LA Vm DE JEAN—ARTHUR Rm an m - Forgotten Books

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A LA LIBRAIRIE

! UVRES DE Ju n—Anraun Ruua.wn

LA Vm DE JEAN—ARTHUR Rm an m, parPaterne Berri

chon

e an —Art ur

PATERNE BERRICHON

ru e—sa una D’

UNE LETTRE DE uÉuÉu cx A RIMBAUD

D euæ i ème éd i t ion

PARIS

S O C IÉ T É D V M E R C V R E D E FRANC E

xv,nva on L

Éa vnfi—su m —Ganu u u , xv

M DOCG XCIX

n . A ÉTÉ rmi: un car OUVRAGE

Douze eœemp laires sur p ap ier de Ho llande

numéro tés de 1 à 1 2 .

JUST]F1CATlO N DU TIRAGE

Droits de reproduction et de traduction réservés po ur tous pays,

y compris la Suède la Norvège et le Danemark.

Dans ce s le t tres de Rimbaud à sa fam ille, on ne

trouvera p oin t de l ittérature , ou tan t peu et si invo

lontaire ! A pe ine y rencon trera— t—ou la trace des

préoccup a tions scient ifiques e t industrieu ses qu i

caractérisent l’époque d’évolu tion men tale à laquelle

elles furen t écrites . Poin t de drame intérieur com

plaisamm ent exposé , point de métadrame dirait

l’

admirahle Henry Bourgerel simplement,des

relat ions d’aventures offertes avec négligence et

feinte bonhom ie , touchant l’existence matérielle

et la prosp érité pécun iaire , et des commissions .

De sort e que , bien que cet te correspondance , dès

mise par o rdre de dates , forme un ensemble de lec

ture des p lu s mouvementés e t des plu s tragiques,

l’

on serait , à u n poin t de vue,le point de vue psy

chologiqu e , déçu ; si l’

on ne savait l’aptitude de

l’âme complexe e t formidable du poète des Illum i

nations e t du Bateau ivre à se mettre, dans son

1 2 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD

commerce avec les hommes, aussitôt à la portée

des intelligerices interlocu trices . Or,la principale

destinataire de la plupart des épistoles, sa mère ,est une personne de vertu propriétaire dont le cœur

bat malgré soi vers l’argen t e t qui ne saurait , par

tradition , avoir d’

est ime parfaite pour un homme

pauvre vivant,fût—cc son fils

,ce fils fût— il Arthur

toute occupation n’

apportant pas , à son vu et su ,

un gain , est méprisable elle se croit une catholique

ferme , alors qu’

elle n'

est qu 'une de ces cléricales

intolérantes qui certainemen t dédaigneraien t Jésus ,au cas où celu i—ci reviendrait parmi nou s mener sa

vie de dénûment fier et de révolte douce : carac

tères très communs et respectés en province , fruits

de la morale bourgeoise , honnêtes gen s qui, em

murés dans un étroit esprit d’

égoïsme , ne s’aper

çoivent pas qu’ ils ruinen t la religion chrétienne en

s’

en déclarant les inébranlables sout iens .

Mais,ceci connu , qu

’ il fallait , en dépit de tout ,dire au seuil d

'

une publication de cette correspon

dance de Rimbaud, les lettres prennent dans le

détail une couleur inqu iétante, suggestiœ m ieux

que toute musique de phrases savamment rythmées

INTRODUCTION 1 3

on sent que , pour ne point con trister et s’

aliéner

le correspondant en France don t il a beso in et qu ’ il

aime en somme sous la sécheresse des témoignages

d’affect ion,Rimbaud sacrifie ses soucis idéaux les

plus pressants e t impérieux,qu’ il exagère des tri

vialités e t va jusqu ’à m édire des gens l’employan t

avec loyau té ou l’aidant dans ses héroïques projets ,

gens pour lesquels il avait cependant une sincère

amitié et cela est plein d ’horreur.

Il n ’

y a que vers la fin du recueil , fin de sa vie ,aux le ttre s adressées excluswement à sa sœur

, que

le ton ré tracté se modifie et s’

abandonne un peu

cordialem ent cela , parfois , devient même prolixe ,et c’est touchant et c ’est navrant à un point

extrême . Il est sur un lit d’hôpital

,l’amoureux

passionn é de la santé act ive Amputé d’

une j ambe ,il se débat con tre l’ immobilité et il ne parvient pas

seulemen t à béqu iller, le vagabond dans l’ inconnu

des forêts , des déserts et des mers,le marcheur

inlassable à travers le monde ent ier En dépit de

ses dése spérés efforts pour s’

en aller, i l faut qu’ il

demeure , le passant surhumain : à moins qu ’i l ne

se fasse porter mourant au chemin de fer, e t

14 LETTRE S DE man-am e na munxun

c’es t ce qu’ il fait ; c’

est ce que , moribond , il fera

encore !

Aux temps où , par notre étude sur sa vie,nous

essayâmes de tracer cette figure extraordinaire , la

bonne fortune ne nou s était point encore advenue

de lire Nietzsche . Depu is , grâce à M . Henri A lbert ,les vues de l’idéo logue allemand sur la surhuma

nité nous sont connues ; et , voici que quelque

chose rappelant les visions d’

Une saison en E nfer

et de maintes Illuminations nous frappe, dans ces

vues . En lisant des pages de Zaraticoustra sur

tout et de l’An téehrist , la parenté des deux génies

nous apparaît , à ce point que nou s avons la sen

sat ion d ’

une paternité de Rimbaud sur Nie tzsche ;mais

, encore qu’

Une saison en E nfer soit de 1 873

et que Zarathoustra soit de 1 88 1 - 1 885 ceci,c’est—à-dire , de deux lustres postérieur à cela

nou s croyons, en y réfléchissant , que cet te pater

nité n’

est qu’

une illusion de coïncidence : si Nietz

sche avait eu l’occasion de lire un des rares

exemplaires de l’0puscule de Rimbaud, sa droiture

d’

esprit nous en avertirait au cours de ses œuvres .

INTRODUCTION 1 5

Touj ours est—il qu e les réflexions métaphysiques

du philosophe germanique se trouvent à l ’état de

cris parm i les chants du poète français (nous ne

faisons pas de patriot isme,bien que Nietzsche lui

m ême y au toriserait), et qu’ il n

est pas jusqu ’au

portrait fait par M . Henri Albert de la personnalité

intellectuelle de Nietzsche qui ne ressemble à Rim

baud . C’

est le mérite dit M .Albert de cer

tains grands esprits de donner dans leurs œuvres

la formu le la plu s complète de leur

D’ autres, au contraire , viven t à l ’ écart , loin des

préoccupations de leur temps . Sans souci du pré

sen t , leur regard est fixé vers l’avenir. Chercheurs

infatigables dans le domaine de la pensée (et de la

vie , eût—il fallu aj outer), il s tracent à l’humanité sa

voie . Ce sont les Héros . Que leur importe la gloire

d’ auj ourd ’hu i ! Solitaires au milieu de la foule in

compréhensive , ils sont assez grands pour projeter

leur ombre dans le lointain, au delà des géné

rations . Nietzsche est de ceux—là.

Ce n’

est point ici le lieu ni l’espace où opérer,

par un examen minutieux , le rapprochemen t de

ces deux penseurs nouveaux . Nous laissons d ’ail

1 6 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nm nxun

leurs ce soin à des bonnes volon tés plus versées

dans les sciences de la sagesse . Faisons simplement

observer que tandis que chez Nietzsche les idées

sont peu à peu dédu ites , elles sont chez Rimbaud

spontanément et précocement découvertes : l’un est

poè te,l ’autre est philosophe . Remarquerons—nou s

au surplus que , au ssitôt son idéal formulé, Rim

baud part pour l ’agir, qu’ il le réalise dans une cer

taine mesure et que ce faitde volon té le rend peut

être supérieur à Nietzsche S’ il est grand d’établir

ladoctrine du surhomme , il est encore plu s grand

d’avoir tâché d’être , l'ayant au préalable imaginé ,

ce surhomme ; et les circonstances d’

infortune qui

ont empêché une pareille volonté de totalement

abou tir ne peuvent que la faire admirer davantage .

Il est convenu , en définitive , qu’

à égalité de va

leur respective un poète passe touj ours un

philo

SOphé .

Le livre céans ,que nous avons l’honneurd ’ouvrir

,

ne contient pas de let tres antérieures au départ du

poète pour l’action . La première est datée de Stu tt

gart , 1 875 c ’est, moins de deux années après la

LETTRES DE JEAN— ARTHUR R IMBAUD

rieurs . Et le plus singulier dans le caractère de ces

entreprises, c’

est qu ’

elles von t sans orgue il , sans

préoccupation de gloire . Rimbaud semble aimer la

vie pour elle -même,e t l’act ivité pour la joie imme

diate qu ’

elle comporte ; simplement , bonnemen t .

Quel malheur que nous n’ayons pas les confiden

ces profondes de son esprit à cet te époque

Son courage et son endurance étaient à ne pas

croire . M . Jehan Soudan rapporte de visu que , sur

les bords de la mer Rouge , il est célèbre et légen

daire pour avoir, sans autre coiffure qu’

une calotte

turque , traversé sous l’Equateur une contrée du

désert que les indigènes somalis n’osent point

atteindre , parce que , disen t—ils, la cervelle y bou t ,le crâne éclate , et que tous ceux qui s

y aventurent

n’

en reviennent .

Sa bienfaisance,quoique au toritaire

,était

,nou s

l ’avonsmon tré ailleurs,délicate et immense .De 1 888

à 1 89 1 , sa factorerie d’Harar fut le lieu de rendez

vous,la bonne auberge gratuite des voyageurs

,

m issionnaires ou au tres, partis des au tres con ti

nents pour venir opérer dans l’Afrique orientale .

INTRODUCTION 1 9

La correspondance avec sa fam ille, correspondance

qu i d’ailleurs se fait plu s rare à cet te époque ,

ne nous fournit poin t de détails'

à ce sujet .

1‘Ious

avons pu , en revanche,nous procurerquelques nou

veaux renseignements aux sources les plu s indénia

bles et ces renseignements,dest inés d’

abord,

dans notre esprit,

'

_

àê tre incorporés à la biographie

de Rimbaud pour une nouvel le édition ,nou s som

mes heureux d’

en faire dès maintenant part au pu

( 1 )Nous disons indén iables , parce que l'

on a voulu mettre en

doute la ressemblance de no tre portrait moral de Rimbaud explorateur, publié en un livre précédent . Faut

- il que , pour notre garantie

à ce sujet , nous ayons en ou tre l’

1mmodestie de présenter la tra

duction lit térale d’

un passage d’

une le ttre de M . Ugo Ferrandi . ex

p lorateur italien , àM . Ch .Saglio , consul de France à. Livourne ? Sans

que nous eussions l’

honneur de le personnellement connaître ,M . Saglio voulut bien , spontanément , nous faire communiquer cette

le ttre datée de Novare , 2 janvier 1 898, et que , sans la malveillan‘

ce ,

nous n‘

aurions jamais songé à employer comme pièce justificativeTout d

abord, merci , mille fo is merci, et pour le souvemr que

vous avez conservé de moi et pour le don exqu isément gen til d’

un

livre qui me remémore la vie mouvementée d’

un cher ami dont j’

ai

toujours conservé le plus beau souvenir . Le livre de Berrichon sur

Arthur Rimbaud,sans emphase , sans déclamation

,est un beau li

vre et , ce qui est plus. véridique . Le caractère de Rimbaud, pour

qu i le connut de près. est signalé làavec une vérité surprenante

Cela n’

est pas, insistons-y , de la critique littéraire complaisan te .

Pas plus qu’

avec M . Saglio , jamais nous n’

avions eu de rapports,même épisto laires , avec son correspondant . Disons enfin que M . Ugo

Ferrandi connu t beaucoup R imbaud àAden et à Harar et que ,

dans le méme temps que Soleillet , il vécut avec lui la vie commune

àTadjourab.

zo LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUÜ

blic . Ils aiden t à comprendre les lettres . Les voici .

Rouge , bâtie sur un long plateau et entourée d’é

paisses murailles que flanquen t des tours carrées , la

ville de Harar, chef-lieu du gouvernemen t de la con

trée du même nom,est

,peut—être le sait—ou ,

le cen

tre d ’

une population de deux millions d’

humains .

Les habitations des quarante mille âmes, que pour

sa part elle renferme , sont rondes ou carrées à ter

rasse , gallas ou arabes , e t construites de moel lons

et de boue . Sur une grande place dominant la ville

s’

érige le m inaret d’

une mosquée , s’ ouvre la vaste

porte d’

une caserne précédant le palais du gouver

neur.

Dans certaine maison d’

un étage se trouvant

au ssi sur cette place (la seu le maison de style eu

ropéen qui soi t dans la cité et qui fu t , ainsi que la

mosquée,constru ite en 1 876 par Raouf Pacha ,

conquérant égypt ien de la con trée), Arthur Rim

baud , alors agent de M . Bardey, négocian t d’

Aden,

INTRODUCTION 2

s’était déja vu installé à Harar, dirigeant de là des

expéditions commerciales au Somal et en paysgalla .

C’était en 1 880 et en 1 881 .

Son installat ion de 1 888 à 1 89 1 était tou te dif

férente , et située au tre part dans la ville nou s ne

savons encore précisémen t où,ni quelle forme

revêtait la maison , con stru ite probablemen t par

Rimbaud lui-même .

Donc , dans ces dern ières années,cette maison

constitua,en quelque sorte , un relais pour lesexplo

rateurs du Choa , de l’

Abyssinie , du Soudan . On y

rencontrait aussi , ou tre les serviteurs parm i lesquels

il fau t citer cet admirablement dévoué Djam i quisera légataire , des indigènes de tou tes classes

chameliers , pasteurs , gu erriers, dedjatchs, ras . Rim

baud y donnait jusqu ’àdes soirées soirées où , sou s

la lum ière de bougies profusémen t semées aux

parois murales et sur les m eubles Sommaires,des

Grecs , des I taliens , des Français , des Allemands ,des Anglais , des Russes , des Américains parve

naien t, grâce au savoirlingu istique de l

’hôte,à s

en

tendre et à se divertir noblement entre eux au ssi

22 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IM‘BAUD

bien qu ’avec desArabes,des Ethiopiens, desGallas,des Somalis, des Dankalis . Et elles n’étaient

,qu ’on

en soit assuré , pas le moin s du monde tourdeba

belesques, ces agapes pour lesquelles l’hôte

,ennemi

de l ’alcool , n’

employait aucun breuvage de commu

n ion ou de j oie , de façon que l’harmonie régnante

se dût exclusivement à la vertu dominatrice de son

esprit charmeur l Parfois , organisés touj ours par

lui, poète rémin iscen t,des concerts de musique

gallas s’y produ isaient , al ternan t avec des chants

amhariniens ou les accompagnant ; et , comme bien

on pense, c’était délicieu sement étrange .

En ce temps— là,la coloniefrançaise d’

Obock—Dj i

bou ti s’installait à peine . L’

Anglais, par Aden'

e t

Zeilah,tenait le commerce de ces contrées . L

Italie ,

par Massaouah,‘ cherchait bien à s

y porter; mais

elle n’était poin t encore d’adresse à lutter con tre

l’ Égypte même . Quant à Ménélick 11

,alors roi du

Choa seulement , ce n’était en réalité qu ’

un trafi

quant accapareur et peu scrupu leux de conscience

commerciale , devant lequel on se voyait obligé d’être

sur ses gardes . Néanmoins , ce plateau du Harar

(dont Rimbaud fu t peut—être le décisif pionn ier)

INTRODUCTION 23

étant riche par sa faune et sa flore , il y avait là à

faire , comme on dit ; e t l’

on y faisait . Aussi,fde plus

en plus,aux j ours où lemaître n

’ était pas en expé

dition,les soirées de lamaison rimbaldienne se fré

quentaient—elles avec plaisir et non sans grand

profit . Indépendamment des fam iliers comme

M . Alfred ! lg, ingén ieur su isse et m in istre de Mé

nélick,comme M . Savouré , l

'

un des chefs de la

Compagnie franco—africaine , comme ato Makonnen ,gouverneur du Harar depuis la conquête sur les

Egypt iens par le roi du Choa,

tous les commer

çan ts e t tou s les géographes s’étant à cette époque

fait un nom par l’

explorat ion de l’Orient africain

connurent l’hospitalitéde la factorerieRimbaud . Ils

en gardent le spécial et cordial souvenir. C’

est d ’a

bord Ju les Borelli , puis c’

est Chefneux ; c’

est Ugo

Ferrandi , recevant de l’

hôte des notes précises sur

la météorologie de Tadjourah c’est Robecchi Bri

chetti , dont un livre récent parle des fameuses soi

rées c’

est le comte Téléki, diplomate au trichien ;ce son t les Brémond; c

est Deschamps , Bidau lt de

Glatigné , Rondani, Manoli , e tc . ,

Avec les façons, dit M . Savouré, du plus éton

24 LETTRES DE JEAN -ARTHUR R IMBAUD

nan t cau seu rqui se puisse rencontrer,Rimbaud , ne

riant lui-même presque j amais , mais faisant à loisir

se désopiler tout son monde , instru isait sur toutes

sortes de choses,en s

en j ouant, on eûtdit . Il était

bien quelquefois sarcastique terriblement ; et là ,

comme jadis à Paris dans la vie littéraire , ou ne

comprit pas touj ours que , sous ses sarcasmes , il

était l’indulgence et la charité totales . Qu’ importe ,si son enseignement , subi quand même , a , du fait

de ses disciples , produit , par la suite , des résu l tats

élevés Ses leçons portaient particu lièrement,dans

ce milieu,sur la condu ite à ten ir par les Euro

péens en pays nouveau , conduite qu’ il avait inau

guré e et tenait lui-même ; à savoir, témoigne

M . Bardey : mener à bien son entreprise commer

cie le ou au tre tout en étan t, e t par cette en treprise

même , u tile aux indigènes .

Et les comptoirs du golfe d’

Aden ,où on l ’avait

vu,en 1 886, ins tru isant des enfants noirs par la

lecture e t l ’explication commentatrice du Coran ,

n’

oubliaient point, eux non plus, qu’

en Rimbaud

se trouvait un conse iller sûr .

26 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

maison étaient souvent relues , en raison de leur

caractère original , choix d’

expressions curieu ses

et disant beaucoup , tout en tournant tou t au plu s

risible comique exprimé le plus sérieusemen t du

Ces sourds d’à—présent,les Tian et autres , ne se

firent pourtan t point faute d’

ut iliser les connais

sances topographiques et ethnologiques d’Arthur

Rimbaud,en se reposan t sur lui, maintes fois , du

soin de tracer les it inéraires , d’acheter leurs mar

chandises, d'organ iser les caravanes e t même de

les diriger en personne ! Mais, passons.

Aussi bien , du Caire , de Port—Sa1d , de Beyrouth,

lieux de recueillement des explorateurs de l’Afrique ,on s

informait auprès de notre omniscient de l ’état

géographique e t des mouvements politiques de

l’

Abyssinie , alors en ple ine effervescence . Touj ours

très éclairé et très au courant, sur ces points encore ,Rimbaud était volontiers de secours in tellectuel

envers ses correspondan ts scientifiques large

men t il leur dispensait ce qu’ il possédait de rensei

gnements, et il allai t jusqu’à leur faire in timemen t

INTRODUCTION

don de ses propres découvertes , jusqu’à leur livrer

ses prévisions générales.

Ces le ttres encore seraient d’un appoint considé

rable à celles du présent tome;mais , bien que les

explorateurs semblent marquer envers la mémoire

de Rimbaud un respect et une affection plus grands

que ceux des négociants , nous n’avons pu ,

jusqu’à

présen t,arriver à en réunir un groupe appré

ciable . Tou tefois , nous en ofl'

rirons une ici,parce

qu’

e lle corrobore une part de ce que nous venons

de dire e t , au ssi , parce qu’

elle présente , dans un

ordre de faits un peu spéciaux peu t- être, l’ intérêt

le plu s vif

Harar, 25 février 1 889 .

Mon chermonsieur Borelli ,

Comm ent vous portez—vous?

Je reçois avec plaisir votre le ttre du Caire , 1 2 janvier.

Merci m ille fois de ce que vous avez pu dire et faire

pourmo i dans notre colonie . Malheureusement il y a tou

jours je ne sais quoiqui détourne complètement les Issas

de notre Djibou ti la difficulté de la route de Biokaboba

àDjibouti (car on ne peut aller d’

ici àAmbos , trop voi

28 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

sin de Zeilah, pour côtoyer ensuite jusqu'à Dj1bou ti l), le

manque d'

installation commerciale àDjibouti et mêm e

d’

organisation politique , le défaut de communications

maritimes de Djibou ti avecAden et , surtout , la question

suivante : comment les produits arrivant àDjibouti seront—ils traités àAden (car il n

y a pas à0bock d 1ns

tallation pour la manutention de nos marchandises).De Djibouti pour le Harar on trouve assez facilement

des chameaux , et la franchise des marchandises com

pense , et au delà , l'

excédent de frais en loyers de ces

animaux . Ainsi nous avons reçu par Djibouti les 250

chameaux de M . Savouré , de qui l’

entreprise a finale

ment réussi : il est entré ici quelques semaines après

vous , avec le monsieur son associé . Le dedjatch Méko

néné ( 1)est reparti d’

ici pour le Choa 16 9 novembre 1 888,et M . Savouré est monté à Ankobeur par le Hérer huitjours après le départ de Mélionéne par les l tous. M . Sa

vouré logeait ici chez moi ; il m’

avait mêm e laissé en dé

pôt une vingtaine de chameaux de marchandises , que jelui ai adressés au Choa, ily a une qu inzaine , par la rou tede Hérer. J

ai procuration de toucher pour lui àla caissedu Harar une cinquantaine de mille thalaris pour lecomptede sesfusils , carilparaîtqu

il n’

a pas reçu grand’

chose du roi Ménèlick . En tous cas, son associé descend

de Farre pour Zeilah fin mars, avec leur prem ière cara

( 1 )Makonnen , actue llemen t ras .

INTRODUCTION 29

vane de reto ur. M . Pino se rend à la côte par cette occa

sion .

Vous devez savoirqueM Brémond est arrivé àObock

Djibou ti. Je ne sais ce qu’

il veu t entreprendre . Enfin il

a un associé voyagean t avec lui. Je n'

ai pas reçu de let

tres de lui depuis son départ de Marseille ;mais j ’attends

personnellement un courrier de Djibouti.M . Ilg est arrivé ici, de Zeilah, fin décembre 1 888,

avec une quarantaine de chameaux d’

engins destinés au

roi . Il est resté chez moi un mois et dem i environ on ne

lu i trouvait point de chameaux , notre adm inistration ac

tuelle est fort débile et les Gallas n'

obéissent guère . Eu

fin il a pucharger sa caravane et est parti le 5 février

pour le Choa, viaHérer. Il doit être àl'Hawache àpré

sent . Les deux autres Suisses sont à l’

attendre .

Nos choums sont Ato Tesamma, Ato Mikael et le

gragnazmatcheBanti.Le mouslénié , qu ifait rentrer l’

im

pôt , est l’

ém irAbdullahi . Nous n’

avons jama1s été aussi

tranquilles , et nous ne sommes nullement touchés des

soi—disant convu lsions politiques de l'

Abyssinie . Notre

garnison est d’

environ m ille rem ingtons.

Naturellement , depu is la retraite de Mékonène , qui a

été suivie de celle du dedjatchBêcha de Boroma et mêm e

de celle deWaldé Gabriel du Tchertcher, cette rou te nousest complètement fermée . Nous ne recevons plus de

maggadîés depuis longtemps .

Nous ne recevons d’

ailleurs guère de courriers que

3 .

30 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

ceux de M . Savouré , quoiqu e le roi envoie quelques

ordres aux chooms d’

ici et que Mékonéne continue à

adresser aussi ses ordres aux dits choums, comme s’il

était présent , quoiqu’

il ne soit pas sûr qu’

il sera renom

m é gouverneur ici, où il a laissé de fortes dettes.

Enfin, par le dernier courrier on nous annonçait que,

la situation semblant calmée au Choa, le dedjatcbWaldé

Gabriel retournait Téoccuper le Tchertcher ce serait

pour nous la réouverture des relations commerciales avecle Choa.

Quant à ce qui s’

est passé au Chou, vous devez le sa

voir. L’

empereur avait détrôné Tékla Haïmanante duGodjam pour mettre àsa place Ras Mickael, je crois

L'

ancien roi du Godjam se révolte , chassa son rempla

çant , battit les gens de l’

empereur;d’

où m ise en marche

d’

Ato Joannès son entrée au Godjam , qu’

il ravagea

terriblement et où il est toujours . On ne sait encore si la

paix est faite avec Tékla Haïmanante .

Ato Joannes avait de nombreux griefs contre MéDélick .

Celui—ci refusait de livrer un certain nombre de déser

teurs qu i avaient cherché asile chez lui. On dit même

qu’

il avait prêté un m illier de fusils au roi du Godjam .

L’

empereur était aussi très mécontent des intrigues, vraiesou non

,de Ménélick avec les I taliens . Enfin les relations

des deux souverains s’

étaient fort envenimées, et on a

Le négus Jean . Ato signifie m onsieur ou seigneur.

INTRODUCTION 3

craint , et on craint toujoursque Joannès ne passe l’

Abbaï

pour tomber sur le roi du Choa.

C'

est dans l’

appréhension de cette invasion que Méné

lick a fait abandonner tou s les commandements exté

rieurs pour concentrer tou tes les troupes au Ch0a et par

ticu lièrement sur la rou te de Godjam . LeRas Govana ,le

Bas Darghi gardent encoreàprésent le passage de l'

Ab

haï; on dit m ême qu’

ils ont déjà eu àrepousser une ten

tative de passage des troupes de l’

empereur. Quant à

Mékonène , il était allé jusqu’

au Djimma , dont le mal

heureux r0 i avait déjà payé le guibeur‘

( 1 à un détache“

ment de troupes de Joannès passé par l’

ouest . L‘

abba

Cori a payé un deuxième guibeur àMénélick .

L’

aboune Mathies, un tas d’

au tres personnages , inter

cèdent pour la paix entre les deux rois . On ditque Méné

lick ,très vexé , refuse de se concilier. Mais peu àpeu le

différend, croit—ou ,s’

apaisera . La crainte des Derviches

retient l’empereur; et quant àMénélick, qu i a caché au

diable toutes ses richesses , vous savez qu’

il est trop pru

dent p0 ur jouer un coup si dangereux . Il est toujours àEntotto . On nous le représente bien tranqu ille .

Le 25 janvier 1 889 est entréàAnkobeurAntonelliavecses fusils et quelques millions de cartouches Vet

terli, qu’

il devait livrer, je crois, il y a longtemps . Il pa

raft qu'

il a rapporté une quantité de thalaris. On dit

( 1)L‘

impôt de vivres.

3 2 LETTRES DE JEAN °ARTHUR ! BAUD

que tout cela est en cadeau ! Je crois bien plu tôt àunesimple affaire commerciale.

Les assistants du com te , Traversi, Ragazzi, etc.,sont

toujours dans la même position au Ch0a.

On nous annonce encore que le sieur Viscardi est dé

barqué à Assab avec une nouvelle cargaison de tuyauxrem ingtons .

Le gouvernement italien a aussi envoyé ici le docteur

Nerazzin i (que de docteurs diplomates en séjour,comme re lais de poste d

Antonelli.

Nous avons eu , il y a quelques jours, la visite du

comte Téléki, qu i a fait un important voyage dans lesrégions inexplorées au N .

-O . du Kénia : il dit avoir

pénétré jusqu’à dix jours suddu Kafl

'

a . Il nous répète ce

que vous dites 'da cours du Djibié , c'

est-à—dire que ce

fleuve , au lieu d'

aller àl’

Océan Indien ,se jette dans un

grand lacvers le S.-O . Selon lui, le Sambourou des car

tes n'

existe pas .

Le com te Téléki repart pourZeilah. Le deuil du prince

Rodolphe le rappelle en Autriche .

Je dis bonjouràBidault de votre part . Ilvous salue

avec empressement . Il n’

a pas encore pu placer sa col

lection de photographies du pays, qui est àprésent com

plète . On ne l’

a pas rappelé au Choa, ni ailleurs,et il

vit toujours dans la contemplation .

Disposez de moi pour ce dont vous pourriez avoir

34 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

glaise e t la loi espagnole auxquelles ils ressort is

sent), auraient intérêt personnel à les restituer.

En attendan t,voici les quelques notes prises au

j our le j our par Rimbaud , durant son si dou lou

reux dern ier trajet d’Harar à Zeilah. Nous les

avons découvertes parm i les quelques papiers rapportés par lui en France . Elles sont tracées au

crayon , d ’

une main souffrante,sur du papier à

let tres quelconqu e et figuren t l’

esqu isse d’

un com

mentaire à la lettre CIV

M ardi 7 avril . Départ de Harar à 6 heures dumatin . Arrivée à Degadallalah, 9 heures Marécage

aEgon . Haut—Egon , m idi . Egon àBallaoua-fort , 3 h .

Descente d’

Egon àBallaoua très pénible pour les porteurs , qui s

écrasent àchaque caillou ,et pour moi , qu i

manque àchaque m inute de chavirer. La civière est

déjà àmoitié disloquée et les gens complètem ent ren

dus . J’

essaie de monteràmu let , la jambe malade atta

chée au cou du mu let ;je suis obligé de descendre au

bou t de quelques m inutes et de me remettre en la civière

qui était déjà restée un kilomètre en arrière . Arrivée àBallaoua. Il pleut .

Vent furieux toute la nu it , que je passe sous la tente .

INTRODUCTION 35

M ercredi 8 . Levés de Ballaoua à6 h . 1 /2 . Entrée

àGueldessey à 1 0 h . 1 /2 Les porteurs se m ettent au

couran t , et il n’

y a plus à souffrirqu’

à la descente de

Ballaoua . Orage à4h . àGueldessey.

La nu it , rosée très abondante et froide .

3

Jeudi 9 . Part is a7 h . du matin . Arrivée àGrasleyà9 h . 1 12 . Resté aattendre l

'

abban et les chameaux en

arrière . Déjeuner. Levés à 1 h Arrivée àBoussa à5 h .

Imp ossible de passer la rivière . Campé avec M . Do

nald,sa femme et deux enfants.

4

Vendredi 1 0 . Pluie . Impossible de se lever avant

1 1 h Les chameaux refusent de charger. La civière'

part

quand m êm e et arrive àV0dji par la pluie , à2 h Tou te

la soirée et to ute la nu it nous attendons les chameaux,qui ne viennent pas .

