrel de Tahiti noha

Bulweria bulwerii Pétrel de Bulwer

Puffinus pacificus Puffin fouquet Nesofregetta fuliginosa Océanite à gorge blanche pitai

Phaethon lepturus Phaéton à bec jaune toake, tevake

Sula dactylatra Fou masqué

Sula leucogaster Fou brun kena Sula sula Fou à pieds rouges kakioa

Fregata minor Frégate du Pacifique mokohe

Fregata ariel Frégate ariel mokohe

Sterna lunata Sterne à dos gris tara, ta'a Sterna fuscata Sterne fuligineuse tara, taraka

Anous stolidus Noddi brun noio

Anous minutus Noddi noir noio

Procelsterna cerulea Noddi bleu parara, kaka Gygis microrhyncha Gygis à bec fin inake

oiseaux migrateurs

Anas acuta Canard pilet utukaha

Anas clypeata Canard souchet Pluvialis fulva Pluvier fauve

Numenius tahitiensis Courlis d'Alaska kioi, keue

Tringa incana Chevalier errant kivi, tuki, kikiriri

Calidris alba Bécasseau sanderling turi, tuki Eudynamis taitensis Coucou de Nouvelle-Zélande karevareva

oiseaux introduits

Gallus gallus Coq bankiva moa

Lonchura castaneothorax Capucin donacole vini

Neochimia temporalis Diamant à cinq couleurs vini

oiseaux disparus identifiés dans les fouilles archéologiques Vini sinotoi Steadman et Zariello, 1987

Vini vidivici Steadman et Zariello, 1987

Gallirallus gracilitibia Kirchman et Steadman, 2007

Tab.1.1 : Inventaire de la faune aviaire de Ua Huka (source : société ornithologique MANU)

55 Précisons que la Pacific Entomological Survey fit deux fois escale à Ua Huka : la première avec Adamson en 1929, la seconde avec Lebronnec en 1931. Le journal de ce dernier n’est pas facilement accessible, mais il indique, outre un inventaire des insectes, quelques sites culturels au sommet de Hitikau (J.-F. Butaud, communication personnelle, septembre 2010).

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L’herpétofaune de Ua Huka compte huit espèces : les scinques Emoia cyanura, Emoia pheonura, Cryptoblepharus poecilopleurus et Lipinia noctua, et les geckos Gehyra oceanica, Gehyra mutilata, Hemidactylus garnotii et Lepidodactylus lugubris, auxquelles s’ajoutent Hemidactylus frenatus, espèce introduite. Enfin, une seule espèce d’escargot terrestre est connue, Samoana strigata, endémique de Ua Huka, mais il est difficile de proposer une liste exhaustive en raison du manque de prospection. Une espèce se développant dans l’eau douce a été observée par Butaud et Jacq ; il s’agit probablement de l’espèce introduite Melanoides tuberculata. En revanche, deux espèces ont été recueillies lors de la fouille du site de Hane en 2009. Bien que les identifications exactes n’aient pas été faites à ce jour, il semble que l’une d’entre elles soit Alopeas gracile56 , espèce introduite par les Polynésiens et répandue dans les niveaux archéologiques de colonisation, comme à Onemea aux Gambier (cf. Kirch et al. 2010).

56 P. Kirch, communication personnelle, juillet 2010.

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DEUXIEME PARTIE

ENTRE DUNES, VALLEES ET MONTAGNES :

LA « LONGUE HISTOIRE » DE UA HUKA

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CHAPITRE IV : ETUDE DE TROIS SITES DUNAIRES DE UA HUKA

1. Le site de Hatuana

Hatuana est une petite vallée située à l’extrémité sud-ouest de Ua Huka, dont la baie

s’ouvre au sud, face aux deux motu Hemeni et Teuaua. L’axe principal nord-sud de la vallée forme un coude rejoignant à l’est la crête de la caldeira qui ne culmine qu’à 300 m dans cette partie de l’île. Les pentes descendant de la ligne de crête sont assez faibles si bien qu’Hatuana reste aisément accessible depuis la vallée voisine de Haavei. Hatuana est surtout connue et fréquentée aujourd’hui pour sa grande plage de sable blanc, appartenant à un complexe dunaire étendu (fig.2.1). Dans la partie est, deux grandes dunes s’élèvent en arrière de la plage actuelle ; celle située le plus au nord qui est aussi la plus élevée correspond à la dune ancienne, tandis qu’en contrebas s’est formée une dune moyenne. La partie ouest dont il sera question dans notre étude est elle aussi occupée par une dune moyenne.

Fig.2.1 : Vue du complexe dunaire et de la vallée de Hatuana depuis le promontoire.

Au premier plan, on note le panneau de pétroglyphes n°2 (cliché G.Molle)

La baie est fermée à l’ouest par un plateau rocheux qui forme un véritable promontoire dont la pointe est la plus occidentale de l’île. L’histoire traditionnelle a conservé la mémoire de ce lieu qu’on désigne comme le point d’envol des âmes vers Havaiki, appelé ici Tetiutiu (Handy 1923 : 250). L’endroit est aussi décrit comme une zone stratégique d’observation afin de prévenir toute invasion ennemie en provenance de Nuku Hiva57. Si cette fonction semble plausible pour des raisons géographiques, la nature symbolique de l’endroit peut quant à elle trouver un écho en la présence de plusieurs pétroglyphes gravés sur des affleurements rocheux aux environs du plateau. Deux panneaux ont été repérés à l’extrémité sud du promontoire, un

57 L. Lichtlé, J. Vaatete, M. Rootuehine : communications personnelles, 2008.

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troisième en bordure de plage (Millerstrom 1985)58. Nous avons également découvert en 2009 un habitat (structures notées HAT-1-1 et HAT-1-2) aménagé plus au sud dans un complexe karstique de failles et de dépressions formant des grottes et des abris-sous-roche (Molle 2010a), dans lesquels nous avions recueilli trois hameçons en nacre. Au sommet de la dune ancienne apparaissaient quelques vestiges appartenant vraisemblablement à un habitat sur paepae (des dalles de pavage et des marques de polissoirs sur l’un des blocs en surface). Ces témoignages archéologiques attestaient une présence humaine ancienne au moins temporaire. Cette occupation semble toutefois avoir été limitée aux dunes et au plateau. En effet, bien que l’environnement soit favorable à une implantation, une prospection menée dans la vallée n’a révélé aucune structure de surface. Les pentes deviennent rapidement abruptes, rendant difficile la mise en place de cultures horticoles. Cette configuration géologique pourrait expliquer l’absence d’habitat de type paepae hiamoe à l’intérieur des terres.

a. Travaux antérieurs et contexte d’étude

Les premiers travaux engagés sur le site dunaire datent de 1997. Ils étaient motivés entre autres par la découverte possible d’une occupation ancienne qui, à l’instar d’autres dunes et baies explorées de Ua Huka, était susceptible de fournir une séquence chronologique longue. La première mission consista en l’ouverture de cinq sondages (fig.2.2) répartis sur l’ensemble des dunes visibles actuellement (Conte et Poupinet 2002 : 139). Le sondage 1 fut pratiqué dans la bordure de la dune ouest, offrant une coupe de 2 m de large sur une profondeur de 150 cm. La stratigraphie présente cinq couches apparemment stériles (A, G, H, J et K) qui alternent avec des niveaux anthropiques définis par des fours ou zones de combustion (cendres, charbons, pierres chauffées) et des quantités plus ou moins importantes de restes fauniques, en particulier des ossements de poissons. Parfois, les niveaux définis tels que C, E et I sont constitués de plusieurs litages de charbon dont il est difficile d’affirmer la contemporanéité. Conte interprétait aussi un bloc en place dans la coupe comme un possible élément de pavage, dont il est difficile de dire s’il repose sur les niveaux D ou E. La couche I est datée (Beta-116139) à 1410 ±50 B.P. Les sondages 2 et 3 furent implantés au sommet de la dune ancienne au nord-est, non loin des vestiges de pavage en surface. Tout deux présentent des stratigraphies semblables de trois couches dont seule la seconde peut être considérée comme un niveau d’origine anthropique avec une structure de combustion, des restes de faune et quelques hameçons. Le substrat apparaît ici à environ 1 m sous la surface actuelle. Les sondages 4 et 5 concernaient la dune moyenne située au pied de la précédente. Il s’agit de deux coupes réalisées sur les fronts ouest et sud. Le sondage 4 montre une alternance de trois couches stériles et de trois niveaux anthropiques contenant des traces de combustion et des restes de poissons. Une datation a été effectuée pour le dernier niveau F (Beta-116140), donné à 1030 ±90 B.P. Le sondage 5 est plus problématique dans la mesure où les niveaux apparents pourraient résulter de perturbations des couches supérieures, phénomène assez courant dans des ensembles dunaires. Les effets de pente qui ont très certainement joué un rôle dans l’agencement des couches visibles constitueraient ainsi un facteur d’inversion de niveaux qui

58 D’après les notes de E. Edwards qui visita la vallée en 1984, un quatrième panneau aurait été observé non loin du lit de rivière principal à l’arrière de la plage, mais il n’a pas été retrouvé lors de notre séjour en 2009. Il a probablement disparu suite au remaniement des blocs.

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pourrait expliquer la date plus récente de 800 ±50 B.P. obtenue dans le niveau B (Beta-116141) pourtant plus profond que le niveau F du sondage 4.

Fig.2.2 : En haut, la baie de Hatuana avec l’emplacement des sites de pétroglyphes et d’abris-sous-roche,

en bas, plan du système dunaire et localisation des sondages de 1997 (G.Molle, d’après Conte 2002)

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La date obtenue pour l’échantillon Beta-116139 issu du niveau profond de la dune ouest suscita un grand intérêt parmi les chercheurs engagés sur les problématiques chronologiques de l’archipel. En effet, elle proposait une occupation du niveau I entre 544 et 687 A.D. ce qui en faisait l’une des dates les plus anciennes de Ua Huka et même des Marquises. Toutefois, la stratigraphie du sondage 1 n’avait pas fait l’objet d’un contrôle très rigoureux en raison du temps imparti à l’équipe, si bien que le doute persistait quant à la valeur de l’échantillon considéré dans son contexte archéologique. Aussi, sous l’impulsion notamment de A. Anderson, E. Conte revint à Hatuana en 1999 afin de reprendre ce sondage, le but étant double : préciser la stratigraphie observée dans la coupe de 1997, mais surtout prélever de nouveaux charbons pour datations et comparaisons avec la première date obtenue. La coupe a donc été rouverte immédiatement à côté du sondage précédent (Conte et al. 2001 : 233). La stratigraphie présentait quelques variations par rapport à celle de 1997, mais les niveaux anthropiques principaux furent reconnus (fig.2.3). Ainsi, le niveau G correspond au premier niveau I qui avait été daté. D’autres charbons ont été prélevés dans les niveaux F, D et A (cette couche est sans doute équivalente au niveau C de 1997). Au final, seul le niveau D a été daté à 380 ±31 B.P., pour une fine nappe de charbon situé à 110 cm de profondeur. L’échantillon n°1 issu d’un four du niveau G profond fut soumis à deux laboratoires. L’analyse de Waikato a fourni une date de 430 ±55 B.P. soit entre 1465 et 1575 A.D (Wk-8057). Le même échantillon daté par le laboratoire d’Oxford offre une date assez proche de 390 ±31 B.P. La fourchette de temps proposée par ces deux analyses tendrait donc à rajeunir de façon très nette l’occupation supposée ancienne des niveaux profonds de la dune (Conte et Anderson 2002).

Fig.2.3 : Comparaison des coupes stratigraphiques du sondage 1 de 1997 et 1999

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La différence marquée entre les datations était toutefois problématique et malgré le double contrôle de l’échantillon de 1999, il restait difficile d’attribuer une plus grande pertinence à l’une ou l’autre des propositions. De plus, les coupes étant toutes deux réalisées dans le front de la dune, elles témoignent d’un état stratigraphique naturellement remanié par les effets de pente. L’un des objectifs initiaux poursuivis dans le cadre des recherches sur ce site étant de fixer dans le temps la première installation humaine sur la dune, il était par conséquent nécessaire de trancher la question de ce niveau ancien. Il semblait par conséquent utile de soumettre le site à une fouille plus étendue qui permettrait de définir la stratigraphie par l’appréhension d’une surface non perturbée et de dater la succession de niveaux. C’est donc dans cet esprit que nous avons dirigé une nouvelle mission en octobre 2009.

Afin d’appréhender au mieux la stratigraphie de l’endroit, nous avons choisi

d’implanter notre fouille au sommet de la dune qui culmine à environ 3,5 m au-dessus du niveau de la plage actuelle. Dans un premier temps, l’ouverture a consisté en 4 m2. A 40 cm sous la surface, nous avons rencontré la partie sommitale de ce qui s’est révélé être par la suite un véritable affleurement rocheux dont l’emprise s’étendait progressivement en profondeur, réduisant l’espace de fouille et rendant de fait la progression dans les couches plus difficile. Aussi avons-nous étendu notre fouille à deux carrés supplémentaires vers l’est. Cette grande section mesure donc 6 m2 (carrés A1, A2, B1, B2, C1 et C2), auxquels s’ajoutent un sondage C6 de 1 m2, ouvert tardivement un peu plus bas dans la pente, non loin du sondage 1 de Conte. Ce sont donc au total 7 m2 qui ont été fouillés (fig.2.4). La différence de niveau calculée entre les deux altitudes extrêmes indiquent une pente de 16% pour l’ouverture principale. Si l’on tient compte du sondage C6, la surface actuelle de la dune ouest accuse actuellement une pente de 21% sur un axe nord-ouest / sud-est.

Fig.2.4 : Localisation des secteurs de fouille 2009

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b. Description stratigraphique de la section 1 et du sondage C6

L’ouverture principale offre une stratigraphie maximale de 137 cm de profondeur, composée de sept couches ; le caractère anthropique est attesté pour six d’entre elles par la présence de structures et de matériel archéologique que nous décrivons ci-après.

On distingue d’abord un niveau A de recouvrement d’une épaisseur d’environ 22 cm.

Il se décompose en fait en deux niveaux intermédiaires : le premier, épais d’une dizaine de centimètres, présente un sable brun mélangé à un sédiment humique et à un chevelu racinaire. Il s’agit d’un niveau de déposition superficielle récent. Le second est composé d’un sable fin plus clair que le précédent, et n’est pas homogène sur l’ensemble de l’ouverture. Il est stérile sur près de 12 cm, mais sa base laisse apparaître quelques os de faune éparpillés ainsi que sept hameçons. En réalité le sédiment ne change de couleur qu’un peu plus bas.

Le niveau B débute en moyenne à 55 cm de profondeur59. En raison de l’affleurement rocheux dont il a été question un peu plus haut, il est nécessaire d’opérer une distinction spatiale pour ce niveau (fig.2.5). En effet, à l’ouest (ou au-dessus) du rocher qui commence à apparaître, le niveau B a été suivi jusqu’à une profondeur de 75-80 cm, où la fouille n’a pu continuer faute d’un espace de travail suffisamment large.

Fig.2.5 : Relevé en plan du niveau B

59 Les profondeurs sont données ici sous le datum, représenté matériellement par un point 0 fixé à 10 cm au-dessus du point le plus élevé du carré A1, c’est-à-dire à la plus haute altitude enregistrée sur la fouille. Les profondeurs indiquées ici dans la description stratigraphique correspondent à une moyenne calculée à partir de l’ensembles des altitudes mesurées pour chacun des carrés.

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Il se caractérise par deux zones de combustion très nettes qui se poursuivent dans les bermes, avec des pierres brûlées en surface, des nappes de cendres et de charbons, l’ensemble pris dans une matrice rosé caractéristique d’un sable brûlé. Ce niveau est très riche en faune (notamment dans la zone centrale du carré A1, entre les deux foyers) en grande partie brûlée, ainsi qu’en hameçons (17 exemplaires proviennent de ce carré, soit 41% des hameçons récoltés à ce niveau). Les pierres de chauffe qui recouvrent les structures sont situées à la même altitude que la surface du rocher. De plus, on a pu constater que les foyers reposent directement sur la roche qui s’étend vers l’ouest à une profondeur de 80 cm Dans le reste de l’ouverture, le niveau B a été suivi entièrement sur une épaisseur de près de 25 cm. Il s’agit d’un niveau de sable de couleur jaune clair. On y rencontre des nappes de cendres peu étendues, ainsi que des fragments de charbon épars. Il est fort possible que ces éléments charbonneux soient issus de la dispersion du contenu des foyers du carré ouest. On a récolté 24 hameçons dans ce niveau caractérisé par une grande quantité de restes fauniques qui augmente à sa base. Aucune structure ne semble aménagée à l’exception de trois petits blocs de chant dont l’agencement laisse penser à un éventuel calage de poteau. Toutefois, s’il s’agit bien d’un aménagement de ce type, les traces n’ont pu être suivies plus profondément.

Fig.2.6 : Relevé en plan du niveau C

Le niveau C apparaît vers 80 cm et se poursuit jusque 112 cm. Il se définit essentiellement par la présence de deux grandes zones de combustion qui s’étendent sur les carrés B1, A2 et B2 (fig.2.6). La structure principale située au sud a une profondeur de 34 cm (entre 80 et 112 cm), sa forme est globalement ovalaire, mesurant 50 x 35 cm. L’agencement des lits de pierres chauffées, cendres, charbons, et sable brûlé ne laisse aucun doute quant à son identification en tant que four. Il repose directement sur le rocher dans la partie ouest, d’ailleurs la surface de la paroi présente elle-même des traces de chauffe. La seconde structure au nord est plus petite :

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35 cm de longueur pour une profondeur de 27 cm. La présence de ces zones de combustion d’importance dans ce niveau a entraîné un amalgame d’éléments de natures diverses : charbons, cendres, sable brûlé, cailloutis issu de la désagrégation des pierres chauffées, si bien que la texture du sédiment est ici très hétérogène. La partie est de l’ouverture n’est pas directement perturbée par les grands fours mais offre néanmoins une matrice de sable gris identique dans lequel se succèdent des litages de charbon et de cendres parfois associés à du cailloutis, qui supposent soit des petits épisodes de combustion, soit des vidanges de structures plus importantes. Nous avons pu identifier pas moins de quatre lentilles différentes. Au sud, plusieurs blocs de taille moyenne sont en place mais il ne semble pas s’agir de quelconque élément de pavage, mais plutôt d’un petit aménagement à proximité des fours. Le nombre d’hameçons découverts dans ce niveau est moins important que dans le niveau B mais reste conséquent (26 pièces au total).

Fig.2.7 : Relevé en plan du niveau D

Le niveau D se développe entre 113 et 128 cm. Il se distingue du niveau C à la fois par sa couleur et sa texture. La base des grands fours du niveau B a été atteinte à 111 et 112 cm, aussi le sédiment n’est plus mélangé et on retrouve ici un sable de couleur jaune clair semblable à B. A l’est, se développe entre 113 et 124 cm de profondeur un petit foyer de 35 cm de diamètre. Il est situé à la même altitude qu’une dalle en pierre à moitié prise dans la berme sud-est de la fouille (fig.2.7). Celle-ci est remarquable par sa taille et sa surface plane. La partie apparente de forme rectangulaire mesure 45 x 30 cm ce qui suggère des dimensions complètes assez grandes. Les bords sont plutôt rectilignes, mais il est difficile d’affirmer à partir de cet élément incomplet si cette dalle appartient à un pavage plus étendu en-dehors de l’emprise de la fouille ou bien s’il s’agit d’une structure isolée de type table de travail, comme

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on a en a trouvé sur d’autres sites60. Quoiqu’il en soit, cette association de structures (dalle de pierre et foyer) implique la définition d’un sol d’occupation. Le niveau D est très riche en faune et en matériel puisque 36 hameçons y ont été recueillis. La couche E qui succède au niveau D est relativement épaisse (environ 45 cm de profondeur), et homogène d’un point de vue sédimentaire. Il s’agit d’un sable clair réparti dans l’ensemble de la fouille. Toutefois, cette couche a été divisée en deux niveaux d’occupation suite à la découverte d’éléments de construction remarquables. Le niveau E1 (fig.2.8) qui démarre à 128 cm est en effet défini par un pavage de pierre en place. La surface de ce pavage est assez plane et on ne constate qu’une faible variation d’altitude ce qui indique un bon état de préservation générale. Les blocs employés pour la construction de ce sol sont de module moyen, entre 10 et 40 cm de grand axe. Ils sont ajustés de manière à réduire les espaces interstitiels, parfois comblés avec des petites pierres, galets ou cailloutis. Ce pavage n’est pas continu dans l’ensemble de l’ouverture : il concerne surtout le carré B1, et se poursuit de manière très partielle dans les carrés voisins B2, C1 et C2. En fait, il semble qu’il soit réservé exclusivement à la partie nord de la section 1. Dans la partie sud (carré B2), on a découvert une zone de combustion entre 128 et 133 cm. Sa profondeur la situe au niveau du pavage dont elle pourrait être contemporaine. Immédiatement à l’est, on note une nappe dense de cendres très blanches qui recouvrait une partie du pavage, et comblait l’espace situé entre le pavage et la paroi rocheuse. Cette nappe peut être liée à la structure de combustion décrite ci-dessus. Sous le sol pavé se trouve une couche de sable charbonneuse peu épaisse. La présence de charbons à cet endroit est sans doute le résultat d’un étalement du contenu charbonneux de petits foyers découverts dans la partie nord-est à 140 cm de profondeur, c’est-à-dire au niveau inférieur du pavage, duquel ils ne semblent pas être contemporains. Une bordure de pierre apparaît à 150 cm, soit sous le pavage E1 dont elle est séparée par une fine couche de sable clair d’une épaisseur maximale de 5 cm. Cette bordure, qui définit le niveau E2, mesure près de 2 m de longueur et s’étend sur un axe est-ouest (fig.2.9). Elle est faite de six blocs de taille moyenne, présentant leur face plane du côté nord qui correspond ainsi à la zone extérieure. On note que l’un des plus gros blocs à l’est est maintenu en place par une petite pierre de blocage posée de chant. Les deux extrémités est et ouest de la bordure reposent directement sur le sol rocheux naturel qui se trouve être le prolongement de la base de l’affleurement. De manière générale, l’ensemble des blocs est disposé sur ce niveau naturel, calés ou maintenus soit par des petites pierres, soit par un lit de sable terreux, qui permet de rehausser les modules plus petits et de former ainsi une bordure stable sur les deux plans vertical (face nord) et horizontal (surface). On note qu’à l’extrémité ouest, plusieurs pierres se superposent entre la bordure E2 et le pavage E1, formant ainsi une sorte d’accumulation intermédiaire qui pourrait constituer une structure construite (calage d’éléments), mais l’ensemble est quelque peu perturbé. La zone située au sud de la bordure (carrés B1 et B2) est remplie d’un sédiment sableux clair identique au niveau supérieur, dans lequel on trouve quelques restes de faune ainsi que des fragments de charbon épars. Au nord de la bordure en revanche, la matrice est plutôt composée d’un sable gris mélangé à des petites concrétions. Ces dernières se font plus

60 Un des niveaux profonds du site de Hane fouillé en 2009 a révélé une « table de pierre » de forme semblable. Cf. analyse de la stratigraphie de cette fouille pour plus de détails.

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importantes à partir de 175 cm où progressivement, on atteint le sol naturel. Le sédiment est ici plus chargé en sable grossier de couleur jaune issu de la désagrégation de la roche mère.

Fig.2.8 : Relevé en plan du niveau E1

Fig.2.9 : Relevé en plan du niveau E2

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Ce sol rocheux présente une pente vers l’est, si bien qu’il apparaît plus profondément dans le carré C2, où nous avons défini un niveau F à 180 cm, caractérisé par une structure de combustion qui se poursuit dans la coupe nord-est. Cette structure repose elle aussi sur la roche naturelle, ce qui nous amène à la considérer comme le plus ancien témoin d’une occupation humaine dans l’ouverture. La faune reste présente dans les niveaux E2 et F bien qu’elle diminue progressivement en quantité. Nous proposons plus loin la coupe stratigraphique des parois nord-ouest et nord-est de la section 1 (fig.2.10). Afin de vérifier la présence d’un éventuel niveau anthropique inférieur au dernier niveau F défini dans la section 1, un sondage de 1 m² a été ouvert (C6). Situé plus bas dans la pente, à proximité du sondage 1 de Conte, il devait également permettre de récolter des échantillons des niveaux inférieurs pour procéder à de nouvelles datations des niveaux anciens, en particulier la couche G dont il a été question plus haut. Cependant, les conditions de fouille et d’observation n’étaient pas optimales à cet endroit, rendant difficile la lecture stratigraphique. Les effets de pente étant beaucoup plus marqués en contrebas de la dune, il semble que la plupart des couches aient connu des remaniements, si bien qu’on ne distingue pas nettement les changements de couleur et de texture. Seules trois grandes divisions ont pu être mises en évidence, avec parfois à l’intérieur de celles-ci des divisions intermédiaires. La synthèse du sondage que nous présentons ci-après reste donc basée sur un nombre limité d’éléments remarquables dans la coupe et des remarques faites au cours de la fouille. La surface du sondage C6 est très perturbée sur les premiers centimètres, en raison d’une part des effets de pente, d’autre part d’un piétinement fréquent lié à des activités anthropiques récentes61. Par conséquent, la couche superficielle est composée d’un sable un peu humique de couleur foncé et d’éclats thermiques résultant d’épisodes de chauffe modernes. On distingue un premier niveau A de sable gris charbonneux d’une épaisseur de 74 cm. Nous sommes parvenus à identifier sept lentilles de charbon associées à des nappes de cendre et de sable rosé. Le premier niveau (A1) entre 130 et 150 cm62 présente une nappe de charbon dense et quelques blocs de petit module (moins de 10 cm). Le second (A2) entre 150 et 170 cm offre de petites lentilles charbonneuses liées à des pierres chauffées. Enfin le troisième niveau (A3) situé entre 170 et 205 cm est caractérisé par une nappe de charbon plus dense prise dans une matrice de sable gris dans la partie inférieure, marquant l’interface avec le niveau B. Des pierres brûlées de module moyen (10 à 20 cm) sont visibles dans la coupe. Des restes de faune sont présents dans l’ensemble de la couche A mais en quantité moyenne. Huit hameçons ont été découverts dans la couche A. Le niveau B propose un sédiment plus homogène de couleur jaune orangé, même si là encore, on note une alternance avec des nappes de sable gris charbonneux correspondant à une succession de différents litages, ce que notait d’ailleurs Conte à propos du sondage 1. A l’interface A/B, on rencontre un gros bloc qui par son module pourrait appartenir à un pavage. En revanche, on ne trouve aucune pierre chauffée dans cette couche, à l’exception de rares

61 La baie de Hatuana, et en particulier la dune ouest sur laquelle porte notre travail, est aujourd’hui un lieu privilégié pour les habitants de Ua Huka qui viennent souvent y camper ou y passer les week-ends. Aussi retrouve t-on beaucoup de déchets plastiques et métalliques à la surface du sondage. 62 Les altitudes prises dans le sondage C6 correspondent aussi à des profondeurs sous le datum. La pente de la dune implique que la surface du sondage se trouve ici à 137 cm sd.

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éclats thermiques. Le niveau B, épais d’une trentaine de cm, est bien plus riche que le précédent : on y trouve non seulement beaucoup d’os de faune (poissons), mais aussi de coquillages, et notamment des radioles d’oursin en très grandes quantités. Notons aussi que 17 hameçons ont été récoltés dans cette couche. A 240 cm, on rencontre deux blocs de taille moyenne associés à une zone charbonneuse au centre du carré. Elle est intégrée à une matrice de sable grossier de couleur jaune dans laquelle apparaît du sable corallien congloméré qui définit alors le niveau C. La partie supérieure reste très riche en coquillage et en faune. On trouve également trois hameçons dont un leurre à bonite. Une lentille de charbon est présente à 248 cm, ce qui en fait la trace de combustion la plus profonde de ce sondage. Elle repose en partie sur le sol corallien correspondant au niveau de plage fossile qui est entièrement mis au jour à 254 cm, marquant ainsi l’arrêt de la fouille.

