\"à mi chemin entre ciel et terre\" - les stylites

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« à mi chemin entre le ciel et la terre » Les stylites et leur espace vital Rozalia HORVATH Université de Strasbourg INTRODUCTION Le phénomène stylite inauguré par Saint Syméon le Grand dans la Syrie du Ve siècle est, peut-être, la manifestation la plus spectaculaire de ce grand mouvement religieux de masses appelé « monachisme oriental ». « Les stylites étaient des ascètes vivant sur des colonnes pour se tourne plus profondément vers Dieu. Ils y passaient toute leur vie, dans une immobilité presque absolue 1 . » Le mouvement stylite pris donc naissance vraisemblablement de l’inspiration du moine Syméon le Grand. Le stylitisme, en tant que mouvement religieux, se situe dans une époque précis de l’histoire de l’Eglise, aux Ve, VIe et VIIe siècles - bien que selon certains sources, des phénomènes stylites éparses existaient jusqu’à XIXe siècle – et dans une région bien localisée du monde méditerranéen, la Syrie, ce qui n’exclus pas l’existence des stylites en dehors de cette époque et de ce milieu géographique. Dans notre travail nous nous proposerons d’examiner le phénomène stylite d’après sa relation à l’espace. Contrairement en effet à d’autres vies monastiques, ascétiques existantes dès le début du christianisme et accentuant ou bien la « fuga mundi », une séparation stricte du monde ou bien la vie communautaire, menée dans l’enceinte d’une ville, souvent au service des hommes par un ministère liturgique ou par le pratique des œuvres de charité, le stylitisme semble situer aux confins de ces deux formes de vie bien identifiable, qui est d’une part la vie anachorète d’autre part la vie cénobitique. Le stylite vit en même temps la séparation du monde, s’installant sur cette petite portion bien délimitée de l’espace qui est sa colonne, mais il ne se retire pas dans l’isolement du désert ou un forêt. Un stylite n’est jamais loin des régions habitées, il est l’homme séparé par excellence qui peut être toujours trouvé, 1 I. PENA et alii., Les stylites syriens, Milan, Franciscan Priting Press, 1987, Collection minor n° 16, p.23

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« à mi chemin entre le ciel et la terre »

Les stylites et leur espace vital

Rozalia HORVATH

Université de Strasbourg

INTRODUCTION

Le phénomène stylite inauguré par Saint Syméon le Grand dans la Syrie du Ve siècle

est, peut-être, la manifestation la plus spectaculaire de ce grand mouvement religieux de

masses appelé « monachisme oriental ». « Les stylites étaient des ascètes vivant sur des

colonnes pour se tourne plus profondément vers Dieu. Ils y passaient toute leur vie, dans une

immobilité presque absolue1. » Le mouvement stylite pris donc naissance vraisemblablement

de l’inspiration du moine Syméon le Grand.

Le stylitisme, en tant que mouvement religieux, se situe dans une époque précis de

l’histoire de l’Eglise, aux Ve, VIe et VIIe siècles - bien que selon certains sources, des

phénomènes stylites éparses existaient jusqu’à XIXe siècle – et dans une région bien localisée

du monde méditerranéen, la Syrie, ce qui n’exclus pas l’existence des stylites en dehors de

cette époque et de ce milieu géographique.

Dans notre travail nous nous proposerons d’examiner le phénomène stylite d’après sa

relation à l’espace. Contrairement en effet à d’autres vies monastiques, ascétiques existantes

dès le début du christianisme et accentuant ou bien la « fuga mundi », une séparation stricte

du monde ou bien la vie communautaire, menée dans l’enceinte d’une ville, souvent au

service des hommes par un ministère liturgique ou par le pratique des œuvres de charité, le

stylitisme semble situer aux confins de ces deux formes de vie bien identifiable, qui est d’une

part la vie anachorète d’autre part la vie cénobitique. Le stylite vit en même temps la

séparation du monde, s’installant sur cette petite portion bien délimitée de l’espace qui est sa

colonne, mais il ne se retire pas dans l’isolement du désert ou un forêt. Un stylite n’est jamais

loin des régions habitées, il est l’homme séparé par excellence qui peut être toujours trouvé,

1 I. PENA et alii., Les stylites syriens, Milan, Franciscan Priting Press, 1987, Collection minor n° 16, p.23

1

toujours consulté. C’est en quelque sorte un anachorète au milieu des hommes. Pour

comprendre le choix et la signification de cette forme de vie ascétique menée à un lieu pour le

moins inhabituel pour le commun des chrétiens et aux plupart des ascètes, nous allons d’abord

examiner comment cette vie entre « terre et ciel » est interprétée dans la vocation personnelle

de ces ascètes, puis en un second temps, en recourant à quelques résultats des fouilles

archéologiques, nous examinerons comment se traduisit cette implantation ascétique de point

de vue architecturale et géographique, enfin, en un troisième étape nous nous proposons de

jeter un regard sur l’insertion de « l’homme de la colonne » dans son entourage humain

proche et lointain.

Pour l’analyse proposée nous nous recourrons le plus souvent à différentes « Vita » de

Syméon le Grand, qui peut être considéré comme archétype des stylites. Nous compléterons

toutefois nos informations par des données retenues de la vie des autres stylites, comme Saint

Daniel, Syméon le Jeune, ou encore des stylites installés autour de Qal’at Sim’an, sanctuaire

érigé à la fin du Ve siècle en l'honneur de celui qui fut un des plus prestigieux ascètes de

Syrie, le stylite Syméon.

1. DES HOMMES DES HAUTEURS

En regardant de près les deux hagiographies principales de Syméon, le récit de

Théodoret de Cyr dans son Histoire des moines de Syrie et la Vie syriaque, nous trouvons

deux approches pour expliquer le « pourquoi » de l’ascension Syméon sur sa colonne, plus

exactement sur « ses » colonnes, car les récits de sa vie relatent qu’il occupera jusqu’à sa mort

quatre colonnes différentes, qui deviennent d’ailleurs de plus en plus hautes. Théodoret de

Cyr au début du chapitre 26 de son Histoire des moines contient deux expressions qui

caractérisent la vocation de Syméon2 : philoponia et philosophia, littéralement l’amour de

labeur et l’amour de la sagesse. Philoponia véhicule l’idée de la difficulté, évoque un effort

pénible, et peut avoir le sens d’un combat spirituel, ascétique. Théodoret nous raconte3 que

Syméon s’est converti au christianisme en entendant les Béatitudes « Heureux les affligés » et

« Heureux ceux qui pleurent ». Et c’est ainsi que la vie menée par Syméon sera dure et d’une

extrême sévérité. Théodoret nous dira aussi que Syméon est monté sur le pilier car il trouva la

foule des admirateurs trop nombreux. Il sentait le poids du monde insupportable, et c’est de

2 cf. S. ASHBROOK HARVEY « The sense of a stylite : perspectives on Simeon the Elder », in. Vigiliae Christianae, Vol. 42,

No. 4. (Dec., 1988), p. 379-380 3 THEODORET 26,2

2

cela qu’il se sentait libéré en montant sur sa colonne. En considérant sa vie du point de vue de

la philosophia, Théodoret nous montre comment Syméon atteint cela par le moyen de la

discipline physique, en avançant vers une vertu de plus en plus haut de l’âme. Philosophia est

utilisé en ce chapitre4 pour décrire et ce que Syméon doit chercher, et la vie monastique en

son sens institutionnel. La manière « sauvage » de son ascétisme était le moyen par lequel son

âme est devenue capable d’ascendre toujours plus haut dans sa quête de Dieu. Quand Syméon

a choisi à monter sur sa colonne, il le fait parce qu’il désirait « voler vers le ciel et quitter la

vie sur cette terre »5. Quand il va exhorter les foules venues en pèlerins au pied de sa colonne,

il les presse à se détacher du monde et « voler vers le ciel ». Syméon pratique si parfaitement

cette discipline que Théodoret nous dit, qu’il a surpassé la nature humaine6, il mena une vie

angélique.