Il pleu t 1 6 heures de suite , et nous n’

avons ni vivres

ni tente . Je passe ce temps sous une peau abyssine .

Le Samedi 1 1, à 6 h .

, j'

envoie huit hommes à la

recherche des chameaux e t reste avec les autres àatten

36 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

dre àV0dj1 . Les chameau x arrivent à 4h . de l’

aprèsm idi, et nous mangeons après 30 heures de jeûne com

plet dont 1 6 heures passées àdécouvert sous la pluie .

6

Dimanche Partisde V0dj1 à6 h Passé aGotta

à8 h . Halte àla rivière de Dalahmaley, 1 0 h .

40 .

Relevés à 2 h Campé àDalahmaleyà4h .

7

Lundi 1 3 . Levés à5 h . 1 /2 .Arrivée àBiokabouha

à9 h Campé .

8

M ardi 14. Levés à 5 h . Les porteurs marchent très mal . A 9 h . 1I2 , halte à Arrou ina. On me

jette par terre à l’

arrivée . J’

impose thalaris d’

amende

Mouned-Souyn 1 thaler, Abdu lahé 1 thaler, Abdu lah1 thaler, Baker 1 thaler. Arrivée ,à Samado à 5 h .

9

M ercredi 1 5. Levés à 6 h Arrivée àLasman à

1 0 h . . Relevés à 2 h . Arrivée àKombav0ren à

6 h.

Jeudi 1 6 . Levés à 5 h . Passé à Ensa . Halte à

Doudoubassa à9 h Trouvé là 1 0 1 /2 das 1 r Levés à

INTRODUCTION 37

2 h . Dadap,6 h . Trouvé 5 chx 22 das 1 1 peaux

Adaouli .

I l

Vendredi 1 7 . Levés de Dadap à 9 h . Arrivée àWarambot à4h .

Fau t— il dire que , de même qu’ il avait été

,selon

l’expression si caractérist ique de Verlaine , un poète

maudit parce qu’

absolu,Arthur Rimbaud fu t un

explorateur et un colonisateurmaudits parce qu ’ab

solus ‘

? Craignons en tou t cas que , sous ce dern ier

aspect de son altière personnalité , il ne demeure,

par les Français surtou t , longtemps incompris .

On parle cependant , auj ourd’hu i

,beaucoup de

ces que st ion s d’

explorat ion et de colonisat ion . L’

on

en parlerait davantage , certes , et elles seraien t à la

mode, e l les tiendraient la première place dans l

’ac

tualité , si ce ténébreux roman qu’

est l’ affaire Dreyfus

,

avec ses surprises politiques et les sourdes palpita

tions de ses aléas processifs , n’

occupaît, n’

obsédait

la cervelle e t le cœur des hommes susceptibles de

38 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

s’ in téresser sereinement aux idées générales sur la

paix et le bonheur des peuples idées auxquelles,

pourtant , le monarque le plus pu issant d’

Europe

vient de donner,une preuve retentissante d’

acqu ies

cement .

Au risque de nous répéter, parce que tou t en

regardan t l’avenir il fau t parler eu '

temps présen t,

parce que précisément, sous le rapport des dites

questions , cette affaire Dreyfus a fait surgir en po

pularité une gloire suspecte,nous voudrions

,pour

la fin de cet te introduction , essayer de mon trer au

moyen d’

un brefparallèle la supériorité duRimbaud

des lettres qu ’on va lire sur le commandant Mar

chand . Ce seramontrer du même coup qu ’

en matière

de colonies , comme d’ailleurs en tou te autre matière

d’ industrie et de progrès , l’ ini tiative individuelle est

supérieure aux m ission s e t aux soum issions que

ses résultats , c’

est—à—dire , surpassent de beaucoup ,en profits économ iques et moraux les résul tat s

obtenu s par les gouvernemen ts , lesquels gouver

nements ne son t , en réalité, que les exécuteurs des

volontés de la masse votante .

Bien entendu ,l’

au-fond égoïste et sans droit exclu

INTRODUCTION 39

sive considération de patriot isme , sue déjà négli

geable pour nou s , sera reléguée à son plan inférieur

pour que préside le généreux e t seul digne raison

nemen t sur la civilisation . En procédan t ainsi,peu t

être va- t—ou fro isser le sens que prend , en l ’âme

forcenée d’

un moderne nationaliste , le verbe colo

niser? I l n ’ importe , ou tan t p is lAu fait , les œuvres

écrites e t les discours de M . Pau l Dérou lède ne

représen tent pas , que nous sachions, des modèles

de langage propre , e t ,—par conséquen t , peu doivent

nous chaloir les logomachies bourbeuses de ses

disciples . Il n ’

y a poin t de notre faute,enfin

,si ce

mot colon iser est nat ivemen t et doit demeurer la

signification d’

une vertu ne tte e t sans aucun rap

port ave c le chauvinisme ,vertu m éritant tou t sérieux

intérêt e t tou t profond respect , vertu qui toujours

n’

a eu qu’

àperdre de sa pureté,de son honneur

,

au con tact de l ’esprit m ilitaire . Coloniser veu t dire

cultiver, dans ses habitan ts comme dans ses ter

rains, une con trée; cela ne veu t pas dire se l

appro

prier par le meurtre , pour la ruiner après par la

déprédat ion . Faire produ ire à un pays inculte des

choses u tiles d’abord au bonheur des humains qui

40 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

l’

habitent, voilà un bu t noble le conquérir par les

armes , ce pays , y planter un drapeau , y instal ler

une administration parasitaire entretenue à frais

énormes par et pour la seu le gloriole d’

une métro

pole , c’

est de la folie barbare et c’est de la honte ,c'

est du ridicule monstrueux ( 1)Le colon , pris comme entité et qu ’il apparfienne

à la catégorie des hommes libres ou qu’ il compte

parmi les m issionnaires,doit commencer par être

explorateur,cela est évident : avant de s’établir en

pays nouveau , ne faut— il pas découvrir ce pays

Dans l’exploration aussi , afin de vaincre les obsta

cles et de faire face heureuse aux dangers , il y a

deux façons de se condu ire la façon belliqueuse ,

qui est le plus souvent collective , et la façon pacifi

que, qui est de préférence individuelle . Eh bien , il

ne semble pasque lapénétration armée soit la moin s

périlleuse ni la plus courageuse . Elle suscite , en

effet, chez les indigènes à acquérir , des sen timen t s

rien moins que confiants et peu propices à la sou

m ission cordiale sen timents logiques de terreur,

( 1)Ces lignes étaien t écrites bien avant que se révélassent les

faits de la mission Voulet-Chanoine , ce tte efl‘

royahle , ce t te execs

sive illustration de nos dires.

42 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

travailla aux gages et pour le compte du gouverne

men t français re présen té en Afrique parM . Liotard,

comm issaire de la République chargé d ’assurer

l ’occupation e t la défense des régions que la con

ven tion franco —anglaise nous a reconnue dit au

L ivre Jaune M . Delcasse, m in istre des Affaires

étrangères.

Sous le rapport du goût de l’aven ture et de l’

ap

titude physique à sonder les territoires inconnu s ,me ttons que l

un l’autre s

égalaien t . Il est possible ,concédons

, que Rimbaud dans la situation du com

mandan t Marchand n’

eût pas m ieux abou ti que

celu i—ci de même qu ’il est supposable,à la rigueur

,

que Marchand eût accompli , en lieu e t place de

Rimbaud, ce qu’

a accompli Rimbaud . Les faits n ’

en

demeurent pasmoins,qui nous semblent démon trer

la supériorité de l ’action civilisatrice isolée du dé

serteur de l’armée hollandaise sur l’act ion politiqu e

en troupe du fidèle officier de l ’armée fran

çaise .

On va voir, d’ailleurs , si ces deux hommes, com

parables peu t— être au point de vue de l’énergie cor

porelle , se pourraien t comparer au point de vue de

INTRODUCTION 43

l’intelligence , cette force , invincible , lorsqu’

elle se

mêle d’agir.

Après avoirété — notez—le , s’il vous plaît

,M . Ju les

Lemaître l un fort en thème de l’

enseignement

classique , un lauréat des concours académiques ,Arthur Rimbaud , ce poète si précocement gén ial

,

cet idéologue de dix—sept ans,ce précurseur de

Nietzsche,vou lut parcourir le monde . Il était mû

,

d’

évide nce , par l’

impérieux besoin d’

épanouir son

individu dans des œuvres immensément maté

rielles e t progressives . A mesure qu ’il marcha à

travers les différentes nations d’

Europe , dans ces

villes don t il avait rêvé la transformation féerique ,son cerveau , aidé , sans nul doute , par lapossession

des langu es mortes , se rendit propriétaire de

chaque idiome vivant . Il allait , sait - on bien , pres

que touj ours'

à pied seu l et dénué de pécu le . En

1 880,lorsqu ’ il arriva à Aden

,aussi complètement

que sa langue maternelle , don t il restera l’

un des

maîtres , il savait l’anglais

,l’allemand

,le néerlan

dais,le russe ,

le suédois,l’

espagnol , l’

italien ,

tou tes les langues occiden tales . Profitant de son

44 LETTRES DE JEAN -RRTEUR R IMBAUD

séj our dans un emploi relativemen t sédenta ire

trouvé en cet Aden ,il s

assimila vite,en même

temps que l’

arabe et divers idiomes orientaux,les

connaissances théoriques et pratiquesde l’ingénieur

pu is il partit , tou t seul touj ours , pour aller explo

rer l’

Afrique . Dans La Vie de Jean-Artlzur Rim

baud, nou s avons indiqué ce que furent ses explo

rations et ses colonisat ions au Harar et au Choa ,nous avons montré comment . sans au tres satelli tes

que ses man ières d ’être,condescendantes à poin t

,

d’homme supérieur,il parvint à se faire respecter,

voire à se faire adorer de peuplades sauvages jus

qu’

alors redoutées des voyageurs et auxquelles il

enseignait l’ industrie e t la digni té . On voudra s’

y

reporter. Disons ici seu lemen t que cela devait être

de conséquences incalculablement heureuses pour

la civilisation .

Quan t à Marchand , nous ne voyons pas 6

M .GabrielBonvalot l qu ’ il ait fait ses humanités

ce seraien t plu tôt les cours modernes de l ’école

régimentaire , venan t compléter une modeste ins

truction primaire , qui ont , la soum ission aux chefs

aidant,fait de ce t engagé volontaire dans l ’armée un

INTRODUCTION 45

officier d 1nfanterie de marine susceptible d’assu

m er une expédition coloniale .A la tête d’

une troupe

armée de fusils Lebel et sur l ’ordre du m inistre des

colon ies , il partit pou r l’

Afrique sa mission avait

p our obj et la relève des soldats libérés et,subsé

quemment , la défense des possessions françaises

adm inistrées par le comm issaire de la République

au Congo . Commece Marchand est , nous dit—ou un

officier act ife t aventureux,son zèle conquéran t et

patriot ique lui fit descendre le Bahr-el—Ga2al,au

long duquel il laissa des postes d’occupat ion

e t ainsi parven ir jusqu ’au Nil , à Fashoda dom inée

par les Mahdistes . Il paraît qu’

aussitôt entré dans

cette ville du Soudan ,il fu t attaqué par une flot ille

derviche , qu’ il repoussa . Pu is

,croyant allègrement

le faitde ce tte victoriette libérateurpour les Shilluks

de la tyrann ie des derviches, il aurait cru pouvoir,sans connaître la langu e du pays ni même avoir

d’

interpréte , conclure avec le Grand Meck un traité

aux termes duquel celui-ci plaçait ses sujets (ce son t

les propres expressions deM . Marchand consignées

au Livrejaune)sous la protection de laFrance .Per

sonne , à cette heure , n’ignore ce que de tou t cela il

46 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

advint . Une expédit ion anglo— égypt ienne , comman

déc par le sirdar Kitchener, reconquérait le Sou

dan sur les Mahdistes ;après la prise de Khartoum ,

remontant le Nil pour l 'occupation , elle rencontra

les cou leurs françaises à Fashoda; et ce fut , en tre la

république de France et le royaum e de l’

Angleterre ,

u n conflit diplomat ique ayant pour premier résu ltat

l ’ordre donné au commandant Marchand de qu itter

le pays des Shilluks e t de réintégrer la métropole

du sien ,où l’imbécillité dangereuse et mécontente

lui préparai t une apothéose .

Par cet exposé schématique des faits les concer

nant respectivemen t , ou décou vre déjà la diffé

rence essentielle qui Sépare les deux personnalités

e t perme t de les choisir comme types opposés

d’agen ts de colonisation .

Jugeant sur les apparences , on eût cru que celu i

devant accomplir la plu s décisive besogne était

l’officier, non le poète maudit . Il en a été cependant

tout au con traire de ce préj ugé e t cela,point seu

lemen tparce que Marchand ,moinsinstruit que Rim

baud,était aussi moins libre ,mais encore parce qu

’ il

INTRODUCTION 47

était armé et conducteur d’

une troupe meurtri è re,

que le sort des territoires explorés ne l’

in téressait

autrement que comme une conquête nationale, qu’ il

agissait en un mot patriotiquement et selon des

vœux polit iques . Car, surtou t en France où l’

es

prit d’

initiative manque presque touj ours aux indi

vidus appelés à gérer les nouvelles acquisitions de

territoire , la politique coloniale est l’

ennemie de la

colonisation . ( Il y a ci— après qu elques mots deRim

baud là—dessus , lettre LXVI .)

Donc,le fruit des exploits du commandant Mar

chand a été ce qu ’ il devait être nul, sinon funeste ,pour les pays où ces exploits se sont accomplis .

Quan t au gouvernemen t français mandant , il s’

est

avec raison estimé heureux de n’avoir point

,en

conséqu ence de l ’occupation de Fashoda,une guerre

navale avec l’

Angleterre . Le Grand Meck nie avoir

conclu un traité avec des Français, et cela de

vien t comique comme Marchand n’avait même

pas, ainsi que nous l’

avons déjàdit ,Zd’

interprèteavec

soi e t que ses soldats ne sortaient point des bâti

men ts égyptiens les abritant , les Shilluks n’

au

raien t pu savoir avec qu i précisémen t ils avaient

48 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

affaire , si c’

était avec des Egyptiens ou si c’était

avec des

Tandis que l’œuvre de Rimbaud , elle , fructifie

chaque j our plus , là—bas , en Ethiopie .

Ainsi , dans le même temps que couraient les

nouvelles sur Fashoda,les bru its ont couru d’

une

guerre de Ménélick contre le ras Mangacha, gou

verneur de l’

Erythrée . Les j ournaux de Paris ra

contaient , et ce ne peu t ê tre inexact pour qui est

au courant .nu peu des choses de l’

Afrique orien

tale, que les dissentiments survenus entre l

empe

reur d’

Abyssinie et son féal,le ras du Tigré

, ont

été fomentés par l’ impératrice Taitou elle—même .

La haine profonde et inst inct ive de celle— ci pour

l’

Européen ne verrait pas sans dépit des'

chem ins

de fer et au tres manifestat ions de civilisation se

produ ire dans ses états , sous l’encouragement et

la protect ion de son tou t pu issan t mari ; issue de

la cou r du négus Jean prédécesseur de Méné

lick 11,elle voudrait réagir et elle aurait trouvé un

auxiliaire tout prêt dans le :ras Mangacha, fils du

( 1)Mort en 1 888. Voir àce sujet la let tre XCVI, ci-après .

50 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Et voilà quelle aura été la fructification des gestes

pacifiques d’

un passant solitaire , obligé déjà de

s ’assurer pour lui—même,ce qui l

ennuie , les moyens

de l’existence matérielle .

Vivant,il n’

en escomptait nulle gloire,nulle glo

rio le ;jamais . Les let tres qu ’on va lire l’at testent . Il

semblait plutôt mécon tent de ne pas faire mieux et

davantage , vite ; afin de pouvoir aller ailleurs, tou

jours ailleurs .

En vérité,une histoire humaine de la civilisat ion

(ah , l’histoire pourra—b elle , à côté de la mé

moire auj ourd’hu i silencieuse de Rimbaud,évoquer

celle du nom main tenan t si tapageur de Marchand,

ce m issionnaire inconscient de maladroites convoi

t ises patriotiques

1 898— 1 899.

PATERNE BERRICHON

L ETTRES

DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD

1 7 mars 1 875.

Mes chers parents ,

Je n’

ai pas vou lu écrire avant d’avoir une nou

ve lle adresse . Auj ourd’hu i j ’ accuse réception devotre dern ier envoi , de 50 francs . Et voici le mo

dèle de suscription des lettres à mon adresse

Wurtemberg

MONSIEUR ARTHUR RIMBAUD2 , MAR IEN STRASSE , 3 TR

,

STUTTGART.

3 tr signifie 3°étage . J’ai là une très grandechambre , fort bien meublée , au centre de la ville ,pour 1 0 florins, c

est—à— dire 2 1 francs 50 c .

,le ser

vice compris et on m’offre la pension pour60 francs

54 LETTRES DE JEAN —ARTHUR R IMBAUD

par mois :je n’

en aipas besoin d’ailleurs , c

est to u

j ours tricherie et assuje ttissement , ces petites com

binaisons, quelque économiques qu’

elles paraissent .

Je m’

en vais donc tâcher d’aller jusqu’au 1 5 avril

avec ce qui me reste (encore cinquante francs),parce que j

’aurai encore besoin d’

avances à cet te

date— là : car, ou je dois rester encore un mois pour

me mettre bien en train,ou j ’aurai fait des annon

ces pour des placements don t la poursu ite (le voya

ge , par ex .)demandera que lque argent .

J’

espère qu e tu trouves ce la modéré et raisonna

ble . Je tâche de m ’

infiltrerlesmanières d ’ici par tou s

les moyens possibles , je tâche de me renseigner

quoiqu’

on ait réellement à souffrir de leur genre .

Je salue l’armée j’

eSpère que Vitalic et Isabelle

von t bien ;je prie que l’

on m’

avertisse si l’

on désire

quelque chose d’ ici

,e t su is votre dévoué

A . RIMBAUD

II

Gênes,le 1 7 novembre 1 878.

Chers amis,

J ’arrive ce matin à Gênes,et reçois vos lettres .

( 1 )Par ce mot armée il désigne son frère Frédéric, qui aecom

plissait alors son service m1l1ta1re .

LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 55

Un passage pour l’Égypte se paie en or de sorte

qu ’ il n’

y a aucun bénéfice . Je pars lundi 1 9 à 9

heures du soir. On arrive à la fin du mois

Qu an t à la façon dont je su is arrivé ici , elle a été

acciden tée et rafraichie de temps en temps par la

saison . Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse ,voulan t rejoindre , de Remiremont , la correspon

dance allemande àWesserling,il m ’

a fallu passerles Vosges d’abord , en diligence ; puis , à pied ,aucune diligence ne pouvant plus circuler dans

cinquan te centimètres de neige en moyenne et par

une tourmente signalée . Mais l ’exploit prévu était

le passage du Gothard , qu’on n

accomplit plus en

voiture à cette saison et que je ne pouvais , par con

sequent , faire en voiture .

A Altorf, àla pointe méridionale du lac des Qua

tre—Cantons , qu’on a côtoyé en vapeur, commence

la rou te du Gothard . A Amsteg , à une qu inzaine

de kilomètres d’

Altorf, la route commence à grim

per et à tourner selon le caractère alpestre . Plus

de vallées on ne fait plus que dominer les preci

pices, par—dessus les bornes décamétriques de la

route . Avan t d’arriver à Andermat t,on passe un

endroit d ’

une horreur remarquable , dit le Pon t-da

Diable , moins beau pourtant que la Viâ Mala du

56 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

Splügen que vous avez en gravure . A Gœschenen ,

un village devenu bourg par l’

affluencedes ouvriers,

on voit au fond de la gorge l ’ouverture du fameux

tunnel , les ateliers et les can tines de l ’entreprise .

D’ailleurs

,tou t ce pays d’aspect si féroce est fort

travaillé et travaillant . Si l’on ne voit pas de hatteu

ses à vapeur dans la gorge , on entend un peu par

tou t la scie e t la pioche sur la hau teur invisible . Il

va sans dire que l’ industrie du pays se mon tre sur

tout en morceaux de bois . Il y a beaucoup de fou il

les m inières . Les aubergistes vous offrent des spé

eimensm inéraux plus ou moins curieux que le dia

ble,dit—ou

,vient acheter au sommet des collines

et va revendre en ville .

Pu is commence la vraie montée , à Hospital, je

crois d’abord , presque une escalade parles traverses puis

,des plateaux ou simplement la rou te des

voitures . Caril fau t bien se figurer que l’

on ne peu t

su ivre tout le temps celle—ci qui ne monte qu’

en zig

zags'

ou terrasses fort douces , ce qui demanderait

un temps infini quand il n ’

y a à pic que d’élevation pour chaque face , et même moins de 4900 ,vu l’élévation du voisinage . On ne monte non plus

à pic,on suit des montées habituelles , sinon

frayées . Les gens non accoutumés au spectacle des

58 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

t rop d ’

efforts,on s

encourage ipar des cris (on ne

mon te j amais tou t se u l,mais par bandes). Enfin

voici une cantonnière on y paie le bol d’

eau salée

1 fr. 50 . En route . Mais le ven t s’enrage , la rou te se

comble visiblemen t . Voici un convoi de traîneaux ,un cheval tombé moitié enseveli . Mais la rou te se

perd . De quel côté des poteaux est—ce ? (Il n’

y a de

poteaux que d’

un côté .)On dévie , on plonge jus

qu’

aux côtes , jusque sou s les

Une ombre pâle derrière une tranchée :c’est l ’hos

pice du Gothard , établissemen t civil e t hospitalier,vilaine bâtisse de sapin e t de pierres . Un clocheton .

A la sonnette,un jeune homme lou che vous reçoi t

on monte dans une salle basse et malpropre oùl’

on vous régale de droit de pain e t fromage , soupe

et'

gou tte . On voit les beaux gros chiens jaunes à

l’histoire connue . Bien tôt arrivent à moitié morts

les retardataires de la mon tagne . Le soir on est

une trentaine qu’on distribue , après la soupe , sur

des paillasses dures e t sous des couvertures iusuf

fisantes . La nu it, on entend les hôtes exhaler en

can tiques sacrés leur plaisir de voler un jour de

plus les gouvernements qui subven tionnent leur

cahu te .

Au mat in , après le pain—fromage-gou tte , raffer

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 59

mis par cette hospitalité gratuite qu’on peu t pro

longer aussi longtemps que la tempê te le permet

on sort . Ce matin , au soleil , la mon tagne est mer

veilleu se plus de ven t , tou te descen te , par les

traverses , avec des sau ts , des dégringolades kilo

métriqu es, qui vou s fon t arriver à Airolo , l

’au tre

côté du tunnel,où la rou te reprend le caractère al

pestre , circu laire e t engorgé,mais descendan t .

C’

est le Tessin .

La ro u te est en neige jusqu ’à plus de trente kilo

mètre s du Gothard . A tren te kilomètres seu lement , ,

à Giornico , la vallée s’ élargit un peu . Quelques ber

ceaux de vignes e t quelques bou ts de prés , qu’on

fume so igneusement avec des feuilles e t autres

détritus de sapin qui ont dû servir de litière . Sur la

route défi len t chèvres,bœufs e t vaches gris, cochons

noirs . A Bellinzona il y a un fort marché de ces

bestiaux . A Lugano , à vingt lieues du Go thard ,on

prend le train,et on va de l 'agréable lac de Lugano

à l’agréable lac de Como . Ensu ite , trajet connu .

Je su is tou t à vous , je vou s remercie et dans une

vingtaine de j ours vous aurez une let tre .

Votre ami,RIMBAUD

60 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

II I

Alexandrie, novembre 1 878.

Chers amis ,

Je su is arrivé ici après une traversée d’

une dizaine

de j ours et depuis une qu inzaine que je me

retourne ici , voici seu lement que les choses com

mencent à mieux tourner Je vais avoir un emploi

prochainement et je travaille déjà assez pour vivre ,petitement il est vrai . Ou bien je serai occupé dans

une grande exploitation agricole à quelque dix lieues

d’ ici (j’y suis déj à allé , mais il n

y aurait rien avant

quelques semaines) ou bien j’

entrerai prochai

nement dans les douanes anglo- égyptiennes , avec

bon traitement ; ou bien , je crois plu tôt que je

part irai prochainement pour Chypre , l’île anglaise ,

comme in terprète d’

un corps de travailleurs . En

tous cas , on m’

a promis quelque chose ; et c’

est avec

un ingénieur français homme obligeant e t de

talent que j’ai affaire . Seulement voici ce qu

’ ondemande de moi un mot de toi, maman , avec

légalisation de la mairie et portant ceciJe soussignée , épou seRimbaud, propriétaireà

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 6 1

Roche , déclare que mon fils Arthur Rimbaud

sort de travailler surma propriété , qu’ il a quitté

Roche de sa p ropre volonté , le 20 octobre 1 878,

et qu ’ il s’est conduit honorablement ici et ailleurs ,e t qu ’ il n’

est pas actuellemen t sous le coup de la

loi m ilitaire .

Signé Ep .

E t le cachet de la mairie qui est le p lus necas

saire .

San s cette pièce ou ne me donnera pas un pla

cemen t fixe , quoique je croie qu’on continuerait à

m’occuper incidemment . Mais gardez—vous de dire

que je ne su is resté que quelque temps à Roche ,parce qu ’on m

en demanderait plu s long, et çan

en fin irait pas ensu ite ça fera croire aux gensde

la compagnie agricole que je suis capable de diriger

des travaux .

Je vous prie en grâce de m’

envoyer ce mot le

plus tôt possible la chose est bien simple e t aura

de bon s résu ltats, au moins celu i de me donner

un bon placemen t pour tou t l ’hiver.

Je vou s enverrai prochainement des détails et desdescriptions d’

Alexandrie e t de la vie égypt ienne .

Aujourd’

hu i , pas le temps . Je vous dis au revoir .

K

62 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

Bonjour à F . ,s’

il est là . Ici il fait chaud comme

l’été à Roche .

Des nouvelles .

A . RIM BAUD ,poste française, Alexandrie, EG ! PTE

Larnaca (Chypre), le 1 5 février 1 879.

Chers am is,

Je ne vous ai pas écrit plus tôt,ne sachant de

quel côté onme ferait tourner. Cependant vous avez

dû recevoir une let tre d’

Alexandrie , oùje vous par

lais d’

un engagemen t prochain pour Chypre . De

main,1 6 février

,il y aura juste deux mois que je

suis employé ici . Les entrepreneurs sont àLarnaca ,le port principal de Chypre . Mo i

, je suis surve illan t

d’

une carrière au désert , au bord de la mer on faitun canal aussi . Il y a encore à faire l’embarquemen tdes pierres sur les cinq bateaux e t le vapeur de la

Compagn ie . Il y a aussi un four à chaux , briquetérie

,Le prem ier village est à une heure de

marche.

Il n ’

y a ici qu ’

un chaos de rocs, la rivière e t la

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 63

mer. Il n’

y a qu’

une maison . Pas de terre , pas de

jardins, pas un arbre . En é té , ilya quatre—vingts de

grés de chaleur. A présent , on en a souven t ein

quante . C’

est l ’hiver. Il pleu t quelquefois . On se

nourrit de gibier, de poules , etc Tous les euro

péens o nt été malades, excep té moi. Nousavons é té

ici ving t européens au plu s au camp . Les premiers

sont arrivés le 9 décembre . Il y en a trois ou quatre

de morts .

Les o uvriers chypriotes viennen t des villages environnants ; on en a employé ju squ ’à soixan te par

jour . M oi, je les dirige je pointe lesjournées , dis

pose du matériel ;je fais les rapports à la Compa

gnie , t iens le compte de la nourriture et de tous lesfrais

, e t je fais la paie .Hier, j’ai fait une petite paie

de cinq cents francs aux ouvriers grecs .

Je su is payé au mois,cen t cinquante francs, je

crois je n’

ai encore rien reçu, qu

une vingtaine defrancs . Mais je vais bientôt être payé en tièrement

etje cro is même congédié,parce qu ’

il paraît qu ’

une

nouvelle Compagn ie va venir s’ installerànotreplaceet prendre tou t à la tâche .

C’

est dans ce tte incertitude que je retardais d ’écrire . En tou s cas

,ma nourriture ne me coûtan t que

très peu par j our et , par conséquen t , ne devant

64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIESAUD

pas g mnd’chose

, il me restera touj ours de quoi attendre nu au tre emploi , et il y aura toujours à faire

quelque chose pour moi dans Chypre . On va faire

des chemins de fer, des forts, des casernes , des hô

pitaux , des ports, des canaux , Le 1" mars

,

ou va donner des concessions de terrains , sans au

tres frais que l’

enregistrement des actes .

Que faites—vous? Préféreriez-vou s que je rentre ?Ecrivez-moi au plus tôt .

A . RIMBAUD

Je vous écris au désert et jene sais quand

faire partir.

Larnaca (Chypre), le 24avril 1 879.

Aujourd’hu i seulemen t , je pu is retirer cette pro

curation ( 1)à la chancellerie ; mais je crois qu ’

elleva manquer le bateau e t attendre le départ de l ’au

tre jeudi .

Je su is toujours chefde chant ier auxcarrières de

( 1)M . Rimbaud père venait de mouriràD1jon. Cette procuration

avait été demandée à Arthur afin de pouvoir régler les affaires de la

succession .

66 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

VI ( 1 )

Mon t—Troodos (Chypre),Dimanche , 23 mai 1 880 .

Excusez-moi de n’avoir pas écrit plus tôt . Vous

avez peut—être eu besoin de savoir où j ’é tais ; mais

jusqu’ ici j ’ai réellemen t été dans l ’ impossibili té de

vou s faire parven ir de mes nouvelles .

Je n’

ai rien trouvé à faire en Egypte e t je suis

parti pour Chypre , il y a presqucun mois . En arri

van t,j ’ai trouvé mes anciens patrons en faillite . Au

bou t d’

une semaine , j’

ai cependant trouvé l ’emploi

que j’

occupe à présen t . Je su is surveillant au palais

que l’

on bâtit pour le gouverneur général , au som

me t du Troodos, la plus hau te montagne de Chypre

mètres).

Jusqu ’ ici j ’étais seul avec l ’ ingénieur, dans une

des deux baraques en bois qui formen t le camp .

