Le bun Pha We:t des Lao du Nord-Est de la Thaïlande

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Bernard Formoso Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 79 N°2, 1992. pp. 233-260. Résumé The Bun Pha We:t of the Laotians of Northeast Thailand by Bernard Formoso Constructed around the recitation of the story of Vessantara, the next-to-the-last incarnation of the Buddha, the bun Pha Ve:t mingles aims which are spiritual (the acquisition of merit) and material (an abundant harvest), and observers such as Condominas and Tambiah have presented it as the most important of Laotian peasant festivals. The author confirms this point of view with new ethnographic information which makes it possible to refine the interpretation of the festival and place it more precisely in the religious calendar year. He shows that it integrates, in a single ritual complex, motifs which "are developed separately at other times of the year and that it makes of the organising community a temporary cosmic center toward which converge not only the representatives of surrounding villages, but also the many divinities of the upper and lower worlds who are invited for the occasion. Citer ce document / Cite this document : Formoso Bernard. Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 79 N°2, 1992. pp. 233-260. doi : 10.3406/befeo.1992.1880 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1992_num_79_2_1880

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Bernard Formoso

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la ThaïlandeIn: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 79 N°2, 1992. pp. 233-260.

RésuméThe Bun Pha We:t of the Laotians of Northeast Thailandby Bernard FormosoConstructed around the recitation of the story of Vessantara, the next-to-the-last incarnation of the Buddha, the bun Pha Ve:tmingles aims which are spiritual (the acquisition of merit) and material (an abundant harvest), and observers such asCondominas and Tambiah have presented it as the most important of Laotian peasant festivals. The author confirms this point ofview with new ethnographic information which makes it possible to refine the interpretation of the festival and place it moreprecisely in the religious calendar year. He shows that it integrates, in a single ritual complex, motifs which "are developedseparately at other times of the year and that it makes of the organising community a temporary cosmic center toward whichconverge not only the representatives of surrounding villages, but also the many divinities of the upper and lower worlds who areinvited for the occasion.

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Formoso Bernard. Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande. In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient.Tome 79 N°2, 1992. pp. 233-260.

doi : 10.3406/befeo.1992.1880

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/befeo_0336-1519_1992_num_79_2_1880

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande

Bernard FORMOSO

Présentation

En lao le terme bun (du pâli puňňá)1 définit à la fois l'acte rituel bouddhique et l'acquisition de mérites qui en est la principale finalité. Cette notion s'oppose, d'une part, à celle de ba:p, qui s'applique à toute conduite moralement condamnable et, d'autre part, à celle de nga.n. Cette dernière désigne les séries d'actes festifs ou productifs qui satisfont la vie en ce monde, à défaut d'être motivés par l'amélioration du destin au cours des transmigrations futures. De son côté, pha We:î signifie le « prince Wet », We:t étant l'abréviation lao de Vessantara2, qui fut la dernière incarnation du Bouddha avant que celui-ci ne renaisse sous les traits de Gotama et n'atteigne l'Éveil. Le bun pha We:t est donc une fête d'acquisition de mérites centrée sur Г avant-dernière manifestation humaine du Bouddha, et en particulier sur ses actes exemplaires de renoncement et d'altruisme. En effet, ainsi que nous le développerons plus loin, Vessantara abandonna son trône pour méditer dans la forêt et donna spontanément à ceux qui le lui demandaient son éléphant blanc faiseur de pluies, l'ensemble de ses biens matériels, ses enfants et son épouse.

Les bouddhistes considèrent que la vie de ce bodhisatta est la plus importante des 550 jâtaka qui ont précédé Cakyamuni, car Vessantara représente l'homme atteignant le sommet de la perfection intellectuelle et morale. Afin de signifier un tel achèvement, son histoire est qualifiée de mahajâti (« grande renaissance »), et le bun pha We:t est aussi appelé par les Lao bun Maha sat (fête du « grand jâtaka »).

1 . Le système de transcription des termes pâli est celui de T.W. Rhys Davids et W. Stede (1979). Celui des termes siamois, lao, issane ou klion muang employés dans l'étude est le suivant : les voyelles longues sont suivis de / : / ; le / о / et le / e / ouverts sont réalisés respectivement par / ô / et / ae / ; la voyelle API (alphabet phonétique international) / y / est rendue par / ù / ; les caractères /л, / et / ь I sont rendus par la diphtongue / ai / ; la diphtongue / ao / correspond à la voyelle /{.Л/. Les symboles thaï /- 3 / et / i, / sont transcrits par / wa /. Les consonnes aspirées /k/, /t/et/p/ sont suivies d'un /h / lorsqu'elles sont placées à l'initiale d'un mot, seule position où l'aspiration est marquée. / ' / indique l'arrêt glottal ; les consonnes thaï /£J/ et /3 / sont respectivement marquées par / j / et / w /. Le / Q / du système API. est rendu par / ng /. Enfin, les consonnes thaï / % / et / °tf I sont rendues par /ch /, alors que le / ^> / l'est par / с /.

2. Au-delà de sa forme abrégée, la traduction de Vessantara — en lao comme en siamois — est We:tsandô:n.

BEFEO 79.2 (1992), p. 233-260.

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Bien que le Vessantarajâtaka soit très populaire dans toute la zone de rayonnement du bouddhisme theravada 3, seules les populations de langue thaï ont inscrit sa récitation dans leur calendrier religieux. Chez les paysans du centre de la Thaïlande, cette récitation se déroule au moment du sa:t, qui est une fête d'offrande des « premiers fruits » aux ancêtres, célébrée au mois d'octobre, juste avant que ne débutent les moissons (Anuman Rajadhon, 1979 : 97). En ville, où la fête du sa:t n'est pas célébrée, la vie exemplaire de Vessantara est relatée, à la même époque, dans le cadre des cérémonies du maha: pawa.rana: qui marquent la fin de la retraite monastique (Gerini, 1976 : 22). K.E. Wells (1975 : 101-102) indique, quant à lui, qu'une version spéciale de cette histoire (Mahajàti kham Iwang) est récitée dans le temple royal de Bangkok, le premier jour d'entrée en retraite des bonzes (mi-juillet), mais G.E. Gerini (1976 : 23) précise que la narration royale est également répétée au milieu et à la fin de la période de retraite.

Chez les Khon Muang, du nord de la Thaïlande, qui sont culturellement proches des Lao, la récitation a lieu, comme pour les paysans du centre du pays, au. terme de la saison des pluies et juste avant les récoltes. Elle participe alors d'une fête, appelée dù.an ji: peng (« pleine lune du second mois »), qui se déroule au début de novembre et intègre la cérémonie des « lumières flottantes » (lô:j kathong) lorsque la localité organisatrice se situe en bordure d'un cours d'eau, ainsi qu'un rite de lancement des fusées, dans certaines provinces comme Chiangmai (Kingshill, 1976 : 273-274 ; Davis, 1984 :

3. La seule collection des 550 jàtaka qui soit parvenue dans son intégralité jusqu'à l'époque contemporaine est une version pâli. Cependant, très tôt, dans les pays bouddhisés d'Asie du Sud-Est se diffusèrent des versions en langues locales, dont certaines furent remaniées et connurent une évolution indépendante des formes canoniques. Ainsi, l'épigraphie montre que, dès le XIIe siècle, le monde khmer connaissait une version particulière du Vessantara jâtaka qui s'est maintenue malgré le resserrement ultérieur des liens entre Ceylan et l'Asie du Sud-Est continentale (cf. Condominas, 1968 : 1 12, n. 5). En Thaïlande, G.E. Gerini (1976 : 54) mentionne l'existence de deux versions mineures des jâtaka qui ne paraissent pas avoir existé en Inde ou à Ceylan, avec, d'un côté, un recueil des dix dernières vies du Bouddha (le khampi thotsach' at) et, de l'autre, un recueil qui contient cinquante histoires : le Pannasa chadok. Toujours à propos de la Thaïlande et dans le cas plus précis du Vessantarajâtaka, K.E. Wells en mentionne une version raccourcie, élaborée par un groupe de théologiens siamois, et qui fut publiée au début des années 1930 sous le titre Aningsa gatha phan (« Le fruit du mérite des mille kha:tha: »). Ces diverses elaborations reflètent la popularité très ancienne des jâtaka, notamment du Vessantara jâtaka. A Ceylan, celui-ci est le plus connu, même si le cycle religieux annuel n'intègre pas sa récitation (De Silva, 1974 : 143-168). A. Leclère (1902 : 3) explique qu'à la fin du siècle dernier l'histoire de Vésandar ou Maha chéadak (« grand jâtaka ») était connue de tous au Cambodge et peinte sur les murs d'un grand nombre de pagodes. Il ajoute que c'était le satra que les religieux lisaient le plus souvent aux fidèles certains jours fériés, mais ne précise pas quels étaient ces jours. Bien que E. Porée-Maspero (1962 : 3) reconnaisse, elle aussi, la popularité de l'histoire de Vésandar, elle ne l'associe à aucun des rites agraires qu'elle décrit. En fait, d'après les informations que Ang Choulean a bien voulu nous communiquer, le Maha chéadak est récité occasionnellement au Cambodge, soit lorsqu'un laïc offre des textes bouddhiques à une pagode, soit encore lorsque l'on veut donner un faste particulier à la célébration du Wisakha bûcha, ou « fête de tous les saints ». Selon G. Luce (1956 : 302), les jâtaka ont formé la base de la moitié de l'art et de la littérature birmane. M. Spiro (1982 : 108) écrit, quant à lui, que le Vessantara jâtaka est, en Birmanie, le plus fameux jâtaka. Il est enseigné à chaque élève du primaire. Les conversations entre laïcs ou les sermons à la pagode y font souvent référence et, plus important encore, explique M. Spiro, il est régulièrement mis en scène par les troupes théâtrales qui parcourent la campagne birmane. Même si, là encore, il ne sert pas de motif principal à une fête religieuse du cycle annuel. Notons enfin qu'au Laos, comme en Thaïlande, l'histoire de Vessantara prête non seulement à une récitation rituelle périodique, mais a également pénétré de nombreuses formes d'expression artistique. Elle est le thème de fresques murales dans un grand nombre de pagodes, comme H. Deydier (1952 : 107) ou moi-même avons pu l'observer à Louang Prabang. Elle sert aussi de sujet à un nombre infini de productions littéraires, alors que les pièces de lakhon cha.tri:, l'une des formes théâtrales les plus populaires en Thaïlande, sont pour beaucoup des versions dramatisées des jâtaka, ainsi que l'indique G.E. Gerini (1976 : 53).

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217). Enfin, chez les Lao, qu'ils vivent au Laos où dans le nord-est de la Thaïlande, la récitation du « grand »jâtaka donne son nom à une fête qui, cette fois, se déroule non pas avant les moissons, mais plus tard dans la saison sèche, entre le 1er et le 6e mois luni- solaire (décembre et mai), selon G. Condominas (1968 : 119), entre le 3c-4e et le 6e mois (février-mars et mai), selon P.S. Nginn (1961 : 5) ou M. Zago (1972 : 290), entre les 3e et 4e mois (février et avril), selon mes observations recoupées par celles de M.-D. Faure (1937 : 2) et de SJ. Tambiah (1970 : 160).

Bien que le bun pha We:t soit ignoré de la plupart des citadins, ainsi que M. Zago Га observé au Laos (1972 : 290), et que même dans les centres de marché ruraux la majorité des commerçants, sino-thaï il est vrai, en ignorent le moment et la finalité, comme j'ai pu le constater dans le nord-est de la Thaïlande, cette fête est pourtant à juste titre considérée comme la plus importante célébrée par les paysans lao (cf. Condominas, 1968 : 126 ; Tambiah, 1970 : 161). Mais, pour mieux saisir la richesse inégalée des thèmes qui sous-tendent ce complexe rituel et les puissantes motivations qu'il suscite, il faut d'emblée le situer par rapport aux autres événements marquant le cycle religieux annuel, ou hit sip sô:ng khô.ng sip si: (« rites des douze mois et des quatorze préceptes »).

De toutes les fêtes qui composent le hit sip sômg, trois sont jugées plus importantes que les autres par les paysans lao. Ces trois événements sont le bun pha We:t, le bun bômgfai, ou « fête des fusées », et enfin le bun kathin, qui est l'offrande rituelle de robes aux bonzes récemment sortis de retraite. Tous les trois se distinguent par leur dimension intervillageoise, mais ils réalisent cette propriété de manière différente. Le bun bômgfai est en effet placé sous le signe d'une compétition ouverte entre localités voisines, qui peut jouer dans le registre musical grâce à des concours de tambours, mais qui s'exprime surtout au niveau pyrotechnique, les artificiers s 'efforçant de produire les frisées les plus puissantes et les plus sûres, car la trajectoire de celles-ci conditionne la renommée du village tout en révélant les intentions des divinités protectrices en vue de la prochaine campagne agricole.

