Luisa Elvira Belaunde Viviendo Bien. Género y Fertilidad entre los Airo-Pai de la Amazonía peruana...

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Amériques A VANT LA GUERRE, Joe Ben Wheat (1916-1997) étudia l’anthropologie à Berkeley avec Alfred Kroeber. Il participa à des fouilles archéologiques dans les plaines du Colorado, l’ouest du Texas, ainsi qu’au Soudan et en Tunisie. Il termina ses études en 1953 par un doctorat en anthropologie à l’université de l’Arizona. La même année, il fut nommé conservateur au musée de l’université du Colorado, à Boulder, poste qu’il occupa jusqu’à sa retraite en 1986. Attiré par les textiles du Sud-Ouest des États-Unis – notamment ceux d’Arizona et du Nouveau-Mexique –, il les étudia attentivement. Il s’agissait de couvertures pueblo et navajo, et aussi de textiles hispano-américains, tous fabriqués dans cette région. Pendant près de vingt ans, il accumula les données concernant leurs styles, les caractères techniques du tissage et les changements historiques intervenus à l’époque de leur fabrication, les plus anciennes couvertures remontant à la seconde moitié du XVIII e siècle. Il établit une fiche pour chaque pièce sur laquelle il notait les caractères physiques, la tech- nique de tissage, le style du décor et son mode d’acquisition. La tradition orale attribuait souvent une provenance et une date qu’il s’efforça de vérifier. Il s’adressa à un ami, David A. Wenger, professeur de pédiatrie et de biochimie à l’École de médecine de l’université du Colorado, pour analyser les colorants des fils : ce savant utilisait la spectrophotométrie qui requérait un minimum de fil à sacrifier. Joe Ben Wheat entreprit également des recherches dans les fonds d’archives de la région. Il détermina les apports successifs des Espagnols, puis des Américains aux Indiens, ainsi que les échanges commer- ciaux entre ces derniers et leurs voisins. En 1972, il prit une année sabbatique pour recenser et photographier les textiles pueblo, navajo et hispano-américains conservés dans les autres collections publiques des États-Unis et de quelques pays européens. Il en rapporta des milliers de fiches, dont les paramètres inscrits sur des tableaux lui permirent de définir des groupes et, par conséquent, une classifica- tion qui révèle la provenance et la date de fabrication. Il s’inspira, bien évidemment, des tra- vaux de ses prédécesseurs, mais aucun, semble-t-il, n’avait poussé aussi loin le souci de rigueur scientifique. Ce livre est le résultat d’un travail monumental, rédigé avant sa mort, et dont son élève, Ann Lane Hedlund, a dirigé la publi- cation. Pour l’illustrer, Joe Ben Wheat avait choisi 182 textiles : 24 pueblo, 140 navajo et 18 hispano-américains. Il s’agit de couvertures que les indigènes COMPTES RENDUS L’HOMME 173 / 2005, pp. 199 à 284 AMÉRIQUES Joe Ben Wheat. Ed. by Ann Lane Hedlund Blanket Weaving in the Southwest Tucson,The University of Arizona Press, 2003, XXVI + 442 p., ill., fig., tabl., cartes.

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Amériques

AVANT LA GUERRE, Joe Ben Wheat(1916-1997) étudia l’anthropologie àBerkeley avec Alfred Kroeber. Il participa àdes fouilles archéologiques dans les plainesdu Colorado, l’ouest du Texas, ainsi qu’auSoudan et en Tunisie. Il termina ses étudesen 1953 par un doctorat en anthropologieà l’université de l’Arizona. La même année,il fut nommé conservateur au musée del’université du Colorado, à Boulder, postequ’il occupa jusqu’à sa retraite en 1986.Attiré par les textiles du Sud-Ouest desÉtats-Unis – notamment ceux d’Arizonaet du Nouveau-Mexique –, il les étudiaattentivement. Il s’agissait de couverturespueblo et navajo, et aussi de textileshispano-américains, tous fabriqués danscette région. Pendant près de vingt ans, ilaccumula les données concernant leursstyles, les caractères techniques du tissageet les changements historiques intervenus àl’époque de leur fabrication, les plusanciennes couvertures remontant à laseconde moitié du XVIIIe siècle. Il établitune fiche pour chaque pièce sur laquelle ilnotait les caractères physiques, la tech-nique de tissage, le style du décor et sonmode d’acquisition. La tradition oraleattribuait souvent une provenance et unedate qu’il s’efforça de vérifier. Il s’adressa àun ami, David A. Wenger, professeur depédiatrie et de biochimie à l’École de

médecine de l’université du Colorado,pour analyser les colorants des fils : cesavant utilisait la spectrophotométrie quirequérait un minimum de fil à sacrifier.Joe Ben Wheat entreprit également desrecherches dans les fonds d’archives de larégion. Il détermina les apports successifsdes Espagnols, puis des Américains auxIndiens, ainsi que les échanges commer-ciaux entre ces derniers et leurs voisins.

En 1972, il prit une année sabbatiquepour recenser et photographier les textilespueblo, navajo et hispano-américainsconservés dans les autres collectionspubliques des États-Unis et de quelquespays européens. Il en rapporta des milliersde fiches, dont les paramètres inscrits surdes tableaux lui permirent de définir desgroupes et, par conséquent, une classifica-tion qui révèle la provenance et la date defabrication.

Il s’inspira, bien évidemment, des tra-vaux de ses prédécesseurs, mais aucun,semble-t-il, n’avait poussé aussi loin lesouci de rigueur scientifique. Ce livre estle résultat d’un travail monumental,rédigé avant sa mort, et dont son élève,Ann Lane Hedlund, a dirigé la publi-cation. Pour l’illustrer, Joe Ben Wheatavait choisi 182 textiles : 24 pueblo,140 navajo et 18 hispano-américains. Ils’agit de couvertures que les indigènes C

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Joe Ben Wheat. Ed. by Ann Lane HedlundBlanket Weaving in the Southwest

Tucson,The University of Arizona Press, 2003, XXVI + 442 p., ill., fig., tabl., cartes.

portaient en vêtement tenu par uneceinture : des châles, ponchos, mantas,sarapes, etc.

Les Indiens Pueblo vivaient dans le Sud-Ouest depuis plus de mille ans à l’arrivéedes Espagnols en 1540. Agriculteurs, ilsfaisaient de la poterie, de la vannerie etils tissaient ; ils utilisèrent d’abord lafibre de yucca puis le coton. Ils occupaientune région qui s’étend des mesas hopi enArizona jusqu’à la vallée du Rio Grande auNouveau-Mexique, et étaient entourés detribus semi-nomades navajo et apache aveclesquelles ils s’entendaient plus ou moinsbien. Les Espagnols bouleversèrent cetteculture en mosaïque et l’économie indi-gène. Ils introduisirent du bétail européen,notamment des moutons, dont la laineallait remplacer le coton et transformerradicalement la production textile. Enoutre, les Espagnols apportèrent leursmétiers à tisser. Après la guerre entrele Mexique et les États-Unis, en 1848,le Nouveau-Mexique et le reste du Sud-Ouest furent annexés par les États-Unis.

Le but principal de Joe Ben Wheatétait de définir les traits qui distinguentles textiles traditionnels pueblo, navajoet hispano-américains, et de les dater. Lescouvertures (mantas, ponchos, sarapes)pueblo et navajo sont tissées sur desmétiers verticaux – elles ont donc quatrelisières –, tandis que les textiles hispano-américains sont tissés en longs métragessur des métiers horizontaux à pédales. Lescouvertures navajo forment le plus grandnombre des pièces conservées dans les col-lections publiques.

Chez les Pueblo, les mantas de cotonétaient bien plus qu’un vêtement. Unhomme désirant se marier devait filer lui-même le coton et tisser une couverturequ’il plaçait devant la femme qu’il avaitchoisie ; celle-ci s’en couvrait et devenaitson épouse. Ces mantas étaient égalementune monnaie d’échange pour obtenir desornements en cuivre, des oiseaux tropi-caux, de la nourriture ou des robes en cuirde bison. D’abord les Indiens en firent donaux Espagnols, puis ceux-ci les prélevèrent

sous forme de tributs. Par ailleurs, lesprêtres des missions enseignèrent auxPueblo comment élever les moutons, lestondre, carder et filer leur laine. Peu à peu,la laine remplaça donc le coton, sauf pourles vêtements cérémoniaux.

Au XVIIe siècle, les Pueblo, exploités parles Espagnols, allèrent se réfugier chez lesNavajo qui les absorbèrent en adoptantcertains éléments de leur culture, dont letissage. Un siècle plus tard, les tisseursnavajo pouvaient rivaliser avec les Pueblo.

Les moutons, introduits par les colonsdans le Sud-Ouest, provenaient del’Espagne du Sud – moutons ordinaires,ils étaient dénommés churros –, ce quiexplique que les Pueblo furent capables detraiter leur laine, car, dans le Sud-Ouestnord-américain, région aride, ils dispo-saient de peu d’eau et la laine des churrosn’était pas grasse : elle convenait parfaite-ment pour une production manuelle,nécessitait peu de nettoyage ; il suffisait dela peigner longuement pour pouvoir lafiler. Ses couleurs naturelles variaient dublanc crème au brun sombre en passantpar le brun doré. La laine grossière de cesmoutons était de qualité inférieure pour laproduction commerciale, mais inégalableen ce qui concernait le tissage artisanal desEspagnols, des Navajo et des Pueblo.