Hier son t arrivés une cinquantaine d’ouvriers,et

l ’ouvrage va marcher. Je suis seu l surveillant , jus

( 1 )Durant presque toute l’

année qui sépare la lettre précédente

de celle—ci , R imbaud, atteint de fièvres violentes, avait séjourné àRoche e t àCharleville , dans sa famille .

LETTRES DE JEAN ARTHUR R IMBAUD

qu ’ ici je n’

ai que deux cen ts francs par mois . Voici

qu inze j ours que je suis payé , mais je fais beaucoup de frais . Il faut toujours voyager à cheval les

transports sont excessivement difficiles, les villagestrès loin

,la nourriture très chère . De plus , tandis

qu ’on a très chaud dans les plaines , à ce tte hauteur

ci il fait,e t fera encore pendan t un mois , un fro id

désagréable il pleu t , grêle , vente à vous renverser.

Il a fallu que je m’

achète matelas , couvertures , paleto t

, bottes, etc .

, etc .

Il y a au sommet de la montagne un camp où les

troupes anglaises arriveront dansquelques semaines

dès qu ’ il fera trop chaud dans la plaine et moins

froid su r la montagne . Alors le service des provi

sions sera assuré .

Je su is donc , à présent , au service de l’

adminis

tration anglaise . Je compte être augmenté prochainement e t rester employé jusqu ’à la fin de ce travai l,

qui se finira probablemen t vers septembre . Ainsi ,

je pou rrai gagner un bon certificat , pour être em

ployé dans d’au tres travaux qu i von t probablemen t

suivre,et me t tre de côté que lques cents francs .

Je me porte mal j ’ai des battemen ts de cœur

quim’

ennu ient fort . Mais il vau t m ieux que je n’

y

pense pas . D’ailleurs qu

yfaire Cependan t l ’air

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

est très sain ici ;il n’

y a sur lamontagne que des sa

pins e t des fougères .

Je fais cette lettre auj ourd’hu i dimanche mais il

fau t que je la me tte à\ lâ poste à dix lieues d'ici dans

un port nommé Limassol , et je ne sais quand jetrouverai l'occasion d’y aller ou d’y envoyer. Pro

bablement pas avan t hu itaine .

A présent , ilfau t que je vous demande un service .

J’

ai absolument besoin , pourmon travail , de deux

livres int itu lés,l’

un

Album des Scieries forestæres et agricoles , en

anglais , prix 3 francs , contenant 1 28 dessins .

(Pour cela , écrire vou s—mêmes à M . Arbeg , cons

tracteur—mécanicien , cours de Vincennes , Paris).L’autre

Le Livre de p oche du Charp entier, collect ion de140 épures , parMarly, prix 6 francs .

(A demander chez Lacroiæ,éditeur, rue des

Saints—Pères , Paris .)Il faut que vous me demandiez et m

envoyiez

ces deux ouvrages au plus tôt , à l’adresse ci—des

sous

Monsieur Arthu r Rimbaud

Poste restante

LimaSsol (Chypre)

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 69

Il faudra que vou s payiez ces ouvrages , je vou s

en prie . La p oste ici ne p rend pas d’

argent , je ne

p uis donc vous en envoyer . l l faudrait que j’achè te

un pe t i t objet quelconque , que la poste accep

terait,e t je cacherais l ’argent dedans . Mais c’est

défendu,e t je ne tiens pas à le faire . Prochaine

men t cependant , si j ’ai au tre chose à vou s faire

envoyer, je tâcherai de vou s faire parven ir de l’

ar

gen t de cette manière .

Vou s savez combien de temps il fau t, aller e t

retour, pour Chypre ; e t là où je me trouve , je ne

compte pas , avec toute la diligence , avoir ces livres

avant six semaines .

Jusqu ’ ici je n’

ai encore parlé que de moi. Par

donnez . C’

est que je pensais que vous devez vou s

trouver en bonne santé,_

et au m ieux pour le reste .

Vou s ave z bien sûr plu s chaud que moi. Et don

nez-mo i bien des nouvelles du petit train . Et le pèreMiche l ? et Co taîche ? ( 1)Je vais tâcher de vou s faire prochainemen t un

petit envoi du fameux vin de la Commanderie .

( 1)Le père Michel était un vieux domestique de la ferme de madame Rimbaud . D

origine luxembourgeoise , il prononçait cotat

che le nom de comtesse donné à une jument que lui—même condui

sait .

70 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Je me recommande à votre souven ir.

A vous,ARTHUR RIM BAUD

,

Poste restante ,

Limassol (Chypre).

A propos, j’oubliais l’affaire du l ivre t . Je vais

prévenir le consul de France ici,et il arrivera de la

chose ce qu ’ il en arrivera .

VII

(Arrivée sous l’

envelopp e de la p récédente)

Vendredi, 4juin 1 880 .

Chers am is,

Je n’

ai pas encore trouvé l’occasion de vou s faire

parvenir une let tre . Demain cependant je confiececi à une personne qui va à Limassol . Ayez l

ex

trême bonté de me répondre e t de m’

envoyer ce

que je demande , j’

en ai tou t à fait besoin . Je su is

touj ours employé ici . Il fait beau à présent . Je vais,

dans quelques jours , partir pour une entreprise de

pierres de taille et de chaux , où j’

espère gagner

quelque chose .

A bientôtA . RIM BAUD

,

Poste restante,

Limassol (Chypre).

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Aden, 1 7 août 1 880 .

Chers am is ,

J’ai qu it té Chypre avec400 francs, depuis prèsde deux mois , après des dispu tes que j

’ai eues avecle payeur général et mon ingén ieur. Si j ’ étais resté

,

je serais arrivé à une bonne position en que lques

mois . Mais je puis cependant y re tourner.

J ’ai cherché du travail dans tous les ports de la

Mer Rouge , à Djeddah, Souakim ,Massaouah

,

Hode idah, e tc . Je su is venu ici après avoir essayé

de trou ver que lque chose à faire en Abyssinie . J ’ai

été m alade en arrivant . Je su is employé chez un

marchand de café,où je n

ai encore que sept francs .

Quand j ’aurai que lques cen taines de francs, je par

t irai pour Zanzibar, o‘

ù , dit»on , il y a à faire .

Donnez—moi de vos nouvelles .

RIMBAUD ,

Aden—Camp .

L'

affranehiæ ement est de plu s de 25 centimes. Aden n

'est pas dans l

un ion postale .

72 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

A propos, m’

aviez—vous envoyé ces livres , à

Chypre?

Aden,25 août 1 880 .

Chers amis ,

Il !me semble que j’avais posté dernièremen t une

le ttre pour vous , coutant comme j'avais malheureu

semen t dû qu itter Chypre et comment j ’éta is arrivé

ici après avoir roulé la MerRouge .

Ici , je su is dans un bureau de marchand de café .

L’agen t de la Compagnie est un général en retraite .

On fait passablement d’affaires, et on va faire beaucoup plu s . Moi, je ne gagne pas beaucoup

, ça ne

fait pas plu s de six francs par jour;mais sije resteici

,et il fau t bien que j

’y reste , car c’

est trop élo i

gné de partout pour qu’on ne reste pas plusieurs

mois avant de seu lement gagner quelques cen taines

de francs pour s’

en aller en cas de besom , si jereste , je crois que l

on me donnera un poste de con

fiance , peu t—être une agence dans une au tre ville ,e t ainsi je pourrais gagner quelque chose un peu

plu s vite .

74 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

café à présent . J ’ai absolument la confiance du

patron . Seu lemen t, je su is mal payé je n’

ai que

cinqfrancs par j our, nourri , logé, blanchi, etc . etc .,

avec cheval e t voiture , ce qu i, somme tou te , repré

sen te bieni

une douzaine de francs par j our. Mais

comme je su is le seu l employé un peu intelligen t

d’

Aden ,à la fin de mon deuxième mois ici, c

est—à

dire le 1 6 octobre,si l’on né me donne pas deux

cen ts francs par mois , en dehors de tous frais , je

m’

en irai . J ’aime m ieux partir que de me faire

exploiter. J’

ai d ’ailleurs déjà environ 200 francs en

poche .

J ’ irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire .

Ici au ssi,d’ailleurs

,il y a beaucoup à faire . Plu

sieurs sociétés commerciales von t s'établir sur la

côte d’

Abyssinîe . La m aison a au ssi des caravanes

dans l’Afrique ; et il est encore possible que je parte

par là , où je me ferais des bénéfices e t où je m’

en

nuierais moins qu’

àAden qui est , tou t le monde le

reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde , après

tou tefois celu i que vous habitez .

J ’ai 40 degrés de chaleur ici , à la maison . On sue

des litres d’

eau par j our. Je voudrais seulemen t

qu ’ il y eût 60 degrés,comme quand je restais à

Massaouah!

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIIIEAUD 75

Je vois que vous avez en un bel été . Tant m ieux .

C’

es t la revanche du fameux hiver.

Les livres ne me sont pas parvenus , parce que

(j’

en su is sûr)quelqu’

un se les sera appropriés à

ma place aussitôt que j’ai eu qu itté le Troodos .

J’

en ai touj ours besoin , ainsi que d’au tres livres;

mais je n e vous demande rien , parce que je n’ose

pas envoyer d’ argent avant d ’ être sûrque je n’

au

rai pas besoin de cet argent , par exemple si je partais à la fin du mois .

Je vou s souhaite mille chances et un été de 50 anssans ce sser.

Répondez—moi touj ours à la même adresse si jem

en vais , je ferai su ivre .

RIMBAUD

Bien faire mon adresse , parce qu’il y a ici un

Rimbaud agent des Messageries maritimes . On m’

a

fait payer 1 0 cent imes de supplément d’

affranchis

sement .

Aden,2 novembre 1 880 .

Chers amis ,

Je su is encore ici pour un certain temps , quoique

76 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

je sois engagé pour un autre poste sur leque lje dois

me diriger prochainement . La maison a fondé une

agence dans le Harar,une contrée que vou s trou

verez sur la carte au sud- est de l’

Abyssinie . On

exporte de là du café , despeaux , des gommes , etc

qu ’on acqu iert en échange de cotonnades et mar

chandises diverses . Le pays est très sain et frais,

grâce à sa hauteur. Il n ’

ya point de rou tes et pre s

que point de communications . On va d’

Aden au

Harar parmer d’abord , d

Aden à Zeilan, port de

la côte africaine ;de là au Harar, par vingt j ours de

caravane .

MonsieurBardey, un des chefs de la maison ,a

fait un prem ier voyage , établi une agence et ramené

beaucoup de marchandises . Il a laissé un représen

tant là-bas , sou s les ordres duquel je serai . Je su is

engagé , à partir du Ier'

novembre,aux appoin te

men tsde 1 50 roupie5parmois, c’

est—à—dire 330 francs,

soit onze francs par j our, plus la nourriture , tou s

lesfrais de voyages e t 2 surles bénéfice s .Cepen

dant , je ne partirai pas avan t un mois ou six se

maines , parce que je dois porter là-bas une forte

somme d’argen t qui n’

est pas encore disponible . Il

va sans dire qu ’on ne peu t aller là qu’

armé , et qu’ il

y a danger d’y laisser sa peau dans les mains des

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 77

Gallas, quoiqu e le dangern’

y soit pas très sérieux

non plus .

A présent,j ’ai à vous demander un petit service

,

qui , comme vou s ne devez pas être fort occupés à

présent,ne vous gênera gu ère . C

est un envoi de

l ivres à me faire . J ’écris à la maison de Lyon ( 1 )de

vou s envoyer la somme de 1 0 0 francs . Je ne vous

l ’envoie pas moi—même,parceque l

on me ferait 8

de frais . Lamaison portera cet argent à mon compte .

I l n ’

y a rien de plus simple .

Au reçu de ceci , vous envoyez la note suivan te ,

que vous recopiez et affranchissez , à l’adresse

Lacro iæ , éditeur, rue des Sain ts—Pères, à Paris .

Roche ,

Monsieur,

Veu illez m’

envoyer,le plus tôt possible , les

ouvrages ci-après, inscrits sur votre catalogueTraitéde Métallurgie (le prix doit être). bf0 0

Hydraulique urbaine et agrico le . 3 0 0

Commandant de navires àvap eur .

Architecture navale

Poudres et Salp étres

1)Succursale de lamaison d'

Aden .

78 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R1 IIEAUD

Maçonnerie , par Demanet

L ivre dep oche du Charp entier 6 oo

Il existe un traité des Puits artésiens, par

F . Garnier. Je vous serais très réellement obligé

de me trouverce traité ,même s’ il n ’

a pas été édité

chez vous , et de me donner dans votre réponse

une adresse de fabricants d’appareils pour forage

instan tané,si cela vou s est possible .

Votre catalogue porte , si je me rappelle , uneInstruction sur l

établissement des Scieries . Je

vou s serais obligé de me l’envoyer.

Il serait préférable que vous m'

envoyassiez par

retour de courrier le coût total de ces volumes,

en m’

indiquant le mode de paiemen t que vou s

préférez .

Je tiens à trouver le traité des Puits artésiens,

que l’

on m’

a demandé . On me demande aussi le

prix d’un ouvrage sur les Constructions métalli

ques, que doit porter votre catalogue , e t d’

un

ouvrage complet sur tou tes les Matières tex t iles,

que vous m’

enverrez , ce dernier seu lement .

J’attends ces renseignements dans le plus brefdélai

,ces ouvrages devan t être expédiés à une

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 79

personne qui doit partir de France dans quatre

j ours .

Si vou s préférez être payé parremboursement ,vous pouvez faire cet envoi de su ite .

RIMBAUD,

Roche,etc !

Lâ-dessus , vous adresserez la somme qu’on vous

demandera et vous m ’

expédierez le paquet .

Cette le ttre - ci vous arrivera vers le 20 novembre ,en m ême temps qu ’

un mandat—poste de la maison

Viannay de Lyon , vous portan t la somme que j’

in

diqu e ici . Le prem ier bateau des Messageries par

t ira de Marse ille pour Aden le 26 novembre e t arri

vera ici le 1 1 décembre . En hu it j ours, vous aurez

bien le temps de faire ma comm ission .

Vous me demanderez égalemen t chez M . Arbey,

constructeur, cours de Vincennes , et Paris, l’

Album

des Scieries agrico les etforestières que vous m’

a

vez dû envoyer à Chypre e t que je n’

ai pas reçu .

Vou s enverrez 3 francs pour cela .

Demandez aussi à M . Pilter, quai Jemmapes,

son grand Ca talogue illustré de Machines agrico

les , FRANCO .

Enfin,à la libra irie Rore t

80 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

M anuel du Charron ,

Manuel du Tanneur,

L e p arfait Serrurier, par Berthau t ,E xp loitation des M ines , par J —F . Blanc ,Manuel du Verrier,

du Briquetier

du Fazenczer, Pot ier, e tc . ,

du Fondeur en tous métauæ,

du Fabricant de bougies ,

Guide de l’

Armurier .

Vous regardez le prix de ces ouvrages ,'

et vou s

les demandez con tre remboursemen t, si cela peu t

se faire ; e t au plus tôt j ’ai surtout besoin du Tan

near.

Demandez le Catalogue comp let de la L ibrairie

de l’É cole centrale

,à Paris .

On me demande l ’adresse de Constructeurs d’

ap

p areils p longeurs vous pouvez demander cetteadresse à Pilter, en m ême temps que le cataloguedes Machines .

Je serai fort gêné si tout cela n’arrive pas pour

le 1 1 décembre . Par conséqu en t,arrangez—vou s

pour que tou t soit à Marseille pour le 26 novembre .

Ajou tez au paquet le Manuel de Télégraphie , le

Petit Menuisier et le Peintre en bâ timents .

82 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIREAUD

produits marchands de la contrée son t le café,

l’

ivoire,les parfums , l

or, Le pays est élevé ,mais non infertile . Le climat est frais et non mal

sain . On importe ici tou tes marchandises d’

Europe

par chameaux . Il y a , d’ ailleurs

,beaucoup à faire

dans ces régions .

Nous n’avons pas de poste régu lière ici . Nous .

sommes forcés d'envoyer notre Icourrier à Aden ,

par de rares occasions . Ceci ne vous arrivera donc

pas d’ici longtemps .

Je compte que vous avez reçu ces 1 0 0 francs ,

que je vous ai fait envoyer par la maison de Lyon ,e t que vous avez trouvé moyen de mettre En routeles obj ets que j

’ai demandés . J ’ignore cependant

quand je les recevrai .Je su is dans les Gallas . Je pense que j

’aurai à

aller plus en avan t prochainement . Je vous prie deme faire parvenir de vos nouve lles le plus fréquem

ment possible . J ’espère que vos affaires vont bien e t

que vous vous portez bien . Je trouverai moyen

d’écrire encore prochainement .

Adressez vos lettres ou envois ainsi

M. Dubar, agent général , à Aden ,pourM . Rimbaud , à Harar.

Lm ans n e JEAN—ARTHUR nmaaun 83

Harar, 1 5 janvier 1 881 .

Chers amis ,

Je vou s ai écrit deux fois en décembre 1 880 (r),et n

ai naturellement pas encore reçu de réponse

de vou s . En ce même décembre , j’ai écrit que l

on

vou s envoie une 3° somme de 1 0 0 francs, qui vou s

est peu t— être parvenue et que vous emploierez à

l’u sage que je vous ai dit . J ’ai fort besoin de tou t

ce que je vous ai demandé , et je suppose que les

premiers obj ets sont déjà arrivés à Aden . Mais

d’

Aden,il y a encore un mois .

Il va nou s arriver une masse de marchandises

d’

Europe , et nous allons avoir un fort travail. Je

vais prochainement faire une grande tournée au

désert , pour des achats de chameaux . Naturellemen t , nous avons des chevaux, des armes et le

reste .

( 1)Les postes de Harar étant à cette époque fort mal organisées,il arriva quelquefois que les lettres de Rimbaud ne parvinrent pas

à destination . Ainsi, de ces deux écrites en décembre 1 880 , une

ale , celle qu ‘

on vient de lire . est parvenue .

84 narrass DE JEAN-ARTHUR amm vo

Le pays n’

est pas déplaisant en ce moment i l

fai t le temps du mois de mai en France .

J’ai reçu vos deux lettres de novembre ; mais jeles ai perdues de su ite . Ayant cependant en le

temps de les parcourir, je me rappelle que vous

m’

accusiez réception des premiers cent francs que

je vou s ai fait envoyer.

Je vous fais envoyer cent francs pour le cas où

je vous aurais occasionné des frais . Ceci fera le

3°envoi , et je m’

arrêterai là j u squ

'à nouvel ordre .

D’ailleurs

,quand j ’aurai reçu une use a ceci,

le mois d’avril sera arrivé .

Je ne vou s ai pas dit que je su is engagé ici pou r

trois ans ce qui ne m'

empêchera pas de sort ir avec

gloire et confiance,si l

on me fait des m isères

d’

avance .Mes appointements sont de 300 francs par

mois, en dehors de tou te espèce de frais , e t tant

pour cent sur les bénéfices .

Nou s allons avoir, en cette ville-ci, un évêquecatholique qui sera probablement le seul catholique

du pays . Nous sommes ici dans le Galla.

Nou s faisons venir un appareil photographique,

et je vou s enverrai des vues du pays et des gens .

Nou s reœ vrons au ssi le matériel de préparateur

d’histoire naturelle , et je pourrai vous envoyer des

LETTR ES DE JEAN-ARTHUR numsun 85

oiseaux et des an imaux qu’

on n’

a pas encore vusen Europe . J ’ai déjà ici quelques curiosités qu ej ’at tends l ’occasion d’

expédier.

Je su is heureux d'

entendre que vous pensez à

mo i et qu e vos affaires vont bien . J ’

espère que , pour

l ’ avenir, chez vous, cela marchera ainsi , le m ieux

po ssible . De mon côté, je tâcherai de rendre mon

travail in téressant et lucratif.

J’ai,à présent, à vou s donner quelques pe tites

commissions faciles . Envoyez la lettre su ivante à

M Lacroiæ, éditeur, Paris

Monsieur,

Il existe un ouvrage d’

un au teur allemand ou

su isse , publié en Allemagne il y a quelques

années et tradu it en français , portant le ti tre

de Gu ide du Voyageur ou Manuel théorique et

p ratique de l’

Eæp lorateur . (C'

est làle titre ou à

peu près .)Cet ouvrage , me dit—on ,est un com

pendium très intelligent de toutes les connais

sances nécessairesàl ’explorateur, en topographie ,m inéralogie , hydrographie , histoire naturelle ,etc .

,etc

Me trouvant en ce moment , dans un endroit

où je ne puis me procurer le nom de l'au teur,

86 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

ni l 'adresse des éditeurs— traducteurs , j’

ai supposé

que cet ouvrage vou s est connu e t que vou s pour

riez me donner ces renseignements. Je serais

même heureux si vous pouviez et vou liez bien

me l’

expédier de su ite , en choisissant le mode

de paiement que vou s préférerez .

Vous remerciant ,

RIMBAUD

Roche, par etc. .

Envoyez celle—ci à M . Bou tin,fabricant d

ins

truments de p récision à Paris , rue du Quatre-Septembre , 6

Monsieur,

Désirant m ’occuper de placer des instruments

de précision en général dans l’Orient , je m e

suis permis de vou s écrire pour vous demanderle service su ivant

Je voudrais connaître l ’ensemble de ce qui se

fabrique de mieux en France (ou à l’étranger)en instruments de mathématiques , optique , astro

nom ie,électricité , m étéorologie , pneumatique ,

mécanique , hydrau l ique e t

.

minéralogie . Je ne

m’occupe pas d

’ instruments de chirurgie .

Je serais très heureux que l’

on pût me rassem

m u m—:s on JEAN -ARTHUR mn svn 87

bler tous les catalogues formant ce t ensemble , et

je me rapporte de ce soin à votre bienveillan te

compétence .

On me demande également des catalogu es de

fabriques de j ouets physiques, pyrotechn ie , pres

tidigitation , modèles mécaniques e t de construe

tion s en raccourci , e tc . S ’il existe en France des

fabriques in téressan tes en ce genre , ou si vou s

connaissez mieux à l ’étranger, je vous serai plus

obligé que je ne puis dire de vou loir bien me

procurer adresses ou catalogues .

Vou s adresseriez vos commun icat ions dans ce

sens à l’adresse ci—dessou s

M Rimbaud Roche ,p arAtt igny (Ardennes).

Ce correspondant se charge naturellement de

tou s frais à encourir,et les avancera immédiate

men t sur votre observat ion .

Envoyez également , s’

il en existe de sérieux e t

de tou t à fait modernes et pratiques , un Manuel

comp let du fabrican t d’

instruments dep récision .

Vou s remerciant cordialement ,

A . RIMBAUD ,

àAden (Arabie).

88 LETTRES DE JEAN-ARTHUR am sn !

Vou sfaites précédercet te le ttredesmots su ivan ts

Monsieur,

Nous vous commun iquons une note à votreadresse d’

un de nos parents en Orient , et nous

serions très heureux que vou s vou lussiez bien y

prêter attent ion . Nous sommes à votre disposi

tion , quant aux frais que cela occasionneraît .

nm aavn ,

àRoche , etc .

Enfin ,informez—vous s’ il n’

existe pas à Paris une

librairie de l’

E co le des M ines et , si elle existe ,envoyez—m’

en le catalogue .

A vous de tou t cœur,

A . RIMBAUD

Harar, le 1 5 février 1 88 1

Chers amis ,

reçu votre lettre du 8 décembre , et je crois

vou s avoirécrit une fois depuis . J’

en ai , d’ail

perdu la mémoire en campagne .

90 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

t ienne n’

a que des médecins et des médicaments

insuffisants . Le climat est très humide en été c’estmalsain je m

y déplais au possible , c’

est beaucoup

trop froid pour moi .

En fait de livres , ne m’

envoyez plu s de ces ma

nuels Borat .

Voici quatre mois que j’ai commandé des effet s à

Lyon,et je .n

aurai encore rien avan t deux mois .

Il ne fau t pas croire que ce pays—ci soit ent ière

ment sauvage . Nou s avons l’armée , artillerie et ca

valerie,égypt ienne , et leur adm in istrat ion . Le tout

est identique à ce qu i existe en Europe ; seulemen t ,c’est un tas de chiens et de bandits . Les indigènes

sont des Gallas, tous agricu lteurs et pasteurs gens

tranqu illes quand on ne les attaque pas . Le pays

est excellent , quoique relat ivementfroid et humide ;mais l’agricu ltu re n ’

y est pas avancée . Le commercene comporte principalemen t que les peaux des bes

tiaux , qu’

on trait pendant leurvie e t qu ’on écorche

ensu ite pu is du café , de l’

ivoire,de l

or,des par

fums , encens , mu sc , Le mal est que l’

on e st

à 60 lieues de la mer et que les transport s coûtent

trop .

Je su is heureux de voir que votre petit manège

va au ssi bien que possible . Je ne vous souhaite pas

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 9 1

une réédition de l ’hiver 1 879-80 dont je me sou

viens assez pour éviter à j amais 1 occasion d’

en su

bir un semblable .

Si vous trouviez un exemplaire dépareillédu Bot

tin , Paris et étranger (quand ce serait un ancien),pour quelques francs , envoyez- le moi, en caisse

j’

en ai spécialement besoin .

Fourrez-moi au ssi une demi— livre de graines de

be tterave saccharifère dans un coin de l ’envoi .

Demandez si vous avez de l ’argent de reste

chez Lacroix le Dictionnarg ofE ngineering m ili

tary and civil, prix 1 5 francs . Ceci n’ est pas fort

pressé .

Soyez sûrs que j’ aurai soin de mes livres .

Notre matériel de photographie et de prépara

tion d ’histoire naturelle n’

est pas encore arrivé , e t

je crois que je serai parti avant qu’ il n ’arrive .

J ’ai une fou le de choses àdemander;mais il faut

que vous m’

envoyiez le Bottin d’abord .

A propos , comment n’

evez—vous pas retrouvé ledict ionnaire arabe ? Il doit être à la maison cepen

dant .

Dites à F . de chercher dans les papiers arabes

un cahier intitulé Plaisan teri‘

es , jeuæ demots, etc.,

en arabe ; et il doit y avoir aussi une collect1on de

92 LETTRES DE JEAN°ARTBUR R IMBAUD

dialogues, de chansons ou je ne sais quoi , u tile à

ceux qui apprennent la langue . S’ il y a un ouvrageen arabe , envoyez ; mais tou t ceci comme embal

lage seu lement , car ça ne vau t pas le port .

Je vais vous faire envoyer une vingtaine de ki

los café moka à mon compte , si ça ne coûte pas‘

trop de douane .

Je vous dis à bientôt ! dans l’espoir d’

un temps

me illeur et d’

un travail moins bête ; car, si vou s

présupposez que je vis en prince , moi je su is

sûrqu e je vis d’

une façon fort bête et fort embê

tante .

Ceci part avec une caravane , et ne vou s parvien

dra pas avant fin mars . C’

est un des agréments del a situation . C

est même le pire .

A vous ,RIMBAUD

Harar, 1 2 mars 1 88 1 .

Chers amis ,

J’

ai reçu avant—hier une lettre de vous sans

date ,mais t imbrée , je crois

, du 6 février 1 88 1 .

1.m rnxs DE JEAN—ARTHUR musavo 93

J’ai déjà reçu , par vos lettres précédentes , nou

ve lle de votre envoi ; et le colis doit se trouver à

présent à Aden . Seulement , j’ ignore quand il pren

dra le chem in de Harar. Les affaires de cette en

treprise—ci son t assez embrou illées .

Mais , vou s dites avoir reçu ma lettre du 1 3 dé

cembre 1 880 . Alors,vou s auriez dû recevoir par la

même occasion une somme de cent francs que j’ai

commandé à la maison de vou s envoyer, à la date

du 1 3 décembre 1 880 ; et , votre lettre étant part ie

du 1 0 février environ , vou s auriez dû également

recevoir une 3°somme de cent francs que j’ai com

mandé à la maison de vou s envoyer, à la date du1 0 j anvier 1 88 1

, par let tre à eux,et lettre à vou s ,

a cet te même date du 1 0 janvier.

J’ ai écrit pour savoir comment cela a été réglé . Il

est vraisemblable . que vou s n’ayez pas encore

reçu ma lettre du 1 0 j anvier à la date où vous

avez écrit la vôtre , c’est —à-dire au 1 6 février ;maisje me demande ce qu

’ il est advenu de la demande d

argen t qui acccompagnait ma lettre du 1 11

décembre 1 880 , le ttre que vou s dites avoir reçue .

En tou t cas,il n ’

y a rien de perdu si l’

on n’

a rienenvoyé . Je vais me rense igner défi nitivement .

Figurez—vous que j ’ai commandé deux vêtemen ts

911 a rm es o u :u n—n rnua mun uo

de drap à Lyon en novembre 1 880 et que je serai

peut-être longtemps encore sans les recevoir. En

attendant,j ’ai froid ici , vêtu que je su is des tenues

de coton d’

Aden .

Je saurai , dans un mois , si je dois rester ici oudéguerpir et je serai de retour à Aden , au mo

ment où vous recevrez ceci . J’ai eu des ennu is

absurdes à Harar e t il n ’

y a pas à yfaire , pour lemoment

,ce que l on croyait . Si je qu itte cette ré

gion, je descendrai probablemen t à Zanzibar

, et

je trouverai peut—être de l’occupation aux Grands

Lacs . J ’aimerais m ieux qu’ il s’ouvrit que lquepart des travaux in téressants et ici les nouvelles

n’

en arrivent pas souvent .

Que l’éloignement ne soit pas une raison de me

priver de vos nouvelles . Adressez touj ours à Aden,

d’où cela me parviendra .

A bientôt d’autres nouvelles .

Bonne san té et bonheur à tous .

RIMBAUD

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 95

Harar, dimanche 1 6 avril 1 881

Chers amis ,

J’ai reçu de vou s une lettre dont je ne me rap

pelle pas la date j’

ai égaré cette lettre dernière

ment . Vou s m ’

y accusiez récept ion d’

une somme

de cent francs ; c’était la deuxième

, dites—vou s . C’

est

bien ce la . L’autre , selon moi, la 3° c’est—à—dire

,ne

doit pas vous être parvenue : ma demande a du

être égarée . Gardez ainsi ces 1 0 0 francs de cô té .

Je su is touj ours en suspens . Les affaires ne son tpas bril lan tes . Qui sait combien je resterai ici?

Peu t— être , prochainement , vais —je faire une cam

pagne dans le pays . Il est arrivé une troupe demissionn aires français et il se pourrait que je les

suivisse dans les pays jusqu ’ ici inaccessibles aux

blancs,de ce côté .

