Le timbre baroque dans Medeamaterial de Pascal Dusapin

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Le timbre baroque dans Medeamaterial de Pascal Dusapin Jonathan Nubel Nubel, Jonathan, «Le timbre baroque dans Medeamaterial de Pascal Dusapin», Mu- simédiane, 7, 2013, http ://www.musimediane.com/spip.php ?article153 Résumé Medeamaterial est une œuvre importante de Pascal Dusapin qui a été rejouée de nombreuses fois depuis sa création, mais c’est aussi une œuvre originale puisqu’elle confronte une écriture moderne à des instruments anciens. Dans cet article, sont examinés quelques aspects du timbre baroque – en particulier celui des créateurs de l’œuvre – dans le cours de la partition, pour conclure sur les notions même d’instrument et de timbre baroques questionnées par cette œuvre dans le contexte de la création actuelle. Introduction Le répertoire contemporain destiné au instruments anciens, pour anecdotique qu’il soit dans le flot des créations musicales actuelles, n’a pourtant pas cessé de croître dans les dernières décennies interrogeant à la fois l’influence de la tradition sur la modernité et la contemporanéité même des instruments «historiques». Nombre de ces productions n’ont malheureusement été que des passages sans lendemains à la fois pour les compositeurs – souvent une seule œuvre au catalogue, mineure ou en tout cas rarement rejouée 1 – et pour les interprètes, qui n’ont pour la plupart que peu l’habitude de la confrontation avec la musique d’aujourd’hui 2 . L’œuvre de Pascal Dusapin fait exception au moins sur deux points : son importance tant dans son propos que dans les nombreuses reprises qu’elle a suscitées. L’idée de l’opéra Medeamaterial est née en 1991 de la volonté de Bernard Foccroulle – alors directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles et dédicataire de l’œuvre – de commander un prologue contemporain au Didon et Enée de Henry Purcell, la musique du prologue original ayant été perdue 3 . Le choix de Pascal Dusapin 4 a alors été de conserver une homogénéité d’instrumentation entre sa composition et celle de Purcell, confrontant ainsi sa musique à un timbre particulier, celui de la Chapelle Royale et 1. Cela est surtout vrai pour les oeuvres destinées à des ensembles «baroques», certains compositeurs ayant un intérêt marqué et récurrent pour des instruments précis comme par exemple les cordes sympathiques (viole d’amour, baryton) chez Klaus Huber. 2. Ici aussi, il faut remarquer quelques exceptions notamment chez les violistes (Matthieu Lusson, l’ensemble Fretwork ) ou certains violonistes qui intègrent des œuvres actuelles à leur répertoire tels que Chiara Banchini ou même Sigiswald Kuijken. 3. La création a eu lieu le 13 mars 1992 au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Un disque – qui a servi ici aux extraits sonores – rassemblant les interprètes de la création a été pressé pour Harmonia Mundi (HCM 905215) en 1993. La partition est éditée par Salabert. 4. C’est Pascal Dusapin lui-même qui a choisi de collaborer avec l’orchestre de la Chapelle Royale plutôt qu’avec un ensemble spécialisé dans la musique contemporaine. 1

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Le timbre baroque dans Medeamaterial dePascal Dusapin

Jonathan Nubel

Nubel, Jonathan, «Le timbre baroque dans Medeamaterial de Pascal Dusapin», Mu-simédiane, 7, 2013, http ://www.musimediane.com/spip.php ?article153

RésuméMedeamaterial est une œuvre importante de Pascal Dusapin qui

a été rejouée de nombreuses fois depuis sa création, mais c’est aussiune œuvre originale puisqu’elle confronte une écriture moderne àdes instruments anciens. Dans cet article, sont examinés quelquesaspects du timbre baroque – en particulier celui des créateurs del’œuvre – dans le cours de la partition, pour conclure sur les notionsmême d’instrument et de timbre baroques questionnées par cetteœuvre dans le contexte de la création actuelle.