De son côté, le bun kathin est organisé par une famille riche ou tout un village, et ce, dans l'idéal, au profit de la pagode d'une localité encore peu développée. La relation intense mais éphémère qui s'instaure dès lors entre les laïcs bienfaiteurs et la communauté monastique récipiendaire vise certes à pourvoir celle-ci en robes monastiques, mais aussi a améliorer au-delà, et avec éclat, ses conditions matérielles d'existence (par la construction de logis, d'une halle de réunion, l'achat de biens ménagers...). Le transfert important de richesses qui caractérise le bun kathin, et qui peut opérer à un double niveau (des laïcs vers les bonzes, d'un village à un autre), n'est réalisé que dans l'espoir de contreparties immatérielles (mérites pour soi et ses défunts parents, prestige). Enfin, dans le cas du bun pha We:t, la relation intervillageoise prend la forme de dons collectifs réciproques et rapprochés aux pagodes hôtes, dons qui ponctuent la récitation du jâtaka et s'inspirent de la générosité de Vessantara.

Si, donc, l'antagonisme que le bun bô:ng fai met en scène est contrebalancé par l'altruisme à la base des deux autres fêtes, cet altruisme se concrétise différemment et n'a pas les mêmes implications sociales lors du bun kathin et du bun bômgfai. Alors que, dans le premier cas, il prend la forme d'une distribution unilatérale de richesses entre villages qui ne sont pas toujours voisins et n'agissent pas nécessairement en tant que collectivités (la fête étant souvent organisée par une famille) - autant d'éléments qui affaiblissent la portée sociologique de l'échange -, le bun pha We:t réduit l'effet distanciateur de l'ouverte rivalité entre villages voisins, lors du bun bômgfaU par l'enchaînement d'actes mutuels de générosité entre ces mêmes communautés.

La complémentarité des trois grandes fêtes du cycle annuel s'exprime également dans la place qu'elles confèrent au bouddhisme. En effet, alors que le bun kathin n'a pas d'autre fin que de respecter un ordre du Bouddha à travers la fourniture d'équipe-

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ment aux moines, le bun pha We:t, bien que charpenté autour de la lecture du Vessan- tarajâtaka et placé sous le patronage de divinités célestes ou aquatiques inscrites dans la mythologie bouddhique, intègre cependant, comme autre thème majeur, la fécondité des rizières. Quant au bun bô.ngfai, les auteurs qui l'ont étudié4 s'accordent à considérer que le bouddhisme y joue un rôle très secondaire. Certes, les bonzes y participent comme artificiers et la procession des fusées part de la pagode, mais la communauté monastique s'associe rarement au cortège et ne célèbre que subsidiairement un office religieux. Aussi le bun bô:ngfai, à la différence des deux autres fêtes, n'est-il pas vraiment créditeur de mérites. Il s'agit en fait d'un rite dédié à des esprits (phi:) qui relèvent du système de croyances ancien des Thaï. En comparant ces trois événements religieux, on obtient donc un dégradé de situations avec, d'un côté, le bun kathin au motif strictement bouddhique, de l'autre, le bun bô:ngfai fondé sur des croyances prébouddhiques et orienté vers des fins matérielles immédiates (obtenir des génies la fertilité des rizières), puis, entre les deux, un complexe rituel qui articule, grâce à la médiation de divinités parabouddhiques, les objectifs poursuivis dans les deux fêtes précédentes (bonnes récoltes et acquisition de mérites). Ajoutons que, si le bun pha We:t et le bun bô.ngfai se recoupent partiellement dans la fertilité qu'ils sollicitent, c'est par le biais de divinités qui relèvent de registres différents, et la hiérarchie des valeurs qui place le bouddhisme au-dessus des autres formes religieuses explique sans doute que, suivant la tradition lao, le bun pha We:t doive toujours être célébré avant le bun bô:ngfai, ce dernier étant organisé entre le 6e et le 7e mois lunaire, au seuil de la période théorique des premières pluies.

A l'image du Nouvel An traditionnel5, qui le suit bien souvent dans le temps, le bun pha We:t est parfois interprété comme un rite de transition entre deux cycles (cf. Tambiah, 1970 : 161), et son caractère de rite de passage est également souligné par les ordinations ou les cérémonies de promotion des bonzes qui lui sont souvent associées. Entre le Nouvel An et le bun pha We.t existe cependant une double différence. Alors que le premier est la plus universellement observée des fêtes lao, comme le remarque M. Zago (1972 : 297), le second n'est célébré que les années où la qualité des récoltes permet la réalisation des actes de générosité ostentatoires par lesquels les paysans s'identifient à Vessantara. D'autre part, alors que le Nouvel An marque le passage entre des cycles définis sur la base de données astronomiques abstraites 6, le bun pha We:î articule deux cycles agraires et, par là, correspond plus directement aux préoccupations des paysans. Ce dernier aspect lui confère une valeur particulière non seulement par rapport au Nouvel An, mais aussi par rapport à d'autres rites charnières, comme les bun khao phansa: et 'okphansa: qui marquent respectivement le début et la fin de la retraite monastique.

Les aspects agraires du bun pha We:t, et aussi le fait qu'il privilégie la piété et la charité plutôt que l'ascèse et la méditation, expliquent enfin qu'il soit bien plus populaire en milieu rural que de grandes commémorations, tels le bun ma.kha bu.sa: (fête de tous les saints)7 et le bun wisaikha bu:sa: (anniversaire de la naissance, de l'illumination et de la mort du Bouddha). En effet, alors que ces cérémonies valorisent l'illumi-

4. Voir notamment G. Condominas (1968 : 129) ; S.J. Tambiah (1970 : 289) et M. Zago (1972 : 312).

5. Le Nouvel An traditionnel est appelé bun phi: mai au Laos, bun ou plus souvent nga.n song- kra.n en Thaïlande. L'usage du terme nga:n est ici justifié par le fait que cette fête n'a pas de fondement bouddhique, même si pour l'occasion sont organisés des offices religieux dans ou hors de la pagode.

6. Le prince Phetsarath (1956 : 792-795) a consacré une étude détaillée aux modalités de calcul astronomique du Nouvel An.

7. Le bun ma.kha bu.sa: signifie « offrandes du troisième mois » et est en effet célébré le troisième mois du calendrier luni-solaire. Il rappelle, d'une part, la rencontre des 1 250 disciples autour de

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nation comme fin ultime, le bun pha We:t, en tant qu'émanation du bouddhisme populaire, fixe aux paysans un objectif qui leur paraît plus accessible, à savoir acquérir un lot important de mérites et renaître sous une forme supérieure.

L'analyse du rituel

Après avoir spécifié la place originale qu'occupe le bun pha We:t dans le cycle religieux lao, signalé la diversité des motifs qui le composent et rappelé l'importance que lui reconnaissent les acteurs sociaux, il convient d'en décrire les séquences caractéristiques. Cette description, bien que se référant aux travaux antérieurs sur le sujet, sera avant tout centrée sur une cérémonie que j'ai observée en mars 1988 8, cela afin d'enrichir l'ethnographie de la fête et d'apporter sur cette base de nouveaux éléments d'interprétation quant à son sens, sa symbolique et ses effets sur la vie sociale.

La célébration choisie comme exemple avait pour cadre la localité de Ban Ampha- wan, qui est située à 12 kilomètres de Khon Kaen, la capitale administrative du nord-est de la Thaïlande. Ce village s'inscrit à l'intérieur d'un périmètre irrigué opérationnel depuis quatre années seulement. En 1988, il comptait 773 habitants se réclamant d'une branche régionale de l'ethnie lao, les Issanes Çi:sa:n = « Nord-Est »), qui représentent, avec 15 millions d'individus, près de 80 % de la population du Nord-Est.

La phase préparatoire

La décision d'organiser ou non le bun pha We.t est prise collectivement. A cette occasion, en effet, le village se donne à voir au monde extérieur et il est important que les maisonnées disposent des moyens matériels nécessaires pour l'organiser avec faste, tout en affichant une parfaite unité. Des dissensions internes ou de mauvaises récoltes peuvent expliquer le choix de ne pas organiser la fête9 ou de la réduire à un profil minimal, et parfois les deux causes se superposent. Tel était le cas à Ban Han, en 1988. Dans ce village, situé à 72 kilomètres de Khon Kaen, faute d'une nette volonté de transcender les clivages de factions et du fait aussi d'une mauvaise campagne agricole qui rendait insuffisant le nombre de notables en mesure de financer le bun, il avait alors été décidé de s'en tenir à un bun кит khaw jai (« grande fête du tas de riz »), dans le cadre duquel les paysans viendraient écouter une version raccourcie de l'histoire du Vessan- tara, récitée par les bonzes du village, et feraient, suivant leurs moyens, une simple offrande de paddy a la pagode.

Dès lors que le principe du bun a été admis, de nombreux points restent à débattre. Hormis le choix de la date de célébration, il faut aussi convenir du lieu et des jours de réunion nécessaires à la confection des objets rituels. Il faut fixer le nombre de кап, qui déterminera à son tour celui des bonzes invités. En effet, les кап sont des présents offerts à chaque récitant et qui comportent, outre les offrandes habituelles (bâtons d'encens, fleurs et bougies), de menus objets usuels (savonnette, gobelet, serviette de bain, allumettes...), des friandises et une enveloppe contenant de l'argent 10. Une fois établi le

Gotama ; d'autre part, la remise par le Bouddha des règles fondamentales de la vie monastique ; enfin, la prédiction de sa propre mort faite à l'Illuminé trois mois auparavant.

8. Cette étude a pu être réalisée grâce à un financement de TER 300 du CNRS. 9. Selon mes informateurs, le bun pha We:t peut, au minimum, n'être organisé que tous les trois

ans. 10. Кап vient du pâli kanda, qui signifie « portion », « section » et, par extension, l'offrande faite

aux bonzes récitant un chapitre de texte dans les fêtes bouddhiques (Reinhom, 1970 : 69). Cette

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nombre de bonzes invités, il faut encore s'entendre sur leur personne, car l'attrait suscité par la récitation du Vessantarajâtaka dépend grandement du talent de conteur des moines. Ces différents choix étant faits, il est discuté des divertissements qui seront présentés en marge de la cérémonie (film, chants alternés ou lam et, plus récemment, discothèques de plein air). Enfin, on se concerte sur les modalités d'organisation de rites qui se greffent parfois à la fête, qu'il s'agisse de la sacralisation d'une statue de Bouddha, d'une cérémonie de promotion de moines par ondoiement ou d'une ordination, celle-ci profitant de la présence au bun du nombre de bonzes requis n.

Une fois les projets précisés, leur exécution est du ressort d'un comité que patronne le chef du village et qu'anime le représentant des laïcs auprès de la pagode, le sa.rawat, personne choisie par ses concitoyens pour son exemplarité morale et ses compétences liturgiques. Quelques jours avant le début de la fête, il est d'usage que le comité transmette aux bonzes les chapitres du jâtaka qu'il leur reviendra de réciter, puis qu'il répartisse par tirage au sort ces mêmes chapitres entre les individus ou groupes donateurs, de manière que chacun sache au terme de quel passage et à quel moine présenter son кап. Comme M.-D. Faure (1937 : 29) l'a bien noté, ce tirage au sort n'est pas anodin. En effet, les villageois qui y participent imaginent leur destin pour l'année à venir en fonction des péripéties que relate le chapitre qui leur a été attribué.

Dans le cas de Ban Amphawan, la réunion publique en vue de la préparation du bun pha We:t rassemble 80 chefs de maisonnées, le soir du 22 février 1988. La date de célébration est fixée aux 12 et 13 mars, et les villageois s'accordent pour la faire précéder d'un rite d'ondoiement en l'honneur des bonzes de leur pagode. Pour la récitation du Maîai mù:n malai sae:n, qui précède, ainsi que nous le verrons, l'histoire de Vessan- tara, on décide d'inviter les moines de la localité voisine de Ban Khok. En revanche, plutôt que de confier à des ecclésiastiques de différentes pagodes la récitation des treize chapitres et mille stances versifiées (kha:tha:) du maha jâtaka, on a l'idée de solliciter quatre jeunes bonzes qui sont passés maîtres dans ce type d'exercice et dont la réputation déborde largement le monastère où ils résident, à savoir celui de Ban Kham Kaen Khun, situé à 17 kilomètres de Ban Amphawan. Comme ces moines ont pour technique de se relayer à intervalles rapprochés et qu'il n'est dès lors pas possible de les gratifier séparément à la fin de chaque chapitre, on décide d'interrompre pour une année la coutume du tirage au sort et de leur offrir à chacun un кап d'un montant exceptionnel. De plus, pour éviter les jalousies, et donc les tensions qu'aurait engendrées le choix d'un nombre restreint de personnes parmi les donateurs potentiels, le chef de village propose opportunément, et avec succès, que chaque кап soit offert par l'un des quatre quartiers de taille équivalente que dessinent, dans leur intersection, les deux grandes rues traversant la communauté.

