Le commerce à Arles au Haut-Empire

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40 Comment comprendre la réalité du port de l’antique Arelate ? Elle se cache partout, à l’embouchure du Rhône, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer ou de Fos, et tout le long de ce grand fleuve. La décou- verte et l’analyse des épaves et de leurs cargaisons ramènent au grand jour une organisation insoupçon- née, au service d’un commerce intense, rayonnant dans tout l’Empire. Le commerce à Arles au Haut-Empire Médaillon de lampe à huile découvert au rejet de la suceuse à air. © MDAA / T. Seguin / O’Can-Ipso Facto ARCH-HS16-40-53-Commerce_Article 08/07/14 17:19 Page40

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Comment comprendre la réalité du port de l’antiqueArelate? Elle se cache partout, à l’embouchure duRhône, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer ou deFos, et tout le long de ce grand fleuve. La décou-verte et l’analyse des épaves et de leurs cargaisonsramènent au grand jour une organisation insoupçon-née, au service d’un commerce intense, rayonnantdans tout l’Empire.

Le commerce à Arles au Haut-Empire

Médaillon de lampe à huile découvert au rejet de la suceuse à air. © MDAA/T. Seguin/O’Can-Ipso Facto

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LA section consacrée au commerce,dans l’extension du musée départe-

mental Arles antique, s’appuie en grandepartie sur les découvertes subaquatiquesréalisées aux Saintes-Maries-de-la-Mer etdans le Rhône.Sur ces deux sites, les missions de cartearchéologique dirigées par le Drassm ontlocalisé des épaves et délimité des zonesoù gisent de nombreux vestiges. À cemaillage archéologique, le renflouage del’épave Arles-Rhône 3, recouverte de900 m3 d’amphores et de céramiques, aapporté des données quantitatives de premier ordre. Définir la provenance, lecontenu, l’usage de ces artefacts donnedes clefs nouvelles pour comprendre lesflux commerciaux de l’Antiquité et la placeoccupée par Arles dans ces échanges.

DU FER, POURQUOI FAIRE?Le littoral de Camargue compte aujour -d’hui plus d’une trentaine d’épaves anti -ques, localisées par les différentes cam-pagnes de prospections et sondagesdirigées par Luc Long.La grande majorité de ces bateaux s’estéchouée en essayant d’emprunter unancien bras du Rhône, connu sous levocable médiéval de Rhône Saint-Ferréol. Engravé sur des cordons allu-vionnaires qui ceinturent l’embouchure,ils ont fait naufrage à seulement 200 mdu rivage.Certaines épaves sont identifiées grâce àdes lingots remontés dans les filets despêcheurs. Dans ce cas, même un seulobjet suggère l’existence d’un com-merce. On dénombre ainsi deux épaves

chargées de lingots de plomb. Pour l’uned’elle, la cargaison, composée de centlingots, a été intégralement prélevée. Leplomb, probablement d’origine céve-nole, appartenait à un certain LuciusFlavius Verucla, dont les tria nomina(noms de citoyens romains) apparaissenten relief sur le flanc de huit lingots deforme pyramidale. La contre-marque IMPCAES, estampillée à froid sur les lingots,atteste une propriété impériale.

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CI-DESSUS L’embouchure du RhôneSaint-Ferréol. Aquarelle Jean-Marie Gassend.À l’époque romaine, le bras Saint-Ferréol,aujourd’hui atterri, évacuait l’essentiel des eauxdu fleuve. Il passait au niveau d’Arles etdébouchait près des Saintes-Maries-de-la-Mer.On voit ici une reconstitution de cetteembouchure avec des navires de gros tonnagesstationnés, en attente de déchargement.