IntroductionLe répertoire contemporain destiné au instruments anciens, pour anecdotique qu’il

soit dans le flot des créations musicales actuelles, n’a pourtant pas cessé de croîtredans les dernières décennies interrogeant à la fois l’influence de la tradition sur lamodernité et la contemporanéité même des instruments «historiques». Nombre de cesproductions n’ont malheureusement été que des passages sans lendemains à la foispour les compositeurs – souvent une seule œuvre au catalogue, mineure ou en tout casrarement rejouée 1 – et pour les interprètes, qui n’ont pour la plupart que peu l’habitudede la confrontation avec la musique d’aujourd’hui 2. L’œuvre de Pascal Dusapin faitexception au moins sur deux points : son importance tant dans son propos que dansles nombreuses reprises qu’elle a suscitées.

L’idée de l’opéra Medeamaterial est née en 1991 de la volonté de Bernard Foccroulle– alors directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles et dédicataire de l’œuvre – decommander un prologue contemporain au Didon et Enée de Henry Purcell, la musiquedu prologue original ayant été perdue 3. Le choix de Pascal Dusapin 4 a alors été deconserver une homogénéité d’instrumentation entre sa composition et celle de Purcell,confrontant ainsi sa musique à un timbre particulier, celui de la Chapelle Royale et

1. Cela est surtout vrai pour les oeuvres destinées à des ensembles «baroques», certainscompositeurs ayant un intérêt marqué et récurrent pour des instruments précis comme parexemple les cordes sympathiques (viole d’amour, baryton) chez Klaus Huber.

2. Ici aussi, il faut remarquer quelques exceptions notamment chez les violistes (MatthieuLusson, l’ensemble Fretwork) ou certains violonistes qui intègrent des œuvres actuelles à leurrépertoire tels que Chiara Banchini ou même Sigiswald Kuijken.

3. La création a eu lieu le 13 mars 1992 au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Un disque– qui a servi ici aux extraits sonores – rassemblant les interprètes de la création a été pressépour Harmonia Mundi (HCM 905215) en 1993. La partition est éditée par Salabert.

4. C’est Pascal Dusapin lui-même qui a choisi de collaborer avec l’orchestre de la ChapelleRoyale plutôt qu’avec un ensemble spécialisé dans la musique contemporaine.

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du Collegium Vocale de Gand de Philippe Herreweghe. Il s’agissait donc de confronterà la fois deux histoires de couple tragiques 5 et deux esthétiques musicales a prioriétrangères. Musicalement et dramatiquement, cette confrontation allait s’avérer fortriche et contribuer à la longévité assez remarquable de cette œuvre qui a connu déjàcinq productions et anime encore cette saison l’actualité musicale avec la reprise del’œuvre chorégraphiée par Sasha Waltz et rebaptisée Medea 6.

Nous ne nous intéresserons ici pourtant qu’à la première production de l’œuvre,c’est-à-dire à sa création dans la rencontre entre un compositeur et ses interprèteset donc dans la conception même de la composition, pour tenter de mettre au jourquelques éléments musicaux et dramatiques de ce mélange des genres. Et c’est préci-sément sous l’angle du timbre que nous aborderons ces rapports.

Du Collegium Vocale comme instrument du drameEn collaborant avec Philippe Herreweghe, Pascal Dusapin ne se trouvait pas con-

fronté seulement à un ensemble baroque parmi d’autres, mais bien à une certaineesthétique et surtout à un certain son qu’on peut appeler – abusivement peut-être -«baroque». Cela est important à noter, car on ne saurait réduire cette idée du son – etmême, nous le verrons, du timbre – baroque à un absolu, sous le prétexte de l’historicitéde ses moyens de production. L’approche historiquement informée – loin de réduire lechamp sonore – semble au contraire avoir ouvert à d’innombrables possibilités. Cela,tout d’abord parce qu’elle entend différencier grandement – par l’instrumentation etles techniques de jeu – les différentes périodes de l’histoire de la musique 7. Mais aussiparce que ce son est en définitive l’élément le plus ténu et le plus dépendant peut-être des options esthétiques de l’interprète. A cet égard, ce que l’on appelle le «violonbaroque»par exemple est symptomatique de cette fragilité. En effet, dans ce cas précis,ce n’est pas tant l’instrument lui-même – malgré ses cordes en boyau et son archet– que l’art et la manière d’en jouer qui le rendent «baroque»notamment dans sontimbre 8. Il y a une pluralité d’approche du son baroque qui est donc particulièrementprégnante pour les cordes et bien sûr aussi pour le chant. L’approche de PhilippeHerreweghe s’inscrit ainsi dans une démarche particulière et, bien qu’historiquementréfléchie, très personnelle :