Malgré des nombreuses divergences, la Vie de Syméon décrit par Théodoret de Cyr

représente une tradition en harmonie avec la Vie de saint Antoine de l’Egypte, daté du 4e

siècle. Comme Antoine, Syméon devait acquérait la maîtrise de soi-même pour avoir la force

nécessaire pour accomplir l’œuvre de Dieu, que ce soit par les miracles, les jugements, ou

l’enseignement. La capacité d’accomplir cet œuvre s’accroissait en lui progressivement dans

la mesure où sa carrière et sa discipline se sont progressées. Théodoret nous laisse entendre

que Syméon est arrivée à son accomplissement avec l’aide de la grâce, mais si cette grâce est

un don, c’est un don « bien-mérité », et pour Syméon cela passa par son philoponia. Mais ce

que Théodoret admire avant tout c’est la manière de prier de Syméon, par exemple avec des

prosternations en haut de sa colonne. Dans cette prière manifeste le control de Syméon au

dessus de sa nature humaine. Par conséquence il retrouve sa véritable nature humaine, créée à

l’image de Dieu. A son tour, c’est le spectacle du saint sur sa colonne qui va pousser ses

observants de se considérer eux-mêmes et d’être secoués de leur indifférence, comme note

Théodoret7.

Nourrie sans doute de la même tradition que le récit de l’évêque de Cyr sur Syméon, la

Vie syriaque du saint représente l’histoire officielle ou « autorisée ». Mais à la différence du

récit de Théodoret où la/les colonne(s) sont présentées comme instrument de mortification

dans un chemin de l’unification intérieure de l’ascète et comme instrument où son humanité

travaillée et transfigurée par la grâce est exposé comme « exemple » à suivre devant la foule

4 THEODORET 26,2 et 23

5 cf. THEODORET 26,22

6 cf. THEODORET 26,1

7 cf. THEODORET 26, 12.22

3

des pèlerins, la Vie syriaque nous offre une interprétation différente. Dans le développement

graduel de la vocation stylite nous recevons une vue plus subtile, comment la colonne était

choisi et compris8.C’est une série de vision qui amène Syméon à découvrir ce que Dieu veut

de lui. Les models qui lui sont proposés sont Moïse – Dieu lui dit « Comme j’ai fut avec

Moïse, je serais avec Toi9 »-, et Elie, qui donne le directive final pour que l’ascète monte sur

la colonne. Syméon est appelé pour re-ordonner le monde de Dieu : pour qu’il soit un

nouveau Moïse, qui dispense de cette nouvelle montage – sa colonne – la Nouvelle Loi pour

le peuple. Comme un nouvel Elie, il est amené à se tenir fermement devant des rois et des

juges, réprimandant ouvertement les puissants en prenant la défense des pauvres et ceux qui

sont oppressés. Plus tard Daniel le Stylite réprimandera également l’empereur impie,

Basiliskos, et son biographe met sur ses lèvres une phrase prononcé par le prophète Elie

contre Achab10

. En effet, Syméon s’efforce accomplir sa vocation de « saint homme », en

agissant dans des affaires relevant de la juridiction civile et religieuse ; la redistribution de

l’eau, de la terre, etc. Tout cela fait partie de la vocation de prophète, et c’est dans la ligné des

prophètes, comme Moïse et Elie qu’est compris dans la Vie syriaque le pratique stylite de

Syméon. Mais cette interprétation est encore plus vaste. Dans l’Ancien Testament le prophète

n’a pas seulement proclama la parole de Dieu : il l’a mis aussi en pratique, il l’a accompli tant

littéralement par des actes de service, de guérison et de patronage que par des actes

symboliques de leur comportement qui dérangea et secoua la société. Le « stylite-prophète » a

reçu la parole même de Dieu de se mettre à part pour vivre en communion avec Dieu. Et leur

retrait était chaque fois liées aux lieux élevés : loin du peuple qui resta en bas.

La réponse de Syméon à l’appel divin est typiquement syrienne : il se demande, quel

était le comportement des modèles bibliques ? Pour cela il pensa à deux personnages

principaux… Moïse et Elie. En regardant comment et par quoi ils ont atteint leur grandeur :

par la foi ? la Charité ? l’humilité ?... et il s’établira, comme eux, debout, jour et nuit, dans

une prière quasi continuelle…11

Ainsi, Syméon monta sur la hauteur de sa colonne et commença une vie de stylite non

pas par pénitence, pour dénier son corps, non plus par mesure disciplinaires, mais pour

accomplir la volonté, le plan de Dieu. Par ses actions exposées publiquement – comme

prophétie par comportement – il pouvait ainsi proclamer la Parole de Dieu. A la manière des

8 cf. S. ASHBROOK HARVEY « The sense of a stylite » p. 382-385

9 Paul BEDJAN, Acta Martyrum et sanctorum, Tome IV, Leipzig et Paris, 1894, 572

10 André-Jean FESTUGIERE, Les moines d’Orient, vol. II. Paris, Cerf, 1962, p. 148

11 BEDJAN, idem., 547

4

prophètes de l’Ancien Testament, Syméon est la porte-parole de Dieu, et comme telle, il

exécute ce devoir du haut de sa colonne par la puissance de sa parole – qui est un motif

fréquent dans la Vie syriaque de Syméon. La colonne est donc pour Syméon, et ses disciples

plus lointains, l’image des hauts lieux, des montagnes sur lesquels les prophètes ont reçu la

parole et la loi de Dieu. Le Christ lui-même a accompli son œuvre sur des hauts lieux. C’est

sur la montagne qu’il a donnée la nouvelle loi, le sermon sur la montagne. Ces de la montagne

qu’il a comblé puisse affamer et c’est sur la montagne que Satan le tenta…

Une autre interprétation de la vie menée sur ces blocs de pierres élevées se trouve

encore dans la Vie syriaque. Ici les débuts et la fin de la vie de Syméon sont accompagnés par

la mention de l’encens. Comme jeune berger il rassembla de la résine de styrax pour la brûler

comme encens, sans comprendre pourquoi il est poussé à faire cela. Après sa conversion, en

retournant à son troupeau, il a voulu refaire ce geste pour que cette bonne odeur monte vers

Dieu qui est dans les cieux. Une apparition angélique lui demande alors d’élever un autel en

pierre, justement comme plus tard elle lui demandera d’élever une colonne en pierre. La

colonne de Syméon – et à sa suite celles des autres stylites – sera donc un haut lieu où une vie

consumée dans la prière et la pénitence sera un encens d’adoration pour le Dieu vivant.

Ces quelques réflexions, interprétations spirituelles nous amènent au lieu où Syméon a

établi sa première colonne. Et c’est lieu, comme différents autres sites archéologiques, nous

livres des données précieux pour situer ces hommes vivant « à mi chemin entre le ciel et la

terre12

» dans l’espace architecturale et géographique.

2. LA COLONNE ET SON EMPLACEMENT

Cette vie d’ascèse, symbole prophétique vivant était donc menée sur un monticule,

quelques pierres superposées, terminés en un plateforme : la colonne. Cette colonne était la

demeure du stylite, la conditio sine qua non de son ascèse.