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On compte également deux épaves de galettes de cuivre – l’un des deux charge-ments pourrait correspondre à une produc-tion languedocienne – et trois épaves char -gées de blocs de marbre méditerranéendont l’origine précise n’est pas établie.Enfin, sur Saintes-Maries 4 (SM4), desobjets en bronze ciselé ont été mis aujour. Cette dernière épave pourrait êtreassociée à un portrait d’Auguste en mar-bre pris dans les filets d’un chalutier, etainsi attester la présence d’un bateauchargé d’œuvres d’art et de bron zes des-tinés à la vente ou à la refonte.Mais la découverte la plus spectaculaire,et la plus probante pour illustrer un fluxcommercial ascendant, concerne la pré-sence d’une dizaine d’épaves chargéesde barres de fer. Ce fer, dont une partieau moins venait de la Montagne Noire, aunord-ouest de Narbonne, remontait leRhône pour atteindre Arles. La concentra-tion de ces navires, dont la datation sem-ble circonscrite au Ier siècle, restituel’image d’une demande en métal aussiimportante que ciblée, très probable-ment destinée aux troupes romaines quistationnaient sur le Rhin. En cas deconflit, l’effort visait avant tout à assurerle ravitaillement, la solde et l’équipementde l’armée. Le fer recouvrait alors uneimportance cruciale dont dépendait lasurvie de Rome.En l’état actuel des connaissances, il estsurprenant de constater que, pour leIer siècle, les épaves expertisées à l’em-bouchure du Rhône Saint-Ferréol étaienttoutes principalement chargées de pierreet de métal, soit à l’état brut ou semi-transformé (fer, cuivre, plomb, marbre),soit sous la forme de produits manufac-turés (statues et bronzes ciselés).Concernant l’huile, le vin et le poissontransportés en amphores, aucune embar-cation du Haut-Empire n’est formelle-ment attestée à l’embouchure du RhôneSaint-Ferréol. Si l’on a recensé sur SM1une anse d’amphore de type Dressel 20(huile de Bétique), il est difficile de croireque les filets des chalutiers ont emportéla totalité des céramiques. De la mêmefaçon, les quarante amphores retrouvéessur SM2 ne constituaient qu’une cargai-son secondaire, à côté de la vingtaine detonnes de fer du bateau. Concernant les

autres épaves, qualifiées très justementde « profondes », leur éloignementimportant par rapport à la côte constitueun argument pour ne pas envisager trophâtivement que les navires aient voulucibler un cap rhodanien et, de façonencore plus hypothétique, celui du RhôneSaint-Ferréol. Parmi les épaves chargées d’amphores àsauce et salaison de poisson des Ier etIIe siècles, on note SM15, SM16, situéesrespectivement à 62 m et 120 m de pro-fondeur et l’épave Plage d’Arles 4 qui gîtpar 662 m de fond – soit à environ 40milles nautiques de ladite plage. Leur absence à proximité de l'embou-chure du Rhône Saint-Ferréol est d’autantplus étonnante que ces bateaux sesituent dans une chronologie identiqueaux milliers d’amphores trouvées dans leRhône pour la période flavienne. À l’ex-ception de SM6, datée de la secondemoitié du Ier siècle av. J.-C., les épaves quiont livré du mobilier céramique remon-tent toutes au Ier siècle.

L’ÉNIGME DES ÉPAVES DEL’EMBOUCHURE SAINT-FERRÉOLComment expliquer que, sur l’ensembledes bateaux échoués sur les cordons allu-vionnaires du Rhône Saint-Ferréol, dansune zone où se croisent les filets des cha-lutiers et les prospections annuelles liées àla carte archéologique du Drassm, aucunecargaison d’amphores n’ait été repérée?Les différentes missions ont, certes,recensé de nombreuses amphores iso-lées, mais les quantités, la densité ouencore l’homogénéité de ces contenants,dont les datations s’étendent sur prati-quement mille ans, n’ont rien à voir avecce que révèle le dépotoir portuaire duRhône. Il est vrai qu’en mer, les mouve-ments de sable recouvrent presque entiè-rement les épaves et que, d’une année àl’autre, il est quelquefois difficile, mêmeavec les coordonnées GPS, de retrouverun point de localisation. Néanmoins, àl’inverse des cargaisons métalliques, leschargements d’amphores constituent devéritables tumulus. Il semble donc évi-dent que, recouverte ou non par le sable,disloquée ou non par un chalutier, aucunecargaison d’amphores homogène n’ajamais été identifiée dans cette mêmezone pour le Haut-Empire.