Cela changea à partir de 1859. Desmoutons mérinos en provenance duKentucky furent introduits au Nouveau-Mexique où on les croisa avec des churrosnatifs pour « améliorer » la laine. Au fur età mesure que croissait le taux de mérinosdans le sang des moutons, leur laine deve-nait de plus en plus difficile à traiter : elleétait à la fois trop fine et trop grasse.Aujourd’hui, dans le Sud-Ouest, on élèvedes moutons qui produisent une bonnelaine. La meilleure provient probablementdes descendants des churros qui subsistè-rent dans les régions reculées du paysnavajo. Ainsi l’examen de la laine filée à lamain qui servit à tisser une couverturepeut-elle révéler la date de sa fabrication :la laine prélevée sur des moutons churrosne prévalut que jusqu’en 1870 ; ensuite, on

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Circe SturmBlood Politics, Race, Culture and Identity in the

Cherokee Nation of OklahomaBerkeley, University of California Press, 2002, 249 p., index, bibl. cartes.

trouve des fils plus gras et noueux et, sur-tout, on voit apparaître des fils produitsindustriellement.

Autre indice de datation : la couleurrouge. Pour obtenir des fils rouges, lesIndiens cardaient des lambeaux de fla-nelles européennes qu’ils filaient ensuite.Cette flanelle rouge (« bayette » en fran-çais, bayeta en espagnol, baize en anglais)était importée d’Europe où, jusque vers1860-1870, on teignait les fils et les tissusen rouge avec du laque ou de la cochenille.Après quoi apparurent les colorants desynthèse.

Les milliers de fiches établies par JoeBen Wheat présentent les résultats des ana-lyses de colorants et de fibres, la torsion etle diamètre des fils, leur assemblage et leurdensité par inch, ainsi que les différentesarmures (croisement des fils de chaîne et

de trame au cours du tissage). À ce sujet, ilfaut saluer le talent de Kathleen Koopman,dont les dessins de métiers à tisser et dedétails techniques aident à mieux com-prendre le texte.

Les décors de ces textiles, produits pardes trames de couleurs, sont pour la plu-part géométriques. Groupés par catégorieset reproduits dans ce livre, ils donnent uneidée de l’inventivité et du sens esthétiquedes tisseurs du Sud-Ouest des États-Unis.

Contribution magistrale à nos connais-sances, cet ouvrage est sans conteste lemanuel de référence dont aucune collec-tion publique ou privée de tissages pueblo,navajo et hispano-américains ne pourradésormais se passer.

Monique Lévi-Strauss

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DANS CET OUVRAGE ORIGINAL et trèsdense, l’auteure, anthropologue, qui a faitune recherche sur ses origines cherokeetout en menant son travail de terrain,entraîne le lecteur dans une analyse trèsfouillée et bien menée des paradoxes et desmutations de l’identité cherokee. Le regardextérieur du chercheur et l’exploration inté-rieure d’une personne en quête de sa propreidentité se complètent, encore enrichis parla volonté affirmée de l’auteure de faireœuvre de « conteuse », dans la traditionsudiste, l’art du récit à haute voix lui ayantété inculqué au cours de son enfance parson père lors des veillées. Grâce à cet « outilstylistique », elle complète son analyse parde courts récits inspirés de la tradition orale.

La complexité de l’architecture du livrene nuit pas au sérieux et à la rigueur dupropos. L’ouvrage est divisé en huit cha-pitres, qui examinent l’évolution du senti-

ment identitaire parmi les Cherokee depuisle XVIIIe siècle jusqu’à la période contem-poraine. Les différents éléments pris encompte pour définir l’identité : sang, race,culture, langue, religion, sont soumis à uneanalyse critique qui scrute l’évolution dechacun d’eux au cours de l’histoire et lesparadoxes qui s’attachent à l’importancequi leur est toujours accordée dans le cadrede la politique fédérale et tribale.

Il s’agit donc d’une étude ethnohisto-rique très riche, qui passe en revue lesmutations profondes des perceptions iden-titaires au cours des siècles, en partant de lanotion tribale originelle de parenté, de filia-tion matrilinéaire, d’exogamie et de « loi dusang ». L’auteure revient sur les fondementsde la société cherokee avant les premierscontacts. Les quelque 20 000 Cherokeequi vivaient alors dans le Sud étaient répar-tis en clans matrilinéaires. Quand se pro-

duisirent les premiers métissages, lesenfants qui naquirent d’une union entredes femmes cherokee et des non-Indiensfurent considérés comme pleinementcherokee et non comme des sang-mêlé(contrairement aux enfants nés d’un pèrecherokee et d’une femme blanche).

Si le membre d’un clan était coupabled’un meurtre sur une personne d’un autreclan, la loi du sang exigeait la revanche(law of blood revenge) pour rétablir l’har-monie entre les clans. Les liens de sangétaient renforcés par la théorie cherokee dela procréation, selon laquelle « la femmefournit le sang et la chair au fœtus tandisque le père, par le sperme, constitue sonsquelette » (p. 33).

La vie des clans s’organisait autour devilles souveraines, au sein desquellesvivaient quelque 300 personnes reliées auxautres par les liens de parenté et une culturecommune. Le pouvoir des chefs spirituels(les cheveux gris) était exercé sur la base duconsensus et était fortement influencé parl’opinion des femmes de la parenté.

L’un des principaux intérêts du livreconsiste à démontrer comment, sous lapression des conquérants européens, lesCherokee s’orientèrent vers une centra-lisation politique progressive, tout enconservant beaucoup de leurs anciennescoutumes. Au début du XVIIIe siècle, laconfédération cherokee regroupa une coali-tion d’entités politiques distinctes, et ce jus-qu’à la création d’un « État » au début duXIXe siècle. Progressivement, les Cherokeeapprirent à se définir par opposition auxautres, Européens et Africains, et la notionde hiérarchie des races et des cultures com-mença à influer sur les perceptions qu’ils sefaisaient d’eux-mêmes et des autres. Ainsiles préjugés raciaux de la culture sudisteenvers les Noirs poussèrent les Cherokee àinterdire les mariages avec eux dans uneloi de 1824. L’acculturation des Cherokeeétait alors considérée comme un modèle :en 1828 ils adoptaient une Constitutionécrite et les missionnaires s’émerveillaientde voir « des fermes et des vergers […] ainsique des plantations bien tenues » (p. 61).

Les Cherokee pratiquèrent l’esclavagesous différentes formes. Cette question estfinement traitée par l’auteure, sans adoucir letrait. Elle écrit notamment : « Certainsauteurs font valoir que les maîtres cherokeeétaient moins durs avec leurs esclaves noirsque les Sudistes blancs […] en effet il n’y aaucune trace de lynchages collectifs au seinde la nation cherokee […] toutefois les géné-ralisations sont souvent contredites par lescas individuels » (p. 68). Elle évoque l’escla-vage traditionnel pratiqué par les Cherokeeasservissant les captifs indiens, les raids qu’ilslançaient contre les esclaves noirs fugitifs etl’esclavage pratiqué par les planteurs.

Circe Sturm souligne que le rôle desfemmes a été infléchi en fonction de l’ac-culturation et met l’accent sur la perte destatut qui a correspondu au passage d’unesociété matriarcale et matrilocale vers unenation fondée sur des valeurs patriarcales :« Au milieu des années 1820, alors que leConseil cherokee attribuait la citoyennetéaux enfants des hommes cherokee et desfemmes blanches, les femmes cherokee sevoyaient refuser le droit de vote » (p. 55).

La question de la déportation enOklahoma (Piste des larmes) est analyséesous l’angle de l’une de ses conséquencesles plus pernicieuses : la naissance de fac-tions qui vinrent briser l’homogénéité rela-tive de la nouvelle nation cherokee. Lasignature du traité de New Echota par uneminorité prête à céder ses droits et à partirà l’Ouest marqua en effet une grave criseau sein de la nation. Les résistants, réunisautour du Chef John Ross, furent déportéspendant l’hiver 1838. Durant des années,l’opposition entre factions rivales entraînades règlements de compte en Oklahoma,où la loi du sang continuait à être honoréepar de nombreuses familles.

L’auteure examine certains des para-doxes et des particularismes du sentimentidentitaire et de la terminologie actuelle.Les individus qui ont un rôle actif dans lavie communautaire sont rarement considé-rés comme des sang-mêlé, quel que soit leurpourcentage de sang cherokee. On constatedonc qu’ un déficit de sang indien peut être

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Peter NabokovA Forest of Time.American Indian Ways of History

Cambridge, Cambridge University Press, 2002, X + 246 p., index.

compensé par un capital culturel : « utiliserla notion de sang comme une métaphorede la notion de culture et la culture commeune métaphore de la notion de sang consti-tue une façon de construire les identitéscherokee » (p. 141).

C’est seulement en conclusion que l’au-teure fait apparaître en pleine lumière certainsdes risques qui s’attachent à des définitionsidentitaires aussi floues. Aujourd’hui eneffet, la plupart des Cherokee ne répondentpas aux critères de ce qu’ils définissent eux-mêmes comme l’indianité : sur les quelque200 000 individus figurant sur les registrestribaux, 10 000 seulement parlent le chero-kee. Plus de la moitié d’entre eux n’ontqu’un seizième de sang cherokee et ce pour-centage diminue très rapidement. Pour êtremembre de la communauté, il faut être des-cendant d’un clan, mais aucun pourcentageminimum de sang cherokee n’est requis.

D’après l’auteure, qui demeure juge et par-tie dans cet ouvrage minutieux et remar-quable, qui constitue aussi pour elle unequête personnelle, l’identité cherokeepourra continuer d’évoluer sur la base depratiques culturelles fortes et d’un discourspolitique souverainiste.

Mais la rigueur scientifique la pousse àlaisser entrevoir en filigrane les inquiétudesque peuvent susciter le métissage croissantet les mutations profondes de la notion de« sang » indien et d’identité tribale. Car lesCherokee ont une épée de Damoclès sus-pendue au dessus de leur tête, comme lesautres tribus indiennes, du fait que le pou-voir fédéral « peut à tout moment déciderde fixer des normes nouvelles d’identitéraciale... » (p. 208).