A l'époque d'or du stylitisme l'Orient ne manquait point de colonnes. Le monde

classique gréco-romain en avait élevé un peu partout dans les campagnes et dans les villes,

isolées ou alignées. Elles provenaient de palais, de monuments funéraires et surtout de

temples païens, qui lorsque le christianisme devint religion d'Etat furent détruits et

abandonnés ou bien remplacés par des églises. Quelques années avant l'ascension de Syméon

le Grand sur la colonne, l’ermite Maron convertira un temple païen, « demeure, de démons »,

12

EVAGRE LE PONTIQUE, Historia Ecclesiastica, liv. I,13

5

en église13

. A son instar des stylites ont employé ces piliers pour s'y installer, ou en certain cas

ils ont fait construire un nouveau. La colonne de St. Alypius, par exemple, faisait partie d'un

monument funéraire abandonné qui portait un bas-relief figurant un animal, moitié taureau,

moitié lion, que le saint remplaça par une croix14

. Les stylites les plus célèbres se faisaient

ériger une colonne sur commande. Ainsi Syméon le Grand eut quatre colonnes successives de

6, 12, 22 et 36 coudées de hauteur respectivement15

. Syméon le Jeune et le stylite Lazare en

eurent trois chacun; mais d'autres stylites moins renommés se contentèrent d'une seule

colonne pendant toute leur vie. Autour du Djebel Sim'an, région des stylites, lieu où Syméon

le Grand construisit dans sa jeunesse l’autel puis plus tard sa colonne fut érigée, des visiteurs

et archéologues peuvent constater l'existence de nombreuses colonnes de l'époque gréco-

romaine, qui autrefois étaient comme une continuelle provocation pour les nombreux stylites

qui pullulèrent à des dates différentes dans cette région. L'idée devait venir à quelqu'un

d'utiliser ces colonnes pour y asseoir son ermitage.

La base de la colonne16

. – Il n'existe pas de description de la colonne d'un stylite. La

documentation à cet égard est pauvre et lacuneuse. Cependant, en réunissant les détails

dispersés dans les différentes récits de leurs vies, en examinant les restes de colonnes

conservés jusqu'à nos jours et en se fondant sur une iconographie qui se créa dès les temps de

Syméon le Grand, il est possible pour les chercheurs de donner une description approximative

de la colonne d'un stylite et de la façon dont il y vivait.

Toute colonne comportait logiquement trois parties: base, fût et plate-forme. La colonne

de Syméon le Grand possède une base à degrés, taillée à même le roc. Parmi les débris de la

colonne de Kafr Deryan un bloc de pierre fût trouvé, rond, brisé, d'environ 60cm de haut, qui

lui servait très probablement de base. Il reposait directement sur le roc. Celui-ci, taillé en

forme carrée, est surélevé de 40 cm. La base de la colonne du stylite d'Erhab, par exemple, est

formée d'un bloc de pierre de 95cm de diamètre sur 75cm de haut. Sa partie supérieure est

munie de bords, destinés à mieux fixer le fût à la base, en évitant le balancement. Si les restes

de la colonne du stylite de Toqad ne furent pas trouvées, les archéologues ont retrouvé son

emplacement et, plus exactement, l'emplacement de la « mandra ». « Mandra » (gr.) signifiait

primitivement "parc de moutons". Il prit bientôt un sens figuratif. Dans les biographies des

stylites, il désigne une cour entourée d'une barrière de pierres ou une simple enceinte, au

13

, cf. THEODORET 16 14

Vita S. Alypii, c. 9, in. H. DELEHAYE, Les Saints Stylites, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1923, p. CXLIX. 15

cf. THEODORET 26 16

Pour cet approche archéologique de la tradition stylite nous nous inspirerons de l’ouvrage de I. PENA et alii., Les stylites

syriens, p. 33-53

6

milieu de laquelle se dressait la colonne. La "mandra" servait à isoler la colonne, en la

protégeant contre la vénération excessive des fidèles17

. Chez les écrivains ecclésiastiques,

« mandra » désigne aussi le monastère lui-même18

. La « mandra » de Toqad comporte un mur

d'enceinte carré de 65cm de hauteur et de 4 m 15 de côté, autour de la colonne ; mais existent

des autres, entourant des colonnes à Teleda, à Telanissos, etc.

Le fût de la colonne. – Au milieu de la mandra, sur la base de pierre s'élevait le fût de la

colonne. D'ordinaire, celui-ci était attaché à la base par une barre de fer, dont les marques sont

encore visibles sur les vestiges des colonnes, spécialement sur celle de Syméon le Grand. La

barre assurait la stabilité de la colonne, en parant au danger des ouragans ou des tremblements

de terre, assez fréquents dans l'ancien Orient. Le biographe de Saint Daniel le Stylite rapporte

qu'une violente tempête secoua, comme un arbre, la colonne du saint. « Quand le vent

soufflait du Sud, elle s'inclinait du côté gauche et quand c'était le vent du Nord, elle penchait

vers la droite ». Et l'auteur anonyme donne la raison de cet état de choses: « Comme la

colonne n'avait pas été fixée convenablement, elle ne tenait plus que par la barre qui avait été

enfoncée en son milieu ». L'empereur Léon, qui avait ordonné l'érection de la colonne, « fut

très irrité contre l'architecte qui avait si mal établi les fondations de la base »19

. Mais il est

arrivait que lors d’un tremblement de terre un stylite, établi sur une colonne au bord de la mer,

près de Byzance, soit projeté dans la mer, lors de la catastrophe.

Le fût de la colonne était composé d'un ou de plusieurs tambours, reliés par des barres

ou des anneaux de fer. La colonne que l'empereur Léon érigea à St. Daniel, en reconnaissance

des prières qui lui avaient fait obtenir de Dieu un héritier, était composée de deux tambours,

unis par des lingots de fer. Cette colonne était encore debout au Xe siècle et, d'après l'auteur

de la Vie de St. Luc le Stylite, elle avait l'aspect d'une « tour ».

Etant donné que la colonne était, le plus souvent, le cadeau d'un bienfaiteur, sa hauteur

dépendait de la générosité de celui-ci et de la renommé:- du stylite. La quatrième et dernière

colonne de Syméon le Grand comportait trois tambours, en l'honneur de la Sainte-Trinité, ce

qui lui donnait une hauteur totale de quarante coudées d'après la Vie Syriaque, trente-six

d'après Théodoret de Cyr, c'est-à-dire de 16 à 18 mètres. Cette hauteur était la limite maxima

« normale » qu'une colonne de stylite pouvait atteindre. Au-delà de cette mesure la vie sur la

colonne présentait de graves inconvénients pour le pénitent, surtout au point de vue

apostolique: il fallait des poumons à toute épreuve pour se faire entendre et il était difficile de

17

A. J. FESTUGIERE, Antioche païenne et chrétienne, Paris 1959', p. 351. 18

D’où vient le nom « archimandrite ». 19

FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 123

7

trouver une échelle assez longue pour atteindre la plate-forme. La première colonne de St.

Daniel avait « la taille de deux hommes »20

.

Les colonnes des stylites· étaient parfois ornées de signes chrétiens. La Vie de Saint

Alypius fait mention d'une croix sculptée sur sa colonne21

. La colonne de St. Luc était ornée

de cinq croix d'airain, dont quatre se dressaient aux coins du chapiteau et la cinquième en face

du stylite. Sur la colonne de Saint Daniel un dévot fit graver l'inscription suivante, afin de

transmettre le nom du stylite à la postérité: « A mi-chemin entre la terre et le ciel se tient un

homme qui ne craint pas les vents qui·soufflent de toutes parts. Son nom est Daniel.22

».

La plate-forme ou le chapiteau. - Mais le stylite ne vivait pas sur le fût même: celui-ci

supportait un autre élément plus important où l'ascète passait sa vie: une plate-forme, ou

parfois un chapiteau, assez large pour qu'il puisse s'y tenir debout et s'y coucher. Aucune

plate-forme et aucun chapiteau de stylite n'ont été retrouvés jusqu'à présent par archéologues

et ce sont eux pourtant qui nous permettaient de mieux connaître le genre de vie des stylites.