Fig.2.10 : Coupe stratigraphique des parois nord-ouest et nord-est de la section 1

c. Reconstitution de la séquence d’occupation de la dune

La première installation humaine sur la portion de dune fouillée est attestée par la

présence du petit foyer découvert dans le carré C2. Cette structure de combustion a été utilisée directement sur le sol rocheux naturel ce qui confirme ainsi son ancienneté par rapport aux niveaux supérieurs. Elle a été datée entre 1450 et 1635 A.D. (Wk-27332) ; l’intervalle proposé est long mais les probabilités ne permettent pas d’attribuer une plus forte valeur à l’une ou l’autre des séquences (tab.2.1). Située 10 cm plus haut que le foyer, on rencontre la bordure du niveau E2. Conformément à la description que nous en avons donnée plus haut, cet élément peut être interprété comme un premier aménagement en dur servant à mettre en place au dessus d’un substrat rocheux à la surface inégale une aire « construite », délimitée par la bordure et remplie dans la partie sud de sable formant un niveau de sol régulier. La fonction de cette aire d’habitation n’est pas

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déterminée : il est peu probable que cette zone ait servi à la cuisson des aliments étant donné l’absence nette de structures de combustion. Néanmoins, la présence de restes de faune ainsi que de quelques hameçons laisse supposer des activités de consommation alimentaire et/ou de travail. Les indices sont trop tenus pour aller plus loin dans la détermination fonctionnelle. En revanche, nous pouvons avancer l’hypothèse d’une occupation du niveau E2 contemporaine de l’utilisation du foyer du niveau F. La bordure et le foyer sont tous deux construits sur le sol naturel, et la pente de la paroi rocheuse constituant un inconvénient à une installation à cet endroit, elle a pu devenir un facteur important dans la décision d’aménager la terrasse supérieure. On est donc en droit d’imaginer une structuration spatiale de la zone avec une aire construite réservée à certaines activités quotidiennes, et en dehors de cet habitat, légèrement en contrebas, un endroit destiné à la cuisson des aliments dont témoignent le foyer et les restes fauniques associés. La contemporanéité des deux niveaux E2 et F ne pourra cependant être validée que par des datations complémentaires de la zone sud. Faisant suite à l’occupation du niveau E2, on constate la mise en place d’une structure d’habitat de plus grande ampleur avec la construction d’un pavage. Ce pavage n’est pas continu et offre au sud un espace vide représenté par le carré B2, dans lequel on a découvert un foyer en place. La zone nord-est quant à elle ne présente aucun aménagement, et seule une nappe charbonneuse a été mise en évidence à 140 cm, c’est-à-dire à près de 15 cm sous la surface du pavage. On constate aussi que cette zone était constituée au niveau E1 d’un sédiment sableux clair identique au niveau D de recouvrement du pavage, ce qui laisse entendre une homogénéité de l’ensemble. Cette remarque implique que le remplissage de l’espace nord au dessus de 140 cm de profondeur est le même que celui du niveau D, et par conséquent postérieur au pavage. Si l’on considère la profondeur des blocs de pierre, on se rend compte qu’ils reposent généralement à une même altitude qui est celle de la bordure E2, dont ils ne sont séparés parfois que par une fine couche de sable. Les blocs situés dans la partie ouest du pavage sont posés quant à eux soit sur des pierres intermédiaires, soit directement sur la paroi rocheuse. Ces deux constatations nous incitent à appréhender ce niveau d’habitat de la même manière que le niveau E1 de la bordure inférieure, par le biais d’une distinction spatiale entre les zones nord et sud situées à des altitudes différentes mais appartenant sans doute à une même période d’occupation. Tout comme la bordure E1 aménageait à l’arrière une terrasse surélevée par rapport au sol rocheux, la mise en place du pavage répond probablement à un besoin identique. La construction de cette plate-forme a permis d’élever une aire d’habitation (liée à des activités domestiques comme en témoignent le foyer et la nappe de cendres) au dessus d’un sol extérieur, qui d’ailleurs avait subi un premier recouvrement d’une vingtaine de centimètres depuis sa première utilisation au niveau F, où se sont déroulés d’autres types d’activités représentés par la nappe charbonneuse à 140 cm. Le foyer principal à l’intérieur de la zone pavée a été daté (Wk-27333) sur deux intervalles : 1634-1683 A.D. (probabilité de 47,5%) et 1737-1804 A.D.63 Le niveau D était défini dans sa partie supérieure par un sol d’occupation et dans sa partie inférieure par une matrice de sable clair. Celle-ci traduit un recouvrement complet du niveau de pavage E1 décrit auparavant. Toutefois, bien qu’elle soit postérieure à la mise en place du

63 Les deux échantillons n’ont pu faire l’objet d’une identification botanique au niveau de l’espèce, mais il s’agit de bois dur (J. Huebert, communication personnelle, juillet 2011).

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pavage, on ignore si elle correspond à une phase d’occupation de la terrasse ou d’abandon du site. La faune très abondante ainsi que les nombreux hameçons récoltés soutiendraient la première hypothèse mais là encore, dans un contexte dunaire, ces traces pourraient tout aussi bien provenir de l’occupation du niveau supérieur donné comme un véritable sol. En effet, la présence de la table de pierre, d’un foyer, et de plusieurs petits blocs au même niveau laisse supposer un nouveau stade d’occupation qui n’a pas été daté. Le quatrième stade de l’occupation du site est représenté par le niveau C. Il s’agit d’un sol sableux dans lequel ont eu lieu d’importantes activités de combustion dans deux grands fours découverts contre la paroi rocheuse en B1 et B2. Il n’y a pas de réelle structuration de l’espace ni même de constructions pérennes à ce niveau (de type pavage par exemple). Quelques blocs sont en place à proximité des foyers mais on ignore leur fonction. Il est très intéressant de souligner que les quatre premiers niveaux d’occupation qui viennent d’être définis consistent en des aires d’habitation aménagées immédiatement contre une paroi rocheuse. L’affleurement a donc été « utilisé » à la fois comme limite arrière à des zones construites (bordure et pavage), mais sans doute aussi comme élément de protection pour les structures de combustion installées juste devant. La paroi naturelle est devenue ainsi d’une certaine manière un élément propre de l’habitat. La dernière occupation perceptible d’un point de vue archéologique est renseignée par le niveau B qui est essentiellement défini par les vestiges d’une zone de combustion apparaissant au nord-ouest de la fouille dans le carré A1. Etant donné que le rocher ne fait qu’affleurer à ce niveau et tout en considérant l’effet de pente vers l’est, les activités humaines qui ont eu lieu à cette époque reste donc limitées spatialement, même si quelques traces anthropiques existent dans la partie sud de la fouille. Les deux foyers installés au dessus de la paroi rocheuse associés à un dépôt faunique très riche sont les traces les plus récentes découvertes dans la section 1. Ils ont été datés entre 1659 et 1880 A.D (Wk-27334), mais avec une probabilité plus forte pour l’intervalle 1722-1818 soit une occupation du site qui s’achève au XIXe siècle (et qui par conséquent soutient l’intervalle 1634-1683 pour le pavage E1). L’échantillon a été identifié comme du Thespesia populnea.

n°échantillon matériau Contexte profondeur (ss)

Date radiocarbone

(B.P.) Age calibré A.D. (2σ)

dune ouest

dates antérieures (Conte) Beta-116139 charbon Niv.I, TP-1, 1997 150 cm 1410 +/- 50 544 - 697

Wk-8057 charbon Niv.G/I, four, TP-1, 1999 170 cm 430 +/- 55 1407 - 1529 (71,3%) & 1543 - 1634 (24,1%)

OxA-9766 charbon Niv.G/I, four, TP-1, 1999 170 cm 390 +/- 31 1440 - 1524 (68%) & 1558 - 1631 (27,4%)

Wk-8058 charbon Niv.D, TP-1, 1999 110 cm 380 +/- 31 1445 - 1525 (61%) & 1557 - 1632 (34,4%)

nouvelles dates (Molle 2009)

Wk-27332 charbon Niv.E/F, four, section 1 188 cm 361 +/- 30 1450 - 1530 (48,5%) & 1542 - 1635 (46,9%)

Wk-27333 charbon Niv.D/E, four, section 1 128 cm 234 +/- 30 1634 - 1683 (47,5%) & 1737 - 1804 (36,1%)

Wk-27334 Thespesia Niv.B, four, section 1 55 cm 170 +/- 30 1659 - 1699 (17,6%) & 1722 - 1818 (50,7%)

Wk-27335 Thespesia four, sond.C6 139 cm 366 +/- 30 1448 - 1529 (52,5%) & 1551 - 1634 (42,9%)

dune est

Beta-116140 charbon TP-4, 1997 90 cm 1030 +/- 90 805 - 1208 (94,4%)

Beta-116141 charbon TP-5, 1997 180 cm 800 +/- 50 1153 - 1287 (93%)

Calibrations OxCal, courbe IntCal09 (Reimer et al. 2009). Intervalles de calibration avec probabilités plus fortes entre parenthèses.

Tab.2.1 : Ages calibrés des échantillons datés de Hatuana

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Un échantillon de charbon avait été prélevé dans la structure de combustion la plus profonde découverte dans le sondage C6, à 248 cm sd. Il a été daté entre 1448 et 1634 A.D. (Wk-27335), soit un intervalle identique à celui de l’échantillon Wk-27332 du niveau F de la section 1. Comme Wk-27334, l’échantillon daté est identifié comme du Thespesia populnea. Le déroulement chronologique fourni par les datations est au final très cohérent avec notre proposition de séquence d’occupation de la dune couvrant une période de quatre siècles (Molle et Conte 2011).

L’exercice, certes théorique, qui consiste à rattacher les unes aux autres les coupes

stratigraphiques dans l’idée de fournir une histoire générale d’un site n’est pas aisé, ni même toujours pertinent. Toutefois, l’une des problématiques envisagée pour Hatuana était de préciser la période des premières installations humaines en apportant de nouvelles données au débat opposant les dates contradictoires issues des études précédentes. Aussi nous semblait-il intéressant de relier nos observations de 2009 à celles de 1997 et 1999, afin d’établir la correspondance entre notre niveau ancien (F) et ceux décrits par Conte, et ainsi être en mesure de trancher définitivement la question en écartant les résultats jusqu’ici sujets à caution. Les corrélations stratigraphiques sont souvent difficiles à mettre en évidence, surtout dans un contexte dunaire où comme nous l’avons vu, un certain nombre de phénomènes influe sur la composition et la répartition des niveaux. Il est donc nécessaire de se baser sur des éléments archéologiques suffisamment pertinents comme un pavage, ou bien sur des couches naturelles présentes sur l’ensemble du site étudié, tel que le sol rocheux/substrat. Ce dernier a été atteint dans chacune des quatre ouvertures pratiquées sur la dune, si bien qu’il constitue une référence utile pour recaler les niveaux dans une logique ascendante. Quant au sol pavé, il n’est pas présent dans les trois sondages en bas de pente, mais peut toutefois trouver un prolongement dans l’observation de quelques blocs isolés, notamment une pierre assimilée à un élément de pavage à cheval dans les niveaux D et E de la coupe de 1997, ainsi que le bloc découvert à l’interface B/C dans le sondage C6. Ils sont respectivement situés à des profondeurs de 80 et 72 cm sous la surface, et à 50 et 30 cm au-dessus du sol naturel. Ces mesures sont cohérentes avec la profondeur constatée pour le pavage E1 de la section 1 qui se développe entre 72 et 92 cm sous la surface, et à 30 cm au dessus de la roche. Suivant cette hypothèse de travail, on parvient à associer les différents niveaux du site (fig.2.11). Le schéma proposé ne permet pas de relier tous les niveaux, notamment les couches supérieures au pavage. En revanche, il démontre la correspondance entre les niveaux anciens (en jaune). Si Conte et Anderson avaient déjà assimilé les couches I (1997) et G (1999), on peut désormais leur rattacher les niveaux F et C découverts en 2009. Nous disposons donc de cinq datations pour un niveau supposé remonter à la première installation sur la dune. Face aux résultats contradictoires fournis par les trois premières, nous opposons ici les deux nouvelles datations cohérentes à la fois entre elles et avec les niveaux supérieurs. Les intervalles de temps fournis par les échantillons Wk-27332 et Wk-27335 coïncident également avec les résultats obtenus sur l’échantillon de 1998 (Wk-8057 et OxA-9766). D’un point de vue statistique, nous ne pouvons que donner du crédit à cette réévaluation, et par conséquent fixer l’installation humaine sur la dune ouest aux alentours des XVe-XVI e siècles.

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z (ss) Conte 1999 Conte 1997 z (ss) Molle 2009 Section 1

z (ss) Molle 2009 carré C6

A

A

A

B

(70 cm) C

B D (70 cm) D ? (70 cm)

C E1

niveau de pavage / blocs visibles dans les coupes

(110 cm) D E

E

F B

G (90 cm)

(130 cm) H E2

(100 cm)

F I (120 cm) C

premier sol anthropique sur substrat rocheux

(175 cm) G J F

H K

Fig.2.11 : Hypothèse de corrélation stratigraphique entre les quatre coupes observées à Hatuana

d. Perspective historique sur une occupation ancienne

Les résultats acquis lors de cette session apportent des éléments chronologiques que l’on peut considérer comme pertinents car issus d’un contexte stratigraphique contrôlé sur une surface plus étendue que les sondages préalablement réalisés par Conte. En établissant pour la dune ouest une séquence d’occupation continue, nous avons pu trancher l’incertitude qui subsistait quant à son ancienneté. Au final, il s’avère que l’occupation humaine de cette zone fut relativement courte et plus récente que ne le laissaient présager les premières datations. Les premières traces d’habitat, bien qu’assez ténues, apparaissent à la fin du XVe siècle et la dune est probablement abandonnée vers la fin du 18e, voire au début du XIXe siècle. La séquence est donc assez courte mais l’occupation semble avoir été intensive comme en témoignent notamment les multiples lits de charbon. De plus, la profondeur de la stratigraphie mise au regard de cette séquence laisse supposer des processus de sédimentation rapides, résultant à la fois des effets de pente importants à cet endroit et des dépôts éoliens. Si la dune a été occupée de manière intermittente, les phases d’abandon du site ont vu très rapidement une accumulation sableuse recouvrir les anciens niveaux de sol. Dès les premiers temps de son occupation, le site fut très certainement fréquenté par des pêcheurs. La nature temporaire ou continue de cette installation est difficile à préciser sur la seule base des infrastructures mises au jour. Celles-ci sont certes minimales mais témoignent néanmoins d’une volonté d’établir à cet endroit une aire d’habitat viable, ce qui pourrait aller dans le sens d’une occupation permanente ou tout du moins de visites fréquentes. Il est vrai que le contexte écologique de la baie de Hatuana constitue un facteur d’attractivité pour des groupes de pêcheurs, la baie très poissonneuse étant bien abritée. C’est d’ailleurs le dernier

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endroit offrant un mouillage sûr pour les pirogues avant d’atteindre la côte occidentale de l’île où les conditions de navigation et d’atterrage sont beaucoup plus difficiles64. Plusieurs niveaux de la fouille ont livré d’importantes quantités de restes ichtyologiques et de débris coquilliers, qui laissent à penser que l’activité de pêche s’est finalement poursuivie tout au long de l’occupation65. Par ailleurs, l’importante quantité d’hameçons en nacre découverts dans les couches confirme la fonction du site : une collection de 203 pièces a été recueillie (175 dans la section 1 et 28 dans le sondage C6), à laquelle s’ajoutent 21 pièces ramassées en surface aux alentours de l’excavation. A ce jour, il s’agit de la collection la plus importante de Ua Huka d’après le rapport de densité : nombre de pièces / surface fouillée (comparée aux sites de Manihina et Hane). L’étude de cette collection est toujours en cours66, mais quelques remarques peuvent déjà être faites à son propos. Elle est en grande partie constituée de pièces achevées (183 soit 90%), entières ou fragmentées ; très peu d’objets inachevés ont été découverts, que ce soit des pièces de nacre travaillées, des préformes ou des ébauches. Parallèlement, nous n’avons recueilli que cinq limes en corail dans les niveaux A2, B et D. Cette sous-représentation de pièces en cours de fabrication et d’outils suggère donc que les hameçons n’étaient pas produits à cet endroit. Deux hypothèses peuvent être avancées : soit les engins de pêche étaient apportés par les pêcheurs qui venaient d’ailleurs, soit il existe une aire spécialisée réservée à leur fabrication en-dehors de la zone fouillée, qui ne serait alors qu’un espace domestique où était surtout conservé le matériel. Notons cependant que beaucoup d’hameçons ont été retrouvés dans les structures de combustion, parfois même entièrement brûlés (ont-ils été délibérément abandonnés et jetés au feu ?). De plus, on ne compte qu’une seule petite plombée de pierre découverte dans le niveau B. Si plusieurs exemplaires ont été ramassés en surface, il est étonnant de ne pas trouver ce type d’objet dans les niveaux de fouille, alors que les hameçons sont si nombreux. Les assemblages sont dominés par des pièces de petites et moyennes dimensions impliquant a priori des hameçons employés pour la pêche d’espèces côtières. Cela étant, 17% d’entre eux sont de grande taille, voire de très grande taille, c’est-à-dire des pièces servant à la capture de plus gros poissons (tels que les thons à dents de chien vau dont plusieurs ossements ont par ailleurs été reconnus de manière préliminaire parmi les restes fauniques). Bien qu’elle ne soit sans doute pas la plus communément pratiquée, la pêche pélagique est donc aussi attestée par ces dépôts. Les résultats des analyses complémentaires des hameçons et des ossements permettront de préciser nos propos actuels. L’installation humaine de la baie de Hatuana semble avoir été limitée aux dunes de sable puisque aucune structure d’habitat n’a été mise en évidence dans la vallée. A cette occupation côtière s’ajoute l’habitat (HAT-1) aménagé parmi les dépressions karstiques au sud du promontoire (fig.2.12). La stratigraphie y est très faible et un seul véritable niveau anthropique a été repéré qui contenait trois hameçons en nacre. En surface, deux blocs étaient brûlés. Quelques fragments de charbon ont été prélevés mais non datés, si bien qu’on ignore encore s’il s’agit d’une occupation ancienne ou plus récente et contemporaine de celle de la

64 La baie de Hatuana a sans doute servi de lieu de mouillage jusqu’à l’abandon de l’occupation puisque E. Edwards avait recueilli plusieurs ancres de pierre en surface lors de sa visite en 1984. 65 L’analyse des restes osseux, en particulier ceux de poissons, n’est pas encore achevée à l’heure actuelle. Les résultats seront présentés ultérieurement. 66 Un projet novateur de reconstitution des pièces fragmentées à l’aide d’un logiciel informatique a été proposé à partir de la collection de Hatuana.

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dune. Cela étant, il est difficile de comprendre les raisons qui ont poussé des hommes à s’installer à cet endroit plutôt inhospitalier alors que la dune leur apportait des conditions de vie bien meilleures. Cet emplacement aurait-il pu être choisi d’après la fonction symbolique de la pointe Tetiutiu, comme semblent l’attester plusieurs panneaux de pétroglyphes aux abords immédiats ? Auquel cas, la découverte des hameçons est très étonnante. Plusieurs grottes s’enfoncent profondément dans la falaise et forment des cavités directement reliées à la mer. Ce contexte géologique inhabituel aurait pu susciter l’intérêt des anciens Marquisiens et ce à des fins tout aussi pratiques que symboliques.

Fig.2.12 : Relevé des aménagements (HAT-1) de la zone karstique au sud du promontoire

Hormis ce site particulier, l’habitat dunaire semble donc avoir été réservé à des communautés de pêcheurs venant d’autres vallées voisines. Les seules tribus vivant à proximité de Hatuana étaient les Tuhipipi de Haavei, immédiatement à l’est, et les tribus Vaitahi et Naiki de Vaipaee. Il est intéressant de noter que dans les diverses mentions faites des répartitions territoriales des groupes de l’île, la vallée de Hatuana n’est jamais décrite comme un domaine appartenant ou rattaché à telle ou telle tribu (du moins à la période des XVIIIe-XIX e siècles), ce qui une fois encore renforce l’argument d’une occupation non permanente, mais plutôt de visites temporaires.

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Nous avons démontré qu’un habitat plus durable se mettait en place sur la dune ouest dans la seconde moitié du XVIIe ou au tout début du XVIIIe siècle. Il se matérialise par une véritable aire pavée adossée à la paroi rocheuse, qui s’étend d’ailleurs au-delà des limites de notre fouille. A cette époque, l’archipel devenait le théâtre de conflits parfois violents opposant d’une part les tribus installées dans les vallées d’une même île, d’autre part des groupes localisés sur des îles voisines (Kellum-Ottino 1971 ; Pechberty 1995). Cet état de guerre constant ne cessera que dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’imposition de l’autorité coloniale française. Pour Ua Huka, les témoignages de Lawson rapportent des conflits qui opposent très souvent les gens de Vaipaee à ceux de Hokatu. Si par la suite des alliances vont se nouer entre les deux îles, il semble aussi qu’avant 1800, les Naiki de Vaipaee étaient en guerre contre les Taipi de Nuku Hiva (à Hatiheu et Anaho). Les relations historiques de ces conflits éclairent d’une manière encore relative la place de la baie de Hatuana en tant que « zone tampon ». La fonction stratégique du promontoire semble assez prégnante dans les traditions conservées de Ua Huka. Il nous est alors possible d’envisager que la mise en place d’un habitat durable sur la dune soit liée à une volonté d’établir un poste permanent à cet endroit le plus occidental de l’île, offrant un contrôle total sur les invasions ennemies en provenance de Nuku Hiva (l’édification de postes de guet tout autour de l’île est également attestée par nos prospections, cf. infra). Cette nouvelle attribution n’est pas pour autant contradictoire avec la découverte d’hameçons ou de restes fauniques qui traduirait simplement une pêche de subsistance pour cette population (le fait de n’avoir découvert très peu de pièces en cours de fabrication conforterait par ailleurs l’idée que les gens vivant à cet endroit n’étaient peut-être pas des spécialistes de la pêche mais qu’ils apportaient leur matériel d’un autre endroit). Suite à la construction de ce pavage, nous avons mis en évidence une succession assez rapide dans le temps de phases d’abandon et de réutilisation de l’endroit (dans le niveau C notamment). Les données archéologiques trouvent là aussi une corrélation avec les données historiques faisant état de plusieurs invasions de grande ampleur conduisant à l’occupation assez longue de la vallée de Vaipaee par les Taipi de Nuku-Hiva (ce qui implique des mouvements de population entre les vallées). Après que les Naiki eurent réussi à reprendre le contrôle de leur territoire, un traité de paix fut signé avec leurs anciens adversaires qui dura plusieurs décennies. La nouvelle alliance leur permit vers 1827 de chasser la tribu des Tuhipipi habitant Haavei, qui trouva refuge dans la vallée de Houmi à Nuku Hiva. Par conséquent, que le site de Hatuana ait été occupé par des gens de Vaipaee ou ceux de Haavei, son abandon au début du XIXe siècle était justifié dans les deux cas : soit l’avant-poste stratégique n’avait plus de raison d’être étant donné qu’une alliance maintenait désormais une paix durable avec Nuku Hiva, soit l’endroit fut déserté par les Tuhipipi qui avaient fuit Ua Huka. Rappelons que le dernier niveau B d’occupation a été daté entre 1722 et 1818, ce qui fait écho aux traditions historiques. D’après la confrontation entre données archéologiques et ethnohistoriques, il semblerait que l’installation plus ou moins pérenne de petites communautés dans la baie de Hatuana ait été motivée par des raisons à la fois économiques et politiques (voire symboliques) ayant évolué dans le temps. La mise en place d’un habitat durable au XVIIe siècle témoignerait ainsi d’une dynamique inscrite dans un contexte de tensions intertribales. Bien entendu, il s’agit ici de propositions dont il est difficile d’évaluer la valeur réelle, mais ces hypothèses mériteraient d’être vérifiées à l’avenir par d’autres travaux complémentaires.

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Il faut bien noter cependant que la fouille conduite en 2009 répondait à des objectifs précis, notamment celui de fixer l’installation humaine à cet endroit de la plage. Les dunes situées à l’est avaient néanmoins livré des résultats également intéressants en termes de longue chronologie. Les deux datations de 855-1215 A.D. (Beta-116140) et 1170-1290 A.D (Beta-116141) s’avèrent plus anciennes que celles obtenues sur la dune occidentale. Quand bien même elles restent problématiques (en l’absence d’identification botanique et d’après un contexte stratigraphique peu contrôlé), elles suggèrent une diachronie de l’occupation de Hatuana avec potentiellement un premier secteur habité au niveau de la dune la plus haute. Auquel cas, cette occupation pourrait remonter à des phases anciennes susceptibles d’être contemporaines de la colonisation de Ua Huka. Le recours à des fouilles étendues, comme celles que nous avons menées en 2009, offrirait peut-être une perspective chronologique plus longue sur ce site.

2. Le site de Hinipohue L’espace dunaire de Hinipohue est localisé à l’embouchure sud-ouest de la petite vallée de Hiniaehi et à l’extrémité nord-est de la piste d’aéroport. Cette zone, d’une superficie d’environ quatre hectares, est formée d’une dune de sable blanc plantée de aito (Casuarina equisetifolia) qui se développe en amphithéâtre ouvert à l’est (fig.2.13). A l’arrière s’étendent des petits vallons qui constituent le plateau de l’aéroport. Un cours d’eau, aujourd’hui asséché, serpente depuis le nord-ouest et trace son lit au sud de Hinipohue pour rejoindre la côte à l’endroit nommé Pahonu, un lieu privilégié de récolte d’algues marines ainsi qu’un point d’arrivée des tortues en période de ponte (Conte et Payri 2002 : 161).

Fig.2.13 : La dune de Hinipohue vue depuis le nord (cliché G.Molle)

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La dune de sable offre une pente générale de 30 à 40% sur un axe est-ouest, mais celle-ci n’est pas continue et des surfaces planes apparaissent par endroits. Etant ouverte à l’est, la zone bénéficie d’une bonne aération sous l’action des alizés. De plus, l’accès aux ressources marines y est aisé. L’ensemble de ces conditions favorables ont sans aucun doute joué un rôle très attractif pour les populations anciennes.

a. Des vestiges d’habitat superficiels

Une étude préliminaire du site avait été conduite par E. Conte en 1997 afin d’évaluer le potentiel archéologique de la dune. Quelques traces de vestiges anciens apparaissaient en surface, notamment des bordures de pierres, quelques objets de pêche et des débris coquilliers qui laissaient penser que l’endroit avait été habité anciennement. Un sondage de 2 m2 avait été rapidement implanté contre une bordure de dalles de chant constituant une partie de soubassement de maison (Conte et Poupinet 2002 : 148). La stratigraphie présentait deux niveaux anthropiques supérieurs à la couche stérile : le premier était formé de sable gris (A) contenant beaucoup de vestiges de faune, des fragments de charbons et plusieurs artefacts (hameçons en nacre, poids de pêche, limes en corail). Le second se composait de sable marron plus terreux dans lequel étaient disposées deux pierres, peut-être des éléments d’un pavage enfoui situé à 55 cm de profondeur. D’autres traces de charbon associées à des pierres brûlées semblaient indiquer une vidange de four. La stratigraphie assez réduite impliquait a priori une faible profondeur chronologique, aussi aucune datation n’avait été réalisée à ce moment-là. Il est certain que l’apparition rapide du sol stérile en moyenne à 60 cm sous la surface ainsi que la présence des blocs de pierre quasiment en surface ne laissaient pas présager d’une séquence humaine très longue, et en aucun cas d’une installation remontant à la période de peuplement de l’île. Toutefois, comme le soulignait déjà Conte en 1997, l’intérêt du site était plutôt de documenter une occupation côtière remontant éventuellement à la dernière période pré-européenne, et de la replacer dans l’histoire générale de Ua Huka. C’est cet objectif que nous avons souhaité poursuivre à travers un inventaire plus systématique du secteur littoral et la fouille de plusieurs structures d’habitat. La prospection archéologique de la zone de Hinipohue a permis de découvrir au total sept structures localisées sur et à proximité du système dunaire (fig.2.14) : quatre d’entre elles (HIP-1, HIP-3, HIP-4 et HIP-5) sont édifiées dans la pente de la dune principale ; une est située à proximité de la plantation de citronniers du Service de Développement Rural à l’ouest (HIP-2) ; les deux autres (HIP-6 et HIP-7) sont situées au nord-ouest de la dune, non loin de la piste qui relie le site à la route principale. Les structures éloignées de la zone dunaire posent quelques problèmes dans la mesure où leur ancienneté n’est pas attestée de manière certaine. La structure HIP-2 consiste en un grand enclos de forme générale quadrangulaire dont les limites sont matérialisées par des alignements de pierres affleurant à la surface ou reposant à même le sol. L’ensemble mesure au maximum 25 x 16 m. La bordure sud de l’enclos se poursuit 13 m plus loin avec un second alignement situé sur le même axe. Aucun élément ne permettait a priori de définir sa fonction aussi avons nous ouvert un sondage de 1 m2 au centre de l’enclos, qui a été suivi jusqu’à 70 cm de profondeur. Deux couches de terre brune ont été reconnues mais elles sont assez pauvres. On y a découvert seulement quelques ossements d’oiseaux et de poissons ainsi que de rares coquillages, qui ne nous autorisent pas à définir ce sol comme de nature

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véritablement anthropique. Par conséquent, il est difficile d’affirmer la contemporanéité de HIP-2 et des habitats découverts sur la dune67. Deux limes de corail recueillies en surface à l’intérieur de l’enclos pourraient attester d’une relative ancienneté, mais l’argument reste faible. De la même façon, le doute subsiste quant aux structures HIP-6 et HIP-7. La première consiste en un alignement de blocs de 12,4 m de longueur sur un axe est-ouest. Non loin, on observe un ensemble de trois pierres de chant. La seconde est une petite terrasse rectangulaire de 4,3 x 2 m, délimitée par des pierres de chant, construite sur les hauteurs rocheuses qui surplombent la petite baie. Là encore, aucun élément ne permet de déterminer sa fonction réelle.

Fig.2.14 : Localisation des structures découvertes dans le secteur de Hinipohue

(fond de carte IKONOS – includes material © Space Imaging LLC)

Concernant l’espace dunaire à proprement parler, les conditions d’observation ne sont pas idéales. Si des éléments de bordure affleurent à la surface, en partie seulement recouvertes de sable, d’autres blocs en revanche semblent avoir roulé dans la pente et gênent la visibilité générale des vestiges. L’observation de surface s’avère donc insuffisante pour distinguer les structures archéologiques des perturbations postérieures qu’a connues la zone. Aussi avons-

67 Cependant, nous avons interrogé plusieurs habitants de Ua Huka pour qui la structure, bien que méconnue, est ancienne et ne correspond pas à un aménagement récent lié à la plantation ni même à l’élevage de troupeaux de bêtes.

