Les parents sur le chemin de l'école
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Les parents sur le chemin de l'école
LUETHI, Pierre-Alain
Abstract
Notre communication porte sur l’analyse d’un espace de transition entre la sphère publique et
la sphère privée dans les récits de parentalité : « le chemin de l’école ». Nous cherchons à
éclairer la manière dont les parents mobilisent cet espace. Dans les récits de parentalité, « le
chemin de l’école » est une référence spatiale récurrente entre espace privé et espace public.
Cet espace intermédiaire rend visibles certains enjeux éducatifs qui se jouent entre ces deux
sphères d’influence mobilisées par le récit de parentalité. Le corpus de notre recherche est
constitué des récits autobiographiques de parents ayant participé à un dispositif de soutien
parental suisse nommé « Histoires de PARENTS ». L’étude porte sur le discours des parents
en réponse à la question : Comment JE deviens PARENT? Et s’inscrit dans le cadre des
recherches en formation des adultes et en éducation familiale
LUETHI, Pierre-Alain. Les parents sur le chemin de l'école. In: Annual Conference ESREA
Mars 2015 at Università degli Studi di Milano Bicocca, Milano (Italy), 5-8 March 2015,
2015, p. 1-13
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55220
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Pierre-Alain Lüthi, Université de Genève, Suisse
Les parents sur le chemin de l’école
Notre communication porte sur l’analyse d’un espace de transition entre la sphère publique et
la sphère privée dans les récits de parentalité : « le chemin de l’école ». Nous cherchons à
éclairer la manière dont les parents mobilisent cet espace. Dans les récits de parentalité, « le
chemin de l’école » est une référence spatiale récurrente entre espace privé et espace public.
Cet espace intermédiaire rend visibles certains enjeux éducatifs qui se jouent entre ces deux
sphères d’influence mobilisées par le récit de parentalité. Le corpus de notre recherche est
constitué des récits autobiographiques de parents ayant participé à un dispositif de soutien
parental suisse nommé « Histoires de PARENTS 1 ». L’étude porte sur le discours des parents
en réponse à la question : Comment JE deviens PARENT? Et s’inscrit dans le cadre des
recherches en formation des adultes et en éducation familiale (Milani, 2011; 2013).
Les épreuves communes du parcours de parentalité
Pour pouvoir suivre le programme de soutien à la parentalité « Histoires de PARENTS », le
parent doit être ou avoir été le représentant légal de l’enfant pour lequel il fait appel au
dispositif. Cette condition spécifique de notre panel a permis pour notre analyse de mobiliser
les âges de la vie (Deschavannes, 2011; Robin, 2013) du premier enfant pour lequel le parent
détient l’autorité parentale. Nous avons utilisé l’âge de cet enfant comme fil conducteur de la
répartition des extraits de récits d’expériences que les parents nous ont confiés. Ainsi, il nous
est possible de faire correspondre chaque extrait de récit avec l’âge de l’aîné des enfants du
parent qui s’exprime. Notre recherche en formation des adultes se centre sur l’adulte
apprenant, à la différence de la littérature sur la parentalité qui fait souvent référence à la
famille en tant que groupe et à sa structure en pleine mutation (Abignente, 2004; Formenti,
2000, 2013; Karsz, 2014 ; Kellerhals, 2012). La parentalité est ici étudiée sous un angle
particulier qui a permis la construction d’une « Horloge de la parentalité », horloge constituée
d’une série d’épreuves communes au sens de Martuccelli (2006, p.12).