Votre envoi ne m’

est pas encore parvenu ; il

doit être cependant à Aden , et j ’ai l ’espoir de lerecevoir dans quelques mois . Figurez-vous que jeme su is commandé des tenues à Lyon , il y a sept

mois, e t qu’

elles ne songent pas à arriver

96 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR muaxuo

Rien de bien intéressant pou r le moment .

Je vous souhaite des estomacs moins en danger

que le m ien , et des occupat ions moins ennuyeu ses

que lesmiennes .

RIM BAUD

Harar, 4mai 1 88 1 ,

Chers amis,

Vous êtes en été , et c’

est l’hiver ici

,c’est—à-dire

qu ’ il fai t assez chaud , mms il pleu t souvent . Cela

va durer quelques mois .

La récolte du café aura lieu dans six mois .

Pourmoi, je compte qu it ter prochainemen t cette

ville—ci pour aller trafiquer dans l’ inconnu . Il y a

un grand lac à quelques j ournées , et c’

est en pays

d’ ivoire je vais lâcher d’y arriver . Mais le pays

doit être hostile .

Je vais acheter un cheval e t m ’

en aller. Dans lecas où cela tournerait mal

, e t que j’y reste

, je vou s

préviens que j’ai une somme de 7 fois 1 50 roupies

m’

appartenant déposée à l ’agence d’

Aden e t que

vou s réclamerez , si ça vou s semble en valoir la

peine .

98 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu ’ab

surdes dans ces climats atroces, je crains d

abré

ger mon existence .

Je suis touj ours ici aux mêmes conditions ,et , dans trois mois, je pourrais vous envoyer 50 0 0

francs d'

économ ies ;maisje crois que je les garde

rai pour commencer quelque petite affaire à mon

compte dans ces parages,car je n

ai pas l’ inten

t ion de passer to ute mon existence dans l ’esclavage .

Enfin,pu issions—nous j ou ir de quelques années

de vrai repos dans ce tte vie ; et heureusement qu e

cette vie est la seu le et que cela est évident , pu is

qu ’on ne peut s ’ imaginer une autre vie avec un

ennu i plus grand que celle—ci l

Tou t à vous,

RIMBAUD

Harar,le 1 0 juin 1 88 1 .

Chers amis,

Je reviens d’

une campagne au dehors,e t

repars demain pour une nouvel le campagne

l’ivoire :

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 99

Mon adresse est touj ours la même , et je recevra:de vo s nouvelles avec plaisir.

RIMBAUD

Je n’

ai rien reçu de vou s depu is longtemps .

Harar, le 2 juillet 1 881 .

Chers amis ,Je reviens de l’ intérieur, où j ’ai acheté une

qu an tité considérable de cu irs secs .

J’ai un peu la fièvre à présent . Je repars dans

qu elques j ours pour un pays totalemen t inexploré

par les européens ; et , si je réu ssis à me mettre

décidément en rou te, ce sera un voyage de six

semaines,pénible et dangereux

,mais qu i pour

rai t être de profit . Je suis seu l responsable de

cet te pet ite expédition . J’

espère que tout ira pour

le moins mal possible . En tou s cas , ne vous met

tez pas en peine de mo i.

Vou s devez être très occupés à présent ; et je

vous souhaite une réu ssi te heureu se dans vos petits

travaux

RIMBAUD

1 00 LETTRES DE JEAN *ARTHUR R IMBAUD

P.-S . Je ne suis pas en contravention avec

la loi militaire ? Je ne saurai donc jamais où j’

en

su is à ce sujet .

Harar,vendredi 22 ju illet 1 881 .

Chers amis,

J’

ai reçu dern ièrement une lettre de vous,de

mai ou ju in . Vous vou s étonnez du retard des cor

respondences,cela n

est pas juste elles arriven t

à peu près régu lièrement , quoique à longues échéances ; et quan t aux paque ts, caisses et livres dechez vous, j

’ai tou t reçu à la fois,il y a plus de

quatre mois , et je vou s en ai accusé réception . La

distance est grande , voilà tout : c’

est le désert à

franchir deux fois qui double la distance postale .

Je ne vous oublie pas du tou t . Comment le pour

rais—je ? Et si mes lettres sont trop brèves c’est que ,toujours en expédition

,j ’ai toujours été pressé aux

heures de départ des courriers . Mais je pense à

vou s , et je ne pense qu’

àvous . Et que vou lez—vou s

qu eje vou s raconte de mon travail d’ ici ,qu ime repu

gne déjà tellement , et du pays , que j’ai en horreur

,

1 02 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

taire , pourque l’

on ne vienne pas m ’

empêcher d’

en

j ou ir ensu ite,d’

une façon ou d’

une autre .

Vou s toucherez pour vous—mêmes la quan t i té

qu ’ il vous plaira des intérêts des sommes ainsi pla

cées par vos soins .

La prem ière somme que vou s pourriez recevoir

dans trois mois s’élèverait à francs environ .

Tou t cela est fort nature l . Je n’

aipas besoin d’

ar

gent pour le moment , et je ne peux rien faire pro

duire àl’

argent ici .

Je vou s souhaite réussite pour vous—mêmes . Ne

vou s fatiguez pas c’est une chose déraisonnable !

La santé e t la vie ne sont—elles pas plus précieu ses

que tou tes les autres saletés au monde ?

Vivez tranqu illement .

RIMBAUD

Harar, le 5 août 1 881 .

Chers amis ,

Je viens de demander que l’

on donne l ’ordre à la

maison de France de payer entre vos mains , en

monnaie française , la somme de 1 1 65 roupies et 14

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 03

anas : ce qui fait , la roupie valant à peu près 2 fr.

1 2 cen t .,2478 francs . Tou tefois

,le change est va

riable . Dèsque vous aurez reçu cet te petite somme,

placez— l a selon qu ’ il convien t , et prévenez-moiprom p tement .

Désormais, je tâcherai que mes appointements

vou s so ien t payés directement en France , tous lestrois m ois .

Tou t cela , hélas ! n’

est pas bien intéressant . Jecomm en ce à me remettre un peu de ma maladie . Je

compte que vos santés sont bonnes et que vos affaires vo n t à souhait . Moi

,j ’ai été bien éprouvé ici

,

mais je comp tequ’

un pet it tour à la côte ou à Adenme refera tou t à fait .Et qu i diable sait encore sur quelle route nous

conduira notre chance ?

A vous,

RIMBAUD

XXIII

Harar, 2 septembre 1 88 1

Chers amis ,

Je cro is vou s avoir écrit une fois depu is votre

lettre du 1 2 ju ille t .

1 04 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

Je con tinue à me déplaire fort dans cette région

de l’

Afriqu e . Le climat est grincheux et humide ; le

travail que je fais est absurde et abrut issant,e t les

conditions d ’

existence généralemen t absurdes au ssi

J ’ai eu d’ailleurs des démêlés désagréables avec la

direction et le reste , e t je su is à peu près décidéà changer d’air prochainement . J

essayerai d’

en tre

prendre quelque chose àmon compte dans le pays ;et

,si ça ne répond pas (ce que je saurai vite), je

serai tôt parti pour, je l’

espère , un travail plu s in

telligent sous un cie l me illeur . Il se pourrait,d’ail

leurs , qu’

en ce cas même je restasse associé de la

maison , ailleurs .

Vous me dites m ’avoir envoyé des objets,cais

ses,effet s , don t je n

ai pas donné réception . J ’ai

tout juste reçu un envoi de livres selon votre liste

et des chem ises avec . D’ailleurs , mes commandes

et correspondances ont touj ours circu lé d ’une façon

insensée dans cet te boîte .

Figurez—vous que j’ai commandé deux tenues en

drap à Lyon , l’année passée

,en novembre

, et que

rien n’

est encore venu

J ’ai eu besoin d’

un médicament,il y a six mois ;

je l’ai demandé à Aden ,

et je ne l’ai pas encorereçu Tou t cela est en rou te , au diable .

1 06 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD

XXIV

Harar, le 22 septembre 1 88 1

Chers amis,

Vos nouvelles sont en retard,il me semble je

n’

ai rien reçu ici depu is longtemps . On fait peu decas de la correspondance , dans ce tte agence !

L ‘hiver va commencer chezvous . Ici , la saison

des plu ies va finir et l’ été commencer.

Je su is seu l chargé des affaires,en ce momen t

l’agence,duran t l ’absence du directeur. J

ai donné

ma démission , il y a une vingtaine de jours , et j’

at

tends un remplaçant . Cependant,il se pourrait que

je restasse dans le pays .

On a dû écrire à l’agence de Lyon de vou s en

voyer une somme de 1 1 65 roupies, provenant de

mes appointements du 1er décembre au 3 1 ju ille t .

Avez—vous reçu ? Si ou i , placez cela comme il

vous convient . A présen t, je toucherai moi

même à la caisse , étan t pour déguerpir d’

un mo

ment à l ’au tre .

Pourquoi ne m’

avez-vous pas envoyé,selon ma

demande , les ouvrages int itu lés

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 0 7

1°M anue l du Voyageur, par Kaltbrunner (se

trouve chez Reinwald e t Comp agnie , 1 5,rue des

Sain t s—Pères,à Paris);

2° Constructions a la mer

, par Bonniceau (chez

Lacro iæ)?

I l me semble avoir demandé cela il y a très long

temps,et rien n

'

est venu .

Ne me laissez pas trop sans nouvelles . Je vou s

souhaite un au tomne agréable et tou te prospérité .

A vous,

RIMBAUD

Harar, 7 novembre 1 881 .

Chers amis ,

Je reçois , auj ourd’hu i 7 novembre

,trois lettres

de vou s , des 8, 24e t 25 septembre . Pour l’histoire

m ilitaire,j ’écris immédiatement au consu l de

France à Aden , et l’agent général d’

Aden j oindra

un certificat à la déclaration du consu l , et vous l’

en

verra de su ite , je l’

espère . Je ne peux pas quitter

l’agence ici ; ça arrêterait aussitôt les affaires , pui54

1 08 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

que je su is chargé de tou t et , provisoiremen t , di

recteur du mouvement . D ’ailleurs, je vais aller en

explorat ion plu s loin encore .

Quant à prédire que la présen te let tre arrivera

bientôt,ou même qu ’

e lle arrivera , du tou t on n’

en

sait rien ainsi votre lettre du 8 septembrem ’arrive

après celle du 24; une fois , j’ai reçu une le ttre de

mai en septembre .

J’aime à croire que cette affaire des vingt—hu it

jours s’

arrangera sans bru it je préviens à Aden

qu’on ne laisse pas traînerça . Comment diable vou

lez—vous que je flanque tous mes travaux à la dé

rive pour ces 28 j ours?

Quoi qu ’ il arrive, je prends plaisir à penser que

vos pe tites affaires von t bien . Si vou s avez besoin ,

prenez ce qui est à moi c’est à vous . Pour mo i,

je n’

ai personne à qu i songer, saufma propre per

sonne , qui ne demande rien .

Vous êtes en hiver à présent , et je suis en été .

Les pluies ont cessé ; il fait très beau et assez

chaud . Les caféiers mûrissent ; d’au tressont en

fleurs , et ça sent délicieusement bon , un goût qu i

rappelle tou t à fait la fleur d’oranger .

Je vais prochainemen t faire une grande expédi

t ion ; peut—être ju squ’au Choa

,un nom que Vous

1 1 0 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nm_saun

serai obligée de me dire ce qu’ il en est et ce que

vous en tendez faire .

Agréez,

Si on ne répond pas , réclamez énergiquement;si on répond , vous savez que la somme à toucherest de 2478 francs environ.

En tou s cas, je ne déguerpirai pas d’

ici san s

avoir des nouvelles sûres de cette somme e t sansposséder le reçu ou au moins l

avis de votre main

que l’argent a été versé .

Je me confie àvous pour ces malheureux fonds.

Mais que diable vou lez—vous que je fasse de pro

priétés foncières ? J’

ai bien encore quelques fonds

à envoyer à présent , environ 1 500 francs ; mais jevoudrais savoir arrivés les premiers .

Tou t à vous ,RIMBAUD

XXVI

Ilarar,3 décembre 1 881

Chers amis,

Ceci vous signifie mes souhaits de bonne annéepour 1 882 . Bonne chance , bonne santé et beau

temps.

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIM_BAUD I l

Je n’

ai pas le temps de vous écrire plus . Je sup

pose qu e la déclaration , que j’ai envoyée àAden au

consu l de France , aura été visée et envoyée à votre

adresse,et qu’

il ne sera rien de ce tte affaire mili

taire .

J ’ai réclamé à la maison pour cette somme de

1 1 60 roupies que l’

on doit vous verser, au change

au moins de 2 francs et 1 2 cen t imes par roupie . On

n e m’

a pas encore répondu .Si l’

on ne paie pas bien

tôt , je vais faire une plainte au consul de France à

Aden

Je me porte bien .

Tout à vous ,RIMBAUD

XXVII

Harar, 9 décembre 1 88 1

Chers amis,

Ceci pour vous saluer simplement .Ne m

adressez plus rien au Harar. Je pars très

1)Il:ne faut voir dans cette menace qu‘

une forfanterie d 1n térê t

personnel, faite pour plaire à madame Rimbaud . D'

ailleurs ce lle—ci ,au moment où fut écrite ce tte lettre , avai t reçu la somme en question .

1 1 2 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lfl BAUD

prochainement , et il est peu probable que je re

vienne j amais ici .

Aussitôt rentré à Aden,à moins d’

avis de vou s ,

t élégraphierai à la maison pour ces malheureux

2500 francs qu ’on vous doit, et je ferai connaître

la chose au consul de France . Cependant, je crois

qu ’on vous aura payés à ce j our. Je compte trouver

un au tre travail , aussitôt rentré à Aden .

Je vou s souhaite un petit hiver pas tr0p rigou

reux et une bonne sant é .

A vous ,RIMBAUD

XXVIII

Aden, le 1 8 janvier 1 882 .

Chers am is ,

Je reçois votre lettre du 27 décembre 1 88 1 , con

tenant une lettre de Delahaye Vousme dites m ’

a

voirécrit deux fois au sujet du reçu de cet te somme

d ’argent . Comment se fait— il que vos lettres ne me

soient pas arrivées Et je viens de télégraphier

d’

Aden àLyon , à la date du 5 janvier , sommant

de payer cette somme Vous neme dites pas non plu s

( 1)Ernest Delahaye, son ami de collège .

1 14 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

men ts de précision . Car je vais faire un ouvragepour la Société de géographie , avec des carte s e tdes gravures , sur le Harar et les pays Gallas . Je

fais venir en ce moment de Lyon un appareil pho

tographiejüe ; je le transporterai au Harar, et je

rapporteraides vues de ces régions inconnues . C’

e st

une très bonne affaire .

Il me fau t au ssi des instruments pour faire deslevés topographiques et prendre des latitudes .

Quand ce travail sera terminé et aura été reçu à

la Société de géographie , je pourrai peu t-être obtenir des fonds d’

elle pou r d’autres voyages . La

chose est très facile .

Je vous prie donc de faire parvenir la commandeci- incluse à Delahaye , qui se chargera de ces

achats,et vous n ’

aurez qu’

àpayer le tout . Il y en

aura pour plu sieurs m illiers de francs , mais celame fera un bon rapport . Je vous serai très recon

naissant de me faire parven ir le tou t le plu s tôt.possible

,directemen t

,à Aden . Je vous conj ure

d ’

exécu ter entièrement la commande ; si vou s m e

faisiez manquer quelque chose là—dedans , vou s me

met triez dans un grand embarras .

Tou t à vous,

RIMBAUD

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 1 5

M onsieur Alfred (sic)Delahaye , 8, p lace Ger

son,aParis .

Aden, le 1 8 janvier 1 882 .

Mon cher De lahaye ,

Je reçois de tes nouvelles avec plaisir .

San s autres préambu les , je vais t’

SXpliquer

comme quoi , si tu restes à Paris, tu peux me ren

dre un grand service .

Je su is pour composerun ouvrage , sur le Harar

e t les Gallas que j’ai explorés

,e t le soumettre à la

Société de géographie . Je su is resté un an dans ces

con trées , en emploi dans une maison de commerce

française .

Je viens de commander à Lyon un appareil pho

tographique qui tue perme ttra d’

in ter0aler dans

cet ouvrage des vues de ces étranges contrées .

Il me manque des instruments pour la conico

t ion des cartes , et je me propose de les ache ter.

J’

ai une certaine somme d ’

argent en dépôt chez

ma mère , en France ; e t je ferai ces frais là—dessus .

Voici ce qu ’

il me fau t,e t je te serai infiniment

reconnaissant de me faire ces achats en t ’aidant de

quelqu ’

un d’expert , par exemple d’

un professeur

1 1 6 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

de mathématiques de taconnaissance , et tu t’

adres

seras au meilleur fabricant de Paris

1° Un théodolithe de voyage , de petites dimen

sions . Faire régler soigneusement,et emballer soi

gneusement . Le prix d’

un théodolithe est assez

é levé . Si cela coûte plu s de 1 5 à 1 800 francs,lais

ser le théodolithe et acheter les deux instrumen ts

su ivants

Un bon seætant,

Une boussole de reconnaissance Cravet,a

niveau .

2°Acheter une collection minéralogique de 3 0 0

échantillons . Cela se trouve dans le commerce .

3°Un baromètre anéro i‘

de de p oche .

4° Un cordeau d’

arp enteur en chanvre .

5° Un étui de mathématiques contenant : une

règle , une équerre , un rapporteur, compas de réduc

t io n , décimètre , t ire—lignes , etc

6°Dup ap ier àdessin .

Et les livres su ivants

Tap ographic et Géodésie par le comman

dant Salneuve (librairie Dumaine , Paris)Trigonométrie des lycées supérieurs ;

( 1 )Sinon cela,le meilleur cours de topographie connu . (N . de

A . R

1 1 8 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

D’ailleurs

,j ’ai également besoin du tout . Embal le

soigneu sement .

A la prochaine poste , qu i part dans trois jours,détails . En attendant

,hâte—toi.

Salutat ions cordiales .

lRIMBAUD

(Maison Mezeraa ,Viannay et Bardey, àAden).

XXIX

Aden, 22 janvier 1 882.

Chers amis,

Je vous confirme ma lettre du 1 8,partie avec le

ba teau anglais et qu i vous arrivera quelques j ours

avan t ceci .

Aujourd 'hu i,un courrier de Lyon m ’

apprend

que l’on ne vous a payé que 2250 francs au lieu

de 2469 fr. 80 qu i me sont dûs , en comptan t la

roupie au change de 2 francs et 1 2 cent imes,

comme il était spécifié dans l ’ordre de paiement .

J ’

envoie de suite une réclamation à la maison et jevais faire une plainte au consu l , car ceci est une

filou terie pure et simple ; e t , d’ailleurs

,j ’aurais dû

m’

y attendre , car ces gens sont des ladres et des

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAÙD 1 1 9

fripon s bons seulement pour exploiter les fatigues

de leurs employés( 1).Maisje persistéàne pas 0011 1

prendre comment vos le ttres ment ionnant le paie

m ent de cette somme ne me sont pas arrivées vou s

les avez donc adressées à eux , à Lyon En ce cas ,cela ne m ' étonne pas que rien ne soit parvenu , car

ces gens s’

arra1igeni de façon à bou leverser et

intercepter toutes les corre:.pofidances de leurs‘

employés .

Faites attention,à l ’avenir, de m

’adresser tou t

ici directement , sans passer par leurmaudite entre

m ise . Faites—y at tention ,surtou t à propos de l

en

voi des objets que je vous ai demandés par ma

let tre d’avan t—hier et à l'achat desquels je suis

décidé à employer la somme que vous avez reçue

qu e rien ne passe par chez eux,car cela serait in

failliblement gâté ou perdu .

Vous m ’avez fait un prem ierenvoi de livres , qu im

est débarqu é en mai 1 88 1 . Ils avaient eu l ’ idéed’emballer des bouteilles d’

encre dans la caisse,e t

,

( 1)Outre que , pour les raisons notées plus haut , Rimbaud se fait

ihjuste , il se trompe dans son évaluation de 2 fr. 1 2 c . par roupie .

Ce change était en effet celui du jour où il quitta Aden pour Hararmais Alors il n

'

avait pas encore gagné les 1 1 65 roupies, et . quand ileut droit à cette somme et qu

’1 l voulut la réaliser

, le change n’

était

plus le même .

1 20 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIXBAUD

les bou teilles s’étant cassées , tous les livres on t é té

baignés d’

encre .

M’

avez-vous fait un au tre envoi que celu i—là

Dites—le moi, que je puisse réclamer, s’ il s’est égaré

quelque chose .

Je suppose que vous avez transm is ma lettre à

Delahaye ( 1), et que celu i— ci aura pu se charger des

commissions indiquées . Je recommande de nou

veau que les instrument s de précision soient so i

gneusement vérifiés, avant l’

achat,par des per

sonnes compétentes, et , ensu ite,

soigneusement

emballés et expédiés directement,à mon adresse

à Aden , par les' agences à Paris des Messageries

maritimes .

Je tiens surtou t au TRE0D0L1TE E,car c’est le

meil leur instrument topographique et celu i qu i peu tme rendre le plus de services. Il est bien entendu

que le seætant et la boussole sont pour remplacerle théodolithe , si celu i—ci coûte trop cher. Suppri

mez la collection minéralogique , si cela empêched

acheter le théodolithe ; mais , en tous cas,ache

tez les livres, que je vous recommande de soigner.

Il me fau t aussi une langue vue ou lunette d’

é ta t

( 1 )Cette lettre n etait pas encore transmise . On verra ci-aprèsqu‘

elle ne devait point l‘

ê tre .

1 22 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RÎMBAUD

renseignements , au sujet d’une arme spéciale pour

la chasse à l’éléphant . Vous me transmettrez sa

réponse de suite , et je verrai si je dois vous envoyerdes fonds.

J ’écris que l’

on vous solde le restant de la dite

somr‘

ne . Il vous reste dû 2 1 9 francs 80 c . qui, je

suppose,vont vous être envoyés sur ma ré com

mandation .

Tout à vous ,RIMBAUD

Et faites acheter le théodolithe , le baromètre ,le cordeau et le télescope , àtout prix, par quelqu

un

qu i soit connaisseur et chez de bons fabricants .

Sinon,il vaudrait beau coup m ieux garder l’argent

et se contenter d ’ache ter les livres .

N’

avez—vous pas reçu de l’argent , sur mon

ordre,une fois en novembre 1 880 et une seconde

fois en février 1 881 On me l’écrit de Lyon . Faites

moi mon compte au juste , que je sache ce que j a1

ou ce que je n’

ai pas .

MonsieurDevisme , Paris .

Aden, le 22 janvier 1 882 .

Monsieur,

Jëvoyage dans les paysGallas (Afrique briefi tälë)

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R! MBAUD 1 23

et,m

o ccupant en ce momen t de la formation d’

une

trou pe de chasseurs d’

éléphan ts, je vous serais trèsréel lem en t reconnaissant de vou loir bien me fairerense ign er, aussi prochainemen t que possible, ausuje t su ivant :

! a—t — il une arme spéciale pour la chasse à l’élé

phan t

Sa de scriptionSes re commandat ionsO ù se trouve-t—elle Son prix ?

La composit ion des munitions,empoisonnées ,

explosibles

Il s ’agit pour moi de l’achat de deux armes d’

essaitelles, et , possiblement , après épreuve , d

une

dem i— douzaine .

Vous remerciant d’avance de la réponse, je suis ,

monsieur, votre serviteur.

RIMBAUDAden (colonies anglaises).

XXX

Aden, le 1 2 février 1 882 .

Chers am is,

J’ai reçu votre lettre du 2 1 janvier,et je compte

1 24 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD

que vous aurez reçu mes deux lettres avec des

commandes de livres e t d’ instruments , et au ssi le

télégramme , àla date du 24, qui les annu lait .

Quant au reçu de l’argent vos lettres étaien t

arrivées au Harar le lendemain de mon départ , de

sorte qu ’elles n’ont pu me re ioindre à Aden avan t

la fin de j anvier. En tout cas , il se trouve qu ’on

m’

a supprimé une certaine somme sur le change .

Mais tenez—vous tranqu illes, e t ne faites pas de

réclamat ions . Je toucherai cela ici , ou je vou s le

ferai envoyer en France .

Vous avez placé ce t argent en terrain, et vous

avez bien fait . Au ssitô t que je l’ai su , je vous ai

télégraphié de ne pas acheter ce que j’avais com

mandé , e t j’

espère que vous aurez compris .

Quand je vous enverrai une nouvelle somme ,

elle pourra être employée comme je vous l ’avais

expliqué ; carj’

ai réellement besoin des instrumen ts

que je vous ai dits . Seu lement , l’achat en sera pour

plu s tard .

Je ne compte pas rester longtemps à Aden, oùil faudrait avoir des in térêts plus intelligents qu eceux que j

’y ai . Sije pars , e tje compte partir prochainemen t , ce sera pour retourner au Harar ou

descendre à Zanzibar, où j’aurai de très bonne s

1 26 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

sujet . Qui pourrait me faire du tort , à moiqui n’

ai

rien que mon individu ? Un capitaliste de mon‘

è‘

s

pèce n’

a rien à craindre de ses spécu lations , ni de

celles des autres .

Merci pour l’h0 8pitalité que vous m

offrèz,mes

chers amis . Ça, c’

es t entendu‘

, d’

un côté comme de

l 'au tre .

Excusez-mo i d’avoir passé un mois‘ sans vou s

écrire . J’

ai été harassé par toutes sortes de travaux .

Je su is toujours dans la même maison , aux mêmesconditions ; seu lement, je travaille bien plus e t je

dépense presque tou t,et je su is décidé à ne pas

séj ourner à Aden Dans un mois , je serai ou de

retour à Harar,ou en rou te pour Zanzibar.

A l’avenir, je n

’oublierai plus de vous écrire par

chaque poste .

Beau temps et bonne santé .

Tout à vous,

RIMBAUD

XXXII

Aden, 1 0 mai 1 882 .

Cher amis ,

J ’ai écrit deux fois dans le courant d’avril , et

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

mes le ttres ont dû parven ir. Je reçois la vôtre du

23 avri l .

Rassurez—vous sur mon compte : ma situation

n’

a rien d’

extraordinaîre . Je su is touj ours employé

à la m ême boîte,et je trime comme un âne dans

un pays pour lequel j ’ai une horreur invincible . Je

fais des pieds et des mains pour tâcher de sort ir

d’ ici e t d’obtenir un emploi plus récréatif. J ’

espère

bien qu e ce tte existence—là fin ira avant que j’aie eu

le temps de deven ir complètement idiot . En ou tre ,

je dépen se beaucoup à Aden, et ça me donne

l’avantage de me fatiguer bien plus qu ’

ailleurs .

Prochainement ,je vous enverrai quelques centaines

de francs pour des achats . En tou t cas , si je pars

d’ici, je vous préviendrai . Si je n

écris pas plus,c’est que je su is très fat igué et que , d

’ailleurs, chezmoi

,comme chez vous

,il n ’

y a rien de nouveau

Avan t tou t , bonne santé .

RIMBAUD

( 1 )Il cache qu’

àce moment il écrivait son ouvrage sur le Harar.

1 28 LETTRE S DE J EAN—ARTHUR RIMBAUD

XXXIII

Aden, 1 0 juillet 1 882 .

Chers amis ,

J’

ai reçu vos lettres du 1 9 juin ; e tje vou s remer

cie de vos bons conseils .

J ’

espère bien aussi voir arriver mon repos avan t

ma mort . Mais d’ailleurs, à présent , je suis fort

habitué à toute espèce d'

ennuis e t,si je me plains ,

c’est une Sspèce de façon de chanter.

Il est probable que je vais repartir dans un mois

ou deux au Harar, si les affaires d’

Egyp te s'arran

gent . Et, cette fois , j’y ferai un travail sérieux .

C’

est dans la prévision de ce prochain voyage

que je vous prie d’

envoyer à sa destination la le ttreci—j ointe, dans laquelle je demande une bonne cartedu Harar Mettez cette lettre sous enveloppe à

l’adresse y indiquée , affranchissez et j oignez un timbre pour la réponse . On vou s dira le prix et vou s

enverrez le montant , une dizaine de francs , en un

mandat—poste ; et , sitôt arrivée , envoyez—moi cette

( 1) Si cette lettre ne figure pas ici, c'est que , au contraire de

celles précédentes aMM . Delahaye et Devismes , elle fut expédiée

à destination .

1 30 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

trouverais rien ailleurs . Si l ’occupation anglaise est

permanen te enEgypte , celavaudra m ieux . De m êm e,

si les Anglais descendent au Harar, ily aura un bo n

temps à passer.

Enfin , espérons de l’aven ir .

Tou t à vous ,RIMBAUD

XXXV

Aden, le 1 0 septembre 1 882 .

Chers amis ,

J’

ai reçu votre le ttre de ju illet avec la carte je

vous remercieBien de neufdans ma situation , qui est touj ours

la même . Je n’

ai plu s que treizemois à rester dans

la maison;je ne sais si je les finirai. L’agent actue l

d’

Aden part dans six mois ; il est possible que je leremplace . Les appointements seraient d’

une dizainede mille francs par an . C

est touj ours mieux qued’être employé ; et , à ce compte,je resterais encorebien cinq ou six ans ici.

Enfin, nous verrons comment tourneron t ces

balançoires .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 3 1

Je vous souhaite toute prospérité .

Parlez correctement dans vos lettres,cherche à scruterma correspondance .

Tout à vous ,

M HBAUD

XXXVI

Aden. 28 septembre 1 882 .

Mes chers amis,

Je su is touj ours au même lieu mais je compte

partir, a_ la fin de l’année , pour le continent afri

cain , non plus pour le Harar, mais pour le Choa

(Abyssinia).

Je viens d’écrire à l

’ancien agent de la maison à

Aden , monsieur le colonel Dubar, Lyon , qu’ il me

fasse envoyer ici un appareil photographique com

plet, dan s le bu t de lé transporter au Cboa, où c

est

inconnu e t où ça me rapportera une petite fortune ,en peu de temps .

Ce monsieur Dubar est un homme très sérieux,

et il m ’enverra ce qui me convient . Il doit s

’infor

mer; e t , aussitôt qu’ il aura rassemblé ce qu ’

il fau t ,il vous demanderales fondsnécessaires , que je vous

1 32 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

fais expédier et que vous lui enverrez immédiate

ment sans déta ils .