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nous pallié ce problème par l’enregistrement de zones domestiques. En effet, plusieurs secteurs de la dune sont couverts de débris osseux (restes ichtyologiques) et coquilliers (parfois associés à des concentrations de fragments de corail) impliquant des activités de nature anthropique telles que la préparation et/ou la consommation de nourriture. Nous avons donc cherché à associer ces témoins à d’éventuelles structures en sub-surface. Le nettoyage et le décapage des espaces périphériques des dépôts se sont révélés profitables puisque nous avons ainsi mis au jour des vestiges plus ou moins complets de structures d’habitation. Au final, c’est l’association spatiale entre les dépôts coquilliers et osseux, les traces de combustions (charbons et pierres brûlées), les éléments structurels et les artefacts découverts qui ont permis d’identifier quatre zones distinctes. Il n’est pas impossible que d’autres vestiges n’aient pas été repérés mais de manière générale, notre méthode de prospection offre ici une vision plutôt exhaustive. Les ensembles construits sont presque tous situés à la même altitude (environ 30 m) au niveau d’une rupture de pente assez marquée, ménageant une zone quasiment plane, ce qui fut peut-être un critère d’implantation. La structure HIP-1 est localisée sur la façade sud de la dune, tandis que les structures HIP-3, -4 et -5 sont édifiées dans la pente principale à l’ouest. Aucune structure n’a été identifiée au bas de la dune, autour de la petite plage actuelle, mais ce secteur est aujourd’hui occupé par des constructions modernes utilisées par les habitants de Ua Huka venant ici pêcher ou simplement profiter de l’endroit durant le week-end. En raison des perturbations évidentes, il est peu probable de retrouver des vestiges dans cette partie du site. L’état général des structures archéologiques de Hinipohue est relativement mauvais, sans doute en raison des perturbations naturelles (érosion, effets de pente, etc.). Les vestiges sont assez mal préservés et il ne subsiste que peu d’éléments en place, ce qui limite notre compréhension des espaces d’occupation initiaux. On ne retrouve la plupart du temps que des alignements partiels de blocs correspondant à d’anciennes bordures. Aucun pavage en place n’a été mis au jour à l’exception de quelques zones marginales très limitées sur les structures HIP-3 et HIP-5. Cela étant, il n’est pas impossible que les vestiges que nous jugeons aujourd’hui mal conservés correspondent en réalité à des habitats structurellement différents de ceux qui furent découverts sur d’autres sites dunaires. Contrairement à ce à quoi nous aurions pu nous attendre, en l’occurrence des pavages de type paepae comme à Manihina ou Hane, les constructions de Hinipohue présentent en fait d’autres formes architecturales. Les quatre structures dunaires mentionnées plus haut peuvent être interprétées comme des habitats. Les alignements de pierres mis en évidence (parallèles ou perpendiculaires les uns aux autres) correspondent à des bordures constituant très certainement les limites de maisons (fig.2.15). Il s’agit de dalles disposées de chant, dépassant en moyenne de 20 cm le niveau de sol naturel. Les bordures sont rarement complètes et continues, mais leur extension peut être globalement reconstituée. Il apparaît que les habitations suivent un plan rectangulaire. Considérant que la plupart des bordures les plus longues sont construites perpendiculairement à la pente, on suppose que les façades des habitations étaient orientées en direction de la baie. La structure HIP-5 est plus problématique en raison des axes différentiels des quatre groupes de pierres. Très peu de zones pavées sont associées à ces structures : on note quelques blocs au centre de la structure HIP-1 dont la fonction reste indéterminée, ainsi qu’un groupe de plusieurs dalles de module similaire situé dans la partie nord de HIP-3, au niveau duquel a été implanté le sondage 2. Une aire pavée a pu exister autour d’une dalle de chant sur la structure HIP-5 mais

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Fig.2.15 : Relevé des structures HIP-1, -3, -4 et -5 montrant l’emplacement des sondages

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les dimensions assez réduites des pierres employées laissent un doute quant à sa réelle destination. Rappelons que dans le sondage 1 ouvert par Conte en 1997, il était fait mention de deux dalles de pavage situées dans la couche B à 50 cm sous une bordure. Nous n’avons pas découvert de dalles semblables dans les sondages réalisés en 2009. Par conséquent, les vestiges de Hinipohue sont bien différents des grandes surfaces pavées mises au jour sur les autres sites dunaires de Ua Huka. Les caractéristiques architecturales énoncées ci-dessus nous laissent envisager des constructions légères délimitées au sol par des bordures de pierre, mais dont l’espace intérieur ne présente a priori aucun aménagement particulier. Il s’agissait sans doute de simples maisons construites en bois et en couvertures végétales, sans fondation durable. La nature du sédiment et l’absence d’observation systématique (les angles des maisons n’ont pu être reconnus en raison de l’aspect partiel des bordures) ne nous ont pas permis d’identifier de quelconques trous de poteaux ou de piquets, susceptibles de renforcer l’hypothèse d’habitats légers. Certains aménagements intérieurs ont pu exister comme le montrent plusieurs dalles de chants perpendiculaires disposés à l’arrière de la bordure nord de la structure HIP-1. Il peut s’agir de deux structures juxtaposées ou bien d’une partition de l’espace interne d’une grande maison. Trop d’éléments sont manquants pour reconstituer son aspect originel. Plusieurs blocs à la surface plane sont aussi disposés dans la partie sud-est. On ignore s’ils étaient intégrés autrefois à cet habitat, auquel cas il n’est pas aisé de définir leur fonction. Une seule structure de combustion a été découverte en place dans le sondage 2 sur HIP-3. Les seuls autres témoignages directs d’une occupation humaine sont les dépôts coquilliers de surface parfois associés avec des objets.

b. L’occupation ancienne du site

Etant donné les difficultés d’interprétation du site de Hinipohue à partir des seules observations de surface, plusieurs sondages ont été implantés sur trois zones d’habitat (un sur HIP-1, deux sur HIP-3, un sur HIP-4). Dans tous les cas, les stratigraphies sont simples et semblables et les profondeurs de fouille réduites dans la mesure où on ne discerne en général qu’une seule couche anthropique supérieure au niveau de sable blanc corallien stérile (fig.2.16). Son épaisseur varie selon les endroits entre 10 et 25 cm d’épaisseur. Sous un couvert superficiel d’aiguilles de aito et d’une fine couche humique, ce niveau se définit par un sédiment de sable terreux de couleur brun foncé, dans lequel on a recueilli l’essentiel des objets (au total, huit hameçons et un pêle-fruit ‘i’i en porcelaine). Des fragments de charbon sont dispersés dans l’ensemble du niveau mais aucune trace de combustion n’a été directement observée. Parfois, on rencontre quelques blocs de pierre, souvent de petit module (inférieur à 10 cm). Nous avons aussi récolté des restes de faune (ossements de poissons, coquillages et mollusques), attestant une activité culinaire. Ce niveau anthropique repose sur une couche de sable blanc corallien stérile étendue à l’ensemble de la dune. Notons toutefois que le sondage 1 de HIP-3 montre une variation stratigraphique dans la mesure où la couche anthropique n’est pas située immédiatement au-dessus du niveau stérile. En effet, nous avons mis en évidence ce qui pourrait constituer une interface sans pour autant qu’elle soit nettement visible en cours de fouille et dans la coupe. Entre les couches 1 et 2, on observe une zone de faible épaisseur dans laquelle le sable blanc est mélangé à du sable terreux qui pourrait provenir du niveau 1. C’est le seul endroit de la dune où nous avons observé cette lentille diffuse, les autres stratigraphies offrant au contraire

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une séparation bien marquée entre les niveaux. Deux hameçons y ont été recueillis. Il est possible que le sol naturel ait connu des remaniements avant ou pendant l’occupation du site, ce qui expliquerait les phénomènes d’enfouissement dont ce sondage est témoin. D’ailleurs, on rencontre un peu plus bas une branche de corail détritique qui pourrait aussi correspondre à la période d’installation.

Fig.2.16 : Comparaison des coupes stratigraphiques obtenues dans les trois sondages principaux de Hinipohue

Les stratigraphies observées en 2009 sont donc quelque peu différentes de celle fournie par Conte. Toutefois, par sa composition, la couche A qu’il décrit correspondrait en réalité à un niveau de recouvrement superficiel éventuellement lié à la couche principale B. Le fait qu’il soit plus épais contre la bordure de pierres peut indiquer une accumulation d’origine éolienne, ici limitée au nord, et la diffusion horizontale du sédiment vers le sud visible sur la coupe de 1997, pourrait aussi signifier un écoulement dans la pente. Par conséquent, la couche B de Conte serait en fait le seul véritable niveau anthropique, similaire à notre couche principale. La matrice de sable terreux marron charbonneux est comparable, la présence de pierres brûlées, d’une vidange de four et la découverte d’objets confirment son caractère anthropique. Le petit foyer du sondage HIP-2-SOND-2 a été daté (Wk-27336) à 306 ±30 B.P., soit en âge calibré un intervalle de temps compris entre 1488 et 1650 A.D. (l’échantillon n’a pas pu faire l’objet d’une identification botanique). Cette structure de combustion apparaît à une dizaine

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de cm environ sous la surface pavée, mais dans l’angle sud-est du sondage qui ne montrait aucune dalle au niveau supérieur. Elle repose sur la couche stérile dans laquelle sont prises deux pierres brûlées. Il est donc possible que le pavage et le foyer soient contemporains malgré leur différence d’altitude. Auquel cas il nous faudrait considérer un niveau unique, ce qui rejoint nos premières suppositions, pour une occupation remontant au XVIe siècle. Etant donné que le pavage était visible en surface, le recouvrement du site est très minime au regard de la durée d’abandon de la structure (plus de trois siècles). La petite baie étant exposée à l’est et aux vents dominants, on peut supposer que l’action éolienne a empêché une sédimentation importante du site, et contribué ainsi à conserver les vestiges anciens en surface ou tout au moins à faible profondeur.

c. Un hameau de pêcheurs

Le site de Hinipohue présente des conditions écologiques favorables à une implantation humaine. L’ouverture de l’espace dunaire en amphithéâtre sur une petite baie ventilée en fait un point d’attraction certain pour les communautés qui pouvaient y trouver un accès aisé aux ressources marines dont elles avaient besoin : pêche côtière68, collecte des coquillages, capture des tortues ou bien encore ramassage des algues marines (six espèces ont été recensées à Pahonu) destinées à la consommation alimentaire. Il est donc fort probable que ce site fut fréquenté au moins temporairement dès les premiers temps du peuplement de l’île. Toutefois, les travaux archéologiques conduits à cet endroit n’ont pas permis de mettre en évidence des traces d’occupation remontant à des périodes très anciennes. En revanche, les structures de surface que nous avons étudiées témoignent d’une installation plus durable. On peut estimer au minimum à cinq ou six le nombre de maisons (même si comme nous l’avons déjà souligné, l’inventaire n’est peut être pas exhaustif). La faible étendue de cette occupation nous incite à la définir comme un petit hameau, c’est-à-dire une zone d’habitat située à l’écart du village principal. La forme des maisons ne peut être totalement reconstituée en raison du mauvais état de préservation des vestiges ; toutefois, il s’agissait de structures légères sans véritable soubassement ou sol pavé de type paepae. De simples bordures de pierres limitaient des espaces intérieurs abrités par des constructions en matériaux périssables. Une date fait remonter cette occupation au XVIe siècle. Si l’on considère la carte de répartition des tribus fournie par Handy, le secteur de Hinipohue, comme celui de Hatuana, ne semble pas rattaché à une communauté précise. D’un point de vue géographique cependant, la dune constitue un accès à la mer pour les groupes installés à Hiniaehi, la petite vallée située immédiatement au nord, elle-même rattachée à Hinitaihava et Hane à l’est. Il est donc fort probable que le site dunaire ait été fréquenté par des membres de la tribu des Tititea qui occupait alors toute la région de Hane et Teponoa à l’ouest (Hinitaihava selon Kellum-Ottino)69. Ce hameau fut certainement le lieu de vie de pêcheurs, comme l’attestent d’une part les restes osseux et coquilliers associés aux habitations, d’autre part les artefacts découverts en fouille :

68 La pêche côtière à Hinipohue est toujours pratiquée aujourd’hui de manière hebdomadaire. 69 La vallée de Hiniaehi dont dépend géographiquement Hinipohue n’a pas encore fait l’objet d’une prospection extensive, mais une visite en 2009 nous a permis d’identifier une zone d’habitat assez dense en fond de vallée (21 structures indépendantes au minimum).

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deux fragments de leurre à bonite, 15 hameçons en nacre (fig.2.17), trois ébauches d’hameçons, 18 limes ou fragments de lime en corail, et un poids de pêche de type plomb de sonde (Lavondès 1971b). On note aussi la découverte en surface d’un fragment d’herminette polie, ainsi que d’un éplucheur en porcelaine ‘i’i .

Fig.2.17 : Hameçons en nacre découverts à Hinipohue dans les fouilles de 2009

Pour terminer, rappelons que dans la zone rocheuse située immédiatement au nord-ouest de la baie, reliant la dune de Hinipohue à la plage de Hiniaehi, Linton décrivait une cavité funéraire associée à une plate-forme d’exposition de cadavres (1925b : 126). Le dépôt était constitué de cinq crânes adultes, et des ossements de cochons et de poissons. Il a aujourd’hui disparu, mais nous sommes parvenus à identifier l’endroit en question. En-dehors de toute considération chronologique, il est intéressant de noter la proximité éventuelle d’un dépôt funéraire côtier, ce qui en soit même est assez rare (cf. infra), avec un site de pêcheurs, surtout lorsqu’on sait que des crânes étaient tout particulièrement employés dans des rituels de pêche, et notamment de protection contre les requins (Handy 1923 : 167).

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3. Le site de Hane

Il est impossible d’évoquer l’histoire ancienne de Ua Huka sans discuter de l’un des sites dunaires les plus importants, celui de Hane aussi connu sous l’appellation MUH-I donnée à l’endroit par Sinoto dès 1964 et sous laquelle il sera longtemps désigné par la suite. Les fouilles archéologiques qu’il y entreprend à cette époque conduisent rapidement à une découverte majeure de la discipline dans la région polynésienne, puisque la stratigraphie qu’offre ce site et les datations obtenues constitueront une base essentielle du scénario orthodoxe de peuplement du triangle, mais aussi de la préhistoire de l’archipel. Beaucoup de questions restaient cependant sans réponse depuis lors, sur lesquelles il était nécessaire de revenir. En 2009 eut lieu une nouvelle campagne de fouille sur le site, dont nous présentons ici les résultats préliminaires relatifs à la stratigraphie et à la chronologie afin d’insérer l’ensemble dunaire à notre perspective globale.

a. Travaux antérieurs, problèmes et problématiques archéologiques a.1 Les principales fouilles

Comme nous l’avons rappelé dans la première partie de notre travail, la découverte en 1963 du site archéologique de Hane fut en quelque sorte le fruit du hasard. Le passage de deux tsunamis quelques années plus tôt avait dégagé une partie de la couche superficielle de la dune, mettant au jour des vestiges de pavages en pierre et de très nombreux artefacts (hameçons en nacre, limes en corail, fragments d’herminettes etc.). Dans un contexte d’émulation scientifique initié par les résultats de Suggs à Nuku Hiva, le Dr. Y. Sinoto et son assistante M. Kellum organisèrent rapidement une première session de fouille l’année suivante qui sera suivie d’une seconde mission plus courte en 1965. Ces travaux concernaient surtout la dune principale, la plus haute et la plus ancienne, située presque au centre du cordon littoral, à l’extrémité de la route menant au village. Le site fut divisé en trois zones distinctes (fig.2.18) : l’aire A s’étend au sud depuis la plage jusqu’à l’ancienne piste traversant la dune d’est en ouest ; l’aire B correspond à l’élévation principale de la dune au nord de la piste ; l’aire C regroupe un ensemble de sondages dispersés au nord de l’aire B. La dernière zone n’a fourni que très peu de vestiges, aussi l’attention des chercheurs s’est-elle focalisée sur les deux premières qui livrèrent, outre un riche matériel, des niveaux d’occupation humaine successifs matérialisés par des pavages, des structures de combustion ou bien encore l’aménagement de sépultures. Un premier rapport fut présenté en 1965 (Sinoto et Kellum-Ottino 1965) et les résultats furent repris dans une série d’articles et de parutions (Sinoto 1966, 1970a, 1970b, 1979a). Si Hane devint sans conteste un site de référence, l’information qui s’y rapporte s’avère néanmoins fort réduite ce qui complique énormément toute étude postérieure. Il est en effet à déplorer qu’à ce jour, aucune synthèse n’avait jamais été produite sur ces fouilles majeures, limitant de fait notre vision et notre compréhension du site. Par exemple, très peu de plans sont disponibles (certains repris plus loin dans notre travail) et beaucoup de données sont finalement manquantes. Une fouille, cette fois-ci de sauvetage, fut organisée en 1984 sous la direction de E. Vigneron. A la suite d’importantes crues survenues en 1983, la partie ouest de la dune à proximité de

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l’aire B avait été arrachée et emportée, créant une nouvelle coupe dans laquelle apparaissaient à nouveaux des vestiges anciens, dont de nombreux ossements humains. Des opérations de protection furent rapidement mises en place afin d’éviter une dégradation encore plus grande. A cette occasion, des travaux archéologiques eurent lieu permettant d’acquérir une nouvelle coupe stratigraphique dont les niveaux sont corrélés pour la plupart avec ceux de Sinoto (Vigneron 1984 : 25), et de conduire une étude rapide des sépultures. Mais là encore, aucune synthèse n’a été proposée sur ces opérations qui se sont achevées par la mise en place de gabions et murets de protection périphériques qui limitent à présent la dune principale.

Fig.2.18: Plan de la dune principale de Hane montrant l’emplacement des fouilles de Sinoto et celles de 2009

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a.2 Manque ou insuffisance : multiplication des points de vue et problématiques

Malgré des missions de terrain de grande ampleur, de nombreuses questions furent soulevées dès la publication des premiers résultats, qui allaient engager par la suite plusieurs chercheurs dans une réflexion approfondie sur la nature du site. Nous n’évoquerons ici que les principaux problèmes directement liés à notre propre travail de synthèse. La difficulté essentielle résidait dans la reconnaissance des niveaux d’occupation humaine. En effet, des travaux de Sinoto, seules quatre coupes stratigraphiques sont disponibles : deux pour l’aire B, dans les carrés O84 et J86, et deux autres pour l’aire A, dans l’unité 2 (O108) et l’unité 3 (P-T108). Hormis J86, chaque coupe a livré une succession de niveaux dont la plupart sont d’origine anthropique. Des pavages constituent des marqueurs assez fiables, répartis dans quasiment tous les secteurs de fouille. Bien que Sinoto ait proposé une hypothèse de relation entre les aires A et B, la distance séparant les deux zones et les distinctions notables dans l’agencement des niveaux traduisent certainement une réalité ancienne différente. L’ensemble de l’argumentation de Sinoto repose en fait sur les données issues du tertre principal de l’aire B, c’est-à-dire la stratigraphie observée dans le carré O84 dont l’illustration constituait jusqu’à présent la seule vision dont on disposait (cf. fig.2.19). Six niveaux (levels) ont été reconnus dans ce sondage :

- Level I (12-18 cm sd) : pavage supérieur suivi d’un niveau de sable foncé humique. - Level II (18-25 cm sd) : niveau de sable corallien stérile. - Level III (25-50 cm sd) : pavage intermédiaire suivi d’un niveau de sable foncé.

Plusieurs foyers et fours sont présents au bas du niveau. Des trous de poteaux se poursuivent dans le niveau inférieur.

- Level IV (50-158 cm sd) : niveau de sable clair stérile dans lequel sont découvertes les sépultures. Aucune trace d’occupation visible.

- Level V (158-178 cm sd) : pavage inférieur suivi d’une couche de sable foncé très riche, notamment en os de poissons. Des trous de poteaux se poursuivent sous le pavage dans le niveau VI, et étaient remplis de sédiments provenant du niveau V.

- Level VI (178-198 cm sd) : niveau de sable blanc comprenant quelques ossements de poissons. Les quantités diminuent progressivement jusqu’au stérile au bas du niveau.

Les discussions relatives à la séquence de Hane (à laquelle sera ensuite assimilée le groupe nord des Marquises) s’appuient donc essentiellement sur cette stratigraphie. Néanmoins, elle fit l’objet de réévaluations. Sinoto comme Anderson (Anderson et al. 1994) ne considéraient que deux grandes périodes d’occupation, l’une ancienne représentée par les niveaux V-VI, l’autre plus récente dans les niveaux I-IV. A l’inverse, Kirch (1986), tout en déplorant le manque d’information, supposait une occupation plus complexe ; les répartitions différentielles de matériel dans chaque unité stratigraphique suggéraient par ailleurs une distinction marquée entre les niveaux reconnus.

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Fig.2.19 : Coupe stratigraphique et niveaux reconnus dans le carré O84 (d’après Sinoto 1966).

Le second problème est posé par la chronologie du site (tab.2.2). Les premiers résultats de Sinoto bénéficiaient, tout comme ceux de Suggs, des récents développements des méthodes de datation radiocarbone. Ainsi, quatre dates furent initialement proposées, dont seules deux étaient issues de la stratigraphie de O84 décrite précédemment (mais l’une d’entre elles, Gak-528, fut très vite écartée car jugée trop moderne). Le niveau V inférieur fut daté à 1100 ±100 B.P. ce qui en faisait une date relativement ancienne, bien que plus récente que la date obtenue par Suggs dans le niveau profond de Ha’atuatua. Cependant, au cours des analyses menées par le laboratoire de Gakushuin étaient déjà apparues quelques différences qui tendaient à rajeunir les résultats obtenus, ce que reconnaissaient par ailleurs le Dr. Kigoshi et Sinoto (1965 : 35). En conséquence, ce dernier en vint donc à considérer le niveau VII mis en évidence dans le sondage ouest comme plus ancien, plaçant l’installation humaine sur la dune aux environs de 700 A.D. Dans son article de 1970, Sinoto intégrait à son argumentation une nouvelle série de datations effectuées sur d’autres échantillons recueillis lors de sa fouille. Ces analyses furent conduites par trois laboratoires différents : celui de Gakushuin (GaK), le Washington University Laboratory (WSU) et l’University of Pennsylvania Laboratory (P). Les résultats confirmaient les propositions de Sinoto et lui permettaient ainsi de développer son modèle orthodoxe, faisant remonter le peuplement de l’archipel marquisien entre 300 et 600 A.D. (Sinoto 1970 : 113). Ils furent sévèrement critiqués par Kirch (1986) qui mettait en avant des problèmes relatifs au pré-traitement des échantillons ainsi qu’aux méthodes elles-mêmes employées par Gakushuin. Les calibrations qu’il proposa remettaient alors en question l’ensemble de la séquence de Sinoto puisque dans son modèle, Kirch défendait l’idée d’une installation humaine à Hane (niveaux V et VI) entre la fin du premier millénaire B.C et la moitié du premier millénaire A.D. Il est certain qu’outre les difficultés intrinsèques des analyses en laboratoire (protocoles, échantillonnages, traitements, corrections marines et calibrations), la série de dates de 1970

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apparaît peu pertinente, comme l’a bien démontré B. Rolett (1998 : 55). D’une part, les nouveaux échantillons proviennent de sondages éloignés de la coupe initiale O84 et de contextes stratigraphiques non contrôlés. Seule la date WSU-525 est susceptible de dater précisément le niveau VI, mais le résultat est pourtant contradictoire avec les précédents. Anderson qui reconsidéra ces séries de dates selon d’autres critères d’analyse, concluait en l’impossibilité de raisonner à propos de la séquence de Hane à partir des résultats obtenus jusqu’alors (Spriggs et Anderson 1993 ; Anderson et al. 1994). Ceci l’amena à proposer une nouvelle série de datations (Anderson et Sinoto 2002) réalisées par les laboratoires de Waikato et de l’ANU, et allant dans le sens d’un rajeunissement très net des précédentes propositions, la première occupation ne remontant pas au-delà de 1000 A.D.

n° laboratoire matériau Contexte Niveau Prof. (sd) Date radiocarbone (B.P.)

série 1 (Sinoto et Kellum-Ottino 1965 ; Sinoto 1966)

Gak-528 charbon Aire B, N-84, foyer III 45 cm 180 Gak-529 charbon Aire B, O-86, sous pavage V 144 cm 1100 +/- 100

Gak-530 charbon Aire A, R-108 VI 141 cm 840 +/-110

Gak-531 charbon Aire A, Q-108, sur pavage II 69 cm 715 +/-100

série 2 (Sinoto 1970 ; Rolett 1998 ; Anderson et al. 1994)

Gak-930 charbon Aire A V ? 530 +/-180

Gak-931 (*WSU-490) charbon Aire A, Q-110 VI 497 cm 660 +/-80

Gak-933 charbon Aire B III ? ? 250

Gak-934 charbon Aire B V ? 380 +/-150

Gak-935 (*WSU-491) charbon Aire B, K-96, sous pavage V-VI ? 250 cm 250

Gak-936 (*WSU-492) charbon Aire B, N-92 V ? 200 cm 250

WSU-490 charbon Aire A, Q-110 VI 497 cm 1345 +/-195

WSU-491 charbon Aire B, K-96, sous pavage V-VI ? 250 cm 1675 +/-195

WSU-492 charbon Aire B, N-92 V ? 200 cm 1380 +/-160

WSU-512 ♦ coquillages Aire B, K-94, sous pavage V-VI ? ? 1210 +/-195

WSU-516 ♦ coquillages Aire A, Q-110 VI 477-502 cm 1915 +/-200 WSU-524 ♦ coquillages Aire B, L-86, sous pavage V ? ? 1750 +/-140

WSU-525 ♦ os de tortue Aire B, L-96, sous pavage VI ? ? 645 +/-370

P-1123 charbon Aire B, P-86, four V 200 cm 657 +/-66 série 3 (Anderson et Sinoto 2002) Wk-8590 charbon Aire B, M-90 VI 220 cm 640 +/-130

Wk-8591 charbon Aire A, O-108 IV 440 cm 1030 +/-150

Wk-8592 charbon Aire A, N-108 IV 416 cm 690 +/-60

Wk-8593 nacre Aire B, L-98-10, sous pavage IV ? 1120 +/-60 Wk-8594 nacre Aire B, M-94-40, sous pavage VI ? 1340 +/-50

Wk-8595 coquillage Aire B, L-96-24, sous pavage VI ? 1240 +/-50

Wk-8596 coquillage Aire A, O-108 IV 440 cm 1230 +/-50

ANU-11376 nacre Aire B, L-94-12 V 160 cm 1210 +/-60 ANU-11384 charbon Aire B, O-86 IV 100 cm 290 +/-60

ANU-11385 charbon Aire B, M-92 V 190 cm 970 +/-60

* : trois échantillons ont été dupliqués et analysés par deux laboratoires différents - n° duplicat entre parenthèses

♦ : les dates radiocarbone indiquées pour les échantillons de coquillages et os de tortues sont reprises de Anderson et al. 1994 (degré de fractionnement Hunt et Holsen 1991)

Tab.2.2 : Synthèse des dates antérieures obtenues sur des échantillons de Hane

La multiplication des dates et les diverses propositions qui en résultent ne sont cependant jamais parvenues à résoudre les problèmes inhérents aux contextes archéologiques non contrôlés et définis. Face aux modèles construits par chacun, il devenait impossible de trancher d’une part sur la réelle ancienneté du site, d’autre part sur le rythme d’évolution culturelle des communautés installées à cet endroit. Le seul moyen d’établir définitivement la

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séquence résidait donc dans la réouverture d’un nouvel espace de fouille, suffisamment large pour offrir une vision complète de la stratigraphie et des échantillons datables associés.

b. Les fouilles de 2009 : description de la stratigraphie

Lors de la session 2009 dirigée par E. Conte, une section fut délimitée dans la partie la plus haute de la dune, c’est-à-dire l’aire B de Sinoto. C’est en effet à cet endroit que nous étions susceptibles de découvrir la stratigraphie la plus profonde. Cela étant, les transformations qu’a connues la zone depuis 1965 rendaient difficile la reconnaissance des espaces déjà excavés. Avec l’aide des habitants de Hane, qui pour certains se souvenaient avoir participé aux fouilles dans leur jeunesse, et grâce aux quelques relevés topographiques et photographies anciennes dont nous disposions, nous sommes parvenus à circonscrire un espace au sommet de la dune qui n’avait pas été touché jusqu’à présent. Il s’agit d’une zone de 18 m² (un rectangle de 3 x 6 m orienté nord-sud) à l’ouest de l’ancien séchoir à coprah. En raison du manque de précision évident fourni par les plans de 1964, il est peu aisé d’établir une comparaison exacte mais il semble que la structure recouvrait une partie de l’angle sud-est de notre fouille où, par ailleurs, deux trous de poteau ont été identifiés qui pourraient tout à fait correspondre au séchoir. Nous disposions alors d’une surface non perturbée dont la stratigraphie était, du moins spatialement, proche de celle indiquée par Sinoto pour le carré O84, distant d’environ 6 m. Un carroyage fut mis en place, symbolisé par les lettres D, E et F sur la largeur est-ouest, et les chiffres 7 à 12 sur la longueur nord-sud. Nous avons le plus souvent suivi le déroulement stratigraphique naturel par la reconnaissance des couches de sédiment homogène. Lorsque leur épaisseur s’avérait importante, nous avons procédé à des décapages par couches arbitraires (10 cm). Les niveaux préliminaires désignés en cours de fouille furent repris ensuite par l’analyse, ce qui nous permet au final de décrire ci-après une succession de 10 niveaux différents au-dessus de la couche stérile, désignés par des lettres allant de A à J. L’un des objectifs étant à terme de proposer une étude des modes de subsistance à travers l’analyse des restes fauniques, nous avons opté pour un tamisage systématique de l’ensemble du volume sédimentaire excavé (maille de 3 mm) afin de récupérer tous les ossements, ainsi que certains fragments d’objets (des petits hameçons notamment) non visibles lors de la fouille. Signalons enfin que nous étions accompagnés sur le terrain par S. Etienne, géomorphologue de l’UPF, qui a pu mener des observations sédimentologiques sur place ainsi que des analyses granulométriques (en collaboration avec le laboratoire GEOLAB de Clermont-Ferrand) dont nous préciserons quelques aspects dans notre description.

- Niveau A Cette couche est formée de deux unités : en surface, on observe un horizon pédologique peu épais (3-4 cm) et de couleur foncée supportant une végétation herbacée rase. Immédiatement en dessous, on rencontre un niveau de sables clairs. Celui-ci présente un chevelu racinaire sur une épaisseur moyenne de 7 cm. Ces deux unités (le contact entre elles est diffus) constituent ainsi un sol embryonnaire d’origine éolienne ayant recouvert les vestiges enfouis. Il correspond au niveau de fréquentation moderne, ce qui explique qu’on y ait découvert quelques déchets plastiques et métalliques (bouchons, morceaux de verre etc.). Les premiers vestiges apparaissent assez rapidement impliquant la définition d’un second niveau.