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PHILIPPE DE VIVIÉS est conservateur-restaurateur en charge de la restaura-tion des éléments métalliques dubateau et d’un certain nombre d’objetsen métal issus du dépotoir portuaire, entreprise A-Corros.

Quel a été votre rôle dans le projet AR3?J’ai participé aux côtés d’Arc-Nucléart audémontage de parties du bateau dès lasortie du fleuve et ensuite pour le traite-ment, la restauration et la conservationde toutes les parties métalliques asso-ciées au bateau.

En quoi ce chantier était-il à part pour vous?C’était surprenant, au début nous connaissions très peu de choses de l’objet, il était très énigmatique. Puis nous avons travaillé dans une équipe pluridisciplinaire, impliquant des allers et retours entre les différents métiers.Nous avons pu poser des questions auxarchéologues et leur apporter des éléments d’information. Pour moi, c’estcette grande complémentarité qui a permis de le restaurer et de le terminer dans les temps.

Que vous a appris ce chantier?Que l’on travaille plus efficacement enéquipe avec des spécialistes différents ;nous le faisons déjà à A-Corros, mais celanous encourage à accentuer encore pluscette méthode. Techniquement nousavons approfondi nos connaissances surla problématique des soufres dans lesmatériaux ferreux, mais aussi sur la métal-lurgie romaine grâce aux clous du bateau.

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Cette concentration exceptionnelled’épa ves résulte-t-elle d’une sélectiondes navires, isolant sur les cordons allu-vionnaires, et de façon paradoxale, juste-ment ceux qui étaient en mesure defranchir la barre du Rhône?Selon cette hypothèse, le type architectu-ral et le tirant d’eau des bateaux transpor-tant le métal et la pierre seraient mieuxadaptés à franchir la barre du Rhône Saint-Ferréol, alors que des navi res aux ton-nages plus importants ne pour raient pasabsorber les variations de profondeur dudelta et emprunteraient un autre bras duRhône. Ainsi, l’épave SM24, pour laquelleun fond de carène de 10 × 5 m a étéconservé, correspond, selon l’étude réali-sée par Sabrina Marlier, à un navire detype fluviomaritime caractérisé par unequille et un fond plats pour une longueurestimée entre 20 et 25 m. C’est dans lemême ordre de grandeur qu’il faudrait ins-crire SM2, qui présente des échantillon-nages de bois similaires à ceux de SM24.Ces navires seraient les plus gros à char-

LES TROIS EMBOUCHURESDU RHÔNE En dehors du Rhône Saint-Ferréol,vers quelle embouchure se dirigeaient lesplus gros navires chargés d’amphoresde Bétique?Un examen attentif des textes suggèrequ’à partir de 125 av. J.-C., le Rhône estpassé de deux à trois embouchures. À laposition médiane du Rhône Saint-Ferréol,le bras dit Peccaïs pourrait correspondreau prolongement occidental du Rhôned’Albaron, et le bras d’Ulmet à l’embran-chement situé le plus à l’est. Dans le cadrede notre problématique, Fos, en tantqu’avant-port maritime d’Arles, consti-tuait la zone idéale pour stationner lesbateaux. Les fouilles sous-marines menéesà la pointe Saint-Gervais (golfe de Fos)restituent en effet un faciès céramiqueidentique à celui du Rhône, avec notam-ment un grand nombre de conteneursque l’on attribue à la dotation de borddes marins en provenance de Bétiqueet d’Italie. Preuve, selon nous, que les