Figure 1 Vitesse cinétique de l’ensemble du corpus Épreuves communes/secondes d’entretien
1 Histoires de PARENTS, Fondation Jeunesse et Familles VD (CH), www.fjfnet.ch/histoires-de-parents
2
Cette horloge interne du récit d’un parent détenteur de l’autorité parentale est constituée de
cinq épreuves communes délimitées par l’âge de l’enfant aîné : la conception (-1 à 0 ans),
l’autorisation (1 à 3 ans), la scolarisation (4 à 8 ans), l’individuation (9 à 14 ans) et
l’émancipation (15 à…). L’effet de standardisation de ces étapes est produit par le statut du
parent en tant que représentant légal de son premier enfant tel que défini par la loi (Code civil
suisse, 2012). C’est en articulant ces épreuves communes du parcours de parentalité avec les
épreuves singulières de la mise en récit au sens de Baudouin (Baudouin, 2009; Pita, 2010,
2013) que nous avons construit notre cadre d’analyse des récits parentaux. Les épreuves
spécifiques sont la manière dont chaque parent décrit les épisodes de son apprentissage de la
parentalité. Nous distinguons ainsi deux dimensions du concept d’épreuve, comme les deux
faces d’une même notion. Ce double accès peut être comparé à ce que Martuccelli distingue
comme les deux niveaux du concept d’épreuve : le niveau 1 de la traduction – énonciation de
l’individu et le niveau 2 des défis socialement construits (2006, p.13). Il s’agit de prendre en
compte les contraintes collectives et naturelles de la parentalité d’une part et, d’autre part, leur
inscription singulière dans le récit au sens de Baudouin. Comment le parent met en intrigue
son vécu phénoménologique de la parentalité pour en faire récit.
Les épreuves singulières ou spécifiques
Les épreuves singulières ou spécifiques sont la manière dont le parent transforme son
expérience subjective du parcours de parentalité en histoires de parent. Les instruments
d’analyse sémiotique tels que proposés par Everaert (2007) dans la suite des travaux de
Greimas (1993, 2002) et de Courtés (2007) nous ont permis de mettre en évidence les niveaux
figuratifs, narratifs et thématiques du récit. Cette procédure d’analyse structurale révèle que
les récits parentaux sont constitués de références communes qui relèvent d’un contexte, de
temporalités, d’espaces et de configurations d’acteurs récurrents. Notre étude conclut ainsi à
l’existence d’une scénographie commune et contrainte des récits de parentalité. Cette mise en
scène de la parentalité impose un cadre de référence social à l’expérience subjective de la
parentalité contemporaine.
Dans le but de présenter de manière succincte cette démarche, nous illustrerons cette
articulation dans notre communication en nous centrant sur un espace intermédiaire
apparaissant dans de nombreux récits de parentalité de notre panel. Si, dans notre étude, nous
analysons à l’aide d’instruments sémiotiques tant les niveaux figuratifs et systémiques
(acteurs, espaces, temps) dans l’esprit de Bronfenbrenner (1979), que les dimensions
thématiques et énonciatives du récit de parentalité au sens de Kerbrat-Orecchioni
(axiologique et affectifs, [2009]). Nous faisons le choix dans cette communication d’illustrer
cette démarche, en nous centrant sur un indicateur spatial, « le chemin de l’école ». Celui-ci
fait partie d’un motif constitué d’acteurs et de temporalités qu’il serait tout aussi intéressant
de présenter ici. Ainsi, les rapports entre acteurs scolaires et familiaux durant la scolarisation
ou la mobilisation du premier jour d’école dans le récit de parentalité sont concomitants à la
mobilisation de l’espace intermédiaire « chemin de l’école ». Nous avons cependant choisi,
pour simplifier notre présentation, de nous limiter à la dimension spatiale de la scénographie.
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La mobilisation des espaces intermédiaires tout au long du récit de parentalité
La fréquence de mobilisation des espaces intermédiaires (Chemin de l’école, Route, Parc
public, Place de jeu) est plus importante dans nos corpus durant la scolarisation.
Figure 2 Mobilisation des espaces intermédiaires durant les épreuves communes Luethi 2015
L’observation de la fréquence de mobilisation par les parents des différents espaces durant le
récit de parentalité à l’aide du logiciel Tropes 2 nous permet de souligner les différences
sémantiques existant entre les épreuves communes de la parentalité. C’est l’interface école –
famille qui est régulièrement décrite en mobilisant « le chemin de l’école ». Durant la
scolarisation, l’espace intermédiaire entre l’école et le domicile s’impose comme un lieu de
socialisation, de rencontre, de négociation. D’autres auteurs avant nous se sont intéressés à
l’impact des espaces architecturaux sur la parentalité et la culture familiale, dont Wagener
(Wagener, 2012 ; Glevarec, 2010). Nous pouvons remarquer que l’inversion de mobilisation
de la chambre par rapport aux espaces intermédiaires durant l’individuation s’inscrit dans la
ligne des résultats des travaux d’Hervé Glevarec sur la culture de la chambre. Les travaux de
Glevarec soulignent le transfert progressif de l’adolescence de la rue à une adolescence de la
chambre, explicable par la mobilisation d’un nouvel espace intermédiaire médiatisé et virtuel
pour répondre au besoin de socialisation des adolescents (Mobile, Internet, Facebook, etc.) :
La culture de la chambre désigne le mouvement d’« intérieurisation » qui fait passer les
enfants de la rue à la chambre. La notion désigne alors l’espace domestique comme un
espace central à partir duquel les jeunes générations entrent en relation avec le monde et
2 http://www.tropes.fr
4
construisent une partie de ce qu’ils sont. Elle se distingue d’une situation antérieure
d’extériorité des activités juvéniles, fréquemment évoquée par les parents. (Glevarec, 2010,
p. 14.)