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- Niveau B

Ce niveau se compose de sables foncés et la transition avec la couche supérieure est franche. L’ensemble du niveau présente un empierrement étendu à toute la fouille de manière hétérogène : la densité de blocs dans les bandes 11 et 12 est en effet plus faible que dans la partie nord. L’aspect général est assez disparate, ce qui laisse un doute quant à la définition d’un véritable pavage, même remanié. Les blocs de basalte ont des modules variés allant de 10 à 70 cm de grand axe. Par endroits, certains sont superposés et d’autres ont pu connaître des perturbations postérieures ayant modifié leur positionnement initial. En raison de ces variations d’altitude, il est très difficile de discerner un véritable niveau horizontal. En réalité, ces blocs forment un niveau aménagé entre 30 et 70 cm de profondeur. L’aspect a priori perturbé du pavage est dû à la présence de plusieurs sépultures qui lui sont directement associées. Les restes humains ont été étudiés sur place par P. Murail, l’anthropologue physique de la mission. L’analyse de cet ensemble funéraire fera prochainement l’objet d’une publication détaillée, aussi ne faisons-nous ici que quelques remarques générales. Sept sépultures primaires sont aménagées dans le niveau B, regroupant au total huit individus (la sépulture n°5 est une inhumation primaire double simultanée). Elles se situent entre 35 et 69 cm de profondeur (sd). On compte six enfants : l’un est âgé d’environ 6 mois, un autre est âgé entre 1,5 et 2,5 ans, les quatre autres entre 4 et 6 ans ; deux adolescents de 10-13 ans et 12-15 ans sont aussi représentés. Le sexe n’a pu être déterminé pour ces individus immatures. Les positions des corps sont variées, même si le décubitus latéral (droit ou gauche) semble privilégié. Des architectures funéraires ont été clairement mises en évidence. Généralement, des blocs sont utilisés pour aménager des espaces dans lesquels les corps sont calés contre et entre des pierres ; parfois même, les sépultures sont entièrement recouvertes par des blocs qui en ferment l’accès. Elles s’intègrent donc parfaitement à l’espace empierré. Des traces d’enveloppe et/ou de couverture en matériau périssable (peut-être du tapa) ont été observées. La disposition des squelettes, très bien juxtaposés les uns aux autres, suggère un marquage des tombes en surface, permettant d’enterrer les défunts à des endroits précis sans perturber les individus voisins déjà inhumés.

- Niveau C Ce niveau est défini en raison de sa composante archéologique et non sédimentaire puisque la matrice est semblable à celle définie au niveau précédent. Il se développe entre 70 et 85 cm de profondeur. On ne distingue pas réellement de couche de sable entre les deux niveaux (contrairement à Sinoto). Le niveau C présente un pavage en place, surtout visible dans la partie nord de la fouille, auquel sont associées plusieurs inhumations. Deux sépultures sont découvertes dans le carré E7 : les individus nos15 et 17 sont disposés l’un au-dessus de l’autre sur une profondeur de 37 cm. Là aussi, les corps sont calés par des blocs dans des coffrages funéraires. La sépulture n°10 est peut-être également intégrée à ce niveau, mais il est difficile de l’affirmer en raison de l’état du squelette. Celui-ci se compose en fait de trois ensembles osseux, disposés à des altitudes différentes, appartenant à un même individu. Parmi eux, on compte une jambe isolée ce qui implique une réintervention (par ailleurs très rapide puisque la décomposition n’avait pas encore commencé). Dans la moitié sud, quatre autres squelettes ont été mis au jour (6, 9, 11 et 12). Trois d’entre eux sont partiels mais l’absence de certains ossements s’explique par des perturbations

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postérieures à l’inhumation, liées à la mise en place d’un four (en E10-F10-E11-F11). La fouille minutieuse de la structure de combustion et son espace périphérique offre un déroulement stratigraphique impliquant une succession de gestes entre trois éléments. Le four est constitué de deux lits supérieurs de pierres chauffées entre 54 et 71 cm, recouvrant une fosse de charbons de 5 cm d’épaisseur pris dans une matrice de sable rosé, caractéristique d’un épisode de feu. A l’ouest, la sépulture n°11 est celle d’un individu masculin âgé en décubitus dorsal dont il manque la tête (crâne et mandibule) initialement disposée à l’endroit où le four a été creusé. Il est encore difficile de dire si le prélèvement fut intentionnel ou non mais il certain que cette action a eu lieu après la décomposition du cadavre soit un intervalle de temps d’au minimum six mois. Suite à l’inhumation n°11, le four est donc mis en place à l’est puis utilisé. Cette structure est plus tard recreusée dans sa partie nord-est pour y aménager la sépulture de l’individu n°12, une femme dont le corps est placé immédiatement contre la lentille charbonneuse. La relation temporelle entre les sépultures 11 et 12 ainsi que le foyer intermédiaire est ici bien déterminée par la stratigraphie. Les sépultures 6 et 9 sont situées à proximité du four mais en l’absence de datations complémentaires, on ne peut que supposer qu’elles sont contemporaines de la sépulture 12.

- Niveau D Le niveau D débute en moyenne à 90 cm de profondeur, même si certains blocs qui lui sont associés apparaissent dès 85 cm. Contrairement aux niveaux B et C, on assiste à une transition sédimentaire franche (et de forme ondulée) entre les niveaux C et D, puisqu’on atteint une couche de sables clairs à stratifications entrecroisées, moyens au sommet et plus fins à la base, dans laquelle se distinguent des lits de sables grossiers noirâtres peu épais70. La couche est stérile. En réalité, nous avons distingué deux unités qui correspondent à une répartition différentielle des vestiges tant sur un plan horizontal (distinction entre partie nord et sud) que vertical. Cette dernière est cependant moins perceptible en fouille. ▪ Le niveau D1 se développe entre 90 et 115 cm de profondeur. C’est dans cet intervalle que sont déposées trois sépultures : nos13 et 16 au nord (bandes 7 et 8), n°14 en D10. Seules les deux premières ont été entièrement fouillées. L’individu 14 ne présentait que son crâne dans la section de fouille, le reste de son corps étant déposé au sud-est, soit hors limites. Les individus 13 et 16 étaient allongés parallèlement suivant un axe NO-SE, l’un en procubitus, l’autre en décubitus dorsal. Les corps étaient une fois encore calés entre des blocs de module moyen alignés sur leurs longs côtés, qui affleurent au niveau du pavage C. Les trois individus sont donc inhumés dans une couche de sable éolien marquant l’abandon de l’occupation antérieure. La partie sud de la fouille ne présente quant à elle aucun vestige particulier. ▪ Le niveau D2 se développe entre 115 et 140 cm. Il concerne surtout la partie sud (bandes 9 à 12) étant donné qu’aucun vestige n’a été découvert sous les sépultures 13 et 16. Il est beaucoup moins épais au nord (5-10 cm) qu’au sud (20 cm en moyenne). Peu d’éléments sont en place hormis quelques blocs de module moyen (< 25 cm), des fragments de branches de corail et du cailloutis épars. La densité de petites pierres est néanmoins plus forte dans la

70 Ces lits grossiers sont interprétés par S. Etienne comme les traces d’évènements météorologiques paroxystiques ayant entraîné leur mise en place sur la dune de sable. L’analyse granulométrique plaide par ailleurs pour une origine éolienne (vents forts tels que tempêtes ou cyclones) plutôt qu’une invasion de vagues, lors de tsunamis par exemple.

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bande sud (carré F12 et angle sud-ouest de D12 où une concentration de blocs apparaît vers 115-120 cm, pris dans une zone de terre meuble). Comme nous le verrons plus loin, ce niveau correspond à un recouvrement du niveau E antérieur.

- Niveau E (fig.2.20) Ce niveau d’occupation est matérialisé par un pavage étendu dans la partie nord de la fouille. Il est dense et régulier dans l’angle nord-est (carrés D7, E7, F7, E8, F8, F9) mais on trouve également d’autres blocs dispersés dans les carrés voisins D8, D9 et E9. Les pierres employées dans la construction sont de module moyen (15 à 30 cm). Les espaces interstitiels sont remplis de petits éléments et de gravier. Aucune véritable bordure n’est mise en évidence ce qui n’est guère étonnant dans un contexte dunaire où les vestiges subissent des perturbations constantes. Toutefois, la densité nettement plus faible de dalles au sud-ouest indique peut-être une zone extérieure par rapport au sol d’habitat pavé. Un léger pendage est visible : les dalles apparaissent à 123 cm au nord-est et à 135-140 cm au sud-ouest. Immédiatement sous le pavage se trouve une fine couche de sable assez riche en restes osseux et en hameçons ; il s’agit en fait de la matrice dans laquelle sont disposés les blocs (les ossements et artefacts ont sans doute glissé entre les pierres pour se retrouver en dessous), si bien que le niveau E se poursuit un peu plus profondément (5-8 cm). La partie sud de la fouille est très différente. Les bandes 10 et 11 sont quasiment vides de tout vestige, si ce n’est du cailloutis et quelques petites pierres ainsi que des branches de corail posées à plat. La bande 12 est plus riche. On constate une densité plus forte de cailloutis associé à quelques gros blocs. La concentration dans l’angle sud-ouest, notée au niveau supérieur, se poursuit. Cette répartition différentielle des vestiges à l’intérieur de l’espace de fouille pourrait donc suggérer une zonation entre deux ensembles. Cette interprétation sera évaluée plus loin.

- Niveau F (fig.2.21) Le niveau F se définit essentiellement par la reconnaissance de nappes de cendres et de charbons plus ou moins étendues. On en compte au moins quatre différentes, réparties sur toute la surface de fouille. ▪ Une première nappe (a) occupe au nord les carrés E7 et F7. Elle apparaît à 156 cm et se poursuit jusque 162 cm soit une épaisseur moyenne de 6 cm, reposant directement sur le pavage suivant (niveau G). On distingue à l’intérieur des petites zones de sable rose brûlé, d’autres de sable plus clair et des zones cendreuses et charbonneuses. Dans le carré F7, la limite sud-est de cette nappe est parfaitement rectiligne sur 60 cm de longueur. On remarquera par la suite que la forme de la nappe recouvre exactement la bordure également rectiligne du pavage G situé juste en dessous. De plus, on observe à l’extrémité nord-est une forme ovalaire remplie de sable foncé et dont la périphérie est charbonneuse. Ces deux remarques nous laissent envisager l’hypothèse d’une limite construite, de type palissade en bois ou végétale, qui aurait à la fois servi de bordure au pavage inférieur mais également limité l’épandage de la nappe charbonneuse du niveau F. La forme ovalaire présente quant à elle les caractéristiques d’un trou de poteau ayant subi une combustion, en accord avec notre proposition. Dans le carré E7, la nappe se poursuit mais l’extrémité ouest est occupée par un groupe de six blocs présentant des traces de chauffe.

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▪ Une deuxième nappe (b) est visible dans le carré F8. Elle forme une « croûte » légèrement solidifiée de 5 cm d’épaisseur directement posée elle aussi sur le pavage G. Quelques blocs sont pris dans cette matrice.

Fig.2.20 : Relevé du niveau E montrant l’extension du pavage

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Fig.2.21 : Relevé du niveau F et des nappes de cendres

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▪ La troisième nappe (c) est localisée dans la partie ouest de la fouille (carrés D9, D10, E9). Plusieurs blocs y sont associés, tant à la surface que pris dedans. On observe en réalité deux lentilles, soit une première couche charbonneuse reposant sur une « croûte » plus compacte semblable à la nappe b décrite précédemment. Il est possible que les deux dépôts soient liés ou du moins contemporains, auquel cas ils marqueraient une interface avec le niveau G suivant. ▪ La quatrième nappe est mise en évidence dans toute la partie sud de la fouille, en particulier dans la bande 12 et le carré E11. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une nappe similaire aux trois autres, mais plutôt d’une zone très charbonneuse contenant également beaucoup de restes de faune. Elle apparaît aux environs de 140 cm en F12 (c’est-à-dire à la même altitude que le pavage E) et devient plus dense vers 150 cm. Entre 150 et 160 cm, plusieurs blocs apparaissent qui pourraient correspondre à des éléments de pavage. La couche disparaît très vite en moyenne à 165 cm. Une fois encore, l’état archéologique constaté dans la partie sud s’avère différent de la situation dans le secteur nord. De manière générale, peu de blocs sont présents dans ce niveau. S’ils sont plus nombreux dans la bande 12, les bandes 10 et 11 sont elles quasiment vides, tout comme au niveau E. On y découvre plusieurs branches de corail dont la longueur varie entre 10 et 70 cm. La plupart sont orientées nord-sud et posées à plat sur le sol.

- Niveau G (fig.2.22) Ce niveau est principalement constitué par le quatrième pavage qui apparaît selon les endroits à 154 cm et se développe jusqu’à 180 cm de profondeur maximum (en tenant compte d’un pendage général NE-SO). Il est aménagé dans les bandes 7 et 8, même si des espaces vides y sont visibles, et se poursuit de manière continue dans les carrés F9 et F10. D’autres pierres sont présentes à l’ouest (carrés D9, D10, E9, E10) mais on ignore si elles étaient directement rattachées au pavage. Il pourrait s’agir d’éléments disjoints par les effets de pente. Par ailleurs, les carrés D9 et D10 présentent non pas des pierres posées à plat mais un empilement de plusieurs blocs qui débutait déjà au niveau F. Le pavage est assez régulier et les dalles, dont le module moyen avoisine les 20 cm, sont disposées de manière à limiter les espaces interstitiels. Comme pour le niveau E, les limites ne sont pas nettement définies dans ce contexte sableux où les éléments sont mobiles ; aussi est-il difficile de reconstituer l’aspect initial de cet habitat, d’autant plus que le sol s’étend au-delà des limites de la fouille au nord et à l’est. Dans le carré E7, nous avons identifié un groupe de trois pierres disposées en surface et formant un calage de poteau. Cet aménagement continue d’ailleurs en profondeur puisqu’on retrouve d’autres petits blocs associés entre 165 et 175 cm. Le sol pavé est assez plat et le pendage peu marqué à cet endroit. La bande 11 est une fois encore quasiment dépourvue de tout élément de construction. En revanche, la bande 12 présente de nombreuses pierres disposées le long de la bordure sud, dont la densité est cependant moindre que pour le pavage principal. Deux situations peuvent donc être évoquées : soit ces pierres proviennent de la bande 11, et le pavage principal qui s’étendait initialement plus au sud se serait disjoint entraînant le déplacement de blocs dans la pente jusque dans la bande 12 ; cette hypothèse semble peu probable au vu de la répartition globale des pierres, bien trop inégale. Dans l’autre cas, les blocs de la bande 12 appartiennent à une autre structure d’habitat édifiée au sud de notre fouille et hors de l’espace excavé, ce qui est plausible dans la mesure où Sinoto avait mis au jour plusieurs zones pavées dans ce secteur.

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Fig.2.22 : Relevé du niveau G

Notons pour finir que deux branches de corail, dont l’une mesure 120 cm de longueur, étaient disposées dans les carrés D10-E11, sur un axe NO-SE.

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A partir de 180 cm de profondeur, on atteint une couche de sable clair qui se poursuit jusqu’au niveau stérile de la dune. Elle se caractérise essentiellement par des assemblages de restes fauniques très riches (os de poissons, de tortues, d’oiseaux, de rats, coquillages) dont la densité varie selon les altitudes. Nous n’avons découvert aucun aménagement de grande ampleur de type pavage, semblable aux niveaux supérieurs. Par endroits, on observe seulement quelques concentrations de blocs, associées à des artefacts. Afin de faciliter la lecture globale de cette couche et d’appréhender le déroulement stratigraphique de manière pertinente, nous avons donc défini trois niveaux à l’intérieur de celles-ci. Les deux derniers témoignent selon nous des premiers niveaux d’occupation humaine à cet endroit du site.

- Niveau H Il s’agit de la partie supérieure de la couche riche en faune. Elle apparaît à 180 cm dans les bandes 7-8-9, à 185 cm dans les bandes 10-11 et à 190 cm dans la bande 12, soit un pendage de 10 cm sur un axe nord-sud. Son épaisseur varie entre 15 et 20 cm.

- Niveau I (fig.2.23) Ce niveau se développe entre 195 et 215 cm de profondeur environ. L’association de plusieurs éléments d’origine anthropique nous incite à le définir comme un sol d’occupation. Posée à plat dans les carrés D7, D8, E7 et E8, nous avons dégagé une grande dalle de pierre à la surface plane (82 x 23 x 7 cm). Nous la désignons ici comme une « table de pierre » bien qu’on ignore sa réelle fonction : était-elle dressée ou posée, isolée ou associée à une autre structure ? Elle est prise dans une lentille charbonneuse qui s’étend au nord. Dans ce niveau, on observe aussi plusieurs blocs dispersés, une branche de corail en D9, des ossements de tortue en F8, ainsi qu’une herminette à proximité de la table. La quantité de restes fauniques est plus importante à cette profondeur que dans le niveau H précédent. Ainsi, quand bien même ce niveau ne présente pas d’aménagement construit, les vestiges archéologiques découverts impliquent un sol de piétinement à la surface desquelles se sont apparemment déroulées des activités domestiques.

- Niveau J (fig.2.24) Ce niveau débute vers 215 cm. Comme pour I, très peu d’éléments sont présents mais l’association des rares vestiges en place suppose la reconnaissance d’un sol d’occupation. Dans la partie ouest, on découvre des ossements de tortues en connexion (D7-D8) et plusieurs fragments isolés parmi une douzaine de galets de plage (D9). Tous sont posés à plat, ce qui limite l’hypothèse d’un dépôt naturel. De plus, nous avons mis au jour en F8 une petite structure de combustion de forme ovalaire (15 cm de diamètre), limitée en périphérie par des pierres dont certaines disposées de chant. La petite fosse contenait beaucoup d’ossements, notamment d’oiseaux, pris dans une matrice très charbonneuse. Dans la partie centrale de la fouille, on trouve aussi une fosse de forme circulaire (diamètre de 60-70 cm) dont le profil conique se développe entre 230 et 250 cm, soit un peu plus profondément que le niveau réel de J. Une pierre brûlée était posée à sa surface. Son remplissage a livré quelques hameçons ainsi qu’un fragment d’herminette. Considérant la quantité de restes fauniques, le niveau le plus abondant est situé entre 210 et 220 cm, c’est-à-dire immédiatement sur le sol J auquel il est associé. On ignore cependant si le dépôt est contemporain ou postérieur (recouvrement progressif dans une phase d’abandon). Entre 220 et 230 cm, la quantité de faune diminue très nettement par rapport au sol supérieur.

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Fig.2.23 : Relevé du niveau I

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Fig.2.24 : Relevé du niveau J

On peut d’ailleurs supposer que les ossements proviennent du niveau J par des effets de piétinement. Ces derniers sont en outre favorisés par l’absence de sol aménagé tel qu’un pavage, ce qui facilite la mobilité verticale des petits éléments dans le sable. A partir de 230

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cm, les assemblages fauniques s’appauvrissent progressivement jusqu’à disparaître totalement à 260 cm. Ayant atteint la couche stérile, la fouille est stoppée à cette profondeur.

- Niveau K Le niveau K désigne la couche stérile à partir de 260 cm. Afin de contrôler l’éventuelle présence de niveaux enfouis à plus grande profondeur, susceptibles de marquer une installation plus ancienne, nous avons procédé à un sondage à la tarière dans le carré E8. L’utilisation de larges embouts a permis de prélever régulièrement du sédiment pour observer la composition faunique des couches traversées. Entre 260 et 505 cm, la matrice reste identique à celle de la couche J fouillée, mais n’offre aucun reste hormis des coquilles de gastéropodes. Vers 505-508 cm, on rencontre quelques petits cailloux qui gênent la progression et marquent l’entrée dans une couche de sable brun plus foncé que nous avons suivie jusqu’à 670 cm, profondeur à laquelle nous nous heurtons sans doute à un bloc de pierre de plus grandes dimensions qui nous empêchent d’aller plus loin. Cependant, en tenant compte de l’altitude générale de la dune qui à cet endroit culmine à 8 ou 9 m au-dessus du niveau de la mer (d’après le relevé de Vigneron), la profondeur atteinte grâce à la tarière suppose que le bloc rencontré appartient probablement au véritable substrat rocheux sur lequel s’est formé le cordon littoral. Par conséquent, le niveau J s’avère être le premier niveau d’occupation humaine mis en évidence dans la fouille de 2009.

c. Considérations générales sur l’agencement des niveaux et comparaisons stratigraphiques avec les données de Sinoto.

L’information archéologique recueillie lors de la session 2009 nous permet désormais

de définir une séquence d’occupation complexe sur le site dunaire de Hane. Notre propos sera ici de souligner quelques remarques relatives aux différents niveaux mis en évidence, et de fournir une comparaison préliminaire avec les résultats obtenus par Sinoto, ce afin de mieux percevoir les agencements stratigraphiques sur une surface plus étendue. Leur compréhension permettra par la suite d’entamer une réflexion sur la chronologie du site. Notons que cette argumentation fera l’objet d’un article de synthèse en préparation. Nous insistons néanmoins sur l’aspect préliminaire de ce travail comparatif, pour deux raisons. D’une part, les fouilles de 1964-65 étaient étendues à l’ensemble de la dune. Par conséquent, si l’on tient compte à la fois de l’éloignement spatial entre les aires étudiées, et des effets taphonomiques, il s’avère difficile, voire impossible de relier les secteurs entre eux. Aussi préférons-nous aborder une comparaison pertinente avec la fouille de 2009. Seule la coupe du carré O84 présente une situation stratigraphique suffisamment proche de notre excavation pour tenter de la rattacher à nos observations. D’autre part, il est à déplorer le manque cruel d’information générale sur les fouilles anciennes, étant donné qu’aucune publication de synthèse n’a jamais été fournie. Dans l’attente d’un travail plus approfondi sur ces travaux antérieurs71, nous ne pouvons ici proposer qu’une réflexion globale. Cette dernière met néanmoins en valeur plusieurs arguments intéressants dans la perspective qui est la nôtre d’intégrer le modèle de Hane à l’histoire de Ua Huka. 71 A ce titre, une collaboration a été envisagée avec le Pr. Sinoto, qui permettra à terme de fournir une synthèse générale sur le site. Un déplacement à Hawai’i est prévu prochainement afin de préparer ce travail de grande ampleur mais dont l’intérêt scientifique est évident.

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c.1 Les « niveaux inférieurs », témoins des premières installations humaines

L’un des principaux problèmes posés par la stratigraphie de Hane consistait à identifier les premières traces d’installation humaine à cet endroit et la réalité archéologique qu’elles traduisent. La question soulevée par Anderson et al. (1994 : 29) quant au nombre de phases d’occupation pour les niveaux profonds était tout à fait pertinente mais ne trouvait alors que peu d’éléments de réponse par les résultats antérieurs. Sinoto interprétait les niveaux V et VI (ainsi que VII identifié seulement dans le carré J86) comme les « niveaux profonds » de l’aire principale. Tenant compte à la fois de la profondeur du pavage et de l’apparition de la couche stérile, nous trouvons une correspondance certaine avec les niveaux G, H, I et J de 2009. Les résultats de 1964 supposaient que la première installation était visible en O84 dans le niveau VI, une couche de sable clair dans laquelle on trouve des ossements de poissons dont la quantité diminue progressivement jusqu’à la couche stérile, soit une profondeur d’un peu moins de 20 cm. La distinction avec le niveau V était marquée par l’interface de la fine couche charbonneuse sous le pavage. L’absence de vestige d’habitat incitait donc Anderson et al. à définir un niveau unique d’occupation ancien représenté par le pavage V (1994 : 32), suivant l’idée que la composante faunique de la couche VI n’était que la conséquence d’une mobilité verticale des petits éléments osseux provenant du niveau V, phénomène commun dans un contexte sableux (hypothèse également défendue par Sinoto). Nous allons désormais contre cette idée d’une installation ancienne unique. En effet, nous avons bien reconnu trois niveaux distincts dans cet intervalle du niveau VI de Sinoto, qui d’ailleurs est bien plus profond dans notre excavation. Les épaisseurs cumulées indiquent une couche de 60 à 70 cm contre seulement 20 cm pour le niveau VI. Plusieurs arguments soutiennent la proposition de différentes phases anciennes. Premièrement, la composition faunique est plus complexe que celle décrite en 1964 (nos résultats bénéficient sans doute d’un meilleur échantillonnage en raison d’un tamisage systématique du sédiment excavé). Dans la partie nord de notre fouille, les assemblages sont d’une part bien plus riches : outre les espèces de poissons très présentes, on compte aussi beaucoup de restes d’avifaune, de mammifères marins, de tortues, de rats et de débris coquilliers. D’autre part, les calculs de densité indiquent une répartition verticale différentielle, culminant au niveau J. Ce n’est qu’à partir de cette profondeur que la quantité de restes osseux diminue de manière très nette jusqu’au stérile. Le niveau H situé immédiatement sous le pavage G est certes riche, mais les assemblages le sont encore plus dans les niveaux inférieurs I et J. Ceci réfute l’hypothèse précédemment admise d’une origine et d’une mobilité des restes osseux depuis le niveau supérieur de pavage. Ce dernier ne constitue pas, du moins dans notre secteur, la première occupation. Deuxièmement, nous avons mis au jour des vestiges qui, bien que diffus, sont des marqueurs pertinents de niveaux anthropiques. L’association des blocs en place, dont certains imposants comme la « table de pierre », de galets, de restes fauniques (dont des os de tortues en connexion), de structures de combustion et d’objets divers, en particulier des hameçons et des fragments d’herminettes, impliquent sans aucun doute la reconnaissance d’au moins deux niveaux I et J de fréquentation. Les observations archéologiques laissent à penser que les deux sols sont clairement distingués. Toutefois, le contexte dunaire peut être mis en cause dans leur évaluation, d’autant plus que contrairement aux niveaux supérieurs, aucun aménagement d’ampleur n’est ici visible (de

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type sol empierré ou pavage). Par conséquent, ces occupations humaines et les activités domestiques qui leur sont associées ont provoqué un piétinement des sols évident. Le déplacement des éléments les plus légers est donc justifié pour ces niveaux : les perturbations induites par la nature même de l’occupation ont pu influer sur leur répartition archéologique, aussi les limites réelles entre les couches sont-elles ténues. Néanmoins, les relevés d’altitude des ensembles de vestiges indiquent une homogénéité des profondeurs, soutenant de manière pertinente la définition en plan des sols. Cette assertion est très importante puisqu’elle suppose, contrairement à ce qu’affirmait auparavant Anderson, que les premières installations humaines observées en fouille ne sont pas identifiées par des niveaux « construits », c’est-à-dire par la présence de pavage, mais bien par de simples sols de fréquentation plus profonds. Nous reviendrons sur ces implications plus loin. En revanche, nous allons dans son sens lorsqu’il s’agit de comparer les niveaux du sommet de la dune à ceux des sondages ouest (coupe J86), une démonstration qui n’est absolument pas pertinente puisque les couches enregistrées à l’ouest sont très probablement issues d’un pendage des niveaux principaux à l’est. Aussi la nature exacte du niveau VII défini par Sinoto reste inconnue : il pourrait tout autant correspondre aux occupations anciennes qu’au pavage V (ou G pour 2009), ce qui est très problématique dans la mesure où il s’agit d’au minimum deux phases bien distinctes.