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gement de fer retrouvés en Camargue.Les dimensions modestes du bateauSM10, au tonnage estimé à 5 ou 6 tonnes,et de SM1, chargé des cent lingots deplomb, correspondraient en revanche à depetites unités. Il est vraisemblable que cesnavires, dans des conditions normales(météo, vent favorable, barre suffisam-ment profonde…), devaient pouvoir fran-chir la barre du Rhône.Face à l’embouchure du Rhône Saint-Ferréol, une zone de mouillage est maté-rialisée par la présence de nombreux jasd’ancre en plomb. Elle devait servir, selonLuc Long, à alléger les navires en transfé-rant leurs charges sur des allèges. Dessolutions existaient donc bien pour rece-voir et acheminer les produits transpor-tés, quel que soit le tonnage des bateaux.Seule la multiplication d’études architec-turales sur des fonds de carène conservés,à l’image de ce qui a été fait sur SM24, ali-mentera la discussion sur les navires et lesbateaux affrétés pour effectuer ces rota-tions entre Narbonne et Arles.

Géomorphologie de la plaine deltaïquedu Rhône et évolution du trait de côte.Réalisation C. Vella et J. Fleury.CAG 13/5, p. 69. Copyr. Cerege 2007,équipe géomorphologie - Sigéo.

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mêmes équipages, et donc les mêmesbateaux, s’amarraient dans le golfe Saint-Gervais avant d’atteindre Arles.Le bras d’Ulmet (ou bouche massaliote),situé à proximité de Fos, ou peut-êtremême le canal de Marius qui cesse vraisemblablement de fonctionner dansle courant du Ier siècle, constituent doncles deux hypothèses les plus probablespour envisager le passage de cesbateaux. Pour le Ier siècle, Pline l’Ancienprécise que la bouche massaliotique estla plus large (Histoire naturelle, III, V, 33).Aujourd’hui, les atterrissements et colma-tages successifs ont recouvert l’embou-chure d’Ulmet, ainsi que les traces de lacanalisation du fameux canal de FossaeMarinae, dont le nom se confond avec laville de Fos.

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CI-DESSUS Couche de surfacedu dépotoir portuaire.© MDAA/T. Seguin/O’Can-Ipso Facto

CI-DESSOUS Représentation des épaveschargées des matières premières et desproduits semi-transformés à l’embouchure duRhône Saint-Ferréol. D’après L. Long, F. Richez,DAO M. Olive et modifications D. Barel.

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À CHACUN SON CHEMIN Le Rhône Saint-Ferréol était-il un brasspécialisé dans l’acheminement des matériaux lithiques et métalliques, et leRhône d’Ulmet dans celui des produitsalimentaires?Face à un flux ascendant d’une ampleurconsidérable, car en charge d’alimenterla vallée du Rhône, de la Saône et duRhin, il était primordial de développerune logistique importante pour recevoir,stocker, contrôler et redistribuer les marchandises.Dans l’obligation de stationner avantd’amorcer la remontée du fleuve, cesbateaux devaient attendre que les chemins de halage se libèrent, ou simple-ment que le vent devienne favorablepour s’engouffrer dans le couloir rhoda-nien. À partir de cette zone d’attente, ilpouvait apparaître opportun d’utiliser lesprincipaux bras du Rhône pour réguler le

trafic, en séparant les produits métal-liques et lithiques des produits ampho-riques. Une telle spécialisation des brasdu Rhône – différenciés finalement entreproduits comestibles (bras d’Ulmet) etnon comestibles (Rhône Saint-Ferréol) –peut également trouver d’autres justifica-tions (zones spécialisées de stockage outransformation des produits?).On remarque seulement que la cargaisonmétallique (plomb et fer) découverte surl’épave Saint-Gervais 1, datée très préci-sément de 138-139 apr. J.-C., et celleconstituée d’amphores de type Keay 1B(IVe siècle) identifiée aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pourraient signaler la fin d’untel processus.