Une mère confrontée aux risques et aux opportunités du chemin de l’école
Nous avons choisi une situation concrète pour illustrer notre présentation, le récit d’Audrey
(48 ans au moment de l’interview). Audrey est mariée, mère d’une fille unique de 11 ans et
partage un domicile commun avec son mari et son enfant. Elle vit donc dans une famille
nucléaire de première union. Le chemin de l’école est une référence récurrente du récit
d’Audrey. Elle mobilise à plusieurs reprises cet espace dans son récit et nous présentons une
épreuve spécifique de nature singulative qui se déroule le premier jour d’école secondaire
(5e année) de sa fille. Audrey a pris congé ce jour-là pour accompagner sa fille sur le chemin
de l’école, afin de rencontrer les enseignants. Les enseignants « lâcheront » les parents
(expression utilisée par Audrey) après quelques minutes et elle se retrouvera de manière
inattendue avec plusieurs autres mères sur le seuil de l’école. Une mère proposera alors d’aller
boire un café. Audrey fera de ce café de parents spontané un moment important de son
parcours de parentalité, qu’elle décrira en détail. Ce moment lui a permis de dépasser une vive
anxiété vis-à-vis des risques encourus par sa fille sur le chemin de l’école. L’intérêt de cette
épreuve spécifique est qu’elle présente, dans le récit d’Audrey, le chemin de l’école comme
un lieu de risque et d’opportunité, une opportunité qui permet des rencontres, des échanges et
l’émergence de savoir parentaux.
Le tableau synoptique du parcours et du récit de parentalité d’Audrey
Nous présentons ci-dessous le tableau synoptique qui articule le parcours et le récit de
parentalité d’Audrey. Le parcours de parentalité est inspiré de l’approche des parcours de vie
et du concept de vies liées (Sapin, 2007, p. 65). Le tableau est construit en fonction de l’âge
naturel de l’enfant aîné pour lequel le parent détient l’autorité parentale. L’âge de l’enfant
marque les étapes de son développement, celles-ci constituant l’horloge de la parentalité dans
notre étude. Quant au récit de parentalité, nous en décrivons l’économie cinétique (Baudouin,
2009 ; Genette, 2007). Pour obtenir cette vitesse, nous avons décompté le nombre de secondes
mobilisées par le parent pour s’exprimer sur une année et nous avons inscrit le résultat dans
l’année correspondante. Cela nous permet d’obtenir un graphique qui révèle les accélérations
ou les décélérations du récit par rapport au déroulement du temps dans la réalité. Nous
considérons après Baudouin et Pita que la décélération signe dans le récit biographique
l’émergence d’une épreuve clé, c’est-à-dire d’une expérience importante du récit de
parentalité, sur laquelle notre intérêt va se porter.
Le tableau nous permet alors d’articuler le récit avec les faits objectifs du parcours de
parentalité et d’observer quand le parent s’est arrêté plus spécifiquement sur une expérience.
Nous distinguons les épreuves itératives (citées une fois dans le récit pour plusieurs vécus :
devoirs, souper…) des épreuves singulatives (n’ayant eu lieu qu’une fois dans le récit et dans
la réalité : naissance, premier jour d’école) au sens de Genette (2007).