Deux jours avant la date prévue de la fête commencent les préparatifs, sous l'impulsion des anciens et selon un rythme allant crescendo, les préparatifs ont pour cadre la halle de réunion du monastère, ou sa.la:, qui sera le lieu des principales phases du rituel. A Ban Amphawan, comme dans la plupart des localités du Nord-Est, la pagode est située dans la partie orientale de l'espace habité. Or les Issanes confèrent à cette position une valeur particulière puisque le quartier oriental, en principe le plus anciennement bâti, symbolise la « tête » du village (hwa ba:n), par opposition au quartier

offrande prend des formes variables suivant les régions et les villages. Ainsi, G. Condominas (1968 : 123) la décrit a propos de la plaine de Vientiane comme étant composée d'un cornet de feuilles de bananier contenant deux baguettes d'encens, des fleurs et un ou deux billets de 10 kips. Toujours à propos de Vientiane et du bun pha We.t, M.-D. Faure (1937 : 28) écrit qu'elle comporte une noix de coco dont la partie supérieure est taillée en forme de cône et qui est surmontée d'un cierge en cire d'abeille sur lequel sont collées des piécettes d'argent. S'y ajoutent de plus des feuilles de papier, des crayons, des mouchoirs, d'autres objets usuels, des fruits, des friandises, le tout étant présenté dans un panier.

11. Pour une ordination, la présence de vingt bonzes est nécessaire.

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occidental, plus récent et qualifié de « postérieur » (tha:j bain) (cf. Formoso, 1987). Nous verrons par la suite que cette identification du monastère, et donc de la sa:la: qu'il intègre, à la partie la plus valorisée de l'individu concorde parfaitement avec la reconstruction cosmologique dont procède le bun pha We:t.

Pour en revenir aux préparatifs de la fête, les hommes dressent aux quatre coins extérieurs de la halle de réunion de grandes perches en bambou de près de 15 mètres de haut, au sommet desquelles ont été attachées des bannières de couleur safran, avec en leur centre une figuration de la roue de la Loi, de couleur rouge. Ces perches sont appelées han bu.sa: (« diriger les offrandes »). A leur pied sont plantés des plateaux d'offrande (ra:jkhat) faits de lamelles de bambou tressées et en forme de cornet largement évasé. Des plateaux identiques sont également placés au centre de chacune des façades de la halle. A l'intérieur, on apporte quatre chaires aux bords richement décorés de motifs de nagas sculptés. Celles-ci sont disposées en vis-a-vis contre les quatre piliers centraux de la halle. A leurs montants les hommes lient des feuillages de bananier et des tiges de canne à sucre pour figurer la forêt dans laquelle le prince Vessantara et sa famille trouvèrent refuge 12. Toujours afin de reconstituer le milieu naturel dont parle la légende, quatre petites jarres sont placées sous chacune des deux chaires situées à l'ouest, alors qu'une grande bassine contenant du riz décortiqué est glissée sous les deux chaires situées à l'est, en compagnie d'un sac de sel. Selon les dires des villageois, dans les jarres, on a reconstitué une flore et une faune aquatiques rappelant les étangs près desquels le prince Vessantara vécut dans la forêt. Ainsi, outre de l'eau prélevée dans un étang du terroir villageois, y ont été placés un lotus, des nénuphars, une tige de canne à sucre et de petits poissons.

Pendant que certains hommes procèdent à ces préparatifs, une quinzaine de vieillards, assis dans la partie orientale de la sa:la.\ confectionnent des guirlandes et autres décorations, qui représentent dans l'opinion populaire les « habits » (pha:) du prince Vessantara, mais figurent en fait, pour certaines d'entre elles, les insignes du statut royal de sa famille. Ainsi, deux groupes d'objets fabriqués au moyen de bambou, de troncs de bananier, de fils de coton et de papiers de couleur symbolisent, pour l'un, l'ombrelle à trois niveaux des souverains bouddhistes, appelée en l'occurrence mai setasat (« bâton royal ») (figure 1), pour l'autre, la ventrière (mo:kraphat) de l'éléphant blanc du prince. Cette ventrière prend ici la forme de jeunes troncs de bananier, piquetés en tout de dix paquets de cent tiges de khon khwai (Verbena officinalis L.), qui figurent des drapeaux « de la victoire » (thong chô: thong chaj) (figure 2). A ces deux ensembles, attachés aux piliers des deux rangées centrales de la sa.la:, selon un ordre que restitue la figure 3, s'ajoutent deux autres séries d'objets suspendus au plafond, avec, d'un côté, des guirlandes de fleurs de riz en coton (huât dôk khaw) (figure 4) et, de l'autre, des guirlandes de fil de coton et de carrés de papier, baptisées « drapeaux à la face de verre » (thong na: wae:n) (figure 5). Bien qu'ayant une fonction décorative, les

12. On pourrait a priori s'étonner que des plantes cultivées, telles que le bananier et la canne à sucre, soient utilisées pour figurer le milieu sauvage de la forêt. Notons d'abord que ces cultigènes exigent peu d'entretien et qu'ils sont souvent plantés en limite de forêt. Ils s'inscrivent donc parmi les moins domestiqués des végétaux que cultivent les paysans lao. D'autre part, du point de vue villageois, le bananier comme la canne à sucre symbolisent l'humidité (donc la fertilité) et la fraîcheur. Les bananiers réalisent cette dernière propriété par l'ombre que procurent leurs larges feuilles, et la canne à sucre par la sensation qu'apporte la consommation de ses tiges gorgées de liquide sucré. Notons que les feuilles, l'écorce ou les troncs de bananier sont, avec le bambou, les matériaux le plus souvent utilisés, aussi bien dans la confection d'objets rituels que dans la technologie alimentaire. D'une part, parce que des arbres de cette espèce prospèrent toujours dans le village ou à proximité, que de nouveaux rejetons repoussent très rapidement à partir des racines souterraines et que l'abattage d'un tronc ne prête par là guère à conséquence. Enfin, parce que le bois de bananier est très facile à travailler et que l'on peut planter toutes sortes d'objets dans son écorce très tendre.

240 Bernard Formoso

divers artefacts que Ton vient de mentionner sont considérés par les villageois comme autant d'offrandes honorant la mémoire de Vessantara et s 'adressant aux divinités qui seront conviées à l'exposé de son histoire.

Installées dans la partie ouest de la halle de réunion 13, une vingtaine de femmes âgées s'acquittent de tâches jugées féminines. Il s'agit d'abord de constituer le khrù:ang rô:j khrù:ang phan (« cent choses, mille choses »), qui est la plus importante et la plus complexe des offrandes du bun pha We:î. En effet, celle-ci compte théoriquement 100 cigarettes roulées de manière artisanale, 100 chiques de bétel, 100 bougies, 1 000 grains de riz soufflé, 1 000 grains de riz non cuit, 1 000 fleurs de l'arbre de l'ill

umination (Ficus religiosa L.), 1 000 fleurs de lotus et, en nombre moindre, d'autres variétés de fleurs (en l'occurrence, des roses, du jasmin, des fleurs de Flemingia congesta Roxb, de Monochoria hastaefolia Presl. ou de Milîingtonia hortensis L.). Une fois rassemblés, ces multiples éléments sont déposés dans un grand panier et accrochés au pilier situé le plus au sud et à l'est du périmètre décrit par les deux rangées de poteaux traversant dans le sens est-ouest le centre de la sa: la:. Notons que la constitution des offrandes sur une base de 1 000 ou de 100 est un principe très récurrent dans le bun pha We:t et le caractérise. Les objets regroupés par 100 constituent, selon la tradition, l'offrande exceptionnelle marquant la fin du troisième chapitre de la légende, lorsque le prince, condamné à l'exil, distribue ses richesses au peuple. Quant aux offrandes constituées en nombre dix fois supérieur, elles honorent chacune des mille stances du Vessantara jâtaka.

Célèbre également la fin du troisième chapitre de la légende la seconde catégorie d'objets rituels dont les femmes sont responsables. Ces objets, confectionnés à partir de feuilles de bananier, prennent une forme pentaconique, d'où leur nom de ma: к beng (« cinq fruits »). Au sommet de chaque cône sont fichés des morceaux de coton figurant des épis de paddy. En tout, cent ma:k beng doivent être fabriqués pour ensuite être regroupés sur un bat-flanc spécial, dont les deux faces latérales sont décorées de paires de nagas aux queues entremêlées et qui est appelé to tang ma:k beng (« table pour placer les ma:k beng). L'ensemble est clairement identifié par les villageois à une parcelle de rizière. Celle-ci, dans le cas étudié, sera placée entre les deux chaires situées dans la partie nord de l'espace rituel 14. Entre ce bat-flanc et la plate-forme réservée à l'autel du Bouddha et aux bonzes, sont déposées deux bassines contenant des sachets de semences de paddy étiquetées que chaque maisonnée y a placées et qu'elle récupérera au terme de la fête. La veille du premier jour de célébration, les mêmes maisonnées déposent également, dans un coin de la cour du monastère, un ou plusieurs tang 15 du paddy qu'elles avaient récolté la saison passée. Ce paddy, qui sera ensuite commercialisé au profit de la pagode, était la principale offrande des laïcs lorsque l'économie villageoise était faiblement monétarisée, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

Pendant que les personnes âgées travaillent à l'intérieur de la sa: la:, les jeunes hommes montent dans la cour du monastère des stands de jeux, une scène et une sonorisation en vue des attractions marquant le soir du premier jour de fête. La veille de ce jour, les jeunes femmes se mobilisent aussi autour de la confection des gâteaux de riz gluant, systématiquement associés aux grandes fêtes du calendrier bouddhique. A ces gâteaux enrobés dans des feuilles de bananier il est d'usage d'ajouter la préparation de

13. A l'image du quartier ouest du village, la partie occidentale de la maison est la moins valorisée chez les Issanes et est impartie à cet espace féminin qu'est la cuisine. Dans d'autres bâtiments, comme la sada: et lors des réunions publiques mixtes, on retrouve la même répartition spatiale, avec les hommes à l'est et les femmes à l'ouest.

14. La reconstitution d'une parcelle de rizière au moyen de ma:k beng relève d'une tradition locale. Elle n'est pas de mise en effet à Ban Han, l'autre village de la province de Khon Kaen où j'ai conduit des recherches. De plus, les autres ethnographes du bun pha We:t ne la mentionnent pas.

15. Le tang est une unité de mesure traditionnelle d'environ 10 kilogrammes.

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande 241

Figure 1 . - Mai setasat. Figure 2. - Mo.kraphat.

N

■ • *

Г *'* п

* * А *

□ 1

Figure 3. — Disposition des principaux objets rituels dans la sa:la:.

poteau mai setasat mo:kraphat fchrù.ang rôj khrà.ang phan rù.ang pawat kongpha We.t

chaire

to tang та:к beng

Figuře 4. - //мдГ dôk khaw. Figure 5. — Thong na: wae:n.

242 Bernard Formoso

khaw pun (nouilles à base de farine de riz servies dans une sauce de composition variable) 16. Cependant, les femmes disent ne plus avoir le temps de s'y consacrer depuis la mise en service du système d'irrigation et l'intensification des cultures maraîchères dont elles ont la charge. Aussi préfèrent-elles acheter ce khaw pun auprès d'une artisane du village voisin de Ban Khok. D'autre part, deux vaches sont abattues la veille de la fête, et la viande en sera vendue sur le mode du colportage aux différentes maisonnées du village, cette viande étant destinée à la confection de l'un des plats festifs les plus prisés des Lao, à savoir le la:p (hachis épicé et aromatisé servi cru ou cuit, avec des crudités).

Les rites et attractions du premier jour de fête

Les cérémonies débutent le matin du 12 mars avec le rite de promotion par ondoiement des bonzes, appelé hot song (« verser de l'eau ou baigner » [un souverain, un bonze]). Je ne développerai pas ici la description et l'analyse de ce rite, car il s'agit d'une séquence subsidiaire du bun pha We:t, qui peut aussi s'inscrire, de manière alternative, dans le cadre du bun bô:ngfai, au même titre que l'ordination de bonzes 17.

Après le repas des bonzes, des offrandes sont placées dans une niche située au- dessus de l'entrée orientale de la sa.ia:, entrée qui est la plus valorisée, conformément à la symbolique de l'espace déjà évoquée. Ces offrandes comprennent en l'occurrence une ombrelle, un bol d'aumône, un habit monastique, un bol d'eau, un œuf, des fleurs et un ma: к beng. Le tout est destiné à pha 'Upakhuu divinité que les villageois inviteront à venir protéger la fête en fin de journée 18.

La fin de la matinée et une bonne part de l'après-midi de ce premier jour sont consacrées à l'accueil de parents ou d'amis venus seuls ou en groupes de divers villages des alentours. L'objet officiel de leur visite est het bun, c'est-à-dire de faire des offrandes à la pagode, en retour ou par anticipation de dons similaires effectués au profit de leur communauté en pareille circonstance par leurs hôtes d'aujourd'hui. Ainsi, entre midi et 16 h 30, des processions provenant de 9 localités, dont la plus distante est située à 50 kilomètres, traverseront le village au son des cymbales et tambours, en direction du monastère. Au sein de ces processions, fortes de 10 à 30 personnes, est porté un « arbre à argent » (ton ngùn). Celui-ci prend la forme d'une tige de bananier plantée d'éclisses de bambou qui enserrent des billets de banque, conçus comme autant de feuilles. Après avoir fait trois fois le tour de la halle (pour le Bouddha, son enseignement et ses disciples), ces processions s'arrêtent devant une table, où le sa.rawat enregistre leurs offrandes, avant que les visiteurs ne se dispersent et ne rallient les banquets organisés par le chef du village et d'autres notables.

16. Ainsi que j'ai pu l'observer dans le cas de Ban Han ou que G. Condominas (1968 : 1 19) l'a constaté dans la plaine de Vientiane.