L’ANALYSE D’UN GRAND DÉPOTOIRLe chaland Arles-Rhône 3 a fait naufragesur la rive droite du Rhône, dans la zoneportuaire de l’antique Arelate. Épousant lapente naturelle de la berge, il a été recou-vert de milliers d’amphores et de céra-miques. À ce témoignage d’une intenseactivité commerciale s’ajoutent des milliersd’objets, qui nous renseignent autant surle matériel de bord et d’accastillage desbateaux, que sur la consommation et lesactivités artisanales de la ville.Au sein d’une stratigraphie complexe etdans un environnement subaquatiqueobscur et difficile d’accès, les donnéesfiables pour caractériser ce dépotoir portuaire demeurent difficiles à établir.Néanmoins, à travers les 900 m3 de sédi-ments fouillés et déplacés pour atteindreet renflouer l’épave Arles-Rhône 3, lematériel recueilli présente une grande

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CI-DESSUS Face aux centaines de céramiquesprélevées chaque jour, certaines piècesconservées entières autorisent quelquessecondes d’obser vation et de curiosité. © MDAA/Rémi Bénali

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homogénéité. L’étude des céramiques etla découverte de 364 monnaies fixentune chronologie qui s’établit entrel’épave Arles-Rhône 3, datée entre 50 et66 apr. J.-C., et une limite basse que l’onsitue vers 140 apr. J.-C.

DES AMPHORES PAR MILLIERSEn termes de volume, ce sont les ampho -res qui priment et définissent assez logi-quement la nature principale du dépotoir,à savoir celle d’une zone de rupture decharge à l’interface des voies maritimeset fluviales. Les amphores arrivées à des-tination étaient vidées, parfois sabrées, etpar la suite précipitées dans les profon-deurs du Rhône.Sur les quelques 3 000 amphoresdécomptées à ce jour, plus de 60% sontde provenance régionale. Ces dernières,dites gauloises, présentent un fond platcaractéristique, adapté très probable-

ment aux chalands du type Arles-Rhône 3. Cette forte proportiontémoigne de l’importance du vin deNarbonnaise dans le grand commerce,aussi bien vers Rome qu’en direction dulimes germanique, via les vallées duRhône et de la Saône. Elle confirme laplace centrale occupée par Arles dans sa distribution.Si ces amphores sont connues pourtransporter du vin, l’une d’entre ellesporte une mention peinte étonnante :Mala Cotonia, c’est-à-dire du coing. Ils’agit de la seule attestation de ce fruitmentionnée sur une céramique de cetype. Pline l’Ancien précise que le coingoffrait de nombreuses vertus médicinaleset était exploité sous toutes ses formes :cuit dans du vin, confit dans du miel oupilé avec des feuilles de rose bouillies(Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXIII,LIV, 100-104).

LES ÉTIQUETTESCOMMERCIALES DES AMPHORESLes autres produits, huile, sauces et salai-sons de poisson, proviennent en majoritéde Bétique. Plus de 700 amphores venantde cette province ont été reconnues. Lesconditions de conservation exceptionnellesoffertes par le Rhône ont permis de pré-server un grand nombre d’inscriptionspeintes qui précisent la nature et la qualitédu produit. On recense ainsi différentessalaisons de maquereau, de jeune thon ouencore de sardine, ainsi que des sauces depoisson, tels que le garum, le liquamen ouencore la muria (sauce à partir de la portionaqueuse du poisson). Quelquefois, la men -tion ARG qualifie le poisson d’arg(utum),qui signifie piquant, ou encore de tinctum,c’est-à-dire teinté, rendant les poissons plus

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CI-DESSUS Zone de séchage de la céramiquesur le chantier de fouille. © MDAA/Rémi Bénali