Le fait de ce manque de vestige a conduit certains chercheurs à nier catégoriquement

l'existence des chapiteaux dans les colonnes de stylites. Il y aurait eu, selon eux, au-dessus de

la colonne une dalle carrée dont le côté pouvait être nettement supérieur au diamètre de la

colonne et qui portait sur ses quatre faces un parapet élevé, au-dessus duquel apparaissait seul

le buste de l'ascète. Ce dispositif peut avoir été creusé dans un bloc de pierre, ou construit en

bois. Cette dernière hypothèse rendrait compte de la complète disparition des chapiteaux dans

les quatre cas où les colonnes ont pu être retrouvées. Les chapiteaux corinthiens sont dus à

l'imagination des peintres23

.

Autres chercheurs, comme le franciscain I. Pena remarque, qu’il n'a jamais existé de

colonne-type, identique pour tous. Le système stylite resta toujours l'expression d'un mode

individuel de vie ascétique. La plus grande fantaisie régna dans la conception de chacun. Il

sera donc imprudent de trop généraliser. Dans la Vie de St. Luc le Stylite, par exemple, le

chapiteau est cité expressément24

, et la colonne de Daniel avait un chapiteau creusé en forme

de cuve25

.

I. Pena pense, cependant, que les colonnes des stylites du Nord de la Syrie, étaient

généralement privées de chapiteau. Un cas typique est la colonne du stylite anonyme de

20

FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 109 21

Vita S. Alypii, c. 9, dans DELEHAYE, Les Saints Stylites, p.; CXLIX. 22

FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 115 23

J. LASSUS, Sanctuaires chrétiens de Syrie, Paris 1947, p. 277-280. 24

Vita S. Lucae, dans DELAHAYE, op. c., p. CLV 25

cf. FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 109

8

Telanissos, découverte en 1972. Elle peut nous éclairer sur la constitution de la demeure du

stylite, puisque la partie supérieure du fût est conservée presque intacte: un bloc de 1 m 32 de

haut et de 0 m 78 de diamètre. Deux entailles traversent diamétralement la surface supérieure;

elles forment au centre un orifice de 0 m08 de profondeur et de 0 m07 de diamètre. Cet orifice

a été évidemment pratiqué pour recevoir une coulée de plomb, où étaient fixées des barres de

fer saillantes. Celles-ci soutenaient, à leur tour, la plate-forme sur laquelle se tenait le stylite,

et qui dépassait le diamètre de la colonne. En outre, dans toute la partie supérieure, à

intervalles irréguliers, étaient percées des trous. Ils étaient destinés à recevoir des supports en

bois ou en fer qui soutenaient la plate-forme saillante. Ainsi conçue, la colonne du stylite

laissait à désirer au point de vue esthétique. On peut bien supposer que l'architecte, ou le

maçon constructeur, a voulu, cacher à la vue de la foule cet amas de barres saillantes, de

supports, de clous, etc., qui fixaient la plate-forme du stylite. Nous sommes dans une période

de l’histoire où les préoccupations esthétiques jouent un grand rôle dans l’architecture. Rien

de plus simple donc que d'imaginer une rangée de planches qui dissimulaient obliquement la

partie supérieure du fût et donnaient l'illusion, à celui qui les regardait d'en bas, d'avoir affaire

à un chapiteau. C'est la même méthode, d'ailleurs, qui persiste encore aujourd'hui dans la

construction de certains minarets ruraux en Syrie du Nord.

D'après les calculs des proportions, établis sur ce qui reste de la colonne de Syméon le

Grand, M. de Vogüé a pu conclure que « le chapiteau offrait une aire de six pieds de côté, soit

environ quatre mètres carrés de surface26

». Selon I. Pena et ses collaborateurs quatre mètres

carrés supposaient, un chapiteau trop grand pour la colonne de Syméon. Evagre le Pontique,

par contre, donna une autre mesure, sans préciser s'il s'agit de la première ou de la dernière

colonne du saint: « Celui-ci (Syméon) fut le premier à monter sur une colonne dont l'espace

était à peine de deux coudées » (Hist. Eccl. Liv. I,13). Les stylites ont réalisé peu à peu des

« améliorations » sur la plateforme pour la rendre plus habitable. Saint Alypius, stylite de

Paphlagonie, avait fixé au-dessus de la colonne quelques planches en bois pour pouvoir se

coucher. La plate-forme de la troisième colonne de Saint Syméon le Jeune était plus

confortable, puisqu'il y avait assez de place pour recevoir des visiteurs. Ainsi Denys, évêque

de Séleucie de Piérie, put y entrer pour l'ordonner prêtre, malgré l'humble résistance du

saint27

. Toute plate-forme était couronnée d'un garde-fou qui arrivait à la ceinture du stylite et

le protégeait contre le vertige. Cette mesure de sûreté devait être générale, puisque nous ne

connaissons aucun cas de stylite tombé à cause d'un faux pas.

26

M. DE VOGÜE, Syrie centrale. Architecture civile et religieuse, Paris 1865-1877, p. 149. 27

Vita S. Alypii, c. 25, dans DELEHAYE, op. o., p. LXXXIV et NICEPHORUS, Vita S. Symeonis Junioris, c. XIX

9

Quant à la vie sur la colonne, il faut d'abord préciser qu'il n'existe, du moins pour les

stylites syriens, ni uniformité ni règlement pour l'organisation de la vie sur la colonne. Le

stylite jouissait de la plus grande liberté pour disposer de sa vie, car le système reste une

manifestation individuelle d'ascèse. Les circonstances extérieures, climat, époque, milieu

social, etc., modifièrent le genre de vie des stylites et influèrent sur leurs occupations.

La rudesse du climat devait rendre, évidemment, les conditions de vie particulièrement

pénibles sur la colonne, des hivers rigoureux alternant avec des étés très chauds. Il était

normal que l'une des préoccupations des stylites ait été d'ordre météorologique. Syméon le

Grand, par exemple, était exposé sur la colonne aux rigueurs de la saison, n'ayant d'autre

couverture que le ciel. Tout au plus il se protégeait la tête avec un capuchon pointu qui faisait,

à cette époque, partie du costume monastique. Mais la vie ouverte à tous les vents devait être

familière à un homme qui avait gardé les troupeaux dans sa jeunesse sur les montagnes du

Taurus. Mais ni la violence des vents qui viennent du Taurus en hiver, ni les brûlures du soleil

d'août ne pouvait séparer de sa colonne ce « martyr » ou « athlète » de la Foi.

A mesure que le mouvement se répandait, de nouveaux éléments s'introduisirent dans la

forme de vie des stylites. Ainsi, pour se protéger contre les rigueurs des saisons, on imagina

une espèce d'abri-cellule au-dessus de la plate-forme, ou bien une guérite en planches

couverte d'un toit. La seconde colonne de Syméon le Jeune était surmontée d'une sorte de

tente faite de peaux. Elle avait même une petite fenêtre. Mais le saint, après la mort de son

maître, le stylite Jean, supprima la fenêtre pour plus de mortification, se privant ainsi de la

lumière28

. Quant à Daniel, il commença sa carrière de stylite sans abri, afin d'imiter plus

parfaitement Syméon le Grand. Un incident désagréable allait changer son genre de vie. Un

jour d'hiver, le vent lui arracha la tunique et la jeta au sol. Le stylite, n'ayant pas le moyen de

descendre pour la reprendre, « resta toute la nuit nu et exposé à la neige. De bon matin son

disciple vint le tirer de sa détresse. Il approcha l'échelle et trouva le saint demi-gelé. Il parvint

à le réanimer avec de l'eau chaude et des éponges. Mais à la suite de cet incident, l'empereur

Léon 1er, son admirateur et dévot, l'obligea d'avoir dorénavant un abri29

. »

Le "tuyau de dégagement » - Le stylite restait donc, jour et nuit, exposé aux regards de

la foule qui observa ses plus petits mouvements. Même s'il était, dans le meilleur des cas,

protégé par un abri-cellule, il devait se trouver dans l'embarras pour répondre à certains

besoins physiologiques. Des archéologues, en examinant les restes de la colonne de Kafr

28

NICEPHORUS, Vita S. Symeonis Junioris, c. VI 29

FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 126

10

Deryan, ont remarqué des traces de canalisation, notamment une entaille creusée dans la base

en direction de l'Est, ayant une longueur de 33cm x 16cm et 17 cm de profondeur. Cette

canalisation ne paraît pas avoir d'autre but logique que de servir d'écoulement des eaux.

