Les consultants et la réforme des services publics

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LES CONSULTANTS ET LA RÉFORME DES SERVICES PUBLICS Odile Henry et Frédéric Pierru Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2012/3 - n° 193 pages 4 à 15 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2012-3-page-4.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Henry Odile et Pierru Frédéric, « Les consultants et la réforme des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012/3 n° 193, p. 4-15. DOI : 10.3917/arss.193.0004 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 13/07/2012 18h26. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - biblio_shs - - 193.54.110.35 - 13/07/2012 18h26. © Le Seuil

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LES CONSULTANTS ET LA RÉFORME DES SERVICES PUBLICS Odile Henry et Frédéric Pierru Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2012/3 - n° 193pages 4 à 15

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2012-3-page-4.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Henry Odile et Pierru Frédéric, « Les consultants et la réforme des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012/3 n° 193, p. 4-15. DOI : 10.3917/arss.193.0004--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Odile Henry et Frédéric Pierru

1. Philippe Bezès, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009.

2. Benjamin Lemoine, « Entre fatalisme et héroïsme. La décision politique face au « problème » de la dette publique (2003-2007) », Politix, 82, 2008, p. 119-145.

3. L’Institut de l’entreprise, l’Institut Montaigne, la Fondation pour l’innovation politique, le Club des acteurs de la moder-nisation de l’État ont tous rendus publics, au

cours des dernières années, des rapports et préconisations sur la réforme de l’État.

Les consultants et la réforme des services publics

La Révision générale des politiques publiques (RGPP) est lancée le 7 juillet 2008. Après un processus de réorganisations administratives démarré en 1992, proces-sus surdéterminé par les jeux complexes de concurrence et d’alliance entre déci-deurs politiques, grands corps de l’État, élus locaux, syndicats de fonctionnaires, la « réforme de l’État » territorial, qui voit fusionner les services déconcentrés de l’État en huit grandes directions régionales, semble, avec la RGPP, passer en mode industriel1. Déjà, en 2001, le vote de Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) avait bousculé le subtil équilibre politique entre le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Fonction publique et le ministère des Finances ; ce dernier s’est alors retrouvé à la tête de lignes managériales très centralisées, « pilotant » l’activité des ministères à l’aide d’indicateurs de performance, avec comme impératif caté-gorique la rationalisation des dépenses publiques. Dans le prolongement de cette dynamique de « budgétisation » de la réforme de l’État, le ministère des Finances s’est doté, en 2005, d’une nouvelle Direction générale de la modernisation de l’État (DGME). Peu de temps après, en 2006-2007, des « audits de modernisation » sont lancés pour passer au crible les politiques publiques afin d’identifier les sources potentielles d’économies budgétaires.

La RGPP : Centralisation, politisation et technocratisation de la « réforme de l’État »

Dans le contexte de politisation de la question de la dette publique2 et de l’offensive des think tanks néolibéraux3, l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République et la nomination à des postes gouvernementaux clés de personnalités souvent issues,

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 193 p. 4-15

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4. À l’image de l’avocat d’affaires Nicolas Sarkozy mais aussi d’Éric Woerth, diplômé d’HEC passé par un grand cabinet de conseil américain (feu Arthur Andersen), ou encore Christine Lagarde, elle aussi avocate d’affaires expérimentée et très imprégnée de culture anglo-saxonne. Ce personnel politique renouvelé permet à une élite de

très hauts fonctionnaires acculturés depuis les années 1990 aux préceptes du New Public Management anglo-saxon de pousser leur avantage contre les « pesanteurs » inhérentes aux réformes administratives.5. Pour une présentation de cette expérience de réduction des déficits publics, lancée par le gouvernement

canadien dirigé par le libéral Jean Chrétien, Jocelyne Bourgon, “The government of Canada’s experience eliminating the deficit 1994-1999”, The Centre for International Governance Innovation, 2009, http://www.cigionline.org/publications/2009/9/prorgram-review-government-canadas-experience-eliminating-deficit-1994-99-

canadi.6. Jacqueline Doneddu, « Quelles missions et quelle organisation de l’État dans les territoires ? », Les rapports du Conseil économique, social et environnemental, Paris, Les Éditions des journaux officiels, novembre 2011, p. 28.

non de la haute fonction publique, mais du monde des affaires4, systématisent et radica-lisent les évolutions amorcées au début des années 2000. Un Conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP), placé sous la présidence du président de la République, est mis sur pied, tandis qu’est enclenchée l’ambitieuse Révision générale des politiques publiques (RGPP), inspirée de l’expérience canadienne (Canadian Program Review5). Le dispositif est à la fois souple, très centralisé, très technocratique et très opaque puisqu’il associe, au sein de petites task forces, les plus hauts niveaux politiques (l’Élysée et Matignon), des membres des corps d’inspection ministériels et interministériels et, sur-tout, des consultants issus des grands cabinets internationaux. Les objectifs sont clairs pour les ministères ainsi « évalués » : il leur faut impérativement réduire leurs dépenses, repenser leur rôle et leurs missions, éventuellement en favorisant l’externalisation vers le privé de la mise en œuvre des politiques publiques dont ils ont la charge. Pas moins de 332 décisions de réorganisation sont ainsi arrêtées pour la période 2009-2011.