Je vou s fais envoyer une somme de 1 000 francs

par la maison de Lyon . Cette somme est de stinée

exclusivement au bu t ci-dessu s indiqué — ne l’

em

ployez pas au trement sans avis de moi. En ou tre ,s’ il faut davantage

,500 ou 1 000 francs , trou vez—les

chez vous,et envoyez tou t ce qu ’on vou s demande .

Vous m ’

écrirez ensu ite ce que je vou s do is , cela

sera au ssitôt envoyé j ’ai à moi, ici, une somme

de 5000 francs .

La dépense ci—dessus me sera très u t ile ; si m ême

des circonstances contraires me retenaien t ici , j’

y

vendrais touj ours le tou t avec bénéfice .

A la fin d’octobre , vous recevrez les 1 0 0 0 francs

de Lyon . Comme je l’

ai dit , ils sont exclusivement

destinés à cet achat . Je n ’

ai pas le temps d’

en dire

plus auj ourd’hu i . J’aime à vouscroire enbonne santé

et prospérité .

Tou t à vous ,

RIM BAUD

Ci-inclus chèque de 1 0 00 francs sur la maisonde Lyon .

1 34 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

XXXVIII

Aden ,le 1 6 novembre 1 882 .

Chers amis ,Je reçois votre let tre du 24octobre . Je pensequ

à

présent on aura payé le chèque , et que mon affaire

est en route .

Sije pars d’

Aden, ce sera probablement au compte

de laCompagnie . Tou t cela ne se décidera que dansunmois ou deux; jusqu

’à présent, on ne me laisse

rien voir de précis. Quant à reveniren France , qu’

i

rais—je chercher là, à présent ? Il vaut beaucoupm ieux que je tâche d

’amasser quelque chose par

ici; ensu ite , je verrai. L’

important et le plus pressé

pour moi, c’

est d ’être indépendant , n’importe où .

Le calendrierme ditque le soleil se lève en France

à 7 h . et se couche à4h . 1 5, en ce mois de novembre ici, c

est toujours à peu près de 6 à6. Je

vous souhaite un hiver à votre mesure , et, d'

a

vance (car qui sait où je serai dans qu inze j ours ou

unmois), une bonne année, cequi peut s’

appeler une

bonne année , et tou t à votre'

souhait , pour 1 883

Quand je serai reparti en Afrique , avec mon ba

gage photographique , je vous enverrai des choses

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 35

intéressantes . Ici , à Aden ,il n ’

y a rien , pas même

une seule feu ille àmoins qu ’on ne l ’apporte)et c’

est

un endroit où l’on ne séj ourne que par nécessité .

Pour le cas où les 1 000 francs ne seraient pas

en tièrement employés , je vous donne encore com

m ission de m ’

envoyer les livres su ivants , qui mesont indispensables là où je vais et où je n

ai rien

pour me renseigner.

Vous donnez la liste ci—j ointe ( 1) à la librairie

d’

At tigfly, avec commission de faire revenir le tout

le plus promptemen t possible (car si cela n’arrive

pas à Aden, on me le retardera beaucoup).

S’il ne reste pas d’

argent, envoyez néanmoins de

su ite la commande , et prévenez—moi j’

enverrai le

m anquant . La valeurdu tou t peu t être 200 francs .Enfermez dans une caisse , avec la déclarationlivres à l’extérieur ; expédiez à M . Dubar

,avec

un mot lui expliquant de remettre le colis adressé

à mon nom à Aden à l ’agence des Messageries ma

ritimes. Car si vous faites passer cela par la maison

de Lyon , ça ne m’

arrivera j amais .

Forcé de vous quitter. Je vous remercie d’avance .

Tout à vous,

RIMBAUD

( 1)Cette liste manque . Elle'

fut remise au libraire d’

Attigny.

1 36 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

XXXIX

Aden, 1 8 novembre 1 882 .

Chère maman,

Je reçois ta lettre du 27 octobre , où tu dis avoir

reçu les 1 0 00 francs de Lyon .

L’

appareil coûte,dites-vous, 1 850 francs . Je vou s

télégraphie à la date d’auj ourd’hu i Payez—le de

mon argent de l’année passée . C’est—à—dire le sur

plus des 1 0 0 0 francs , fournissez— le des 2500 que

j ’ai envoyés l’an passé .

J ’ai bien 400 0 francs ici mais ils sont placés au

Trésor anglais , et je ne puis les déplacer sans

frais . D’ailleurs ,j

en aurai besoin prochainemen t ( 1)Ainsi donc , retirez 1 000 francs de ce que je vous

ai envoyé en 1 881 je ne pu ism’

arranger au trement .

Car ce quej’ai à présent ,quandje serai en Afrique ,

je pourrai faire avec des affaires qui me rapporte

( 1 )On comprend que Rimbaud est fâché que sa mère ait converti

son argent en terres, dont il n‘

avait que faire, et que, à cause de

cela,les instruments scientifiques et les livres, dont il indiquait le

besoin précis dans sa le ttre aM . Delahaye , n‘

aient pas été achetés .

C’

est une leçon pour lui. Il n'

enverra plus de fortes sommes, et

même il reprendra peu à peu l‘

argent des terres qui, de ce fait,seront revendues àmadame Rimbaud.

1 38 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

que la somm e a été versée et que l’

expédition est

en train . Naturellement , on n’

a pas acheté sanssavoir s’il y aurait des fonds pour couvrir l ’achat .

C’

est pour cette raison que la chose ne s’

est décidéequ ’au reçu des 1 850 francs .

Tu dis qu ’on me vole . Je sais très bien ce que

coûte un appareil seu l quelques centaines defrancs .

Mais ce sont les produ its chimiques, très nombreux

et chers et parmi lesquels se trouvent des composés

d’

or et d’argent valant ju squ ’à 250 francs le kilog.,

ce son t les glaces , les cartes, les cuvet tes , lesflacons ,les emballages très chers ,qui grossissent la somme .

J ’ai demandé de tous les ingrédients pourune cam

pagne de deux ans. Pour moi, je trouve que je su is

servi à bon marché . Je n’

ai qu ’

une crainte , celle

que ces choses se brisent en rou te , en mer. Si ce la

m’arrive intact , j

’en t irerai un large profit

,et je

vous enverrai des choses curieu ses .

Au lieu donc de te fâcher,tu n

as qu’àte réj ou ir

avec moi. Je sais le prix de l’argent et,sijehasarde

quelque chose,c’est à bon escient .

Je vous prierai de vou loir bien ajouter ce qu ’onpourrait vous demander en outre pour les frais deport et d’

emballage .

Vous avez de moi une somme de 250 0 francs,

LETTRE S DE JEAN-ARTHUR RIMBAUl) 1 39

d’il y a deux ans. Prenez à votre compte les terres

que vous avez achetées avec cela , en concurrence

des sommes que vou s débourserez pourmoi. L’

af

faire est bien simple , et il n ’

y a pas de dérange

ments .

Cc qu i est surtout attristant , c’

estque tu term ines

ta let tre en déclarant que vous ne vous mêlerez plu s

de mes affaires . Ce n’

est pas une bonne manière

d’aider un homme à des mille lieues de chez lu i,voyagean t parm i des peuplades sauvages et n’ayan t

pas un seu l correspondan t dans son pays J'aime

à espérer que vous modifierez cette intent ion peu

charitable . Si je ne pu is même plus m 'adresser à

ma fam ille pour mes commissions , où diable m’

a

dresserai—je

Je vous ai dernièrement envoyé une liste de livres

à m’

eXpédier ici . Je vous en prie , ne jetez pas ma

comm ission au diable Je vais repartir au continentafricain

,pour plusieurs années et , sans ces livres ,

je manquerais d'

une foule de renseignements qu i

me sont indispensables . Je serais comme un aveu

glé et le défaut de ces choses me préjudicierait

beaucoup . Faites donc revenir promptement tousces ouvrages

,sans en excepter un mettez—les en

une caisse avec la suscription livres et envoyez

140 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

moi ici, en payant le port

, par l’entremise de

M . Dubar.

Joignez—y ces deux ouvrages

Traité comp let des chemins defer , par Couche

(chez Dunod,quai des Augustins

,à Paris)

Traité deM écan ique de l’

E cole de Châ lons .

Tou s ces ouvrages coûteront 400 francs . Débour

sez cet argent pour moi, et couvrez-vous comme

je l’ai dit e t je ne vou s ferai plus rien débourser

,

carje pars dans un mois pour l’

Afrique . Pressez

vous donc .

A vous,RIMBAUD

XLI

Aden , le 6 janvier 1 883 .

Chers paren ts,

J’

ai reçu , il y a déjà hu it j ours , la lettre où vou sme souhaitez la bonne année .

Je vou s rends mille fois vos souhaits,et j

eSpère

qu ’ ils seront réalisés pour nou s tous. Je pense touj ours à Isabe lle ; c

est à e lle que j’écris chaque fo is

,

et je lu i souhaite part icu lièrement tout à son

sonhaü .

142 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD

Aden, le 1 5 janvier 1 883 .

Chers amis,

J 'ai reçu votre dernière lettre , avec vos souhaits

de bonne année . Merci de tout cœur,et croyez-mo i

touj ours votre dévoué .

J’

ai reçu la liste des livres achetés . Ju stemen t ,

comme vou s le dites , Ceux qu i manquent sont le

plus nécessaires . L’

un est un traité de tap agra

p hie (non de photographie , j’ai un traité de pho

tographie dans mon bagage). La t0pographie . est

l ’art de lever des plans en campagne il fau t que

je l’aie . Vous communiqu erez donc la lettre ci jointe

au libraire,et il trouvera facilement un traité d’

un

au teur quelconque . L’au tre est un traité de géo lo

gie et minéralogie p ratiques . Pour le trouver, il

s’

adressera comme je le lui explique .

Ces deux détails faisaient partie d’

une comm i s

sion passée ; c’

est pour cela que j’

insiste pour lesavoir. Ils me sont d’ailleurs très u tiles .

Je ne vou s enverrai plu s de nouvelles comm issions

,sans argent . Excusez—moi du trouble .

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 143

Isabe lle a tort de désirer me voir dans ce pays

ci . C’

est un fond de volcan , sans une herbe . Tou t

l’ avantage est que le climat est très sain et qu ’on y

fait des affaires assez actives . Mais,de mars en oc

tobre,la chaleur est excessive . A présent

,nou s

sommes en hiver,le thermomètre est à 30° seu

lement, à l’ombre ; il ne pleut j amais . Voici un an

que je couche cont inuellemen t à ciel ouvert . Per

sonnellement , j’

aime beaucoup ce climat ; car j’ai

touj ours horreur de la pluie , de la boue et du froid .

Cependant , fin mars, il est probable que je reper

tirai pour le Harar. Là , c’

est montagneux et très

élevé ; de mars en octobre , il pleu t sans cesse e t lethermomè tre est à 1 0 degrés . Il y a une végétation

magn ifique, et des fièvres . Si j ’y repars,j 'y res

terai probablement une année encore . Tout ceci sedécidera prochainement . DuHarar , je vous enverrai

des vu es, des paysages et des types .

Quant au Trésor anglais dont je parlais,c’est

simplement une caisse d ’épargne spéciale à Aden ;et cela rapporte environ 4 pour cent . Mais la

somme des dépôts est limitée . Ce n’

estpas très pra

üque .

A une prochaine occasion .

A . RIM BAUD

144 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

XLIII

Aden , 8 février 1 883 .

Chère maman , chère sœur,

Je reçois une lettre deM . Dubar,fin janvier

,m

an

nonçant le départ du dit bagage Iet que la facturese trouve augmentée de 600 francs . Payez ces 60 0

francs de mon compte , et qu’ il en soit finide ce tte

histoire . J’

ai dépensé une forte somme ; mais la

chose me la rendra, j’

en su is sûr , et je ne gém is

donc pas des frais .

A présent nous fermons la liste des frais, com

mandes , etc .,

Envoyez—moi seulement les livres que je vou s

ai demandés ne les oubliez pas .

Je partirai sûrement d’

Aden dans six semaines,

et je vous écrirai avant .

Tout à vous ,RIMBAUD

146 LETTRES D E JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Aden, 1 9 mars 1 883 .

Mes chers am is ,

J 'ai reçu votre dern ière lettre ; et la cai sse de

livres m ’

est arrivée hier au soir. Je vou s remercie .

L’ appareil photographique , e t tout le res te,es t

en excel lent état quoiqu ’ il ait été se promener à

Maurice . Et je tirerai bon parti des photographies .

Quan t aux livres , ils me seront très u t iles dan s

un pays où il n ’

y a pas de renseignements et o ù

l’

on devient bête comme un âne , si on ne repass e

pas un peu ses é tudes . Les jours et les nuits , su r

tou t,sont bien longs au Harar, e t ces bouquin s m e

feron t agréablement passer le temps . Car il fau t

dire qu ’ il n’

y a aucun lieu de réunion public au

Harar on est forcé de rester chez soi cont inue l

lement . Je compte , d’

ailleurs , faire un curieuxalbum de photographies .Je vous envo ie un chèque de 1 00 francs , que vou s

toucherez . Ache tez—moi les livres don t le détail su i t

( la dépense des livres est u tile)

LETTRES DE JEAN ARTHUR R IMBAUD 147

Chez Dunod, 49, quai des Grands—Augustins,Paris

Debauve .— Eæécution des travauæ. 1 vol . 3ofoo

id . Géodésie

Lacaume et Sganzin . Calculs abrégés

des terrassements

Debauve Hydraulique

Jacquet . Tracé des courbes

Librairie M asson

Delaunay .— CoursélémentairedeM écaniqve

Liais . Traité d’

astronom ie

Total 69f50

Vou s dites qu ’

il reste quelques cents francs demon ancien argent . Quand on vou s demandera le

montan t du graphomètre (instrument de n ivelle

ment)que j’ai commandé àLyon , payez—le donc de

ce qu i reste . J ’ai sacrifié toute cette somme . J’

ai

ici 50 0 0 francs , qui portent à lamaison d’

in

térèt je ne su is donc pas encore ru iné . Mon con

trat avec la maison fin it en novembre ; c’

est par

conséqu en t encore 8 mois à 330 francs que j ’ai

devan t m oi, soit 2500 francs environ

,soit qu

àla

fin de l’ année j

aurai touj ours au moins 70 00 francs

en caisse , sans compter ce que je pu is bricoler en

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RJMBAIID

vendant et achetant quelque peu pourmon compte .

Après novembre , si je ne fais plus part ie de la

maison, je pourrai touj ours faire un pet it corn

merce , qu i me rapportera 60 en un an . Je vou

drais faire rapidement , en4ou 5 ans, une cinquantaine demille francs etje me marierai ensu ite .

Je pars demain pour Zeilah. Vou s n’aurez p lu s

de nouvelles de moi avant deux mois . Je vous

souhaite beau temps , san té , prospérité .

Tou t à vous ,

RIMBAUD

Toujours adresser à Aden .

XLVI

Aden,le 20 mars 1 883 .

Mes chers amis ,

Je vous préviens , par la présente , que j’ai renou

velé mon contrat avec la maison jusqu’à fin

décembre 1 885. Mes appointements sont à présen t

de 1 60 roupies par mois e t un certain bénéfice par

cent, le tout équivalen t à 50 00 fr. net paran ,en plus

du logement et de tous les frais , qui me son t tou

j ours accordés gratu its .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

partir d’

Aden , un chèque de 1 00 francs avec une

au tre liste de livres . Vous devez avoir tou ché ce

chèque et , les livres , vous les avez probablemen t

achetés. Enfin , à présent,je ne su is plus au cou ran t

des dates . Prochainemen t , je vous enverrai un au trechèque de 20 0 francs, car il faut qu e je fasse reven irdes glaces pour la photographie .

Cette comm ission a été bien faite ; et , Si je veux ,

je regagnerai vite les 200 0 francs que ça ma co ûté .

Tou t lemonde veut se faire photographier ici m êm e

on offre une gu inée par photographie . Mais ce n’

e st

pas pour cela que j’ai acheté mon appareil

, e t j’

en

ai besoin pour au tre chose . Je ne suis pas encorebien installé , ni au courant ;mais je le serai vite ,et je vous enverrai des choses curieu ses .

Ci—inclus quelques photographies de moi—m ême

par moi—m ême .

Je su is toujours m ieux ici qu’

àAden . Il y a m oinsde travail et bien plu s d’air, de verdure ,J ’ai renouvelé mon contrat pour trois ans ; mais

i l se peut que l’établissement ferme bien tôt . Le pays

n’

est pas tranqu ille et pu is on fait un tas de frais,

que les bénéfices couvrent à peine . Enfin,il est con

clu que le jour où je serai remercié, on me donnera

une indemn ité de tro is mois d’

appointemen ts . A la

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 51

fin de ce tte année-ci, j aurai trois ans complets dans

cet te maison .

La solitude est une mauvaise chose , ici—bas ; et

je regre tte de ne pas être marié et de n’avoir une

fam ille à moi. Mais , à présen t, je su is condamné

à errer, attaché à une entreprise lo intaine ; et ,

tou s les j ours , je perds le goût pour le climat et

les m anières de v ivre e t même la langue de l’Eu

rope .

Hélas ! à quoi servent ces allées e t venues, et

ces fatigues et ces aventu res chez des races étran

ges, et ces langues dont on se remplit la mémoire,

e t ces pe ines sans nom , si je ne do is pas un

jour, après quelques années , pouvoir me reposer

dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une fam ille

,et avoir au

moins un fils que je

passe le reste de ma vie àélever à mon idée,à or

n er et à armer de l ’ instruction la plus complètequ ’on pu isse atteindre à cet te époque , et que je

vo ie devenir un ingénieur renommé , un homme

pu issan t et riche par la science ?Mais qui sait com

bien peuvent durermes j ours , dans ces mon tagnes

ci?Et je pu is disparaître , au milieu de ces peupla

des , san s qu e la nouvelle en ressorte j amais .

1 52 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD

Vou s me parlez des nouvelles politiques . Si vou s

saviez comme ça m’

est indifférent ! Plus de deu x

ans que je n’

ai touché un journal . Tous ces débats.

me sont incompréhensibles , maintenant . Comme

les mu sulmans , je sais que ce qu i arrive arrive , et

c’est tou t .

Les seu les choses qui m’

intéressent sont les nou

velles de la maison ; et je suis touj ours heureux àme reposer sur le tableau -de votre travail pastoral .

C’

est dommage qu ’ il fasse si froid e t lugubre chez

vous,en hiver ! Mais vou s êtes au printemps, à

présent ; et votre climat , à ce temps—ci , correspond

à celu i que j’ai ici

, au Harar, à l’heure qu ’ il est .

Les photographies incluses me représen tent,l’une , debou t sur une terrasse de la maison ,

l ’au tre ,debou t dans un j ardin de café ; une au tre , les bras

croisés dans un j ardin de bananes . Tou t cela est

devenu blanc,à cause des mauvaises eaux qui me

servent à laver; mais , dans la suite , je vais faire

de meilleur travail . Ceci est seu lement pour rap

peler ma figure , e t vous donner une idée des pay

sages d ’ ici .

Au revoir.

R IMBAUD

1 54 u rt ans DE JEAN—ARTHUR amam o

XLIX

Harar, le 1 2 août 1 883 .

Chers amis ,

Je vous envoie,ci-j oint

,l ’exemplaire de mes

pouvoirs d’agen t au Harar. Il est visé par le cou su

lat de France à Aden . Je suppose que la presen

tat ion de cette pièce suffira Seu lement,il faut

absolument que vous la retourniez ici,où je me

trouverais impu issant,en cas de contestat ion de

mes pouvoirs . Ce papier m ’

est indispensable dans

mon commerce ;voyez donc à me le renvoyer, après

en avoir fait l ’u sage nécessaire !

Il y a un nouveau consu l à’Aden , et il se trouve ,pour l’ instan t , en voyage à Bombay .

Si l’on vous dit que la date de ces pouvoirs est

ancienne (20 mars), vous n’avez qu

àfaire observer

que , si je n’étais plus au m ême poste , les dits pou

voirs auraient été rendus à la maison et abolis .

( 1 )Encore une histoire de gendarmes venus, de la part du recru

tement,embêter la famille de R imbaud. malgré que la situation m i

litaire de celui—ci fût régulière . On verra d‘

ailleurs peser jusqu’

àla

fin sur lui, comme une fatalité , ces tracasseries odieuses, dont il

faut bien accuser l‘

incurie administrative de l‘

armée !

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD 1 55

Je crms donc que çasuffit , et que c’

est la der

n iere fois.

I l est bien vrai que j’ai reçu tou s les livres,

excepté la dern ière caisse , que j’ attends touj ours .

Tou t à vou s,R IMBAUD

Harar,

octobre 1 883 .

Chers amis ,

Je reçois votre lettre effrayée .

Pourmoi, je ne passe guère une poste sans vou s

écrire ; mais les deux dern ières fois , j’ai laissé les

le ttres à votre adresse partir par la poste égyp

t ienne . Désormais, je les enfermerai touj ours dans

le courrier .

Je su is en très bonne santé,e t tout à mon tra

vail . Je vous souhaite même san té,et prospérité .

Ce tte pos te est très pressée , la prochaine vou s don

nera une longue let tre .

Tou t à vou s,

R IM BAUD

1 56 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

Harar,le 7 octobre 1 883 .

Mes chers amis,

Je n’

ai pas de nouvelles de votre dernier envoi

de livres , lequel a dû s'égarer.

Je vou s serai bien obligé d’

envoyer la note qu i

su it à la librairie Hachette , bou levard Saint—Ger

main , 79,àParis ;et , selon qu’on vous enverra ledit

ouvrage,vous le paierez et me l

enverrez promp

temen t par la poste, de façon à ce qu ’

il ne se perde

pas .

Je vous souhaite bonne santé et bon temps .

Tou t à vous ,

RIMBAUD

M . M . Hachette ,

Je vous serais très obligé de m ’

envoyer au ssi

tôt que possible,à l’adresse ci—dessous

,con tre

remboursemen t , la meilleure traduction fran

çaise du Coran (avec le texte arabe en regard,

1 58 LETTR ES DE JEAN-ARTHUR R 1MEAUD

Il est probable que je partirai d’ici , pour Aden ,

dans quelquesmois . Pour mon compte , je n'

ai rien

à craindre des affaires de la maison .

Je me porte bien,et vous souhaite santé e t pro s

périté pour tou t 1 884.

RIMBAUD

Aden , le 24avril 1 884.

Chers am is ,

Je suis arrivé à Aden,après six semaines de

voyage dans les déserts ; e t c’

est pour cela que jen

ai pas écrit .

Le Harar, pour le momen t,est inhabitable , à

cause des troubles de la guerre . Notre maison est

liquidée à Harar , comme à Aden , et , à la fin du

mois, je me trouve hors d ’

emploi . Cependant , m es

appointements son t réglés ju squ’à fin ju illet , e t

,

d ’ ici là , je trouverai toujours quelque choseàfaire .

Je pense d’ailleurs, et j'

espère , que nos messieurs

vont pouvoir remon ter une affaire ici .

LETTRES D E JEAN—ARTHUR R lMBAUD 1 59

J ’

espère que vous vous portez bien , et je voussouhaite prospérité .

M on adresse actuelle

ARTHUR RIM BAUD,

Maison Bardey, Aden .

Aden , le 5 mai 1 884.

Mes chers amis ,

Comme vous le savez , notre société est en tièrem en t liqu idée , et l

’agence du Harar, qu e je diri

geais,est supprimée ; l

’agence d’

Aden ,aussi

, est

fermée . Les pertes de la Compagnie en France sont ,me dit—ou , de près d

un m illion pertes faites cepen

dant dans des affaires distinctes de celles-ci, qu i

travaillaient satisfaisamment . Enfin, je me suis

trouvé remercié fin avril,et , selon les termes de

m on contrat, j

ai reçu u ne indemnité de.

trois mois

d’

appointemen ts, ju squ’à fin ju illet . Je suis donc

actuellement sans emploi , qu oiqu e je sois touj ours

logé dans l ’ancien immeuble de la Compagnie,

lequel immeuble est loué jusqu'à fin ju in . Monsieur

Hardey est reparti pour Marseille , il y a une

1 60 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

dizaine de j ours,afin de rechercher de nouveaux

fonds pour continuer les affaires à Aden . Je lu i

souhaite de réussir ; mais je crains fort le con

traire . Il m '

a dit de l’at tendre ici ; mais , à la fin de

cemois , si les nouvelles ne sont pas satisfaisantes ,

je verrai à fi ler ailleurs et d’y entreprendre au tre

chose .

Les affaires ne vont pas ici à présent , les grandes

maisons fournissant les agences ayant tou tes sau té

à Marseille .

D’

un au tre côté,pour qui n

est pas employé,la

vie est hors de prix en cet endroit—ci , et l’

existence

est intolérablement ennuyeuse , surtout l’été com

mencé e t vous savez qu ’on a à Aden l’été le plu s

chaud du monde entierJe ne sais pas du tou t où je pourrai me trouver

dans un mois . J’ai une quarantaine de m ille francs ;

et , comme on ne peu t rien confier à personne ici,

je suis obligé de traîner ce pécule avec moi et dele surveiller perpétu ellement . Et cet argent , qu ipourrait me donnerune petite rente suffisante pourme faire vivre hors d’

emploi,ne me rapporte rien

,

que des embêtements con tinuels !

Quelle existence désolante je traine sou s ce sclimats absurdes et dans ces conditions insensées !

1 62 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

née là vieillit les gens comme quatre ans ailleurs .

Ma vie ici est donc un réel cauchemar. Ne vo u s

figurez pas que je la passe belle . Loin de là . J ’ai

même touj ours vu qu ’il est impossible de vivre plu s

péniblement que moi.

Si les affaires peuvent reprendre àbref délai,cela ira encore bien je ne mangerai pas mon mal

heureux fonds en courant les aventures . Alors , jeresterais encore le plus possible dans cet affreux

trou d’

Aden ; car les entreprises personnelles son t ,en ce moment , trop dangereuses en Afrique , de

l’au tre côté .

Excu sez—moi de vou s détailler mes ennu is . Mais

je vois que je vais atteindre les 30 ans (la moitié de

la vie et je me suis fort fatigué à rou lerle monde,

sans résu ltat .

Pourvous , vous n’avez pas de ces mauvais rêves ;

et j ’aime à me représenter votre vie tranqu ille e t

vos occupations paisibles . Qu ’

elles durent ainsi !

Quant à moi, je su is condamné à vivre long

temps encore , touj ours peu t—être , dans ces envi

ron s— ci , où je su is connu à présent , où j’ai pu ren

dre quelques services e t où je trouverai touj ours dutravail tandis qu ’

en France,je serais un étran

ger et je ne trouverais rien .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 63

Enfin,espérons mieux .

Salut prospère .

RIMBAUD

Aden , le 20 mai 1 884.

Mes chers amis,

D’après les dernières nouvelles , il paraît certain

que le commerce va reprendre et je resterai em

ployé,aux mêmes condi tions , probablemen t à Aden

Je compte que les affaires recommenceron t vers

la 1” quinzaine de ju in .

Dites—moi sije puis vous envoyer quatre groupesde dix mille francs , que vous placeriez sur l

Etat à

mon nom ; car ici je su is très embarrassé de cet

argen t .Bien à vou s ,

RIMBAUD

Aden , le 29 mai 1 884.

Mes chers amis ,

Je ne sais encore si vraiment le travail va repren

dre . On m’

a télégraphié de rester, mais je com

1 64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR E 1MEAUD

mence à trouver que ça tarde . Il y a six semaines

que je suis inactif; et , par les chaleurs qu’il fait ,

c’

est absolument intolérable . Mais, enfin

,il est evi

dent queje ne su is pas venu ici pour être heureux .

Et pourtant je ne pu is qu itter ces régions,à pré

sent que j’y su is connu e t que j

’y pu is trouver à

vivre , tandis qu ’ailleurs je trouverais à creverdefaim exclusivemen t .

Si donc les affaires reprennent , je serai probable

ment réengagé pour quelques années, deux ou trois

ans,jusqu ’à ju illet 1 886 ou 87 . J ’

aurai 32 ou 33

ans à ces dates : je commencerai à vieillir. Ce sera

peu t— être alors le momen t de ramasser les quelques

m illiers de francs que j’aurai pu épargner par ici e t

d'aller épouser au pays , où l’

on me regardera seu

lement comme un vieux et où il n’

y aura plus que

des veuves pourm ’

aœ epter

Enfin , qu’ il arrive seu lement un jour où je pour

rai sort ir de l ’esclavage e t avoird es ren tes assez

pour ne faire qu’

au tant et que ce qu ’ il me plaira !Mais qui sait ce qui arrivera demain ,

et ce qui

arrivera dans la su ite !Des sommes que je vous avais envoyées les

années passées, ne reste-t—il rien ? S ’ il reste quel

que chose , avertissez—m’

en .

1 66 LETTE ES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

N’

écrivez plus sur l'adresse Mazeran et

Viannay, parce que la raison sociale est Bardey

(seul)à présent .

Aden ,le 1 9 juin 1 884.

Chers amis ,

Ceci est pour avert irqueje me trouve réemployé

à Aden pour 6 mois , du 1 “ ju illet au 3 1 décem

bre 1 884, aux mêmes condit ions . Les affaires vont

reprendre et,pour le momen t

, je me trouve dom i

cilié à la même adresse,à Aden .

Pour la caisse de livres qu i ne m’

est pas parve

nue l’

an passé,elle doit être restée à l'agence des

Messageries à Marseille , d’où, naturellemen t

,on

ne me l ’a pas expédiée parce que je n’avais pas de

correspondant là pour prendre un connaissement

et payer le fret . Si c’est donc à l’agence des Mes

sageries qu’

elle a été expédiée,réclamez—la et tâchez

de me la réexpédier, en paquets séparés, par la

poste . Je ne comprends pas comment elle a pu ê treperdue .

Bien à vou s .RIMBAUD

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 67

Aden, le 1 0 juillet 1 884.

Chers amis ,

Il y a dix jours que je su is rentré dans mon

nouve l emploi , pour lequel je suis engagé jusqu’à

fin décembre 1 884.Je vous su is reconnaissant de vos offres . Mais

tan t que je pu is supporter à peu près la vie ici , il

vau t m ieux qu e je reste en m’

ennuyant beaucoup ,beaucoup , et qu e je ramasse encore quelqu es sous .

Je vou lais bien vous envoyer au moins quarante

m ille francs; mais , comme les affaires ne marchen t

gu ère à présent , il serait possible que je fusse forcé

de sortir d’

emploi e t de me me ttre à mon compte ,

p rochainement . Comme c’

est,d’ailleurs

,en sûreté

ici pour le momen t , j’

attendrai encore quelques

mois .