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Audrey articulation du parcours de parentalité et du récit de parentalité
Epreuves
Communes
Année 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012
Age de Audrey 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48
Age de l'aîné -1 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
Evénements Ego
Evénements
Enfants
Trajectoire
intime
Trajectoire
professionnelle
Trajectoire
Habitation
Trajectoire
Fratrie
Économie
cinétique du
récit de
parentalité
(Baudouin)
Épreuves
itératives
Scolarisation Individuation
Épreuves
singulatives
Déménagement
accouchement
Deuil (M)
Deuil familiaux et
dépression post-
partum
Changement professionnel Crise identitaire majeure
Naissance (0) Entrée en scolarité (4) Entrée en scolarité 5 ème année (11)
Mariée
100% Poste à responsabilité
Logement en Famille de
première union
1 fille
Emancipation
Logement en Famille de première
union
Mariée
100% Poste à
responsabilité
Logement en
Famille de
première union
1 fille
Mariée
100% Poste subalterne
Conception
La maternité
Hôpital
Sommeil de
l'enfantAllaitement Crise identitaire majeure
1 fille (0)
Mariée
Décès de la
maman et baby
blues
Journée d'entrée en 5 ème année et
Café parent spontané
100% Poste à
responsabilité
Changement
de logement
1 fille
Autorisation
Vitesse cinétique secondes de l'entretien / Années du récit
-1
0
1
2 3 45 6
7
8
9 10
11
12 13 14 15 16 17 18 19 20
Total
Analyse cinétique des entretiens Secondes / Années
6
Le chemin de l’école entre risques et opportunités
Audrey : – Par contre, maintenant, avec la 5e, ce qui change c’est qu’effectivement, elle va
dans une école plus loin, donc il y a… une nouvelle évolution… C’est cette année. Il a fallu
la laisser, effectivement, évoluer, donc la laisser aller seule en bus. Au début, je ne voulais
pas qu’elle prenne le bus, je voulais qu’elle aille à pied et puis après, ben, c’est clair qu’il y
a tous les enfants prennent le bus… Même si c’est vrai qu’en Suisse, quand il y a des
choses qui se passent et qu’on n’en parle pas, comme si ça n’existait pas.
Mais c’est vrai aussi qu’il faut pas que je… Il fallait que je prenne aussi sur moi de me dire
qu’il faut, que le monde n’est quand même pas noir à ce point et puis que… ça se passe
bien aussi pour beaucoup, donc je ne verrais pas pourquoi, avec la mienne, il y aurait un
souci et puis qu’il faut aussi lui laisser la liberté, quoi.
Au-delà du discours individuel d’Audrey sur son anxiété vis-à-vis du chemin de l’école,
l’ensemble des parents partage en général ce sentiment de risque et en fait un sujet de
questionnement plus ou moins prononcé. Dans notre panel, le niveau de risque est décrit
comme plus élevé par les parents citadins que par les parents villageois. Les parents ayant
déménagé de la ville à la campagne soulignent la différence importante existant sur le chemin
de l’école, moins de risques et plus de convivialité entre parents. Malgré cette distinction, les
parents dans leur ensemble décrivent le chemin de l’école comme comportant des risques liés
à la circulation, aux mauvaises rencontres ou aux enlèvements qui hantent la conscience de
bien des parents. Ce sentiment de risque conduit à une contradiction axiologique centrale pour
les parents, l’opposition entre autonomie et sécurité. L’autonomie et la sécurité sont deux
valeurs centrales du projet éducatif parental et social contemporain. Il s’agit toujours de
favoriser l’autonomie des enfants, tout en garantissant leur sécurité.
Cette contradiction entre sécurité et autonomie s’impose aussi dans le monde professionnel.
Nous pouvons d’ailleurs mettre le discours d’Audrey en perspective avec le discours de la
société en général sur le chemin de l’école. Nous reprenons ici le message des autorités de
prévention des accidents en Suisse, adressé aujourd’hui aux parents dans un document nommé
Enfants sur le chemin de l’école Sécurité et autonomie :
Le chemin de l’école joue un rôle important dans la vie d’un enfant d’âge scolaire. Il
favorise les rencontres avec des camarades du même âge, contribue au développement
intellectuel et social de l’enfant, et encourage l’activité physique. Mais il n’est pas sans
danger. Les enfants comptent parmi les usagers de la route les plus vulnérables. Chaque
année en Suisse, 1500 enfants jusqu’à 14 ans ont un accident de la circulation, plus d’un
quart sur le chemin de l’école. Les piétons entre 5 et 9 ans et les cyclistes entre 10 et 14 ans
courent le plus grand risque. Ces chiffres portent uniquement sur les accidents enregistrés
par la police. Les chiffres réels sont vraisemblablement bien plus élevés. (Bureau de
prévention des accidents, 2015.)