Joëlle Rostkowski

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EN DÉVELOPPANT, à l’échelle d’un livre,les thèmes et les idées qu’il a déjà présentésdans le premier chapitre de la CambridgeHistory of the Native Peoples of theAmericas : North America (1996)1, PeterNabokov entend offrir une synthèse acces-sible sur les recherches consacrées à lavision historique des Indiens d’Amériquedu Nord, ou, comme veut l’illustrer le titrede l’ouvrage, aux différentes historicités outemporalités amérindiennes, aussi nom-breuses que les arbres d’une forêt ou queles branches d’un arbre. Ce qu’on qualifieparfois de folk history, de native historiogra-phy, ou encore d’ethnohistory, mérite, selonPeter Nabokov, une attention plus soute-nue de la part du monde universitaire.Les termes « mythologie », « légende » ou« folklore », en outre, ne rendraient pas jus-tice selon lui du profond sens de l’histoire

manifesté depuis toujours par les autoch-tones. Le livre, découpé en neuf chapitres,ne se présente pas comme un manifeste,mais il s’agit pourtant bien pour l’auteur derevaloriser la tradition orale indienne – quecette tradition réfère à des événements pos-térieurs au contact avec les Européens ou àdes temps plus anciens –, et, plus encore,de lui trouver une légitimité académique.En s’intéressant, pour commencer, à lafigure de l’« historien indien », à ces « aînésqui récitent la tradition » (p. 50), PeterNabokov met en évidence les contingenceset les tabous qui pèsent sur la mise enœuvre du discours. Dans les trois chapitres

1. Peter Nabokov, « Native Views of History », inThe Cambridge History of the Native Peoples of theAmericas : North America, vol. I, in B. G. Trigger& W. E. Washburn, eds, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1996 : 1-60.

suivants, il se penche sur les différentescatégories du récit « historique » indien.Bien qu’elle ne lui paraisse pas satisfaisante,il reprend par commodité la typologie éla-borée par le folklorist W. Bascom, en distin-guant d’abord les « récits légendaires », quimettent en scène des personnages humainset qui sont souvent considérés comme « his-toriques » – évocation du passé du groupe :migrations, guerres, etc. (chapitre II) ; enprésentant ensuite les « mythes », soit lesrécits « sacrés » considérés comme réels parles Indiens, et dans lesquels évoluent despersonnages non humains (chapitre III) ;enfin, en analysant les folktales , c’est-à-dire les histoires qui, bien que regardéescomme fictives – qu’il s’agisse d’aventureshumaines ou des tribulations du Trickster –,sont investies d’une grande valeur « éduca-tive » (chapitre IV). Nabokov approfonditpar la suite son étude de l’historicitéindienne en s’intéressant à la topographiesacrée (chapitre V), à la culture matérielle(chapitre VI), aux rituels (chapitre VII) etaux appropriations autochtones de l’écri-ture, de l’alphabet de Sequoyah aux exer-cices actuels d’autohistoire (chapitre VIII).Le dernier chapitre traite du lien entre his-toire et prophétie : Nabokov, qui avaitdéjà noté que les récits oraux sont souventdes adaptations et des « reformulations »(p. 97), y souligne l’importance des pro-phéties rétrospectives et des manipulationsindiennes du passé.

Ailleurs, pourtant, il dénigre ceux quiaffirment que les Indiens « réinventent »leur histoire (pp. 59, 146). Épinglant à lafois des historiens – de W. H. Prescott àJ. Axtell en passant par F. Parkman etW. E. Washburn – et des anthropologues– comme R. Lowie ou A. Kroeber –, ilaffirme que la tradition savante a trop faci-lement rejeté ou disqualifié les récitsindiens. À l’inverse d’un ethnohistoriencomme H. Hickerson, pour qui l’informa-tion délivrée par les autochtones (en l’oc-currence ojibwas) ne devient plus crédibleau-delà de deux ou trois générations, soitsoixante-dix à cent ans, ou de l’anthro-pologue A. I. Hallowell qui, à propos du

même groupe, parle d’un maximum decent cinquante ans (pp. 67-70), PeterNabokov estime que les références histo-riques des autochtones plongent dans unpassé très lointain. Pour nous enconvaincre, il cite des chercheurs indiensqui mettent en rapport la mégafaunedécrite par les paléontologistes avec lescréatures géantes rencontrées dans les récitsoraux, récits qui contiendraient en outredes allusions à des cataclysmes (éruptionsvolcaniques, séismes, etc.) s’étant produitsil y a des milliers d’années (pp. 73-75).

À l’instar de certains musées nord-amé-ricains, Peter Nabokov renvoie constam-ment dos à dos les traditions cosmogoniques– ainsi le mythe d’émergence des Navajos –,perçues comme réelles par les Indiens, et lediscours scientifique des historiens « nonindiens » (pp. 167, 180). De façon générale,il occulte ou sous-évalue les différences entresociétés autochtones et sociétés occiden-tales, travers qui constitue l’un des traitssaillants de l’actuelle bienséance politique –au fond : les Indiens ne sont pas des « sau-vages » puisqu’ils nous ressemblent. La réfé-rence lancinante aux historiens des Annales,et en particulier à F. Braudel, nous paraît àcet égard plutôt curieuse – sinon fumeuse.L’auteur fait en effet un parallèle entre la théo-rie braudelienne de la tripartition du tempshistorique – l’événementiel, le temps social, lalongue durée – et la conception qu’auraientcertains Indiens de la dimension temporelle(pp. 45-46, 98, 156-157). Il estime aussique les Iroquois ont une « théorie cumula-tive de l’histoire » (p. 103), et suggère queles corps qui se surimposent les uns auxautres dans les tumuli du Sud-Est dénote-raient une volonté de construire une« archive matérielle » (p. 154). De la mêmefaçon, il assimile implicitement certainsobjets – ceintures de wampum, bâtonsrituels à valeur « calendaire », rouleauxd’écorce du Midewiwin évoquant les migra-tions passées, etc. – à des annales historiquescomparables à celles produites en Occident(pp. 157-161). Cette interprétation ne nouséloigne-t-elle pas parfois de la réalité ethno-graphique ? Ne nous entraîne-t-elle pas sur

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des fausses pistes ? Si la conception dutemps des autochtones n’est pas complète-ment imperméable à l’histoire, ne faudrait-il pas s’interroger pour savoir en quoi lecontact et l’interrelation avec les Européensont joué un rôle à cet égard, et en particu-lier dans la production amérindienne dechroniques mais aussi d’objets à dimensionbiographique ou calendaire ?

Les dichotomies « sociétés froides / sociétéschaudes », « pensée conceptuelle / pensée sau-vage », « écriture / oralité », « temps linéaire /temps cyclique ou périodique », etc., neseraient pas pertinentes puisqu’elles ont étéproduites de l’extérieur – c’est-à-dire pardes chercheurs non indiens. Le rationa-lisme de Peter Nabokov a partie liée avec lediscours identitaire amérindien, tel qu’ilapparaît par exemple dans les écrits de V.Deloria Jr, et qui s’épanouit dans le registrede l’autohistoire : il faut écrire l’histoire desautochtones en conformité avec les valeurs

autochtones. En vue d’étayer son propos,l’auteur, à quelques reprises, se plaît à citerClaude Lévi-Strauss, mais il n’est pas sûrque l’anthropologue français lui soit d’ungrand secours. Pour ce dernier en effet, lessociétés « primitives » sont des « sociétés durefus de l’histoire » : elles « sont dans latemporalité comme toutes les autres, et aumême titre qu’elles, mais à la différence dece qui se passe parmi nous, elles se refusentà l’histoire, et elles s’efforcent de stériliserdans leur sein tout ce qui pourrait consti-tuer l’ébauche d’un devenir historique »2. Ilaurait sans doute fallu commencer le livrepar là.

Gilles Havard

2. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II,Paris, Plon, 1973 : 375-376.

CE TRENTE-TROISIÈME volume desActes des Congrès des Algonquinistes estpublié en hommage à William Cowan,décédé en 2001, qui fut pendant vingt ansl’éditeur de cette série précieuse pour leschercheurs nord-amérindianistes. Fidèle àson objectif pluridisciplinaire, ce volumecollige seize articles : neuf traitant de lin-guistique, un d’ethnohistoire, quatre d’eth-nologie juridique, un de musicologie,enfin un, plus inclassable, rédigé par RegnaDarnell, qui compare le discours publicdes Québécois avec celui des PremièresNations de cette même province duCanada et démontre la similarité des deuxrhétoriques.

En linguistique, trois textes portent surla langue innue (ou langue montagnaise,parlée au Québec et au Labrador). Faitnotable, ils ont été écrits majoritairement

par des auteurs innus. On remarque eneffet depuis une dizaine d’années unaccroissement de la production scienti-fique linguistique en provenance de locu-teurs natifs. Cette production s’intéresse àdes questions de recherche fondamentalemais aussi de recherche appliquée, commel’analyse des changements morphologiqueset syntaxiques afin de prendre des déci-sions pratiques concernant l’enseignement,dans les écoles innues, de la langue verna-culaire. Notons aussi, dans ce domainethématique, la présence d’un article d’IvesGoddard qui cherche à faire le point sur lasignification des genres animé et inanimédans les langues algonquiennes.

En ethnohistoire, Charles A. Bishopprésente un imposant article de 96 pages,« Northern Ojibwa Emergence : TheMigration », dans lequel il réfute les théo-

H. C.Wolfart, ed.Papers of the Thirty-Third Algonquian Conference

Winnipeg, University of Manitoba, 2002, 432 p.

ries de Adolph Greenberg et JamesMorrison selon lesquels les Ojibwas n’ontpas connu de migrations historiquesimportantes. Pour démontrer le contraire,Bishop avance d’abord qu’il est d’autantplus probable que les groupes autochtonesdu Subarctique aient vécu de grands mou-vements de population avant le contact,que ce type de faits est largement attestéaprès le contact. Puis, en pistant les ethno-nymes, en retraçant les changements démo-graphiques, culturels, en testant des preuvesanthropologiques, historiques, linguis-tiques et écologiques, Bishop veut docu-menter l’apparition, la « reformulation »ethnique d’un peuple. L’enjeu de ce travailest de taille dans le Canada actuel, car ildépasse largement les limites du milieuacadémique. En effet, démontrer qu’ungroupe n’est pas descendant d’un premiergroupe historiquement établi sur un terri-toire est un critère discriminatoire suffisantpour dénier à celui-ci le droit de déposerune revendication territoriale. L’idée peutaussi remettre en cause le concept mêmede « Première Nation » sur lequel lesAmérindiens fondent leur discours social etpolitique. Ce type de recherche opposerégulièrement historiens et ethnologues surla scène médiatique du pays, qui se ren-voient mutuellement des arguments tenantautant des disputes disciplinaires que decontroverses à envergure nationale.