Probablement il existait un conduit en plomb ou en terre cuite qui montait de la base jusqu'au

sommet de la colonne. Leur opinion était confirmée par l'existence, à 1 m15 de la base, d'une

cavité naturelle dans le roc, d'environ 1 m 50 x 0 m 60 x 1 m 10. Ils ont pensé d’avoir trouvé

en cela une fosse destinée à recevoir les eaux sales. Des autres colonnes ont peut également

déduire que les stylites qui y étaient installé, ont eu des notions assez précises d'hygiène. La

Vie du stylite Saint Lazare mentionne un détail prosaïque: une espèce de "tuyau de

dégagement" qui courait le long de la colonne. Des fourmis qui avaient fait leur nid dans un

arbre proche de la colonne montaient par le « tuyau de dégagement » jusqu'au stylite et

détournaient son esprit de la prière, tout en ajoutant à ses pénitences une mortification

supplémentaire30

.

Une hypothèse intéressant fût émise par certains spécialistes, qui pensent que l’abri-

cellule des stylites s'est perpétué jusqu'à nos jours dans l'architecture rurale syrienne. En effet,

à quelques centaines de mètres de l'emplacement de la colonne du stylite du nom Yohannan à

Athareb se trouve le minaret d'une mosquée. De forme ronde à l'image d'une colonne, il est

surmonté d'une plate-forme que protège une grille en bois. De cette plate-forme, le muezzin

appelle les fidèles à là prière. Le minaret est couvert d'une calotte en bois. Il existe un vrai

parallélisme entre la colonne du stylite et le minaret musulman. La figure du muezzin, sur la

plate-forme, appelant les fidèles à la prière, ne devait pas différer de celle de Yohannan le

Stylite appelant le peuple à la pénitence.

L'usage du minaret s'est-il inspiré du mouvement stylite? Cette hypothèse n'est pas

gratuite. Elle pourrait avoir une confirmation dans la Vie de Saint Siméon le Grand, qui parle

d'une affluence continuelle d'Arabes et de Sarrasins au pied de la colonne. « Les Ismaélites,

dit Théodoret de Cyr, témoin oculaire des faits, arrivent par groupes de deux cents, trois cents

à la fois, parfois même plusieurs milliers. Ils renient à grands cris les erreurs de leurs pères,

fracassent devant ce grand luminaire les statues qu'ils adoraient et, abjurant les orgies de

Vénus, ils s'initient aux divins mystères »31

. L'influence que le monachisme, et plus

particulièrement le stylitisme, a pu avoir sur l'Islam des premiers siècles est une question qui

demande des recherches approfondies qui dépassent le cadre de cette étude. Une chose est

sûre. La sympathie que Mahomet éprouvait pour le christianisme provenait, en bonne partie, 30

Vita S. Lazari, c. 222. dans DELEHAYE, op. cité., p. CLX 31

cf. THEODORET 26

11

de la vie austère que pratiquaient les moines chrétiens. Les références à la vie monastique sont

fréquentes dans le Coran. La légende du moine Buhaira, à qui l'on attribue l'éducation

spirituelle de Mahomet, est l'un des souvenirs les plus remarquables de l'influence des moines

chrétiens de la frontière de la Syrie sur les Arabes nomades. Rien d'étrange donc si le

fondateur de l'Islam a eu des entretiens avec des stylites syriens, car, ils étaient nombreux

dans la Syrie du VIIe siècle. En outre, ils s'installaient au bord des voies de communication,

par motifs d'apostolat. « Tous les Arabes de la Mésopotamie et de la Syrie, affirme F. Nau,

avaient vu des solitaires et des ascètes, avaient mangé aux portes des monastères et avaient

assisté à des controverses entre monophysites et diphysites »32

. Le soin avec lequel les moines

entretenaient les vastes citernes, faisait des couvents des points naturels de rassemblement

pour les Arabes du désert.

Ces dernières réflexions sur la situation des colonnes par rapport des lieux habités, des

réseaux de route et le fait de leur apostolat concret nous amène à considérer comment se situa

l’ascète de la colonne, cet homme à mi chemin entre ciel et terre par rapport les hommes qui

l’entouraient et la vie civile et ecclésiale de leur époque.

3. LES STYLITES - A LA CROISEE DES MONDES ?

A la fin du second partie de notre travail, nous avons vue que contrairement des ascètes

d’Egypte, comme Antoine et ses disciples, les stylites de Syrie ne sont pas des anachorètes

proprement dit, bien qu’il ne s’agit pas davantage des cénobites en leur cas. Peut-être plus que

n’importe quelle autre forme de vie ascétique de l’époque le stylitisme se situe à la jonction

d’une vie « séparée », mais qui inclut dès le début le maintient de la relation avec le monde.

Nous avons vue également en examinant les sources et les interprétations bibliques du

stylitisme que la séparation, la « montée dans le hauteur » est cette condition du rôle de

médiation de ces « saints hommes ». En relatant le contact avec les tribus Arabes, il était

mentionné que les colonnes des stylites ont été dressées non loin des routes, éventuellement

des villes, villages. Nous pouvons donner plusieurs explications à cette proximité. Le plus

prosaïque vient de la densité de population de la Syrie, relativement élevée à l’époque, qui n’a

pas rendu possible une telle retraite comme dans le cas des ascètes d’Egypte, qui ont pu se

retirer à leur guise au désert. Le choix de la pratique stylite s’expliquera ainsi : la colonne

permettait une réelle séparation dans l’espace par rapport des gens de l’alentour. La plupart

32

F. NAU, Les Arabes chrétiens de Mésopotamie et de Syrie du VIIe au VIIIe siècle, Paris, 1933, p.5

12

des stylites, n’oublions pas, avant leur « ascension » sont passé par différentes étapes de la vie

ascétique, menant la vie cénobitique, puis le reclusage, ou vivant sous le ciel, sans abri, ou toit

quelconque. Il y a comme une avancée, une véritable montée lors du choix d’une vie sur la

colonne, comme nous l’avons vu dans la vie de Syméon, qui tente à s’échapper de la foule

croissant de ses admirateurs, en prenant un peu de hauteur. Toutefois, le lien entre stylites et

leur environnement n’est jamais coupé. Syméon le Grand - et à sa suite les autres stylites -

« ne néglige pas les affaires de l'Eglise. Il combat en même temps l'impiété des gentils et

l'obstination des juifs et des hérétiques ... Il conseille même aux évêques des Eglises d'avoir

soin de leurs ouailles ». Le biographe, Théodoret ajoute: « Il prêche deux fois par jour »33

.

Certaines colonnes étaient entourées·jour et nuit, d'une multitude de personnes qui, comme

note Théodoret au sujet de Syméon, ressemblait à « une rivière humaine, qui reçoit par divers

chemins ce nombre infini de peuples venus de tous côtés. Le stylite installé près de Beyrouth

au VIe siècle avait encore un auditoire plus choisi: les étudiants de l'Université de droit de

Béryte. Les jours de congé, ils allaient en excursion jusqu'à la colonne, attirés par la

nouveauté du spectacle. De sa hauteur « le solitaire » conseillait et sermonnait les futurs

juristes34

.

Si nous avons parlé d’un influence possible du stylitisme sur la tradition de la

« muezzin » de l’Islam, nous devrions, de l’autre côté, poser la question, à la suite de certains

chercheurs, si la tradition stylite n’était pas elle-même influencée par un autre culte, rite lié à

des « colonnes ». Parce que, si du point de vue de l’ascétisme chrétien, la montée de Syméon

le Grand sur sa colonne, au début du Ve siècle était une jamais vue, nous ne pouvons pas être

sûr, si sa pratique n’était pas inspirée éventuellement d’autres cultes non chrétiens. David T.

