Les dessous de la frontiere intelligente
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Les dessous de la frontière intelligente :
Quelle signification et quel degré d’intelligence pour cette frontière du futur ?
Depuis les attentats du 11 septembre, la frontière Canada/Etats-Unis est devenue un levier central dans la politique américaine de protection du territoire national. Cependant, dans la mesure où le 49
ème parallèle est le site de la plus importante relation commerciale au monde, les deux pays ont
voulu mettre en place un dispositif qui renforce la sécurité sans pour autant entraver les échanges : la Frontière Intelligente. Cet article se propose donc de dresser un bilan pour voir si ces objectifs conjoints ont été atteints ou si au contraire l’épaississement dont le 49
ème a été l’objet marque l’échec
de cette politique. Nous essaierons par ailleurs de décrypter une signification cachée derrière les buts affichés afin de mieux comprendre le fonctionnement de la Frontière Intelligente. Since 9-11, the Canada/United-States border has become a central tool in the American Homeland Security policy. However, as the 49th parallel is the location of the largest economic relation in the world, the two countries wanted to implement a system that would beef up security without hindering trade: the Smart Border. The goal of this article is to assess the achievements of this system to see whether those objectives have been reached or if, quite to the contrary, the thickening of the 49
th
parallel embodies the failure of this policy. I shall also try to find a hidden meaning behind the official goals in order to understand better the mechanisms of the Smart Border.
Introduction
Depuis sa création à la fin du XVIIIème siècle, la frontière Canada/Etats-Unis
est une frontière particulière, à la fois fragile et incomplète, symbole de la « relation
spéciale » qui unit les deux pays. Qualifiée pendant longtemps de plus longue
frontière non-défendue au monde, elle n’avait pas d’équivalent ailleurs sur la planète.
Pourtant, longtemps délaissée, celle qu’on appelle familièrement le 49ème
parallèle a subi, depuis les attentats du 11 septembre 2001, d’importantes mutations
qui ont modifié la donne de façon profonde et l’ont placée aux centres des
préoccupations. Presque invisible et très largement défonctionnalisée il y a de cela
quelques années, cette frontière a été l’objet d’un renforcement sans précédent au
cours des neuf dernières années.
Dans le cadre de sa « Guerre contre le Terrorisme » et de son programme de
Sécurité Nationale qui a suivi, l’administration Bush s’est en effet engagée dans une
sécurisation de son territoire et le premier levier a été un renforcement sans
précédent de ses frontières et notamment de sa frontière nordique, qui a fait l’objet
d’un regain d’attention, l’argument de Washington étant que le Canada représentait
une menace importante. Dans le sillage du 11 septembre, de nombreuses rumeurs,
très vite démenties, ont en effet circulé, selon lesquelles les terroristes à la tête des
attentats contre le World Trade Center et le Pentagone seraient entrés par le
Canada. Washington voyait par ailleurs d’un très mauvais œil les politiques
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canadiennes en matière d’immigration qu’il estimait laxistes et qui faisaient du pays
un « havre » de terroristes. Dans ce contexte de psychose sécuritaire,
l’administration Bush s’est donc mise en tête de sécuriser une frontière que d’aucuns
considéraient comme une passoire.
Alors qu’avec l’essor de la mondialisation et de la libre circulation des biens et
des personnes, la frontière s’était ouverte de façon très importante depuis plus de
cinquante ans et d’autant plus avec le passage des deux accords sur le libre-
échange de 1989 et 1994, elle va se resserrer de façon très notable et changer de
nature. Alors que sa composante commerciale prédominait très largement, ses
composantes stratégiques et sécuritaires, qui étaient presque embryonnaires, vont
se développer de façon très importante. Avec le 11 septembre, l’équilibre s’inverse et
celle qui était une « commerce-first border » devient une « security-first border »,
pour reprendre la terminologie de Daniel DRACHE, dans son ouvrage Border Matters
(2004 : 11).
Ce passage va engendrer d’importants enjeux et de nombreux problèmes. En
effet, si du côté mexicain, la frontière possédait déjà ce rôle stratégique et défensif,
du côté canadien, tout était à construire le long du 49ème parallèle et cela va poser
des questions épineuses dans la mesure où la frontière américano-canadienne est le
site de la plus importante relation commerciale au monde, avec 80% des
exportations canadiennes allant en destination des Etats-Unis et 80% de la
population du Canada vivant à moins de 200 kilomètres de celle-ci.
Sur ses 8891 kilomètres, plus de 500 000 personnes et 40 000 cargos la
traversent chaque jour. Le commerce transfrontalier quotidien s’élève à 1,91 million
de dollars et il existe dans ce domaine une dépendance accrue du Canada dont 40%
du Produit Intérieur Brut (PIB) provient des échanges commerciaux avec son voisin
du sud. Cependant si le 49ème parallèle revêt une dimension centrale et stratégique
pour le Canada tout comme pour les Etats-Unis, la relation est asymétrique dans la
mesure où seulement 2,5% du PIB américain dépend de ces échanges (CLARKSON
2003 : 68-69).
Aussi, au vu de l’importance des échanges transfrontaliers, du degré
d’intégration des deux économies et du rôle central de la frontière pour la prospérité
des deux pays, la sécurisation du 49ème parallèle a-t-elle très vite soulevé de
nombreux problèmes qu’il a fallu résoudre. Par conséquent, dans un souci
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d’accommodation, les deux pays se sont mis en quête d’un compromis qui allie
renforcement de la sécurité et fluidité des échanges.
C’est ici qu’intervient la « frontière intelligente » dont les bases sont posées
dès décembre 2001 à travers un accord conjoint signé entre le Canada et les Etats-
Unis qui liste une série de mesures visant à construire un nouveau type de frontière.