Je vous souhaite une bonne récolte et un été plusfrais que celui d

Aden 45° centigrade en cham

bre .

RIMBAUD

1 68 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD

Aden, le 3 1 juillet 1884.

Mes chers am is ,

Voici un mois de passé dans mon nouvel emploi ;et j ’espère passer encore les cinq autres assez bien .

Je compte même réengager ensuite .

L’été va finir dans deux mois,c’est—à—dire fin

septembre . L’hiver ici compte six mois,d’octobre

à la fin mars on appelle hiver la saison où le ther

momètre descend quelquefois à 25 degrés (au

dessus de zéro). L’hiver est donc aussi chaud que

votre été . Il ne pleut presque j amais dans le cours

du dit hiver .

Quant à l’été , on y a touj ours 40 degrés . C

est

très énervant et très affaiblissant. Aussi , je cher

che toutes les occasions de pouvoir être employé

ailleurs .

Je vous souhaite bonne récolte, e t que le choléra

se tienne loin de vou s.

Bien à vous ,

RIMBAUD

1 7 0 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

banques solides, ce qui me permettrait presqu e de

vivre de mes rentes . 24000 roupies à 6 don

neraient 1440 roupies par an , soit 8 francs par

j our . Et je pourrais vivre avec cela, en attendan t

des emplois .

Celui qui n’

est pas un grand négociant pourvu

de fonds ou de crédits considérables , celu i qui n’

a

que de petits capitaux, ici risque bien plus de les

perdre que de les voirfructifier; car on est entouré

de mille dangers , e t la vie , si on veu t vivre un peu

confortablemen t , vous coûte plusquevousne gagnez .

Car les employés , en Orient , sont à présent au ssi

mal payés qu ’

en Europe leur sort y est même bien

plus précaire,à cause des climats funestes e t de

l ’existence énervante qu ’on mène .

Moi, je su is à peu près fait à tous ces climats,

froids ou chauds , frais ou secs, et je ne risque plus

d'attraper les fièvres ou autres maladies d’

acclima

tation mais je sens que je me fais très vieux , t rès

vite , dans ces métiers idiots et ces compagnies de

sauvages ou d'

imbéciles.

Enfin , vous le penserez comme moi, je crois du

moment que je gagne ma vie ici , et pu isque chaque

homme est esclave de cette fatal itémisérable , autant

à Aden qu ’ailleurs ; m ieux vau t mêmeàAdenqu’

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 1 7 1

leurs où je su is inconnu ,où l’on m ’

a oublié com

plètemen t et où j ’aurais à recommencer ! 1)Tan t ,donc

, que je trouverai mon pain ici, ne dois—je pas

y rester Ne dois—je pas y rester, tant que je n’aurai

pas de quoi vivre tranqu ille Or, il est plus que

probable que je n’aurai j amais de quoi , et que je

ne vivrai ni ne mourrai tranqu ille . Enfin,comme

disent les musulmans C’

est écrit C’

est la vie

elle n’

est pas drôle

L ’été finit ici fin septembre ; et , dès lors , nous

n’aurons plus que 25 à 30°centigrade dans le j our,

et 20 à 25 la nui t . C’

est ce qu ’ on appelle l ’hiver, à

Aden .

Tou t le littoral de cette sale Mer Rouge est ainsi

torturé par les chaleurs . Il y aun bateau de guerrefrançais à Obock, où , sur 70 hommes composanttou t l’ é qu ipage , 65 son t malades des fièvres tropi

cales et le commandan t est mort hier . Encore,à

Obock, qu i est à 4heures de vapeur d’ ici

,fait—il

plus frais qu’

à Aden , où c’est très sain et seu lemen t énervant par l

excès des chaleurs .

Bien à vou s ,RIMBAUD

( 1 )Il se trouve qu’

à ce moment même les Poètes maudits parais

saient àParis .

1 72 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ïMB AUD

LXIII

Aden,le 7 octobre 1 884.

Chers am is,

Je reçois votre lettre du 23 septembre . Vos nou

velles m ’

attristen t . Ce que vou s me racontez est très

ennuyeux e t peut , à nou s autres , nous porter grand

préj udice .

Enfin , j’

e3père cependant , pour vous et pour

moi, que cela s’

arrangera pour le mieux (Quant à ce qu ’on peut dire sur mon compte , ma

conduite est connue ici comme ailleurs . Je pu is vousenvoyer le témoignage de satisfaction eæcep tionnel

que la C“Mazeran liquidée m

a accordé pourquatre années de services rendus

,de 1 880 à 1 884, et

j ’ai une très bonne répu tation dan s ces parages,

répu tation qui m e perme ttra de faire mon chem in

convenablem en t . Si j ’ai eu des moments malheu

reux auparavant , je n’

ai jamais cherché à vivre auxdépens des gens , ni au moyen du mal.

N ous sommes en hiver à présent : la tempéra

1 )Il ne s‘

agissait que de commérages de village , auxque lsMM Rimbaud avait eu tort d

attacher de l’

importance jusqu ‘

à les

communiquer àson fi ls.

1 74 LETTRES DE JEAN-ARTE UR ‘

R1E DAUD

LxlV

Aden ,le 30 décembre 1 884.

Mes chers amis ,

J ’ai reçu votre lettre du 1 2 décembre , e t je vou s

remercie des souhai ts de prospérité et bonne santé ,souhaits que je vous rends semblablemen t pou r

'

chaque j our de la prochaine année .

Comme vous dites ma vocation ne fsera jamais

dans le labourage , e t je n’

ai pas d’

objection à voir

ces terres louées . J’

espère pour vous qu'

elles se

loueront bientôt et bien . Garder la maison est tou

j ours une bonne chose . Quant à venir m ’

y ré

poser auprès de vous,ce me serait fort agréa

ble . Je serais bien heureux,en effet, de me repo

ser; mais je ne vois guère se dessiner l ’occasiondu repos . Ju squ 'à présent , je trouve à vivre ici .Si je quit te , que rencon trerai—je en échangeComment pu is—je aller m

enfou ir dans une campa

gue où personne ne me connaît , où je ne pu is trouver aucune occasion de gagner quelque choseComme vous le dites , je ne pu is al ler là que pourme reposer ; et , pour se reposer, il fau t des rentes ;

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 75

pour se marier, il faut des ren tes et ces rentes—là ,

je n’

en ai rien . Pour longtemps encore , je suis

donc condamné à su ivre les pistes où je pu is trou

ver à vivre , jusqu’à ce que je pu isse râcler, à force

de fatigues , de quoi me reposer momentanément .

J ’ai à présent, en mains , quarante -trois mille

francs . Que vou lez—vous que je fasse de cela en

France? Quel mariage vou lez-vous que ça me pro

cure Pour des femmes pauvres et honnê tes, on en

trouve par tou t le monde ! Puis—je aller me marier

là—bas,alors que , néanmoins , je serais touj ours

forcé de voyager pour vivre

Bref, j’ai trente ans passés à m ’

embê ter considé

rablement ; et je ne vois pas qu e ça veu ille fin ir par

un m ieux .

Enfin,si vou s pouvez me donner un bon plan .

ça me fera bien plaisir. Les affaires von t très mal,

àprésen t . Je ne sais pas si je vais être rengagé, ou ,

du moins , à quelles conditions on me rengagera.

J ’ai4ans et dem i ici je ne voudrais pas être diminu é, et cependan t les affaires , je le répète , von t

très mal . L’été aussi va revenir dans 3 ou 4mois ,et le séj our à Aden redeviendra atroce .

C’

est justemen t les Anglais, avec leur absurde

po litique , qui m inent désormais le commerce de

1 76 LETTR ES DE J EAN-ARTHUR R IMBAUD

tou tes ces côtes . Ils ont voulu tout remanier , et ils

sont arrivés à faire pire que les Égyptiens et les

Turcs , ruinés par eux . Leur Gordon est un idiot ,leur Wolseley un âne , et tou tes leurs entreprises

une su ite insensée d’

absurdîtés et de déprédations .

Pour les nouvelles du Soudan , nou s n’

en savons

pas plus qu’

en France ; il ne vient plus personne de

l’

Afrique , tout est désorganisé , et l’adm in istrat ion

anglaise d’

Aden n’

a intérêt qu’

àannoncer des men

songes . Il est fort probable que l’

expédition du Sou

dan ne réussira pas .

La France aussi vient faire des bêtises de ce côté

ci : on a occupé , il y a un mois , tou te la baie deTadjourah, pour avoir ainsi les tê tes de rou te du

Harar e t de l’Abyssinie . Mais ces côtes sont absolumen t désolées

,les frais qu ’on fait làson t complète

ment inu tiles,Si on ne peu t s’avancer prochaine

ment vers les plateaux de l ’ intérieur (Harar), qu i

sont alors de beaux pays,très sains et productifs .

Nous voyons aussi que Madagascar, qui est une

bonne colonie , n’

est pas prête de tomber en notre

pouvoir. Et l’

on dépense des centaines de m illions

pour le Tonkin , qui, selon tous ceux qu i en revien

nent , est une con trée misérable e t impossible à

défendre con tre les invasions .

1 78 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

d’Égypte . Ainsi

,malgré mon ennui, etmon horreur

grandissante pour le l ieu e t l’emploi , me voilà

encore attaché à Aden pour quelque temps . D’

ail

leurs quoifaire autre part J ’ai m ieux fait de patien

ter làoùje pouvais vivre en travaillant car quelles

son t mes perspectives ailleurs ?Mais,c est égal , les

années se passent , je mène une existence stupide ,

je n’

amasse pas de rentes . Je n’

arriverai j amais à

ce que je voudrais, dans ces pays .

Mon travail consiste à faire des achats de cafés .

J'achète pour environ 20 0 m ille francs par mois.En 1 883 , j

'avais acheté pour plu s de 3 m illions

dans l’année . J ’achète au ssi beaucoup d’au tres

choses : des gommes, encens , plumes d’au truche ,ivo ire , cu irs secs , girofles , etc .

,

Je ne vous envoie pas ma photographie . A quoi

bon ? Je su is d ’ailleurs touj ours mal habillé (on ne

peu t se vêtir ici que de cotonnades très légères)Les gens qui ont passé quelques années à Aden

ne peuvent plus passer l ’hiver en Europe ; ils crèveraient tout de su ite par quelque fluxion de poi

trine . Si je reviens , ce ne sera donc j amais qu’

en

été ; et je serai forcé de redescendre , en hiver au

( 1 )On lui avait fait des observations sur une photographie où il

s'

était représenté nu -pieds et en vê tements de coton . 1! plaisante .

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lM BAUD 1 79

moins,vers la Méditerranée . En tou s cas

,ne comp

tez pas que mon humeur deviendrai tmoins vagabonde . Au contraire . Si j ’avais le moyen de voyager

sans être forcé de séj ourner pour travailler et ga

gu er l’

existence , on ne me verrait pas deux mois à

la même place . Le monde est plein de con trées ma

gnifiquesque les existences réunies dem ille hommes

ne suffiraient pas à visiter.;Mais, d’

un au tre côté,je

ne voudrais pas vagabonder dans la miSère . Je vou

drais avoir quelques milliers de francs de rente e tpouvoir passer l

’ année dans deux ou trois con trées

différentes, en vivant modestement et en m’

occu

pant d’

une façon intelligente à quelques travaux

intéressants . Vivre tout le temps au même lieu, je

trouverai toujours cela très malheureux . Enfin , le

p lus probable c’

est qu ’on va p lutôt où l’on ne veu t

pas et que l’

on fait plutôt ce qu ’on ne voudrait pas

faire, et qu’on vit et décède tou t au trement qu ’on

n e le voudrait j amais , cela sans esp oir d’aucune

espèce de compensation .

Pour les Cam us, je les ai reçus il y a longtemps,il y a juste un an

,au Harar même . Quan t aux

autres livres , j’

en ai gardé quelques—uns, et j’

en ai

donné (c’

est trop lourd pour traverser les déserts).Je voudrais bien que vous me fissiez l’envoi de

1 80 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lMBAUD

quelques livres , mais c’

est tellement encombran t !

Pourtant,je n’

ai aucune distraction ici , où il n’

y a

ni j ournaux,ni bibliothèques et où l’on vit comme

des sauvages .

Ecrivez cependant à la librairie Hachette , je crois ,e t demandez quelle est la p lus récen te édition du

Dictionnaire de Commerce e t de Navigation , par

Guillaumin . S ’ il y a une édi tion récen te,d ’après

1 880,vou s pouvez me l ’envoyer (il y a deux gros

volumes , ça coûte cent francs, mais on peu t avo ir

cela au rabais chez Sau ton). S’il n

y a que de

vieilles éditions , je n’

en veux pas .

Bien à vou s,

RIMBAUD

LXVI

Aden, le 14avril 1 885.

Mes chers amis ,

Je reçois votre lettre du 1 7 mars , et je vois qu evos affaires vont aussi bien que possible .

Si vous vous plaignez du froid , je me plains dela chaleur, qui vient de commencer ici . On étouffe

déjà, e t il y en a encore pour jusqu ’à la fin de

septembre .

1 82 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

50 francs par an . C’

est horriblement mal qu ’on vit

ici , pour très cher. Tou tes les nuits de l’année , on

dort en plein air,e t cependant mon logement coûte

40 francs par mois ! Ainsi de sui te . Bref, on

mène ici l’existence la plus atroce du monde ; e t ,

certainement, je ne resterai pas l

an prochain . Vou sne voudriez, pour rien au monde

,vivre de la vie

que je mène ici !

On ne reçoi t aucuns j ournaux , il n'

y a point de

de bibliothèque . En fait d’

européens, i l n’

y a que

quelques employés de commerce idiots , qui man

gent leurs appointements au billard et quittent en

suite l ’endroi t en le maudissant .Le commerce de ces pays é tait bon ,

il n ’

y a encore

que quelques années . Le principal de ce commerce

est le café , dit moka : tout le moka sort d’ici depu is

que Moka est désert . Il y a , ensuite , unefou le d’arti

cles, cu irs secs , ivoire , plumes, gommes , encens , e tc .

e tc. , etc. .Et l ’ importation aussi est très variée . Nous ,à Aden

,nous faisons surtou t le café , et je su is chargé

des achats et des expéditions . J ’ai acheté pour

1 1 00 m ille francs en six mois ; mais les mokas son t

m orts en France, ce commerce tombe tou s les j ours,les bénéfices couvrent à peine les frais, touj o urs

fort élevés .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 83

Les affaires sont devenues très difficiles, et je vis

aussi simplement que possible , pour tâcher de sor

tirde ces parages avec quelque chose . Tous les j ours ,Je suis occupé de 7 heures à 5 heures , et je n

ai

jamais un our de repos .Quand cette vie finira—t—elle ?

Qui sait On nous bombardera peut-être prochainement . Les Anglais se son t mis toute l’Europeà dos .

La guerre est commencée en Afghanistan , et les

Anglais ne finiront qu’

en cédan t provisoiremen t àla Ru ssie ; et la Russie , après quelques années,reviendra à la charge sur eux .

Au Soudan , l'

expédition de Kartoum a battu en

re traite et , comme je connais ces climats , elle doitê tre fondue aux deux tiers . Du côté de Souakim ,

je crois que les Anglais ne s’

avanceront pas pour lem oment, avant de savoir comment tourneront les

affaires de l’Inde . D’ailleurs

,ces déserts sont infran

chissables, de mai à septembre , pou r des armées à

grand train .

A Obock, la petite administration françaises’occupe àbanqueteret à licher les fonds du gouver

nemen t, qui ne feront j amais rendre un son à cette

affreu se colonie , colonisée jusqu’ ici par une dizain e

de flibustiers seulement .

1 84 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M AUD

Les Italiens sont venus sefourrer à Massaouah

personne ne sait comment . Il est probable qu ’ ils

auront à l’évacuer, l’

Angle terre nepouvant plus rien

faire pour eux .

A Aden, en prévision de guerres , on refait

tout le système des fortifi cations . Çame ferait plai

sir de voir rédu ire cet endroit en poudre , mais

pas quand j ’y su is !

D’ailleurs ,j

espère bien n'avoir plus guère demon

existence à dépenser dans ce sale lieu .

Bien à vous ,RIMBAUD

L'appareil photographique A mon grand

regret je l’

ai revendu,mais sans perte .

LXVII

Aden, 26mai 1 885 .

Chers amis,Je vais bien, tou t de même , et je vous souhaite

beaucoup m ieux .

Nous sommes dans nos étuves printanières . Les

peaux ruissellent, les estomacs s’aigrissent , les cer

velles se troublen t, les affaires son t infectes , les

nouvelles sont mauvaises .

1 86 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

LXVIII

Aden,le 28 septembre 1 885.

Mes chers amis,

Je reçois votre lettre de fin août .

Je n’écrivais pas

,parce que je ne savais si je

resterais ici . Cela va se décider à la fin de ce mois

comme vous le voyez par le contrat ci—j oint , trois

mois avant l ’expiration duquel je dois prévenir. Je

vous envoie ce contrat, pour que vous pu issiez leprésenter, en cas de réclamations militaires . S i je

reste , mon nouveau contrat prendradu lef octobre .

Je ferai peut—être encore un contrat de six mois ;mais l

'été prochain , je ne le passerai plus à Aden,

je l’

espère . L’ été finit vers le 1 5 octobre . Vous ne

vou s figurez pas du tou t l ’endroit . Il n ’

y a aucun

arbre , même desséché , aucun brin d’herbe

,aucune

parcelle de terre , pas une gou t te d’

eau dou ce . Aden

est un cratère de volcan éteint e t comblé au fond

par le sable de la mer. On n’

y voi t et on n’

y tou

che donc absolument que des laves et du sable qui

ne peuvent produ ire le plusmince végétal . Les envi

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R1MRAUD 1 87

Tous sont un désert de sable absolument aride . Ici ,les parois du cratère empêchent l’air d ’

entrer, et

nous rôt issons au fond de ce trou comme dans un

four à chaux . Il fau t être bien victime de la fata

lité pour s’

employer dans! des enfers pareils On

n'

a aucune société , que lesbédouins du lieu ;e t l’

on

devient , par conséquent , un imbécile total , en peu

d ’années . Enfin ! il me suffirait de ramasser une

somme raisonnable pou r vivre,et je me livrerais

alors à des occupations intelligentes .

Malheureu sement , le change de la roupie en francs

baisse tou s les j ours à Bombay . La roupie se comp

tait au trefois 2 francs 1 0 centimes dans le com

merce ; el le n’

a plus , à présent, que 1 fr. 90 de

valeur Elle est tombée à ce point en trois mois .

S i la convention monétaire latine est re-signée , la

roupie remontera peu t-être jusqu ’à 2 francs .

Du reste , l’argen t se déprécie partou t . Tout cela

est abominable des pays affreux et des affaires

déplorables ça empoisonne l’

existence . Et voir son

capital diminuer de valeur comme c’est agréable,

après cinq ans de travail

L’

Inde estplus intéressante que l’

Arabie . Je pour

rais au ssi al lerau Tonkin il doit bien y avoir que]

que chose à faire là , à présen t . Et s’

il n’

y avait

1 88 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

rien là,

on pourrait pou sser jusqu’

au canal de

Panama, qui est loin encore de finir .

Enfin, je verrai .

Si je fais un nouveau contrat , je ,vou s l’enverrai .

Renvoyez—moi l’au tre , quand vous n’

en aurez plu s

besoin .

Bien à vous ,RIMBAUD

LXIX ( 1)

Aden, le 22 octobre 1 885.

Chers amis,

Quand vou s recevrez ceci , je me trouverai pro

bablement à Tadjourah, sur la côte du Dankali

annexée à la colon ie d’

Obock.

J’ai qu itté mon emploi d’

Aden , après une violente

( 1 )Pour, sans doute , excuser une entreprise pécuniairement ha

sardeuse et qui devait , de fait , être désastreuse (affaireLabatu t voir

la Vie de Jean—Arthur Rimbaud , pages 1 87 et suivantes), cette lettreest injuste, surtout envers M . Alfred Hardey , qui fut l

'

ami de Rim

baud et demeure un gardien pieux de sa mémoire . Est—cc parce que

M . Bardey le dissuadait de ladite entreprise , que Rimbaud semble si

en co lère Genus irritabile vatum, toujours.

Quant aux livres perdus, auxquels Rimbaud fait allusion par ces

mots ils ont toujours cherché àme faire perdre quelque choseon a reconnu ensuite que ces livres avaient été mal ou non envoyés

1 90 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

redescendre avec un bénéfice de 25 à 30 m ille

francs réalisé en moins d’

un an .

L 'affaire réussissant,vous me verriez en France ,

vers l’automne de 1 886 , où j’

achèterais moi—même

de nouvelles marchandises . J ’

espère que ça tour

nera bien . Espérez-le aussi pour moi; j’

en ai bien

besoin .

Si je pouvais , après trois ou quatre ans, ajou ter

une cen taine de mille francs à ce que j’ai déjà

, je

quit terais avec bonheur ces malheureux pays .

Je vou s ai envoyé m on contrat, par l'avant—der

niere malle,pour en exciper par devers l

’ autorité

militaire . J ’

espère que désormais ce sera en règle .

Avec tout cela, vous n’avez j amais pu m

apprendre

quelle sorte de service j ’ai à faire de sorte que , si

je me présente à un consul pour qu elque certificat,

je suis incapable de le renseigner sur ma situation ,ne la connaissan t pas mo i—même . C

est ridicule !

Ne m’

écrivez plus à la boîte Bardey ; ces ani

maux couperaient ma correspondance . Pendant

encore trois mois , ou au moins deux et dem i,après

la datede cette lettre , c’

est—à-dire jusqu ’à fin 1 885

(y compris les 1 5j ours de Marseille ici), vous pou

vez m’écrire à l'adresse ci—dessous

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 9 !

Monsieur ARTHUR RIM BAUD ,à Tadjourah,

Colonie française d’

Obock .

Bonne santé , bonne année , repos et prospérité .

Bien à vou s ,RIM BAUD

LXX

Aden, le 1 8 novembre 1 885.

Mes chers amis ,

J aubien reçu votre dernière lettre datée du 22

octobre .

Je vou s ai déj à annoncé que je partais d’

Aden

pour le royaume du Choa . Mes affaires se trouvent

re tardées d’

une façon inattendue . Je crois que jene pourrai partir d’ici qu

à la fin de ce mois .

Je crains donc que vous ne m’

ayez déj à écrit à

Tadjourah. A ce suj et, je change d’avis . Ecrivez

moi seu lement à l’adresse su ivan te

Monsieur ARTHUR RIMBAUD,

Hôte l de l’Univers ,à Aden .

De là , on me fera su ivre , en tout cas ; et cela

l 92 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

vaudra mieux , car je crois que le service postal

d’ Obock à Tadjourah n’

est pas bien organisé .

Je su is heureux de qu ittercet affreux trou d’

Aden

où. j ’ai tant peiné . Il est vrai aussi que je vais faire

une route terrible . De Tadjourah au Choa,il y a

une cinquantaine de j ours de marche à cheval,

par des déserts brillants . Mais , en Abyssinie , le

climat est délicieux : il ne fait ni chaud ni froid,la

popu lation est chrét ienne et hospitalière . On mène

une vie facile . C’

est un lieu de repos très agréablepour ceux qu i se sont abru tis quelques années sur

les rivages incandescents de la Mer Rouge .

Maintenant que cette affaire est en train , je n e

pu is recu ler. Je ne me dissimule pas les dangers ,

je n’

ignore pas les fatigues de ces expédi tions mais,

par mes séj ours au Harar, je connais déj à les man ieres et les mœurs de ces contrées . Quoi qu ’il ensoit , j

espère bien que cette affaire réussira . Je

compte , à peu près , quema caravane'

pourrase leverde Tadjourah vers le 1 5 janvier 1 886 ; et j

arriveraî

vers le 1 5mars au Choa . C’

est alors lafête de Pâques

chez les Abyssins .

Si le roi me paie sans retard, je descendrai

aussitôt vers la côte avec environ 25m ille francs debénéfice .

1 94 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1 E EAUD

pecune , car il n ’

y a là , jusqu a présent, presquepoint d’

européens .

Expédiez—moi l’ouvrage dit à l ’adresse suivanteM . Arthur Rimbaud, hôtel de l

Univers, àAden .

Achetez—moi cela le plus tôt possible,car j ’ai

besoin d’étudier cette langue avant d’être en rou te .

D’

Aden on me réexpédiera à Tadjourah, où”j ’aurai

touj ours à séjourner un mois ou deux pour trouver

des chameaux,mu lets , guides, etc .

,

Je ne compte guère pouvoir me met tre en rou teavant le 1 5 j anvier 1 886 .

Faites ce qui est nécessaire , au sujet de ce tte

affaire du service militaire . Je voudrais être en

règle pour quandje rentrerai en France, l

an pro

chain .

Je vou s écrirai encore plu sieurs fois,avant d’ être

en rou te , comme je vous l’

explique .

Donc , au revoir, et tou t à vous,RIMBAUD

LXXI

Tadjourah, le 3 décembre 1 885.

Mes chers am is,

Je suis en train de former ma caravane pour leChoa . Ça ne va pas vite , comme c ’

est l’habitude

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 1 95

mais, enfin , ]8 compte me lever vers la fin de jan

vier 1 886 .

Je vais bien . Envoyez-moi le dictionnairedemandé à l ’adresse donnée , et

,à cette même

adresse , par la suite , toutes commun icat ions pourmoi. De là on me fera su ivre .

Ce Tadjourah-ci est annexé depuis un an à la

colon ie française d’

Obock . C’

est un petit villageDankali avec quelques mosquées et quelques pal

m iers . Il y a un fort,constru it j adis par les Égyp

tiens et où dorment à présen t six soldats français

sous les ordres d’

un sergent commandant le poste .

On a laissé au pays son petit su ltan et son adminis

tration indigène . C’

est un protectorat . Le commercedu lieu est le trafic des esclaves .

D’ ici partent les caravanes des européens pour

le Choa , très peu de chose ; et on ne passe qu ’avec

de grandes difficultés , les indigènes de tou tes cescô tes étant devenus les ennemis des européens

,de

puis que l’

amiral anglais Hewest a fait signeràl’em

p ereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite

des esclaves,le seul commerce indigène un peu

florissant . Sou s le protectorat français , on ne cher

che pas à gêner la traite .

N’allez pas croire que je sois devenu marchand

1 96 LETTRES DE JEAN—ART! R IMBAUD

d’

esclaves . Les marchandises que nous importons

sont des fusils (vieux fusils à piston réformés de

puis40 ans)qui valent chez les marchands de vieilles armes , à Liège ou en France , 7 ou 8 francs la

pièce . Au roi du Choa, Ménélick II , on les vend une

quarantaine de francs ;mais il y a dessu s des frais

énormes, sans parler des dangers de la rou te , aller

et retour. Les gens de cette route sont les Dankalis ,pasteurs bédouins et mu sulmansfanatiques ils son tà craindre . Il est vrai que nous marchons avec des

armes à feu e t les bédouins n’ont que des lances .

Tou tes les caravanes cependant sont attaquées .

Une fois la rivière Hawache passée , on entre dan s

les domaines du puissant roi Menelik ! Là , ce son tdes agricu lteurs chrétiens ; le pays est très élevé

,

jusqu’à 30 00 mètres au-dessus de la mer; le climatest excellent , la vie est absolument pour rien ; tous

les produits de l’

Europe poussent ; on est bien vu

de la popu lation . Il y pleut six mois de l ’année ,comme au Harar qui est un des contreforts de ce

grand massiféthiopien .

Je vous souhaite bonne santé et prospérité pourl’année 1 886 .

Bien à vous,

RIMBAUD

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

Ne me faites pas égarer ce colis comme , l’autre

fois, la caisse de livres . Si vous l ’avez envoyé par la

poste,il me parviendra touj ours ; s

’il était tr0p vo

lumineux pour la poste , je suppose que vous ne

l ’aurez pas envoyé par le chem in de fer à Marseille

sans destinataire . Il faut quelqu ’

un pour embar

quer ladite marchandise àMarseille et en payer

le fret sur le vapeur des Messageries maritimes , ou

bien elle reste en souffrance .

J ’espère , tou tefois, que vous aurez pu l’

envoyer

par la poste . Dans le cas contraire , je vous indique

ce qu ’ il y a à faire . Je désirerais bien cependant ne

pas me mettre en rou te , fin j anvier, sans ce livre;car, sans lu i, je ne pourrais étudier la langue .

On est en hiver, c’

est-à—dire on n’

a pas plus de 30

degrés ; et l’été reprend dans 3 mois .

Je ne vous répète pas ce que je vous expliquais

de mes affaires dans mes dernières lettres . Comme

je me suis arrangé , je compte , en tous cas, ne rien

perdre ; et j’

espère bien gagner quelque chose , e t ,

comme je vous le disais , je compte vou s voir en

France l'

au tomne prochain , avant l’hiver 1 886—87 ,

en bonne santé et prospérité .

Bien à vous,

RIMBAUD

LETTR ES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 99

Les postes étant encore tr0p mal organisées

dans la colonie française d’

Obock pour me faire

adresser les lettres ici, envoyez— les toujours à Aden

à l ’adresse ci-dessus .

LXXII]

Tadjourah, 2 janvier 1 886 .

Chers amis,

J ’ai reçu votre lettre du 2 décembre .

Je suis touj ours à Tadjourah et y serai certes

encore plusieurs mois;mes affaires vont bien dou

cement,mais j ’espère que cela marchera bien tout

de même . Il faut une patience surhumaine dans

ces contrées .

Je n’

ai pas reçu la lettre que vous dites m’avoir

adressée à Tadjourah, viâ Obock . Le service est

encore très mal organisé dans ce tte sale colonie .

J’attends toujours le livre demandé . Je vous

souhaite une bonne année , exempte des soucis qui

me tourmentent .

Voici que mon départ se trouve encore passa

blement retardé ; tellem en t , que je dou te pouvoir

200 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

arriver en France pour cet automne , e t il me serait

dangereux d’y rentrer tou t d’

un coup en hiver.

Bien à vou s ,

RIMBAUD

LXXIV

Tadjourah, 6 janvier 1 886 .

Chers amis,

Je reço is aujourd’hu i votre lettre du 1 2 décem

bre 1 885.