Pourtant, à compter de 2010, plusieurs rapports publics critiquent vertement à la fois les modalités et les résultats de la réforme de l’État version RGPP. Ainsi, le Conseil économique, social et environnemental exige de « suspendre temporairement, pour évaluer et réorienter, la Révision générale des politiques publiques » car, selon l’auteure de ce rapport : « Au terme de quatre années de restructurations, la RGPP suscite des critiques convergentes (commissions parlementaires, Cour des comptes, corps de l’ins-pection générale, ensemble des associations d’élus, professionnels exerçant dans les administrations publiques, organisations syndicales de salariés, plusieurs associations, etc.). Ce fait, assez exceptionnel pour être souligné, justifie la suspension de la RGPP afin d’évaluer ses effets avant d’opérer les réorientations qui en découleront. En effet, les griefs exprimés sont aussi assortis de recommandations précises portant sur l’essence de la réforme, les méthodes de sa conduite, les procédures de suivi et d’évaluation. [...] À cet égard, des critiques soulignent l’absence de recherche de l’implication des citoyens (“le citoyen est souvent le grand oublié”) dans une réforme qui les concerne pourtant6. »

L’on retrouve des critiques proches dans le rapport du médiateur [voir encadré

« Les services publics : fusion ou fission ? », ci-contre], qui dénonce de son côté des « politiques publiques brouillées par l’empilement législatif », « les dommages collatéraux dus aux réformes précipitées », « des ambitions politiques qui se heurtent aux moyens limités », « la méconnaissance des textes par les citoyens », « une loi pas toujours applicable ». L’on pourrait étendre aisément ce diagnostic à l’ensemble des fusions administratives de l’État territorial (comme les agences régionales de santé ou les préfectures). Toujours en 2010, une commission sénatoriale mise en place à l’initiative du groupe socialiste,

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Les services publics : fusion ou fission ?

« Il aurait été par exemple souhaitable que les créations du RSI (régime social des indépendants), de Pôle Emploi, de la Camieg (Caisse d’assurance maladie des industries électrique et gazière), qui ont généré de véritables petites révolutions dans les services administratifs des organismes sociaux, soient précédées de mises en commun progressives accompagnées par un management attentif et pédagogue et qu’elles se mettent en place dans un contexte de rodage et de calage. Mais les agents ont dû, tout en gérant les dossiers de deux millions

de cotisants au RSI et ceux des trois millions et demi de chômeurs, absorber et s’approprier en urgence de nouvelles pratiques sans cadre spécifique, sans accompagnement adapté. Résultat : ce sont les usagers qui font les frais de cette absence de pédagogie de la décision et de défaillances managériales et/ou technologiques. »

Médiateur de la République, Rapport annuel 2010, p. 13.

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7. Michèle André, « La RGGP dans les préfectures : pour la délivrance des titres, la qualité du service public est-elle en péril ? », Rapport d’information, 35, 13 octobre 2010 ; voir aussi Dominique de Legge, Rapport d’information, 666, 22 juin 2011. 8. Cour des comptes, Rapport annuel 2010.

estime que la RGPP « n’a fait l’objet d’aucune évaluation de ses effets, en dehors des rapports d’étape soumis au conseil des ministres […]. Au Parlement, aucun débat public n’a eu lieu. Les effets de la RGPP ne sont étudiés qu’au travers des rapports budgétaires qui, au Sénat, sont très critiques7 ». Ici, c’est le processus décisionnel centralisé et technocratique de la RGPP qui est mis en cause. Ces trois rapports publics ont en commun d’être le fait de catégories d’agents évincés des décisions de réorganisation administrative : « corps intermédiaires » (parlementaires, syndicats) dans le cas du Conseil économique, social et environnemental et du Sénat, « usagers » dans le cas du rapport du Médiateur de la République.