Il est clair que la comparaison de ces deux discours montre une similarité très marquée. Sur le
plan thématique, l’opposition axiologique entre autonomie et sécurité est centrale pour les
deux extraits. On peut percevoir comme un miroir entre le discours social et le discours
7
parental, on pourrait d’ailleurs se demander lequel de ces discours est miroir de l’autre. Cet
exemple a pour objet de montrer que si les parents sont particulièrement attentifs à tel ou tel
aspect de leur action éducative auprès de l’enfant, cette attention trouve son reflet ou son
origine dans un discours plus général qui structure la perception des responsabilités parentales
d’aujourd’hui.
Le chemin de l’école est un espace intermédiaire qui représente pour le parent des risques et
des opportunités. L’action éducative parentale est inscrite dans des contradictions sociales
d’ordre axiologique et identitaire, ainsi que l’ont montré plusieurs auteurs (Kellerhals et
Montandon, 2012 ; Singly, 2014 ; Quentel, 2008 ; Karsz, 2014). Il s’agit pour le parent de
trouver les moyens de négocier avec ces contradictions qui traversent les épreuves de la
parentalité. Ces contradictions peuvent imposer à l’adulte de fortes tensions psychiques tout
au long de son devenir parent. Ainsi, le chemin de l’école offre des opportunités pour
développer l’autonomie, la socialisation et la responsabilité de l’enfant et, par contraste, cet
espace comporte des risques et des dangers particuliers contre lesquels les parents sont invités
à se prémunir.
Le chemin de l’école: une opportunité de socialisation pour le parent
Dans le récit d’Audrey, nous continuons d’explorer cette épreuve singulative qui se déroule
durant l’année du 11e anniversaire de sa fille et dont la décélération cinétique est
particulièrement marquée dans le tableau synoptique. En effet, Audrey s’arrête avec beaucoup
d’attention sur une heure de la première journée de scolarité secondaire de son enfant.
Ce récit, qui mobilise l’espace entre le domicile et l’école, est aussi emblématique de l’emploi
des espaces intermédiaires comme favorisant la socialisation dans les récits de parentalité. Les
espaces intermédiaires (les rues, les parcs publics, les arrêts de bus, les places de jeux) sont
autant de lieux de socialisation informelles et essentiel pour les parents et leurs enfants.
Plusieurs parents de notre panel ont ainsi mobilisé dans leur récit la rencontre des « parents de
copains d’école » de leurs enfants sur le chemin de l’école. Cet espace intermédiaire entre
l’école et le domicile est décrit comme une opportunité de se rencontrer, d’échanger et de
comparer sa manière de vivre la parentalité.
Comme elle l’a dit plus haut, Audrey éprouve de la difficulté à laisser sa fille aller seule sur le
chemin de l’école et plus particulièrement le fait de prendre le bus. Audrey nous relate alors la
résolution de cette épreuve spécifique :
C’est arrivé par hasard parce qu’en fait, on a… Il y avait une séance… Enfin, on a pu
amener nos enfants le premier jour d’école scolaire de la 5e… puis après, ben… Je suis
restée un petit peu, j’ai traîné là, puis j’ai discuté avec des mamans où on s’était
rencontrées des fois dans les bus, des mamans de copains d’école que Léontine avait
connus, de son ancienne école… Puis, ça faisait plaisir de revoir ces personnes-là, aussi…
Puis là, ben, on… Tout d’un coup, il y en a une qui a lancé l’idée « mais, est-ce qu’on va
boire un café à la Migros ? »… On a pu boire un café avec des mamans…
La mise en place d’un « café de parents » spontané permet à Audrey de dépasser son
isolement, de pouvoir échanger et se comparer aux autres mères. Le besoin clairement
8
exprimé ici par Audrey et qui est central pour les parents, est un besoin de se parler, de se
comparer entre parents de la même génération et surtout, de pouvoir ainsi évaluer et prendre
des décisions situées. Dans la production du savoir individuel sur la parentalité, il y a un
besoin d’échange, de partage contextualisé, d’où l’importance donnée aux parents à
l’expérience. Ici, ce partage a eu lieu spontanément et les parents ont mis en place eux-mêmes
un café de parents, qui est la forme commune des dispositifs de soutien à la parentalité en
prévention socio-éducative primaire. Il est aussi important de souligner que l’offre de soutien
à la parentalité s’inscrit spontanément dans cet espace intermédiaire. Ce que les
professionnels appellent les cafés de parents se déroulent dans des lieux neutres qui ne
dépendent ni de la sphère d’influence publique (Hôpital, École, Justice), ni de la sphère
domestique (domicile de la famille restreinte ou élargie).