Ecrivez—moi tou t le temps comme cela on me

fera toujours suivre ma correspondance , où que je

sois . Du reste, ça va très mal la rou te de l’ in te

rieur semble devenir imprat icable . Il est bien vrai

que je m’

expose à beaucoup de dangers et , su rtou t,à des désagréments indescriptibles . Mais il s’agit

de gagner une trentaine de mille francs d’ ici à la

fin de l’année , e t , au trement, je ne les gagneraispas en trois ans . D

’ailleurs , je me suis ménagé la

possibilité de rentrer dans mon capital,à n

’ importe

quel momen t ; et , si les épreuves surpassent ma

patience je me ferai rembourser ce capital et je

retournerai chercher un travail à Aden ou ailleurs .

202 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

MM . Ulysse Pita et àMarseille ,

p our

MM . Bardeyfre‘

res,àAden .

Ceux—ci feront su ivre à Tadjourah.

Je ne trou ve pas un timbre dans cet horrible

pays je vous envoie ceci non affranchi, excu sez

moi.

RIMBAUD

LXXV

Tadjourah, 3 1 janvier 1 886 .

Chers am is ,

Je n’ai rien reçu de vous depuis la lettre où VOUS

m’

envoyiez le titre de l’ouvrage que je réclamais,

en me demandant si c’était cela . Je vous ai répon

du affirmativement , dans les premiers j ours de

j anvier, et je répète , dans le cas où cela ne vous

serait pas parvenu

Dictionnaire de la langue amarmna,par

d’

Abbadîe .

Mais je suppsse que l’ouvrage est déjà en rou te

et il me parviendra, car, du train que les choses

marchent, je vois que je serai ici encore fin mars.

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 203

M esmarchandises°

sont arrivées mais les chameaux

n e se trouven t pas pour ma caravane,et il faudra

at tendre longtemps encore , peut—être même jusqu’à

mai, avant de me lever de la côte .

Ensu ite , le voyage aller durera deux mois , soit

l ’arrivée au Choa fin juin environ ; même dans les

conditions les plus avantageuses, je ne serai pas dere tour à Aden avant tou t à fait la fin de 1 886 ou le

commencement de 87 ; de sorte que , si j'ai à aller

en Europe , ce ne sera qu’au printemps de ce 1 887 .

La moindre entreprise en Afrique est sujette à des

contre—temps insensés et requiert une patien ce

extraordinaire .

Bien à vous .

RIMBAUD

LXXVI

Tadjourah, 28 février 1 886 .

Mes chers amis,

Cette fois , il y a deux mois presque que je su is

sans vos nouvelles .

Je suis touj ours ici, avec la perspective d’y rester

encore trois mois . C’

est fort désagréable mais cela

204 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R1MRAUD

fimra cependant par fin ir, e t je me mettrai en rou te

pour arriver, je l

espère , sanS‘

encombre .

Toute ma marchandise est débarquée,et j

at

tends le départ d’

une grande caravane pour m’

y

joindre .

Je crains que vous n’ayez pas rempli les forma

lités pour l’envoi du dictionnaire amhara il ne

m’

est rien arrivé j usqu’à présent. Mais, peut—être ,

est—cc à Aden car il y a six mois que je vou s ai

écrit,à propos de ce livre , pour la première fois ,

et vous voyez comme vous avez le talent de me faireparvenir avec précision les choses dont j ’ai besoin

six mois pour recevoir un livre !

Dans un mois , ou six semaines , l'été va recom

mencer sur ces côtes maudites . J’

espère ne pas.

en

passer une grande partie ici et me réfugier, dans

quelques mois , parmi les monts de l’

Abyssinîe , qui

est la Su isse africaine , sans hivers et sans étés

printemps et verdure perpétuelle , et l’existence gra

tuite et libre !

Je compte touj ours redescendre,fin 1 886 ou

commencement 1 887 .

Bien à vous,

RIMBAUD

206 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RlMBAUD

LXXIX

Tadjourah, 9 ju illet 1 886 .

Chers amis ,

Je reçois seu lement votre lettre du 28 mai. Je

ne comprends rien du tout au service postal de

cette maudite colonie .

J ’écris régulièrement .

Il y a eu des incidents désagréables ici , mais pas

de massacres sur la côte . Une caravane a bien étéattaquée , en route ; mais c

est parce qu ’

elle étai t

mal gardée .

Mes affaires sur la côte ne sont pas encore réglées ;

je compte pourtant que je serai en rou te en septem

bre , sans rémission .

Le dictionnaire m’

est arrivé depu is longtemps .

Je me porte bien , aussi bien qu‘on peut se por

ter, en été , avec 50 . et 55 degrés centigrade à

l’ombre .

Bien à vous ,RIMBAUD

LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 207

LXXX

Tadjourah, 1 5 septembre 1 886.

Mes chers amis ,

Il y a très longt emps que je ne reçois rien de

vous .

Je compte défin itivement partir pour le Cboa, fin

septembre .

J’

ai été retardé très longtemps ici, parce que mon

associé est tombé malade et est rentré en France

d’où on m’

écrit qu ’

il est près de mourir .

J’

ai une procuration pour tou tes ses marchan

dises ; de sorte que je su is obligé de partir quandm ême et je partirai seu l ,So leillet (l

autre caravane

à laquelle je devais me j oindre)étan t mort égale

m ent .

Mon voyage durera au moins un an .

Je vou s écrirai au dernier moment . Je me porte

très bien .

Bonne santé et bon temps .

Adresse : ARTHUR RIMBAUD,Hôtel de l’Univers,

Aden .

208 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

LXXXI

Abyssinia du Sud

Antotto (Ch0a), le 7 avril 1 887 .

Mes chers am is,Je me trouve en bonne santé ;mes affaires d

’ ici

ne finiront pas avant la fin de l’année . Si vous

avez à m’écrire , adressez ainsi :

Monsieur ARTHUR RIMBAUD,

Hôte l de l’Univers,à Aden .

De là , les choses me parviendront comme elles

pourront . J’espère être de retour à Aden vers le

mois d’octobre mais , les choses sont très longues

dans ces sales pays , qui sait ?

Bien à vous ,RIMBAUD

LXXXII

Le Caire, 23 août 1 887 .

Mes chers am is ,Mon voyage en Abyssinie s

est terminé .

Je vous ai déjà expliqué ( 1 )comme quoi , mon

(1 )La lettre manque , à laquelle il est ici fait allusion ; elle a dû seperdre en route .

2 l 0 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RlMBAUD

un autre dans la cu isse gauche qui me paralyse de

temps à au tre , une dou leur articu laire dans le genou

gauche , un rhumatisme (déjà ancien)dans l’épau le

droite ; j’ai les cheveux absolument gu s. Je me

figure que mon existence périclite .

Figurez—v0us comment on doit se porter, après

des exploits du genre des su ivants traversées de

mer en barque et voyages de terre à cheval , sans

vêtemen ts , sans vivres , sans eau , etc. ,

Je su is excessivemen t fatigué . Je m’

ennu ie à

mort . Je n’ai rien à faire à présent . J’ai peur de

perdre le peu que j’

ai. Figurez—v0us que je porte

continuellement dans ma ceinture quarante e t des

m ille francs d’

or; ça pèse une vingtaine de kilos et

ça me flanque la dyssenterîe .

Pourtant , je ne pu is al ler en Europe , pour bien

des raisons . D’abord , je mourrais l

'

hiver; ensuite ,

je suis tr0p habitué à la v1e errante , libre et gra

tuite ; enfin , je n’

ai pas de position .

Je dois donc passer le reste de mes j ours à errer

dans les fatigues e t les privations, avec l’un ique

perspect ive de mourir à la peine .

Je ne resterai pas longtemps dans ces parages

je n’

ai pas d’

emploi . Par force , je devrai m’

en

retourner du côté du Soudan, de I

Abyssinîe ou de

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 2 1 1

l’

Arabie. Peut —être irai-je à Zanzibar, d'où l’on

peut faire de longs voyages en Afrique , et peut—être

en Chine , au Japon , qui sait où?

Envoyez—moi de vos nouvelles . Je vous souhaite

paix et bonheur.

Bien à vous ,ARTHUR RIMBAUD,

Poste restante, au Caire (Egypte).

LXXXIII

Le Caire, 24août 1 887 .

Je su is touj ours ici àne rien faire .

Le Caire est un endroit civilisé où on jou it d’

une

température douce et fraîche , une ville qui t ient deParis, de Nice et de l

Orient et où l’on vit à l'euro

péenne . Je n’

y compte pas rester plu s d’

un mois,

quoique j ’y pu isse trouver quelque chose, car la

vie d’ici m ’

ennuie et on reste trop sédentaire . D’

un

au tre côté , je suis appe lé à Zanzibar , où il y a des

emplois ; en Afrique et à Madagascar, où l’

on peu t

gagner de l’

argent .

25 août

Il arrive précisément que je dois prendre le

2 1 2 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

bateau de Zanzibar vers le 1 5 septembre on m e

donne des recommandations pour là—bas.Au Caireon dépense trop

,on s

ennuie ; tandis qu’

àZan

zibar,on fait des voyages à l’ intérieur où l’on vit

pour rien , et on arrive à la fin de l’année avec ce

que l’

on a gagné in tact . Ici le logement , la pen

sion et le vêtement (dans les déserts on ne s’habille

pas)vous mangen t tou t .

Je vais donc m ’

en aller à Zanzibar ; et , là,

j ’aurai beaucoup d ’occasions, sans me servir m ême

des recommandations qu ’on veut bien me donnerpour ce Zanzibar.

Je laisserai mon argent ici à la banque ; et, com

me il y a à Zanzibar des maisons faisant avec leCrédit Lyonnais , je toucherai touj ours les intérêts .

Je ne garderai avec moi que deux ou trois millefrancs . Je ne pu is plus transporter continuellemen t

ce t argent sur mon dos c ’est trop bête , trop fati

guant et trop ( 1)Bien à vous ,

RIM BAUD

( 1)Une partie de cet te lettre , partie pleine de désespoir mais tro pintime , a dû ê tre supprimée . Disons que Rimbaud y me ttait à l

é

preuve l’

afl‘

ection de sa mère qui, dans un élan , fut materne lle pleinement .

2 14 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R 1HDAUD

Le dernier voyage que j’

ai fait en Abyssinie , et

qui avait mis ma santé fort bas, aurait pu me rap

porter une somme de trente mille francs mais ,

par lamortde mon associé et pour d’au tres raisons,

l’affaire a très mal tourné et j

en suis sorti p lus pau

vre qu ’avant .

Je resterai un mois ici, avant de partir pourZan

zibar . Je ne me décide pasgaîment pour cette direc

t ion ;je n’

en vois revenir les gens que dans un état

déplorable, quoiqu

on me dise qu’on y trouve des

choses à entreprendre .

Avan t de partir,ou m ême si je ne pars pas

, je

me déciderai peu t—être à vous envoyer les fonds qu e

j ’ai laissés en dépôt en Egypte car, en définit ive ,avec les embarras de l’Egypte , le blocus du Son

dan ,le blocus de l'Abyssinie , et aussi pour d

’au tres

raisons , je vois qu’ il n ’

y a plus qu’

àperdre en dé

tenant des fonds, peu ou fort considérables , dans

ces régions désespérées .

Vous pouvez donc m’écrire à Aden , à l’adresse

suivante

MonsieurArthur Rimbaud, p oste restante .

Si je pars , je dirai là qu’on fasse su ivre .

Vou s devez me considérercomme un nouveau

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 2 1 5

Jerém ie , avec mes lamentations perpétuel les ;_

mais

ma situat ion n'

est vraiment pas gaie .

Je vous souhaite le contraire , et suis votre alfeo

üonné

RIMBAUD

LXXXV

Aden,5 novembre 1 887 .

Mes chers amis ,

Je suis touj ours dans l'expectative . J ’at tends desréponses de différents points , pour savoir où je devrai me porter .

Il va peu t—ê tre y avoir quelque chose à faire à

Massaouah, avec la guerre abyssine Enfin,je ne

serai pas longtemps à prendre une décision ou à

t rouver l’emploi que j’

espère e t peut—être ne par

t irai—je ni pour Zanzibar, ni pour ailleurs .

C’

est l’hiveràprésent, c’

est—à—dire qu ’on n’

aguère

p lus de 30 degrés au—dessus de zéro , le j our, e t , lanuit , 25.

Ecrivez—moi de vos nouvelles . Que faites-vou s

( 1 )Il avait proposé au journal le Temp s de suivre les opérat ions

de l’

armée italienne pour, sur ce propos, le fournir de nouvelles. Vie

de Jean—Arthur Rimbaud, page

2 1 6 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

Commen t vous portez—vou s Voilà longtemps que

je n'

ai rien reçu de vous . Ce n'

est pas agréable

d ’être ainsi abandonné .

Rassurez—vous sur mon compte : je me portemieux, et je compte me relever de mes pertes;m es

pertes , oui ! pu isque je v1ens de passer deux année s

sans rien gagner e t que c’

est perd re son argen t

que dbperdre son temps .

Dites—moi quel est le j ournal le plus importan t

des Ardennes

Bien à vous,RIMBAUD

LXXXVI

Aden , 22 novembre 1 887 .

Mes chers amis,

J ’

espère que vous êtes en bonne santé e t en paix ;et je suis en bonne santé aussi , mais pas précisément en paix . Car je n

ai encore rien trouvé àfaire

,quoique je pense accrocher prochainement

quelque chose .

Je ne reçois plus de vos nouvelles , mais je suisrassuré à votre égard .

2 1 8 LETTRES DE J EAN-AR T1 1UR R IMBAL‘

D

Je vais assezbien mais je n’

ai encore rien trouvé

de bon à mettre en train .

Je vous charge de me rendre un petit service qui

ne vous compromettra en rien . C’

est un essai que

je voudrais faire , si je puis obtenir l’au torisat ion

ministérielle e t trouver ensuite des capitaux .

Adressez la lettre ci-j ointe au dépu té de l ’arron

dissement de Vouziers , en ajoutant son nom e t le

nom de l’arrondissement dans l’en—tête intérieu r

de la lettre . Cette lettre au dépùté doit contenir la

lettre au Ministre ( 1). A la fin de la lettre au M in is

tre , aux places laissées en blanc , ayez seulemen t le

soin d’écrire le nom du député que je charge desdémarches . Ce la fait

,vous expédiez le tout à l’a

dresse du dépu té , ayan t eu le soin de laisserouvertcl ’enveloppe de la le ttre au M inistre .

Si c’était actuellement M . Corneau , marchand defers , le dépu té de Charleville , il vaudrait m ieux

peu t-être que cela lui fût envoyé , s’agissant d ’

une

en treprise métallurgique et,alors , ce serait son

( 1)Rappelons que cet te demande était pour obtenir l‘

autorisation

de débarquer àObock l’ou tillage et le matériel nécessaire àla fabrication d

armes de guerre . La réponse de M . Félix Faure , alors

ministre des colonies, fut d‘

abord (le 1 8 janvier)non , ensuite (le 2

mai)oui; enfin (le 1 5 mai)il écrivait de suspendre provisoiremen t .

Devant ces incertitudes , Rimbaud ne s’

attarde pas davantage à

cette affaire

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 2 l9

nom qu i devrait figurer aux blancs de la le ttre et à

la fin de la demande au M inistère . Sinon ,et comme

je ne su is pas du tout au couran t des cuisines politiques actuelles , adressez-vous au plu s tôt au

dépu té de votre arrondissemen t . Vous n’avez rien

à faire que ce que je viens de vous dire et , par

la su ite , rien ne vous sera adressé , car vous voyez

que je demande au M inistre de me répondre au dé

p uté, et au dépu té de me répondre lol , au Consu lat .

Je dou te que ce tte démarche réussisse,à cause

des conditions politiques actuelles sur cette cô te

d’

Afrique ;mais enfin , cela , pour commencer, ne

coûte que du papier.

Ayez donc la bonté d’adresser au plus tôt,e t sans

aucune annotation , ce tte lettre à ce dépu té (conte

n ant la demande au M inistère). L’affaire avancera

tou te seu le , si elle doit avancer.

J’

adresse cela par votre entrem ise,parce que je

n e connais pas l’adresse du dépu té et que je ne

veux pas écrire au Min istère sans j oindre à ma

requ ête une recommandation . J ’espère que ce

dépu té fera quelque chose .

Enfin , il n’

y a qu’

à attendre . Je vous dirai , par

la su ite , ce qu ’on m’aura répondu, si l

on me

répond : ce que j’

espère .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1MBAUD

J’

ai écrit la relation de mon voyage en Abyssi

nie , pour la Société de géographie . J’

ai envoyé des

articles au Temp s, au F igaro , J’ai l’ intention

d ’

envoyer aussi au Courrier desArdennes ( 1)qu el

ques récits intéressants de mes voyages dans l’Afri

que orien tale . Je crois que cela ne peu t pas me faire

du tort .

Bien à vous .

Répondez-moi à l’adresse suivante , exclusive

men t

A . RIMBAUD, poste restanteàAden—Camp ,

Arabie .

LXXXVIII

Aden, 25 janvier 1 888.

Mes chers amis ,

J’ai reçu la le ttre où vous m ‘

annoncez l’

exp édi

tion de mes tartines à l ’adresse du M inistre . Je

vous remercie . Nous allons voir ce qu’on répondra .

Je compte peu sur le succès mais enfin il se peùt

( 1 )Petit journal clérical auquel est abonnée MM Rimbaud e t dé

signé sans doute par elle comme le plus important des Ardennes.

222 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD

gées; elles ne sont plus ce qu'

elles étaient il y a six

ou sept ans.

C’

est l’ invasion des européens , de tou s les côtés ,

qui a fait ce la : les Anglais en Égyp te , les Italien s

à Massaouah,les Français àObock , les Anglais à

Berbera , etc. , e tc . Et on dit que les Espagnols au ssi

vont occuper qu elque port aux environs du détroit !

Tous les gouvernements sont venus englou tir des

millions (et même en somme quelques m ill iards)sur toutes ces côtes maudites , désolées, où les indi

gènes errent des mois sans vivres et sans eau , sous

le climat le plus effroyable du globe ; e t tous ces

millions qu ’on a j etés dans le ventre des bédou in s

n’ont rien rapporté

, que les guerres , les désastres

de tous genres ! Tout de même , j’y trouverai peu t

être quelque chose à faire .

Je vous souhaite bonne 88, dans tous ses détails .

B ien à vous,

RIMBAUD

LXXXIX

Aden, 4avril 1 888.

Mes chers amis,

Je reçois votre lettre du 1 9 mars .

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 223

Je su is de retour d’

un voyage au Harar : six cents

kilomètres, que j’ai faits en 1 1 jours de cheval .

Je repars,dans trois ou quatre j ours , pourZei

lah e t Harar où je vais définit ivement me fixer. Je

vais pourmon compte,avec association d’

un négo

ciant d’

Aden .

Il y a longtemps que la réponse du Ministre m’

est

arrivée , réponse négative,commeje le prévoyais .

Rien àfaire de cette combinaison ,pour le moment ;

c’

est remis , et , d’ailleurs , j

’ai trouvé au tre chose .

Je vais aller habiter l’Afrique de nouveau e t on

ne me verra pas de longtemps . Espérons que les

affaires s’arrangeront au moins mal .A partir d’ à— présen t , écrivez—moi chez mon cor

respondant d’

Aden ; ou,préférablemen t

,écrivez

directement à Zeilah, ce point faisant partie de

l'

Union postale . De là,on me fera parvenir. Ren

seignez—vous pour l ’afl

'

ranchissement .

Bien à vous ,

A . RIM BAUD,

àZeilah,Mer Rouge , viaAden

,Possessions

Anglaises .

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

Harar,le 1 5 mai 1 888.

Mes chers am is ,

Je me trouve réinstallé ici,pour longtemps .

J’établis un comptoir commercial français

, sur

le modèle de l’agence que je tenais dans le temps ,avec

,cependant, quelques améliorations et innova

t ions . Je fais des affaires assez importantes , qu i

me laissent quelques bénéfices .

Pourriez—vous me donner le nom des plus grands

fabricants de drap de Sedan ou du départemen t ?Je voudrais leu r demanderde légères consignations

de leurs étoffes : elles seraient de placemen t au

Harar et enAbyssinie .

Je me porte bien . J ’ai beaucoup à faire , et jesu is tou t seul . Je suis au frais et content de me

reposer , ou plutôt de me rafraîchir,après trois été s

passés sur la côte .

Portez—vous bien et prospérez .

RIMBAUD

226 LETTRES DE JEAN—ARTHUR nm axvn

Harar, août 1 888.

Mes chers amis ,

Je reçois votre lettre du 27 ju in . Il ne fau t pas

vous étonnerdu retard descorrespondances , cepoin t

étant séparé de la côte par des désertsque les cour

riers metten t huit j ours à franchir; puis , le service

qui relie Zeilah à Aden est très irrégulier , la poste

ne part d’

Aden pour l’

Eur0pe qu ’

une fois par

semaine et elle n’arrive à Marseille qu ’

en qu inze

j ours . Pour écrire en Europe et recevoir réponse,

cela prend au moins trois mois . Il est impossible

d’écrire directement d’

Europe au Harar , puisqu’

au

delà de Zeilah, qui est sous la protection anglaise,

c 'est le désert habité par des tribu s errantes . Ici,c’est la montagne , la su i te des plateaux abyssins

la température ne s’y élève j amais à plus de 25 de

grès au-dessus de zéro , e t elle ne descend jamais àmoins de 5 degrés au —dessu s de zéro . Donc pas degelées , ni de sueurs .

Nous sommes maintenant dans la saison des

pluies . C’

est assez triste . Le gouvernement est le

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD 2 27

gouvernement abyssin du roi Ménélick,c ’est-à—dire

un gouvernement négro—chrétien mais,somme

toute , on est en paix et sûre té relat ives , et , pour lesaffaires, elles von t tantôt bien ,

tantôt mal. On vit

sans espoir de devenir tôt m illionnaire . Enfin

pu isque c’est mon sort de vivre dans ces pays ainsi . .

Il y a à pe ine une vingtaine d’

européens danstoute l’Abyssinie , y compris ces pays-ci . Or

,vous

voyez sur quels immenses espaces ils sont disséminés. A Harar

,c’est encore l ’endroit où il y en a le

plu s environ une dizaine . J ’y su is le seu l de natio

nalité française . Il y a aussi une m ission catholique

avec trois pères , dont l’

un français comme moi, qui

éduquent des négrillons .

Je m’

ennuie beaucoup , touj ours ; je n’

ai même

j amais connu personne qui s’

ennuyât au tant quemoi. Et pu is , n

est— cc pas m isérable , ce tte existencesans fam ille

,sans occupation intellectuelle , perdu

au milieu des nègres don t on voudrait améliorer lesort e t qu i, eux, cherchent à vous exploiter e t vous

mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires

à brefdélai ?Obligé de parler leurs baragou ins, de

mangerde leurs sales me ts , de subir mille ennuis

provenant de leur paresse , de leur trahison , de leurstupidité !

228 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nmnaun

Le plu s triste n ’

est pas encore là . Il est dans la

crainte de devenir peu à peu abruti soi—même,

isolé qu ’on est et éloigné de toute société intelli

gente .

On importe des soieries , des cotonnades, des tha

laris et quelques autres objets ; on exporte du café ,des gommes

, des parfums,de l

ivoire , de l’

or qu i

vien t de très loin, etc . ,

Les affaires , quoiqu e

importantes, ne suffisent pas à mon activité et se

répartissent , d’ailleurs, entre les qu elques euro

péens égarés dans ces vastes contrées .

Je vous salue sincèrement . Ecrivez—moi .

RIMBAUD

XCIII

Harar, 1 0 novembre 1 888.

Chers amis,

Je reçois auj ourd’

hu i votre lettre du 1" octobre .

J ’aurais bien voulu retourner en France pour

vou s voir, mais il m’

est tou t à fait impossible desortir de ce trou d’

Afrique avant longtemps .

Enfin ,ma chère maman

,repose—toi, soigne— toi . Il

230 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

XCIV

Harar,1 0 janvier 1 889.

Ma chère maman ,ma chère sœur

,

J ’ai bien reçu votre lettre datée du ro decem

bre 1 888. Merci de vos conse ils et bons souhaits .

Je vous souhaite bonne santé et prospérité , pour

l’année 1 889.

Pourquoi parlez—vous touj ours de maladies , de

mort , de tou tes sortesde choses désagréables Lais

sons toutes ces idées loin de nous,et tâchons de

vivre le plus confortablement possible , dans la

mesure de nos moyens .

Je vais bien , ainsi que mes affaires qui me don

nent beaucoup de tracas . Avec les complication s

où je su is engagé , il est peu probable que je sorteavant longtemps de ces pays . Pour cette année

,

donc,mes perspectives ne sont guère au retour. Il

en était de même de l ’année précédente , comme de

l’

antécédente ; comme il pourrait bien en être de

même de la su ivante et de la subséquen te , etc.,etc . .

Entré dans ces pays , on n’

en sort plus , parce queles affaires s

enchaînen t l’une à l ’au tre et, de ce tte

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 23 1

façon,ne se liqu iden t j amais . Le plus souvent , le

résu ltat final est désillu sion e t mains vides .

Certes non, je ne suis pas ici pour touj ours : je

m’

ennuie trop . J ’

espère bien un j our vivre à ma

gu ise , voyager, voir. Je voudrais parcourir le

m onde en tier qui, en somme,n

est pas si grand .

Peu t-être alors trouverais—je un endroit qui me

plaise à peu près .

Si je me trouvais un j our sérieusemen t malade ,

je ferais mon testament . Il y a, dans ces pays — ci ,

une mission catholique à laquelle je confierais ce

testamen t qui, ainsi transmis , viendrait au Consu

lat de France à Aden en quelques semaines . Mais

ce que j’ai ne ressortirait qu

'

après la liquidation

des affairesque je fais pour mon compte et de celles

que je fais en association avec M . Tian , d’

Aden .

D’ailleurs , si j

’étais fort malade , je liqu iderais plu

tôt moi—même ici et je descendrais à Aden , qu i

est un pays civilisé et où on peu t régler ses affaires

immédiatement .

Envoyez—moi de vos nouvelles, e t croyez—moi

votre dévoué .

RIMBAUD

232 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD

Harar, 25 février 1 889.

Ma chère maman,ma chère sœur,

Ceci tout simplement pour vous demander de

vos nouvelles , que je n’

ai eu es depuis longtemps .

Je me porte très bien à présen t ; et , pour les

affaires , elles ne marchent pas mal .

J ’

aime à me figurer que tou t va chez vou s au ssi

bien que possible .

Croyez—moi votre tout dévoué et écrivez-moi.

RIMBAUD

XCVI

Harar,1 8 mai 1 889.

Ma chère maman, ma chère sœur,

J ai bien reçu vo tre lettre du 2 avril . Je vois avec

plaisir que , de votre côté , tout va bien .

Je suis touj ours fort occupé dans ce satané pays .

Ce que je gagne n'

est pas en proportion des tracas

234 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R iMEAUD

Nous correspondons touj ours facilement avec

Zeilah et Aden .

Je regrette ne pouvoir aller faire un tour à

l’

Exposition ,cette année . Mais les affaires son t loin

de me le perme ttre,et d’ailleurs je su is absolum en t

seu l et , moi partant,mon établissemen t disparaî

trait en tièrement . Ce sera donc pour la prochaine ;et à la prochaine

, je pourrai peu t-être exposer les

produits de ce pays, e t , peut—être , m’

exposer moi

même car je crois qu ’on doit avoir l’air exces

sivement baroqu e après un long séj our dans des

pays comme ceux—ci .

En attendan t de vos nouvelles , je vous souhaitebeau temps et bon temps .

RIMBAUD

XCVII

Harar,20 décembre 1 889.

Ma chère maman ,ma chère sœur,

En m’

excusant de ne pas vous écrire plus souvent,

je viens vous souhaiter, pour 1 890 , une année heu

reu se (autant qu’on l’est)et une bonne santé .

Je su is touj ours fort occupé , et me porte aussi

LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 235

bien qu ’on le peut en s’

ennuyan t beauc oup , beau

coup .

De votre part aussi je reçois peu de nouvelles .

Faites — vous moins rares,et croyez—moi

Vo tre dévouéRIMBAUD

XCVIII

Harar,le 3 janvier 1 890 .

Ma chère maman , ma chère sœur,

J ’ai reçu votre lettre du 1 9 novembre 1 889.

Vous me dites n’avoir rien reçu de moi depuis

m a lettre du 1 8 mai. C’

est tr0p fort ! Je vous écris

presque tou s les mois . Je vou s ai encore écrit en

décembre , vous souhaitant prospérité et santé pour

1 890 , ce que j’ai d’ailleurs plaisir à vous répéter .

Quant à vos lettres de chaque quinzaine , croyez

bien que je n’

en laisserais pas une sans réponse ;mais rien ne m

est parvenu . J'

en su is très fâché, e t

vais demander des explications à Aden où,pour

tan t , je su is étonné que cela se soit égaré .

Bien à vous .

Votre fils,votre frère ,

R IMBAUD

236 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

XCIX

Harar, 25 février 1 890 .

Chères mère et sœur,

Je reçois votre lettre du 2 1 j anvier 1 890 .

Ne vou s étonnez pas que je n’

écrive guère le

principal motifserait que je ne trouve j amais rien

d’

intéressant à dire . Car,lorsqu ’on est dans des

pays comme ceux—ci , on a plus à demander qu’

à

dire ! Des déserts , peuplés de nègres stupides , san s

rou tes , sans courriers , sans voyageurs que vou lez

vous qu ’on vous écrive de là?Qu’on s ’ennu ie , qu’on

s’

embète , qu’on s

abrutit ; qu’on en a assez , mais

qu ’on ne peut pas en finir, etc.

, etc . ! Voilà tou t , tou t

ce qu ’on peu t dire, par conséquent ; e t , comme ça

n’

amuse pas non plus les autres , il faut se taire .

On massacre , en effet , et l’

on pille pas mal dans

ces parages . Heureusement que je ne me su is pas

encore trouvé à ces occasions— là, et je compte bienne pas laisserma peau par ici , ce serait bête ! Je

j ou is du reste,dans le pays et sur la rou te

,d’

une

certaine considération due à mes procédés humains .

Je n’

ai jamais fait de mal àpersonne . Au contraire ,

238 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Harar,le 2 1 avril 1 890 .

Ma chère mère ,

Je reçois ta lettre du 26 février.

Pour moi, hélas ! je n'

ai n i le temps de m e ma

rier,ni de regarder se marier. Il m ’

est tou t à fait

impossible de qu itter mes affaires , avan t un délai

indéfini . Quand on est engagé dans les affaires de

ces satanés pays , on n’

en sort plus .