17. L'objet et les modalités de célébration du rite d'ondoiement ont notamment été étudiés par M.-D. Faure (1956 : 953-954), G. Condominas (1968 : 105-106), SJ. Tambiah (1970 : 109-115) et M. Zago (1972 : 65-68).

18. Les offrandes sont variables. G. Condominas (1968 : 121) mentionne seulement le bol d'aumône, l'ombrelle et la tenue monastique. SJ. Tambiah (1970 : 162-163) ajoute à ces trois premiers éléments une paire de sandales, deux petites images du Bouddha, une composition de fleurs, du riz éclaté, une bouilloire et des cigarettes de facture locale. Dans certains cas, ces offrandes sont portées près de l'habitat naturel d'Upagutta par un novice qui marche en tête de la procession (Condominas, 1968 : 121), ou sur un palanquin (Tambiah, 1970 : 163).

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande 243

L'invitation de pha 'Upakhut et des theiwada: (devatà)

A 16 h 30, les moines se rendent, en compagnie d'une quinzaine de villageois, au bord du canal principal d'irrigation. Alors que les moines sont munis de petits plateaux en feuille de bananier contenant des paires de cigarettes et des chiques de bétel, de leur côté, les laïcs, parmi lesquels se trouve l'un des deux mô: pha:m (« brahmanes ») du village 19, portent comme offrandes cinq paires de bougies et de fleurs déposées dans une assiette. De plus, ils cueillent sur le chemin des branches de huât kha: (Otophora cambodiana P.).

Le motif principal du déplacement au bord du canal est d'inviter pha 'Upakhut à venir protéger la récitation du jâtaka prévue pour le lendemain. Pha 'Upakhut (Upagutta), selon une légende que j'ai recueillie localement et qui rejoint les versions données par S.J. Tambiah (1970 : 169) et Ch. Archaimbault (1973 : 47), est le fils du Bouddha et de la déesse des Poissons : na:ng Matsa. Celle-ci aurait gobe la semence jetée par le Bouddha dans l'eau pour confondre les disciples qui doutaient de sa virilité. Vivant, suivant la légende, dans un palais au fond de la mer (c'est pour cette raison qu'on vient le chercher dans un étang ou un cours d'eau qui symbolise celle-ci), Upagutta est qualifié de seigneur des nagas par certains informateurs peu avertis de la mythologie et est de ce fait confondu avec Mucalinda. Une telle confusion est favorisée par la nature aquatique et le rôle de protecteurs du bouddhisme reconnus à ces deux divinités. En effet, alors que Mucalinda aurait protégé le Bouddha de la pluie et des inondations pendant ses méditations à Bodh-gayâ, en lui faisant un haut siège de ses anneaux repliés et en formant un abri de son capuchon à sept têtes, Upagutta est, quant à lui, considéré par les bonzes comme le protecteur des œuvres d'Asoka (et par extension des humains) face à Màra, le Malin. Cette croyance se fonde sur la version pâli du Divyâvadàna (le Lokapaňňatti), dont on doit une traduction française à Ch. Duroiselle (1904:414-428).

D'après ce texte, alors que le roi Asoka allait célébrer, durant sept ans, sept mois et sept jours, la fête de dédicace d'un grand stupa auquel s'ajoutaient 80 000 autres secondaires, Màra s'opposa à son œuvre méritoire. Asoka fit appel à un novice pour conjurer l'action du Malin, mais celui-ci désigna le bikkhu Upagutta comme le seul capable de subjuguer Mâra. Asoka envoya donc quérir Upagutta au fond des mers. Upagutta vint et, après avoir démontré la pureté de son éthique en même temps que le pouvoir issu de sa résolution (il transforma en statue un éléphant que le roi avait lancé contre lui pour tester ses pouvoirs), il lutta sous de multiples formes contre Mâra, repoussant des pluies d'eau, de sable, de gravier, de pierre, de charbon ardent, ainsi que les attaques d'un taureau et d'un serpent à sept têtes. Puis Mâra se présenta à Upagutta sous les traits d'un génie (yakkha) et entreprit de le séduire, mais Upagutta créa un chien crevé et puant, qu'il suspendit au cou du génie. Celui-ci, ne pouvant se défaire de la charogne, implora en vain les lokapâla, les de va et Brahma. Mais finalement il dut s'avouer vaincu 20.

19. Les mô: pha:m sont des paysans auxquels un maître a transmis un corpus de textes ayant pour objet la venue et l'aide des the.wada: ou d'autres divinités liées au bouddhisme. Cela dans le cadre de rituels dont les plus fréquents sont ceux d'appel de l'âme (su: khwan), qui marquent chaque changement d'état ou de situation (maladie, mariage, installation dans une nouvelle maison, départ pour un long déplacement, retour de voyage, obtention d'un diplôme universitaire, changement de statut professionnel, etc.).

20. J. Prziluski (1923 : 308-359) donne, à partir de traductions des textes indiens et chinois, une version de la légende qui diffère sensiblement de celle traduite par Ch. Duroiselle. Selon cette version, dans le royaume de Mathura, le Bouddha dit à Ànanda : « Cent ans après mon nirvana, le fils du maître de la maison Gupta aura nom Upagupta. Il enseignera la loi du dhyâna (méditation) parmi les disciples.

244 Bernard Formoso

On peut donc voir dans l'acte d'inviter pha 'Upakhut au bun pha We:t le désir de placer la cérémonie sous la protection du vainqueur de la passion et des forces du mal, mais l'association de ce thera avec le milieu aquatique ajoute un autre motif à l'invocation de sa venue, à savoir la fertilité des rizières qu'espèrent les agriculteurs à l'approche de la saison des pluies.

A Ban Amphawan, cette invocation est précédée du Namo et de la demande des cinq préceptes (uposatha sïla). Lorsque les bonzes ont terminé leurs prières, le mô: pha.m allume une paire de bougies, qu'il place sur le bord d'une assiette contenant des fleurs, et commence la récitation chantée, d'abord, d'un court texte intitulé kham 'a:ra:thana: pha 'upakhut (« invitation d'Upagutta »), puis d'un autre, plus long, intitulé sùn pha Wet khao mù:ang (« invitation de Vessantara à entrer dans le pays »). Voici le contenu de ces invocations telles que je les ai recueillies non pas à Ban Amphawan, où mes enregistrements se révélèrent inexploitables, mais dans un autre village de la même province, Ban Han :

I. Invitation ď Upagutta A cette occasion ! A cette occasion ! A vous toutes, divinités parmi lesquelles il y en

a de très anciennes et au-dessus desquelles règne un chef, nous avons préparé un plateau d'offrandes que nous vous offrons en signe de soumission respectueuse. Le très ancien suprême dieu 'Upakhut, dieu qui est admirable de dignité et a des pouvoirs extraordinaires, toi qui vis sereinement dans un kuthi [habitation monastique] prenant la forme d'un palais de cristal, au milieu des bruits sourds du grand fleuve, toi qui affectionnes l'ascèse monastique, qui vis dans la félicité, loin des passions, toi et toutes les autres divinités, nous vous invitons à écouter l'histoire de Vessantara dans l'enceinte du monastère. Nous vous invitons respectueusement, vous toutes, divinités précieuses. Puissiez- vous prendre garde aux esprits (phi:) du monde entier, que vous soyez déterminées à vaincre les cinq démons [allusion au non-respect des cinq préceptes, du fait de l'influence de Mara] et toutes les forces qui nous persécutent et nous font dévier de la Voie. A vous toutes, divinités, faites disparaître les dangers de toutes sortes !

II. Invitation de Vessantara à entrer dans le pays Bienheureuse communauté des multiples Devatâ, nous requérons votre attention ! Le

grand jour d'audition [dujâtaka] est arrivé. Dans chaque bande de forêt située au sommet des montagnes ou au fond des gorges, chaque pays couvert de montagnes, chaque région où vivent des bêtes sauvages dans des cavernes, chaque cours d'eau et abri à poissons, il faut expliquer aux esprits brutaux et coléreux que nous sommes déterminés à faire écouter la loi (dhamma) à tous les êtres qui ont un cœur mauvais, de façon que ceux-ci respectent la lumière de la Loi. A vous tous, Devatâ, nous vous demandons de protéger le monastère et le pays de l'attaque des esprits malfaisants !

Au nord, il y a des montagnes aux reflets multicolores, à gauche.de la capitale [ancienne] d'Ayutthaya [allusion aux chaînes de Bilauktaung et de Dawna qui séparent le Siam du traditionnel ennemi birman]. Au nord, il y a des territoires cultivés en tubercules qui servent de frontière. Tous les pays contiennent en leur sein des régions où le Dieu- nectar (pha Sutha:) et la déesse de la Terre (na:ng Thorani:), qui sont des divinités ances-

II sera le premier de tous. Bien qu'il n'en ait pas les signes, il fera autant de conversions que moi. » Upagupta voulut prêcher les quatre vérités dans le royaume de Mathurâ et les habitants venaient par myriades suivre ses prêches, mais Mâra fit pleuvoir des perles véritables et des objets précieux pour corrompre le cœur des multitudes. A la deuxième tentative de prêche d'Upagupta, Mâra fit pleuvoir de l'or ; à la troisième, des filles célestes qui troublaient le cœur des humains. Upagupta prit alors trois sortes de cadavres (chien, serpent et homme mort), qu'il métamorphosa en une guirlande de fleurs et offrit à Mâra. Celui-ci prit l'offrande comme une marque d'allégeance, mais la guirlande recouvra sa vrai nature. Màra ne pouvait l'ôter et alla voir les Deva\dans l'espoir de s'en libérer. En vain. Il prit alors conscience de la puissance du Bouddha et se soumit.

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande 245

traies des humains, assurent la fertilité. A vous tous, Devatâ qui résidez de ce côté-ci, Indra, Brahma, descendez apprécier la lecture du dhamma ! Il y a ici des moines somdet [distinction qui résulte d'un unique ondoiement et honore des moines reconnus pour leur sainteté], des grands moines qui détiennent le titre de khu: [bonzes qui ont fait l'objet de trois ondoiements successifs et ont ainsi accédé à la plus haute distinction conférée au niveau villageois]. A l'extérieur, il y a de grandes divinités royales, puissantes dans la principauté d'Ubon [ubon signifiant lotus en thaï littéraire : s'agit-il d'une mention allégorique de la cité des dieux située sur le mont Meru ou bien est-il fait allusion à la principauté d'Ubon qui correspondait à l'actuelle province d'Ubon Ratchatani en bordure du Mékong, face au Laos et au Cambodge ?], qui forment famille avec des épouses aimantes, des descendants et des ascendants royaux. Les anciens viennent ensemble, tant rois que princes, lettrés et ecclésiastiques, tous ces chefs sont attirés vers le village à partir de la principauté royale d'Ubon.

Nous avons préparé en signe de soumission respectueuse de multiples offrandes comprenant un millier d'éléments. Il y a diverses variétés de fleurs de lotus en nombre exact, des fleurs de phak top (Monochoria hastaefolia Presl.) d'un magnifique vert-bleu saphir. Il y a en quantité des fleurs de ka:ng khô:ng (Millingtonia hortensis L.), un millier de khon kwa.j (Verbena officinalis L.) qui forment une ceinture sous forme de bouquets de drapeaux et mille grains d'offrande.

A présent, venez partager les stances du Vessantarajâtaka qui sont au nombre de 1 000 et se divisent en 13 chapitres commençant par les 10 bénédictions (thotphon) fortes de 19 stances ! Venez vous partager ces 19 stances et les offrandes qui leur correspondent. Le second chapitre, intitulé himaphan (« [la forêt de] l'Himalaya »), comprend 134 stances et des offrandes. Le troisième chapitre, intitulé naban (« la donation »), compte 209 stances et y sont présentées les « cent offrandes » (khrù.ang rô:j). Le quatrième chapitre, intitulé wan pha We:t (« le jour de Vessantara »), compte 57 stances, et l'on y présente des offrandes séparées. Dans le cinquième chapitre, appelé Chuchok (« Jûjaka [le brahmane] »), il y a 79 stances, et les offrandes sont facultatives. Le sixième chapitre, intitulé culaphon (« la forêt claire »), compte 35 stances, et les offrandes sont alors de rigueur. Pour le malaphon (« la forêt dense »), qui est le septième chapitre, il y a 80 stances et des offrandes. Dans le neuvième chapitre, intitulé Mathri (« Madri [l'épouse de Vessantara] »), il y a 90 stances, et l'on présente séparément des offrandes de toutes sortes. Pour le dixième chapitre, intitulé sak bap (« renforcer le lien »), il y a 43 stances, et l'on présente des offrandes accrues. Pour le onzième chapitre, intitulé maha.ra.th (« le roi »), il y a 69 stances et les offrandes forment une belle ceinture. Pour le douzième chapitre, intitulé chak chat (« les six princes »), il y a 36 stances et des offrandes en abondance. Le treizième chapitre, appelé nakhon (« la capitale »), compte 49 stances et l'ensemble des offrandes est présenté pour l'honorer.