Et ça, ça a permis… Moi qui, normalement, me coupais, ne prenais pas de contacts avec
d’autres mamans. Là, j’ai accepté de boire un café avec elles, en fait, j’en avais besoin
aussi parce que c’était le premier jour scolaire… Puis, ça a fait du bien de voir que les
autres mamans réagissaient comme moi…
Moi qui normalement me coupais… Le chemin de l’école, comme d’autres lieux
intermédiaires, permet aux parents de sortir de ces solitudes volontaires ou imposées, comme
les a décrites Marie-Noëlle Schurmans (2003, p.143). Si le récit d’Audrey présente une
solitude du retrait, cet isolement est conforté par la description de son réseau familial, qu’elle
a réalisée durant la phase de préparation à l’entretien de notre étude. Pour avoir un accès au
réseau de soutien du parent, nous mobilisons un instrument d’analyse de la sociologie
familiale créé par Éric Widmer, The Family Network Method (2010, 2011, 2012). Le réseau
familial d’Audrey est ici limité aux trois membres de la famille nucléaire. C’est le plus
restreint de notre panel et il est constitué uniquement de la triade familiale.
Figure 3 Configuration du réseau familial d’Audrey ( Famille nucléaire)
9
Espaces intermédiaires et émergence du savoir collectif
Donc, je me disais, « elles ont déjà des expériences, ce n’est pas moi… » Parce que mon
problème, à moi, c’est que je n’ai pas de… références pour me dire « ben… j’ai d’autres
enfants », pour dire « ben, c’est comme ça, on évolue… » Tout est nouveau, tout, chaque
évolution est nouvelle pour moi et puis, je… Pas, je vais au pifomètre, il y a bien des
émissions qui m’ont permis aussi, de voir les choses, mais… [P-A: — des émissions de
télévision ?] Voilà, qui ont permis de voir des choses, mais c’est vrai que c’est un petit
peu… Je… c’est sans connaissances, en fait, qu’on se lance comme ça, quoi… (avec un
premier enfant).
Au début, j’avais peur de la laisser rentrer toute seule à la maison… mais je voulais qu’elle
dîne à la maison. Quand j’ai su que ces mamans faisaient la même chose… on l’a laissée
prendre le bus, c’est bon…
Il s’agit pour Audrey, face à un questionnement majeur lié à la contradiction éducative
« Sécurité versus Autonomie », de trouver comment résoudre cette tension, source d’anxiété.
Cette contradiction axiologique traverse de nombreux récits de parentalité. Elle est ici
actualisée dans cet espace intermédiaire, « le chemin de l’école ». Celui-ci est la source du
problème mais aussi, étonnamment, le cadre de sa résolution. Comme Audrey n’arrive pas à
résoudre elle-même cette contradiction, en faisant appel à ses sources de savoir habituel : le
pifomètre, les émissions de télévision ou le dialogue en couple, elle va participer à ce café de
parents spontané et l’utiliser pour comparer sa situation à celle d’autres parents. Elle est à
l’écoute des expériences concrètes des parents expérimentés. Ces parents sont ceux qui ont
déjà eu un enfant du même âge et peuvent donc comparer le parcours de l’aîné avec celui du
cadet.
Cette stratégie d’apprentissage parental, qui mobilise la comparaison et valorise l’expérience
pratique au détriment des discours théoriques, est très présente dans les récits de notre panel.
Pour Audrey, le fait que ces parents de copains d’école aient des enfants plus âgés et que, par
là, ils puissent comparer leurs expériences vécues à l’expérience présente est clairement
valorisé en matière de production de savoir sur l’éducation parentale. Dans le même sens, les
parents de notre panel font principalement référence à l’expérience vécue. Et d’ailleurs, s’ils
soulignent fréquemment l’importance de parler avec des professionnels, ils conditionnent par
contre la crédibilité de leur expertise à l’expérience pratique de ces experts avec des enfants.