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dans le but éventuel de déclencher un com-merce de plus grande envergure. Les ins-criptions peintes décrivant cette sauce depoisson semblent attester de qualités trèsdifférentes : on recense ainsi du liquamenflos (vierge), excellens (excellent), optimum(le meilleur); les textes antiques précisentque ce dernier pouvait être élaboré à partirdes entrailles de poisson ou encore êtrepoivré (Apicius, 64 et 380).Les amphores originaires de Méditer ranéeorientale comptent plus d’une centained’exemplaires répartis au sein d’un mini-mum de 17 types différents. Elles provien-nent du Levant, du Sud-Est anatolien, deRhodes et sans doute d’ateliers ayant pro-duit des amphores dont les anses dessi-nent des « cornes », tels que Cos et sarégion, Cnide et Éphèse. Sur ces der-nières, la nature du contenu n’est jamaisclairement indiquée, mais les sourcesanciennes citent largement les qualitésdiverses des vins orientaux, le plus souvent

qualifiés de liquoreux. Celui de Cos étaitmélangé avec de l’eau de mer (Plinel’Ancien, Histoire naturelle, XIV, X, 78) etpartageait avec le vin de Rhodes des ver-tus médicinales (Horace, Satires, II, 4, 29).Seules les amphores dites « carottes » de larégion levantine ne transportaient pas devin mais des fruits tels que des figues, dontla mention peinte figure sur l’une de cesamphores découverte à Augsbourg (Alle -magne) et des prunes, dont plusieursnoyaux ont été trouvés à l’intérieur.Tout en représentant un pourcentage assezmodeste du total des amphores, les conte-neurs africains rassemblent une assezgrande diversité de produits : huile (typesOstia LIX et Tripolitaine I), salaisons depoisson (types de tradition punique et typeCarthage) et vin (type Schöne-Mau XXXV).Les inscriptions peintes sont très rares etdes analyses chimiques devront être effec-tuées sur les restes organiques pour vérifierla nature du produit contenu.

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attrayants pour la vente tout en assurantune meilleure conservation. Le termeve(tus) signale qu’il s’agit de conservesdont les années de vieillissement sont indi-quées par une succession de A au niveaude la quatrième ligne de l’inscription.Le Rhône a livré également une vingtained’amphores de Lusitanie (Portugal),connues pour renfermer du liquamen. Septsont de dimension « anormalement »réduite. Extrême ment rares au Portugal,ces parvae étaient sans doute des échan-tillons destinés à faire découvrir le produit

CI-DESSUS Col d’amphore de Bétique avecl'empreinte des étiquettes commercialesoù étaient inscrites la nature et les qualitésdes sauces et salaisons de poisson. Muséedépartemental Arles antique, dépôt du Drassm,RHO.2011.3020.76. © MDAA/Rémi Bénali

PAGE DE DROITE Échantillon et variété des amphores du dépotoir d’Arles-Rhône 3.Dessin A. Veleva, DAO D. Djaoui,photos L. Roux et T. Seguin.

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ALBANUM, UN GRAND CRU ITALIENLa rareté des amphores d’Italie n’est pastrès étonnante. Après avoir tenté audébut du Ier siècle apr. J.-C. de remplacerles amphores par des dolia (grandesjarres de 2000 à 3000 litres), en les char-geant sur des bateaux « citernes » spécia-lement armés pour les recevoir, letonneau commence à se développer. S’ilest encore très délicat de préciser la datede son apparition et, surtout, de son uti-lisation massive dans les exportationsvinaires d’Italie, des indices de plus enplus nombreux accréditent sa présenceen Gaule dès la fin du Ier siècle av. J.-C.Le dépotoir portuaire du Rhône a livrénotamment des inscriptions peintes sur

une petite cruche en céramique dévoilantsur deux lignes le nom d’un grand cru ita-lien, l’Albanum, le nom du propriétaire dudomaine, un certain Valerius Proculus,ainsi qu’une quantité équivalente à1100 hl. La petitesse de l’objet le désignedonc comme un échantillon d’un granddomaine, dont on peut estimer la capa-cité à une quarantaine d’hectares. Si cetexemplaire unique suggère l’importationd’une grande quantité de vin en prove-nance d’Italie, le tonneau apparaît parconséquent comme le conteneur privilé-gié pour en assurer le transport.