Cela étant, les critiques fusent aussi du côté des institutions qui devraient, au contraire, se reconnaître dans la démarche essentiellement budgétaire de la RGPP. Ainsi, la Cour des comptes remet en question les économies réalisées ou prévues par la RGPP, soit sept milliards pour la période 2009-2011 et dix milliards pour la période 2011-2013. En 2010, elle questionne « la traçabilité des décisions mises en œuvre, notamment de leurs effets budgétaires, insuffisante. Leurs évolutions ne sont jamais présentées dans les rapports successivement publiés et la RGPP se présente comme un flux de décisions permanentes, alors que leur contenu évolue avec le temps8 ». 100 000 postes de fonctionnaires sont, en effet, supprimés entre 2007 et 2009. Cependant, ces suppressions ne semblent pas avoir engendré d’économies budgétaires substantielles car, d’une part, la moitié des gains de l’application du principe de non remplacement d’un fonctionnaire sur deux a été rétrocédée à certains fonctionnaires et, d’autre part, beaucoup de ministères ont surestimé le nombre de fonctionnaires partant en retraite.

Au final, des trois objectifs assignés à la RGPP – économies budgétaires, « amélio-ration de la qualité du service rendu aux usagers », « modernisation des administra-tions publiques » –, aucun ne semble avoir été atteint. Le constat de la multiplication de décisions prises « en chambre », de mises en œuvre précipitées et autoritaires, de systèmes de décision de plus en plus verticalisés, de l’absence d’implication des agents de la fonction publique et des « usagers », du défaut d’évaluation des effets des mesures décidées, de l’opacité des conséquences budgétaires n’empêche pas, dans le contexte de dramatisation de l’état des finances publiques, la RGPP d’être reconduite, sinon intensifiée.

La double réalité de la réforme de l’État version RGPP

La RGPP est emblématique de la double réalité de la « réforme de l’État » et des services publics : d’un côté, le périmètre d’intervention directe de l’État, selon les modalités caractéristiques de l’après-guerre (nationalisations, services publics, déve-loppement du fonctionnariat, etc.), est réduit, de l’autre l’action publique connaît une « caporalisation » concomitante de l’acclimatation à la « nouvelle gestion publique »

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9. Laurent Bonelli et Willy Pelletier (dir.), L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, Paris, La Découverte/Le Monde diplomatique, coll. « Cahiers libres », 2010.10. Susan Strange, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Paris, Temps présent, 2011 [1996], p. 29.11. Pour une critique pionnière de cette thèse, Jean Leca et Bruno Jobert, « Le dépérissement de l’État. À propos de “L’acteur et le système” de Michel Crozier et Ehrard Friedberg », Revue française

de science polit ique, 30(6), 1980, p. 1125-1170.12. Philippe Bezès et Frédéric Pierru, « État, administration et politiques publiques : les dé-liaisons dangereuses. La France au miroir des sciences sociales nord-améri-caines », Gouvernement & action publique, 2, à paraître en 2012.13. Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009 ; François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie

française, Paris, Demopolis, 2007.14. Étienne Pénissat, « L’État des chiffres. Sociologie du service de statistique et des statisticiens du ministère du Travail et de l’Emploi (1945-2008) », thèse de doctorat de science politique, Paris, EHESS, 2009 ; Nicolas Belorgey, L’Hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Enquêtes de terrain », 2010.15. Patrick Le Galès et Alan Scott, « Une révolution bureaucratique britannique ? Autono-mie sans contrôle ou “freer markets, more

rules”», Revue française de sociologie, 49(2), 2008, p. 301-330.16. Paul du Gay et Alan Scott, « Transforma-tion de l’État ou changement de régime ? De quelques confusions en théorie et sociologie de l’État », Revue française de sociologie, 52(3), 2011, p. 537-557.17. Desmond King et Patrick Le Galès, « Sociologie de l’État en recomposition », Revue française de sociologie, 52(3), 2011, p. 453-480.

dans la haute administration française9. Cette double réalité met à mal la thèse, longtemps en vogue dans les années 1980 et 1990, y compris – et surtout – dans les sciences sociales, de l’« évanescence de l’État », du « retrait de l’État », de l’avènement de la « gouvernance dépolitisée » et de l’« État creux ». Emblématique de cette thèse est l’ouvrage de Susan Strange, spécialiste de relations internationales. Constatant la montée en puissance de nouvelles catégories d’agents – assureurs et opérateurs de la finance de marché, cabinets de conseil, mafias, « éconocrates » des organisations internationales, multinationales –, celle-ci soutient que « les forces impersonnelles des marchés mondiaux – davantage organisées depuis l’après-guerre, par l’entreprise pri-vée via la finance, l’industrie et le commerce que par les décisions conjointes des gou-vernements – sont désormais plus puissantes que les États censés incarner l’autorité politique ultime sur la société et l’économie10. »