En ethnologie juridique, deux articlesd’Allan K. McDougall et Lisa PhilipsValentine se penchent sur la définition juri-dique d’une réserve, à travers un cas d’ex-propriation d’une part, à travers la créationde réserves pour des bandes distinctes maisrelevant d’un même traité d’autre part. Laquestion des traités est également soulevée

par un texte de Harald E. L. Prins sur letraité Dummer, en particulier l’enchâsse-ment, dans une longue histoire de relationscoloniales, des conflits contemporainsautour des droits ancestraux. Il pose le pro-blème fondamental de la preuve historiqueen cour de justice, qu’elle soit fondée surdes documents écrits, donc provenant descolonisateurs, ou des connaissances oralesreflétant une diplomatie autochtone. Dansle même ordre d’idées, l’article de JoanLovisek sur l’après-Delgamuukw relatecomment l’histoire orale a dû être définiejuridiquement au Canada pour pouvoirêtre agréée comme preuve dans les procès.L’utilisation de concepts ethnologiquesdans le domaine du droit rappelle une foisde plus que la recherche a des applications« impliquées » dans un débat sans fin, maissans cesse renouvelé, sur le problème del’expertise.

Enfin, en musicologie, ThomasVennum analyse le retour des « sons extra-musicaux » (cris humains et animaux,interjections) dans le répertoire ojibwecontemporain comme une résistanceaccrue des Amérindiens à la culture domi-nante et à la volonté de retrouver dessources traditionnelles de pouvoir.

Pour conclure, la 33e édition des Actesdes Congrès des Algonquinistes offre commetoujours un tableau des tendances de larecherche en la matière, avec des études quise présentent pour les unes comme préli-minaires, pour d’autres comme de nou-velles pierres dans des édifices thématiques,pour d’autres encore comme de futurssujets de débats.

Marie-Pierre Bousquet

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Philippe Jacquin & Daniel RoyotGo West ! Histoire de l’Ouest américain d’hier à aujourd’hui

Paris, Flammarion, 2002, 362 p., index, bibl., cartes.

CE LIVRE VIVANT et bien documentéest paru peu avant le décès soudain dePhilippe Jacquin, l’un de nos historiens desÉtats-Unis les plus aventureux et les plusprolifiques. Semblable aux coureurs desbois auxquels il avait consacré l’un de sesmeilleurs ouvrages (Les Indiens blancs,Payot, 1992) Philippe Jacquin était tou-jours en mouvement, en quête de nouvellespistes ; le travail de terrain était pour luiaussi indispensable que l’étude des archives.Go West est le fruit de sa collaboration avecDaniel Royot, avec lequel il s’était déjàassocié pour deux publications (La Destinéemanifeste des États-Unis au dix-neuvièmesiècle, Ophrys, 1999, et Le Peuple américain,origines, immigration, ethnicité et identité, LeSeuil, 2000).

Pour Go West, résultat d’un « travail deréflexion et d’élaboration commun », lesdeux auteurs ont rédigé leurs contribu-tions séparément. Philippe Jacquin a écritles sept premiers chapitres, intitulés res-pectivement « L’Ouest terre indienne »,« Conquistadores et colons », « La desti-née manifeste », « Go West » , « Les cow-boys », ainsi que le douzième, « Le retourde l’Indien », reprenant ici certains de sesthèmes de prédilection. Daniel Royot,outre l’introduction et la conclusion, aconsacré un chapitre aux architectes dumythe de l’Ouest et a traité les annéespostérieures à la fermeture de la frontière.

Go West doit son titre au défi lancéen 1853 par le journaliste du New YorkTribune Horace Greeley, aux chômeurset aux pauvres travailleurs de l’Est : « GoWest, young man and grow up with thecountry ». C’est un moment historique où,selon Philippe Jacquin : « Les États-Unisoffrent à leurs citoyens la possibilité des’épanouir dans des espaces libres qui nedemandent qu’à être mis en valeur », mais

où l’Ouest va s’avérer être aussi « un révéla-teur des contradictions de l’utopie agra-rienne : tout en suscitant des espoirs depropriété individuelle il est le lieu d’unconflit permanent entre intérêt privé etintérêt général » (p. 115).

Mettant en parallèle avec cohérencetant la force du mythe de l’Ouest que lesdures réalités quotidiennes et la violencedes affrontements qui s’y déroulent, lelivre se lit aisément, sans que la quantitédes données fournies pèse sur l’analysehistorique. Il est jalonné par de fréquentsintertitres qui aident à fixer l’essentiel desgrands thèmes traités (« Georgia O’Keefe :la transfiguration du désert », « Blacks GoWest », « Grandeur et servitude de l’ex-pansion »). De ce point de vue, l’ouvrages’inscrit délibérément et avec succès dansune démarche qui consiste à mettre l’his-toire américaine à la portée d’un largepublic. Mais sans doute pour cette raisonmême est-il dépourvu de notes et sabibliographie apparaît-elle trop sommairesur certains points. C’est toutefois unouvrage ambitieux, qui couvre un largechamp, et complète l’analyse des grandsévénements sociopolitiques et écono-miques par de longs développements surle cinéma, ainsi que sur l’ensemble del’évolution de la culture américaine,thème auquel Daniel Royot avait déjàconsacré un ouvrage aux Presses universi-taires de France en 1993.

Foisonnant de chiffres et d’anecdotes,l’ouvrage est rendu vivant et concret parune excellente connaissance de l’histoirelocale et de la culture matérielle. Les pointsforts en sont les sujets pointus auxquels lesauteurs avaient déjà consacré d’autresrecherches : pour Philippe Jacquin, l’his-toire des coureurs des bois et des cow-boysmais aussi l’histoire indienne. Daniel C

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Royot, quant à lui, consacre un excellentchapitre VIII à la fin du XIXe et au tournantdu XXe siècle. Tout au long de l’ouvrage, ilanalyse avec précision et minutie les muta-tions de la mosaïque ethnique américaine,ainsi que les enjeux de l’environnement.

Des encadrés ponctuent le déroule-ment des chapitres et apportent un éclai-rage particulier sur des questions aussidiverses que l’homme de Kennewick , lesSaints du dernier jour, la diligence, lesartistes ethnographes tels que GeorgeCatlin et Karl Bodmer, ou encore lesvignobles de Californie…

La répartition du travail entre les deuxauteurs, même si elle s’appuie sur uneréflexion commune, a entraîné des cli-vages qui ne sont pas sans inconvénients.Philippe Jacquin aborde l’histoireindienne comme un préalable au déroule-ment de la Conquête et consacre le cha-pitre XII au « retour de l’Indien », quicondense en quelques pages la résistanceet les velléités de renaissance de cettecommunauté en mutation. Traitée parDaniel Royot, la deuxième partie ne

revient que très peu sur la questionindienne (même à propos de l’annonce dela fermeture de la frontière, en 1890, quisurvient pourtant en même temps quel’écrasement de la résistance des Sioux àWounded Knee ).

On peut aussi regretter que, dans cetouvrage foisonnant d’informations utiles,précises, voire insolites, traitées avec maî-trise, l’abondance des faits l’emporte par-fois sur le questionnement. Mais il estremarquable que ce travail, qui témoigned’un grand savoir et d’un excellent senspédagogique, atteigne son objectif essen-tiel : faire comprendre à de nombreux lec-teurs les temps forts et l’élan irrépressiblede la Conquête de l’Ouest et s’interroger,en conclusion, sur la persistance du rêved’une nouvelle frontière, qui se dessine surles rives du Pacifique au sein d’une sociétéen expérimentation constante, sorte delaboratoire du futur. Selon les auteurs,l’idée même de l’Ouest aurait donc encore« un avenir au sein de la nation ».

Joëlle Rostkowski

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ALORS QU’UNE PARTIE de la migrationouest-africaine se déplace depuis plus dedeux décennies vers les États-Unis – qu’ils’agisse de projets imaginés ou effective-ment réalisés –, elle apparaît de façonplus visible, depuis les années 1990, dansles annales de la recherche en sciencessociales1. Paul Stoller, professeur d’anthro-pologie à la West Chester University ofPennsylvania et spécialiste du Niger, nouslivre ici une étude ethnographique delongue durée sur les commerçants origi-naires d’Afrique de l’Ouest à New York.Celle-ci s’inscrit dans une série d’articles etouvrages consacrés antérieurement à la pré-sence de migrants africains aux États-Unis2.