M. Frankfurter dans son article publié en 1990 sur les « religions aux colonnes » de la Syrie

de l’Antiquité tardive35

, suggère un rapprochement entre le stylisme chrétien et la pratique des

« phallobates » mentionnés par l’écrivain grec Lucian, qui écriva au début du IIe siècle. Dans

son œuvre De dea Syria il parle du culte de la déesse Atargatis à Hierapolis, une des centres

religieux de la Syrie de Nord. Il relate l’existence à la porte du temple de Hierapolis des

« phalli » installés par Dionysios, chacun mesurant 1800 pieds. Un homme monta deux fois

par année sur une de ces colonnes et vécu sur elle pendant une période de sept jours. Lucian

donna la raison de cette montée ainsi : le peuple croyait que cet homme installé dans les

33

cf. THEODORET 27 34

J. LAMMENS, La, vie· unive'sitaire à Beyrouth sous les Romains et le Bas-Empire, dans Revue du Monde Egyptien,

sept. 1921, t. I, p. 657. 35 David T. M. FRANKFURTER, « Stylites and Phalobates : Pillar Religions in late Antique Syria », Vigiliae Christianae, Vol.,

44, n° 2. (Jun., 1990), pp. 168-169

13

hauteur communique avec les dieux, il demande la bénédiction sur la Syrie et les dieux

écoutent cette prière qui est prononcé plus près d’eux. Autres ont pensé que cette montée

symbolique sur la colonne trouve son origine dans la mémoire du Déluge où les hauts lieux

furent saufs des eaux.

Evidemment, nous ne pouvons pas approfondir ici la question de l’interdépendance

entre stylitisme et pratique religieuse antérieur liée aux colonnes. Il semble toutefois, que le

problème de la relation, à 100 km et à 3 siècles de distance, entre le stylite chrétien et le

phallobate païen dont nous parle Lucian ait été mal posé : il ne s'agira pas de la reviviscence

d'un culte païen mais de la continuité d'une expression symbolique. Le phénomène stylite

devra alors être étudié dans une perspective diachronique, comme tradition, et dans une

perspective synchronique, comme rupture.

Ce que nous devons retenir par contre de ce rapprochement entre la pratique païenne

antérieure et le stylitisme, c’est la figure de l’homme de la colonne, plus proche de Dieu, qui

implore la bénédiction, qui est, en fin de copte « intermédiaire » entre les hommes d’en bas et

Dieu « vers qui il avance ». Ce rôle de médiation se retrouve d’une manière accentuée chez le

stylite. Nous l’avons vu dès le début de notre travail le rôle prophétique de ces saints hommes,

qui n’est pas seulement la médiation de la Nouvelle Loi, une parole divine pour le peuple « en

bas », mais aussi le rôle, le diakonia de la prière et la demande de la bénédiction de Dieu sur

eux.

Peter Brown dans son livre sur la société et le sacré36

explique amplement un

phénomène culturel typique de la Syrie à l’époque de l’émergence du stylitisme chrétien : le

rôle charnière du patron du village. Brown affirme, qu’à partir du Discours sur les patronages

de Libanius et de l'Histoire religieuse de Théodoret, il est possible, de voir dans le patron un

personnage nécessaire de la vie de village. Le patronage était une réalité de l'existence. Ce

que le « patron » pouvait offrir, c'était le pouvoir sur place, la , élément central de

son rôle propre. En usant de ce pouvoir, il aidait les villageois à maîtriser leurs relations avec

le monde extérieur: il faisait avancer leurs procès; à l'occasion, sa protection s'étendait à leurs

querelles avec d'autres villages ou bien il s’arrangeait pour qu'ils satisfissent aux exigences

fiscales et ne fussent pas obligés de s'y soustraire. Le patron est un facteur de déséquilibre

seulement si ses activités menacent les liens traditionnels entre le village et le monde extérieur

- lorsqu'il a acquis une position assez élevée pour intercepter les rentes et les impôts. Le lien

entre le village et le patron était encore renforcé par les services offerts à l'intérieur même du

36

cf. Peter BROWN, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, 2002, coll. Points Histoire, p. 66-68

14

village. Le « bon patron » était un homme qui a employé son « ,» pour aplanir les

questions épineuses de la vie du village. Il s’occupa d'approvisionner le village en eau et de la

faire répartir, régla l'extinction des dettes. Il pouvait régler sur place les conflits entre

villageois et épargner à ceux-ci le long déplacement jusqu'à la ville pour y porter leurs litiges.

Offrir ces services prenait du temps. Beaucoup de propriétaires résidant en ville n'étaient de

bons patrons qu'en paroles. Ils ne voulaient pas de ces devoirs qui les conduisaient loin dans

la campagne et les privaient de la vie politique urbaine. Ainsi, ils se voyaient éliminés par les

militaires dont le « , pouvoir» prenait souvent la forme d'une garnison proche du

Village… Pour des hommes que leur carrière plaçait en marge de l’aristocratie terrienne, le

lourd travail du patronage, était l'unique moyen d'accéder à la seule source permanente de

richesse et de prestige dans le monde ancien, c'est-à-dire la terre. Il arriva qu’un ermite

(Abraham) a accédé à cette fonction. Il s’installa d’abord dans un village païen comme

courtier pour la récolte des noix. Il chantait les Psaumes. Ses voisins aussitôt bloquèrent

l'entrée de sa maison avec des détritus. Mais, quand le percepteur arriva, ce fut Abraham qui

fut capable, grâce à des amis de négocier un prêt pour tous. A partir de ce moment-là, il fut

déclaré patron du village. Ce déroulement des faits ne montre pas les paysans cherchant

refuge auprès d'un puissant protecteur; il indique plutôt une relation, dans ses étapes

primitives, strictement bilatérale. Très souvent, c'était le village qui donnait le ton. Pour les

fermiers astucieux et sûrs d'eux-mêmes de la Syrie et de romaines tardives, le patronage fut le

levier qui fit bouger la structure la propriété foncière à leur avantage, à la faveur des rivalités

patrons éventuels. Et à la fin du IVe siècle il y avait comme une « chasse au patron» parmi les

villageois de Syrie. Cela était dû au fait que le nouveau patron comblait un vide dans la

société rurale : les villageois avaient besoin d'un homme charnière, qui appartînt au monde

extérieur et qui néanmoins pût mettre son pouvoir, son savoir-faire et sa culture et ses valeurs

à leur disposition. La crise de l'Empire romain tardif est précisément celle qui vit l'homme-

charnière traditionnel disparaître de la scène du village. Ce sont avant tout les liens spirituels

entre ville et campagne qui se rompirent alors. Les villageois durent chercher autour d'eux

pour recréer, avec le matériau humain qu'ils avaient sous la main, la figure vitale de l'homme-

charnière, l’homme médiateur. Au demeurant, un patron efficace était essentiel au

fonctionnement interne des villages, en ce temps de prospérité croissante. Des communautés

de petits fermiers avides de gain, les villageois du Massif calcaire entre autres, avaient besoin

d'un arbitre pour régler leurs querelles. La prospérité des maisons individuelles contraste là de

façon significative avec l'absence totale, avant la fin du Ve siècle, du moindre signe de

bâtiment collectif. Le sens communautaire était faible. Des citernes privées dispensaient les

15

villages des collines de la dure discipline de coopération imposée à la paysannerie d'Égypte

par le Nil. Les villages qui n'étaient gouvernés que par un conseil d'anciens, c'est-à-dire par

les égaux des habitants, menaçaient d'exploser sans l'intervention d'une personnalité

extérieure influente, dit Peter Brown. Quand le patron était faible, le village était rendu

invivable par les querelles: l'idéal était un patron tel que « de son temps, nul ne pût ouvrir la

bouche». Le patronage rural en Syrie était comme le conducteur d'une locomotive, en ce qu'il

permettait aux villages de l'intérieur de traverser une période de prospérité croissante sans

surchauffe.