A l’heure actuelle, nous disposons de sept datations72 effectuées sur des échantillons

de charbons provenant de ces niveaux inférieurs : quatre pour le niveau J, deux pour le niveau I et une pour le niveau H. Les résultats sont présentés dans le tableau 2.3. Pour le niveau J supposé le plus ancien, les intervalles de temps proposés sont parfois contradictoires, mais peuvent s’expliquer par la nature des prélèvements. En effet, un morceau de charbon isolé fut recueilli à 220 cm, sous les ossements de tortues en connexion ; il a livré une date calibrée de 1159-1278 A.D. (Beta-260938). Un autre fut prélevé dans une lentille de cendres de la coupe ouest du carré D9 à 223 cm, et a fourni une date de 1025-1173 A.D. (Wk-27331). Deux autres échantillons furent également analysés, dont l’origine apparaissait plus fiable d’un point de vue stratigraphique : le premier est un morceau de charbon collecté non loin du petit foyer, daté à 891-1024 A.D. (Beta-260937). Le second provient directement de la structure de combustion en F8, soit le contexte le plus pertinent de tous : l’âge calibré est compris entre 894 et 1014 A.D. (Wk-29718). En raison du contrôle avéré des deux échantillons, nous préférons considérer ces derniers résultats comme valides ; ce d’autant plus que les datations obtenues par deux laboratoires sur un contexte a priori identique (charbons issus d’un foyer) sont similaires, faisant ainsi remonter l’occupation du premier niveau J au Xe siècle. Les résultats vont aussi clairement à l’encontre des conclusions autrefois proposées par Kirch qui supposait une chronologie longue avec une occupation initiale entre la fin du 1er millénaire B.C. et le milieu du 1er millénaire A.D. (Kirch 1986). Concernant le niveau I intermédiaire, deux dates sont disponibles. Rappelons qu’aucune structure de combustion n’a été découverte sur ce sol et les échantillons recueillis étaient donc hors contexte. L’un est daté à 975-1155 A.D. (Beta-260936), l’autre entre 895 et 1150 A.D. avec toutefois une probabilité bien plus forte pour l’intervalle 936-1048 (Beta-260935). Enfin, un morceau de charbon fut prélevé sous le pavage afin de dater le niveau H. Le résultat fournit un âge de 1174-1281 A.D. (Beta-260934). Toutefois, il est plus pertinent de prendre

72 Les échantillons ont été datés par deux laboratoires différents : Waikato et Beta Analytics.

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en compte cette date avec l’étude des niveaux supérieurs, notamment la mise en place des pavages G et E, aussi reviendrons nous sur ce résultat plus loin. De manière générale, la cohérence chrono-stratigraphique est respectée puisque le niveau J s’avère plus ancien que le niveau I, du moins si l’on considère les échantillons fiables. En revanche, l’intervalle séparant l’occupation des deux sols est très réduit, ce qui implique une succession très rapide. Cette donnée rejoint l’hypothèse faite un peu plus haut d’une transition très diffuse entre J et I. Il est fort possible qu’à cette période ancienne, soit aux Xe-XIe siècles, l’occupation de cet endroit de la dune fut assez intensive conduisant à former une couche anthropique relativement épaisse. Les résultats sont également cohérents avec le niveau H plus récent : là aussi, il semble qu’un intervalle de temps assez important ait accompagné la formation de la couche H. Celle-ci était uniquement composée de restes fauniques mais d’aucun vestige de construction. Ces remarques laissent à penser que le niveau ne correspond pas à un sol d’occupation mais plutôt à une période de recouvrement du niveau I. La nature de ce dépôt est difficile à déterminer : il pourrait s’agir d’un abandon du sol I où s’accumulent alors naturellement des déchets alimentaires, ou bien d’une zone de rejet volontaire, ce qui semble moins plausible en raison d’un sédiment identique à celui des niveaux inférieurs. Par rapport aux données antérieures, les datations fournies par la fouille de 2009 s’avèrent finalement être les seuls résultats valables pour fixer dans le temps les premières installations humaines mises en évidence à Hane. Elles concluent également la discussion technique entamée par Anderson en 1994 sur la réévaluation chronologique du site en nuançant l’idée d’une séquence courte et récente. En accord avec les propos théoriques tenus dans la première partie de notre travail, il est nécessaire de considérer une marge chronologique relative à la véritable période de peuplement. Les éléments du niveau J constituent ainsi dans ce modèle les premiers vestiges visibles laissés par des communautés ayant pu aborder Hane dès le IXe siècle. c.2 Mise en place d’un habitat durable sur la dune de Hane

Conformément à ce qui a été dit jusqu’à présent, le niveau de pavage profond ne définit pas les premières installations humaines mais témoigne d’une occupation déjà postérieure, attestée tout au moins par la stratigraphie. Dans la coupe O84, Sinoto désignait ce sol comme le niveau V, une unité stratigraphique comprise entre 178 et 198 cm, située sous la couche stérile IV et sur la couche VI dont il était question plus haut. Dans ce secteur de fouilles, un seul pavage avait été mis au jour, mais à d’autres endroits de la dune, Sinoto indiquait avoir dégagé trois sols pavés en partie superposés, notamment dans la grande excavation centrale au sud de O84 (1965 : 8). Il considérait que ces terrasses avaient été construites de manière presque contemporaine, ou bien s’étaient succédé rapidement dans un intervalle de temps très court. En suivant les relations stratigraphiques supérieure et inférieure, nous rattachons à ce niveau V les deux pavages E et G découverts en 2009 ainsi que le niveau intermédiaire F, ce qui implique la présence de deux sols superposés dans le secteur nord de la dune où jusqu’ici un seul avait réellement été mis en évidence. Etant donné la proximité entre le pavage de O84 et les deux niveaux de 2009, il est tentant d’essayer de rattacher le premier à l’un des deux autres, bien que l’exercice reste délicat. Il est vrai que l’écart entre notre fouille et celle de Sinoto est suffisamment large pour qu’entre les deux surviennent des constructions diverses.

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De plus, on ignore la différence d’altitude des deux datum définis pour ce secteur ; la simple comparaison entre les profondeurs n’est donc pas pertinente. Seule la présence d’une nappe charbonneuse sous le pavage peut servir de repère. En effet, sur la photo de la coupe O84, on voit très nettement que le pavage V est pris dans une matrice de sable clair qui sert de couche de fondation ; celle-ci repose directement sur une fine nappe charbonneuse de couleur foncée apparemment continue. Dans la section 2009, le pavage E était engagé dans une matrice sableuse reposant sur le niveau F intermédiaire, une couche composée de plusieurs nappes de cendres et de charbons. Il serait aisé de corréler cette séquence à celle de Sinoto, mais en l’état actuel, il est impossible de prouver cette assertion. Ce pourrait être le cas si l’on pense à un épisode de feu survenu sur toute cette portion de la dune, mais l’argument reste très hypothétique. La nature même des nappes observées dans le niveau F n’est pas clairement définie : combustions localisées ou dépôts tardifs ? Il est encore difficile de préciser l’origine, accidentelle ou volontaire, de ces lentilles qui ne montrent pas un aspect aussi régulier que le niveau V. Aucune information n’est disponible pour les grands pavages plus au sud et sur l’éventuelle présence de cette couche charbonneuse. Si tel était le cas, on pourrait alors imaginer soit un épisode d’incendie ayant brûlé les structures déjà en place, ce qui aurait par ailleurs conduit les habitants à réaménager de nouveaux pavages par dessus (après épandage d’une couche de sable servant de fondation), soit à une combustion volontaire de certaines zones permettant en quelque sorte un « nettoyage par le feu » du sol antérieur73. Nous ne pouvons pour l’instant trancher cette question. L’aspect initial des pavages est également difficile à reconstituer, puisque les limites sont désormais effacées par des perturbations postérieures. Selon Sinoto, plusieurs bordures étaient rectilignes, ce qui suggérerait des constructions suivant un plan rectangulaire et non pas aux extrémités ovalaires de type fare pote’e comme on l’a parfois supposé pour les habitats polynésiens très anciens74. Quoi qu’il en soit, la présence de plusieurs pavages à ce niveau de la dune implique un regroupement d’habitations qui aurait pu prendre l’aspect d’un hameau côtier. En ajoutant les pavages de 2009 à l’inventaire de Sinoto, il est possible de circonscrire une grande zone englobant au moins toute l’aire B, soit la partie centrale de la dune (fig.2.25). La surface ainsi impactée par ces constructions serait d’environ 300 m². Il s’agit d’une approximation minimale puisque les pavages s’étendaient au-delà des limites des fouilles. Si un habitat aussi dense existait au sommet de la dune, il est par ailleurs envisageable qu’il se poursuivait plus bas au sud en direction de l’aire A, voire à l’est de l’aire B. La construction récente des routes et des bâtiments sur et autour de la dune nous rend très pessimiste quant à la possibilité de retrouver un jour d’éventuelles traces d’habitats contemporains éloignés de l’aire B, mais elle reste valable d’un point de vue théorique. Lors de nos séjours en 2009, nous avons eu l’occasion d’observer des vestiges d’habitat associés à du matériel (poids de pêche, hameçons, éclats basaltiques) en contrebas du terrain appartenant aujourd’hui au médecin de Hane (à environ 70 m au nord-est de la dune), le long de la rivière. Certes, la pente y est très marquée, ce qui implique des déplacements des vestiges, mais ce secteur correspond à la partie arrière du cordon littoral qui était habitée. Preuve en est qu’au moment de la

73 Concernant les fouilles de 1964, Kellum parlait d’un niveau de charbons et cendres interprété comme un épisode de dévastation par le feu dans le cadre d’un conflit (Kellum-Ottino 1971 : 148). 74 Des constructions de forme fare pote’e ont été mises au jour sur le site dunaire de Halawa, Molokai (Kirch 1985 : 79). C’était aussi l’opinion suivie par Suggs suite à la découverte de séries de trous de poteaux suivant des formes d’ovales découvertes dans les niveaux anciens de Ha’atuatua (Suggs 1961 : 65).

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construction des maisons et de l’infirmerie, des pavages ont été mis au jour avec de nombreux squelettes, ce qui indique une occupation a priori contemporaine des niveaux supérieurs B et C. Ces terres étant encore plus élevées que la dune de sable, il est tout à fait possible que des niveaux y soient enfouis plus profondément75.

Fig.2.25 : Reconstitution de l’emprise des pavages des niveaux inférieurs

La proposition qui vient d’être faite d’un groupement de plusieurs maisons sur la dune à cette même époque trouve un argument supplémentaire dans l’analyse minutieuse des relations entre les différents niveaux G, F, E et D2 de la fouille de 2009. Nous souhaitons ici apporter quelques éléments de réflexion qui restent préliminaires et ne pourront être vérifiés que par des datations complémentaires. Ils suggèrent cependant une vision plus dynamique de l’occupation, en se basant sur l’idée d’une différence spatiale et chronologique entre la zone nord (bandes 7 à 10) et la zone sud (bande 12), séparées par un espace vide (bandes 10 et 11). Notre analyse s’appuie essentiellement sur les relevés d’altitude des vestiges, leurs relations stratigraphiques et les densités fauniques. Nous avions déjà souligné dans les descriptions des niveaux certaines distinctions dans leurs composantes entre la moitié nord de la fouille, occupée par les grands pavages principaux relevés en plans, et la partie sud contre la berme où les éléments étaient beaucoup moins organisés et les traces plus ténues. Cette assertion s’applique dès le niveau G puisque la zone pavée ne se développe surtout que dans les 12 m² au nord, tandis que la bande 12 n’offre que quelques blocs épars. Entre les deux, aucun vestige n’avait été découvert hormis des branches de corail. Cette répartition globale est semblable aux niveaux supérieurs F et E. Elle se retrouve aussi dans la couche D2, non pas au travers des vestiges très peu nombreux mais des

75 Ces terrains appartiennent à Joseph Vaatete qui les tient de ses parents. En 1965, le Pr. Sinoto ayant eu vent de ces découvertes, avait proposé à la famille Vaatete de détruire la maison pour conduire des fouilles complémentaires en dessous, tout en assurant sa reconstruction par la suite. L’accord ayant été refusé, ces fouilles n’ont jamais eu lieu, mais Sinoto a tout de même ramassé plusieurs objets en surface.

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restes de faune. Les densités recueillies montrent des assemblages plus riches au nord (soit au-dessus du pavage principal E) et un peu moins au sud (sur la zone de blocs). La bande 11 en revanche est beaucoup plus pauvre. Cette corrélation suggère une concordance entre les niveaux profonds et la couche D2 supérieure. Pour ces raisons, nous formulons ci-après une proposition de séquence différentielle à l’intérieur du secteur de fouille (fig.2.26). Dans un premier temps, plusieurs habitats sont aménagés sur la couche H ancienne : l’un est bien visible par le pavage principal du niveau G, l’autre est supposé se développer au sud, au-delà des limites de l’excavation. On ne trouve par conséquent que quelques éléments dispersés qui lui sont rattachés tels que les blocs de la bande 12. Ces deux constructions sont séparées par la bande 11 correspondant peut-être à un espace de circulation. Dans un second temps, le sol de la maison principale connaît un événement qui conduit à la déposition de nappes de cendres et de charbons à sa surface (le lien entre les deux niveaux étant attesté par la « limite » de la nappe a associée au pavage inférieur, telle que décrite précédemment). Un événement semblable a pu intervenir sur la structure sud, mais la nappe charbonneuse étant différente des autres, il est difficile de se prononcer sur sa véritable nature. Les lentilles viennent alors recouvrir quasiment tout le pavage G. Par la suite, une fine couche de sable est épandue par dessus et on assiste à la mise en place d’un second pavage qui se superpose finalement au premier (dans des limites un peu réduites des 9 m² au nord). Dans le même temps, la partie sud ne semble pas connaître de transformation particulière. Quand bien même nous faisons apparaître sur le relevé un ensemble de blocs et de cailloutis, le caractère de ces dépôts semble superficiel, aussi est-il difficile d’affirmer un éventuel changement de la structure hors limites, contemporain de la construction du pavage nord. Dans notre modèle, ce secteur ne connaîtrait pas de transformation, aussi l’occupation de la deuxième maison serait-elle continue et peut-être plus longue. Auquel cas, le niveau E n’existerait en tant que tel que dans la partie nord, c’est-à-dire lié uniquement au pavage principal, raison pour laquelle les altitudes y sont plus élevées que les vestiges de la bande 12. Les bandes 10 et 11 jouent toujours le rôle d’espace vide entre les deux zones. En conséquence, l’occupation du pavage E pourrait être contemporaine des vestiges G et F au sud situés plus bas. Enfin, nous assimilons le niveau D2 à un recouvrement progressif de l’ensemble. Toutefois, il n’est pas aisé de déterminer la réalité de ce recouvrement : abandon ou occupation partielle ? Les densités de faune dont il était question plus haut ne permettent pas de trancher entre les deux propositions. Dans la mesure où le niveau supérieur de la couche culmine à une altitude homogène partout dans la fouille (bien que son épaisseur totale varie en fonction des trois zones principales : moyenne au nord, forte au sud et pauvre au milieu), l’hypothèse d’un abandon est plausible. Ainsi, durant l’occupation des maisons ou juste après leur abandon, s’accumulent les ossements de faune (déchets ou rejets), puis rapidement une couche de sable recouvre l’ensemble du site. C’est à ce moment que l’espace vide entre les deux structures se comble. C’est dans ce remplissage qu’on trouve les branches de corail (rejets de matières premières, apport naturel ?). Cette séquence différentielle nous semble justifiée par un faisceau d’arguments, et trouve également une correspondance dans les propos tenus par Sinoto qui lui-même avait constaté des occupations successives au sein du même niveau V.

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Fig.2.26 : Reconstitution des rapports stratigraphiques des niveaux de Hane 2009

Aucun four ou foyer n’a été découvert associé à ces pavages, ce qui aurait fourni un contexte de datation très fiable pour replacer leur occupation dans le temps. Pour l’instant, seul le niveau F a fait l’objet d’une datation : un charbon a été prélevé en F8 à 150 cm dans la nappe b. Les résultats fournissent un âge de 1058-1258 A.D. avec cependant une probabilité très forte de 93,1% pour l’intervalle 1154-1258 A.D. (Wk-29717). Ce résultat s’avère quelque peu problématique au regard de l’intervalle obtenu pour le niveau H, compris entre 1174-1281 A.D. (Beta-260934), apparaissant donc comme contemporain de F. Etant donné que l’échantillon du niveau F a été recueilli dans la nappe b, le contexte de datation est ici bien mieux contrôlé et révèle très nettement l’épisode de combustion. L’échantillon du niveau H avait été quant à lui prélevé sous le pavage G mais il était isolé, sans lien avec une quelconque structure, aussi est-on amené à penser que ce résultat est moins pertinent. Le contexte de prélèvement pourrait ainsi expliquer la difficulté à séparer les deux occupations. En revanche, si elles sont données comme contemporaines par les intervalles calibrés, il faut bien reconnaître que ceux-ci couvrent près d’un siècle. En considérant les datations comme justes, elles signifieraient alors que l’événement ayant provoqué la déposition des nappes sur le pavage G serait survenu très rapidement. Cela implique une séquence très courte, de quelques décennies tout au plus, englobant la construction de l’habitation, son occupation puis sa destruction et son abandon. En conclusion, il est intéressant de noter la mise en place d’un habitat permanent, matérialisé par de grands pavages de pierre, aux alentours de 1200 A.D.

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c.3 Les dernières occupations : de l’habitat des vivants à la déposition des morts.

La dernière phase d’occupation du site mise en évidence par la fouille de 2009 concerne les niveaux D1, C et B, le niveau A représentant simplement un recouvrement éolien du site depuis son abandon. Elle s’avère néanmoins quelque peu difficile à comprendre, d’autant plus qu’elle associe aux vestiges de pavages une dimension supplémentaire, l’aspect funéraire, dont témoignent plusieurs inhumations humaines. La présence de sépultures et la séparation des niveaux supérieurs de ceux intermédiaires (pavages E-F-G) par la couche stérile D1 indiquent clairement qu’il s’agit de deux phases différentes de l’histoire du site, tant d’un point de vue temporel que culturel76 . Plusieurs arguments archéologiques et anthropologiques éclairent le séquençage de ces niveaux. Un seul pavage en place nous semble bien déterminé. En effet, à 70 cm en moyenne, le niveau C développe un pavage assez régulier, composé de blocs de module moyen (30-40 cm) disposés de manière à réduire les espaces interstitiels. Il s’étend surtout sur les deux tiers nord de la fouille. Au contraire, l’ensemble des blocs découverts au niveau B supérieur présente un empierrement qui ne constitue pas un véritable pavage. Il est assez désorganisé sur une épaisseur notable (40 cm en moyenne), composé de pierres soit très grosses (> 70 cm) soit petites (<20 cm). L’absence d’un module moyen est constatée. On se rend compte que les éléments les plus remarquables ont servi à l’aménagement des coffrages funéraires : disposés de chant pour les côtés de l’espace sépulcral, ou fermant la partie supérieure, ils ne remplissent que cette fonction spécifique. L’hypothèse soulevée dans un premier temps d’un pavage perturbé et remanié pour aménager le cimetière n’est plus envisageable, et il est fort possible que les blocs du niveau B aient été prélevés hors site (dans les lits des rivières voisines par exemple). Le four découvert dans la moitié sud s’inscrit au même niveau que le pavage C, à 71 cm de profondeur. On peut donc supposer qu’il fut utilisé à la même époque que l’occupation du pavage. Toutefois, nous avons bien montré que sa mise en place suivait l’inhumation de l’individu 11, ce qui soulève plusieurs questions. D’une part, la fonction elle-même de la structure de combustion qui est aménagée en partie à l’emplacement du crâne du défunt, préalablement prélevé, reste intrigante. D’autre part, si l’on considère que le four est contemporain du pavage C, cela signifie que le squelette 11 a lui aussi été inhumé au même moment. On peut alors s’interroger sur la vocation du pavage lui-même et des éléments périphériques : il pourrait s’agir d’une construction à fonction religieuse ou rituelle, auquel cas la déposition d’un corps serait « justifiée », du moins non surprenante. En revanche, si le niveau C était utilisé, comme pour les pavages anciens, en tant que lieu de vie, cela montrerait une association entre les morts et l’espace domestique, ce qui est très peu documenté en contexte marquisien77. Cependant, l’individu 11 est un homme de plus de 50 ans, le plus âgé de tous ceux retrouvés lors de la fouille. Peut-on alors considérer qu’il fut pris en charge par les occupants de la maison, dans le cadre d’un culte des ancêtres familial ? Il est encore

76 Cette distinction s’opère également dans la répartition et la nature du matériel, en particulier lithique. Les premières analyses montrent qu’en comparaison avec les phases antérieures, la variété des matières premières utilisées à ces niveaux est plus importante. A. Hermann, communication personnelle, mai 2011. 77 Handy et Linton parlaient tout deux de la conservation des crânes accrochés à la charpente des maisons. Mais nous n’avons pas trouvé de mention faite d’un individu entièrement inhumé dans un espace domestique, en tout cas pour l’archipel marquisien (cette pratique existe aux Australes).

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difficile de trancher de manière définitive sur la fonction du niveau. Les analyses du matériel apporteront peut-être des éléments de réponse. Si le pavage C n’a livré aucun élément susceptible de le dater directement, deux termes de la séquence squelettes/four ont en revanche fait l’objet de datations. La structure de combustion elle-même a été datée par deux fois, et les résultats s’accordent entre eux pour placer son utilisation entre 1272 et 1398 A.D. (Wk-27330 et WK-29716). La sépulture qui recoupe le four concerne l’individu 12 quant à lui daté entre 1461 et 1636 A.D., avec toutefois une probabilité plus forte pour l’intervalle 1479-1543 A.D. (Wk-29721). Par conséquent, le four a été utilisé pendant un temps assez long avant d’être abandonné et perturbé par l’inhumation suivante. L’approche anthropologique permet également des remarques intéressantes, notamment dans la répartition démographique des individus par niveaux, ou en association avec des structures en place. On distingue ainsi deux groupes principaux, en dehors de l’homme âgé (Sq.11) qui est potentiellement le plus âgé du site78. Le premier groupe rassemble des individus associés, plus ou moins directement, au niveau C du pavage : les squelettes 6, 9 et 12 sont enterrés à proximité du four dans la partie sud de la fouille. Les squelettes 10, 13, 14 et 16 sont situés au niveau inférieur D1, c’est-à-dire dans la couche de sable stérile. Néanmoins, les pierres servant au coffrage des individus 13 et 16 sont disposées à des altitudes cohérentes avec le pavage C. Si aujourd’hui, la vision de l’ensemble est perturbée par les remaniements postérieurs, nous considérons qu’au moins ces deux espaces funéraires ont été aménagés à partir du pavage C, en constituant à l’aide des blocs un coffrage inférieur au sol lui-même mais dont les pierres devaient être intégrées à la surface du niveau (et servir sans doute au marquage des tombes). Enfin, au-dessus du pavage C, nous lui associons les individus 15 et 17 superposés. Tous les individus appartenant à ce premier groupe sont adultes. Il s’agit surtout d’hommes, puisque seul le Sq.12 présente des caractères féminins. Le deuxième groupe concerne l’ensemble des individus liés au niveau B, c’est-à-dire des inhumations dans des coffrages aménagés spécifiquement, après l’occupation du niveau C : ce sont les squelettes 1, 2, 3, 4, 5.1 et 5.2, 7 et 8. Contrairement au groupe du niveau inférieur, il s’agit ici uniquement d’immatures, en l’occurrence quatre enfants et deux adolescents. Deux datations ont été effectuées sur les ossements humains. Le squelette 16 est contemporain du squelette 12 puisqu’il est daté à 1466-1640 A.D. (Wk-27329). L’inhumation de l’individu 4 est un peu plus tardive puisque datée de 1493-1660 A.D. mais avec une probabilité plus forte pour l’intervalle 1529-1642 A.D. (Wk-27328). La distinction entre les deux groupes s’opère donc à la fois par le recrutement funéraire mais aussi par la chronologie relative des dépôts. Ces remarques nous permettent ainsi de définir plus précisément la séquence de la partie supérieure du site. Suite à un abandon de la dune dont témoigne la couche stérile D1, l’endroit est réoccupé et un nouvel habitat aménagé. Ce niveau C n’est pas directement daté mais il est possible de circonscrire sa construction dans le temps, entre le niveau F (1154-1258 A.D.) et la mise en place du four (1272-1398 A.D.). On comprend que la durée entre ces deux

78 A l’heure où nous rédigeons ces lignes, nous n’avons pas encore eu connaissance des résultats de la datation effectuée sur un os de ce squelette.

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évènements est relativement courte, d’autant plus que d’autres se produisent entre-temps : la construction du pavage E et son occupation, son abandon puis la désertion de la dune. Cette constatation implique non seulement que l’occupation du pavage E fut assez courte, mais aussi que la formation de la couche stérile D1 a été très rapide au vu de son épaisseur moyenne de 60 cm. Sa construction est d’origine éolienne, bien que des épisodes météorologiques tels que des tempêtes ou des cyclones ont été identifiés grâce aux lits de sable plus grossier (Etienne 2009). La formation sédimentaire de cette couche est certes rapide (environ un siècle), mais inférieure par exemple aux dunes de Sigatoka, sur l’île de Viti Levu à Fidji (Dickinson et al. 1998). L’abandon de la dune de Hane79 survient au XIIIe siècle, une époque à laquelle ont également été mis en évidence des changements climatiques majeurs, liés à l’avènement de ce qu’on appelle communément le « petit âge glaciaire » (« Little Ice Age »). Les études réalisées sur les coraux de Palmyra (Cobb et al. 2003) ont démontré que contrairement au reste du monde, la région Pacifique connaît à cette époque un réchauffement progressif qui s’accompagne d’une remontée du niveau marin, et d’une intensification de la fréquence et de la force des évènements ENSO - El Niño (Allen 2006). Malgré quelques travaux récents prometteurs à Nuku Hiva (Allen 2010a et 2010b ; Allen et McAlistair 2010)80, il est encore difficile de comprendre les implications réelles de ces changements sur les communautés humaines. Il n’est toutefois pas impossible que l’abandon de Hane soit en partie lié à ces transformations environnementales. Le pavage C est donc construit et utilisé à partir de la fin du XIIIe siècle. Sa vocation, cérémonielle ou domestique, est encore difficile à déterminée. Un individu âgé (n°11) est inhumé à la même époque, puis le four est mis en place. Il semble que l’ensemble ait fonctionné pendant un certain temps (au moins un siècle) avant que d’autres sépultures soient aménagées à ce niveau. Les squelettes 12 et 16 ayant fourni des dates contemporaines, on est en droit de penser que tous les individus adultes du groupe 1 défini plus haut ont été enterrés ensemble ou les uns après les autres, dans la première moitié du XVIe siècle : ceux situés autour du four (12, 6 et 9), ceux dont les espaces sépulcraux sont aménagés immédiatement en dessous du pavage (13, 16 voire aussi 10 et 14) et ceux situés juste au dessus (17 et 15). Là encore, il n’est pas aisé de comprendre la fonction du site à ce moment précis. S’agit-il toujours d’une structure cérémonielle au sein de laquelle l’espace funéraire prend une place prédominante ? Assiste t-on à une transformation d’un espace domestique en un lieu destiné uniquement au dépôt des corps ? Ou bien le site est-il totalement abandonné et réservé à partir de cette époque à un cimetière ? L’étude du matériel associé à ce niveau n’a pas encore permis de démontrer l’éventuelle nature domestique de l’occupation. Le matériel lithique, essentiellement représenté par les éclats, offre des matières premières variées, mais en quantité moins importante que les pavages profonds par exemple. De plus, considérant l’aménagement de coffres funéraires remplis de sédiment de colmatage, l’origine de ces éclats pourrait être exogène à notre fouille et donc traduire des activités hors de notre champ d’observation. Enfin, un peu plus tardivement (vers la seconde moitié du XVIe siècle), un autre groupe d’individus, composé cette fois-ci d’enfants et d’adolescents, est inhumé sur le site. Des aménagements spécifiques sont alors réalisés en utilisant des blocs prélevés à proximité de la

79 Cet abandon est a priori généralisé à l’ensemble du système dunaire puisque Sinoto avait également découvert cette couche stérile dans toute l’aire B de sa fouille. 80 L’impact du « 1300 A.D. Event » a fait l’objet de plusieurs réflexions, notamment à Sigatoka (cf. Kumar et al. 2006 ; Nunn et al. 2007).

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dune. Les corps sont disposés au dessus du pavage C et entourés de grosses pierres qui forment des coffrages à l’intérieur de ce que nous avons défini comme le niveau B. L’enterrement d’un groupe d’immatures traduit un recrutement funéraire particulier. Il est encore trop tôt pour avancer quelque hypothèse sur les raisons de ces dépôts (mort naturelle distinguée des adultes d’un point de vue spatial, maladie, victimes de conflits ?) mais la comparaison avec les données de Sinoto permettra sans doute d’apporter un éclairage sur cette dernière phase d’« occupation » du site. Celui-ci est abandonné rapidement après cet ultime geste funéraire, sans doute au début du XVIIe siècle.

N° laboratoire matériau prof. (en cm sd)

Niv. Age B.P. Cal. A.D. (2σ)

Beta-260937 palmier (bois) 210-220 J 1070 ±40 891-1024

Beta-260938 charbon n.id. 220 J 810 ±40 1159-1278

Wk-27331 charbon n.id. 223 J 928 ±30 1025-1173

Wk-29718 charbon n.id. 219 J 1088 ±25 894-1014

Beta-260935 palmier 190-200 I 1030 ±40 895-925 (8,6%) / 936-1048 (79,2%) / 1087-1123 (5,9%) / 1138-1150 (1,7%)

Beta-260936 palmier (écorce) 200-210 I 1000 ±40 974-1155

Beta-260934 non id. (branche) 170-180 H 790 ±40 1174-1281

Wk-29717 charbon n.id. 149 F 852 ±25 1058-1073 (2,3%) / 1154-1258 (93,1%)

Wk-27329 os (16) 76-110 D1 579 ±30 1466-1640 (1488-1545 à 52% pour 1 sigma)

Wk-29721 os (12) 65-90 C 585 ±30 1461-1636 (1479-1543 à 60% pour 1 sigma)

Wk-27330 charbon 70 C 633 ±30 1286-1398

Wk-29716 Aleurites / Cerbera ? 65 C 682 ±25 1272-1310 (64,3%) / 1360-1388 (31,1%)

Wk-27328 os (4) 34-60 B 535 ±30 1493-1660 (1529-1602 à 72% pour 1 sigma)

Tab.2.3 : Synthèse des datations issues de la fouille 200981

Les résultats qui viennent d’être présentés fournissent un nouveau cadre de réflexion sur l’évolution d’un site archéologique marquisien sur la longue durée. En effet, les datations effectuées sur une série de 13 échantillons permettent d’établir une séquence archéologique de près de huit siècles, allant des plus anciennes installations humaines découvertes à Ua Huka, vers 900 A.D., jusqu’à l’abandon du site aux environs de 1700 A.D. La perspective temporelle mise en évidence par les travaux de 2009 remet aussi en question les résultats antérieurs ainsi que les modèles proposés par plusieurs chercheurs depuis les années 1960. La séquence de Hane apparaît finalement comme une référence, tant pour l’île que pour l’archipel (cf. infra).

81 Les échantillons n’ont pas pu faire l’objet d’une identification botanique au niveau de l’espèce. Pour les niveaux inférieurs I et J, trois d’entre eux ont été identifiés comme du palmier (soit le bois, soit l’écorce) dont on sait qu’il peut vivre jusque 100 ans (cf. Allen et Wallace 2007 : 1170, tab.2 pour une revue des durées de vie des espèces végétales communes). Dans les autres cas, les échantillons n’étaient pas assez bien préservés ou de taille suffisante. Notons que l’un des deux morceaux de charbons recueillis dans le foyer du niveau B laisse une incertitude quant à son identification réelle : soit Aleurites (sans doute Aleurites moluccana ou ‘ama, d’introduction polynésienne, dont la durée de vie est estimée à 40-60 ans d’après le Traditional Tree Initiative), soit Cerbera (‘eva). Dans ce dernier cas, il pourrait s’agir de Cerbera manghas, espèce indigène aux Marquises (Butaud et al. 2008 : 71) dont la durée de vie n’excède probablement pas 50-100 ans (J.-F. Butaud, communication personnelle, septembre 2011).

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Bien que cette première étude nécessite des approfondissements, notamment par une analyse comparative avec les données de Sinoto, elle fixe néanmoins un cadre chronologique à l’intérieur duquel divers marqueurs culturels prennent toute leur importance dans une réflexion globale : l’apparition de pavages et d’un habitat durable, l’abandon du site puis sa réutilisation comme cimetière constituent autant d’étapes décisives dont il nous faut dès lors décrire les modalités. L’analyse du matériel lithique, ainsi que des restes d’ichtyofaune82, apporteront rapidement des éléments complémentaires. D’autres analyses des restes coquilliers, de l’avifaune ou des mammifères marins viendront aussi compléter la vision diachronique du schéma de subsistance des anciennes communautés de Hane.