L’expérience du terrain de recherche auNiger permet à Paul Stoller de trouver uneentrée dans le cercle des commerçantsnigériens new-yorkais et de gagner finale-ment leur confiance. Il entreprend ainsiun travail laborieux et de longue haleinedans le contexte général d’une volontépolitique de réduire l’immigration noncontrôlée. Ce contexte politique faitcroître la méfiance de certains migrantsvis-à-vis de la population blanche, assimi-lée à première vue à des représentants desforces de l’ordre ou des journalistes qui,dans le passé, ont endommagé l’image desnouveaux arrivants. Le résultat de l’effortobstiné de la part du chercheur pourgagner la confiance de cette population estd’autant plus riche et devient une bellepreuve de l’efficacité de l’enquête ethno-graphique, un des rares outils aptes àproduire des connaissances fiables surcet objet de recherche délicat et difficiled’accès. Cette étude peut également servird’exemple dans le débat sur l’engagementde l’anthropologue sur le terrain3, puisquel’auteur ne peut s’empêcher d’exprimer son

admiration pour la créativité et la ténacitéde ses sujets d’enquête, finissant par unedéclaration politique en faveur d’une amé-lioration de leurs conditions de séjour.Cette admiration n’empêche pas pourautant l’auteur d’évoquer par endroits lesstratégies des migrants qui consistent àgérer leur situation administrative notam-ment par l’intervention de personnesintermédiaires qui paient des fonction-naires corrompus, et de mettre en questiondes dichotomies trop faciles entre exploi-tants et victimes, puisque ce type de rap-ports est aussi de rigueur à l’intérieur de la« communauté » en ce qui concerne lesvols de marchandises et les luttes d’intérêtsautour des emplacements et n’a donc pas

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Paul StollerMoney Has no Smell.The Africanization of New York City

Chicago,The University of Chicago Press, 2002, XI + 222 p., bibl., index, ill.

1. Citons parmi les études parues à cette époque :Victoria Ebin, « Les commerçants mourides àMarseille et à New York. Regards sur les stratégiesd’implantation », in Emmanuel Grégoire & PascalLabazée, eds, Grands Commerçants d’Afrique del’Ouest. Logiques et pratiques d’un groupe d’hommesd’affaires contemporains, Paris, Karthala-Orstom,1993 : 101-123 ; Victoria Ebin & Rose Lake,« Camelots à New York : les pionniers de la migra-tion sénégalaise », Hommes et Migrations, 1992,1160 : 32-37 ; et Donna Perry, « Rural Ideologiesand Urban Imaginings : Wolof Immigrants inNew York City », Africa Today, 1997, 44 (2) :229-260.2. Citons à titre d’exemple l’article de Paul Stoller,« Spaces, Places and Fields. The Politics of WestAfrican Trading in New York City’s InformalEconomy », American Anthropologist, 1996, 98(4) : 776-788 ; et Paul Stoller, Jaguar. A Story ofAfricans in America, Chicago, Chicago UniversityPress, 1999.3. Cf. à ce sujet les comptes rendus du livre deMichel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés,Paris, Flammarion, 2002, par David Lepoutre,L’Homme (2003, 166 : 241-242) ; et du livre dePhilippe Bourgois, (version originale anglaiseparue en 1995), En quête de respect : le crack à NewYork, Paris, Le Seuil, 2001, par Benoît Hazard,L’Homme (2003, 167-168 : 285-295).

de couleur. En revanche, Paul Stoller atendance à reproduire le discours descommerçants nigériens musulmans, selonlesquels les problèmes de confiance, voireles incidences graves n’arrivent qu’avecdes personnes extérieures à la commu-nauté ethnique ou au réseau de parenté.Comme sa recherche se concentre sur lesNigériens, chez lesquels il démontre uneinterdépendance forte entre les relationsde parenté et le réseau économique, l’au-teur n’aborde les autres nationalités qu’enpassant. Or, comme Paul Stoller leremarque lui-même, les autres réseaux decommerçants ne sont pas nécessairementfondés sur la parenté et/ou l’auto-désigna-tion ethnique. L’exemple des Sénégalais,qui nous est familier du fait de nospropres recherches, témoigne ici de lareproduction de l’image trop homogènedes mourides, même si l’appartenance àcette branche confrérique est la marqueidentitaire la plus facilement identifiableà Harlem.

Les rapports de force sont de toute évi-dence dynamiques et variables sur ce ter-rain new-yorkais de Harlem : des individusse considérant aujourd’hui comme afro-américains peuvent s’allier avec desmigrants récents, « frères et sœurs blacks »,et les dénoncer demain comme traîtresdans une autre arène micropolitique. Lacomplexité de ces rapports est la mieuxvisible sur le terrain du commerce eth-nique. Se fondant sur les écrits de JeanBaudrillard sur l’hyperréel, Paul Stollernous donne de beaux exemples de simu-lations à l’infini de l’africanité : les objetsvendus par les migrants nigériens portentdes signes de référence à l’afrocentrismeet articulent un idéal d’Afrique. C’estainsi qu’un képi de baseball avec un « X »(pour le leader Malcolm X) ou des vête-ments « Kente » véhiculent la nostalgie de« l’Afrique » et un sentiment de fiertépour les acheteurs afro-américains.L’origine réelle des produits n’a qu’uneimportance secondaire. De même quepour les marques de vêtements de sport,certains vendeurs de rue ont pris l’habi-

tude de vendre des originaux (avec descertificats d’authenticité) et des contrefa-çons. Alors que le label indiquant uneentreprise afro-américaine ou le certificatd’une grande marque de chaussures detennis fait recette chez certains clients,d’autres privilégient le prix plus abor-dable des contrefaçons, ayant consciencequ’il n’est pas possible d’acquérir un« original » pour ces bas prix. Mais où estdonc l’original ? Concernant les vête-ments « africains », certains sont com-mercialisés par des grossistes coréens àManhattan Sud. L’authenticité (quin’existe en fait jamais, puisque même lesréférences utilisées par les producteursd’origine africaine sont de pures construc-tions) est alors véhiculée par le sentimentd’identification avec le symbole queporte le produit. De plus, les symbolestransmettent des messages différentsselon les porteurs des vêtements. Tandisque le « X » fait allusion au commerce desesclaves premiers arrivants aux États-Unispour les uns, il signifie un simple courantde mode vestimentaire pour les autres. Laréférence aux « Kente » dans la présenta-tion des vêtements ne véhicule qu’uneimage floue d’africanité chez la plupartdes acheteurs afro-américains, ignorantl’existence de la noblesse asante à l’ori-gine du « label ». La simulation d’africa-nité fait alors tourner la machine del’économie informelle et le courant phi-losophique afrocentriste est producteurd’un simulacre d’Afrique aux États-Unis.

Lorsqu’il s’agit de lutter pour une res-source comme le partage de l’espace publicou de négocier le rapport à la mémoire del’esclavage, la construction du phénotypecommun peut s’écrouler au profit d’unconflit entre nouveaux et anciens arrivantsd’Afrique. Paul Stoller donne l’exemple dequelques accusations mutuelles : certainsAfro-Américains reprochaient aux migrantsafricains d’avoir vendu leurs ancêtrescomme esclaves, alors que les nouveauxarrivants rétorquent que les premiers nevoulaient pas travailler. Il est difficile de cer-ner à quel point ces conflits sont présents,

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puisque Paul Stoller se reprend aussitôtpour citer des habitants afro-américainsayant des jugements très positifs sur « leursvoisins africains ». Une grande partie del’enquête ethnographique se réfère aux par-tages de l’espace public entre différentsgroupes d’intérêt : les vendeurs de rue(dont « les Sénégalais »), les commerçants(« asiatiques » et « afro-américains ») occu-pant les boutiques devant lesquelles lespremiers circulent, les habitants, les asso-ciations comme Nation of Islam et leMasjid Malcolm Shabbaz, le maire (Koch,Dinkins et Giuliani), etc. Le protocole desinterventions politiques des uns et desautres pour ou contre un déplacement desvendeurs de la 125e rue vers le marché(payant) Malcolm Shabbaz, à l’angle de la116e rue montre les aléas des différentesalliances et les revirements inattendus decertains acteurs. Tandis que les commer-çants revendiquaient le « nettoyage » desrues auprès de la ville, considérant l’espacepublic comme une voie d’accès à leur bou-tique, ils furent les premiers à regretter ledésert humain qui s’en est suivit, puisqueles vendeurs informels avaient finalementattiré un nombre important de clients

pour le secteur formel avoisinant. Même laville de New York a fini par réaliser le béné-fice de la présence des vendeurs africainsqui ont drainé des touristes vers le quartierde Harlem, jadis évité par cette clientèle àcause de la réputation d’insécurité.

La dernière partie de l’ouvrage traitedes tentatives de régulation de la vieurbaine et des conséquences sur les pra-tiques migratoires. Tandis qu’une relativetendance circulatoire était en vigueur audébut des années 1990 – certains com-merçants voyageaient toutes les sixsemaines –, les moyens d’obtenir facile-ment un visa par l’entremise de connais-sances à l’ambassade ont tari. S’y ajoute unrenforcement des contrôles de la part desforces de l’ordre sur le territoire américain,en particulier dans les grandes villes. Unedes conséquences de cette évolution est lacréation d’une communauté translocaleitinérante qui suit les festivals afro-améri-cains ou les festivals de musique du« Tiers-Monde » à travers le pays afin d’yécouler le stock des marchandises.

Monika Salzbrunn

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A SEALED AND SECRET KINSHIP est lesecond ouvrage que Judith Modellconsacre à l’adoption dans la société amé-ricaine. Après Kinship with strangers 1 danslequel l’anthropologue retrace notammentles formes d’intégrations d’un enfant à safamille adoptive, l’auteure attire ici notreattention sur les silences et les bruits queprovoque ce mode particulier d’affiliation.

Sa réflexion naît d’un paradoxe saisis-sant (chapitre I). La recrudescence, depuisune trentaine d’années, d’émissions télévi-sées consacrées à l’adoption, ainsi que lapublication de récits de vie élaborés par desadoptés, tendent à inscrire l’adoptionparmi les sujets de débat public contempo-rains. Initiée dès 1976 par des associationsd’adoptés, puis relayée par des regroupe-ments de parents naturels, cette médiatisa-tion rend par conséquent visible unepratique que l’on a depuis longtemps viséà cacher dans la sphère privée, par des stra-tégies comme celle qui consiste à choisirun enfant ressemblant à ses parents adop-tifs 2. Comment interpréter cette contra-diction public/privé ? Témoigne-t-elled’une nouvelle façon de se représenterl’adoption, ou bien ne relève-t-elle que dujeu d’oppositions auquel prennent part lesdifférents acteurs concernés par cette pra-tique ? Judith Modell tente d’apporter àcela quelques éléments de réponse en exa-minant le discours que produisent sur cespoints précis les adoptés, les adoptants, lestravailleurs sociaux, les parents naturels etles politiciens.