Ce concept se présente comme la frontière du futur et comme une solution
permettant de sécuriser le 49ème parallèle tout en n’entravant pas les échanges.
Pourtant, plus de huit ans après la signature de cet accord, la frontière
américano-canadienne demeure au centre des préoccupations, notamment au
Canada, qui se plaint de ce que beaucoup nomment son « épaississement ».
Il convient donc de faire le point sur ce faisceau de mesures afin de voir si les
deux pays sont parvenus à mettre au point cette nouvelle frontière futuriste alliant
sécurité et échanges transfrontaliers et qui servira de norme dans l’avenir.
Parallèlement, quels problèmes et enjeux se cachent derrière cette frontière
intelligente ? Ne pourrait-on pas lire autre chose au-delà du discours politique ?
Pour répondre à ces questions, je vais, dans un premier temps, analyser le
contenu de cette frontière intelligente, afin de pouvoir ensuite dresser un bilan qui, à
première vue, apparaît mitigé et qui nous permettra de voir quel degré d’intelligence
cette soi-disant nouvelle frontière du futur véhicule vraiment.
I - La Frontière Intelligente ou comment concilier commerce et sécurité
A - Définition de la Frontière Intelligente
Alors que depuis la fin de la Guerre Froide et la chute de l’URSS, l’équilibre
géopolitique s’est vu modifié par le passage d’un monde bipolaire à un monde
unipolaire, où le statu-quo rendu nécessaire par le potentiel de destruction mutuel
des deux superpuissances a disparu, une nouvelle menace a peu à peu émergé,
dont les événements du 11 septembre en sont à la fois l’incarnation et le paroxysme :
le terrorisme. La menace ne se développe plus au sein des structures étatiques,
comme au temps de la Guerre Froide où un Etat A déclarait la guerre à un Etat B,
mais elle émerge en marge d’Etats dit faibles, à l’instar de l’Afghanistan, du Pakistan
ou de la Somalie, au sein de cellules terroristes qui rayonnent ensuite à l’échelle
internationale (SLOAN 2005 : 31).
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On assiste donc à l’apparition d’une menace aussi volatile que difficile à
cerner et qui, dans un monde où l’interdépendance entre les pays s’est intensifiée de
façon exponentielle, avec l’essor de la mondialisation et du libre-échange, profite des
mêmes réseaux de transports et de communication qui constituent les artères qui
font battre le cœur du système économique et commercial mondial (ANDREAS 2003 :
19). Dans ce contexte, les frontières ne constituent plus des remparts contre la
menace, mais les vecteurs mêmes de celle-ci. Aussi, face à cette nouvelle
vulnérabilité, n’y a-t-il pas d’autre choix, aux yeux de Washington, que de
« réinventer les frontières », pour reprendre les propos du commissaire du US
Customs and Border Protection, Robert Bonner (Ramos 2008 : 267).
Pour se protéger contre la menace terroriste, les Etats-Unis se sont donc mis
en quête de bâtir un nouveau type de frontière. Et cette dernière, doit revêtir une
dimension hybride: « neither high barriers nor open bridges would do. The new
border ha[s] to be marked by a unique kind of fence » (PAULY 2003 : 93). Aussi, dès
décembre 2001, dans un souci de trouver le bon équilibre entre ouverture et
fermeture, entre échanges commerciaux et sécurité nationale, le Canada et les
Etats-Unis rédigent et signent-ils un accord cadre de trente points qui prévoit le
développement d’une gestion conjointe et d’une coopération avancée à la frontière
afin de renforcer la sécurité, tout en n’entravant pas les échanges. Cette
« Déclaration sur la Frontière Intelligente » se présente comme une liste de mesures
que les deux pays s’engagent à mettre en place pour articuler les deux composantes
de la frontière : économique et sécuritaire.
Cependant, si la réponse a été aussi rapide, c’est parce que la frontière
intelligente n’est pas véritablement née du 11 septembre. Bien au contraire, tous les
principes, les mesures ainsi que les projets pilotes qu’elle contient avaient déjà été
pensés et imaginés dès 1995, dans un Accord on our Shared Border (GOVERNMENT
OF CANADA, 2000 : 1).
Pour mettre en place ce principe de frontière intelligente, qui va devenir si
populaire au cours de la décennie, les deux pays souhaitent mettre l’accent sur
l’utilisation de technologies de pointe, allant de la biométrie, à l’enregistrement des
personnes, tout en passant par la collecte de données, afin de faciliter le passage
d’individus et de marchandises pré-approuvés et considérés comme représentant un
risque faible pour la sécurité. La pierre angulaire qui marque toute l’originalité et la
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dimension novatrice de ce programme est le dédouanement préalable (preclearance)
qui vise à délocaliser les contrôles afin d’alléger la pression qui pèse sur le site
même de la frontière.
Cet accord a été complété par la suite par le Security and Prosperity
Partnership of North America (SPPNA), qui se présente comme un forum de
discussion à propos des frontières, et le North America Cooperative Act de 2005, qui
a pour but une meilleure gestion frontalière, une meilleure coordination et une
communication plus importante entre les pays. Si, à l’instar du premier accord, ces
deux initiatives cherchent à promouvoir à la fois prospérité économique et sécurité,
elles ont toutefois une portée plus large et ne concernent pas uniquement la frontière
canadienne car elles incluent le Mexique (RAMOS, 2008 : 268-269).