Les parents expriment le besoin que ces professionnels aient une réelle expérience pratique du
quotidien avec les enfants et non pas simplement un savoir théorique ou générique sur la
parentalité.
Le parent vit avec son enfant une expérience située dans le temps et l’espace, cette situation
implique une adaptation aux usages et aux conditions réelles du déroulement de l’action
éducative. Cela induit tout naturellement chez les parents une préférence pour l’expérience
concrète de personnes vivant dans le même contexte spatio-temporel, par rapport à un savoir
générique et décontextualisé. Cette contextualisation des savoirs de la parentalité est un
ingrédient important pour Audrey et pour les parents de notre panel. L’importance de la
contextualisation de l’action éducative se trouve d’ailleurs au cœur des travaux de Jean-
10
Claude Quentel (1997, 2008). Cet auteur s’est beaucoup arrêté sur l’importance des histoires
de parent et d’une culture éducative en situation. Il tend donc à souligner l’importance de la
contextualisation en éducation parentale.
Conclusion
Pour conclure, je dirai de manière un peu caricaturale qu’en éducation parentale, il n’y a pas
de règles pour les parents, il n’y a que des situations !
En effet, pour les parents, l’action éducative et l’apprentissage du rôle de parent s’inscrivent
dans des situations singulières constituées de temporalités, de lieux et d’acteurs distincts, dont
rendent compte les histoires de parent. L’exploration par les approches biographiques du
devenir parent nous permet de souligner qu’il s’agit de faire face à des situations souvent non
anticipées et qui obligent l’adulte parent à revoir ses préconçus. Pour résoudre certaines
énigmes de son parcours de parentalité, l’adulte doit impérativement sortir de son isolement
volontaire ou involontaire pour trouver ou retrouver des espaces d’échanges, de partage, de
traduction tel que le rende possible les espaces intermédiaires. Le chemin de l’école, comme
d’autres lieux intermédiaires, est une opportunité pour les parents de sortir de leur solitude
(Schurmans, 2003). Les espaces intermédiaires représentent ainsi fréquemment un moyen de
socialiser, de dépasser l’isolement de la cellule familiale. La rue, le parc public, la place de
jeu, l’arrêt de bus, le perron de l’école, autant de lieux intermédiaires qui permettent aux
parents de sortir de leur isolement et de faire un pas vers le collectif. La tension entre espace
public et espace privé, l’interface école – famille, est une des notions les plus étudiées de la
parentalité (Wagener, 2012 ; Delay, 2009). Le chemin de l’école conduit le parent à
l’interface parent – professionnel, comme décrit par Pegoraro et Milani (2013) dans le cadre
des crèches :
L’accueil des enfants et des parents le matin à la crèche et les retrouvailles de ceux-ci
l’après-midi sont des moments de passages quotidiens d’un territoire à un autre, dans
lesquels se joue, souvent inconsciemment, une grande partie du jeu des relations parents –
éducatrices. Ce sont des moments ordinaires et délicats, surtout pour l’enfant qui fait bien
plus que passer physiquement d’un territoire à un autre. . (Pegoraro et Milani, 2013,
p. 39.)
Aujourd’hui, l’espace géographique école – famille semble pourtant se restreindre. De plus en
plus d’établissements scolaires interdisent l’accès de l’école aux parents par prévention des
risques. Les récits de parentalité nous ont conduit à relever l’importance éducative des
espaces intermédiaires et leur fonction en matière de socialisation. Ces espaces de transition
entre sphère d’influence publique et sphère d’influence privée sont fréquents dans les récits de
parentalité. Ces espaces intermédiaires, où le pouvoir semble indécis entre espace privé et
espace public, sont à l’image de la démocratie. Ce sont des lieux d’émergence, de spontanéité,
qui peuvent nous permettre de construire, pour les parents et les enfants dont ils ont la
responsabilité, une vraie culture du vivre ensemble.
11
Abignente, G. (2004). Les racines et les ailes: ressources, tâches et embûches de la famille.
Bruxelles: De Boeck.
Baudouin, J.-M. (2009). De l’épreuve autobiographique. Bern ; Peter Lang.
Bronfenbrenner, U. (1979). Ecology of Human Development: Experiments by Nature and Design
(New edition Harvard University Press).
Bureau de prévention des accidents. (s. d.). Enfants sur le chemin de l’école Sécurité et
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