En fait, il semble que l’« évanouissement » de l’État était davantage dans l’œil des sociologues et des politistes, poussés aux audaces conceptuelles par la concurrence aca-démique et par la dépendance à la demande sociale, que dans la réalité étatique elle-même11. En particulier, la « dé-liaison » des recherches sur l’État, sur l’administration et sur l’action publique, au profit de ces dernières, a conduit les chercheurs français à insister excessivement sur les phénomènes de fragmentation, sinon de dispersion, et d’ouverture, de l’État12. De fait, avec le regain d’intérêt, à partir de la fin des années 1990, pour l’État, les structures administratives et le travail des fonctionnaires, petits et grands, le balancier repart dans l’autre sens : les réflexions récentes sur la rationalité politique néolibérale13, ou encore les recherches empiriques sur les réformes des services publics inspirées du New Public Management, rappellent aux chercheurs en sciences sociales combien les agents étatiques continuent de jouer un rôle-clé dans les dynamiques de recomposition des États14. Dans certains cas, comme en Grande-Bretagne mais aussi en France, les réformes, loin de déboucher sur le retrait de l’État, participent d’une recentralisation et même d’une « seconde révolution bureaucratique »15.

Aussi, on ne peut s’étonner que, confrontés à une certaine permanence de l’État16, certains sociologues ou politistes en appellent à la définition de nouveaux concepts aptes à saisir aussi bien les recompositions que les permanences de la réalité étatique17. En cela, ils rejoignent les réflexions d’économistes hétérodoxes, tel James K. Galbraith

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18. James K. Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, coll. « Économie humaine », 2009 [2008], p. 192.19. John Clarke et Janet Newman, The Managerial State, Londres, Sage, 1997 ;

Béatrice Hibou, L’Inflation bureaucratique, Paris, La Découverte, à paraître en 2012.20. Actes de la recherche en sciences sociales, « L’évaluation : contextes et pratiques », 189, septembre 2011.21. « Il ne s’agit donc plus aujourd’hui d’une simple réforme de la bureaucratie,

mais, d’après le NPM, de défaire le lien qui rattache depuis si longtemps un citoyen à son État. Ce sur quoi porte la philosophie du NPM est une révision du contrat social (qui crée des obligations mutuelles entre les citoyens et l’État), avec pour consé-quence un détricotage de celui-ci. […] Le

citoyen a aujourd’hui gagné ou perdu en statut, selon le point de vue qu’on adopte, en devenant un “client”. Il est l’acheteur des services que vend l’État. », Ezra Suleiman, Le Démantèlement de l’État démocratique, Paris, Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 2005 [2003], p. 260.

qui définit l’État contemporain comme un « État prédateur » : « Une coalition d’adversaires implacables du cadre réglementé dont dépend l’intérêt public, compo-sée d’entreprises dont les principales activités lucratives concurrencent en tout ou partie les grands services publics de l’increvable New Deal. Une coalition qui cherche à prendre le contrôle de l’État, pour empêcher l’intérêt public de s’affirmer mais aussi pour braconner dans les flux économiques créés par l’intérêt public passé. […] Aucune de ces entreprises n’a intérêt à rétrécir l’État, et c’est ce qui les distingue des conservateurs à principes. Sans l’État et ses interventions économiques, elles n’existeraient pas elles-mêmes, et elles ne pourraient pas jouir du pouvoir de marché qu’elles sont parvenues à exercer. Leur raison d’être est plutôt de tirer de l’argent de l’État – tant qu’elles le contrôlent18. » En effet, l’État néolibéral n’intervient pas moins que l’État d’après-guerre, il intervient selon d’autres voies et d’autres finalités : introduction d’instruments visant à instiller de la concurrence dans la sphère publique, « régulation » de la concurrence entre « opérateurs » privés et publics dans la four-niture de certains services publics, mise au point de batterie d’indicateurs de mesure de la « performance », encadrement des conduites individuelles par des systèmes d’incitation informationnelles et monétaires, etc.

Au-delà de l’alternative public/privé : repenser l’État ?