B - Le fonctionnement de la Frontière Intelligente : un arsenal de mesures au
service du commerce et de la sécurité
Se voulant un projet avant-gardiste qui allie sécurité et commerce, la frontière
intelligente se structure autour de quatre piliers qui constituent en quelque sorte les
objectifs à atteindre pour rendre le 49ème parallèle à la fois fluide et fonctionnel : la
circulation sécuritaire des personnes, la circulation sécuritaire des marchandises, un
important investissement dans la sécurité des infrastructures et la coordination ainsi
que l’échange d’informations (FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE CANADA
2001 : 1).
Pour se faire, ce projet se fonde sur plusieurs programmes phares. Tout
d’abord le programme Nexus, qui avait été suspendu le jour même des attentats du
11 septembre, a été rétabli et développé dans le cadre de la Déclaration sur la
Frontière Intelligente. Il permet aux personnes inscrites et ayant passé des tests
d’évaluation du risque de traverser la frontière plus rapidement grâce à des lignes
réservées.
Ensuite, le programme Free and Secure Trade (FAST) est l’équivalent de
Nexus, pour les échanges commerciaux. Il s’agit d’une collaboration avec secteur
privé : les entreprises souhaitant y participer doivent soumettre les membres de la
chaine logistique – chauffeurs, importateurs et transporteurs – à une évaluation du
risque. Si, à l’issue de celle-ci, ils sont jugés comme représentant un faible risque, un
document leur est remis à chacun. A la frontière, le chauffeur peut emprunter des
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files réservées et doit fournir à l’agent frontalier ces trois documents dotés d’un code-
barres – représentant les trois entités participant au programme : chauffeur,
importateur et transporteur – que l’agent lit rapidement au moyen d’un lecteur de
code-barres, les déclarations et les vérifications des données commerciales ayant
lieu ultérieurement, et ailleurs que sur le site même de la frontière. Ce programme
permet ainsi aux marchandises admissibles un dédouanement rapide et sécuritaire
(CANADA BORDER SERVICES AGENCY 2009 : 1).
Dans le cadre du SPPNA, une autre mesure importante a été mise en place :
le e-Manifest. Il s’agit d’un projet commun entre les Etats-Unis et le Canada ayant
pour but de faciliter la fluidité des échanges commerciaux en harmonisant certains
mécanismes, à travers la création d’une base de données électronique qui permettra
une évaluation du risque fiable à 100%, avant qu’une cargaison n’atteigne la
frontière. Dans le cadre de ce programme, les transporteurs doivent soumettre toutes
les informations concernant les cargos, les employés et le moyen de transport avant
l’arrivée à la frontière (CANADA BORDER SERVICES AGENCY 2007b : 1).
D’autres mesures ont en outre été développées au fils des années pour
construire cette frontière intelligente, telles que le Partners in Protection qui
correspond à une sécurisation de la chaîne logistique afin d’accélérer le passage de
la frontière, le Permis Plus (enhanced driving licence) qui permet aux douaniers
d’avoir accès de loin aux informations concernant le conducteur d’une voiture de
tourisme, et le programme Shiprider inauguré en mai 2009 et qui consiste en des
patrouilles conjointes entre les Garde-Côtes américains et la Gendarmerie Royale du
Canada pour qu’ils aient juridiction sur l’ensemble des Grands Lacs, de part et
d’autre de la frontière.
Tous ces programmes s’accompagnent par ailleurs d’un investissement
financier très important, notamment en matière de modernisation des points de
passage. De ce côté-là, le gouvernement conservateur de Stephen Harper s’est
engagé de façon très importante afin de faciliter le passage des points les plus
achalandés qui faisaient l’objet d’un engorgement notable. Il a par exemple alloué 10
millions de dollars au point de passage de Lacolle, Québec, qui est fréquenté par
plus de deux mille véhicules par jour (CANADA BORDER SERVICES AGENCY 2009 : 1) et
1,9 million de dollars à celui de Christina Lake, en Colombie Britannique, pour
répondre à l’augmentation du trafic routier, qui, en 2006 s’élevait annuellement à
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205 000 voyageurs, 98 000 véhicules et 18 000 véhicules commerciaux (CANADA
BORDER SERVICES AGENCY 2007a : 1). Des investissements similaires ont en outre été
faits à Port Andover, dans le Nouveau Brunswick, afin de construire un nouvel
entrepôt permettant de décharger les livraisons commerciales ainsi qu’une zone
d’examen tertiaire. Une machine à rayons X a aussi été mise en place pour examiner
les bagages des voyageurs ainsi qu’un équipement de détection de la contrebande,
des caméras de surveillance et un système de sécurité (CANADA BORDER SERVICES
AGENCY 2008 : 1). Enfin, des lignes spéciales, dédiées au programme Nexus et des
centres d’inscription ont été ouverts dans plusieurs points de passage, comme à
Emerson, dans le Manitoba ainsi qu’à Woodstock, dans le Nouveau-Brunswick
CANADA BORDER SERVICES AGENCY (2007c : 1).
Dernièrement, pour faire du 49ème parallèle une frontière intelligente, il a été
question pour les deux pays de développer des techniques de pointe afin de
renforcer la sécurité. Du côté américain par exemple, des Radiation Portal Monitors
ont été déployés afin de scanner 91% des cargos et 81% des véhicules personnels,
à la recherche d’armes nucléaires, ainsi que des systèmes d’inspection non-intrusifs
qui scannent 90% du trafic ferroviaire grâce à des rayons gamma. De plus, des
capteurs au sol – en plus des 1203 déjà en place – des systèmes de
vidéosurveillance associés à des capteurs (G2 Sentinel Systems), ainsi que des
dispositifs de vision nocturne ont été installés le long du 49ème parallèle (DEPARTMENT
OF HOMELAND SECURITY 2007 : 12). Du côté canadien le dispositif est moins
développé, mais le pays s’est lui aussi dirigé vers une modernisation de la frontière
notamment avec le déploiement de plusieurs Vehicle and Cargo Inspection Systems
(VACIS) d’inspection non intrusive ainsi que des systèmes de détection des explosifs
(STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2007b : 23-27).