L'enchaînement complet de ces 1 000 stances dégage un pouvoir de commandement qui est la plus pure des offrandes. Aussi, nous vous invitons, vous tous, Devatâ, êtres excellents, à venir écouter paisiblement le Vessantarajâtaka et à vous associer aux Trois Joyaux. D'abord vous, splendides déesses : la déesse de la Beauté parfaite (Parijo:- samkaja: na.ng = Lakshmi ou bien l'une des mères-matrices célestes de l'ancien système de croyance des Thaï21 ?), la splendide déesse des Poissons (Matsa:kanja: na.ng) et la

21. Dans la cosmologie des Thaï non bouddhisés, les mères-matrices, ou mae: bao:, interviennent de concert avec d'autres divinités célestes de sexe masculin pour façonner les âmes de l'individu à naître. Elles créent notamment un double du corps dans lequel l'individu devra s'incarner. Ce faisant, elles peuvent intervenir en bien ou en mal sur la réplique terrestre du modèle, alors qu'en retour toute transformation de l'individu rejaillit sur son modèle céleste. Bien que le nombre de ces mères-matrices soit indéfini, certaines d'entre elles sont reconnues et désignées en fonction de traits physiques, d'où l'idée que la déesse de la Beauté parfaite, mentionnée dans l'invocation aux devatâ, pourrait résulter d'une fusion de cette ancienne notion avec d'autres, plus récentes, d'origine indienne. Ainsi, les Thaï rouges de Lang Chành, étudiés par R. Robert (1941 : 34) distinguent quatre mae: bao : l'une qualifiée de « La plus belle », la seconde de « Dame Nat aux sept grâces », la troisième de « Fille du roi dragon », jugée belle mais petite, la quatrième de « Dame Nat de l'écume blanche », très gracieuse et d'une

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déesse du Culte (Sapiancha na.ng), ainsi que vous, Brahma, et tous ceux dont vous êtes le doyen ! A cette occasion nous vous invitons respectueusement ! »

Le second volet de l'invocation est particulièrement intéressant, bien que l'ethnographie antérieure sur le sujet ne le mentionne pas. En effet, il s'adresse non pas à Ves- santara, mais à Brahma, aux autres divinités célestes, ainsi qu'à la déesse des Poissons, mère d'Upagutta. On convie ainsi toutes ces divinités, alliées des Trois Joyaux, à venir se nourrir, d'une part, de la magnificence morale du Vessantarajâtaka, d'autre part, de la qualité artistique de son énonciation, et enfin des multiples offrandes matérielles qui jalonneront un rituel dont on rappelle le programme.

Au terme de l'incantation, on déroule une pièce d'étoffe blanche, longue de plusieurs mètres, sur laquelle ont été peints 19 tableaux, dont 14 figurent les scènes jugées les plus évocatrices des différents chapitres du jâtaka, et 5, placés en tête, représentent la souffrance issue des cinq péchés majeurs (meurtre, vol, luxure, mensonge, excitation des sens par la drogue ou l'alcool). Notons que le nombre de scènes dépeintes n'est pas aléatoire. Il reproduit en effet le nombre de stances que compte le chapitre introductif du jàtaka, appelé thotphon, où Indra invite une fille de deva à renaître sur terre sous la forme d'une reine pour engendrer le bodhisatta22.

« L'histoire de Vessantara » (rù:ang pawat kong pha We:t), ainsi que l'on désigne cette longue pièce d'étoffe peinte23, est ensuite tendue et portée au moyen de perches dans le cadre d'une procession que précèdent les bonzes. Cette procession retourne au village par le même chemin qu'à l'aller24. Arrivé aux abords du village, le cortège intègre de nombreux jeunes et un orchestre de percussions. Il s'engage alors dans l'agglomération par sa voie centrale. Aux abords de celle-ci, les spectateurs attendent, munis d'un seau d'eau et des mêmes tiges feuillues d'huat kha cueillies par la procession à l'aller. Au moment du passage du cortège, les laïcs s'aspergent mutuellement d'eau au moyen de ces tiges, suscitant des cris, des rires, des bousculades qui accroissent l'ambiance de liesse populaire que créaient déjà les sons de l'orchestre et la danse débridée de certains processionnaires.

Notons que ces aspersions dans le cadre du bun pha We:t sont spécifiques à Ban Amphawan. Elles reproduisent une séquence rituelle qui participe d'ordinaire de la fête

blancheur parfaite. Comme R. Pottier (1979 : 788-789) Га démontré, chez les Lao bouddhisés s'est produit un syncrétisme entre la notion de mère-matrice, celle, issue de l'astrologie indienne, des matrka (divinités planétaires) et celle, proprement bouddhique, des parents de la vie antérieure.

22. Pour atteindre ce nombre, le neuvième chapitre, où un vieux brahmane obtient de Vessantara ses enfants et qui est le moment le plus pathétique du récit, prête à deux tableaux au lieu d'un seul comme les autres chapitres.

23. Les dessins sont parfois réalisés par les villageois eux-mêmes, ainsi qu'en témoigne G. Condominas (1968 : 120). A Ban Amphawan, la longue fresque avait été achetée pour la somme de 2 500 bahts (la moitié d'un mois de salaire moyen), auprès d'un artisan spécialisé d'un autre village de la province.

24. Dans certains villages, tel celui étudié par SJ. Tambiah (1970 : 163), la procession doit emprunter un chemin différent de celui de l'aller. Notons encore qu'il est souvent d'usage que de l'eau ou trois pierres soient prélevées de l'étang ou du cours d'eau près duquel le rite a eu lieu, afin de maintenir le temps de la fête un lien entre Upagutta et son élément naturel. SJ. Tambiah (1970 : 163) mentionne le prélèvement d'eau ; G. Condominas (1968 : 121) et M. Zago (1972 : 292, n. 38), celui de pierres. Mes observations relatives à Ban Han, autre village de la province de Khon Kaen déjà plusieurs fois évoqué, rejoignent celles de ces deux derniers auteurs, mais, à Ban Amphawan, de telles pratiques n'avaient pas cours. Peut-être parce qu'un milieu aquatique en miniature avait déjà été recréé dans des jarres déposées à la sa.la:. Jarres qui dès lors rempliraient une double fonction : d'une part, rappeler une composante du milieu forestier dans lequel Vessantara trouva refuge ; d'autre part, servir de lien entre Upagutta et son milieu aquatique habituel. Va dans le sens de cette hypothèse le fait qu'à Ban Han de telles jarres ne faisaient pas partie du décorum de la fête et que SJ. Tambiah G. Condominas et M. Zago ne les mentionnent pas.

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des fusées et qui est fondée sur le thème de la fertilité (les aspersions simulant une abondante distribution de pluies). Or la fête des fusées n'a jamais été célébrée localement, car le fondateur de Ban Amphawan, bouddhiste très intègre, s'opposa à la reconnaissance du genius loci, lep/?/: ba:n, que l'on honore à cette occasion.

Pour en revenir aux événements de ce 12 mars 1988, une fois la cour du monastère atteinte, le cortège procède à une triple circumambulation, lors de laquelle les tiges ayant servi à l'aspersion sont déposées dans les huit corbeilles d'offrandes entourant la halle. Bonzes et laïcs pénètrent ensuite dans la sa:la.\ alors qu'on dispose la bande de tissu qui illustre l'histoire de Vessantara à l'intérieur, tendue contre le mur d'enceinte méridional.

L'injonction de Maitreya. le futur Bouddha

Dans la sa.la:, les bonzes du village sont rejoints par ceux de la localité voisine de Ban Khok, que l'on a invités pour le dernier office religieux de la journée. Le sairawat présente alors des offrandes sous forme d'un plateau comportant des bougies, des fleurs et des bâtons d'encens, tout en formulant la demande des cinq préceptes. Les bonzes chantent en chœur la prière de réponse à cette requête. On leur présente ensuite l'ensemble des dons monétaires qu'ont faits, durant l'après-midi, les délégations de villages voisins, dont certains membres assistent à l'office. Les moines reçoivent ces dons en chantant le sajanto25, suivi de Y'anumo:thana: kha:ta:, par lequel ils témoignent de leur satisfaction pour les offrandes reçues. Ils enchaînent avec une prière nommée localement suât lop phon jon (« prière d'extinction du désir ») et qui correspond en fait au karani:ja me:tha: sutta. Au terme de cette série liturgique, deux des bonzes invités se succèdent à quinze minutes d'intervalle sur l'une des chaires de la sa.ia: pour prêcher le Malaya sutta, plus connu des Lao sous le nom de pha Malai mù:n Malai sae:n (« Malai 10 000, Malai 100 000»).

Malai est, comme Upagutta ou Moggallana, l'un des pères légendaires de l'Église bouddhique, et L. Finot (1917 : 65), qui a traduit l'une des versions les plus précises de ses aventures, indique, d'une part, qu'il est moins ancien que Moggallana, dont il se rapproche sur de nombreux points, d'autre part, que sa légende est l'une des plus populaires au Laos et au Siam. Cette légende se décompose en trois parties : le Malai mù:n, le Malai sae:n et le Malai pothisat (« le bodhisatta Malai »). Dans la première partie, Malai se rend au monde des dieux par sa puissance spirituelle. Indra et les autres divinités célestes lui font alors un accueil respectueux. Il retrouve au dernier étage du paradis d'anciennes relations vertueuses et constate aussi que les dieux vénèrent le Cûlâ Mani Cetiya, le chedi où est déposée une relique de la dent du Bouddha. Dans la seconde partie (Malai sae:n)y Malai rencontre Maitreya, future incarnation du Bouddha, venu du ciel Tusita vénérer le reliquaire sacré. Selon les versions s'instaure alors un dialogue entre Indra et Malai (Finot, 1917 : 65), ou entre ce dernier et Maitreya (Gerini, 1976 : 21). Dans la version que relate G.E. Gerini, et qui est proche de celle récitée à Ban Amphawan, Maitreya déclare que, pour accélérer sa venue sur terre, les hommes doivent respecter les dix préceptes, ne pas se rendre coupables des cinq crimes capitaux et écouter en une seule journée l'exposé du Vessantara jàtaka, tout en offrant à cette occasion des ombrelles, des drapeaux et des fanions, des bougies, des bâtons d'encens et diverses espèces de fleurs, terrestres comme aquatiques, parmi lesquelles des fleurs

25. Le sajanto célèbre les louanges de Bouddha, vainqueur de Mâra, de sa miséricorde, de ses vertus bienfaisantes, de la perfection qu'il a atteinte et vers laquelle doivent tendre tous les hommes. Ce paritta, qui est le plus populaire de tous ceux récités dans le contexte villageois, incorpore aussi le vœu que soient éloignés tous les maux dont les hommes sont victimes.

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de lotus des cinq variétés, en nombre égal aux stances que compte Icjâtaka. Enfin, dans la troisième partie, Malai visite les enfers, où il retrouve nombre de visages connus. De retour parmi les humains, il ne manque pas de rapporter ce qu'il a vu et entendu dire au paradis, dans le cadre de ses tournées d'aumône, et de transmettre à leurs parents le message des malheureux condamnés à l'enfer, message qui les exhorte à faire des bun pour eux-mêmes et pour les morts.

Ainsi, le pha Malai mù:n, Malai sae:n justifie le dispositif rituel à un double niveau. Il légitime, tout d'abord, l'invitation des thcwada: qui le précède, puisque ceux-ci reconnaissent les Trois Joyaux et furent les témoins des paroles de Maitreya, en même temps qu'ils peuvent témoigner du respect de celles-ci. De plus, le Malaya sutta donne un sens à l'exposé du mahajâtaka qui le suit, puisque cet exposé est présenté comme l'une des conditions de la venue sur terre du futur Bouddha et donc du salut dont il est porteur. L'importance de ces fins spirituelles est rehaussée par la comparaison qui est faite entre le sort enviable de ceux qui vivent au paradis et les terribles souffrances vécues en enfer. En effet, Malai partage avec Moggallana la particularité d'avoir visité ces deux lieux extrêmes de la destinée humaine. On pourrait dire en résumé que ce sutta fonde la réunion en un même auditoire des alliés divins du bouddhisme (célestes ou aquatiques) et des humains, ces derniers agissant pour eux-mêmes, mais aussi pour extraire de l'enfer leurs ancêtres repentants, qui certes ne participent pas directement à l'exposé moralisateur du jâtaka, mais y sont néanmoins présents en tant que motivation de l'auditoire. La récitation du Malaya sutta pose donc le rassemblement temporaire en un même espace de toutes les composantes de l'univers bouddhiste, y compris Mâra, le principe du mal, qu'Upagutta a pour mission de tenir à l'écart.

Le projet holiste qu'exprime le Malaya sutta est souligné un peu plus le second jour de la fête, lorsque les villageois inviteront les lokapâla à venir protéger l'espace rituel. Cependant, pour en revenir à la dernière cérémonie du premier jour, celle-ci se conclut, au terme du sutta, par l'offrande de présents aux récitants (baguettes d'encens, fleurs et enveloppes contenant des billets de banque en guise de cachet) et l'aspersion des laïcs au moyen d'eau lustrale.

Dans la soirée, les habitants de Ban Amphawan et leurs invités se retrouveront dans l'enceinte du monastère pour participer aux jeux et spectacles organisés pour l'occasion : stands de tir, stands de divination, projection d'un film et discothèque de plein air.