82 L’étude des restes de poissons a déjà débuté, sous la responsabilité de N. Desse-Berset (CEPAM – UMR 6130, C.N.R.S.).

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CHAPITRE V : L’H ISTOIRE DE UA HUKA , DU PEUPLEMENT AU 20E SIECLE

La présentation qui vient d’être faite de quelques travaux récents sur des sites dunaires de Ua Huka apportent des informations chronologiques d’importance, qui participent à une reconstitution de l’histoire globale de l’île. Toutefois, d’autres données sont disponibles et enrichissent notre corpus de datations et de marqueurs culturels. Issus de travaux anciens mais aussi des dernières recherches effectuées dans le cadre de nos propres recherches, ces résultats nécessitent d’être pris en compte dans notre analyse. Nous présenterons dans un premier temps les contextes archéologiques, avant de les replacer dans une réflexion sur la longue chronologie de Ua Huka. Le traitement de ces données nous permettra alors de proposer une séquence chrono-culturelle de cette société ancienne.

1. Revue des données chronologiques disponibles pour Ua Huka

a. Les autres sites dunaires a.1 Le site de Haavei Cette grande vallée largement ouverte au sud face aux deux motu Manu, est la dernière habitée avant Hatuana plus à l’ouest. Elle aurait constitué le territoire de la tribu des Tuhipipi, qui, comme on l’a vu précédemment, seront chassés vers 1827 et trouveront refuge à Hoomi à Nuku Hiva. Haavei n’a encore jamais fait l’objet de prospection exhaustive, mais plusieurs visites ponctuelles nous ont offert l’occasion de traverser cette très grande vallée qui serpente vers le nord pour rejoindre la caldeira de Ua Huka au nord-ouest de Vaipaee. Curieusement, très peu de vestiges anciens ont été mis en évidence, du moins en ce qui concerne les structures de surface, pourtant très nombreuses dans la plupart des vallées de l’île. Quelques murets et terrasses ont été observés dans des petits vallons, mais rien qui ne s’apparente à un véritable centre villageois. Il est certain qu’une étude plus approfondie de la moyenne vallée et du fond de vallée serait à ce titre très intéressante. Pourtant, la basse vallée qu’il est nécessaire de traverser pour rejoindre la plage depuis la piste partant de Vaipaee, n’a livré que très peu de paepae, ce qui laisse à penser que l’habitat principal pouvait être localisé bien plus au nord. La baie de Haavei en revanche est certainement l’une des plus belles et des plus agréables de Ua Huka. Large et bien protégée, elle est également bien ventilée. La zone littorale comme une grande partie de la vallée appartiennent aujourd’hui à la famille Lichtlé. Le père de l’ancien maire de l’île y a d’ailleurs développé une grande cocoteraie et de nombreuses plantations. A l’arrière de la plage s’expose une dune peu élevée mais assez étendue. Lors de l’implantation de la cocoteraie, plusieurs vestiges culturels anciens étaient apparus en surface dont la découverte avait dans un premier temps été mentionnée au Pr. Sinoto lors de son séjour en 196483. Celui-ci y fit une courte visite et récolta quelques objets communs aux sites

83 Néanmoins, celui-ci ne fait aucune mention de cette visite dans le calendrier des opérations indiqué dans son rapport. Il n’est pas impossible que ce travail ait en fait été réalisé l’année suivante, soit en 1965.

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dunaires marquisiens : poids de pêche, hameçons, limes en corail etc. Il ouvrit rapidement un sondage dans la partie nord-est du cordon littoral, mais ces travaux ne furent jamais publiés.

Fig.2.27 : Localisation des sondages à Haavei et relevé de la bordure du me’ae

(d’après notes et plans de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.)

En 1984, à l’occasion du stage organisé par le Département Archéologie du CPSH et l’UNESCO, les habitants de l’île présentèrent aux membres de la mission les vestiges d’une bordure en pierre à l’est de la plage. Précisons que ce site (nommé initialement HAV-2) est une dune secondaire située dans la partie orientale de la baie, à l’intérieur d’un petit espace naturel limité par une paroi rocheuse dans lequel s’est accumulée une grande quantité de sable (cf. fig.2.27). D’après leurs guides, cette bordure était celle d’un ancien me’ae sur lesquels les pêcheurs préparaient autrefois leurs foënes, dormaient et invoquaient les dieux. La bordure intègre plusieurs blocs de ke’etu posés de chant, dont la face antérieure présente notamment un relief sculpté en une forme communément assimilée à celle d’une langouste, ainsi que des incisions verticales. La découverte de ces figures incitait à de plus amples investigations et c’est ainsi que trois sondages furent ouverts en 1984 et 1985 par E. Edwards, P. Vargas et C. Cristino. Les résultats de ces travaux ne furent jamais publiés et restaient donc à ce jour inédits. Nous présentons ci-après les données recueillies en fouilles à partir des notes

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manuscrites laissées par les auteurs84. Ces données sont cependant incomplètes, tant dans les descriptions stratigraphiques que dans les relevés, aussi avons-nous dû faire face à plusieurs incohérences que nous avons tenté de corriger pour une meilleure lisibilité. Un premier sondage préliminaire visant à estimer le potentiel du dépôt archéologique fut implanté à côté de la bordure du me’ae. Nous ne disposons d’aucune coupe stratigraphique pour cette ouverture qui fut fouillée rapidement jusque 60 cm de profondeur (mais les niveaux culturels reconnus se poursuivaient au-delà). A environ 10 cm sous la surface, des dalles étaient disposées de chant qui laissent supposer un espace construit à l’avant de la bordure du me’ae. En dessous furent découverts beaucoup d’éclats thermiques, des restes fauniques et des fragments de nacre, attestant une occupation continue sur une période vraisemblablement assez courte.

Fig.2.28 : Coupe de la paroi nord-ouest du sondage 2

(Molle d’après notes et relevés de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.)

84 A ces notes s’ajoutent quelques commentaires de la part de E. Edwards lors d’un entretien (île de Pâques, janvier 2010).

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Le sondage 2 consiste en une ouverture en forme de L de 160 cm de côté. Il fut conduit jusqu’à atteindre le substrat naturel représenté par la roche mère de couleur rouge, mais un secteur du sondage fut poursuivi jusque 230 cm. Les auteurs distinguent au total sept niveaux culturels, dont le caractère anthropique est indiqué par la découverte de plusieurs hameçons en nacre (71 hameçons et cinq limes en corail furent recueillis dans ce sondage). Ces niveaux d’occupation sont séparés par des lits plus fins de graviers de couleur rouge orange et d’une couche de sables fins éoliens, tous stériles (fig.2.28). Les couches de gravillon orange avaient été interprétées comme des dépôts issus de la dégradation de la paroi rocheuse immédiatement à côté et dont les résidus auraient glissé vers le bas de la dune. Nous ne disposons pas de plus d’indications sur les éventuelles structures archéologiques rencontrées en fouille. Deux datations ont été effectuées sur des échantillons de charbon pour dater les niveaux profonds. La couche 6 a livré une date de 440 ±80 B.P. soit en âge calibré un intervalle compris entre 1319 et 1644 A.D. avec néanmoins une probabilité de 91% en faveur de l’intervalle 1390-1644 A.D. (I-17,855). La couche 7 est quant à elle datée à 350 ±90 B.P. soit 1410-1682 A.D. (I-17,854). Malheureusement, nous ignorons si les charbons ont été prélevés en contexte (four ou foyer) ou non. Les résultats posent quelques difficultés d’interprétation dans la mesure où la couche 7 pourtant plus profonde est donnée comme plus récente que la couche 6. Cela étant, les deux niveaux sont superposés et pourraient en réalité traduire des occupations quasiment contemporaines. Néanmoins, on peut s’étonner de la faible ancienneté (XIV e siècle) de ces couches profondes au regard de la stratigraphie relativement complexe et importante à cet endroit. En considérant comme valables les datations réalisées par le laboratoire Teledyne, les résultats impliquent d’une part qu’il ne s’agit pas d’un lieu d’installation très ancien, contrairement à Hane par exemple, mais d’une occupation plus récente « pré-me’ae ». D’autre part, la stratigraphie observée suggère des phénomènes de construction sédimentaire très rapides à proximité de la paroi rocheuse. Il serait intéressant de connaître les mécanismes d’érosion environnants afin d’appréhender au mieux le déroulement culturel offert par ce sondage. Concernant le sondage 3, aucune indication manuscrite n’est fournie à l’exception des relevés des deux coupes ouest et est. Celles-ci posent des problèmes d’interprétation car les nomenclatures employées diffèrent. Nous proposons ci-après une version finalisée des coupes selon le modèle de reconstitution qui nous semble le plus plausible (fig.2.29). La profondeur fouillée est moins importante que dans le sondage 2, mais a livré des restes d’activités anthropiques que ce soit par le matériel recueilli (16 hameçons et deux limes) ou les structures de combustion mises en évidence, au nombre de deux ou trois. Des échantillons de charbon ont été prélevés mais aucune datation n’a été réalisée pour cette ouverture. Ce secteur littoral de la baie de Haavei a donc livré des vestiges d’occupation ancienne dont la nature reste en grande partie mal discernée. Aucun pavage n’a été reconnu mais il est vrai que les petits sondages impactent des surfaces trop faibles pour permettre une reconstitution de l’habitat. Les rares données disponibles semblent indiquer la mise en place de niveaux culturels au XIVe siècle, c’est-à-dire une époque relativement tardive par rapport à d’autres sites dunaires. Toutefois, comme on l’a déjà souligné, le site de Haavei présente des caractéristiques naturelles très attractives qui ont très probablement incité des groupes humains à s’y installer très tôt. Les vestiges recueillis sur la dune principale indiqueraient une

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zone d’habitat centrale qu’il apparaît très important de documenter à l’avenir, ne serait-ce qu’à titre comparatif avec les sites de Hane et de Manihina.

Fig.2.29 : Coupe des parois est et ouest du sondage 3

(Molle d’après notes et relevés de Edwards, Cristino et Vargas, 1984, ms.)

a.2 Un site côtier à Hokatu

La vallée de Hokatu, densément peuplée à l’arrivée des Européens fut prospectée lors de plusieurs missions qui ont mis en évidence un habitat très dense à l’intérieur des terres (cf. Conte et Molle 2011). La zone côtière en revanche, est moins connue archéologiquement et ce, pour deux raisons : l’extension du village actuel a provoqué des remaniements importants de la zone depuis la côte jusqu’à la basse vallée, si bien que très peu de traces anciennes ont été retrouvées. D’autre part, la physionomie de la baie, assez petite et fermée par une pointe rocheuse à l’est, laisse envisager un contexte écologique quelque peu différent des grandes baies ouvertes de Hane ou Haavei. En l’état actuel de nos connaissances, il est même difficile d’affirmer l’existence d’un système dunaire à cet emplacement, du moins aussi développé qu’ailleurs. Pourtant, ce secteur constitue le seul accès à la grande vallée de Hokatu (d’autres

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petites baies sont situées au nord-est de la pointe Tuoo, vers Haamamao, mais il s’agit de plages très rocheuses moins accueillantes). En 1999, à l’occasion des fêtes de Juillet se déroulant sur la place municipale faisant face à la petite plage de Hokatu, une tranchée de 8 m de long, 3 m de large et autant de profondeur fut creusée servant de lieu d’enfouissement d’ordures. Durant cette opération, les habitants identifièrent au fond de l’excavation des structures de combustion qui furent détruites par l’engin. Le recours à la pelle mécanique peut parfois s’avérer intéressant en archéologie car il permet de creuser profondément et ainsi sonder rapidement des espaces parfois étendus. Après avoir prélevé un échantillon à la base de la première tranchée, E. Conte procéda à l’ouverture parallèle d’une seconde, afin de tenter de retrouver des vestiges similaires (Conte et al. 2001 : 238). La stratigraphie observée fut suivie jusque 3,2 m sous la surface (fig.2.30) :

Fig.2.30 : Coupe stratigraphique de la tranchée 2, Hokatu (d’après Conte 2001 : 241)

- niveau A : couche de terre marron superficielle - niveau B : couche contenant des restes de structures de combustion (charbon, pierres

chauffées, cendres) - niveau C : lit de charbon - niveau D : couche de terre argileuse avec des tâches de charbon et une zone cendreuse

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- niveau E : couche de terre plus argileuse sans charbon - niveau F : couche sableuse contenant des fragments de charbon et d’os de tortues qui

ont été prélevés. - niveau G : surface indurée - niveau H : couche de sable de couleur plus foncée - niveau I : surface indurée correspondant au niveau de plage fossile.

Le niveau F présentait donc les traces les plus profondes, a priori les plus anciennes, d’activité anthropique dans le secteur, et par conséquent jugé contemporain de la structure de combustion à la base de la première tranchée. Les os de tortues (Wk-8092) se sont révélés lors de l’analyse en laboratoire impropres à une datation en raison d’une faible teneur en protéine, et furent donc abandonnés. L’échantillon de charbon Wk-8059 (tranchée 2, niveau F) a livré une date de 860 ±60 B.P. soit en âge calibré 1038-1265 A.D. Le second fragment (tranchée 1) a effectivement confirmé un niveau contemporain avec une date de 890 ±60 B.P. soit 1027-1266 A.D. (Wk-8060). Bien qu’ils n’aient pu faire l’objet d’une identification botanique, les deux charbons indiquent un niveau anthropique assez ancien remontant aux XIe-XII e siècles, susceptibles de témoigner d’une première occupation de la zone côtière de Hokatu (Conte et Anderson 2002). Notons que lors de notre séjour en 2008, les fêtes de juillet eurent lieu au même emplacement. En creusant une tranchée d’évacuation d’eau, un habitant de Hokatu recueillit un ensemble de 11 herminettes en basalte. N’étant pas sur place au moment de la découverte, nous n’avions pas pu mener d’observations plus précises sur le contexte archéologique, ni prélever d’autres échantillons. Toutefois, la présence de ces objets ainsi que la stratigraphie mise en évidence par Conte en 1999 indiquent de manière très nette une occupation ancienne de ce secteur de la baie sur lequel se développait autrefois une dune de sable, protégée par les flancs de montagne immédiatement à l’ouest. Les dates obtenues laissent entendre que l’endroit fut occupé au moins dès les premiers temps de la colonisation de l’île, voire jusqu’à une période plus récente dont témoigneraient les vestiges du niveau B. a.3 Le site dunaire de Manihina

Les premiers vestiges archéologiques du site de Manihina furent mis en évidence au même moment que la fouille de Hane. En effet, lors de leur séjour en 1964, Sinoto et Kellum-Ottino passèrent quelques temps à étudier plusieurs sites en vallée, mais surtout sur la dune identifiée alors comme le site MUH-2. A cette époque, les restes de pavage ancien associés à du matériel apparaissaient à la surface de la dune de sable balayée par les vents, large d’environ 100 m et s’élevant à près de 12 m au-dessus du niveau de la mer (Sinoto et Kellum-Ottino 1965 : 29). Un autre pavage de 9,5 x 5 m fut observé sur la façade sud de la dune où les phénomènes d’érosion étaient plus actifs. Bien qu’endommagé, ce secteur focalisa l’attention des chercheurs qui y implantèrent rapidement une série de cinq sondages de 1 m². Dans un contexte écologique semblable à celui de Hane, il s’avérait très intéressant de documenter l’occupation ancienne de cette portion de la côte afin de la comparer avec les résultats acquis au même moment par l’équipe dans l’autre vallée. Peu d’informations sont disponibles sur ces travaux : la fouille ne concerna qu’une profondeur de 1 m, dans laquelle deux niveaux furent reconnus, l’un associé au pavage supérieur, l’autre correspondant à une

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couche inférieure contenant beaucoup de restes fauniques, des traces de charbon et des engins de pêche. Un troisième niveau entre 70 et 100 cm fut observé uniquement dans le sondage 2, qui présentait un foyer dans lequel fut prélevé du charbon daté par le laboratoire de Gakushuin à 315 ±90 B.P. soit 1423-1692 A.D. (GaK-532). En se basant sur la comparaison des objets recueillis, notamment les types d’hameçons et les fragments de pilons en pierre, Sinoto proposait une relation de contemporanéité entre le pavage de Manihina et les niveaux I et III de l’aire B à Hane.

Fig.2.31 : Vue de la dune de Manihina depuis le nord-ouest ; on distingue

au sommet les vestiges des pavages superficiels (cliché G.Molle)

En 1986, une nouvelle étude fut conduite sur la dune par les archéologues du CPSH (Edwards, Cristino et Vargas) qui ouvrirent trois autres sondages au sud-ouest et au nord-est. Malheureusement, les données restent trop lacunaires et incomplètes pour ne serait-ce qu’en proposer une synthèse. La définition des niveaux ne concerne en fait que les pavages de surface où plusieurs hameçons et limes en corail furent découverts. Néanmoins, l’intérêt de ce site restait évident, ce qui motiva la mise en place d’une fouille extensive à partir de 1991, dirigée par E. Conte. La première campagne permit de sonder différents secteurs de la dune (désormais identifiée comme le site MAN-1), tandis qu’un espace élargi était fouillé sur les pavages apparents. Plusieurs structures enfouies furent identifiées dans les sondages, et un matériel très riche fut recueilli. La grande surprise vint néanmoins de sépultures humaines et animales associées au pavage. L’aspect funéraire que prit le programme conduisit à la venue de deux anthropologues physiques, P. Sellier et P. Murail, qui entreprirent cette étude lors de deux autres campagnes en 1993 puis en 199885. Au total, ce ne sont pas moins de 39 squelettes humains, 11 de cochons et deux de chiens qui furent mis au jour. Parallèlement, Conte poursuivit la fouille des structures d’habitat dans d’autres secteurs du site : une zone fut excavée dans la partie est avec deux ouvertures

85 Cette dernière ne concernait que la fouille du cimetière, aussi fut-elle dirigée par P. Sellier seul.

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(Section 1) d’une surface totale de 54 m² ; une autre fut fouillée au nord de l’ensemble funéraire sur 55 m² (Section 2), à laquelle s’ajoutent plusieurs sondages intermédiaires. Si les résultats préliminaires ont déjà été mentionnés (Conte 2002 : 261 ; Conte et Poupinet 2002 : 33), aucune synthèse n’a à ce jour été réalisée sur ce site d’importance, ce qui évidemment limite notre vision globale du site86. Aussi ne seront discutées ici que les données chronologiques acquises en rapport avec leur contexte stratigraphique (il s’agit essentiellement de l’agencement observé dans la section 1), afin de replacer l’occupation ancienne de Manihina dans une perspective comparative avec les autres implantations humaines côtières documentées à Ua Huka. Le premier niveau (A), concerne le pavage superficiel qui apparaissait déjà en 1964 au sommet de la dune. Il est directement associé aux sépultures humaines et animales aménagées fonctionnant avec la construction. Au vu des rapports disponibles (Murail 1996 ; Maureille et Sellier 1996 ; Sellier 1998 ; Sellier et al. 2007), les rites funéraires documentés s’avèrent très complexes (cf. supra pour un développement des pratiques funéraires). L’un des individus inhumés présentait indéniablement des traces de lèpre. Le squelette fut daté à 480 ±100 B.P. soit en âge calibré 1377-1661 A.D. (I-17,917), impliquant de fait que la maladie était ancienne et antérieure à l’arrivée des Européens. L’utilisation de ce pavage très étendu comme cimetière remonterait a priori aux alentours du XVe siècle et pourrait être plus ou moins contemporain du cimetière de Hane. Sous le niveau de surface, une couche de sable stérile (B) d’environ 15 cm a été reconnue dans la section 1. Elle recouvre un troisième niveau C de 30 cm d’épaisseur, quant à lui d’origine anthropique : des éléments de pavage ont été mis au jour par endroits, ainsi que plusieurs structures de combustion. De nombreux fragments de corail débités ont été découverts, concentrés dans une petite surface interprétée comme une aire de fabrication de limes en corail, par ailleurs retrouvées à divers stades de façonnage. Un charbon prélevé dans l’un des fours a livré une date de 570 ±100 B.P. soit 1226-1515 A.D. (I-17,853). Ce niveau anthropique pourrait être un remaniement ou une occupation légèrement postérieure du niveau D. Cette couche de sable foncé de 20 cm d’épaisseur a livré les vestiges d’anciens habitats relativement étendus (un autre pavage correspondant a été fouillé dans la section 2 à 12 m au nord-est). L’une des particularités vient d’une distinction spatiale, commune aux habitats marquisiens, avec d’un côté un sol formé de petits galets de plages constituant la zone couverte de la maison ou lieu de couchage, et de l’autre un pavage régulier de dalles de plus gros modules servant de véranda extérieure. Les deux espaces sont séparés par une bordure de dalles posées de chant. Ce type architectural était jusqu’ici connu pour les habitats intérieurs mais pas pour les zones côtières, qui plus est aux périodes anciennes. Ce niveau a été daté à 590 ±100 B.P. soit 1218-1490 A.D. (I-17,854). Ainsi, les occupations D et C auraient été extrêmement rapprochées dans le temps, traduisant comme à Hane la mise en place d’un habitat durable (et en l’occurrence très organisé d’un point de vue architectural) et dynamique aux environs des XIIIe-XIV e siècles. Sellier mentionnait la découverte lors de la session 1998 86 Pour diverses raisons qu’il est inutile d’évoquer ici, les données recueillies lors de ces multiples sessions de fouille n’ont jusqu’à présent jamais pu être exploitées de manière totale. L’étude du site de Manihina constitue un travail de synthèse en lui-même, qu’il ne nous a pas été permis de conduire à terme dans le cadre de notre travail dont la problématique est élargie à l’ensemble de l’île et non à un site particulier. Il est toutefois bien évident que cette étude reste un travail prioritaire dans notre programme de recherches à long terme portant sur la préhistoire de Ua Huka, aussi est-il prévu d’achever cette étude dans un avenir proche. Nous disposerons alors de résultats définitifs qui pourront être replacés dans le contexte archéologique de l’île.

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d’un squelette inhumé profondément sous deux niveaux de pavage. Nous n’avons pas d’informations plus précises sur le contexte réel, mais si tel était le cas, il s’agirait d’une sépulture ancienne, antérieure au cimetière et potentiellement associée à l’espace domestique. La couche E inférieure se distingue assez peu de la précédente, en raison de la couleur également très foncée du sédiment. La densité de galets mise en évidence au niveau supérieur diminue ici de manière très nette, bien que les quantités de restes fauniques soient toujours très importantes. Cette couche est interprétée comme une occupation antérieure à D qui aurait été remaniée et perturbée par la construction du pavage. Enfin, on atteint en dessous le niveau F de sable clair contenant de nombreuses branches de corail de grandes dimensions, probablement déposées par les hommes. Ces branches ont été retrouvées dans les différentes excavations de la dune, mais on ignore encore leur réelle fonction. Il n’est pas impossible que ces éléments aient eu pour but de stabiliser le sol sableux avant l’installation de structures d’habitat pérennes. Un sondage profond fut réalisé à l’aide d’une pelle mécanique afin de vérifier l’éventuelle présence de niveaux d’occupation enfouis. La tranchée de 4 m de profondeur n’a cependant livré aucune trace anthropique. Une autre date est disponible pour le site, issue d’une autre portion du secteur 1. L’échantillon de charbon fut recueilli dans une structure de combustion située à faible profondeur, apparemment à un niveau similaire à celui des pavages-sépultures. Daté à 340 ±90 B.P., soit 1414-1583 A.D. (I-17,852), c’est-à-dire une période quasi-contemporaine de la sépulture 5. D’autres sondages furent pratiqués en 1993 à l’arrière de la dune à l’aide d’engins mécaniques. L’un d’entre eux livra une couche profonde apparemment d’origine anthropique. La présence de plusieurs charbons laissait supposer aux auteurs (Conte et Poupinet 2002 : 35) que ce niveau était peut-être lié à une période de défrichage associée à l’occupation humaine de la vallée. Un coquillage (porcelaine) fut prélevé et daté à 1350 ±60 B.P. soit en âge calibré selon les modalités décrites plus haut pour les échantillons d’origine marine, un intervalle de 950-1269 A.D. (Beta-74243).

La stratigraphie étudiée à Manihina se révèle donc plus complexe que ne le laissaient entendre les premiers travaux engagés dans la zone. Dans un contexte écologique et sédimentaire semblable à celui de Hane, plusieurs éléments culturels ont été mis en évidence remontant aux premiers temps de l’installation humaine à cet endroit. Si pour la dune elle-même, on peut supposer une occupation initiale vers le XIIe siècle, le résultat obtenu à l’arrière du cordon littoral laisse entendre que des communautés ont pu vivre à Manihina à une époque encore antérieure. Les données restent à approfondir, mais nous pouvons avancer l’hypothèse d’une première installation contemporaine des niveaux anciens de Hane, témoignant dans l’état actuel de nos connaissances, d’une période de découverte et/ou de peuplement progressif de l’île. Deux remarques nous semblent d’importance, qui montrent une éventuelle évolution partagée de l’occupation des sites de Manihina et Hane. D’une part, la mise en place d’un habitat permanent et durable visible à travers les grands pavages mis au jour, et d’autre part, l’utilisation (ou la ré-utilisation) des niveaux supérieurs à des fins funéraires. Si ce dernier aspect reste encore mal précisé pour l’instant, il est cependant à prendre en compte dans une problématique relative aux systèmes funéraires anciens de Ua Huka, dont il sera question dans la troisième partie de notre travail. Seule l’analyse des données de terrain (en cours) permettra de préciser notre vision chronologique et matérielle de l’histoire de ce lieu.

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b. Les datations issues de sondages sur des sites côtiers et intérieurs

Outre les données recueillies lors des travaux effectués sur les sites dunaires (ou du moins considérés comme tel), d’autres résultats ont été obtenus à l’occasion de sondages sur diverses structures inventoriées que ce soit dans les zones intérieures (moyenne vallée et fond de vallée) ou bien dans ce qu’on peut désigner comme des zones côtières, hors du cordon littoral. Il s’agit généralement de vestiges de surface dont l’ancienneté n’est évidemment pas aussi importante que les structures fouillées en profondeur à l’occasion des fouilles ou des excavations décrites précédemment. Il est souvent convenu que ces monuments qui parsèment les paysages actuels des vallées marquisiennes remontent tout au plus à la période « Classique » de la séquence de Suggs, voire aux derniers temps de la période de « Développement » qui la précède. Néanmoins, les sondages avaient pour ambition de préciser cette vision temporelle quelque peu simpliste dans une tentative de datation absolue des occupations et de recherche d’éventuels niveaux antérieurs. Ce type d’opération reste cependant très limité pour des raisons pratiques, et les datations le sont encore plus étant donné le coût élevé des analyses en laboratoire87. Les résultats obtenus sont donc loin d’être complets et suffisants, mais fournissent tout de même une première approche chronologique des installations humaines dans différents endroits de l’île. Ils s’intègrent donc naturellement à notre présent corpus d’étude. Les opérations de sondages archéologiques sont la plupart du temps menées parallèlement aux inventaires de surface. A Ua Huka, six vallées ont été concernées par de tels travaux : Manihina, Vainaonao, Vaikivi, Hokatu, Hanahouua et Katoahu pour un total de sept datations. L’interprétation des structures sera reprise par leur aspect architectural dans la troisième partie de notre travail, aussi ne présentons-nous ici qu’une description rapide des contextes stratigraphiques dans lesquels les échantillons furent recueillis. - Manihina, structure MAN-3 Il s’agit d’une structure d’habitat localisée dans la basse vallée de Manihina, non loin de la dune. Les vestiges de surface ne laissaient apparaître qu’une terrasse de 8 m de long présentant des espaces plus ou moins compartimentés suggérant une zonation et/ou des états différents. Des décapages et des sondages ont été mis en place et ont révélé trois stades de construction (Conte et Poupinet 2002 : 49). Dans le sondage 2, plusieurs couches ont été reconnues : le niveau B, immédiatement sous le pavage de surface a livré beaucoup de restes fauniques ainsi que de nombreux objets (hameçons, limes en corail, fragment d’ivi po’o). Il peut être interprété comme une occupation soit contemporaine de l’état final du paepae, soit antérieure à celui-ci. A l’interface entre les niveaux B et C apparaît une concentration de charbon limitée en surface dans lequel un échantillon a été daté à 1675-1775 A.D. (Beta-116143). Enfin, dans la couche C, deux niveaux intermédiaires sont définis et contiennent également des restes fauniques. Ils témoignent d’au moins une occupation antérieure à ce que Conte désigne comme le premier stade de construction de la structure, mais aucun matériel n’a été daté de cette provenance. Le résultat obtenu marque donc un dépôt intermédiaire précédant la mise en place de l’habitat actuel de la terrasse MAN-3. 87 Quand bien même plusieurs sondages peuvent être réalisés, ils ne livrent pas nécessairement lors de la fouille des échantillons de matières susceptibles d’être datés. Aussi devons-nous parfois nous contenter des informations stratigraphiques fournies par ces travaux.