Ainsi, à travers ces nombreux programmes de facilitation du commerce et de
renforcement de la sécurité, ces importants investissements de modernisation et le
déploiement de techniques de pointe, assiste-t-on à l’émergence d’une frontière de
plus en plus fonctionnalisée, high-tech et structurée. Toutefois, si elle est intelligente
sur le papier, l’est-elle autant dans les faits ?
II - Un bilan mitigé : entre épaississement et fluidité, une frontière pas si
intelligente que ça
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Si l’administration Bush a mis un point d’honneur, sous couvert de Guerre
contre le Terrorisme, à cultiver le secret, au Canada, la tradition de l’imputabilité a
permis au Parlement de suivre les évolutions de la politique de sécurisation de la
frontière et a été une source très riche de documentation. Grâce à des rapports
d’enquête publiés de façon régulière par le Comité Permanent du Sénat en matière
de sécurité nationale et de défense, nous pouvons jauger les progrès faits ainsi que
les failles qui demeurent en la matière. A partir de trois rapports concernant chaque
dimension de la frontière – maritime, aérienne et terrestre – on remarque que le bilan
est en demi-teinte.
Tout d’abord, pour ce qui est des aéroports canadiens – qui constituent des
frontières délocalisées où se jouent les mêmes contrôles et les mêmes enjeux que
sur le site même du 49ème parallèle – si un rapport de 2003, au titre évocateur, Le
Mythe de la sécurité dans les aéroports canadiens, avait révélé d’importants
problèmes, quatre ans plus tard, la situation est tout aussi inquiétante, dans la
mesure où un nouveau rapport met en exergue le fait que ces mêmes problèmes
n’ont pas été résolus. Quelques progrès on tout de même été réalisés, notamment
en matière de scannage des bagages et colis qui a atteint 100%. De la même façon,
des systèmes avancés de détection des explosifs (Explosive Detection Systems,
EDS) ont été mis en place dans les aéroports de Montréal, Toronto et Vancouver, et
de nombreux efforts ont été faits en termes d’accès aux zones restreintes. Des
passes biométriques ont par exemple été instaurés et le passé criminel des
employés des aéroports est vérifié de façon plus fréquente qu’auparavant – deux fois
en cinq ans (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2007a :
29-37).
Malgré tout, de nombreuses failles restent à combler, dans ce domaine. En
effet, si le gouvernement a introduit un Non-Passenger Screening Program en 2004,
seuls 1 200 travailleurs aéroportuaires sont contrôlés, ce qui ne représente environ
que 1% du total. L’inspection des avions privés constitue aussi un autre trou béant
dans le système de sécurité aérienne. Elle est presque inexistante pour ce type
d’avions, qui, lorsqu’ils arrivent dans un grand centre urbain en provenance de petits
aéroports, peuvent se trouver entre les mains de terroristes, sans que personne ne le
sache, car ils ne sont pas du tout contrôlés (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL
SECURITY AND DEFENSE 2007a : 14-22 58-63).
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Enfin, la présence policière représente une autre importante vulnérabilité. En
effet, depuis la privatisation des aéroports dans les années 1990, alors que leur
fréquentation a augmenté, le nombre d’agents de police a diminué. A titre d’exemple,
à l’Aéroport International Pearson de Toronto, le nombre d’agents de police est
passé de 290 à 162 entre 1995 et 2005, alors que le nombre de voyageurs a
augmenté de 3,3 millions. Par ailleurs, les services de police sont beaucoup trop
fragmentés, aux yeux du comité, dans la mesure où différents acteurs interviennent :
la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), les autorités locales, les autorités
provinciales, etc. Au sein de l’Aéroport de Toronto seulement, cinquante-sept
entreprises privées, départements gouvernementaux et autres agences fédérales
sont chargées de la sécurité. Cela pose donc des problèmes en termes de
coordination et de responsabilités. Aussi, l’une des recommandations qu’a
proposées le Comité en 2003 et, de nouveau en 2007, est que ce soit la GRC qui
soit chargée de la sécurité et du maintien de l’ordre – ainsi que la Canadian Air
Transport Security Authority (CATSA) – et non pas Transports Canada, car ce n’est
pas son mandat. Selon le Comité, la GRC devrait par ailleurs augmenter ses effectifs
de 600 à 800 équivalents temps-plein (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL
SECURITY AND DEFENSE 2007a : 8-14).
Ensuite, pour ce qui est des côtes canadiennes, qui composent près d’un tiers
de la longueur de la frontière Canada/Etats-Unis, elles ont été qualifiées, non sans-
humour, en 2003, de « plus longues frontières mal défendues au monde » (STANDING
SENATE COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2003 : 7). Quatre ans plus
tard le problème demeure tout aussi sérieux, selon le Comité du Sénat: « Les côtes
canadiennes sont virtuellement non défendues » et constituent le « talon d’Achille du
pays ». L’un des problèmes majeurs concerne le fait que les garde-côtes n’ont pas
de mandat réel et que la surveillance policière des côtes en incombe donc à
seulement treize officiers de la GRC qui sont employés pour défendre un littoral
d’une longueur de 7 300 kilomètres. De façon plus précise, il n’existe presqu’aucune
surveillance sur les Grands Lacs, le nombre de patrouilles étant insuffisant pour les
surveiller. En outre, si certaines réglementations ont été introduites pour obliger les
navires à s’enregistrer avant de rentrer dans les eaux canadiennes, celles-ci ne sont
pas effectives, car elles ne sont pas forcément appliquées (STANDING SENATE
COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2007c : 2-25).