Le second jour de cérémonie

L'hommage rendu aux lokapâla

Le deuxième jour, à 5 h 30 du matin, se forme dans le village une procession appelée hae: khawphan kô:n (« procession des mille boulettes de riz »). Le cortège, dont les participants portent chacun une assiette contenant des boulettes de riz gluant cuit et des fleurs, s'ébranle en direction du monastère, au son du tambour et à la lumière des chandelles que chacun tient dans la main. Arrivée à la pagode, la procession fait trois fois le tour de la sa:la:, alors qu'une partie des offrandes est placée dans les corbeilles situées sur les quatre côtés et coins de la halle. Le reste des fleurs et des boulettes de riz est ensuite déposé dans un grand panier placé au centre de la sa.ia:, au pied de la « table des ma: к beng » et entre les quatre chaires, alors que l'on plante les bougies à côté, dans un tronc de bananier évidé, et que chacun formule un vœu en effectuant ces gestes. S'ensuit un office religieux ou les laïcs demandent les préceptes, puis un bonze délivre

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande 249

deux sermons, le the:t sangkat, qui relate les renoncements successifs de Gotama26, puis le Mârajut, qui rappelle les vaines tentatives de séduction dont il fit l'objet de la part des filles de Mâra. Cette séquence du rituel est conclue par la présentation aux moines de leur premier repas de la journée (chán cang han).

On peut trouver plusieurs motifs à la procession des « mille boulettes ». Comme le suggère le nombre théorique d'unités de riz, elle vise d'abord à enrichir d'un nouvel élément les offrandes présentées lors de la récitation des mille stances áujátaka. Cet élément est non des moindres, puisque le riz gluant, consommé justement sous forme de boulettes, est à la base de l'alimentation lao. Le riz cuit à la vapeur complète d'ailleurs les autres formes de la céréale présentées pour l'occasion, puisque les villageois ont apporté, dans les phases précédentes, du paddy, du riz décortiqué cru et qu'ils jettent du riz soufflé (relevant du rôti) pour célébrer les passages marquants áujátaka. Comme le riz soufflé est la nourriture préférée des ancêtres, sans leur être exclusive, et qu'il est en cela le pendant du riz cuit à la vapeur, nourriture principale des humains, la distinction entre cuisson directe par l'eau et par le feu symbolise la complémentarité entre vivants et morts et, comme le suggère Cl. Lévi-Strauss (1968 : 406), sur la base de matériaux sud-américains, entre culture et nature.

La procession des « mille boulettes de riz » est également motivée par la fertilité des rizières, ainsi que l'affirment les villageois et que l'ont montré plusieurs auteurs. Selon des informations recueillies par S.J. Tambiah (1970 : 165) et que confirment mes propres données, l'opinion populaire veut non seulement que l'offrande des boulettes de riz aux the:wada: soit propice au bonheur familial et à la santé des humains, mais qu'elle favorise aussi l'arrivée de pluies abondantes. SJ. Tambiah émet, d'autre part, une hypothèse intéressante quant au symbolisme des grandes perches plantées aux quatre coins de la sa.ia: et au pied desquelles est déposée une partie du riz. Elles rappellent, explique-t-il, les « arbres qui gratifient les désirs des hommes » (kalpavriksha). Suivant le bouddhisme populaire thaï (cf. Young, 1907 : 243), ces arbres fleuriront aux quatre coins de la ville dans laquelle Maitreya naîtra et produiront toutes sortes de fruits délicieux en quantité fabuleuse. Toujours concernant le thème de la fertilité, M. Zago (1972 : 267) rappelle que la procession des « mille boulettes » peut aussi être organisée en dehors du bun pha We:t dans le seul but d'interrompre une longue période de sécheresse.

Le dernier motif qui, articulé aux précédents, justifie l'offrande collective est d'ordre cosmologique. On considère toujours que celle-ci s'adresse à l'ensemble des the.wada: (cf. Condominas, 1968 : 125 ; Tambiah, 1970 : 164-165).

Or, parmi les divinités indiennes que le bouddhisme a incorporées au titre de puissances auxiliaires, et qui ont été invitées avec Upagutta la veille de l'exposé du jâtaka, la procession vise plus spécifiquement les lokapâla, c'est-à-dire les gardiens des quatre directions, qui sont appelés localement catuloka: (« quatre mondes »). C'est à eux, en effet, que s'adressent les offrandes déposées dans les corbeilles des quatre points cardinaux.

Les lokapâla sont conçus dans la mythologie comme des rois célestes qui protègent le monde et la religion bouddhique, à partir de leurs demeures situées autour et légèrement au-dessous de la cité des dieux. Cette cité occupe le sommet du mont Meru qui sert àyaxis mundi et de trône au cakkavattin, celui-ci faisant tourner la roue de la Loi autour de ce centre (cf. Mus, 1964 : 30).

Le fait que les villageois invitent les lokapâla à venir garder l'espace rituel, que cet espace soit conçu comme le point de ralliement des the.wada:, c'est-à-dire comme une

26. Ainsi, Gotama s'écarta successivement de sa condition royale, de sa femme et de son fils. Il se sépara aussi de son cheval, qui mourut de chagrin, et enfin renonça aux marques les plus apparentes de sa virilité en se coupant les cheveux et en s'habillant de la toge couleur safran.

250 Bernard Formoso

cité des dieux temporaire, et qu'au terme de sa légende Vessantara, devenu un roi exemplaire de moralité bouddhique, accède au statut de cakkavattin, l'ensemble de ces éléments suggère que l'un des objets de la procession des « mille boulettes de riz » est d'établir provisoirement le lieu de l'exposé comme centre du cosmos, comme axis mundi. Plus précisément, cette élaboration symbolique s'applique au cœur cérémoniel que représente la ou les chaires des récitants. C'est ce pôle central, appelé de manière significative hô: thammat (« le palais de la [ou des] chaire[s] »), qui est l'aboutissement ultime de la procession ; c'est à son pied que chacun formule des vœux de prospérité et dépose les chandelles allumées, symboles de l'illumination spirituelle. Enfin, c'est au sommet de la chaire, mont Meru en miniature, que les bonzes incarnent Vessantara par la puissance évocatrice du texte et de leur interprétation, reliant par le verbe en un même auditoire les divinités invisibles évoluant autour de la chaire et les humains assis en dessous.

La récitation du maha jàtaka

Après le premier repas des bonzes, l'auditoire se renforce de personnes, âgées pour la plupart, qui proviennent soit du village, soit de localités des environs. Chacune présente à un responsable des offrandes sous forme de riz décortiqué, de gâteaux et d'une somme d'argent variable. Celui-ci, après les avoir enregistrées, les dépose, suivant le quartier où vit le donateur, dans l'un des quatre paniers qui seront ensuite offerts aux récitants en guise de кап. Quant aux personnes d'autres localités, leurs dons sont répartis entre les paniers, de manière que chacun soit finalement de même valeur.

Aux objets rituels disposés dans la sa:la: les jours précédents en sont ajoutés d'autres le matin du dernier jour. Nous avons déjà mentionné un tronc de bananier évidé. Celui-ci est placé entre les quatre chaires, face à la rizière miniature que constitue la « table aux ma:k beng ». Ce tronc, baptisé kae:n kata: pha We:t (« le cœur [du tronc] - panier du prince Vessantara »), servira de plantoir aux mille bougies et bâtons d'encens qui, disposés au début de chaque chapitre en nombre égal aux stances que celui-ci contient, vont successivement se consumer. Une corbeille contenant des fleurs est disposée en face et au centre du tronc, alors qu'une autre corbeille du même genre est présentée dans la partie ouest de la halle de prière. C'est également à l'ouest, mais cette fois dans le cœur rituel délimité par les chaires, que sont allumés deux grands cierges, en début de récitation. Enfin, à l'est de la sa:la.\ on accroche à un support le gong qui marquera de trois coups les passages clefs de l'histoire.

A 9 h 30 débute la récitation des treize chapitres du maha jàtaka, après que les laïcs ont une nouvelle fois demandé les cinq préceptes, que les moines récitants sont montés en chaire et que l'un des phô: jai (« homme âgé ») les a solennellement invités au nom de l'ensemble des fidèles à commencer la narration du the:t (du pâli desanâ = prédication, exposé extratemporel). Cette narration s'achève vers 16 heures, avec, entre-temps, une coupure de trois quarts d'heure, sur le coup de 11 heures, où bonzes puis laïcs se restaureront. En tout, donc, l'exposé durera près de six heures, soit beaucoup moins que les quatorze heures et parfois dix-sept heures qu'exige la récitation complète du jàtaka. En effet, les bonzes en présenteront une version écourtée, conformément à une tendance à la simplification qui est aujourd'hui dominante dans les villages du Nord-Est, du fait, sans doute, de l'influence de la vie moderne 27.

27. Cette tendance au raccourcissement ne semble pas liée à l'obligation énoncée par le pha Malai mù:n Malai sae.n, selon laquelle l'histoire doit être délivrée en une journée. Selon la croyance, les villages ne respectant pas ce précepte s'attireraient la malchance. Cependant, ce principe n'empêche pas la lecture complète du Vessantara jàtaka, dès lors que les cérémonies du second jour commencent tôt le

Le bun pha We:t des Lao du nord-est de la Thaïlande 25 1

En Asie du Sud-Est, on connaît de multiples versions de la légende de Vessantara28, mais, si l'on s'en tient à ses aspects les plus typiques, cette légende peut être résumée de la manière suivante :

Chapitre i : Indra invite une fille de Deva à descendre sur terre comme reine pour donner naissance au bodhisatta. Elle accepte sous condition qu'elle bénéficie de dix bénédictions qui en fassent la plus favorisée et heureuse des femmes. Chapitre h : Descendue sur terre, elle épouse le souverain du royaume indien de Sivï (Situtra en lao). Le couple royal donne naissance à Ves san tara, qui, dès son plus jeune âge, manifeste une grande charité et abnégation. Une fois atteint l'âge adulte, Vessantara succède à son père sur le trône et épouse la fille du souverain d'un État voisin, nommée Madrî (na:ng Mathri:). Celle-ci lui donne un garçon, Jâli (Sali:), et une fille, Kanhâ (na:ng Kanha). Vessantara possède un éléphant blanc qui peut faire tomber la pluie et qui, selon une version de la légende, est né le même jour que lui (Nginn, 1961 : 7). Le couple et le royaume vivent dans la prospérité lorsque, dans l'État voisin de Kâlinga, survient une sécheresse prolongée qui entraîne une grande famine. Ayant en vain utilisé les compétences de ses brahmanes pour stopper la catastrophe, le souverain de ce royaume les envoie solliciter l'éléphant blanc de Vessantara. Ce dernier le leur cède sans hésiter, provoquant la stupeur et le courroux des mandarins comme de l'ensemble de ses sujets, qui craignent que la fertilité ne s'éloigne à jamais du pays. Répondant au vœu populaire, le père de Vessantara le chasse du royaume. Chapitre ш : Avant son départ, Vessantara distribue au peuple ses biens, à raison de 700 unités par catégorie. Sa femme refusant de rester au palais, comme il le lui demande, ils quittent le royaume avec leurs enfants en jetant, selon l'une des versions (Gerini, 1976 : 28), des pièces d'or et d'argent à la populace rassemblée sur leur passage. Par la suite, selon les variantes de la légende, Vessantara donne à des brahmanes qui le sollicitent sur le chemin soit ses chevaux, soit son chariot (Nginn, 1961 : 7), soit les deux successivement (Spence, 1880 : 121), la famille d'exilés continuant son chemin à pied vers des montagnes où elle projette d'établir son ermitage. CHAPITRE IV : Traversant la contrée où règne le père de Madrï, celui-ci les supplie de vivre dans son palais, mais Vessantara décline l'offre, réaffirmant sa détermination de vivre comme un ascète. Le roi envoie alors un chasseur pour protéger l'accès à leur retraite de tout intrus et malfaiteur, alors qu'Indra leur fait construire deux abris par l'architecte céleste, Vissakamma. De ces deux abris, l'un est destiné à Vessantara et l'autre au reste de la famille, Madrï s'occupant des enfants et de la quête d'une nourriture composée de racines et de fruits de la forêt, alors que Vessantara se consacre à la méditation. CHAPITRE V : Un vieux brahmane mendiant, nommé Jûjaka (Chuchok en lao), a accumulé un pécule qu'il confie à un autre pair. Celui-ci l'ayant dilapidé, il s'acquitte de sa dette en donnant sa fille comme épouse à Jûjaka. Celle-ci, dans un premier temps, sert fidèlement son mari, mais, aigrie par les brimades et moqueries de son entourage, elle exige de Jûjaka qu'il lui trouve des serviteurs, en lui suggérant d'aller demander ses deux enfants au prince généreux. Jûjaka, se dirigeant vers l'ermitage, déjoue la vigilance du gardien des lieux en se faisant passer pour l'ancien précepteur et ami de Vessantara. CHAPITRE VI : Jûjaka poursuit sa route vers la retraite du prince en traversant la forêt claire et atteint la hutte d'un saint ascète. Chapitre vu : Bien que se méfiant de l'étranger, l'ascète lui indique finalement l'endroit où Vessantara a trouvé refuge.

matin. Dans l'exemple étudié au Laos par G. Condominas (1968 : 124), la procession des « mille boulettes de riz » avait eu lieu à 3 heures du matin et à 2 h 30 dans le village où S.J. Tambiah (1970 : 164) a travaillé. On doit plutôt attribuer la tendance à abréger la lecture de l'histoire de Vessantara aux changements dans la perception du temps qu'a entraînés, ces dernières décennies, l'accroissement des activités monétaires dans les villages issanes et le développement corrélatif d'un sens du calcul et de choix alternatifs moins prégnants par le passé. Notons que des versions également écourtées furent exposées lors des bun pha We:t auxquels j'ai assisté en 1985, dans d'autres localités de la province de Khon Kaen (à Ban Han et Ban Khok notamment).