Autrement dit, le couple notionnel État/marché, si profondément ancré dans les têtes, est un obstacle épistémologique à la saisie de la spécificité de l’État néolibéral et des logiques de prédation de la sphère publique qu’il soutient et alimente. La privatisation et la libéralisation ne sont en aucune façon le résultat de pressions externes de nature économique (« la globalisation ») mais relèvent bien d’un projet politique défendu par certaines élites étatiques alliées à des intérêts privés, comme les cabinets de conseil. Il en résulte non une « désétatisation » de la société et un recul de la bureaucratie, mais au contraire la poursuite de l’étatisation de la société par d’autres moyens, au service d’intérêts différents que ceux que l’État servaient dans la période 1945-1980, et l’avènement de nouvelles formes bureaucratiques que l’on pourrait qualifier de « néo-libérales »19. Cette bureaucratie revue et corrigée par le New Public Management, diffère de la bureaucratie wébérienne classique en ce qu’elle apparaît plus fragmentée (en « agences ») et gouvernée par le principe de concurrence, en ce qu’elle est équipée de nouveaux instruments d’action publique comme la contractualisation et le pilotage par les indicateurs20, en ce qu’elle promeut une posture consumériste là où les formes antérieures s’adressaient à des « assujettis » ou des « citoyens »21.

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22. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.23. Sébastien Laurent, « Pour une autre histoire de l’État. Le secret, l’information politique et le renseignement », Vingtième siècle, revue d’histoire, 83, 2004,

p. 173-184 ; François Buton et Nicolas Mariot (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, Paris, PUF, coll. « Curapp », 2009.24. Par exemple récemment James Mahoney et Kathleen Thelen, Explaining Institutionnal Change: Ambiguity, Agency and Power, Cambridge, Cambridge Univer-

sity Press, 2009. Pour une synthèse des avancées de ce courant de recherches, voir P. Bezès et F. Pierru, « État, administration et politiques publiques… », art. cit.25. Philippe Bezès et Patrick Le Lidec, « Ordre institutionnel et genèse des réformes » et « Ce que les réformes font

aux institutions », in Jacques Lagroye et Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2010, p. 55-73 et p. 75-101.26. E. Suleiman, Le Démantèlement de l’État démocratique, op. cit., p. 385.27. S. Strange, Le Retrait de l’État…, op. cit., p. 22.

A posteriori, ces inflexions de la recherche académique valident la posture théorique et méthodologique de Pierre Bourdieu. Refusant le point de vue scolastique des tra-vaux d’inspiration marxiste et fonctionnaliste, plaidant pour des analyses de longue période ancrées empiriquement, le « structuralisme génétique » de Pierre Bourdieu22, et à sa suite, les travaux de socio-histoire23 sont logiquement conduit à mettre l’accent sur la dynamique de long terme d’étatisation et de « mise en administration » de la société. L’histoire structurale de l’État que Pierre Bourdieu appelait de ses vœux permet d’éviter de tomber dans le piège de la « nouveauté radicale » et de céder aux sirènes des discours réformateurs pour mieux replacer les changements observés dans le court et moyen terme de l’histoire longue des trajectoires étatiques natio-nales. Ce faisant, la sociologie rejoint les conclusions des nombreux travaux anglo-saxons d’inspiration néo-institutionnaliste, à dominante sociologique ou historique24, qui montrent comment l’acclimatation du New Public Management se fait sous contraintes institutionnelles nationales, selon des voies parfois inattendues et des résultats qui ne le sont pas moins.

Pour une histoire structurale de l’État et de sa « réforme »

Il s’agit donc de tenir la dialectique des projets et stratégies réformateurs (les court et moyen termes) d’un côté, les institutions (le long terme) de l’autre25. Cette entre-prise va de pair avec la volonté d’identifier précisément les intérêts mobilisés autour des « réformes » à rebours des analyses qui font appel à des processus abstraits pour expliquer (voire légitimer) les changements observés ou des dénonciations générales invoquant des intérêts très généraux (le « patronat », les « multinationales », etc.). Ainsi devient-il possible de combler un vide préoccupant, ainsi que le notait récem-ment Ezra Suleiman : « en d’autres termes, la réforme de l’administration publique, comme toutes les réformes, a ses gagnants et ses perdants. On n’a encore entrepris aucune analyse pour chercher à savoir qui pourraient être les principaux bénéfi-ciaires de ces réformes26 », propos qui font écho à ceux, antérieurs de vingt ans, de Susan Strange : « Se plonger dans les détails pratiques d’une technique, ou dans les processus de décision stratégique des entreprises ou des ministères, est une bonne façon de mettre à l’épreuve les abstractions de la théorie, quitte à modifier celle-ci ou à élaborer des schémas d’explication différents27. »

Il est donc urgent pour les sciences sociales de s’atteler à cette tâche de carac-térisation sociologique des coalitions qui définissent et promeuvent les réformes et les intérêts que celles-ci servent, mais toujours sous contraintes institutionnelles

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28. Sur les relations entre managérialisme et retour du politique, Françoise Dreyfus, L’Inven-tion de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis (XVIIIe-XXe siècle), Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Histoire contemporaine », 2000.