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D’autres programmes ont toutefois été mis en place et ils fonctionnent plutôt
bien, à l’instar du Projet Shiprider ou du In-Transit Container Targeting at Seaports
Initiative. Faisant partie de l’Accord sur la Frontière Intelligente, cette entente
américano-canadienne a permis la mise en place de contrôles inversés. Depuis
2002, des inspecteurs américains des douanes, ont été déployés dans les ports
canadiens de Vancouver, Halifax et Montréal, leur rôle étant de cibler des containers
en transit, qui constitueraient un risque élevé pour les soumettre ensuite à l’examen
d’agents douaniers américains. De la même façon des agents canadiens sont
stationnés dans les ports de Seattle et Newark. Le but de ce programme est double :
maximiser les efforts pour identifier les containers à risque élevé, dès leur arrivée sur
le continent américain et s’assurer du partage de l’information entre les deux pays, à
travers l’échange d’agents américains et canadiens (CANADA BORDER SERVICES
AGENCY 2009 : 1).
Ainsi, en ce qui concerne la section maritime du 49ème parallèle, le bilan est-il
mitigé lui aussi. Si la frontière est devenue plus intelligente, notamment à travers la
sécurisation des échanges qui a connu quelques progrès certains, il demeure
toutefois quelques failles en termes de sécurisation totale et de surveillance.
Enfin, pour ce qui est de la frontière terrestre, le bilan est tout aussi en demi-
teinte. D’un côté, des efforts ont été faits en matière de formation des agents
frontaliers. Plus particulièrement, un important changement est apparu à l’été
2007 avec l’armement de 100 gardes frontaliers, suite aux promesses électorales de
Stephen Harper – l’objectif étant que, dans dix ans, la totalité des 4800 gardes
frontaliers le soient tous. Cette initiative a eu pour but de donner aux agents
frontaliers davantage de moyens pour défendre le territoire canadien. Par ailleurs, de
nombreuses machines VACIS ont été déployées afin de scanner les véhicules, à la
recherche éventuelle d’armes ou de bombes (STANDING SENATE COMITTEE ON
NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2007b : 15).
Mais d’un autre côté, d’importants problèmes subsistent. Tout d’abord, depuis
dix ans, le nombre d’agents frontaliers a plafonné à 8 300, alors que parallèlement la
fréquentation de la frontière a augmenté de façon exponentielle, créant ainsi une
pénurie de main d’œuvre et un engorgement de certains points de passage. Ensuite,
lors des périodes d’affluence extrême, notamment en été, les personnes se trouvant
en première ligne en matière de contrôles – là où des erreurs sont le plus souvent
11
commises – sont très souvent des étudiants employés par l’Agence Canadienne des
Services Frontaliers à temps partiel et bénéficiant d’une formation moins complète
que les agents frontaliers de profession. Ils étaient par exemple 22% dans cette
situation en 2003-2004 (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND
DEFENSE 2007b : 19-27).
De plus, si les machines VACIS représentent une amélioration technique
certaine des contrôles frontaliers, celles-ci ne sont pas utilisées à tous les points de
passage. Pire, par manque de personnel, elles ne sont utilisées que quelques heures
par jour. Par conséquent, à un endroit qui n’a pas été nommé, son utilisation ne
permet l’inspection que de 200 des 1500 containers qui traversent la frontière
quotidiennement. Aussi, faudrait-il, selon le Comité, trois cents opérateurs et trente
machines supplémentaires aux points de passage les plus fréquentés, pour conférer
une certaine cohérence défensive à la frontière intelligente (STANDING SENATE
COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND DEFENSE 2007 : 21).
Un autre problème inquiétant concerne le fait que tous les postes de frontière
n’ont pas accès à une connexion haut débit. Par conséquent, 70% d’entre eux ne
peuvent pas fournir les informations nécessaires sur un individu lorsque les agents
frontaliers doivent effectuer des vérifications (background checks). En outre, du fait
du manque de personnel et d’infrastructure, certains véhicules entrent de force au
Canada, passant ainsi la frontière sans se soumettre aux contrôles habituels. On a
dénombré 459 de ces border runners en 2007 et seulement 242 ont été
appréhendés par les forces de l’ordre (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL
SECURITY AND DEFENSE 2007 : 37-51). Lorsque l’on prend connaissance de ces deux
problèmes, on comprend pourquoi le 49ème parallèle a été qualifié par une certaine
sénatrice américaine, désormais Secrétaire d’Etat de « passoire » (David 2006 : 91).
Enfin le problème à la fois le plus épineux et le plus central est un problème
de culture frontalière. En effet, dominée depuis sa création par sa composante
commerciale, la frontière a développé une culture qui a fait que les contrôles sont
davantage centrés sur la fonction douanière et la collectes des taxes, plus que sur la
sécurité. Aussi, avec les événements du 11 septembre, et la nouvelle ambiance
géopolitique de Guerre contre le Terrorisme, le Canada a-t-il besoin de changer de
culture et de recentrer la frontière sur sa composante de sécurité qui demeure
12
toujours secondaire (STANDING SENATE COMITTEE ON NATIONAL SECURITY AND
DEFENSE 2007 : 1-5).
Ainsi certains progrès ont-ils été faits en matière de sécurité et de facilitation
des échanges. Grâce aux divers programmes qui ont été mis en place dans le cadre
de l’Accord sur la Frontière Intelligente, un tiers des expéditions de marchandises et
70% des conducteurs de camions ont été déclarés sécuritaires, selon un rapport de
la Chambre canadienne de commerce (CANADIAN CHAMBER OF COMMERCE 2008 : 1).