28. On dispose de résumés en langue occidentale de certaines versions du mahajàtaka, tels ceux de H. Alabaster (1871 : 89, 184), de H.R. Spence (1880 : 118-127), de P.S. Nginn (1961 : 7-8) ou de G.E. Gerini (1976 : 28-31).

252 Bernard Formoso

CHAPITRE vin : Lorsque Jûjaka atteint l'ermitage, Madrï est absente, et Vessantara lui donne avec joie et solennité ses enfants comme esclaves. Le brahmane attache les enfants et s'éloigne avec eux. Mais, peu après son départ, il trébuche, et les enfants en profitent pour se libérer de leurs liens et fuir se cacher dans la forêt29. Jûjaka retourne à l'ermitage pour se plaindre de l'attitude de Jâli et Kanhâ. Vessantara part à la recherche des enfants, qui se sont réfugiés sous des feuilles de lotus, près d'un étang. Les ayant retrouvés, il réussit à les convaincre de se soumettre à sa décision. Jûjaka leur attache de nouveau les poignets et les maltraite devant leur père pour se venger. Celui-ci manque de perdre son sang- froid, mais la puissance de sa motivation religieuse l'en empêche, et il permet à Jûjaka de partir avec les deux enfants. CHAPITRE IX : Durant l'épisode précédent, Madrï est retenue dans la forêt par trois Deva envoyés par Indra et qui ont pris la forme d'un lion royal, d'un tigre et d'un léopard. Jûjaka ayant quitté la forêt, les Deva se retirent et Madrï rejoint l'ermitage, où elle demande à Vessantara ce qu'il est advenu de leurs enfants. D'abord silencieux, il lui avoue finalement ce qui est arrivé et l'exhorte à réprimer ses reproches pour considérer les immenses mérites qui résulteront de sa suprême abnégation. Madrï acquiesce. CHAPITRE X : Sachant que le prince a tout donné, sauf sa femme, Indra pense que, s'il s'en sépare, personne ne s'occupera de lui. Il apparaît alors au prince sous la forme d'un vieux brahmane et sollicite son épouse. Vessantara accède immédiatement à sa requête. Mais Indra lui laisse Madrï en le prévenant que, lui ayant promise, il ne pourra la donner à un autre. Chapitre xi : Jûjaka s'égare en retournant chez lui avec les enfants et arrive dans la capitale du royaume que gouverne le père de Vessantara. Celui-ci, voyant du haut de son balcon, ses petits-enfants tirés par le brahmane, envoie ses soldats pour ramener le cortège au palais. Là, il donne à Jûjaka de riches présents en échange de la liberté de Jâli et de Kanhâ. Il l'invite aussi à un grand banquet, où le brahmane se gave tant de nourriture que sa panse éclate et qu'il meurt. On lui fait de splendides funérailles, mais, comme il ne laisse aucun héritier, les richesses qui lui ont été données retournent dans le trésor du royaume. Le roi décide ensuite d'organiser en grande pompe le retour de son fils. Chapitre xii : L'expédition rejoint l'ermitage, où se retrouvent réunis le roi, la reine, Vessantara, Madrï et leurs enfants. CHAPITRE ХШ : Le retour de Vessantara et de sa famille dans la capitale du royaume fait l'objet d'une grande liesse populaire, et ceux à qui il a donné ses richesses, pris de remords, les lui restituent. Dans certaines versions (Spence, 1880 : 127 ; Nginn, 1961 : 8), dont celle récitée à Ban Amphawan, Vessantara est réintronisé et, après avoir régné en conformité avec les dix préceptes, il renaît au paradis suprême, appelé Tusita, avant de redescendre en ce monde sous les traits de Gotama.

La légende, à travers le destin extraordinaire de son héros, associe le thème de la fertilité à plusieurs valeurs morales que prône le bouddhisme populaire. La fertilité des rizières est illustrée par les pouvoirs magiques de l'éléphant blanc, qui est en Asie du Sud-Est l'un des symboles de la royauté et dont la cession à un autre souverain constitue le premier acte d'abnégation de Vessantara, celui du renoncement au pouvoir politique. La restitution de ses richesses, en particulier de l'éléphant au terme de la légende, ainsi que la réintronisation de Vessantara signifient clairement que les fins spirituelles qu'il poursuit subordonnent les réalisations en ce monde. Non seulement l'abnégation suprême (et par là le renoncement à tout désir) qu'il manifeste en se séparant à la demande de ses objets et êtres les plus chers permet à Vessantara d'élever de manière exceptionnelle son karma, mais en plus elle rehausse sa condition matérielle et sociale, puisque sa générosité a force communicative, qu'elle crée des remords chez ses sujets ou voisins, subjugue leurs pulsions égoïstes et est présentée comme la condition même d'un bonheur et d'une prospérité durables du royaume. Appliqué à l'un des soucis majeurs des paysans lao, le message ainsi transmis semble être que la générosité mani-

29. Selon vine autre version (Spence, 1880 : 123), les enfants, ayant entendu la conversation du brahmane avec leur père, s'enfuient, effrayés, dans la forêt. Dans la même version, Madrï aurait fait un rêve prémonitoire la veille, voyant en songe un homme noir lui couper les deux bras et lui arracher le cœur.

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restée à l'exemple de Vessantara doit, entre autres, être récompensée par l'abondance des récoltes futures. Les principales motivations qui poussent les villageois à venir écouter le long exposé du jâtaka (fang the:t) confirment qu'ils reçoivent le message en ces termes. En effet, ils ont certes le sentiment d'acquérir par ce biais un lot important de mérites, mais ils formulent également des vœux de fertilité lorsqu'ils saluent par des jets de riz ou de pièces de monnaie chacun des actes d'abnégation des héros de la légende. Jeter du riz soufflé en quantité sur la parcelle de rizière que figure le to tang ma:k beng exprime ainsi la volonté que les pluies se convertissent en grains aussi gros que ceux lancés à la volée, et le fait de jeter au même endroit des pièces de monnaie pour marquer les retrouvailles entre Vessantara, ses enfants et ses parents est associé à l'idée que la terre devra donner en retour de l'or et de l'argent 30.

En reproduisant symboliquement les actes d'abnégation qui jalonnent la légende et dont l'importance va crescendo, l'auditoire laïque s'identifie au prince. Il insuffle aussi un rythme à la cérémonie, qui, malgré tout l'art oratoire des conteurs, paraîtrait monotone autrement. En effet, les collectes de menue monnaie pratiquées à intervalles réguliers dans la sa:la:, les coups de gong qui marquent la fin de chaque chapitre et les jets de grains de riz ou de pièces de monnaie, tous ces actes réunissent, l'espace d'un instant, l'auditoire en une communauté d'acteurs et s'ajoutent aux commentaires entre voisins, à la consommation de chiques de bétel ou de cigarettes pour soutenir leur attention.

En même temps que les laïcs réagissent aux passages clefs du jâtaka, dans le sens de leurs intérêts séculiers, l'auditoire ecclésiastique évoque par son silence et sa passivité le détachement qui était celui du prince réfugié dans son ermitage de la forêt et s'adonnant à la méditation. On est donc en présence d'un double mimétisme, avec, d'un côté, les laïcs qui s'identifient à Vessantara, le renonciateur altruiste, et, de l'autre, les bonzes qui figurent par leur attitude le recueillement de l'ascète. Abnégation et méditation que le prince conjoint de manière idéale en sa personne, en tant que bodhisatta, et qui constituent deux moyens complémentaires d'atteindre l'illumination.

Hormis l'altruisme, l'ascèse et la méditation, relevons encore, comme autres thèmes moralisateurs, l'avidité de Jûjaka sanctionnée par sa mort, ou encore la miséricorde du père de Vessantara qui offre des funérailles somptueuses à celui-là même qui a menti et maltraité ses petits-enfants.

Aux profits matériels et spirituels qui découlent de l'audition des valeurs morales du maha jâtaka s'ajoute sa dimension de rite-spectacle pour en rehausser l'attrait. On Га vu, les laïcs et les bonzes s'investissent comme spectateurs et acteurs dans la cérémonie. Cependant, la qualité artistique de celle-ci dépend avant tout de l'éloquence des récitants. A Ban Amphawan, en 1988, leur performance est de taille. Se relayant tous les quarts d'heure, les quatre bonzes psalmodient à haute voix et de mémoire une version écourtée mais dense des mille stances. De plus, ils émaillent l'exposé d'une rhétorique typiquement issane qui est appréciée des villageois. Leur prestation attire d'ailleurs un auditoire nombreux rassemblé dans la sa.ia: et dans la cour du monastère, où des haut-parleurs permettent de suivre le cours du récit. Alors qu'à l'intérieur de la halle, près du cœur de la cérémonie, sont installés les hommes et les femmes qui jouissent du statut le plus élevé du fait de leur âge avancé, à l'extérieur, par contre, s'est formé à l'ombre des arbres et sur des tapis de sol un public à la fois plus jeune et plus mobile.

Pour être rythmé de l'intérieur de la sa:la: par les coups de gong et les jets de riz ou de pièces de monnaie, l'exposé du maha jâtaka n'en est pas moins aussi ponctué traditionnellement de l'extérieur par des processions qui convergent vers la pagode. A Ban

30. Dans le nord de la Thaïlande, où la récitation au jâtaka est ponctuée des mêmes jets de riz. R. Davis (1984 : 219) explique que ceux-ci imitent les averses de pierres précieuses d'Indra.

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Amphawan, certaines sont organisées par des localités voisines, mais, sur les cinq recensées, trois émanent de groupes fonctionnels du village créés sous l'égide des agents du développement rural, à savoir les groupes des pères et mères de famille et celui des jeunes. En dansant au son des tambours, des cymbales et parfois d'un orgue à bouche (khae:n), ces cortèges traversent le village en invitant les spectateurs à enrichir d'un billet l'arbre à argent qu'ils portent en tête. Au Laos, selon G. Condominas (1968 : 125) et M. Zago (1972 : 295), le présentoir d'offrandes est élaboré en forme de temple ou d'animaux fantastiques. De plus, comme lors de la fête des fusées, les jeunes qui participent à ces processions s'accoutrent de manière grotesque, et M. Zago indique que certains se vautrent sur le chemin en faisant le geste rituel de fécondité du coït avec la terre. A Ban Amphawan et dans les autres villages du Nord-Est où j'ai observé la célébration du bun pha We:t, ce type de procession ne prend pas, ou plus, l'allure carnavalesque qu'on lui connaît au Laos. Serait-ce le lointain effet des mesures prises à l'époque du roi Rama IV pour donner plus de dignité à la récitation du jâtaka, qui jusqu'alors s'accompagnait de scènes de bouffonnerie (Gerini, 1976 : 25) ?

Quelle que soit leur forme, les processions du second jour ont toutes pour objet de faire un cadeau supplémentaire (кап Ion) aux récitants. Lorsque revient à chaque bonze un chapitre, l'approche d'un кап Ion conduit celui qui est en chaire à ralentir le rythme de récitation, car le présent est attribué au moine officiant lorsque la procession pénètre dans la cour du monastère. Cependant, comme à Ban Amphawan les quatre conteurs sont simultanément en chaire, ce mode d'attribution n'est pas de mise, et les cadeaux sont répartis équitablement entre les lots d'offrandes remis à chacun d'entre eux au terme de l'exposé.

La récitation s'achève à 16 heures. Les délégués de chaque quartier offrent alors leur кап aux récitants, puis a lieu un office au cours duquel on rend hommage au Triple Joyau, et le supérieur de la pagode prépare de l'eau lustrale, appelée en l'occurrence nam kha:tha: phan (« l'eau des mille versets »), dont il asperge l'assistance. Cette eau ayant des vertus purificatoires et prophylactiques, certains laïcs en prélèvent dans la jarre consacrée pour, de retour chez eux, la verser sur les membres de leur famille qui n'ont pas participé au rituel. Avant de quitter la sa:la:, les femmes qui attendent un enfant, ou dont une parente est enceinte, prennent une poignée de sel du sac qui a été déposé dans l'espace rituel et a acquis de ce fait un pouvoir exceptionnel de cicatrisation. Cela afin de le mêler plus tard à l'eau chaude que boira la nouvelle accouchée et de favoriser ainsi son rétablissement. Enfin, chaque famille reprend le petit sac de semences qu'elle a placé avant le bun dans la halle de prière.