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- Vainaonao, structure VAN-23 Cette structure de grandes dimensions (21 x 7 m) est localisée dans la moyenne vallée de Vainaonao, face au tohua. Elle est donc intégrée au centre villageois principal de la vallée (Molle 2009a : 25). Il s’agit d’un ensemble complexe interprété comme un me’ae que nous décrivons plus loin en détail. Un sondage fut implanté dans la cour principale, dans lequel nous avons observé trois niveaux anthropiques. Le troisième (C) présentait notamment une structure de combustion associant une fosse charbonneuse à des pierres chauffées et des éclats thermiques à 76 cm de profondeur sous la surface. Un morceau de charbon a été daté à 228 ±30 B.P., soit en âge calibré deux intervalles à 1636-1684 et 1735-1806 A.D. (Wk-27337). Compte tenu du contexte de prélèvement, nous attribuons une valeur plus grande à la première estimation, faisant ainsi remonter au XVIIe siècle une occupation là encore antérieure à la construction de la grande structure cérémonielle actuelle. - Vaikivi, structure VKV-7-2 Ce grand paepae de 18 x 10 m est construit à proximité du tohua VKV-6-2, le long de la rivière. Deux sondages ont été implantés sur ce site (Conte et al. 2001 : 54). Le premier a été réalisé contre le mur de façade et a livré des restes de charbon épars dans deux couches situées à des profondeurs de 25 et 35 cm. Cependant, ils n’ont pas fait l’objet de datation dans la mesure où il était difficile d’établir une quelconque relation stratigraphique avec la structure de surface. Le deuxième sondage a été ouvert sur la plate-forme principale sous le pavage qui recouvre la partie arrière du paepae. Les dalles de surface ne présentaient aucune perturbation, aussi les charbons découverts immédiatement en dessous avaient de bonne chance de dater la mise en place du pavage et donc la construction de la terrasse. Ceux-ci ont été prélevés entre 20 et 35 cm de profondeur et datés à 310 ±40 B.P. soit 1470-1655 A.D. en âge calibré (Beta-148760). - Vaikivi, structure VKV-34-10 Cet ensemble monumental avait dans un premier temps été interprété comme un tohua (Maric et Noury 2002 : 13), mais notre analyse des composantes architecturales nous amènent désormais à abandonner cette fonction, ce qui par ailleurs est confirmé par de récentes observations (Butaud et Jacq 2010). Il s’agit cependant d’une structure complexe très intéressante composée de plusieurs terrasses s’organisant autour d’un espace central. Un sondage fut implanté sur la plate-forme principale A livrant quatre niveaux successifs. A environ 25-30 cm de profondeur, la découverte de nombreux éclats de taille reposant sur des pierres de grandes dimensions suggéraient l’existence d’un pavage enfoui correspondant à un stade antérieur de la construction. Immédiatement en dessous, à 35 cm, apparaissaient des fragments de charbon dont l’un fut daté à 390 ±40 B.P. soit 1436-1634 A.D. (Beta-149078). Deux intervalles sont envisageables pour cette estimation, mais il est difficile d’attribuer une plus grande valeur à l’un ou l’autre. - Hokatu, structure HKT-48 Le site HKT-48 également connu sous le nom de Miara, est l’un des me’ae de la vallée de Hokatu, constitué de plusieurs aménagements en terrasses. Il fut étudié plus précisément lors de la mission d’inventaire conduite par Conte et Tartinville (2001 : 177). Deux sondages furent pratiqués, l’un dans une fosse aménagée dans le pavage de la terrasse principale qui contenait des restes osseux animaux et humains, l’autre dans la bordure de la plate-forme. Ce

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dernier est plus intéressant car une stratigraphie y a été enregistrée. Sous les dalles de pavage, on rencontre une première couche de terre noire humique qui recouvre un second niveau plus argileux contenant des traces de charbon. Bien que l’échantillon ne provienne pas d’un contexte archéologique très pertinent, il permet toutefois de préciser un terminus post quem pour la mise en place de la structure cérémonielle actuelle. Les résultats ont fourni une date de 340 ±90 B.P., comprise dans l’intervalle 1414-1683 A.D. (Beta-148759). - Hanahouua, structure HNA-10 Cette structure en grande partie enfouie avait attiré notre attention lors de l’inventaire de cette vallée de la côte est (Molle 2009b : 63). En effet, il s’agit d’un site localisé à l’arrière de la plage et bien que le contexte ne soit en aucun cas dunaire comme à Hane ou Manihina, il témoigne cependant d’un probable habitat côtier dont il nous semblait intéressant de détailler la fonction. De plus, et malgré la perturbation nette de l’ensemble, l’un des éléments remarquables était une longue bordure de pierres de 9 m composée essentiellement de dalles de ke’etu posées de chant, ce qui marquait a priori une structure au statut particulier (voir infra pour l’utilisation de ce matériau). Un sondage a donc été ouvert de part et d’autre de cet alignement et a mis en évidence sous la surface un pavage régulier sur une épaisseur de 15-20 cm. On se rend compte que ces dalles ont été implantées dans une matrice de terre noire très charbonneuse et riche en débris coquilliers et os de poissons. La nature de la combustion n’est pas évidente à déterminer. A partir de 36 cm, on atteint une couche de terre argileuse rouge contenant encore des coquillages. Dans ce niveau, nous avons mis en évidence une petite pierre servant de calage de l’un des blocs de ke’etu de la bordure, qui suggère qu’il s’agit encore d’un niveau anthropique. La couche stérile est atteinte à 45 cm de profondeur. Un charbon a été prélevé dans le niveau C sous pavage afin de dater sa mise en place. Le résultat indique une datation de 220 ±25 B.P. soit un intervalle de temps compris entre 1644 et 1803 A.D. (Wk-29719). - Katoahu, structure KAT-4-D Cette structure appartient en fait à un ensemble architectural côtier plus étendu et complexe sur lequel nous reviendrons plus loin. Construit sur un promontoire rocheux dominant la baie de Katoahu, il est fort probable que ce site ait autrefois servi de petit centre de vie pour des pêcheurs, mais une fonction rituelle ou religieuse, peut-être associée, n’est pas non plus à exclure. La structure KAT-4-D est un petit enclos de forme rectangulaire dont l’un des côtés présente une bande pavée. Pour essayer de préciser sa fonction, nous avons ouvert un sondage de 1 m² au centre de l’enclos et y avons observé une stratigraphie de trois niveaux anthropiques (Molle 2009b : 36). La couche A superficielle correspond à un recouvrement récent, et contient beaucoup de déchets modernes (morceaux de métal, de verre etc.), ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où l’endroit est fréquenté par des chasseurs de chèvres et de cochons. La couche B inférieure est épaisse de 10 cm et contient principalement des coquillages. En dessous, on atteint un niveau de terre brune plus épais (40 cm) et charbonneux présentant beaucoup de coquillages, de radioles d’oursins et d’os de poissons. On y a aussi découvert un hameçon en nacre. Un cailloutis associé tend à diminuer vers le bas de la couche pour disparaître à partir de 60 cm dans le niveau stérile. Un charbon (identifié comme du Thespesia populnea) prélevé dans la couche C anthropique a livré une date de 334 ±25 B.P., soit en âge calibré l’intervalle 1481-1641 A.D. (Wk-29720) correspondant à l’utilisation du site.

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c. Synthèse du corpus chronologique

Au terme de cette revue systématique des données chronologiques disponibles pour Ua Huka, nous sommes désormais en mesure de proposer une synthèse intégrant l’ensemble des résultats acquis par les chercheurs depuis 1964, ainsi que par nous-même lors nos propres travaux. Le tableau suivant (tab.2.4) présente le corpus de datations utilisé dans l’analyse et classé selon un ordre géographique par vallée. Ce groupe est néanmoins réduit par rapport aux données publiées. Nous n’incluons pas ici les datations de Hane proposées par Kirch (1986) puis Anderson et al. (1984) et Anderson et Sinoto (2002) car, comme nous l’avons précisé plus haut, elles correspondent à des traitements statistiques et des protocoles d’analyse différents. De plus, et concernant Hane, les contextes archéologiques dans lesquels ont été prélevés les échantillons en question restent non contrôlés. De la même manière, nous avons choisi de ne pas considérer dans notre corpus les datations réalisées par le laboratoire de Gakushuin en raison des problèmes déjà soulignés liés directement au traitement des échantillons (Sinoto et Kellum-Ottino 1965). Enfin, nous précisons pour quatre cas (Beta-116140, Beta-116141, I-17,855 et I-17,856) le doute qui subsiste quant à la réelle valeur des résultats. Il s’agit d’exemples d’inversions stratigraphie/datation mis en évidence à Hatuana et Haavei (cf. supra). Nous avions insisté dans la partie introductive de ce travail, sur la nécessité de développer un modèle chronologique cohérent, c’est-à-dire basé sur des données homogènes. C’est pourquoi toutes les calibrations ont été réalisées selon le même protocole, à savoir la courbe IntCal09 (Reimer et al. 2009) pour les échantillons terrestres (du charbon dans tous les cas) ; les courbes Marine09 et mixte IntCal09/Marine09 ont été utilisées pour les échantillons ayant subi une influence marine (un coquillage ainsi que les ossements humains à Manihina et Hane), selon une valeur de l’effet réservoir déterminé pour les Marquises de δR45±48 (Petchey et al. 2009). Les calibrations ont été effectuées par le programme OxCal v.4.1 (Bronk Ramsey 2009) pour les échantillons terrestres et par Calib Rev 6.0.1 (Stuiver et Reimer 1993) pour les échantillons marins et les ossements humains. Lorsqu’elle est disponible et certaine, l’identification botanique de l’échantillon est précisée. Les résultats sont indiqués dans le tableau selon une calibration à 2σ, mais nous précisons entre parenthèses les éventuelles probabilités lorsque plusieurs intervalles sont envisageables. Pour les ossements humains, rappelons que la date fournie correspond à l’intervalle maximal mais que nous fournissons la probabilité la plus forte pour une calibration à 1σ. Afin de faciliter la lecture des résultats, deux caractères leur ont été attribués. Le premier permet de déterminer la nature géographique du site : dunaire, côtier (soit les abords des dunes et les zones de basse vallée) ou intérieur. Seuls quatre sont définis par cette dernière valeur ce qui constitue certainement une limite à notre interprétation, mais offre néanmoins une vision préliminaire de l’habitat en moyenne et haute vallée. Le second caractère permet de définir la nature relative de l’événement archéologique daté par l’échantillon afin de le replacer dans une séquence culturelle globale. On considère notamment les vestiges de première occupation, d’occupation durable (mise en place des premiers pavages), d’occupation intermédiaire, d’occupation finale (en l’occurrence, il s’agit plutôt de datations antérieures à la mise en place des structures actuelles découvertes en vallée, c’est-à-dire des terminus post-quem pour leur dernier stade d’édification, ou bien du dernier niveau d’occupation sur les sites dunaires) et de sépulture.

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Tab.2.4 : Corpus chronologique de Ua Huka

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Au total, 36 datations entrent dans la composition de notre corpus. La sériation des résultats en groupes d’éléments unifiés par les marqueurs culturels qu’ils représentent fournit donc pour la première fois une vision chronologique totale de l’histoire de l’île. La double détermination culturelle et spatiale des échantillons participent ainsi à la construction d’une séquence propre à Ua Huka qu’il nous faut maintenant préciser.

2. Proposition d’une séquence marquisienne

L’exercice consistant en l’élaboration d’une séquence chrono-culturelle d’une société ancienne, ou dans notre cas d’une île comprise comme un anthroposystème évoluant dans la durée, peut sembler aujourd’hui très académique et d’une certaine manière artificiel. Il continue néanmoins d’être une étape incontournable pour les chercheurs, qui inscrivent dans ce cadre leur réflexion globale sur les trajectoires historiques suivies par ces communautés. Cet exercice fut brillamment mené par Suggs (1961) puis Sinoto (1966, 1970) dans le contexte bien différent qui était le leur il y a cinquante ans de cela. Les progrès effectués depuis, tant sur les méthodes de datation que sur l’analyse stratigraphique, nous offrent désormais la possibilité d’apporter de nouveaux éléments (Allen 2004 ; Allen et McAlister 2010). Le programme de recherche entamé sur l’île de Ua Huka avait cette ambition, et trouve dans le développement qui suit un premier aboutissement. Les processus, la temporalité, le degré de reconstitution sont certes réduits, mais plus réalistes. Sans prétendre à une exhaustivité de l’information archéologique, nous devons accepter les limites induites par la nature même de notre travail. A ce titre, l’usage de termes définissant très nettement les différentes phases de la préhistoire marquisienne apparait quelque peu prétentieux et faussé : les époques de Développement, d’Expansion, Classique renvoient à une vision néo-évolutionniste de l’Histoire aujourd’hui dépassée. En souhaitant humblement rendre compte de la complexité d’une trajectoire marquisienne, il nous paraît plus opportun de dégager de notre corpus des marqueurs, de natures diverses (culturels, géographiques etc.), témoignant de multiples transformations de la société ancienne et qui suffisent à eux seuls à rythmer cette évolution sur la durée. C’est donc sur la base de ce parti pris que se construit la proposition suivante.

a. De la découverte à l’établissement : la colonisation humaine de Ua Huka

Toute trajectoire ayant un commencement, il est nécessaire de définir ce que nous avions nommé le « point 0 » de l’histoire de Ua Huka, ou plus communément la période de colonisation. La visibilité de ces phases anciennes s’est révélée dans les stratigraphies des sites dunaires qui, conformément aux modèles théoriques pré-établis, s’avèrent être à l’heure actuelle les seuls espaces offrant une perspective temporelle longue, remontant en tout cas aux premières occupations. En accord avec les propos énoncés précédemment (cf. 1ère partie), on peut supposer que les premiers groupes à atterrir sur Ua Huka avaient choisi la ou les baies les plus accueillantes en vue d’une installation pérenne. Hane, Manihina, ainsi sans doute que Hokatu, Haavei ou Hatuana présentent toutes des conditions écologiques très favorables à une implantation humaine. Les systèmes dunaires qui se développent sur les cordons littoraux ont pu en partie

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être explorés et ont effectivement livré des vestiges remontant à cette époque ancienne. Le site de Hane en particulier apparaît aujourd’hui de manière certaine comme l’un des endroits de l’île initialement peuplé. Les niveaux J, I et H de la fouille réalisée en 2009 offrent ainsi une vision directe des modalités d’installation de ces premiers Marquisiens. Celle-ci est néanmoins limitée à la fois par la fenêtre réduite (par la surface de fouille) ouverte sur cette période, mais aussi par la très faible représentation des vestiges matériels laissés par les occupants. Par exemple, nous n’avons encore retrouvé aucune trace d’habitation construite en dur et seuls des sols d’occupation, correspondant à des niveaux de piétinement sur sable, ont été mis en évidence. Cela peut s’expliquer de deux façons : soit des édifices existaient en-dehors des limites de fouille, soit les habitations étaient rudimentaires sans soubassement ou pavage en pierre, consistant en abris en bois et en végétaux ayant donc disparu depuis. Les deux solutions sont envisageables aussi est-il encore trop tôt pour trancher définitivement la question. Néanmoins, les résultats acquis sur Ua Huka ne nous permettent pas d’accorder du crédit à la proposition de Suggs qui considérait les habitats initiaux comme des maisons ovales (« ovoid houses »), interprétation basée sur la reconnaissance de séries de trous de poteaux dans le niveau ancien de Ha’atuatua. Aucun vestige de ce type n’a été observé à Hane. Par contre, les grandes branches de corail du niveau F de Manihina ont pu servir à stabiliser le sol sableux avant occupation, impliquant peut-être un niveau simple de circulation. A cette époque, l’installation humaine semble limitée aux sites dunaires, ou tout au moins aux zones côtières. Aucune trace d’habitat ancien n’a encore été mise en évidence à l’intérieur des terres dans les vallées. Cependant, il s’agit ici d’un biais de la recherche et non pas nécessairement d’une réalité archéologique, puisque aucun sondage profond n’a été ouvert dans ces secteurs de moyenne vallée créant de fait une limitation qu’il sera nécessaire de résoudre dans les années à venir. Néanmoins, la concentration des communautés sur les zones côtières, procurant un accès aisé aux ressources marines dont elles ont besoin durant ces périodes de fragilité relative, reste la solution la plus adaptée. Des fosses, des petites structures de combustion et des aménagements réduits ont été découverts dans les niveaux de Hane, impliquant le déroulement d’activités domestiques sans doute tournées vers une nécessité de subsistance quotidienne, ainsi qu’en témoignent les nombreux restes de faunes recueillis. Les analyses ne sont pas encore achevées à l’heure où nous rédigeons ce travail, mais les observations préliminaires montrent clairement un régime alimentaire essentiellement basé sur la pêche et la collecte de coquillages. De nombreux ossements de tortues ont aussi été récoltés ce qui suggère que cet animal était consommé de manière bien plus importante aux premiers temps de l’occupation. De même, beaucoup d’ossements d’oiseaux ont été recueillis qui témoignent d’une prédation évidente. En revanche, le matériel de pêche retrouvé pour ces périodes est assez réduit, en comparaison des assemblages découverts plus tardivement. A Hane, on dénombre moins de 30 hameçons, pour la plupart fragmentés. On compte seulement quelques ébauches et préformes auxquels s’ajoutent des morceaux de nacre travaillés, les autres pièces sont achevées. Quatre fragments ont été identifiés comme des leurres à bonite, impliquant a priori des techniques de pêche pélagiques. Un seul plomb de sonde a été recueilli dans ces niveaux anciens, ce qui limite notre interprétation quant à une éventuelle typologie de ces objets. Aucune lime en corail n’a été découverte, mais on compte deux limes en radioles d’oursins, un type d’outillage déjà mentionné par Sinoto et Suggs pour les époques anciennes.

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D’un point de vue chronologique, un ensemble de dates issues des fouilles de Hane indique que cette succession de niveaux anthropiques (J, I et H) se déroule entre 900 et 1100 A.D., voire jusque 1200 A.D. en tenant compte d’un intervalle maximal. Par ailleurs, les dates Beta-260937 et Wk-29718 sont à ce jour les plus anciennes recueillies à Ua Huka dans un contexte archéologique contrôlé. Comme on l’a vu, le résultat obtenu à Hatuana dans le sondage 4 (Beta-116140) est antérieur de près d’un siècle mais reste incertain. En raison de la lisibilité réduite de la culture matérielle initiale dans ces niveaux, il est encore difficile de l’assimiler à l’une ou l’autre des phases de colonisation (les process descriptors selon Sutton 2008). Par conséquent, il est nécessaire de considérer un intervalle de temps antérieur pour définir non pas « l’installation » mais la découverte de l’île par les premiers colons. Bien qu’elle puisse paraître quelque peu arbitraire, nous pensons qu’une marge d’un siècle est raisonnable, ce qui ferait ainsi remonter l’arrivée des premiers groupes humains aux environs de 800 A.D. Trois autres dates viennent conforter en quelque sorte la chronologie de Hane : les niveaux profonds de Manihina, à l’arrière de la dune (Beta-74243), et de Hokatu (Wk-8060 et Wk-8059) s’inscrivent eux aussi comme contemporains des premières occupations de Hane. En revanche, les sondages et les tranchées réalisées sur ces sites ne fournissent que peu d’informations sur le contexte culturel. A ce titre, la baie de Haavei offre un milieu extrêmement favorable à une implantation humaine. Il serait donc intéressant de documenter d’éventuels niveaux anciens sur ce site par l’étude élargie du système dunaire. .

b. La mise en place d’un habitat durable

Faisant suite à cette première étape du processus de colonisation, les communautés vont peu à peu s’organiser et s’établir de manière définitive sur une île qui est progressivement explorée et dont le milieu est reconnu. Si les premiers niveaux de Hane correspondent à une phase d’établissement, il s’agit ici de définir une installation durable et permanente. Ce changement de perspective dans l’habitat domestique est matérialisé par la mise en place de grands pavages de pierre sur les sites dunaires, qui constituent un marqueur fiable de transformation du cadre de vie. Evidemment, cette assertion repose sur l’absence supposée de pavages aux périodes antérieures ce qui semble être le cas d’après les données archéologiques actuelles. Toutefois, l’apparition de véritables soubassements assimilables à des plates-formes de type paepae accompagne sans doute un certain dynamisme que nous avons mis en évidence une fois encore sur les sites de Hane et Manihina. Les fouilles de Sinoto avaient déjà révélé une séquence de construction extrêmement rapide qui a été confirmée par nos travaux en 2009. Les datations obtenues pour les niveaux G, F et E indiquent une activité intense sur la dune, où plusieurs pavages sont édifiés, utilisés, aménagés et/ou reconstruits entre la fin du XIIe siècle et la première moitié du XIIIe siècle, soit quelques décennies (Wk-28717, Beta-260934, I-17,854 et I-17,853). Il est difficile de rendre compte de l’aspect initial des pavages étant donné qu’ils n’ont jamais été fouillés sur toute leur surface et que, de manière générale, le sol sableux sur lesquels ils sont construits entraîne des déplacements des éléments et leur déstructuration. Sinoto pensait qu’ils suivaient une forme plutôt rectangulaire en raison des alignements des pierres de bordure. Le pavage du niveau D de Manihina est peut-être un peu plus tardif que celui de Hane mais s’inscrit néanmoins dans la même époque culturelle. L’habitation mise au jour a révélé une organisation déjà avancée, avec une séparation interne entre un espace couvert

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servant de lieu de couchage (remplissage de petits galets) et une zone extérieure pavée. Cette distinction est notamment une caractéristique des paepae hiamoe de la période classique bâtis sur deux niveaux correspondant au pa’ehava vaho ou « véranda » extérieure, et au pa’ehava ‘oto (pavage intérieur) situé devant le oki (Ottino 1986). La découverte d’une telle organisation de l’espace domestique implique que les formes traditionnelles de l’habitat, que l’on pensait jusqu’ici plus récentes, étaient en réalité déjà employées aux périodes anciennes. L’étendue des pavages à Hane est très importante à cette époque, ce qui suppose probablement le regroupement spatial de plusieurs maisonnées dans un secteur côtier dont l’attrait écologique reste tout aussi valable qu’aux premiers temps de l’installation humaine. Nos estimations de l’emprise des pavages dépassent de loin les 300 m² (pour un minimum de six maisons), ce qui pourrait aussi témoigner d’une éventuelle impulsion démographique à l’origine de cette transformation. Le terme de hameau côtier nous apparaît le plus pertinent pour définir la forme de cet habitat complexe. Pour l’instant, seules les baies de Hane et Manihina sur la côte sud sont documentées. On ignore en revanche la situation sur la côte est où les espaces littoraux n’ont pas été sondés. Les perturbations qu’ils ont subies ces dernières années ont cependant provoqué des remaniements sédimentaires importants qui pourraient compromettre la reconnaissance d’une séquence archéologique potentiellement longue dans ces vallées. De même, l’habitat reste limité aux zones côtières, mais comme pour la phase de colonisation, aucun vestige de cette époque n’a encore été découvert à l’intérieur des terres. Il est fort possible que dès cette période, les groupes se soient déjà implantés dans les basses et moyennes vallées, ne serait-ce que pour développer des zones horticoles et arboricoles dont la mise en culture devient un élément essentiel dans leur stratégie de subsistance. Dans l’attente d’une telle confirmation, nous ne pouvons que définir un habitat à proximité des espaces dunaires, où les activités de pêche s’intensifient comme en témoigne l’abondant matériel recueilli en association avec les pavages. Les densités d’hameçons, achevés ou non, sont les plus importantes dans ces niveaux pour Hane et Manihina88. Plusieurs peignes à tatouer ont également été retrouvés datant de cette époque, dont trois dans les niveaux F et G de Hane. Hormis quelques exemplaires en os découverts par Sinoto, ceux-ci sont pour la plupart en nacre, un matériau qui n’était apparemment plus employé à l’arrivée des Européens. Sur 15 exemplaires connus en Polynésie française, 10 proviennent de Hane89, caractérisés par une encoche et des ailettes de fixation latérales (Molle et al., en préparation).

c. L’occupation complète de l’île

De nouveaux changements surviennent, semble t-il, au cours du XVe siècle. Deux arguments favorisent une telle distinction dans la séquence. D’une part, un ensemble cohérent de 14 datations dessine un intervalle compris en moyenne entre 1450 et 1650 A.D. Les calibrations obtenues pour chacun des échantillons, en particulier ceux intégrés aux longues séquences dunaires, les distinguent très nettement des phases antérieures et postérieures. C’est

88 Une étude typologique de la collection d’hameçons de Manihina a déjà été réalisée par C. Carlier (cf. Carlier 2002 ; Carlier et Conte 2010). Celle de la collection de Hane est en cours. 89 Un peigne en nacre fut également recueilli à Ha’atuatua dans la couche C de l’aire centrale, datée entre 1275 et 1475 A.D., soit un intervalle de temps à peine plus récent que les niveaux de Hane (Conte et Rolett 1995). Les autres exemplaires connus proviennent de Vaito’otia à Huahine (Sinoto 1983 : 590), de Taiatapu-Rivnac à Tahiti (Eddowes et Dennison 1996 : 7) et de Atiahara à Tubuai.

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notamment le cas pour Hane où cette période marque le retour d’un groupe sur la dune suite à un abandon de près d’un siècle représenté par la couche stérile D1. D’autre part, ces datations concernent des structures situées non plus seulement sur les sites dunaires, mais aussi à l’intérieur des terres. Les vallées de Hokatu (Beta-148759) et Vaikivi (Beta-149078 et Beta-148760) constituent sans aucun doute le prolongement naturel de l’occupation côtière de toute la partie sud de l’île, mais les vallées orientales sont elles aussi colonisées puisque des niveaux d’occupation ont été reconnus à Katoahu (Wk-29720). Dans tous les cas, les contextes d’origine des échantillons datent la mise en place de structures antérieures aux monuments actuels, laissant envisager une première étape d’installation qui est aussi le point de départ d’une dynamique architecturale qui se poursuivra jusqu’au XVIIIe siècle. Ainsi, les communautés opèrent une migration d’envergure en direction des moyennes vallées. Les raisons exactes de ce déplacement doivent faire l’objet de futures investigations. Toutefois, plusieurs hypothèses peuvent être avancées, certaines fonctionnant sans doute de manière complémentaire : accroissement démographique, intensification de l’horticulture et de l’arboriculture en zone humide, apparition d’une compétition sur les terres et mise en place d’une stratification sociale bien marquée90 et de groupes différenciés dans chacune des vallées (formation des tribus traditionnelles de l’île). A cela s’ajoutent peut-être des transformations environnementales globales, telles que les changements climatiques survenant dès 1300 A.D. (remontée du niveau marin, hausse des températures, intensification des phénomènes ENSO etc.) dont il est encore difficile à l’heure actuelle de percevoir les véritables effets sur les groupes humains. Les zones côtières ne sont pas pour autant délaissées puisque des activités se poursuivent sur les dunes déjà occupées auparavant, et que d’autres espaces littoraux sont aussi intégrés aux nouveaux territoires qui se dessinent peu à peu. C’est le cas à Hatuana et à Hinipohue où nous avons montré la mise en place d’un habitat de pêcheurs entre 1450 et 1500 A.D. La baie de Haavei a elle aussi livré des vestiges remontant à cette époque bien qu’il soit difficile en l’état de préciser leur nature. La fréquentation du littoral par des groupes de pêcheurs est donc attestée en même temps que l’occupation intérieure, ce qui implique à la fois une extension globale de l’habitat à la plupart des vallées de l’île, mais aussi une occupation maximale des secteurs des vallées depuis la côte jusqu’à la moyenne vallée, voire même les fonds de vallée (comme à Vaikivi par exemple). On est donc en droit de supposer qu’à cette époque s’initie une éventuelle répartition des activités et des unités d’habitat selon les secteurs, telle qu’elle a été démontrée par Ottino à Ua Pou (Ottino et De Bergh 1990). Si les dunes sont toujours fréquentées par les pêcheurs, il apparaît néanmoins que les sites de Hane et Manihina sont réutilisés pour d’autres raisons, relevant peut-être d’une transformation ou d’une évolution de la pensée religieuse, relative au système funéraire. La formation de véritables cimetières à ces endroits à partir de la fin du XVe siècle est à ce titre remarquable. Les éléments nous font encore défaut à l’heure actuelle pour définir plus précisément les modalités de ces nouvelles occupations dunaires, mais il est certain que la place des morts est d’ores et déjà beaucoup plus marquée qu’auparavant dans le paysage archéologique. De la même manière, il est fort possible que les rituels soient transférés à des espaces cérémoniels réservés à l’exercice d’une pensée religieuse sans doute très prégnante. La découverte d’une

90 Nous parlons ici d’une organisation véritable des communautés sous l’égide des pouvoirs traditionnels détenus par les haka’iki. Néanmoins, il est fort probable que dès les périodes anciennes de l’occupation, notamment celle qui précède, une hiérarchie était déjà en place formant en quelque sorte un embryon des chefferies marquisiennes définies à la période classique pré-européenne.

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occupation ancienne sur le me’ae HKT-48 de Hokatu peut révéler une profondeur chronologique plus importante de ce type de construction hautement spécialisée qui connaîtra son plein développement à la période suivante. Il est assez communément accepté que les réseaux d’interaction et d’échanges en Polynésie centrale (du moins en des termes purement économiques) cessent de fonctionner aux alentours de 1450 A.D., moment à partir duquel les groupes installés sur les îles privilégient des approvisionnements locaux (Rolett 1998 ; 2002 ; Weisler 1998). Pour la première fois à Ua Huka, une série de 41 échantillons lithiques recueillis dans les niveaux de Hane en 2009 ont été soumis à des analyses pétrologiques et géochimiques91. Contrairement aux modèles établis jusqu’à présent, les résultats préliminaires indiquent un approvisionnement local durant toute l’occupation du site (des échantillons de tous les niveaux ont été soumis). Il s’agit pour la majorité de basaltes alcalins issus directement du volcan interne de Hane. On note aussi plusieurs basaltes tholéiitiques également d’origine locale. Seuls quelques phonolithes ont été identifiés dans la série, mais là encore, la matière première pourrait être disponible immédiatement sur l’île voire même à proximité puisque des protusions phonolithiques sont connues autour de Vaikivi. Les analyses en cours conduites par A. Hermann permettront très prochainement d’envisager un sourcing plus précis encore, mais ces résultats pourraient relativiser les processus et les modalités d’échanges de matériaux lithiques décrits pour les périodes anciennes tout en nuançant la question de la rupture et de la contraction de la sphère d’interaction marquisienne au milieu du XVe siècle.

d. Formation de l’habitat « classique »

Le corpus chronologique ne fournit que peu d’informations sur cette dernière période pré-européenne puisque seules cinq dates s’y rattachent92. Il s’agit surtout d’échantillons datant la construction des structures « actuelles » (c’est-à-dire sous la forme enregistrée dans nos inventaires de surface), interprétée comme la dernière phase monumentale de l’architecture domestique et cérémonielle. Ainsi, l’aménagement du me’ae VAN-23 peut être fixé à l’aide du terminus post-quem fourni par Wk-27337 vers la fin du XVIIe siècle. D’autres structures se développent également à partir de 1650 A.D. comme HNA-10 (Wk-28719) et MAN-3 (Beta-116143). On assiste à cette époque au développement d’une architecture monumentale qui correspond à l’habitat classique décrit par Suggs (cf. aussi Allen 2010). Les paepae sont nettement surélevés au-dessus du sol, et construits sur des terrains dont l’aménagement nécessite souvent des travaux de terrassement et de remblai. Le plan traditionnel des paepae hiamoe, avec une séparation entre deux niveaux intérieur et extérieur, est le plus fréquent même si des formes originales sont aussi mises en évidence. Les inventaires archéologiques effectués dans les vallées montrent l’adjonction de structures annexes répondant à une séparation des activités. Ainsi, l’habitat s’organise en ensembles complexes, dans lesquels les maisonnées

91 Au moment de rendre notre travail, nous recevons à peine les premiers résultats de ces analyses réalisées dans le laboratoire de l’Université de Brest (sous la direction de R. Maury) et qui doivent donc faire l’objet d’une interprétation plus fine. 92 Pourtant, les vestiges monumentaux sont les plus nombreux, offrant ainsi une lisibilité archéologique par les inventaires de surface.