Le résultat est encourageant, mais pas encore parfait. En effet, en matière de
sécurité pure, il reste encore des efforts à faire. Selon la Vérificatrice Générale Sheila
Fraser, en 2007, environ 13% des alertes douanières et 21% des alertes
d’immigration ne donnaient pas lieu à une vérification approfondie (TORONTO STAR
2007 : 1). Dans un certain sens, la frontière demeure donc encore trop poreuse, et
malgré l’intensification des contrôles et l’augmentation de la surveillance, elle reste
vulnérable à d’éventuels terroristes qui tenteraient de la franchir.
Parallèlement, l’une des conséquences des nouvelles politiques frontalières
inaugurées depuis le 11 septembre 2001, qui pose le plus de problèmes est ce que
les Canadiens – tant dans les milieux politiques, que les milieux d’affaires ou au
cœur de l’opinion publique – qualifie de façon presque unanime, l’épaississement de
la frontière. En effet, la multiplication des contrôles d’inspection et de pré-vérification
ainsi que certaines réglementations imposées par les Etats-Unis, à l’instar de
L'Initiative relative aux voyages dans l'hémisphère occidental (Western Hemisphere
Travel Initiative) ont rendu la frontière à la fois imprévisible et non fluide. Il en résulte
des attentes aléatoires pour traverser la frontière, qui ont d’une part une
conséquence négative sur les individus et les incitent à diminuer leurs voyages
transfrontaliers, et d’autre part touchent l’économie bilatérale car cette imprévisibilité
de la frontière se traduit par un renchérissement des coûts de production – de 2 à
3% de la valeur des échanges, soit 15 à 20 millions de dollars par an (JEAN-BLANC
RISLER 2009). En matière économique, c’est la compétitivité et la prospérité nord-
américaines qui sont en jeu et qui pâtissent de cette couche supplémentaire de
contrôles qui a été déployée depuis huit ans.
Ainsi peut-on dire que la Frontière Intelligente est un semi-échec dans la
mesure où d’une part elle n’a pas permis de sécuriser les territoires américains et
canadiens de façon optimale et d’autre part, elle n’est pas parvenue non plus à
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accommoder les échanges économiques, alors que les deux buts étaient conjoints.
Pour reprendre les mots de Jim Prentice, le Ministre canadien de l’environnement,
alors Ministre de l’Industrie : « These problems [the mounting delays] have created a
two-headed monster. We want security and prosperity. Instead, we make it more
difficult to have either. Not only do we hamper the legitimate trade and travel that
provide the foundation for North America’s prosperity, but we are also clearly
misallocating resources » (ALBERTS 2008 : 1).
Enfin, pour ce qui est des voyageurs, avec la mise en place du WHTI en juin
2009, pour les points de passage terrestres, qui requiert désormais des Canadiens
qu’ils présentent une pièce d’identité spécifique – passeport, carte Nexus ou Permis
Plus – traverser la frontière devient plus difficile. Beaucoup de Canadiens se
plaignent par ailleurs du manque de flexibilité, de l’agressivité des agents frontaliers,
ainsi que du harcèlement dont ils font l’objet.
Finalement, le bilan de la frontière intelligente est à la fois mitigé et
contradictoire. Des contrôles plus nombreux, des critères d’admission plus sévères,
des infrastructures plus modernes, mais il reste malgré tout encore quelques failles
dans la sécurité. Parallèlement, des programmes visant à concilier sécurité et
commerce ont été mis en place, mais là encore le résultat n’est pas parfait et cela se
manifeste au détriment des échanges et des personnes.
A peine perceptible il y a de cela quelques années et sur le point de
disparaître, la frontière s’est épaissie et renforcée de façon notable depuis le 11
septembre. De frontière ouverte, elle a amorcé un virage à 180 degrés en devenant
désormais une frontière "semi-fermée" voire en cours de quasi-militarisation. Cela
nous pousse donc à réfléchir sur la signification profonde de ces mutations, au-delà
du discours politique et des objectifs officiels.
III - Quel degré véritable d’intelligence pour cette frontière du futur ?
A - Smart ou pas smart, telle est la question
Finalement, malgré toutes les nouvelles techniques déployées, la frontière est
de plus en plus ressentie, et de plus en plus visible. Alors qu’elle n’était qu’une petite
« incommodité administrative » (DRACHE 2004 : 35), en quelques années elle est
devenue une contrainte, voire un obstacle.
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Par ailleurs, si elle est intelligente pour sa dimension high-tech – à travers les
nouvelles machines de scan, les caméras, les capteurs, les drones – et pour la
collecte de données – à travers les différents programmes inaugurés, à l’instar de
Nexus, du e-Manifest, du Permis Plus, etc… – pour le reste, elle ne l’est pas autant
que cela, dans la mesure où elle ne réussit pas à articuler ses deux buts originels.
En effet, ce qui ressort de toutes les mesures mises en place est le fait que
l’on ressent les effets négatifs du renforcement de la sécurité beaucoup plus que ses
effets positifs. En dépit de leurs objectifs et de leur coopération, les Etats-Unis et le
Canada ne sont pas parvenus à concilier les deux versants de la frontière – sécurité
et commerce – et au final, comme l’a souligné Jim Prentice, aucun des deux buts
n’est atteint : on n’a ni sécurité, ni prospérité.
B - Frontière futuriste ou retour vers le futur?