L’anthropologue commence par énon-cer, dès le chapitre II, les exigences queformulent depuis près de trente ans lesadoptés et ceux qui les ont abandonnés.Les premiers agissent collectivement pourfaire reconnaître leur malaise identitaire 3 et

manifestent en faveur d’un accès plus facileaux registres de naissances 4. Les seconds,qui restent partagés sur la question dumaintien du lien avec leur progéniture5, serassemblent pour voir disparaître l’imagenégative – celle de « mauvais parents » –qui leur est traditionnellement associée. Lamanière dont les uns et les autres se regrou-pent pour unir leurs voix, obtenir desréformes législatives et susciter un change-ment des mentalités, transforme ces négo-ciateurs d’identité en médiateurs. JudithModell propose d’ailleurs d’explorer, dansson troisième chapitre, quelles ont été les

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Judith S. ModellA Sealed and Secret Kinship.The Culture of Policies and Practicesin American AdoptionNew York, Berghahn Books, 2002, 220 p., bibl., index.(« Public Issues in Anthropological Perspectives » 3).

1. Kinship with Strangers : Adoption andInterpretation of Kinship in American Culture,Berkeley, University of California Press, 1994.2. « Throughout the twentieth century, the prac-tice of matching dominated placement decisions :the baby to be placed in an adoptive home should‘match’ the parents in that home. Match in raceand in religion, of course, but also in physique,intelligence and temperament » (p. 7).3. Celui-ci étant généré non seulement par letraumatisme de la révélation mais aussi par le faitd’avoir deux mères et deux pères dans une sociétéoù les faits de parenté reposent sur un système defiliation unique.4. Cette demande a bénéficié de la médiatisationde la démarche généalogique entreprise par l’Afro-Américain Alex Haley puis des progrès de la géné-tique. Elle utilise également la déclaration desdroits de l’homme. Les adoptés postulent en effetque le droit de connaître leurs origines doit êtrecommun à tous et que l’ère du secret doit êtrerévolu ; un argument repris haut et fort par desparents adoptifs qui s’affirment soucieux du bien-être de leur enfant.5. Celles qui, parmi les génitrices, optent enfaveur du maintien des liens avec l’enfant qu’ellesont abandonné évoquent l’émotivité et la sensibi-lité maternelle pour justifier leurs positions. Selonelles, la maternité est constitutive d’une affectivitéinaliénable et toute tentative visant à la briser estperçue comme un acte discriminatoire.

répercussions de ces prises de paroles dansle champ politique. Les récentes lois pro-posées en matière d’adoption tiennent-elles compte des suggestions faites par cesdifférents groupements associatifs ? L’actesigné par Bill Clinton6 en 1997 s’avère,sur ce point, riche en enseignements etcontradictions. Il encourage l’adoptiond’enfants au profit de leurs placements etsemble de ce fait ignorer les plaintes for-mulées par les adoptés quant à leur tiraille-ment identitaire. Érigeant l’adoption enune pratique bénéfique, cette politique estmotivée par l’idée selon laquelle la créa-tion de liens familiaux durables est préfé-rable au maintien des liens dans laséparation 7 et à la précarité des relationsétablies dans des familles d’accueil. Maisles travailleurs sociaux n’ont de cesse d’in-diquer que les violences subies par certainsenfants peuvent rendre leur adoption dif-ficile à vivre pour leur nouvel entouragefamilial 8. « The Adoption and Safe FamilyAct » crée une distinction et relègue l’édu-cation des enfants dits « à risque » auxfamilles d’accueil en réservant aux adop-tants le droit et l’aptitude à prodiguer del’amour aux enfants « bien portants » 9.Cette loi institue une sorte de dichotomieentre ce qui serait une parenté supplétive –le placement – et une parenté substitutive– l’adoption. Mais elle établit aussi unedouble hiérarchie puisqu’elle sépare, d’unepart, les « bons » parents des « mauvais »et, d’autre part, les enfants que l’on jugecomme des « cas difficiles » des autres

(chapitre IV). Pour Judith Modell, cha-cune de ces oppositions vient s’ajouter à ladifférenciation des parentés biologiques etdes parentés sociales – ou culturelles –dont relève l’adoption. Ces oppositionsdécoulent des différentes manières quel’on a d’appréhender la parentalité suivantle côté où l’on se place.

Caroline Legrand

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6. The Adoption and Safe Families Act (Public Law105-89).7. De ce point de vue, l’Acte de 1997 s’inscrit enopposition au Child Welfare Reform and AdoptionAssistance Act de 1980 dans lequel le principed’une remise de l’enfant à ses parents « biolo-giques » doit guider chaque travailleur social dansses prises de décisions. Il contredit aussi lesattentes des parents naturels qui, souhaitant réta-blir un lien avec leur progéniture, ont obtenu lamise en place d’une « open-adoption » ; une pra-tique qui permet à un enfant adopté en bas-âge deconnaître sa mère de naissance et de conserver avecelle des relations.8. L’adoption apparaît comme une forme deparenté doublement élective puisque non seule-ment les parents choisissent l’enfant qu’ils souhai-tent adopter mais celui-ci aussi choisit ou non des’y affilier.9. D’ailleurs Judith Modell constate que cettepolitique a des répercussions sur la sélection descandidats à l’adoption puisque les couples mariésdont seul le mari travaille semblent être préférésaux autres postulants. Il en résulte aussi que ceuxqui ne rentrent pas dans ces critères, n’ont d’autresolution pour adopter que de se tourner vers desagences privées ou étrangères (chap. IV).

LES ÉDITIONS Honoré Championaccueillent depuis plusieurs années destravaux consacrés à la littérature de voyageet plus particulièrement aux fondementsépistémologiques, historiques et culturelsqui lui sont propres. En lieu et place d’unevision unilatérale qui viserait à ne retenirque la violence symbolique inhérente àl’ethnocentrisme européen, ces travauxprivilégient généralement une approcheplurielle, mêlant histoire et anthropologie,histoire des représentations et procédésrhétoriques. Car, on le sait, l’expérience del’ailleurs ne se fait jamais sur une tablerase : l’existence des peuples et des conti-nents lointains est inscrite dans des savoirs(scientifiques, théologiques), des posturesd’énonciation, des indications de lecture,évoluant au gré des visées éditoriales ouapologétiques. Interrogés autant sur leplan de leur apport pré-ethnographiqueque des stratégies textuelles qu’ils mettenten place, les récits de voyage et plus parti-culièrement les textes missionnaires,quelque orientés qu’ils soient, révèlentainsi leur remarquable capacité d’absorp-tion et de réfraction.

L’ouvrage d’Andrea Daher, Les Singula-rités de la France équinoxiale : histoire de lamission des pères capucins au Brésil (1612-1615), s’inscrit pleinement dans une pers-pective interdisciplinaire. Se plaçant surle plan d’une « histoire culturelle », l’auteurse propose d’« analyser les spécificités del’œuvre missionnaire française au Brésildans ses stratégies et procédés visant lachristianisation et l’occidentalisation desSauvages ainsi que les perméabilités entrela culture évangélisatrice et celle des évan-gélisés » (p. 29). Les textes écrits par lesmissionnaires capucins, envoyés en 1612dans l’île de Maragnan (nord du Brésil

actuel) afin de convertir des peuples « enceste si longue captivité du Paganisme »,forment le corpus de base. Ces textes sontde diverse nature : on compte plusieursmissives envoyées en France par les mis-sionnaires capucins (ils sont au total unedizaine) ; mais il y a aussi et surtout deuxtextes majeurs publiés peu de temps aprèsle retour des capucins en France : l’Histoirede la mission des pères capucins en l’isle deMaragnan et terres circonvoisines où esttraicté des singularitéz admirables & desmœurs merveilleuses des Indiens habitants dece pays (1614) due à Claude d’Abbeville ;l’ouvrage d’Yves d’Évreux, Suitte de l’his-toire des choses plus mémorables advennuesen Maragnan, ès années 1613 & 1614,publié en 1615. Deux livres qui connaî-tront une destinée exactement contraire…

En effet, lorsqu’elle paraît en 1614,l’Histoire de la mission des pères capucins enl’isle de Maragnan participe du projet decolonisation que la France entend menerdans le Nouveau Monde, après l’échec dupremier « Brésil français », la Franceantarctique de Villegagnon. L’ouvrage estdestiné à obtenir un soutien plus grand dela monarchie et attirer ainsi donateurs etmécènes, afin de favoriser l’entreprised’évangélisation et de colonisation. Ilconnaît alors une large diffusion et estréédité la même année. Or, un an plustard, en 1615, lorsque Yves d’Évreux faitpublier son récit de voyage, le projet d’unecolonie au Brésil a été abandonné aprèsl’alliance que la monarchie françaisevenait de conclure avec l’Espagne et lePortugal. Le texte d’Yves d’Évreux, sou-vent hostile aux Portugais, devient inop-portun dans ce nouveau contexte ; il estinterdit, les exemplaires sont détruits(trois d’entre d’eux ont été conservés pour

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Andrea DaherLes Singularités de la France équinoxiale Histoire de la mission des pères capucins au Brésil (1612-1615)Paris, Honoré Champion, préf. de Roger Chartier, 2002, 346 p., bibl., index, ill.

être réédités seulement au XIX e siècle).Retracées avec patience et pertinence, lescirconstances historiques et politiquesdans lesquelles prend place la publicationdu corpus capucin forment la premièrepartie de l’ouvrage d’Andrea Daher.