LE RHÔNE :DÉPOTS OU DÉPOTOIR?Les raisons de la présence massive desamphores semblent peu équivoques.Mais celles des milliers d’autres vases etconteneurs, en céramique fine ou com-mune, en verre ou en métal, restent plusdélicates à déterminer.Les causes de leur rejet dans le fleuvepeuvent être diverses. Aux objets liésdirectement aux bateaux et aux activitésportuaires, tels que les éléments d’accas-tillage, la vaisselle de bord ou encore lesrejets volontaires de vases-marchandises,endommagés pendant leur transport, semêlent ceux résultant vraisemblablementd’accidents telles que les erreurs detransbordement ou consécutifs aux crues,

CI-DESSUS Arêtes de poisson trouvées dansun pot du Latium. © MDAA/Rémi Bénali

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Médaillon d'attache d'une cruche en bronzedont la richesse des couleurs témoignedes différents processus de corrosion. Musée départemental Arles antique, dépôt du Drassm, TRHO.2011.3020.18. © MDAA/Rémi Bénali

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ceux issus de l’environnement urbain oupéri-urbain, ou bien encore ceux résultantde pratiques cultuelles.Les quantités importantes de sigilléessud-gauloises (vaisselle de table fine pro-duite dans le sud de la Gaule) et de paroisfines (céramique fine regroupant desformes ouvertes destinées à la boisson duvin) de Bétique (actuelle Andalousie)retrouvées sans aucune trace d’usageplaident en faveur d’un statut de vases-marchandises. Ébréchées et casséesdurant le transport, elles auraient étéjetées dans le Rhône à leur arrivée. Pourillustrer cette hypothèse, on note ainsi laprésence, dans un même carré de fouille,de quatre grandes coupes complètes deforme Drag. 37 de La Graufesenque(grande manufacture de sigillée situé sur la commune de Millau en Aveyron),signées du même décorateur Ger manuset de dimensions identiques. Ces céra-miques, probablement empilées audépart du bateau (Narbonne?), ont étévraisemblablement cassées pendant leurtransport, triées à Arles et rejetées dansle fleuve. Néanmoins les diverses étudescommencent à révéler de très nom-

CI-DESSUS Au second plan, les caissesd’amphores gauloises s’accumulent sur lechantier. © MDAA/T. Seguin/O’Can-Ipso Facto

breuses assiettes parfaitement intactesqui échappent à ce raisonnement.

UN MIROIR DU COMMERCEEN MÉDITERRANÉELe stationnement prolongé des bateauxen rive droite du Rhône a entraîné le rejetd’une partie de leur vaisselle et de leursconserves, cassées ou consommées parles marins. Parmi cette catégorie liée à lavie à bord, celle issue du commercerégional descendant demeure difficile,sinon impossible, à différencier du maté-riel céramique « arlésien ».En revanche, on distingue aisément unvaste répertoire de formes rares, parfoisinédites ou encore très peu diffusées ausein du couloir rhodanien. L’origine deces productions est à rechercher dansl’ensemble du bassin méditerranéen.Pour la céramique fine, on note par exem-ple la présence de sigillées hispaniques deLa Rioja, Tricio et également des produc-tions de Bétique, inédites en Narbonnaise,dénommées « type Peñaflor ». De lamême façon les sigillées italiques totalisenttrès peu d’exemplaires. Elles rassemblentdes formes tibériennes, tardo-italiques flaviennes et quelques-unes, plus anecdo-tiques, d’époque antonine.Le même constat peut être fait pour lescéramiques communes de production non