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sont constituées de plusieurs unités domestiques primaires, telles que décrites par les premiers Européens. L’évolution architecturale concerne aussi les édifices à vocation religieuse. De nombreux me’ae sont réaménagés selon les fonctions rituelles qui leur sont attribuées, qu’il s’agisse de lieux de culte ou d’endroits réservés au traitement des morts (cf. troisième partie). A Hatuana, une occupation durable de l’endroit à des fins stratégiques se met en place dans la seconde moitié du XVIIe siècle, et durera jusqu’à l’abandon du site autour de 1800 A.D. Il est certain que cette époque est caractérisée, à Ua Huka comme sur les autres îles de l’archipel, par des conflits intertribaux quasi-permanents, ainsi qu’en témoignent les premiers récits des voyageurs occidentaux. La compétition s’accroît entre les groupes désormais bien structurés en chefferies et mata’einaa établis sur des territoires limités qui préfigurent sans doute déjà la carte des tribus dessinée par Handy en 1923. Ce processus de compétitions, au travers des koika et des mau, a souvent été invoqué comme un déclencheur de la course à la monumentalité et au prestige à laquelle se livrent entre eux les districts (Thomas 1986 : 70 ; Kirch 1991). Le développement des espaces communautaires ou tohua a sans doute commencé avant cette période mais prend à ce moment toute son ampleur. Nous montrerons un peu plus loin en quoi la construction de ces très grands édifices complexes reflète le dynamisme des communautés qui les édifient. L’aboutissement monumental des tohua n’a pu être atteint sans une cohésion sociale et politique suffisamment importante, qui semble manifeste à la dernière période pré-européenne. Les attaques et les raids qui se multiplient sont aussi à l’origine du développement de structures défensives, que ce soit les grandes zones fortifiées comme à Mahaki ou Mouka Tapu, et les tranchées telles que documentées à Hane, ainsi que la multiplication des postes de guet sur les crêtes environnantes, à Vaipaee ou Hanaei par exemple. La nécessité de prévenir les attaques et de s’en protéger en aménageant des zones de refuge dans les lieux aisément défendables devient sans doute une priorité pour les groupes. Les relations conflictuelles entre les tribus et l’organisation de l’habitat qui en résulte provoque semble t-il un regroupement des communautés dans les zones intérieures, dans des noyaux villageois parfois très développés au sein desquels se concentrent les activités domestiques, horticoles, communautaires et religieuses. Les zones côtières sont à l’inverse délaissées, du moins en termes d’habitat permanent. En effet, nous n’avons découvert aucune trace d’occupation sur les sites dunaires à cette époque (à l’exception de Hatuana, mais pour des raisons différentes, évoquées plus haut). Cette absence de témoignage archéologique ne signifie pas pour autant que le littoral est déserté. Il s’agirait plutôt d’une fréquentation temporaire, uniquement destinée à la pêche et aux communications vers l’extérieur. De nombreux objets ont été recueillis en surface qui tendent à prouver que ces activités se maintiennent : on compte des ancres pour les pirogues et des poids de pêche de tous types, à tenons, à gorge ou de leurres à poulpes. C’est notamment le cas sur la côte sud. Concernant la côte orientale, les zones littorales semblent en revanche habitées par des communautés de pêcheurs vivant en petits hameaux où se mêlent profane et sacré, comme à Hanaei et Katoahu. Selon ce modèle, le XVIIe siècle verrait donc une occupation de Ua Huka à la fois maximale, intensive et dynamique.

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Fig.2.32 : Séquence chrono-culturelle de Ua Huka

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3. Vers un nouveau modèle marquisien

Arrivé au terme de cette seconde partie de notre travail, il nous faut ici restituer nos résultats dans un cadre de réflexion élargi, qui est celui des problématiques temporelles propres à l’archipel marquisien (et par extension à la Polynésie orientale). L’objectif était de fournir des éléments nécessaires à la construction d’une séquence, ou tout au moins à marquer les transformations et les évolutions d’une culture locale à Ua Huka. C’est désormais chose faite avec la synthèse proposée ci-dessus qui constitue l’aboutissement d’une première étape dans le programme archéologique débuté il y a près de 20 ans. La figure 2.32 constitue en quelque sorte la matérialisation graphique de notre modèle au travers du séquençage des datations. Les résultats acquis sur Ua Huka participent désormais à une meilleure connaissance de l’histoire des Marquises et, à ce titre, peuvent être considérés au regard des propositions antérieures, montrant ainsi les avancées considérables que la recherche archéologique a permis de réaliser depuis les premiers terrains de Suggs. Nous ne prétendons pas ici développer à partir d’un exemple local un modèle unique et figé qui conviendrait à toutes les îles du groupe. Nous pensons plutôt utile de comparer notre séquence avec les modèles établis précédemment. Dans son article de 2004, Allen avait déjà accompli cet exercice en « compressant » les séquences initiales de Suggs et Sinoto d’après les résultats récents acquis à Nuku Hiva. Dans ce prolongement, nous avons choisi d’intégrer nos travaux en reprenant ce schéma (fig.2.33).

Fig.2.33 : Comparaison des versions du modèle régional avec la séquence de Ua Huka

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Les marqueurs mis en évidence à Ua Huka sont aujourd’hui relativement bien fixés dans le temps et produisent un découpage culturel cohérent. Si les termes descriptifs utilisés jusqu’à présent par les auteurs nous semblent peu pertinents, les changements périodiques développés plus haut restent en accord avec les propositions de Allen (2004 ; Allen & McAlistair 2010). La chronologie générale nous est apparue un peu plus réduite à Ua Huka : ainsi avons-nous opté pour une colonisation de l’île aux alentours de 800 A.D., suivie d’un établissement plus rapide entre 900 et 1200 A.D. La période de Développement correspondrait dans notre séquence à la mise en place d’un habitat durable à partir de 1200 A.D. L’occupation complète de Ua Huka est définie vers 1450 A.D., ce qui inciterait à parler d’Expansion pour cette phase s’étendant jusque 1650 A.D. environ. On entre alors dans la véritable période Classique, c’est-à-dire les derniers temps pré-européens. La définition d’une réelle période historique pose quelques difficultés dans la mesure où la trajectoire de la société de Ua Huka reste assez stable dans le temps, malgré des transformations lentes et progressives qui s’opèrent à différents niveaux. C’est donc de manière très arbitraire qu’on pourrait parler d’une phase post-contact au début du XIXe siècle, lorsque débarquent sur l’île les premiers occidentaux. Le modèle de Ua Huka corroborent donc les plus récentes propositions et soutient les hypothèses, qui peu à peu semblent se confirmer dans le reste de la région, d’un peuplement vers la fin du 1er millénaire A.D. Le séquençage de l’histoire de l’île, que nous espérons pouvoir préciser dans les années à venir, offre désormais un nouveau point d’ancrage et de référence pour la recherche polynésienne.

4. La période européenne : quelques éléments d’ethnohistoire.

Ua Huka entre dans l’ « histoire occidentale » le 19 avril 1791, lorsque Joseph Ingraham, commandant le navire américain le Hope, l’aperçoit pour la première fois. Le récit de ce contact, par ailleurs pacifique, est très succinct (Kroepelien 1937). Ingraham ne descend pas à terre, mais donnent des clous et des monnaies aux trois hommes dirigeant la pirogue qui aborde le navire au nord-ouest de l’île. Les américains ont en fait contourné Ua Huka par sa côte septentrionale, aussi n’ont-ils pas croisé au large des vallées du sud, les plus densément peuplées sans doute à cette époque. Pourtant, même sur la côte orientale, il n’est fait nulle mention d’habitations à proximité du rivage, ni même de quelconque signe de vie de la population, hormis une pirogue tirée par deux hommes qui disparurent très vite dans la végétation. Cela signifie t-il que les vallées de l’est (ou du moins les littoraux) étaient déjà désertées à la fin du XVIIIe siècle93 ? Ce point sera examiné un peu plus loin. Deux mois plus tard, c’est au tour du Capitaine Etienne Marchand de redécouvrir le groupe nord, mais lors de ce voyage, la brume qui entoure Ua Huka l’empêche de bien la distinguer. Marchand poursuit donc sa route vers Nuku Hiva tout en dénommant cette nouvelle terre « l’île du Solide ». Le lieutenant Hergest, commandant le Daedalus, est le premier à établir un contact avec les habitants de Vaipaee, sans pour autant que les marins ne descendent à terre. En réalité, il est

93 Crook indiquait en 1797 que les habitants de Ua Huka résidaient assez loin de la mer, à l’intérieur des vallées (Crook 2007 : 129). Toutefois, comme le souligne très justement Kellum-Ottino (1971 : 163), Crook n’a probablement visité que la vallée de Vaipaee dont le cadre environnemental justifie en partie un recul de l’habitat vers la moyenne vallée.

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bien difficile de connaître les véritables circonstances d’une rencontre entre les Marquisiens et les Occidentaux sur ces rivages. Le manque d’informations sur Ua Huka dans les divers récits des premiers voyageurs européens est symptomatique d’un désintérêt certain de leur part pour cette petite île. Nuku Hiva et Hiva Oa présentent bien plus d’avantages en termes de ravitaillement pour les navires de passage.

Ce délaissement de Ua Huka explique sans doute l’accès tardif de la population aux mousquets. Les tribus de Vaipaee ne reçurent des armes que vers 1827 lorsque leurs alliés de Nuku Hiva leur en apportèrent pour les aider à vaincre les autres groupes de Haavei et Hokatu. Les conflits, déjà violents au XVIIIe siècle, s’intensifient dès cette époque, l’avantage passant aux Naiki et aux Vaetahi qui tenteront à plusieurs reprises d’établir un contrôle sur les vallées voisines, comme en témoignent les récits de Lawson (1867). La nouvelle donne créée par l’introduction des mousquets conduira à la désertion de la vallée de Haavei en 1827, les membres de la tribu des Tuhipipi fuyant l’île pour se réfugier à Hoomi. Dans le même temps, les Naiki chassent les Tititea de Hane qui trouvent peut-être refuge dans l’intérieur de l’île. Comme l’a montré Kellum-Ottino (1971 : 139), la vallée est abandonnée à partir de 1830 et ne sera réoccupée que dans les années 1870. On se rend compte ainsi qu’une large moitié du XIX e siècle est marquée par les relations conflictuelles entre les tribus de Vaipaee et Hokatu, le reste de la côte sud semblant inhabité. La petite vallée de Vainaonao était quant à elle occupée par la tribu des Atikau, apparemment subordonnée à Vaipaee comme l’indiquent les alliances et les titres des chefs recueillis par Lawson lors de son recensement en 1867 (Bailleul 1995). Cet état de guerre constant se poursuivra même après la prise de possession française, ce qui montre une fois encore le désintérêt des autorités administratives pour l’île. Le traité d’annexion de Ua Huka, ou « Roa Huga » comme il est écrit sur l’acte en question, est signé le 3 août 1842 en baie de Hoogata par « le roi Teaïtoua, et les chefs principaux ». Nous n’avons trouvé aucune autre mention de cet homme qui, par ailleurs, n’apparaît pas dans le recensement de 1867. On ignore donc s’il s’agissait d’un chef de Vaipaee ou de Hokatu, tout comme on ignore l’identité des autres chefs cités. D’après les propos de Lawson, nous pensons qu’il pourrait s’agir non pas d’un « roi », mais peut-être du tau’a Tuhioa des Naiki qui était aussi considéré comme l’un des dieux-ancêtres protecteurs, au nom duquel étaient également conclues les paix entre les tribus (Lawson 1867). Comme nous le verrons plus loin, les tau’a, c’est-à-dire les grands prêtres, avaient acquis à cette époque un pouvoir et une autorité considérables au sein des communautés, parfois même au détriment des chefs traditionnels haka’iki. Bailleul (2001 : 90) suppose néanmoins que les cinq signatures au bas de l’acte sont le fait d’une seule et même personne, sans doute l’un des témoins présents à ce moment là, dans la mesure où l’île n’avait alors connu aucune implantation missionnaire durable et que la population n’était pas encore alphabétisée. Le traité stipule la mise en place d’une garnison « pour la protection [du] pavillon commun et de [l’] île ». La présence d’une autorité française dans le nouveau district de Kuana-Vaipaee n’est pourtant pas des plus efficaces, et les conflits tribaux persistent94. Des paix sont parfois conclues mais ne durent jamais très longtemps, souvent brisées par des actes de vengeance ou des raids violents. En revanche, des alliances sont scellées avec les tribus Taipi de Hatiheu et de Anaho, à Nuku

94 Nous ignorons quelles étaient les véritables modalités de cette « protection », dont la charge fut sans doute confiée à un ou des chefs locaux, comme c’était par ailleurs le cas dans d’autres îles des Marquises.

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Hiva. Outre l’importance stratégique qu’offrent ces alliances à la guerre, elles permettent aussi des mariages entre les membres des tribus. C’est ainsi que des femmes de Nuku Hiva (mais aussi de Hiva Oa avec qui les Naiki maintiennent des liens continus) sont recensées à Ua Huka. A cette époque, plusieurs Européens s’installent sur l’île, dans les deux villages principaux95. L’anglais Thomas Clifton Lawson arrive à Ua Huka en 1843, après avoir vécu quelques temps à Hiva Oa. Il établit rapidement avec son frère William et d’autres beachcombers une petite entreprise nommée Firm of Tom & Jack, à Vaipaee. L’établissement développe le commerce et l’approvisionnement des baleiniers (Dening 1999 : 137 ; Jouan 1858 : 521). Selon Eyriaud des Vergnes (1877 : 55), ce sont les frères Lawson qui introduisent les premiers bœufs sur l’île. Jusqu’à son départ définitif pour Taiohae en août 1868, il maintient une correspondance avec les responsables de la mission de Honolulu et produit quelques articles dans la revue The Friend (Lawson 1864 ; 1866)96. Ses écrits et ses notes forment la matière d’un manuscrit aujourd’hui conservé au Bishop Museum de Hawaii. Malgré des propos parfois très subjectifs, on y trouve plusieurs informations intéressantes sur les évènements qui secouent l’île durant son séjour : conflits, raids, alliances et faits divers, qui illustrent les rapports dominants entre Vaipaee et Hokatu. Il n’est pas impossible que Lawson ait également joué un rôle dans la prise de pouvoir d’un membre des Naiki. En 1856, la paix entre les deux vallées est de nouveau rompue, provoquant l’entrée dans une période de conflits très longue et apparemment violente (Jouan 1858 : 313). Elle durera près d’une décennie, et il faudra attendre le 28 août 1866 et la défaite définitive des Maku-oho pour que prennent fin les guerres sur Ua Huka. Teikimoetini, est alors reconnu « roi de l’île ». Dans une lettre adressée à Gulick en janvier 1868, Lawson explique son rôle dans le conflit, affirmant qu’en tant que résident (c’est ainsi qu’il se présente, même si aucun document ne permet d’attester ses dires), il avait amené les autres tribus à reconnaître Teiki Moe-tino97 en qualité de roi ou « head-chief ». Dans son recensement, il indique que ce Teiki est âgé de 7 ans. Il précise aussi qu’il est l’un des trois enfants de Vaetini et Kakiha, ce dernier étant l’un des deux chefs des Naiki de Vaipaee (l’autre se nommant Pupe). On peut donc supposer que l’autorité politique aurait été confiée à un enfant dont le père était déjà le chef de la tribu et vainqueur des Maku-oho. Lawson apporte aussi son aide à Laioha, envoyé par la Mission de Hawaii pour établir un culte protestant à Ua Huka. Laioha s’installe avec sa famille à Hokatu en avril 1866. L’année suivante, les résultats s’avèrent encourageants puisque 32 personnes se sont converties. Malgré cela, Laioha semble avoir des rapports difficiles avec les autres européens présents sur l’île. Les tensions, qu’il évoque brièvement dans ses lettres, furent en partie la cause de l’abandon de la mission en juillet 1868, après seulement deux ans d’activités. Dans le même temps, les missionnaires catholiques essaient eux aussi de s’implanter. Une première tentative a lieu en 1859 lorsque le père Dominique, secondé par un catéchiste hawaiien nommé Timeone, vient à Ua Huka et édifie une petite chapelle, inaugurée le 28 août 1860. Cependant Timeone se voit contraint de quitter le poste en décembre de la même année. Ce n’est qu’en août 1877 qu’un nouveau missionnaire, le Père Privat Delpuech, est affecté au poste de Ua

95 En 1867, on compte 15 étrangers à Ua Huka. 96 Voir aussi les transcriptions de légendes marquisiennes dans le Journal of Polynesian Society (Lawson 1920 ; 1921). 97 L’orthographe du nom diffère mais il s’agit bien de la même personne.

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Huka. Il y rebâtit une nouvelle chapelle en bois, ouvre une école et commence à baptiser les habitants de l’île, alors regroupés dans les trois villages. Une information fournie par Delmas (1927 : 144) apparaît contradictoire. Il explique que vers 1875, le père Fulgence se trouvait à Ua Huka pour évangéliser la population, et effectuait régulièrement le trajet entre Hokatu et Vaipaee, ce qui lui donnait l’occasion de connaître à l’avance les attaques prévues par les Naiki et les Maku-oho et ainsi de prévenir les ennemis. La date indiquée par Delmas est envisageable dans la mesure où le Père Fulgence a en effet pu être présent à Ua Huka à cette époque, avant l’arrivée du père Delpuech. Cependant, les autres informations ethnohistoriques dont nous disposons s’accordent sur le fait que les conflits avaient déjà cessé dès 1866. Rappelons toutefois que Lawson ayant quitté Ua Huka en 1868, aucune information n’existe pour la décennie suivante. Le témoignage de Delmas serait donc l’unique preuve d’une reprise des hostilités entre 1866 et 1877. Cette possibilité n’est donc pas à exclure, d’autant que la paix conclue en 1866 prévoyait que l’autorité reviendrait à Teikimoetini, dont l’âge le plaçait alors dans une situation aisément contestable par les vaincus. Le départ de Lawson, qui constituait par ailleurs un allié majeur pour les Naiki et donc pour le jeune chef, a pu provoquer un nouveau déséquilibre dans les rapports de force entre les deux vallées, et offrir ainsi aux Maku-oho l’opportunité de faire valoir leur propre force. On comprend ainsi mieux l’importance qu’ont pu avoir certains beachcombers à l’intérieur des systèmes politiques traditionnels. Nous avons longuement évoqué l’histoire récente des vallées de la côte sud. La situation est un peu moins documentée pour la côte est et ses habitants. Une vingtaine d’années après la découverte du groupe nord des Marquises débute la période d’exploitation du bois de santal. Ua Huka, comme Ua Pou, n’est que peu visitée, les ressources y étant plutôt rares et la population sans doute pas assez nombreuse pour constituer une main d’œuvre efficace et rentable. Une exploitation se met toutefois en place, notamment à Katoahu, peut-être l’une des seules vallées de l’île à fournir alors du bois de santal (Butaud 2006 : 63). L’apparition de cette nouvelle activité intensifie les négociations entre Européens et Marquisiens, ces derniers réclamant de plus en plus d’objets manufacturés (haches, clous, quincaillerie etc.) en échange de leur coopération. C’est sans doute de cette manière que certains habitants de Katoahu entrent en possession de haches en fer, dont nous avons découvert un exemplaire caché dans un paepae de la vallée (Molle 2009b)98. L’exploitation du santal s’étend entre 1811 et 1826. Elle sera remplacée quelques années plus tard par la chasse à la baleine (Dening 1999 : 136). Toutefois, il est fort possible que les vallées de la côte est étaient déjà abandonnées dans les années 1830. Il n’est pas évident de fixer de manière précise la date de cet abandon ni même les raisons qui ont poussé la population à se déplacer vers la côte sud. L’arrêt du commerce du santal est à ce titre une hypothèse envisageable. Il est certain que la tribu des Noho-kea, dont on a dit qu’elle occupait les vallées orientales, n’est jamais mentionnée dans les rares écrits européens. Dans son recensement de 1867, Lawson affirme que seules les vallées de Hokatu, Vainaonao et Kuana (nom donné au district de Vaipaee) étaient alors occupées (cf. Bailleul 1995). La même année, Laioha procède lui

98 D’autres objets européens ont également été découverts sur des structures de Hokatu, notamment un flacon d’eau de Cologne sur le paepae HKT-32 (un article apparemment recherché par les marquisiens, si l’on en croit Jouan 1858 : 138), ainsi que des barillets de fusil sur le me’ae Miara HKT-48 (cf. Conte et Molle, à paraître en 2012). De même, Kellum-Ottino a découvert des clous et d’autres objets en fer sur plusieurs structures de la terre Kohau à Hane (1971).

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aussi à un recensement, mais ne considère que deux vallées habitées, Hokatu et Vaipaee (Kellum-Ottino 1971 : 167). Il est très clair que la côte est était déjà abandonnée. Christian indiquait en 1895 que la tribu des Noho-kea habitait autrefois la vallée de Hanaei mais qu’elle avait « migré en masse » vers Hokatu, sans en préciser la raison. Si tel était le cas, et au vu de la densité des vestiges découverts à Hanaei, ce déplacement impliquerait une augmentation démographique assez forte de la population de Hokatu, formant sans doute elle-même l’une des communautés les plus nombreuses de Ua Huka. Or, les recensements de Lawson et Laioha ne montrent aucun caractère démographique qui pourrait le confirmer99. Si une migration depuis la côte est a bien eu lieu comme semble l’affirmer Christian, elle concernait probablement des petits groupes de personnes dont l’arrivée à Hokatu n’a pas modifié de manière conséquente l’aspect démographique. Cela pourrait signifier que la population des Noho-kea avait déjà diminué auparavant. Il n’est d’ailleurs pas impossible que les vallées orientales aient été abandonnées plus tôt, peut-être dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce qui expliquerait l’absence de toute mention de la tribu dans les écrits (son rôle sur « l’échiquier politique » local étant quasiment nul), renforcée par les propos d’Ingraham en 1791. Ces remarques nous laissent à penser qu’un habitat très réduit, voire temporaire, s’est mis en place suite à l’abandon de la côte orientale. Cet habitat a sans doute connu un nouveau dynamisme durant les quelques années de l’exploitation du santal, pour être de nouveau abandonné aux environs de 1830. La vallée de Katoahu aurait pu connaître un regain d’intérêt à la fin du XIXe siècle avec l’arrivée des déportés de Raiatea (cf. Baré 1987 : 321 sq.). Suite au conflit historique opposant les groupes des Iles Sous-Le-Vent au Gouvernement des E.F.O. (Pasturel 2000), les rebelles de Raiatea furent emmenés sur l’aviso Aube en direction des Marquises. Il était initialement prévu de les débarquer sur Eiao mais les conditions de vie s’y révélèrent trop difficiles et le projet fut abandonné par l’Administrateur des Marquises et le Capitaine de Frégate Chocheprat qui commandait l’expédition. L’idée fut alors proposée par un gendarme d’installer les prisonniers dans une vallée inhabitée de Ua Huka nommée Menavahi ou Katoahu100 qui, outre l’avantage d’être isolée, offrait des conditions de vie plutôt bonnes permettant notamment la culture du coton et les récoltes de coprah (Chocheprat n.d. ; Guillot 1935 : 49). C’est ainsi que les rebelles comptant 116 hommes, 29 femmes et 24 enfants101, sont d’abord débarqués à Hane, le 6 février 1897. Un camp est aménagé dans le village, non loin de la mer, pour les accueillir, et placé sous la supervision d’un gendarme affecté à cette mission. Durant les premières semaines, ils remettent en état la piste conduisant de Hokatu à Katoahu, afin d’acheminer le matériel nécessaire à la construction de baraquements102. Mais

99 Cette vision pourrait être biaisée par des épidémies ayant provoqué une mortalité événementielle suffisante pour causer une diminution notable des effectifs démographiques. Peu d’informations sont disponibles à ce propos pour Ua Huka. Louis (1979 : 6) précise qu’une épidémie d’influenza avait décimé la moitié de la population du groupe nord en 1854. Ces propos seront réexaminés dans la troisième partie de notre travail. 100 Il s’agit de la seule mention faite du nom Menavahi ; on ignore s’il s’agit d’un nom ancien de Katoahu donné par les habitants. 101 Les chiffres exacts varient d’une référence à l’autre, et ce comptage est celui indiqué par le Capitaine Chocheprat dans sa lettre (non datée) au Chef de la Division Navale de l’Océan Pacifique. Par la suite, d’autres prisonniers sont envoyés rejoindre le groupe initial, tandis que des rebelles sont peu à peu graciés et retournent à Tahaa et Raiatea. Ces déplacements sont fixés par les divers arrêtés publiés dans le Journal Officiel entre le 29 janvier et le 1er septembre 1897. Le séjour des prisonniers fut donc de courte durée. Il eut néanmoins un impact assez fort et négatif puisque ce sont eux qui apportèrent la filariose aux îles Marquises. 102 Ils aménagent également une piste reliant Hane à Vaipaee, passant par le plateau de Manihina. Des vestiges de cette ancienne route sont encore visibles aujourd’hui, à Hinitaihava et face à l’aéroport.

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rapidement, les responsables comprennent que Katoahu n’est pas le lieu idéal. Des sécheresses survenues plus tôt ont détruit les plantations de fruits à pain et autres cultures, rendant difficile la mise en place d’un nouveau camp. Les prisonniers sont donc répartis dans les trois vallées principales de la côte sud, Vaipaee (où une caserne est alors construite), Hane et Hokatu. Des terres sont louées à l’Administration pour les accueillir et des actes sous seing privé sont rédigés afin de mettre à leur disposition des parcelles sur lesquelles ils pourront planter des cotonniers et des cocotiers, à la condition qu’elles soient restituées aux Marquisiens à leur départ (Guillot 1935 : 53). Celui-ci surviendra finalement assez vite et peu resteront sur place (Caillot 1909).

Fig.2.34 : Scènes de vie à Hane en 1935 (Archives Nationales d’Outre-Mer)

Bien qu’à l’écart des principaux circuits d’échanges, Ua Huka est tout de même visitée par les navires de passage, même si ces contacts ne sont pas toujours amicaux, surtout en l’absence de kopake (traités de paix et de non-agression) entre Marquisiens et étrangers, comme il en existe à Ua Pou (Dening 1999 : 243). Ainsi, en 1819, puis en 1824 et 1841, des marins déserteurs ou capturés sont massacrés. A l’inverse, on nous rapporte qu’un maître d’équipage n’hésita pas à couper les doigts d’un marquisien ayant posé sa main sur le bord de la baleinière (Lawson 1867 ; Dening 1999 : 139). L’installation des Européens, dont Lawson en

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particulier, à Vaipaee et Hokatu, a probablement permis d’apaiser les tensions qui existaient auparavant, les beachcombers agissant souvent comme des intermédiaires commerciaux. Sans doute dès la fin des années 1840, mais certainement à partir des années 1880, Ua Huka est desservie à un rythme mensuel par une goélette commerciale chargeant le coprah et le coton (Guillot 1935 : 49). Les anciens hangars à pirogues sont peu à peu remplacés par les séchoirs à coprah, témoins d’une nouvelle économie. Le commerce continuera de se développer suite au regroupement des populations, à la fin du XIXe siècle, dans les trois villages côtiers dont la physionomie ne subira finalement que peu de changements si ce n’est la mise en place des maisonnées modernes (fig.2.34), telles que présentées à Hane (Kellum-Ottino 1971 : 113). Mentionnons l’installation, entre 1893 et 1914, d’une société allemande à Vaipaee, spécialisée dans la fabrication de pilons (Garanger 1967 : 44). Ua Huka était effectivement réputée pour la qualité de ses pierres utilisées pour les penu. Cela était apparemment vrai dès les temps anciens puisque Handy signalait que des gens de Hiva Oa y venaient pour s’approvisionner (1923 : 23)103. Suggs (1961 : 103) indiquait que plusieurs des pièces recueillies à Nuku Hiva provenaient de carrières de Ua Huka, qui n’avaient pas encore été reconnues. Si les vallées autrefois peuplées sont abandonnées, les activités de coprahculture amènent des familles à réoccuper des sites d’habitat anciens en moyenne vallée. Plusieurs d’entre elles se souviennent encore aujourd’hui avoir vécu dans leur enfance dans des fare bâtis sur des tohua ou des paepae de Vainaonao ou de Vaipaee. Des histoires personnelles qui expliquent peut-être la connaissance intime de certains habitants de Ua Huka de leur histoire passée…

103 Au cours de nos prospections dans les vallées de la côte est, en particulier à Hanaei et surtout Katoahu, nous avons retrouvé sept ébauches de penu en pierre, un type d’objet assez peu courant. Les pièces sont présentées dans le catalogue en annexe.