Au-delà de leur insertion dans la poli-tique de leur temps, les textes de Clauded’Abbeville et d’Yves d’Évreux n’endemeurent pas moins des rapports de ter-rain, relatant l’évangélisation des peuplestupinamba. La deuxième partie du travaild’Andrea Daher s’attache à examiner lemotif de la conversion et les procédésd’écriture qui lui appartiennent. Est miseen lumière la spécificité de l’activité apos-tolique telle que les capucins la conce-vaient : austérités, mortifications, désird’endurer le martyre. Une démarche dudon de soi (les références au corps souf-frant du missionnaire sont omniprésentes)qui doit éveiller en l’homme sauvage lavolonté de se convertir par la vertu del’exemple et de l’imitation. Cette optiqueapostolique permet également à AndreaDaher de rendre compte de la divergencede points de vue entre capucins et jésuites,à travers le célèbre Diálogo sobre a conversãodo Gentio du Père jésuite Manuel daNóbrega, écrit en 1556-1557, véritable« manuel de conversion » destiné auxfuturs missionnaires de la Compagnie deJésus au Brésil. Pour Nóbrega, la sédentari-sation des Indiens, l’éradication de leurmode de vie traditionnel, considérécomme bestial, puis leur conversion (par laforce s’il le faut) sont indissociables. Lamissiologie des capucins se veut aucontraire plus « respectueuse » du mode devie indigène, sans que la nécessité de laconversion ne soit aucunement atténuée.Les textes capucins font en effet état d’unevéritable « participation observante » dontles modalités, non les finalités, ne sont paséloignées de l’anthropologie de terrain.Une démarche apostolique qui obéit à laconviction selon laquelle l’homme sauvage

contient en lui une orientation vers le bienqu’il s’agit de susciter par la prédication.L’invocation du dieu Tupan, la croyance enl’immortalité de l’âme et en certains« esprits » sont autant de phénomènes queles missionnaires capucins pourront inves-tir d’une signification chrétienne.

Dans la troisième partie de son ouvrage,Andrea Daher examine un événement enapparence mineur mais dont le retentis-sement fut, semble-t-il, considérable : leretour en France des moines capucinsaccompagnés de six Tupinambas destinés àrecevoir le baptême en présence de LouisXIII, « Roy et Souverain monarque de leurpaïs ». Le baptême de ces hommes sau-vages, auparavant cannibales, magnifiel’entreprise d’évangélisation et de coloni-sation menée dans la France équinoxiale.Par un procédé de « décontextualisation »(p. 281), ces conversions « par-delà » et« par-deçà » doivent également amener leshommes, spectateurs ou lecteurs d’un telévénement, à se redresser vers Dieu dansun mouvement de dévotion collective.Plus largement encore, la venue desTupinambas en France est inscrite dansle rêve messianique qu’amorce la monar-chie française au difficile sortir des guerresde Religion. Les planches et les estampesqui accompagnent le livre de Clauded’Abbeville redoublent la vision d’uneÉglise catholique, apostolique et romaine,seule à même de fondre les hommes dansun corps commun et indivisible, sousl’égide du roi.

Riche en analyses fines et pertinentes,fort bien argumenté et documenté, l’ou-vrage d’Andrea Daher est une importantecontribution à l’étude du corpus mission-naire capucin du XVII e siècle, dont jadis, etchacun à leur manière, Alfred Métraux,Claude Lévi-Strauss ou encore Michel deCerteau, avaient perçu la valeur.

Adrien Paschoud

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CET OUVRAGE ATTACHANT constituela version espagnole, revue et corrigée, dela thèse doctorale 1 que l’auteure consacraau début des années 1990 aux Airo-Paid’Amazonie péruvienne. Plus générale-ment désigné par l’exonyme Secoya, cegroupe de faible démographie appartenantà la famille linguistique tukano occidentaleoccupe, à la limite de la Colombie, la zonecomprise entre les rios Napo et Putumayo,de part et d’autre de la frontière péruano-équatorienne. Outre cette situation géo-graphique, les Airo-Pai présentent aussi laparticularité d’avoir été assez tôt en contactavec la société coloniale et d’être entourésde nombreux Quichua tout en ayantconservé une vie socioculturelle originale,comme le démontre la foisonnante ethno-graphie présentée ici.

En collant délibérément de très près àses données ethnographiques, ElviraBelaunde se propose dans ce livre, dont lestyle se rapproche quelque peu de la chro-nique, d’explorer ce en quoi consiste le« bien vivre » airo-pai. Elle entend plusprécisément démontrer que les diversesconduites indigènes (quotidiennes ounon) se conforment (ou tout au moinsdoivent se conformer) à des valeurs cultu-relles exprimant un idéal social et moralclairement énoncé. Pour ce faire, elleexpose au fur et à mesure des neuf cha-pitres de l’ouvrage (introduction etconclusion exceptées) les différentsdomaines de la vie sociale et religieuse ausein desquels se donne à voir l’omnipré-sence de ces principes moraux devantguider les actions. Si l’attention est parti-culièrement portée à la construction desgenres, aux relations hommes-femmes età la fertilité, à la manière d’élever les

enfants, aux conceptions liées à la nourri-ture et à sa production, aux émotionsainsi qu’à la cosmologie, l’auteure faitégalement la part belle à l’examen du cha-manisme, de la notion de personne et desrelations interethniques. Par les thèmesd’étude retenus (les genres, la moralité, laconsanguinité, la consubstantialisation),ce travail s’inscrit très clairement au seinde l’école amazoniste « britannique » deJoanna Overing 2. Ainsi que le souligne lapréface de Fernando Santos-Granero,adepte du même courant, il participe pluslargement du récent et passionnant débatamazoniste sur la nature de la sociabilitéamazonienne, débat qui oppose pourreprendre les expressions d’EduardoViveiros de Castro les partisans de l’« éco-nomie morale de l’intimité » aux tenantsde l’« économie symbolique de l’altérité ».

Le « bien vivre » ou le savoir-vivre airo-pai, dont la teneur est fréquemment expo-sée par les aînés tout au long de conseils,consiste à respecter des valeurs fondamen-tales comme la communication, la généro-sité et surtout le contrôle de soi. LesAiro-Pai semblent en effet faire montred’une véritable obsession pour les risquesque la rabia [la rage], « marque culturelled’un manque de communication [et decontrôle de soi] » (pp. 166-167), fait pesersur l’harmonie sociale. C’est donc à l’aune

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Luisa Elvira BelaundeViviendo Bien. Género y Fertilidad entrelos Airo-Pai de la Amazonía peruanaPréface de F. Santos-Granero Lima, Centro Amazónico de Antropología y Aplicación Práctica-Banco centralde Reserva del Perú, 2001, 254 p., bibl., ill.

1. Luisa Elvira Belaunde, Gender, Commensualityand Community amongst the Airo-Pai of WestAmazonia (Secoya, Western Tukanoa-Speaking),Doctoral thesis, University of London, 1992.2. Pour un bilan récent des travaux de cette école,cf. Joanna Overing & Alan Passes, eds, TheAnthropology of Love and Anger. The Aesthetics ofConviviality in Amazonia, London, Routledge,2000.

de cette préoccupation que sont étudiés denombreux phénomènes culturels dans les-quels elle s’exprime. La construction cor-porelle des genres (chap. II), avec sonballet de rituels et d’interdictions, répondpar exemple à un idéal esthétique mais ellea aussi une fonction morale : éviter laparesse et la rage en fortifiant les corps.C’est parce que le caractère et le corps deshumains sont plus sensibles à certainsmoments que d’autres (puberté, menstrua-tions…) qu’il convient de mettre particu-lièrement l’accent sur ces moments afin deles moduler au mieux par l’action rituelle(cf. les très didactiques rituels d’initiationet le rituel du mariage), les tabous maisaussi les conseils répétés des anciens (chap.II, IV et V). À cette sensibilité variable ducorps et du caractère, on ne s’étonnera pasde voir associée l’idée d’une possible conta-mination de la rabia par le partage de sub-stances et de nourriture entre proches ouautrement dit on ne sera pas surpris del’existence de la consubstantialisationparmi les Airo-Pai. Le rejet de la rage estégalement central dans le modèle des Airo-Pai pour élever les enfants : ils considèrentque faute de promulguer des conseilsparentaux et des soins suffisants, lesenfants développent inévitablement uncaractère violent d’où la nécessité d’uneattention de tous les instants et d’uncontrôle de la fertilité, l’idéal étant deconserver un écart de quatre ans minimumentre chaque naissance (chap. VI). Crééepar le Démiurge pour punir les humainsde leurs (ex)actions, la rage est le propredes humains et elle est inconnue des « gensdu ciel » ; c’est la raison pour laquelleles humains perçoivent ces êtres divinscomme un modèle de sociabilité qu’ilconvient de s’efforcer d’imiter, faute depouvoir l’incarner. Parmi les humains, c’estplus particulièrement le chamane qui doitse conformer à ce modèle car s’il estrabioso, son esprit auxiliaire s’empresserade le dominer et de se livrer à la sorcellerie,contre les intérêts humains. Au cours de saprésentation de la notion de personne etd’une anthropologie des émotions, l’au-

teure ajoute que la force de son cœur, siègedes émotions et centre de la pensée, consti-tue pour le chamane une garantie contrecette domination. Peut-être aurait-il été iciintéressant pour Elvira Belaunde de selivrer davantage à la comparaison, lesconceptions airo-pai sur les liens entrenotion de personne et étude des émotionsétant partagées par d’autres groupes ama-zoniens voisins 3. Le thème du contrôle desoi est aussi exploré dans les relations degenre, même si cet examen ne s’y restreintpas. À l’inverse de la plupart des anthro-pologues amazonistes, l’auteure se refuse àconclure à une domination masculine.Elle justifie cette conclusion par de nom-breux matériaux ethnographiques attes-tant que la relation entre les genres au seindu couple est une relation d’exigence de lapart des deux époux, de complémentaritéet de réciprocité (dans le procès de travail,dans la reproduction et dans le contrôlede la fertilité par exemple). Il suffit pourse convaincre de l’importance du rejet dela rabia par les Airo-Pai, de regarder lesrisques auxquels les rabiosos s’exposentdans les cas ultimes : le suicide (formeextrême de rage contre soi), l’ostracisme(rupture totale des liens de parenté avecleurs proches et transformation en enne-mis), voire leur assassinat, synonyme dedestin post-mortem différent, leurs fami-liers laissant leurs corps en forêt au bonsoin des vers et refusant d’accomplir lesrituels de résurrection indispensablespour retrouver les êtres célestes divins enleur lieu de félicité.