L’idéal d’autrefois était plutôt de «résonner»que de «vouloir«. Le mu-sicien pré-romantique n’essaie pas d’imposer sa propre voix, il rechercheavant tout la résonance. Résonance avec les autres parties, avec l’acous-tique, avec la nature, avec l’univers. [. . . ] Le caractère fondamentalementdifférent de cet idéal sonore, c’est-à-dire une résonance qui repose sur desrapports purement mathématiques, fit de la musique le reflet dans le mi-crocosme de la perfection du macrocosme. Un motet chanté avec limpiditédans une architecture à résonance juste, donc noble, donne sans doute unpetit avant-goût de paradis, ou certainement, comme disait Stendhal, «unepromesse de bonheur». 9

5. « La partie dialoguée de Matériau-Médée est presque le sténogramme de la dispute d’uncouple qui en est au dernier stade, ou dans une crise relationnelle » ; Müller, Heiner, Guerresans bataille. Vie sous deux dictatures, Paris, L’Arche, 1996, p. 270.

6. Il s’agit d’une reprise de la production crée à Luxembourg en 2007 et servie par leVocalconsort Berlin et l’Akademie für Alte Musik Berlin.

7. Voir à ce sujet le texte de Nikolaus Harnoncourt, «Musique et sonorité»dans Harnon-court, Nikolaus, Le discours musical, Paris, Gallimard, 1984, p.90-94.

8. Nous en avions illustré quelques aspects dans Nubel, Jonathan, «Les représentations ducorps dans le jeu sur le violon baroque», Entr’Actes, 2/2005, p. 157-168.

9. Herreweghe, Philippe, «De l’authenticité dans la pratique musicale»in Au bonheur desmusiciens : 150 ans de vie musicale à Bruxelles, Bruxelles et Tielt, Lanoo / Société philhar-monique de Bruxelles, 1997, p. 156.

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Placer la résonance au cœur de l’esthétique implique ainsi certaines manières quine sont pas nécessairement historiques et notamment l’absence de vibrato, entraînantla recherche des consonances les plus justes et finalement une certaine staticité duson qui garantit le bon mélange des voix et un grand contrôle de l’harmonicité. Cetteesthétique du chorus angelorum pourrait-on dire est au centre de la pratique vocalede Philippe Herreweghe depuis maintenant plus de trente ans.

Il semble que cet aspect du style Herreweghe n’ait pas échappé à Dusapin quijoue justement de ce statisme, de cette désincarnation, mais aussi de cette capacitéd’agir très finement sur l’intonation. En effet, et cela participe d’une certaine qualitédu timbre, Dusapin entend user d’un tempérament inégal – « un compromis entre unmésotonique et un Werckmeister 3 » dit-il 10 – et impliquant une différenciation desdièses et des bémols 11. Cela est particulièrement adapté à la pureté de ton et à laclarté des voix du Collegium Vocale.

Ce timbre particulier du chœur contraste fortement avec la voix de soprano co-lorature dévolue au personnage de Médée. Cela est particulièrement prégnant si l’onexamine le sonagramme de la première intervention du chœur (Figures 1 et 2, p. 4).

On perçoit ici visuellement ce qui frappe l’oreille : la grande stabilité des sons duchœur et de l’orchestre opposée au large vibrato de la soprano colorature et à sesincessants mélismes.

Il semble tout au long de la partition que la principale fonction de ce chœur duCollegium Vocale soit de marquer le contraste entre une Médée au bord de l’hystérie,extrêmement passionnée et lyrique, et l’implacable avancée de son destin, toujourscomme un écho intérieur de ses pulsions. Le caractère oppressant du drame qui se joueest par exemple particulièrement bien rendu dans la grande montée en crescendo desmesures 88-103. Aucun lyrisme ici, au contraire c’est l’aspect objectif, sans émotionapparente qui prévaut (Figure 3, p. 5).