A partir de là, on peut se demander si la frontière américano-canadienne est
en passe de devenir une « frontière futuriste », pour reprendre les mots de Janet
Napolitano, la Secrétaire américaine du Department of Homeland Security qui
formule ainsi l’objectif et le défi de la frontière intelligente (IBBITSON 2009 : 1). Il est
vrai que le 49ème parallèle est devenu très high-tech et très moderne grâce aux
techniques de pointe qu’elle utilise, du dédouanement préalable (preclearance), à la
pré-approbation de voyageurs, en passant par les technologies de détection des
armes. Mais on remarque aussi que cet arsenal est davantage au service de la
sécurité et du versant stratégique de la frontière qu’au service de la facilitation du
commerce.
Finalement, c’est la dimension défensive de la frontière qui prédomine,
puisque la majorité de ces mesures sont tout de même au service de la sécurité
nationale. Depuis le 11 septembre, les Etats-Unis, suivis bon gré, mal gré par le
Canada, sont donc rentrés dans une logique de défense et de protection de leur
territoire, qui correspond à une logique traditionnelle d’utilisation de la frontière
comme un levier stratégico-défensif. L’Etat américain reprend possession de ses
frontières pour les ériger comme remparts contre la menace terroriste. A travers cette
nouvelle politique de sécurité nationale, les Etats-Unis retombent ainsi dans une
logique stratégique de défense comme celle qui prédominait en Europe jusqu’au
milieu du XXème siècle, ce qui n’est pas vraiment futuriste ou nouveau. Sous prétexte
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de construire une frontière intelligente, les Etats-Unis ont plutôt contribué à
l’édification d’une frontière traditionnelle – voire rétrograde – qui multiplie les
contrôles, surveille les passages et ralentit les échanges. Intelligente dans le
discours, la frontière l’est beaucoup moins dans les faits.
En effet, on assiste à un véritable renforcement, voire à une quasi-
militarisation de la frontière. Les Etats-Unis sont en train de transformer le 49ème
parallèle en un front défensif, rôle qu’il n’a quasiment jamais eu au cours de son
histoire. Au-delà des capteurs au sol, des dispositifs de vision nocturne et des
systèmes de vidéosurveillance déjà mentionnés, il existe un projet américain
d’aménagement de la frontière, rendu public en septembre 2006. Le DHS souhaite
en effet déployer des détecteurs de mouvements, des caméras infrarouges, des
miradors ainsi que des engins aériens (drones), le long de la frontière canadienne, le
but étant d’assurer la surveillance l’intégralité de la plus longue frontière non-
surveillée au monde d’ici trois à six ans. Début 2009, une première étape dans ce
projet d’aménagement a été atteinte avec le déploiement d’un Predator B, au dessus
de la frontière Dakota du Nord, Manitoba et Sasktchewan. Il s’agit d’un aéronef non-
habité qui détecte les changements de température afin de repérer les personnes qui
traverseraient clandestinement la frontière (ALBERTS 2007 : 1). En fait, ce qui est en
train de se passer le long du 49ème parallèle est une mexicanisation de la frontière.
En effet, tout ce dispositif est déjà en place le long de la frontière sud, de la même
façon que les systèmes d’inspection non-intrusifs ainsi que l’initiative connue sous le
nom Border Enforcement Security Task Forces qui a pour but l’arrestation de
criminels et le démantèlement de trafic de drogue (DEPARTMENT OF HOMELAND
SECURITY 2007 : 14-15). Depuis le 11 septembre on assiste donc à un rééquilibrage
de la frontière américano-canadienne que Washington tente de bâtir à l’image de sa
sœur mexicaine.
Les deux frontières se ressemblent donc de plus en plus et on assiste à une
véritable banalisation de la frontière canadienne. Alors qu’il n’a jamais été une
frontière à part entière ou une frontière incomplète, sa composante défensive ainsi
que sa composante de contrôle des personnes ayant toujours été sous-développées,
le 49ème parallèle devient désormais de plus en plus une "vraie" frontière. Il s’agit
d’ailleurs de l’un des objectifs affichés de Janet Napolitano : « It’s a real border and
we need to address it as a real border » (IBBITSON 2007 : 1).
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Alors qu’elle a été pendant longtemps le symbole de ce que certains auteurs
considèrent comme la « relation spéciale » qui unit le Canada et les Etats-Unis,
notamment à travers son caractère démilitarisé, les contrôles sommaires, la
facilitation des migrations, la frontière américano-canadienne a connu un
changement profond avec le concept de frontière intelligente. A ce titre, la Western
Hemisphere Travel Initiative marque la fin de la libre-circulation des personnes entre
les deux pays, qui était en vigueur depuis plus de deux siècles et grâce à laquelle on
pouvait traverser la frontière en se contentant de faire une déclaration orale et en
présentant un certificat de nationalité. On assiste donc à un regain d’attention sur
cette frontière qui, longtemps délaissée et particulière, se renforce de façon notable.
Enfin, si elle ne peut pas être considérée comme une frontière futuriste, il
semblerait au contraire qu’elle devienne la frontière du futur. Alors qu’avec l’élection
de Barack Obama, les Canadiens nourrissaient beaucoup d’espoir en matière de
gestion frontalière, ce dernier a très vite démontré qu’il ne reviendrait pas en arrière.
A ce titre là, les discours de Janet Napolitano ont en effet été dans la même veine
que ceux de ses prédécesseurs. Le 11 septembre a inauguré des changements
particuliers en matière de sécurité nationale et l’administration Obama a embrassé la
même politique mise en place par l’administration Bush. Leurs idées en la matière
sont à l’unisson. Aussi semblerait-il qu’un retour à la situation normale d’une frontière
ouverte d’avant le 11 septembre, tant souhaité du côté canadien, ne soit pas
envisageable dans un avenir proche.