Si la communication, moyen de réglerles conflits et d’éviter la rage, est doncessentielle entre les Airo-Pai en général etau sein du couple en particulier, elle l’estégalement avec les groupes voisins, lesplantes et les animaux. Avec les premiers,elle permet la bonne entente, l’incapacité

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3. Cf. Alexandre Surralles i Calonge, Au cœur dusens. Objectivation et subjectivation chez lesCandoshi de l’Amazonie péruvienne, Thèse de troi-sième cycle, Paris, École des hautes études ensciences sociales, 1999.

linguistique à communiquer étant à l’ori-gine des conflits, et avec les plantes et lesanimaux, elle garantit à travers les chantschamaniques la bonne marche des activi-tés horticoles, cynégétiques et halieu-tiques (chap. VIII). Notons au passageque les Airo-Pai constituent un exemplesupplémentaire du perspectivisme amazo-nien, les différences entre humains, ani-maux et plantes ne reflétant d’après euxque des points de vue différents.

L’auteure se soustrait généralement auxcritiques communément adressées aux tra-vaux appartenant à l’École de l’« économiemorale de l’intimité » par les partisans del’« économie symbolique de l’altérité », àsavoir la confusion entre règles sociales etpratiques réelles (confusion confinant par-fois à la naïveté) et la focalisation sur leniveau local et la consanguinité au détri-ment d’une approche régionale pourtantéclairante sur le rôle de l’hostilité et del’affinité dans les relations sociales. Elleprend soin en effet de répéter et d’illustrerque l’existence de règles sociales constitu-tives d’une morale indigène n’implique enrien leur respect absolu et qu’apparaissentbien au contraire, hors contexte rituel, denombreuses transgressions, toutefois for-tement condamnées. Sans doute la ques-tion de la violence rituelle et ritualiséeaurait-elle néanmoins mérité un peu plusd’attention, Elvira Belaunde se contentantde mentionner qu’elle se manifeste dansles fameuses fêtes de boisson (p. 210).Quant à la critique d’une réduction de lasociabilité au plan local, elle est évitée parl’étude des relations inter-ethniques avecles Quichua voisins et par la nature mêmede la sorcellerie des Airo-pai. Le tristedilemme face auquel se trouvent ces der-niers est bien restitué : d’un côté, leursconceptions culturelles liées au contrôlede la fertilité les empêchent d’assurer unecroissance démographique forte, pourtantnécessaire à leur perpétuation dans uncontexte de présence très minoritaire et del’autre, bien que séduisante en regard del’intégration à la société nationale, l’adop-tion du modèle socioculturel quichua

signifie l’abandon de ces mêmes concep-tions et de valeurs propres jugées commeétant à la base de l’être social. À la diffé-rence de la plupart des groupes de larégion, les Airo-Pai considèrent leur sor-cellerie comme étant plus puissante quecelle de leurs voisins, la sorcellerie exogèneétant considérée comme largement moinsfréquente et meurtrière que la sorcellerieendogène. On aurait néanmoins souhaitéen savoir davantage sur les liens et leslogiques articulant les formes endogène etexogène de la sorcellerie et à propos de la« magie noire apprise des métis colom-biens » (p. 222), sur laquelle l’auteure nenous dit rien.

Un autre piège qui aurait pu sérieuse-ment menacer l’exposé est égalementévité : la cristallisation des comportementssociaux et religieux étudiés. L’auteuredémontre en effet que pour être profondé-ment ancrés, ces comportements n’en sontpas moins soumis à des changements, les-quels sont du reste intelligibles dans lestermes des logiques culturelles sous-ten-dant ces premiers. Ainsi analyse-t-elle lerejet partiel du chamanisme et l’impor-tante conversion à l’évangélisme (chap. IXet X), thèmes que l’américanisme tropicala appris à traiter beaucoup plus finementdepuis quelques années 4. D’après l’au-teure, ils répondent tous deux à la per-sistante volonté des Airo-pai de conser-ver (ou de recouvrer) les valeurs tradi-tionnelles morales du « bien vivre » et derejoindre à jamais les êtres divins célestessans passer par la mort. Il se serait doncagi d’une « rencontre entre sociologies »(Aparecida Vilaça), puisque la conversion

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4. Parmi les contributions récentes les plus stimu-lantes, cf. Gilio Brunelli, « Do xamanismo aosxamãs. Estratégias tupi-mondé face à sociedadeenvolvente », in J. Langdon, ed., Xamanismo noBrasil : novas perspectivas, Florianópolis, UFSC,1996 ; Aparecida Vilaça, « Christians withoutFaith : Some Aspects of the Conversion of theWari’ », Ethnos, 62 (1-2), 1997 : 91-115 ; RobinWright, ed., Transformando os Deuses. Os múltiplossentidos da Conversão entre os Grupos índigenas noBrasil, Campinas, Ed. Da Unicamp, 1999.

à l’évangélisme, entendue principalementcomme l’adoption de son ascétisme et desa morale, aurait fonctionné pour les Airo-Pai comme le moyen de se (re)conformerà l’idéal indigène d’harmonie sociale, for-tement mis à mal par des facteurs internes(le chamanisme dans sa version sorcellaire)et externes (la violence agitant la région).La mort (attribuée aux chamanes-sorciers)étant avec les rituels de résurrection lemoyen de retrouver les êtres divinscélestes, et l’évangélisme étant interprétécomme une façon d’éliminer simultané-ment la sorcellerie et la mort, les Airo-Paiauraient également vu la conversioncomme la voie permettant de satisfaire undésir autrement impossible : la réunionterrestre et non plus céleste, de son vivantet non plus après la mort, avec ces êtresdivins. La conversion à l’évangélismeprocède donc à une rupture (tendance auremplacement des chants chamaniquespar les prières, relocalisation du lieud’union avec les êtres divins) tout en pre-nant place dans une certaine continuitéculturelle (similitudes du contenu deschants chamaniques et des prières évangé-listes, conservation ou récupération desvaleurs morales menacées ou perdues,désir d’union avec les êtres divins et expé-rimentation du désir ancien de s’unir à euxsur terre et de son vivant). Ajoutons enfinque l’analyse d’Elvira Belaunde permet dedépasser l’opposition habituelle entre lesexplications économique et religieuse de laconversion évangéliste. Elle démontreeffectivement qu’outre les raisons ci-des-sus évoquées, les Airo-Pai se sont aussiconvertis dans le but de s’assurer des pro-fits économiques, l’évangélisme permet-tant une meilleure intégration au marchérégional cocalero. Ethnographiquementbien illustrée et bien argumentée, cetteinterprétation dynamique d’une conver-sion évangéliste aux accents de quête mil-lénariste type « terre sans Mal » emportel’adhésion. On regrettera néanmoins quel’auteure n’intègre pas davantage de don-nées comparatives relatives aux diversesstratégies amazoniennes de conversion et

qu’elle n’évoque pas une question quibrûle les lèvres : pourquoi les Airo-Pain’ont-ils pas opéré un travail syncrétiqueentre la résurrection du Christ et l’indis-pensable résurrection indigène pourretrouver Ñañë et les autres ? En d’autrestermes, pourquoi la confrontation del’évangélisme et du chamanisme airo-paia-t-elle constitué une « rencontre entresociologies » mais aussi une « rencontre[manquée] entre cosmologies » (EduardoViveiros de Castro) ? Sans doute, implicitedans la démonstration, la réponse setrouve-t-elle dans l’obsession airo-pai d’enfinir avec la sorcellerie et avec la mortmais la question aurait néanmoins méritéed’être posée. S’étant convertis spontané-ment et apparemment sans l’intermédiairede missionnaires, les Airo-Pai péruviensont eu tout le loisir d’opérer la sélectionqu’ils souhaitaient au sein de l’évangélismemais on pourrait se demander s’il en futégalement ainsi du côté équatorien et si lesmissionnaires n’y ont pas tenté le travailsyncrétique évoqué.

Agréable, l’écriture de ce livre est incon-testablement influencée par le postmoder-nisme mais l’auteure se garde bien detomber dans ses excès les plus stériles. Cetteinfluence est particulièrement visible dansles efforts déployés par Elvira Belaundepour ne pas réifier la culture airo-pai etpour ne pas occulter sa présence sur le ter-rain, ou encore dans la présentation systé-matique de matériaux ethnographiques(discours d’informateurs, remarques plusinformelles, mythes, chants…) permettantau lecteur de faire à sa guise le va-et-viententre les données recueillies et leur analyse.

L’objectif annoncé de rendre compte aulecteur du bien vivre airo-pai nous sembleici largement atteint. Contrairement à ceque conclue modestement l’auteure, cetouvrage constitue bien une introduction(de choix) au monde airo-pai et mêmedavantage. Certes, plusieurs domainesclassiques de l’anthropologie comme laparenté et l’organisation sociale ont été àpeine effleurés et l’analyse de plusieursquestions aurait sans doute pu être poussée C

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plus avant grâce à un recours plus fréquentà la comparaison, mais les thèmes traités(et souvent remarquablement) – on penseentre autres à la moralité, au perspecti-visme, à la conversion à l’évangélisme, àla construction symbolique des mondesanimal et horticole ou à l’anthropologiedes odeurs – s’inscrivent pour la grandemajorité de plain-pied dans l’actualité des

recherches amazonistes et plus largementaméricanistes. On aurait donc tort de vou-loir cantonner ce livre au rôle de contribu-tion à la seule connaissance des Airo-Paiou même à l’étude de l’ensemble tukanooccidental.

Mickaël Brohan

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