29. Denis Saint-Martin, Building the New Managerialist State: Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Compara-tive Perspective, Oxford/New York, Oxford University Press, 2001 ; Isabelle Berrebi-Hoffmann et Pierre Grémion, « Élites intel-

lectuelles et réforme de l’État. Esquisse en trois temps d’un déplacement d’expertise », Cahiers internationaux de sociologie, 126, 2009, p. 39-59.30. Julie Gervais, « La réforme des cadres de l’action publique ou la fabrique d’un

“nouveau” corps des Ponts et Chaussées. Impératifs managériaux, logiques adminis-tratives et stratégies corporatistes (fin du XXe siècle) », thèse de doctorat de science politique, Lyon, université Lumière Lyon 2, 2007.

et politiques. La RGPP constitue ainsi, de ce point de vue, un moment ou, mieux, une configuration spécifique des agents mobilisés autour de la « réforme de l’État », configuration dont les spécificités ne peuvent être appréciées qu’au regard des configurations antérieures du « souci de soi de l’État » : l’association des plus hauts niveaux politiques, des grands corps d’inspection et de grands cabinets de conseil dessine une coalition très différente de celles observées par le passé28. Cependant, parce qu’elles ont défini peu à peu une catégorie et un secteur d’action publique spécifique où l’État se prend lui-même comme objet de réforme, les séquences précédentes ont rendu possible, sans toutefois la rendre inéluctable, l’avènement de cette « rupture » qu’est la RGPP.

Le dossier ici présenté met en évidence la recomposition de l’économie des échanges entre les élites (politiques, administratives et économiques) constitutives du champ du pouvoir et la « fluidification » de la circulation entre ces trois espaces sociaux. Dans cette perspective, la RGPP oppose moins secteurs public et privé qu’élites d’un côté, fonctionnaires subordonnés et « usagers » de l’autre. En effet, loin de se conformer aux signes, vocabulaire et pratiques de la « modernité » managériale, soi-disant spécifiques au secteur privé, une fraction de l’élite de l’État, progressive-ment convertie aux finalités néo-managériales, produit savoirs et pratiques ad hoc et s’appuie, pour la mise en œuvre des réformes et le contournement des résistances qu’elles soulèvent, sur le savoir-faire des grands cabinets (notamment américains) de conseil. Si le poids de ces derniers se trouve renforcé au sein de l’État, les experts sont cependant maintenus dans une position subordonnée vis-à-vis des élites admi-nistrative et politique. Cette position modeste et technique des experts est même la condition de leur intégration au sein des dispositifs institutionnels de prise de décision, comme le montre l’analyse diachronique du processus (très discret) de privatisation de l’assurance maladie.

Sans préjuger de son caractère inéluctable ou irréversible, la reconfiguration des rapports de forces qui structurent aujourd’hui l’État apparaît comme une des clés explicatives de la montée en puissance d’une telle expertise gestionnaire. Le dévelop-pement, plus tardif en France qu’en Grande-Bretagne ou au Canada29, d’une industrie du conseil en réforme de l’État, est moins lié à l’affaiblissement des grands corps de l’État (et tout particulièrement des corps d’ingénieurs), et de leurs institutions de reproduction, qu’à leurs profondes mutations30. Adopter une telle perspective nécessite de rompre avec une lecture internaliste de l’État et ouvre de nouvelles pistes de recherche replaçant les temps forts des réformes des services publics dans les trans-formations structurales de plusieurs sous-champs du champ du pouvoir : le champ

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31. Le pourcentage d’énarques dans les cabinets ministériels augmente de 22 % à 36 % entre 1984 et 1997. Cependant, sur l’ensemble de la fonction publique, la proportion d’énarques chute de 90 % en 1958-1983 à 70 % de 1984 à 1997. Ce recul est le résultat de la conjonction de plusieurs phénomènes : recrutement de non-fonctionnaires (fidèles du parti, nomina-tion d’agents issus du secteur privé), perte d’influence des normaliens littéraires et des polytechniciens et, surtout, pantouflage des agents issus des grands corps de l’État. E. Suleiman, Le Démantèlement de l’État démocratique, op. cit., p. 291-292.32. Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la Cinquième République (1946-1962), Paris,