Par la qualité particulière du timbre de ce chœur «baroque», Dusapin parvientainsi à isoler Médée dans sa douleur et son hystérie, et cela même lorsque sopranos duchœur et soliste se doublent à l’unisson, comme aux mesures 372-379 (Figure 4, 6.

Cette opposition entre deux strates aux qualités sonores très distinctes est aussiservie par l’orchestre et cela particulièrement dans des modes de jeu et d’écritureadaptée aux instruments baroques.

Écriture instrumentale et timbre baroqueDusapin joue ainsi non seulement de l’opposition entre les différents types de voix

– chœur et soliste, chœur et quatuor soliste – mais appuie encore la solitude de Médéeen assignant à l’orchestre le même rôle de moteur du drame. Pour cela, il fait usage detechniques d’écriture proches de celles du baroque et notamment de celles qui sont àl’œuvre dans le Didon et Énée de Purcell 12 : passacaille, perpetuum mobile, ostinati,modes anciens et «stile espressivo». Certaines de ces modalités du discours musicalsont largement affectées par le timbre particulier de ces cordes baroques.

L’évocation de la passacaille baroque ne présente pas au premier abord de spécifi-cité quant au timbre des instruments anciens, néanmoins un passage de la partition estcaractéristique du rôle généralement confié aux cordes dans la partition. Le fragment

10. Page I de la partition ; Salabert 19133.11. Cela a nécessité, d’après Dusapin, une recherche concrète, par tâtonnements et essais suc-

cessifs des moyens d’une technique d’écriture non tempérée (Formery, Christophe, L’utilisationdes instruments anciens dans la musique contemporaine : techniques instrumentales, procédésd’écriture et caractéristiques stylistiques et esthétiques, Mémoire de DEA, IRCAM/EHESS,1991, p. 89 sq.).12. Ces modes d’écriture ont étés listés dans Grabócz, Márta, «La notion de réécriture dans

Medeamaterial»dans Backès, Jean-Louis, Littérature et musique dans la France contempo-raine, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 289-313.

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Figure 1 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 34-44 - Partition

Figure 2 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 34-44 - Sonagramme

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Figure 3 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 84-92

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Figure 4 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 372-379

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déjà évoqué plus haut – les mesures 84 à 92 (Figure 3, p. 5) – traduit une douleurimmense et cette douleur immense, qui submerge d’une certaine manière tout l’opéra,est exprimée ici par une grande oppression. Aux mesures 84-87, les triton et secondemineure des violons et altos tenus sur une basse doublement chromatique – dans ledessin et dans la distance entre violoncelles et contrebasses – appellent, à fortiori dansle crescendo menant au forte, la concentration du son et la netteté des changements denotes que favorisent les corde et archets baroques. Les mesures suivantes demandentces même caractéristiques et avec les effets de messa di voce offrent une sonorité trèsparticulière.

Dans le même esprit, les passages en ostinati semblent appeler eux aussi le jeuneutre et le son concentré des cordes anciennes. Ainsi, le passage des mesures 222à 272, avec ses vibratos d’archet et ses accords statiques, est-il rendu propremententêtant par l’implacabilité froide des cordes (Figure 5, p. 8).

Le style motorique, meccanico, de certains passages est particulièrement intéres-sant du point de vue de l’articulation et du phrasé des cordes baroques. Aux mesures124 et suivantes, les cordes accompagnent le clavecin en pizzicati (ripieni) et sul ponti-cello legato (premiers solos). Ainsi le son métallique du clavecin est-il accentué par cehalo d’harmoniques du jeu sur le chevalet 13, tout en préservant une certaine qualitépercussive (Figure 6, p. 9).

Ces figures sont répétées plus loin (mesure 160 et suivantes), arco pour toutes lescordes, cette fois-ci dans des gestes beaucoup moins rythmiques, dans une expressionplus lancinante contrastant avec les ferraillements du clavecin.

Il faut remarquer en passant que, de fait, les passages mettant en jeu le clavecinprennent immédiatement une couleur baroque, couleur qui pourrait être accentuée parl’usage d’autres instruments de continuo, comme l’envisage Dusapin lui-même dans lapréface de la partition. Cet usage du clavecin sert presque exclusivement à marquerces moments en style motorique. Notamment dans le passage particulièrement agitédes mesures 176 et suivantes, la folie de Médée – portée par des sauts d’octave – estaccompagnée de figures désarticulées et mécaniques aux cordes et au clavecin (Figure7, p. 9).