Ainsi s'achève le bun pha We:t. Le jour suivant, le dispositif de la fête est démonté. Les objets rituels faits de feuilles ou de tronc de bananier sont jetés en zone inhabitée, dans le prolongement du quartier occidental, qui figure le « postérieur » du village. Le contenu des jarres qui reproduisaient en miniature le milieu aquatique réintègre le cours d'eau dont il émanait, et enfin le parasol ainsi que l'habit monastique et les autres biens d'équipement monastique présentés en offrande à Upagutta sont donnés au supérieur de la pagode.

Conclusion

Le bun pha We:t est à juste titre présenté par S J. Tambiah (1970 : 161) comme la plus importante fête d'acquisition de mérites célébrée au niveau local. A cette occasion, en effet, tout un village réunit sa force de travail, ses diverses compétences et ses richesses pour respecter le sermon du Malaya Sutta et ainsi accélérer la venue sur terre

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du futur Bouddha. D'autre part, en posant la réécoute périodique de l'exposé marathon du mahajâtaka comme l'un des actes les plus méritoires que le fidèle puisse réaliser, un acte qui n'a d'équivalent que le strict respect des dix préceptes et des cinq interdits auxquels seuls les moines s'astreignent, le Malaya sutta montre que l'humilité et la réceptivité dont témoigne l'auditeur par son assiduité, ainsi que les dispositions altruistes qu'il manifeste par des dons symboliques dans le cadre du rituel, l'emportent sur les offrandes ostentatoires que certains notables adressent à la pagode lors de la fête ou en d'autres circonstances. Autrement dit, la profondeur et la pureté des intentions éthico-religieuses que reflète l'écoute âujâtaka priment dans la hiérarchie des valeurs, et dès lors non seulement le bun pha We:t apparaît aux yeux des paysans comme la plus importante fête bouddhique, mais aussi tous les fidèles, riches ou pauvres, présentent une égalité spirituelle de base dans la célébration de ce rite. Même si cette égalité est contrebalancée dans la pratique sociale par une étiquette qui favorise les vieux aux dépens des jeunes, les hommes par rapport aux femmes et les notables par rapport aux paysans moins pourvus, les premiers retirant du prestige des dépenses exceptionnelles qu'ils font pour l'occasion (offrandes aux récitants, organisation de banquets...).

Le rôle joué par le Malaya sutta pour légitimer l'écoute du mahajâtaka, dont il fait un élément liturgique majeur, amène à penser que l'absence de fête annuelle fondée sur la légende de Vessantara hors de Thaïlande ou du Laos résulte d'une moindre diffusion du Metteya sutta cinghalais, dont il dérive, dans les autres pays du bouddhisme thera- vada. Phya Anuman Rajadhon (1964 : 251-257) fait résulter la popularité du Malaya sutta chez les Thaï de la coutume, très ancienne et aujourd'hui révolue, qui voulait qu'on le récite à l'occasion de chaque mariage pour rappeler aux conjoints la voie de la vertu. Mais cette tradition peut tout aussi bien avoir été l'une des conséquences de l'engouement dont ce texte faisait l'objet. Plus récemment Y. Ishii (1986 : 183-185) l'a rapproché d'un autre écrit bien connu du bouddhisme populaire thaï, le Traiphum, et voit dans ces deux pièces de la littérature non canonique, qui associent la figure du futur Bouddha et du roi idéal, les bases eschatologiques des mouvements millénaristes qui se développèrent dans le nord-est de la Thaïlande au début du XXe siècle.

Quels que soient les tenants socioculturels et les aboutissants politiques de la popularité du Malaya sutta dans le contexte thaï-lao, la hiérarchie de valeurs qu'il sous-tend est reprise dans l'invitation que les villageois adressent aux Devatâ en marge de l'invocation des pouvoirs protecteurs d'Upagutta. En effet, le texte que récite alors le mô: pha.m place au premier rang des offrandes faites pour l'occasion le pouvoir suprême de la Loi dont témoigne l'histoire de Vessantara.

Si le maha jâtaka est de loin le plus long discours moralisant que les paysans écoutent à la pagode, plusieurs facteurs s'ajoutent au sermon du Malaya sutta et à l'équité qu'il pose dans l'élévation spirituelle pour gommer le caractère monotone, voire rébarbatif, des grands prêches et justifier la ferveur dont il fait l'objet. Ainsi, le destin des grandes figures mythiques mis en scène par le bun pha We:t conduit à une exégèse populaire qui correspond aux centres d'intérêt et aux orientations éthiques des paysans. Comme M. Zago (1972) l'a fort justement remarqué, la fête s'articule dans sa dimension bouddhique autour de deux pôles, Vessantara et Maitreya. Or, ce qui frappe les laïcs lao, explique-t-il, n'est pas tant l'illumination que la charité qui s'est manifestée dans Vessantara, alors qu'à travers leur propre expérience religieuse les Lao recherchent le salut que symbolise Maitreya.

Plus précisément, le destin de Vessantara prête à une lecture différente suivant que l'on considère l'auditoire laïque ou l'ecclésiastique. Alors que les bonzes, coupés de toute manipulation d'argent, sont logiquement plus sensibles à l'ascèse et au recueillement contemplatif du prince, état vers lequel tend dans l'idéal leur expérience monastique, les laïcs, eux, retiennent surtout de la légende l'altruisme de Vessantara. D'abord, parce qu'ils déduisent de son abnégation l'issue heureuse du drame et confèrent du

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même coup à cette attitude un pouvoir de réalisation matérielle et spirituelle suprême. Ensuite, parce que la générosité du prince prolonge sous une forme très supérieure l'entraide valorisée par l'éthos issane et que les dons à la pagode sont les actes de foi les plus récurrents des paysans. Dans un cas comme dans l'autre, cependant, l'auditoire s'identifie d'autant mieux à Vessantara que, à la différence des qualités surhumaines atteintes par l'Illuminé, il conserve encore de multiples liens avec le monde, et l'on trouve illustrée à ce niveau une inclination du Hinayana que P. Mus (1978 : 248 de la préf.) avait repérée, à savoir chercher le Bouddha dans le passé et non dans l'éternité d'une représentation idéale.

Témoignent du lien maintenu par le prince avec l'humanité la présence à l'ermitage de sa femme, de ses enfants et sa lutte incessante contre les émotions de l'existence corporelle. Cette lutte pathétique renforce un peu plus l'intérêt suscité par son histoire, et les paysans qui restent attachés à des valeurs comme, la richesse et la famille ne peuvent qu'être atteints dans leurs affects les plus profonds lorsque le prince renonce à tous ses biens, que ses enfants sont maltraités et sa famille disloquée.

L'effacement des disparités économiques au profit d'une communauté de fidèles unie dans une même élévation spirituelle, les multiples actes de générosité par lesquels les laïcs s'identifient à Vessantara ou encore les réjouissances qui accompagnent la cérémonie et les flux croisés de processions donatrices entre villages voisins successivement hôtes et organisateurs, tous ces aspects confèrent au bun pha We:t une socialite dont j'ai indiqué dans l'introduction qu'elle n'avait pas d'équivalent à d'autres moments du calendrier religieux lao.

Autre aspect qui rehausse la spécificité et l'importance du bun pha We:t, celui-ci fournit l'occasion privilégiée de se réimprégner de multiples éléments de la mythologie bouddhique, au travers d'un riche complexe d'élaborations rituelles qui trouvent leur légitimité, leur raison d'être par référence à cette mythologie (l'origine légendaire d'Upagutta, son combat avec Mâra, la visite de Malai au paradis et en enfer, Gotama résistant aux charmes des filles de Màra, etc.). Même si tous les villageois ne connaissent pas au même degré ces éléments et si certains prêtent à des interprétations ou à des réélaborations diverses.

Comme Fa noté S.J. Tambiah (1970 : 161), ce bun combine aussi remerciements et prospection pour le nouveau cycle agraire. Il célèbre la campagne agricole passée, car, nous l'avons vu, son organisation dépend du résultat de la dernière moisson et que la plus importante des offrandes à la pagode est par tradition celle de paddy. De plus, le thème de la fertilité des rizières est constamment présent dans les elaborations symboliques qui structurent les différentes séquences du rite. Notons que, suivant une propriété de certains symboles mise en relief par V. Turner (1969 : 41-42), ces elaborations révèlent leur fonction nodale en étant polysémiques, en conjuguant étroitement fins matérielles et spirituelles. Ainsi, Upagutta est une figure éminente du monde aquatique, et à ce titre vecteur des pluies, mais il est aussi le vainqueur de Mâra, et par là protecteur des humains contre les forces démoniaques. D'autre part, la procession des mille boulettes invite certes les lokapâla, mais elle évoque aussi les « arbres qui gratifient les désirs des hommes ». Dernier exemple, les jets de riz ou de piécettes lors de la récitation du jâtaka miment la générosité du prince et sont créditeurs de mérites, mais ils s'accompagnent aussi de vœux de fertilité.

Cette étroite imbrication des motifs bouddhiques et agraires, ainsi que leur répartition dans les différentes séquences du rite contredit la division structurale que S.J. Tambiah (1970 : 161-162) juge caractéristique du bun pha We:t, avec, d'abord, l'invitation d'Upagutta pour protéger le village et garantir les pluies, ensuite, l'invitation des Devatà qui assurent la communion des hommes avec le monde supérieur des esprits et, en dernier lieu, la réalisation de mérites par la récitation et l'écoute de la grande histoire. En fait, la subsistance en ce monde grâce à la fertilité des rizières est un

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leitmotiv constant et, si Ton peut effectivement distinguer trois grandes séquences dans le rituel, celles-ci sont, d'une part, l'invitation des divinités célestes et aquatiques, d'autre part, l'instauration provisoire du lieu de récitation comme point de ralliement universel et, enfin, la récitation de cette pièce centrale de l'éthique bouddhique populaire qu'est le Vessantarajâtaka pour accélérer la venue sur terre de Maitreya et garantir le salut des hommes.

La complémentarité de ces trois séquences ressort mieux si l'on admet que le but majeur de la communauté organisatrice est de s'instituer comme centre cosmique le temps du bun pha We:t. Cette finalité, alliée à la conjonction de motifs agraires et spirituels, fait la spécificité de l'événement et lui donne une portée incomparable, justifiant son statut de Grande Fête. Le temps d'une journée, en effet, le lieu de récitation devient un axis mundi. Au fil des deux premières séquences, tout d'abord, il est progressivement établi comme point de ralliement universel vers où convergent les divinités auxiliaires du bouddhisme et les processions émanant des villages alentour. La troisième séquence, enfin, est consacrée à la personnification du cakkavattin Vessantara qui fait tourner la roue de la Loi. Cette personnification résulte de la puissance évocatrice de l'exposé, mais aussi de la numérologie des offrandes qui reproduit les stances du jàtaka, matérialisant implicitement l'ensemble de la personnalité et de la vie du héros. Celui-ci est donc amené dans la sa:la: par les efforts convergents des bonzes récitant et de l'auditoire laïque, selon un processus allégorique bien mis en évidence par P. Mus à propos de Prajâpati et de l'autel brahmanique d'Agni. Mus (1978 : 55 de la préf.), qui remarquait que : « L'ensemble des symboles figurés [ici, numérologie des offrandes ou attitudes de l'auditoire] et l'ensemble des symboles verbaux [récit àujâtaka] constituent de la sorte deux séries complètes de transpositions propres à relier l'ordre des faits humains ou naturels à l'ordre transcendant. »

Les implications politiques de ce processus rituel sont importantes. Le bun pha We.t montre en effet que, dans les sociétés à État, le pouvoir central ne détient pas toujours le monopole des cérémonies de réordonnancement cosmologique et que les communautés locales peuvent sous certaines conditions se présenter de manière autonome comme un pôle de rayonnement de la Loi et du souverain idéal qui la défend. Bien sûr, en s'identifiant au bodhisatta- cakkavattin de la mythologie, le roi bouddhiste revendique avec faste, à titre permanent et sur un vaste espace social, le rôle que les villages assument à petite échelle et pour une très courte période. Cependant, dans le prolongement des analyses de Y. Ishii, on peut suggérer qu'au-delà de renonciation du Malaya sutta, dont il sert de cadre, le bun pha We:t, en captant au profit d'une communauté particulière un pouvoir politico-religieux d'ordre divin, constitue le fondement idéal d'une contestation paysanne aux accents millénaristes dès lors que la conjoncture s'y prête.

Ajoutons enfin que la réunion des diverses composantes de l'univers bouddhique autour de Vessantara concourt au prestige du village organisateur et conforte son identité. Cette dimension identitaire de la fête qui conditionne également l'ampleur de la mobilisation sociale dans sa phase préparatoire explique en partie que ce bun soit plus populaire en zone rurale qu'en ville, où le sens communautaire est plus lâche, compte tenu d'une moindre stabilité et d'une plus grande hétérogénéité ethnique du tissu social. D'autre part, la ville est associée à un pouvoir central qui efface l'affirmation politique de la communauté locale via le bun. Enfin, dernier motif, maintes fois souligné, de ce décalage dans la réalisation du rite entre la ville et la campagne, le fait que le bun pha We:t non seulement réunit les dieux et les hommes, mais aussi articule étroitement les fins spirituelles et cette préoccupation majeure des agriculteurs lao qu'est la fertilité des rizières.

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Photo 1.

- Récitation du Vessantara jâtaka.

Ban Amphawan, 1988.

Photo 2. - La procession du bun pha We:t.