Presses de sciences po, 1998 ; Vincent Dubois et Delphine Dulong, La Question technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Sociologie politique européenne », 1999 ; Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, CHEFF, 1991.33. Philippe Bezès, “Bureaucrats and politi-cians in the politics of administrative reform in France (1988-1997)”, in Guy Peters et Jon Pierre (éds), Politicians, Bureaucrats and Administrative Reform, New York, Routledge, 2011, p. 47-60 ; Luc Rouban, « Les énarques en cabinets : 1984-1996 »,

Les Cahiers du CEVIPOF, 17, 1997 ; Luc Rouban, La Fin des technocrates ?, Paris, Presses de sciences po, 1998.34. Alain Garrigou, Les Élites contre la République. Sciences Po et l’ENA, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2001 ; François-Xavier Dudouet et Éric Grémont, Les Grands Patrons en France. Du capitalisme d’État à la financiarisation, Paris, Lignes de repères, 2010.35. Actes de la recherche en sciences sociales, « Sociologie de la mondialisation. Héritiers, cosmopolites, mercenaires de l’impérialisme et missionnaires de l’univer-sel », 151-152, mars 2004.36. Actes de la recherche en sciences sociales, « Le pouvoir économique. Classes

sociales et mode de domination (1) », 190, décembre 2011.37. Odile Henry, « Un savoir en pratique. Les professionnels de l’expertise et du conseil », thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 1993.38. Sylvain Thine, « Les consultants et les systèmes d’information. La déforma-tion de l’espace du conseil français sous l’effet des nouvelles technologies (1990-2005) », thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2008 ; Catherine Sauviat, « Deux professions dans la tourmente. L’audit et l’analyse financière », Actes de la recherche en sciences sociales, 146-147, mars 2003, p. 21-41.

politique, avec la technocratisation des principaux postes à responsabilité31 ; le champ bureaucratique, avec la montée en puissance, perceptible depuis l’après-guerre, d’un nouvel ethos, fondé sur l’expertise économique et comptable, au détriment du droit32, la politisation plus récente de la haute fonction publique33, le désintérêt de l’élite des hauts fonctionnaires pour les postes publics au profit du pantouflage dans le secteur privé, considéré comme plus à même de « booster » une carrière, puis leur retour au sein de l’État34 ou encore la « gestionnarisation » d’administrations qui avaient construit leur identité contre celle de l’administration des Finances ; le champ des Grandes écoles (la montée en puissance du modèle des business schools et l’interna-tionalisation des institutions de formation des serviteurs de l’État35).

Ces transformations de la structure de l’État sont à mettre en relation avec les changements morphologiques des élites économiques, et plus globalement avec la montée en puissance, au sein du champ du pouvoir, des élites issues du commerce, de la finance et du conseil (au détriment par exemple des élites industrielles)36. Elles sont également à rapporter à l’internationalisation et à la concentration de l’espace du conseil. Entamé au cours des années 1980, lorsque les ingénieurs issus des grandes écoles nationales, occupant jusque-là les positions dominantes de cet espace, se voient contraints d’acquérir une formation à la gestion – à l’INSEAD, HEC ou au sein d’une business school américaine – pour conserver leur emprise sur les cabinets les plus convoités37, le processus de restructuration de l’espace, au profit d’un pôle économique incarné par les grands cabinets anglo-saxons et américains, s’accélère avec la nécessité de développer des prestations de haute technicité (telles que les Enterprise Resource Planning, ERP) permettant de restaurer la croyance dans une profession marquée alors par les scandales financiers38. Les mutations observées au sein de l’espace du conseil ont largement précédé celles qui s’affirment depuis une dizaine d’années au sein des institutions de formation et de recrutement des élites administratives, comme si l’univers du conseil formait, lors des années 1990, une sorte de prototype social, un laboratoire au sein duquel sont collectivement encoura-gées les dispositions constitutives d’un « néo-sujet » : brouillage des identités sociales,

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39. O. Henry, « Un savoir en pratique… », op. cit. et ibid., « La construction d’un monde à part. Processus de socialisation dans les grands cabinets de conseil », Politix, 39, 1997, p. 155-177.

contestation des hiérarchies établies (et tout particulièrement scolaires), dépasse-ment de soi, surinvestissement dans le travail considéré comme support privilégié de réalisation personnelle, exacerbation de l’esprit de concurrence39.