C'est là que le stylite (ou autre « saint homme ») arriva sur le devant de la scène pour

jouer son rôle dans la société villageoise et dans les relations entre le village et le monde

extérieur. Car ce que les hommes attendaient du saint homme coïncide avec ce qu'ils

recherchaient dans le patron rural. L'Histoire religieuse de Théodoret mérite d'être examinée

attentivement de ce point de vue. Écrite pour confirmer et faire connaître les traditions locales

qui entouraient le saint homme de Syrie, elle reflète ce que Théodoret et ses informateurs

demandaient à ce personnage. Ils savaient exactement ce qu'ils voulaient - une nouvelle

version du « bon patron », un homme assez puissant pour « étendre sa main sur les hommes

en détresse ». Par-dessus tout, le saint homme est un homme de pouvoir. Dans le récit de

Théodoret, la campagne syrienne est comme ponctuée de personnages au pouvoir surnaturel,

aussi palpables, aussi bien localisés et· authentifiés par l'acclamation populaire que l'étaient

les postes de garnison et les grandes fermes. Rendre visite à un saint homme, c'était se rendre

sur le lieu du pouvoir. L’Histoire religieuse est l'étude d'un pouvoir (la grâce, le pouvoir de

Dieu) en acte. C'est pourquoi on insiste même sur le détail des gestes stylisés par lesquels ce

pouvoir se montre. Dans Théodoret, le portrait des saints hommes en action est tracé avec

autant de précision que se trouve fixée la représentation formalisée des gestes du Christ dans

l'accomplissement de·ses miracles. Cette société avait cultivé une image d'elle-même

délibérément urbaine et civile. La violence s'y formulait depuis longtemps en termes de

démonique et le saint homme y était très nécessaire! Il pouvait maîtriser, en les

diagnostiquant, en entrant en relation avec eux, en les dominant solennellement, ces fonds

d'agression non explicités, d'envie et de récrimination mutuelle, qui s'accumulent dans les

groupes restreints qu'étudie l'historien de l'exorcisme. Le langage traditionnel de la possession

permettait de repérer les forces et désignait un homme capable de les briser. Par exemple, les

nombreux villages qui firent à appel à Théodore de Sykéôn traversèrent des crises

dramatiques de perturbation dues à la « possession », suivies d'un rétablissement après que le

16

saint homme eut fait une démonstration d'autorité sur les démons. Fait révélateur: dans ces

villages-là, la crise était en général provoquée par un individu entreprenant qui, prétendait-on,

avait tenté de modifier à son avantage les bornages immémoriaux du village. En ces occasions

la crise était résolue sous la forme d'un opéra spectaculaire, au cours duquel le stylite (ou

autre saint homme) défiait et maîtrisait ce qu'il y avait de démonique dans le village. Ces

incidents ont un contexte social : tout comme la croyance à la « malédiction » prononcée par

le saint homme, ils condensent un souci répandu dans des communautés petites et fragiles,

celui de trouver un personnage qui résolve les tensions et les explosions de violence internes à

la communauté. Toute la documentation fait ressortir l'importance vitale du saint homme

comme médiateur dans la vie du village. Antoine se trouva immédiatement assailli par la

foule: il devint le « médecin de l'Égypte entière ». «…il en consola beaucoup qui étaient

affligés, en réconcilia d'autres qui se querellaient et en fit des amis. » En Asie Mineure au VIe

siècle quand les gens étaient ennemis les uns des autres ou avaient des griefs les uns contre les

autres, il les réconciliait et, ceux qui avaient engagé des poursuites judiciaires, il cherchait à

les ramener à de meilleurs sentiments en leur conseillant de ne pas se nuire les uns aux autres.

C'est à l'intervention de tels hommes que les villageois demandaient un sentiment d'identité

commune. Ils exerçaient un certain contrôle sur les tendances fortement centrifuges du monde

paysan de l'Antiquité tardive. Par exemple, le saint homme affirmait qu'on devait faire face au

malheur par des cérémonies qui missent en valeur l'activité collective du village. Des villages

attaqués par des spectres de femmes, dans le Liban, reçurent le conseil de se faire tous

baptiser et de prendre des mesures rituelles collectives. Au VIe siècle – continue Brown -,

nous sommes déjà dans un monde de processions villageoises soigneusement organisées, par

lesquelles le saint homme réincarne, à travers des ripailles solennelles, l'idéal ancien du grand

bienfaiteur, présidant aux réjouissances d'une communauté unie. Par-dessus tout, le stylite

disait fortement que seule la pénitence pouvait détourner le malheur et que la pénitence

signifiait, très concrètement, une «nouvelle donne », parmi les villageois. C'est là que nous

rencontrons Syméon le Stylite à l'œuvre. Ce que nous savons de l'activité de Syméon dans les

villages en tant que médiateur est d'autant plus impressionnant que notre source principale

considère que cette activité va de soi. Le Syrien, auteur du panégyrique qui nous est le plus

accessible, avait intérêt à ajouter des fioritures exotiques à une réputation locale si fermement

établie qu'il n'eût servi de rien de la redire encore: les princesses persanes, les marchands

d'Asie centrale, les cheikhs du Yémen37

voilà qui intéressait le narrateur et son auditoire, plus

37

cf. Hartmut Gustav BLERSCH, La colonne au carrefour du monde, Abbaye de Bellefontaine, coll., Spiritualité Orientale n°

77, 2001, p. 62-63

17

que l'incessant ruissellement de délégations venant des villages avoisinants avec leurs

problèmes quotidiens.

Donc, en se vouant à sa colonne, le stylite ne disait pas adieu à la foule, et la vie qu'il

avait embrassée n'était pas incompatible avec l'apostolat parmi les multitudes et n’était même

pas conçue sans l’idée de cet apostolat. Le stylite avait donc des disciples, dirigeait les

consciences, distribuait des avis et des conseils et haranguait les pèlerins. Peter Brown

mentionne également que ces mouvements de foule autour de la colonne peuvent être

expliqués par la « fluidité de la population villageoise de Syrie. Alors […] un sous-emploi

massif était la norme de la vie paysanne. Après la moisson et le battage, des foules de

désœuvrés se constituaient durant le plein été et l'automne. Le développement de plantations

d'oliviers avait créé un réservoir de main-d'œuvre mobile: une population fluide y était

mobilisée de novembre à avril pour les travaux de la récolte d'olives. Dans l'intervalle, elle

produisait des équipes d'habiles artisans qui parcouraient les villages des montagnes […] c'est

eux aussi qui édifiaient la réputation du saint homme, dans la vie duquel, en Syrie, la foule est

un élément essentiel. » 38

Comme les autres moines de l’époque, les stylites avaient un rôle de médiation, de

charnière dans les conflits et la survie de l’Empire Romain Oriental au cours du Ve siècle.