Timbre baroque et créationDans toute la partition, les voix et les instruments «baroques»jouent un rôle très

particulier de mise à distance du personnage de Médée. Alors que le clavecin – pourses qualités rythmiques et même percussives – est associé surtout à la folie et à lafigure de Jason, à une marche inéluctable vers une issue dramatique, les voix et lescordes par le paysage lunaire qu’elles évoquent, la lumière tranchante et froide qu’ellesrayonnent, semblent isoler encore un peu plus Médée, la renvoyer encore plus loindans ses contradictions et son étrangeté. C’est dans la schizophrénie la plus complètequ’elle est plongée : héroïne mythique, à la fois bourreau et victime, elle est à la foisde notre temps et d’un autre temps, étrangère – d’abord à elle-même – mais en unterrain connu. Comme les instruments baroques utilisés ici. . .

Si cette œuvre de Dusapin continue de jouir d’un certain succès, cela est bien dû àcette dialectique si efficacement mise en scène entre création musicale contemporaine etinstruments anciens. Le compositeur joue ici principalement sur les qualités de timbrede ces voix et instruments. Pourtant il s’agit là d’un paramètre extrêmement fragile :on a pu constater une grande cohérence dramatique dans l’enregistrement réalisé parles créateurs de l’œuvre. Mais quelle part revient aux interprètes et quelle part auxinstruments ? Nous avons réduit l’étude à l’enregistrement qu’en a donné PhilippeHerreweghe pour des raisons pratiques – il s’agit du seul enregistrement commercial

13. La qualité du timbre du sul ponticello sur les cordes en boyau présente une différencesensible avec le jeu sur les cordes en acier.

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Figure 5 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 222-236

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Figure 6 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 124-127

Figure 7 – Pascal Dusapin, Medeamaterial, mes. 176-179

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de cette œuvre – mais aussi parce que se pose avec une certaine acuité la question del’identité même des instruments anciens.

Les instruments tombés en désuétude tels que le clavecin ne présentent certes pasde grande difficulté ontologique : le timbre du clavecin, même «moderne», reste suf-fisamment caractéristique pour le rattacher à une tradition ancienne. Mais qu’est-ceexactement qu’un violon baroque sinon, avant même ses qualités organologiques, unecertaine manière d’en jouer ? Que peut être une voix baroque sinon une technique dechant et surtout une interprétation particulière ? Comment définir un timbre baroqueen dehors des modes d’interprétation, des modes éphémères ? Car on peut bien parlerici «d’une exécution baroque appliquée à une musique d’aujourd’hui » 14, plus qued’une instrumentation baroque, l’œuvre pouvant être exécutée par un orchestre «mo-derne», comme cela s’est souvent présenté jusqu’ici. Probablement même, le «timbrebaroque»de l’Akademie für Alte Musik Berlin presque vingt ans plus tard est-il assezdifférent de celui de la création. Pour autant la confrontation entre instruments an-ciens et musique d’aujourd’hui ne doit pas être considérée comme un gadget ou unemode, mais bien comme un dialogue entre deux expressions contemporaines, comme lerenouvellement du timbre dans la création musicale qu’avait imaginé Antonin Artauden 1938 :

La nécessité d’agir directement et profondément sur la sensibilité parles organes invitent, du point de vue sonore, à rechercher des qualitésde sons absolument inaccoutumées, qualités que les instruments de mu-sique actuels de possèdent pas, et qui poussent à remettre en usage desinstruments anciens et oubliés, ou à créer des instruments nouveaux. 15

Il faut espérer que ces «timbres baroques»trouveront encore de nombreuses occa-sions d’affirmer leur modernité dans des œuvres sans pastiche ni nostalgie, mais quiles mettent en scène pour ce qu’ils sont, des productions de notre temps.

14. Ramaut-Chevassus, Béatrice, Musique et postmodernité, Paris, P.U.F., coll. «Que sais-je ?», 1998, p. 74.15. Artaud, Antonin, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 147.

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