locale, dont la diffusion ne semble pasinvestir l’intérieur des terres mais être cir-conscrite aux contextes portuaires et auxépaves. C’est le cas pour une soixantainede pots produits en Italie dans la région du Latium, et dont les découvertes se limi-tent au contexte portuaire, que ce soit surArles, Narbonne, Marseille ou Fréjus.La quantité importante de ces céra-miques « exogènes » – qui appartenaientaux marins – permet d’ancrer dans le portd’Arles, et pour la période flavienne, descentaines de bateaux. De plus, elles don-nent des indices sur la provenance desproduits importés. Les pots du Latium,associés aux nombreuses céramiquescommunes et culinaires de la mêmerégion, doivent ainsi témoigner d’uncommerce à partir des ports de Rome.Mais quel type de produit était exporté àpartir de l’Italie? Peut-être du vin en ton-neau (le fameux Albanum?), ou un com-merce de redistribution des produitsorientaux, tels que le vin et les marbres.Ce constat est renforcé par une présencequasi anecdotique des céramiques deMéditerranée orientale.

LES POTS CASSÉSDE L’ANTIQUE ARELATEPour les céramiques culinaires de produc-tion locale ou régionale, la grande quan-tité de pots carénés, et dans une moindremesure de pots à cols côtelés, est systé-matiquement recouverte de traces decoups de feu. Ces pots usagés correspon-dent vraisemblablement à des rejets deconsommation de la ville. De la mêmefaçon, les très nombreuses cruches à ban-deau mouluré et à lèvre déversée simple,ou encore les pots à deux anses coudéesdits « de la vallée du Rhône », relèventd’une logique analogue. Il s’agit d’unfaciès « rhodanien », dont la présencesemble répondre à une certaine logis-tique de tri et de traitement des déchetsjetés dans le Rhône.Si ces céramiques produites dans l’ensem-ble de la vallée du Rhône peuvent égale-ment avoir une origine micro-régionale,voire locale (arlésienne), les grandes quan-tité de bouilloires en pâte kaolinitique(argile de la moyenne vallée du Rhône)témoignent en revanche d’un commercedescendant, du nord vers le sud. Lesmarques de feu, observées sur la quasi-

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totalité des fragments, leur assignent éga-lement une fonction de rejet domestique.

2000 ANS APRÈS, LE PORT ANTIQUE RENAÎTSi elles ont largement enrichi nos connais-sances sur le commerce à Arles à l’épo queromaine, les fouilles sous-marines desSaintes-Maries-de-la-Mer et du Rhônesont loin d’avoir livré tous leurs secrets.Le schéma théorique proposé dans cetarticle s’appuie sur les multiples décou-vertes d’épaves localisées, à l’échelle dela Camargue, « dans un mouchoir depoche ». Nulle part ailleurs dans le monderomain une telle concentration n’a étéobservée, et la nature spécifique des car-gaisons laisse perplexe. Il est toujours

délicat de raisonner sur des absences, enparticulier celles des épaves chargées deproduits amphoriques de Bétique quel’on retrouve pourtant en si grand nombredans le Rhône. La présence archéologique du Drassm surle terrain depuis plus d’une vingtained’années autorise cependant à proposerune nouvelle hypothèse. Celle d’un traficrégulé en fonction des différentesembouchures du delta rhodanien etréparti entre les produits comestibles etnon comestibles : le Rhône Saint-Ferréol,chargé d’absorber les produits lithiques

et métalliques et le bras d’Ulmet, pourl’approvisionnement vivrier. Dans ce schéma, Fos, que la dépendanceterritoriale place au sein de l’administrationarlésienne, apparaît résolument commel’avant-port maritime d’Arelate. Pourreprendre l’interprétation séduisante deJean Rougé à partir d’un vers du poèteAusonne désignant la duplex Arelate,Arles la double désignerait bien le port flu-vial (Arles) et le port maritime (Fos).Souhaitons maintenant que la mise enœuvre de prospections terrestres dansl’ancienne embouchure du bras d’Ulmetapporte des réponses à cette nouvelleproblématique.

David Djaoui, archéologue au musée départemental Arles antique

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CI-DESSUS Diverses céramiques avec au centreune lampe à huile italique dont le fondest estampillé du nom du potier FORTIS.© MDAA/Rémi Bénali

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