Comme le note W. H. C. Frend dans son étude39

, Syméon, par exemple avait des contacts

réguliers avec les officiels, leur envoya plusieurs pétitions, et avait un accès direct à

l’empereur de l’époque, Théodosius II. Syméon le Grand persuada Théodosius à annuler les

instructions de Praefectus praetorio per Orientem qui obligea les chrétiens de rendre aux Juifs

les Synagogue qu’ils leur ont pris en Antioche. Quant à Daniel le Stylite, il est devenu

finalement l’arbitre entre des empereurs rivaux40

. Après avoir miraculeusement guérit des

courtisans, et après avoir intercédé pour que l’impératrice puisse avoir un fils, Daniel aura une

position incomparable devant l’empereur Léon Ier. En dehors de l’arbitrage entre l’empereur

et le roi Lazica en 466, il fut consulté pour autres conseils, spécialement en 468 lors de la

menace de Genséric sur Alexandrie. L’empereur pris d’angoisse à cette nouvelle envoie un

messager pour informer le stylite au sujet de Genséric et « lui dire qu’il voulait envoyer là-bas

une armée. » Mais Daniel, comme ses prédécesseurs, les prophètes de l’Ancien Alliance, fait

dire à Léon de ne pas se faire de souci à ce sujet, car ni Genséric ni autres ennemis n’auront

38

BROWN, idem., p. 65 39

W.H.C. FREND, « The monks and the Survival of the East Roman Empire in the Fifth Century », in. Past and Present, N°

54. (Feb., 1972), pp. 3-24 40

FESTUGIERE, Les moines d’Orient, p. 126

18

pas Alexandrie. L’année suivant Daniel montrera encore sa finesse politique, en soutenant –

sans quitter sa colonne, bien entendu – le faction du consul Zénon contre le dominant

germanique clan d’Alan, Aspar et son fils Ardaburius. Zénon, son orthodoxie et son zèle était

remarquable, tandis que le goth Alan était suspect d’Arianisme dans les yeux de Daniel. Il

n’est pas étonnant, dès lors qu’une fois Zénon devenu empereur, Daniel garda un grand

influence dans le cours.

Or ce dernier remarque de la vie de Daniel nous montre non seulement la prise de

position de/des stylites dans des questions civile, mais encore au niveau religieux. Si nous

essayons relier cette question à la question de l’espace vitale du stylite, nous découvrirons un

trait très intéressant. Nous savons en effet, que le stylitisme fût un mode stable de la vie. Le

stylite, en principe, ne quittait jamais sa colonne. Il avait fait comme un voeu de stabilité

forcée en se consacrant à ce genre de vie. Nous avons vu, que Saint Daniel ne descendit pas

de la sienne même lorsqu'une violente tempête secoua la colonne comme un arbre. Syméon le

Jeune ne consentit à recevoir la prêtrise que sur la colonne.41

Les stylites demeuraient sur la

colonne jusqu'à leur mort, à moins d’en être chassés par la violence. Il y avait, néanmoins, des

exceptions: le bien commun, l'incursion de barbares ou l'ascension sur une colonne plus

élevée.

Ce bien commun était en certain cas le bien de l’Eglise. Comme d’autres moines, les

stylites sont intervenus dans les débats théologiques de leur époque. Nous avons vu le choix

de Daniel en faveur de Zénon contre Aspar, ce dernier soupçonné d’Arianisme. Et à l’instar

des moines connus des récits de l’histoire des premiers conciles œcuméniques, nos stylites

n’en étaient pas toujours absents. Un manuscrit du British Museum fait mention d’un stylite,

Mar Yonan de Kafr Deryan42

. De sa vie nous ne savons que ce que nous dit ce manuscrit, à

savoir que ce stylite, en qualité d’archimandrite participa à la réunion que les grands

défenseurs du Monophysisme syrien tinrent au monastère de Batabu le 17 mai 567. En cet

époque de lutte entre des Monophysites qui admettaient les dogmes du Concile de Nicée et,

d’autre part, les Monophysites dits « trithéistes » qui niaient l’unité de l’essence de la Trinité

les désaccords sur les dogmes de foi et divers intérêts politiques personnels déchirèrent

pendant plusieurs années l’Eglise monophysite. C’est alors que les chefs de Constantinople

suggérèrent aux moines monophysites de l’Antiochène de convoquer un synode qui

41

Parmi d’autres pistes il serait intéressant de travailler la question du stylitisme et le sacrement de l’ordre. Néanmoins, le

cadre de notre travail ne permet pas l’approfondissement de la question. Nous devons toutefois remarquer qu’administrer le

sacrement de l’ordre à un stylite revenait davantage de considérer ce geste comme honorifique à l’égard d’un confesseur

éminent de la foi, envers « un relique vivant » 42

cf. I. PENA idem., pp. 96-103

19

renforcerait la foi des fidèles et montrerait aux Trithéistes la force du Monophysisme. Ce

concile fut convoqué dans le monastère de Batabu, avec 45 participants. Notre stylite, Mar

Yonan, informé de la convocation du synode, abandonna sa colonne et se rejoignit Batabu, à 2

heures de marche de son lieu d’ascèse. Sur le Syndocticon nous trouvons en 22e position la

signature de notre stylite : « Jonas, archimandrita, qui stat supra columnam in pago Kafr

Deryan ». Ayant accompli son devoir envers son Patriarche, Mar Yonan a reprit le chemin du

retour et remonta sur la colonne du haut de laquelle il continua à louer Dieu et à prêcher aux

hommes assoiffés de vérité.

CONCLUSION

Au cours de notre travail nous avons jeté un premier regard sur le phénomène stylite qui

est né de l’inspiration géniale et spontané d’un home de tout premier plan dans l’histoire du

monachisme oriental : Syméon le Grand. La vie de Syméon et de ses plus grand disciples peut

donner une première clé pour comprendre le pourquoi, le comment de ce pratique ascétique

(aujourd’hui si étrange aux lecteurs occidentaux), en particulier en ce qui concerne

l’emplacement du stylite dans son espace vitale, son « hauteur, largeur, longueur et

profondeur… ». Nous avons entrevue les raisons profondément bibliques et spirituelles de

cette « montée ». Monter comme Moïse, les Prophètes et le Christ sur ce haut lieu, pour

donner la Loi Nouvelle, pour prier, pour interpeller. Monter comme offrande vivant sur un

autel.

Nous avons découvert cette relation paradoxe entretenu avec l’entourage : être séparé -

tout en demeurant proche ; coupé des affaires du monde – tout en assurant un rôle charnière

entre les hommes des villages et des villes laissés « en bas », puis entre eux et Dieu, qui est

aux cieux ; vivre dans un dépouillement total et être à la disposition des cours impériaux, etc.

Stylites coupés, éloignés des communautés monastiques, et d’autres, dont nous savons que de

leur hauteur ils ont dirigé des communautés installées à la proximité de leur colonne.

Notre travail ne faisait que jeter un premier regard sur ce mouvement spirituel original

né de la ferveur religieuse et de l’esprit d’indépendance de l’homme de Syrie de l’Antiquité

Tardive. Nous n’avons pas eu la possibilité d’analyser au cours de notre travail le phénomène

stylite en lien avec les sacrements, du point de vue iconographique, ou le culte qui les entoura

non seulement après leur mort, mais déjà au cours de leur vie. On ne garde pas seulement

précieusement leurs reliques, en construisant pour eux des sanctuaires. Déjà dans leur vivant,

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les stylites étaient considérés comme des reliques vivantes, procurant et médiatisant les

bienfaits de Dieu à ceux qui se confient à eux.

Le genre de vie des stylites, si opposé aux exigences de la nature humaine, fascina –

comme intrigue encore aujourd’hui – l’imagination des chrétiens de l’époque, aux yeux

desquels ils apparaissent comme des êtres surhumains, totalement spiritualisés. Ils étaient

considérés comme des anges en chair mortelle. Et ce qu’Evagre le Pontique dit de Syméon le

Grand peut être appliquer à ses nombreux successeurs connus ou ignorés : « Il vécut comme

un ange dans un corps mortel et, à l’encontre des lois de la nature qui tendent vers la terre par

leur propre poids, il s’éleva entre la terre et le ciel ». Ou comme nous avons lu au sujet de

Daniel : « A mi-chemin entre la terre et le ciel se tient un homme qui ne craint pas les vents

qui·soufflent de toutes parts. » Ces hommes entre ciel et terre n’ont assurément pas eu peur de

se laisser emporté par ce « Vent de tous les vents », qui « souffle où il veut », et qui les a

conduit en cet espace « entre ciel et terre ».

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BIBLIOGRAPHIE

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- Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, II. « Histoire Philothée » XIV-XXX.

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Molinghen. Paris, Cerf, 1979, Collection « Sources chrétiennes » N° 257.