Ce que font les cabinets de conseil à l’État

Ces transformations conjointes expliquent en dernier ressort que, bien que la réforme de l’État ait constitué depuis plus d’un siècle un objet de convoitise pour les cabinets de conseil, les consultants n’aient été que récemment associés au plus haut niveau de sa mise en œuvre. L’analyse diachronique des relations établies entre certaines administrations et les consultants fait apparaître, pour chaque contexte, les conditions de leur réception au sein de l’État, liées, au-delà des alliances politiques, à la force des arrangements institutionnels hérités de l’histoire : dé-liaison, avant la Seconde Guerre mondiale, entre la critique libérale et la critique gestionnaire de l’État, prise en charge de réformes par « petites touches » de l’État par des ingénieurs issus des grands corps et favorables à un interventionnisme établissant les conditions d’une concurrence généralisée ; renoncement, en l’absence d’une politique publique, à l’élaboration d’une doctrine générale à vocation théorique (le management public) et balkanisation, des années 1970 au début des années 1990, des savoirs gestion-naires portés par les cabinets de conseil, qui ne disposent pas d’une véritable assise institutionnelle au sein de L’État. Aussi, lorsque le compromis historique est remis en cause, au cours des années 1990, c’est à l’initiative de certains hauts fonction-naires, producteurs d’un savoir global et porteurs d’une politique publique, et non des consultants, voués jusque-là aux interventions techniques et parcellisées. Si la position subordonnée des cabinets de conseil (et des experts extérieurs à l’État) semble constituer un invariant historique des processus de réforme, reste alors à déterminer ce que les consultants font réellement, aujourd’hui, à l’État.

D’abord, ils équipent techniquement les hauts fonctionnaires chargés du pilo-tage des commissions dédiées à l’élaboration de la nouvelle architecture de l’État (et tout particulièrement au sein de la Direction générale de la modernisation de l’État, DGME), offrant des prestations de management des systèmes informatiques ou encore de Lean Management. De surcroît, ils participent à une véritable « mise sous perfusion » idéologique : important (traduisant, adaptant, diffusant, etc.) idées et standards de gestion, « ouvrant les esprits » et convertissant les clients poten-tiels aux concepts qu’ils agitent. Endossant, au sein des think tanks consacrés à la modernisation de l’État, le rôle de « passeur » entre élites administratives, politiques et économiques, ils rendent plus perméables les frontières entre ces groupes et jouent de leur position « d’agents doubles » pour faire converger les intérêts et développer les liens entre ces élites, donc favoriser leur intégration.

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40. Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole, Paris, Fayard,1995. 41. Paula Cristofalo Sevilla, « Syndicalisme et expertise. La structuration d’un milieu de l’expertise au service des représentants du personnel (de 1945 à nos jours) », thèse de doctorat de sociologie, Nanterre, université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011.

Ensuite, ils disposent d’un véritable savoir-faire dans l’art d’accompagner les réformes, de « communiquer » et de vaincre les résistances. Au sein d’EDF, par exemple, ils s’ap-puient sur certaines dispositions sociales – comme la croyance dans l’excellence tech-nique – d’agents occupant des positions dominées qu’ils promeuvent alors responsables du projet de « modernisation ». Dans d’autres services publics, comme l’audiovisuel, ils adoptent une novlangue gestionnaire, souvent incompréhensible pour les salariés, mais dont l’efficacité symbolique, on pourrait presque dire « magique » tant elle paralyse, repose en partie sur l’intériorisation de la disqualification de la bureaucratie d’État et de ses fonctionnaires – i.e. de leurs « privilèges » et de leurs « archaïsmes » –, intério-risation qui est elle-même le produit d’un très long processus d’inculcation.

Enfin, et c’est sans doute l’un des effets les plus paradoxaux de l’imposition d’un management néolibéral porté par des directions souvent issues du monde du conseil, la réforme des services publics engendre un recours accru, dans les entreprises publiques récemment transformées en sociétés anonymes, aux cabinets de conseil. Lorsqu’il ne suscite pas des stratégies de retrait, ce nouveau management peut favoriser l’interven-tion, à la demande des Institutions représentatives du personnel (IRP), de cabinets de contre-expertise agréés par le ministère du Travail40. Si la possibilité d’un recours à ce type d’expertise est ancienne, le secteur est aujourd’hui en plein essor, la ferme-ture des élites sur elles-mêmes favorisant le développement d’autres formes de résis-tance collective41. Cependant, comme le montre le cas de France Télécom Orange, le recours à une telle expertise ne fait pas l’unanimité au sein de l’univers syndical : outre le fait qu’elle tend à se substituer à l’expertise à laquelle prétendent tradition-nellement les syndicats (expertise fondée sur des savoirs juridiques) et à importer dans cet univers les règles et les normes du champ du conseil, auquel participent ces cabinets atypiques, une telle expertise contribue à transformer profondément le registre de l’action syndicale et engendre des effets spécifiques qui restent à analyser.

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