C - Le moteur économique de la frontière intelligente
Finalement, si les changements inaugurés par le 11 septembre semblent
davantage durables que temporaires, c’est aussi parce que derrière la frontière
intelligente se cache des dynamiques particulières qui l’enracinent d’autant plus dans
le temps. Au-delà du discours officiel et des objectifs affichés, les Etats-Unis
semblent dissimuler des desseins autres. En effet, comme l’a expliqué, lors d’un
entretien, un contact à l’ambassade de France au Canada, « la frontière intelligente
est sous-tendue par une logique économique double ».
Tout d’abord, le nouveau programme de sécurité nationale agit comme un
écran de fumée pour des désirs protectionnistes et isolationnistes américains. Depuis
le 11 septembre 2001, sous couvert de sécurité nationale, les Etats-Unis se sont
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repliés sur eux-mêmes. Du fait qu’ils possèdent l’un des marchés les plus vastes au
monde et qu’ils sont moins dépendants des échanges avec les autres pays, ils
peuvent, à leur guise, imposer de nouvelles réglementations et de nouveaux
contrôles qui pèsent ainsi sur les échanges à la façon de droits de douane (JEAN-
BLANC RISLER 2009). En d’autres termes, la Guerre contre le Terrorisme est devenue
un prétexte pour imposer des conditions d’entrée au marché américain beaucoup
plus strictes et beaucoup plus rigides, qui ensuite incitent les entreprises étrangères
à investir aux Etats-Unis. On peut donc voir, derrière la frontière intelligente, le levier
d’un protectionnisme caché.
De plus, la frontière intelligente est devenue un atout économique important
pour les Etats-Unis qui ont été « capables de transformer un sujet de sécurité
nationale en avantage concurrentiel ». En effet, toutes les techniques de
surveillance, les technologies d’inspection, les outils biométriques ainsi que les
procédures de contrôle sont devenus un atout en matière d’innovation et de
recherche et développement. Ce sont les Etats-Unis qui donnent la norme en la
matière et ils ont construit autour de la frontière intelligente toute une économie
soutenue par de l’argent public (JEAN-BLANC RISLER 2009). Aussi, grâce à la frontière
intelligente, le pays est-il devenu leader en matière de recherche et développement
et, avec la crise économique qui vient de frapper le monde de façon très intense
depuis 2008, un retour en arrière semble d’autant moins probable.
Dans des temps incertains et fluctuants, la frontière intelligente est en quelque
sorte devenue l’un des piliers solides de l’économie américaine. Rempart imparfait
au terrorisme, son rôle est toutefois plus central et ses ramifications plus profondes
que l’on pourrait croire à première vue.
Conclusion
Ainsi, la Frontière Intelligente n’est pas ce qu’elle prétend être. Alors que son
but originel était de trouver un équilibre entre sécurité et commerce, on remarque
que, quels que soient les progrès faits, la balance penche désormais en faveur de la
sécurité, le commerce n’étant accommodé que de façon périphérique, voire
secondaire. Le 11 septembre a donné naissance à une nouvelle politique frontalière
qui est négative pour les échanges. Au lieu de les accommoder comme le souhaitait
la Déclaration sur la Frontière Intelligente, elle les entrave, à travers la multiplication
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des contrôles et des réglementations. Certains progrès ont été faits et la frontière est
bien évidemment plus sure qu’elle ne l’était avant les attentats sur New-York et
Washington. Mais si elle est devenue plus difficile à traverser par des terroristes
potentiels, elle l’est tout autant pour tout un chacun. Par son imprévisibilité et son
manque de fluidité, elle voit croître les délais et augmente le coût du commerce,
malgré toutes les mesures mises en place pour délocaliser les contrôles et faire
passer plus rapidement des marchandises et des personnes pré-approuvées.
Suivant une logique traditionnelle, la frontière s’est donc renforcée stratégiquement
de façon importante, avec le déploiement de techniques de pointe au service de la
surveillance et de la détection d’armes explosives, sans pour autant avoir réussi à
sécuriser totalement les territoires qu’elle sépare ni même allier sécurité et
commerce.
Assez mal acceptée au Canada qui voit en elle la fin de la relation spéciale du
pays avec les Etats Unis, la Frontière Intelligente véhicule une dimension négative
qui est à l’opposé de ses objectifs premiers. Elle marque un tournant assez important
dans les relations américano-canadiennes, dans la mesure où elle avait toujours été
plus « lâche » que la frontière mexicaine et où, dominée par sa dimension
économique, elle avait toujours facilité le commerce et les migrations, ciments de la
prospérité nord-américaine. Son épaississement correspond donc à un changement
sans précédent qui nous incite à remettre en question le bien-fondé de la nouvelle
politique frontalière post 11 septembre.
Il est vrai que le projet de Frontière Intelligente est assez ambitieux et
nécessite peut-être encore plusieurs années pour être ajusté. Mais pour le moment,
la frontière agit comme un véritable mur qui se veut de moins en moins franchissable
et dans un certain sens, on peut parler de semi-échec, car en plus de ne pas
atteindre ses objectifs, elle est sous-tendue par des motivations non avouées qui
vont à l’encontre des traités de libre-échange signés depuis plus de deux décennies
par les deux pays.
Alors qu’il y a dix ans, la majorité des observateurs prédisait aux deux pays
une trajectoire similaire de celle embrassée par l’Union Européenne, avec une
frontière de plus en plus invisible, avec le recul, certains propos peuvent résonner
avec une douce ironie :
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Nombre de frontières sont ouvertes et, à la limite, presque défonctionnalisées : la frontière entre les Etats-Unis et le Canada est dans ce cas et le sera de plus en plus avec l’instauration du marché commun entre les deux pays. Les contrôles frontaliers deviennent sommaires, le passage se fait pratiquement sans interruption, les formalités pour les marchandises se faisant au départ et à l’arrivée (PRADEAU 1994 : 106).
Références
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