Je me porte bien , mais il me blanchit un cheveu

parminute . Depuis le temps que ça d ure , je crains

d’avoir bientôt une tête comme une houppe pou

drée . C’

es t désolant,cette trahisondu cu ir chevelu

mais qu’

y faire?

Tout à vou s,

RIMBAUD

Harar, 1 0 août 1 890 .

Il y a longtemps que je n’

ai reçu de vos nouvel

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1MRAUD 239

les . J’aime à vous croire en bonne santé,comme je

le suis moi-même .

Pourrais-je venir me marier chez vous, au prin

temps prochain ? Mais je ne pourrai consentir âme

fixer chez vous , ni à abandonner mes affaires ici .

Croyez—vous que je pu isse trouver quelqu’

un qu i

consente à me suivre en voyage ?

Je voudrais bienlavoir une réponse à cette ques

tion,aussitôt que possible .

Tou s mes souhaits .

RIMBAUD

Harar,le 1 0 novembre 1 890 .

Ma chère maman,

J’ai bien reçu ta le ttre du 29 septembre 1 890 .

En parlant de mariage,j ’ai touj ours voulu dire

que j’

entendais rester libre de voyager,de vivre à

l’étranger et même de continuerà vivre en Afrique .

Je suis tellemen t déshabitu é du climat d’

Europe ,

que je m’

y remettrais difficilement . Il m e faudrait

240 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

même probablement passer deux hivers dehors , en

admet tant que je rentre un j our en France . Et puis

comment me referais-je desrelations , quels emplois

trouverais—je? C'

est encore une quest ion . D’ailleurs ,

il y a une chose qui m’

est impossible c’est la vie

sédentaire .

Il faudrait que je trouvasse quelqu ’

un qui m e

suivit dans mes pérégrinations .

Quant à mon capital , je l’

ai en mains,il est libre

quandje voudrai.

Monsieur Tian est un commerçan t très honora

ble,é tabli depu is 30 ans à Aden , et je su is son

associé dans cette partie de l'Afrique . Mon asso

ciation avec lu i date de deux années et demie . Je

travaille aussi à mon compte , seu l ; et je su is libre ,d’ailleurs , de liquidermes affaires dès qu

’ il me con

viendra .

J ’envoie à la côte des caravanes de produits de

ces pays or, mu sc, ivoire , café , etc .,e tc . . Pource

que je fais avecMonsieur Tian , la moitié des bénéfices est à moi.

Du reste , pour les renseignements , on n’

a qu a

s’adresserà Monsieur de Caspary , consul de Franceà Aden

,ou à son successeur.

Personne , à Aden , ne peu t dire du mal de moi .

242 LETTRES DEIJEAN-ARTHUR R IMBAUD

I l ne fait pourtan t pas froid ici mais c’est le climat

qui cause cela . Il y a auj ourd’hu i qu inze nu its qu e

je n’

ai pas fermé l’œil une m inu te , à cause de ces

dou leurs dans cette maudite j ambe . Je m’

en irais

bien , et je crois que la grande chaleur d’

Aden m e

ferait du bien , mais on me doit beaucoup d’argen t

e t je ne puis m’

en aller, parce que je le perdrais .

J ’ai demandé àAden un bas pour varices, mais je

doute que cela se trouve .

Fais—moi donc ce plaisir : achète—moi un basp our

varices, p our une jambe longue et_

se‘

che (le pied

est n°41 pour la chaussure). I l fau t que ce bas

monte par—dessus le genou , car il y a une varice

au—dessus du jarret . Les bas pour varices sont en

co ton,ou en soie tissée avec des fils d’

élastique

qui maintiennent les veines gonflées . Ceux en soie

sont les me illeurs, les plus solides . Cela ne coûte

pas cher, je crois . D'

ailleurs , je te rembourserai .

En attendant, je tiens la j ambe bandée .

Adresser cela,bien empaqueté

, par la poste , à

Monsieur T ian à Aden, qu i me fera parvenir à la

prem ière occasion .

Ces bas pourvarices se trouvent peu t—être‘aVou

ziers . En tou t cas , le médecin de la maison peu t

en faire venir un bon , de n’ importe où.

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IM BAUD 243

Cette infirmité m ’

a été causée par de trop grands

efforts à cheval , et aussi par des marches fatigan

tes . Car nous avons dans ces pays un dédale de

montagnes abruptes , où l’

on ne peu t même se tenir

à cheval . Tou t cela sans rou tes et même sans sen

tiers .

Les varices n’ont rien de dangereux pour la

santé,mais elles in terdisen t tou t exercice violent .

C’

est un grand ennu i , parce que les varices produi

sen t des plaies , si l’

on ne porte pas le bas pour

varices et encore ! les j ambes nerveu ses ne sup

portent pas volontiers ce bas, surtou t la nu it . Avec

cela , j’ai une dou leur rhumatismale dans ce mau

dit genou droit , qui me torture , me prenant seu

lement la nu i t ! Et il faut se figurer qu ’

en cet te

saison , qui est l’hiver de ce pays , nous n ’avons

j amais moins de 1 0 degrés au-dessus de zéro (non

pas au—dessous). Mais il règne des vents secs , qu i

sont très insalubres pour les blancs en général .M ême des européens jeunes, de 25 à 30 ans

,son t

atte ints de rhumatismes après 2 ou 3 ans de séjour !La mauvaise nourriture , le logement malsain

,le

vêtement trop léger, les soucis de tou te s sortes,

l ’ennu i , les tracas con tinuels au m ilieu des nègres

canaillesÏ par bêtise , tou t cela agit très profondé

244 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

ment sur le moral et la santé, en très peu de temps .

Une année ici en vau t cinq mlleurs . On vieillit très

vite,comme dans tou t le Soudan .

Par votre réponse , fixez-moi!donc surma situa

tion p ar rapp ort au service m ilitaire . Ai—je à faire

quelque service?Assurez—vous—en et répondez—mo i .

RIMBAUD

Aden,le 30 avril 1 89 1

Mes chers amis ,

J’

ai bien reçu votre lettre et vos deux bas ;m ais

e les ai reçus dans de tristes circonstances .

Voyant touj ours augmenter l’enflure de . mon

genou droit e t la dou leur dans l ’articu lation , sans

pouvoir trouver aucun remède ni aucun avis , pu is

qu’au Harar nous sommes au m ilieu des n ègres e t

qu ’il n ’

y a poin t làde médecins, je me décidai à

descendre . Il fallait abandonner les affaires : ce qu in

’était pas très facile , car j ’avais de l’argent dis

perse de tous les côtés ; mais enfin je liquidai à

peu près . Depuis déjà une vingtaine de j ours,j ’étais couché au Harar et dans l ’impossibilité de

246 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

encore de bien des causes . Pour moi, cela a é té

certainemen t causé par les fatigues des marches à

pied et à cheval au Harar. Enfin,au point où je

su is arrivé , il ne fau t pas espérer qu e je guérisse

avant au moins trois mois , sou s les circonstance sles plus favorables . Et je suis étendu , la j ambe

bandée , liée , reliée , enchaînée, de façon à ne pou

voir la mouvoir. Je suis devenu un squ ele tte jefais peur. Mon dos est tout écorché du lit ; je ne

dors pas une m inu te . Et ici la chaleur est devenue

très forte . La nourriture de l’hôpital, que je paie

pourtan t assez cher, est très mauvaise . Je ne sais

quoi faire . D’

un autre côté, je n

ai pas encore ter

m iné mes comptes avec mon associé,monsieur

Tian . Cela ne finira pas avant la hu itaine . Je sor

tirai de cette affaire avec 35 m ille francs environ .

J ’aurais eu plus mais,à cause de mon malheureux

départ, je perds quelques m illiers de francs . J’ai

envie de me faire porter à un vapeur, et de venir

me faire traiter en France . Le voyage me ferait

encore passer le temps ; et,en France

,les soins

médicaux e t les remèdes sont bien meilleurs , et

l’air bon . Il est fort probable que je vais venir. Les

vapeurs pour la France sont malheureusement tou

jours combles , parce que tou t le monde rentre des

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 247

colon ies à cette époque de l ’année ; et je su is un

pauvre infirme qu ’il fau t transporter très douce

men t ! Enfin, je vais prendre mon parti dans la

hu itaine .

Ne vous effrayez pas de tout cela , cependant. Demei lleurs j ours viendront . Mais

,tou t de même

,c’est

une triste récompense de tant de travail , de priva

t ions et de peines ! Hélas , que notre vie est donc

m isérable !

Je vou s salue de cœur.

RIMBAUD

P . S . Quant aux bas , ils sont inutiles . Je les

revendrai quelque part .

Marseille, vendredi 23 mai 1 89 1 .

Ma chère maman ,ma chère sœur

,

Après des souffrances terribles , ne pouvant me

faire soigner à Aden , j’ai pris le bateau des Mes

sageries pour ren trer en France .

Je suis arrivé hier, après 1 3 jours de dou leurs .

M e trouvant par trop faible à l 'arrivée, et saisi par

248 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

le froid, j’ai dû entrer à l ’hôp ital de la Concep tion ,

où je paie dix francs par j our, docteurs compris .

Je su is très mal, très mal. Je su is réduit à l ’ état

de squelette par cette maladie de ma j ambe droite

qui est devenue à présent énorme e t ressemble àun e

grosse ci trou ille . C’

est une synovite , une bydar

throse , e tc . ;une maladie de l’articu lation e t des os .

Cela doit durer très longtemps, si des compli

cations n’

obligent pas à couper la j ambe . En tou s

cas,je resterai estr0pié . Maisje doute quej’

at tende .

La vie m ’

est devenue impossible . Que je suis don c

malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux !

J ’ai à toucher ici une traite de francs su r

le Comptoir national d’

Esc'

ompte de Paris . Mais

je n’

ai p ersonne pour s’occuper de toucher ce t

argen t . Pour moi, je ne pu is faire un seu l pas hors

du lit . Et j’

ai de l ’argent sur moi que je ne peux

même pas surveiller. Que faire? Quelle triste vie !

Ne pouvez—vous m ’aider en rien?

RIMBAUD,

Hôpital de la Conception, Marseille .

250 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

des soins . En tous cas, il fau t se résigner et ne pas

se désespérer .

J’étais très fâché quand maman m’

a qu itté , je

n’

en comprenais pas la cause . Mais à présen t il

vaut mieux qu ’

e lle soit avec toi pour te faire soigner.

Demande—lu i excuse et souhaite- lui bonj our de ma

part .

Au revoir donc,mais qui sait quand?

RIMBAUDHôpital de la Conception ,

Marseille .

Marseille , 23 juin 1 89 1 .

Ma chère sœur,

Tu ne m’

as pas écrit;que s’

es t—il passé? Ta lettre

m’avait fait peur, j

’aimerais avoir de tes nouvelles .

Pourvu qu ’ il ne s’agisse pas de nouveaux ennu is

,

car,hélas ! nous sommes trop éprouvés à la fois !

Pour mo l , je ne fais que pleurer jour et nu it ,

je su is un homme mort , je suis estropié pour

toute ma vie . Dans la quinzaine je serai guéri , jepense ; mais je ne pourrai marcher qu ’avec des

LE TTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 25 1

béquilles . Quan t àune jambe artificielle , le médecin

dit qu’

ilfaudra attendre très longtemp s, AU M O INS

s1x M OIS ! Pendan t ce temps , que ferai—je , où res

terai —je?Si j’allais chez vous , le froid me chasserait

dans 3 mois , et même en moins de temps; car,

d’ ici , je ne serai capable de me mouvoir que dans

six semaines,le temps de m ’

exercer à béqu iller ! Jene serais donc chez vous que fin juillet . Et il mefaudrait repartir fin septembre !Je ne sais pas du tou t quoi faire . Tous ces sou

cis me rendent fou je ne dors jamais une minute .

Enfin , notre vie est une misère , une m isère sans

fin Pourquoi donc existons—nous

Envoyez—moi de vos nouvelles .

Mes meilleurs souhaits.

RIMBAUD ,Hôpital de la Conception , Marseille .

CVIII

Marseille,le 24juin 1 891 .

Ma chère sœur,

Je reçois ta lettre du 2 1 juin . Je t’ai écrit hier.

Je n’

ai rien reçu de toi le 1 0 j uin ,ni lettre de toi

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

ni lettre du Harar. Je n’

ai reçu que les deux le t tres

du 14. Je m’étonne fort où sera passée la lettre

du 1 0 .

Quelle nouvelle horreurme racon tez-vous Quel leest encore cette histoirede servicemilitaire ?Depu is

que j’ai eu l ’âgede 26 ans, ne vou s ai—je pas envoyé ,

d’

Aden , un certificat prouvan t que j’étais employé

dans une maison française , ce qui est une dispense ,e t

, par la suite , quand j’

in terrogeaîs aman, e lle

me répondait touj ours que tout était réglé , que je

n’avais rien à craindre . Il y a àpeine quatre m ois ,

je vous ai demandé , dans une de mes l et tres,si

l’

on n’avait rien à me réclamer à ce suj et , parce

que j’avais l ’envie de ren trer en France . Et je n

ai

pas reçu de réponse . Moi, je croyais tou t arrangé

par vous . A présent,vou s me faites entendre qu e je

su is noté insoumis , que l’

on me poursu it , e tc . , etc . .

Ne vous informez de cela que si vou s êtes sûres

de ne pas at tirer l ’at tention sur moi . Quant à mo i,

il n’

y a pas de danger, dans ces cond itions, que je

revienne . La prison après ce queje viens de sou f

frir Il vaudrait m ieux la mort

Oui, depu is longtemps d’ailleurs , il aurait m ie ux

valu la mort Que peut faire au monde un homme

estr0pié Et , à présent , encore rédu ità s’

expatrier

254 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M MBAUD

Ehbien , je me résignerai à mon sort . Je m ourrai

où me j e ttera le destin . J’espère pouvoir retourner

là où j ’é tais,j ’y ai des amis de dix ans, qui auron t

pitié de moi, je trouverai chez eux du travail , je

vivrai comme je pourrai . Je vivrai toujours là—bas,tandis qu ’

en France,hors vous, je n

ai ni amis, n i

connaissances , ni personne ( 1). Et si je ne puis vou s

voir, je retournerai là—bas . En tous cas , il faut qu e

j ’y re tourne .

Si vous vous informez à mon sujet , ne faites ja

mais savoir où je su is . Je crains même qu’

on n e

p renne mon adresse à la p oste . N’

allez p as m e

trahir

Tous mes souhaits.

N MBAUD

Marseille, 29 juin _

1 89 1 .

Ma chère sœur,

Je reçois ta let tre du 26 juin . J ’ai déja reçu

avan t—hier la le ttre du Hararseule . Quan t à la let tre

( 1 )Cependant la gloire littéraire de Rimbaud battait alors son

plein àParis . Les admirateurs, qui lui eussent été personnellement

tout dévoués, étaient déjà nombreux . Il l’

ignorait . Quelle malédicfi on !

LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 255

du 1 0 ju in,point de nouvelles cela a disparu soit

à Attigny, soit ici à l’adm inistration

,mais je sup

p ose plu tôt àAttigny . L’

enveloppe que tu m’

en

voies me fait bien comprendre de qu i c’

était . Çade

vait être signé Dim itri Bighas . (C’

est un grec résidan t

au Hararet quej’

avais chargé de quelqu es affaires .)

J ’attends des nouve lles de votre enquête au sujet

du service m ilitaire ; mais, quoi qu’il en soit , je

crains lesp ièges et je n’

ainu llement enviede ren trer

chez vous à présen t , malgré les assurances qu ’

on

pourrait vous donner.

D’ ailleurs , je suis tout àfait immobile et je ne

sais pas faire un pas . Ma jambe est guérie , c’

est-à

dire qu ’

elle est cicatrisée : ce qui d’ailleurs s

est

fait assez vite e t me donne à penser que cette am

pu tation pouvait ê tre évitée . Pour les médecins jesuis guéri , et , si je

'

veux , on me signe demain mafeuille de sort ie de l ’hôpital .Mais quoi faire Impos

sible de faire un pas ! Je suis tout le j our à l’air,

sur une chaise ; mais je ne pu is me mouvoir. Je

m’

exerce sur des béquilles mais elles son t mauvaises . D

’ailleurs je su is long,ma j ambe est coupée

haut . L’équ ilibre est très difficile à tenir. Je faisquelques pas e t je m

’arrête , crainte de tomber etde m

estr0p ier de nouveau

206 LETTR ES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Je vais me faire faire une j ambe de bois pour

commencer. On y,fourre le moignon rembourré

avec du coton ,e t on s’avance avec une canne . Aprè s

quelque temps d’

exercice de la jambe de bois, o n

peut , si le moignon s’

est bien renforcé,commander

une j ambe articu lée qu i serre bien e t avec laque l le

on peu t marcher, à peu près . Quand arrivera ce

moment ? D ’

ici là , peut -être m’

arrivera— t—il un nou

veau malheur. Mais, cette fois—là , je saurai vite m e

débarrasser de cette m isérable existence .

Il n ’

est pas bon que vous m’

écriviez souvent e t

que mon nom soit remarqué aux postes de Roche

et d’

At tigny . C’

est de là que vient le danger. Ici

personne ne s’

occuperait de moi. Ecrivez—moi lemoins possible et seu lement quand cela sera indis

pensable . Ne met tez pas Arthur, écrivez Rimbaud

tou t seul . Et dites—moi au plus tôt et au plus ne t ce

que me veu t l ’au tori té m ilitaire , et , en cas de pour

su ite , que lle est la pénalité encourue . Alors, j’au rais

vite fait ici de prendre le bateau .

Je vous souhaite bonne santé et prospérit é .

RIMBAUD

258 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R1MEAUD

névralgies dans le moignon soient touj ours auss i

fortes , et je su is touj ours levé mais voilà qu e mo n

au tre jambe se trouve très faible . Est—cc à cause

du long séj our au lit,ou de manque d

’équilibre

mais je ne puis béquiller plus de quelques minu te s

sans avoir l ’au tre jambe congestionnée . Aurais—je

une maladie des os , et devrais—je perdre l’au tre

j ambe J’

ai très peur, je crains de me fa tiguer e t

j’

abandonne les béquilles . J ’ai commandé une jambe

de bois ça ne pèse que deux kilos , ça sera prê t

dans hu it j ours . J’

essaierai de marcher tou t douce

ment avec ce la ; il me faudra au moins un mo is

pour m '

y habi tuer peu à peu , e t peut— être que le

médecin,vu les névralgies , ne me perme ttra pas eu

core de marcher avec cela. Quant à une j ambe élas

tique , c’

est beaucoup trop lourd pour moi à pré

sen t ; le moignon ne pourrait j amais la supporter .

Ce n’

est que pour plus tard . Et d ’ailleurs une j ambe

en bois fait le même profit ça coûte une cinquan

taine de francs . Avec tou t cela , fin ju illet je serai

encore à l ’hôpital . Je paie six francs de pension

parjouràprésen t etjem’

ennuie pour soixante francs

à l’heure . Je ne dors j amais plus de deux heures

par nu it . C’

est cette insomnie qui me fait craindre

que je n’ aie encore quelque maladie à subir. Je

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R-1MEAUD 259

pense avec terreur à mon au tre j ambe c'est mon

unique sou tien au monde , à présent ! Quand cet

abcès dans le genou m ’

a commencé au Harar, cela

a débu té ainsi , par quelque qu inze j ours d’

insom

n ie ._

Enfin ,c’ est peut—être mon destin de devenir

cu l-de—j atte A ce moment, je suppose que l

adm i

n istration militaire me laisserai t tranqu ille !

Espérons mieux .

Je vous souhaite bonne santé , bon temps et tou t

à vos souhaits . Au revoir.

RIMBAUD

Marseille , le 1 0 juillet 1 89 1 .

Ma chère sœur,

J’

ai bien reçu tes lettres des4e t 8 juillet . Je

su is heureux que ma situation soit enfin déclaréenette . Quant au livret , je l

’ai en effet perdu dan s

mes voyages . Lorsque je pourrai circuler, je verrai

si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs . Mais

si c’est à Marseille , je crois qu ’il :me faudrait enmains la réponse au tographe de l’intendance . De

tou tes façons , il vaut m ieux que j’aie enmains cette

260 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

déclaration . Envoyez— la—moi. Avec cela p ersonnene m

'

approchera. Je garde aussi le certificat d’

am

putation signé du directeur de l ’hôpital, car il pa

ralt qu ’ il n ’

est pas permis aux médecins de sign er

de tels papiers à leurs pensionnaires . Avec ces deux

pièces je pourrai sans doute obten irmon congé ici .Je suis toujours levé,mais je ne vais pas bien .

Jusqu ’

ici je n’

ai encore appris à marcher qu’avec

des béqu illes, et encore il m’

est impossible de mon

ter ou descendre une seu le marche dans ce cas,

on est obligé de me descendre ou monter à bras le

corps . Je me su is fait faire une j ambe de bois très

l égère , vernie et rembourrée,fort bien faite (prix

50 francs);je l’ai m ise il y a qu elques j ours et ai

essayé de me traîner en me sou levant encore sur

des béqu illes, maisje me su is enflammé le moign on

et ai laissé l ’instrumen t maudit de côté . Je ne pou r

rai guère m ’

en servir avant qu inze ou vingt j ours ,e t encore avec des béqu illes pendan t au moins un

mois,et pas plus d’

une heure ou deux par j our. Le

seul avan tage est d ’avoir trois points d ’appu i au

lieu de deux .

Je recommence donc à béquiller. Quel ennu i,

quelle fatigue , quelle tristesse , en pensant à to us

mes anciens voyages e t comme j ’é tais actif, il y a

262 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD

coup plus vite un Mais peu importe , à

présent,tou t cela peu importe la vie même

Il ne fait guère ici plu s frais qu’

en Egypte . Nous,

avons,à m idi

,de 3 0 à 35 degrés et

,la nu it

, de 25

à 30 la température du Harar est donc bien plus

agréable , surtou t la nu it, qu i ne dépasse pas 1 5

degrés .

Je ne puis vous direÏencore ceque je ferai : je su istrop bas pour le savoir même . Ça ne va pas bien ,

je le répète ; je crains fort quelque acciden t . J ’ai

mon bout de j ambe beaucoup plu s épais qu e l’au tre

et plein de névralgies . Le médecin ,naturellemen t

,

ne me voit plus ; parce que , pour le médecin , il

suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu ’il vou s

lâche . Il vou s dit que vous êtes gu éri et il ne se

préoccupe de vous que lorsqu’ il vou s sort des

abcès , etc .,etc .

,ou qu ’ il se produ it d’

au tres com

plications nécessitant qu elques coups de cou teau .

Cette sorte de gens ne considère les malades qu ecomme des suj ets d

'

eXpériences , on le sait bie nsurtou t dans les hôpitaux , où leurs soins ne son t

pas payés . D’ailleurs

,ils ne recherchent ce poste de

médecin d’

hôpital que pour s’

att irer une répu tat ion

et une clientèle .

Je voudrais bien rentrer à Roche , parce qu’

il v

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 263

fait frais mais je pense qu’il n ’

y a guère là de ter

rains propices àmes exercices acrobatiques . Ensuite ,j ’ai peur que de frais il n

y fasse froid . Mais la pre

m ière raison est que je ne pu is me mouvoir je ne

le pu is, je ne le pourrai avan t longtemps , e t,

p our dire la vérité , je ne me crois pas guéri in térieu

remen t et je m’

attends à quelque Il

faudrait me porter en wagon , me descendre,e tc.

,

e tc C’

est trop d’

ennuis, de frais e t de fatigue . J ’ai

ma chambre payée jusqu ’à fin j uillet je réfléchi

rai et verrai ce que je pu is faire dans l’ interval le .

Jusque—là j ’aime m ieux croire que cela iram ieux ,comme vou s vou lez bien me le faire croire ; au ssi

stupide que soit son existence, l’homme s’y ratta

che touj ours .

Envoyez—mo i la le ttre de l’ intendance . Il y 2 jus

tement à table avec moi un inspecteur de police

malade, qui m’

embètait toujours avec ces histoires

de service et s ’apprêtait à me j ouer quelque tour.

Excusez—moi du dérangemen t . Je vous remercie .

Je vous souhaite bonne chance et bonne santé .Ecrivez—moi.

Bien à vous,

RIMBAUD

264 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD

Marseille , 1 5 juillet 1 89 1 .

Ma chère Isabel le ,

Je reçois ta le ttre du 1 3 , et trouve occasion d’y

répondre de suite . Je vais voir quelles démarches

je puis faire avec cette note de l’intendance et le

certificat de l’hôpital . Certes , il me plairait d’ avoir

cette question réglée mais,hélas ! je ne trouve

pas moyen de le faire, moi qu i su is à peine capa

ble de mettre mon sou lier àmon unique j ambe .

Enfin , je me débrouillerai comme je pourrai . Au

moins , avec ces deux documents , je ne risqu e plus

d ’aller en prison : car l’administration m ilitaire est

capable d’

emprisonner un estropié , ne fût—ce que

dans un hôpital . Quant à la déclaration de ren trée

en France , à qu i et où la faire Il n ’

y a personne

au tour de moi pour me renseigner e t le j our est

loin où je pourrai aller dans des bureaux , avec

mes j ambes de bois, pour m’ informer.

Je passe la nu it e t le j our à réfléchir à des

moyens de circulation c’est un vrai supplice . Je

voudrais faire ceci et cela, aller ici et là , voir, vivre,

266 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RTMEA0D

dire)sous la rotu le , léger coup qui me frappait à

chaque m inute grande sécheresse de l ’articu la t ion

et rétraction du nerfde la cu isse . Vint ensuite le

gonflement des veines tou t au tour du genou , gon

flement qui faisait croire à des varices . Je marchais

et travaillais touj ours beaucoup , plu s que j am ais)

croyant à un simple coup d’air. Puis la douleur

dans l ’ in térieur du genou a augmenté . C’ était

chaque pas , comme un clou enfoncé de côté . Je

marchais touj ours , quoique avec plus de peine jemontais surtout à cheval dont, chaque fois, je des

cendais presque estr0pié . Puis le dessus du genou

a gonflé,la rotu le s ’est empâtée , le j arret aussi s

est

trouvé pris . La circulation devenait pénible e t la

dou leur secouait les nerfs,jusqu

’à la cheville et

jusqu ’aux reins . Je ne marchais plu s qu ’

en boi

tan t fortement et me trouvais touj ours plus mal .

Mais j ’avais touj ours beaucoup à travailler,forcé

ment . J’

ai commencé alors à tenirmaj ambe bandéedu haut en bas, à frictionner

,baignér, e tc.

, sans

résultat . Cependant, l’appétit se perdai t. Une

'

in

somnie o piniâtre commençait . Je faiblissais e t mai

grissais beaucoup . Vers le 1 5mars, je me décidai

à me coucher,au moins à garder la position hori

zontale . Je disposai un lit entre ma caisse, mes ecri

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 267

tures et une fenêtre d ’où je pouvais surveiller mes

balances au fond de la cour, e t je payai du monde

de plus pourfaire marcher le travail , restant moi

mème étendu, au moins de la jambe malade . Mais

,

j our par j our, le gonflement du genou le faisait res

sembler àune boule . J ’observai que la face in terne

de la tête du tibia était beaucoup plu s grosse qu’

à

l’

autre jambe . La rotule devenait immobile , noyée

dans l’excrétion qui produ isait le gonflement du

genou et que je vis avec terreur devenir en quelques

j ours dure comme de l ’os . A ce moment, toute la

jambe devin t raide,complètemen t raide , en hu it

j o urs ; je ne pouvais aller aux lieux qu’

en me

traînant . Cependant , la jambe e t le hau t de la

cu isse maigrissaient, maigrissaient , le genou et

le j arret touj ours gonflant,se pétrifiant ou plu tôt

s’

osSifian t ; et l’

affaiblissemen t physique et moral

empirait . Fin mars , je résolus de partir. En quel

ques jours , je liqu idai tou t à perte ; et , comme la

raideur et la dou leur m ’

interdisaient l ’usage du

mulet ou même du cham eau , je me fis faire une

civière couverte d’

un rideau, qu e 1 6 hommes trans

portèrent à Zeilah en une quinzaine de j ours . Le

second jour du voyage , m’

étant avancé loin de la

caravane , je fus surpris dans un endroit désert par

268 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nmmum

une plu ie sous laque lle je restai étendu 1 6 heures

sous l’eau , sans abri el sans possibilité de me mo u

voir cela me fit beaucoup de mal. En route , je ne

pus j amais me lever de ma civière . On étendait la

tente au -dessus de moi à l’endroit même où l ’onme déposait ; et , creusant un trou de mes mains

près du bord de la civière , j’arrivais difficilemen t à

me mettre de côté pour aller à la selle sur ce trou

qu ’

ensu ite je comblais de terre . Le matin , on en le

vait la ten te au— dessu s de moi ; puis on m’

enlevait .

J’

arrivai à Zeilah,éreinté , paralysé . Je ne m

y

reposai que quatre heures un vapeur partait pour

Aden . Jeté sur le pont sur mon matelas ( il a fallu

me hisser à bord dans ma civière !)je dus souffrir

trois j ours de mer sans manger. A Aden,nouve lle

descente en civière . Je passai ensuite quelquesj ours

chez M . Tian pour régler nos affaires et part is à

l ’hôpital où le médecin anglais , après quinze j ours ,me conse illa de filer en Europe .

Ma conviction est que cette dou leur de l’

articu

lation,si elle avait été soignée dès les prem iers

j ours , se serait calmée facilement et n’

aurait pas

eu de su ites. Mais j ’étais dans l’ ignorance de cela.

C’

est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à

marcher et à travailler e‘

xcessivement .

270 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M EAUD

impotent complet, pleurn ichant et attendant lanu it, qui rapportera l

insomnie perpétuelle et la

matinée encore plu s triste que la veille , e tc . , e tc .

La su ite au prochain numéro .

Avec tous mes souhaits .

RIMBAUD

CXI II

Marseille, le 20 juillet 1 89 1

Ma chère sœur,

Je.

vous écris ceci sou s l ’influence d’

une violen tedouleur dans l ’épaule droite ; cela m

empêche pres

que d’écrire , comme vous voyez .

T0ut cela provient d’

une constitution devenu earthritique par suite de mauvais soins . Mais j

en ai

assez de l’hôpital, où je suis exposé aussi à attraper

tou s les jours la variole , le typhus , et au tres pestes

qui y habitent. Je pars , le médecin m’ayant dit que

je puis partir et qu'il est préférable que je ne reste

point à l 'hôpital .

Dans deux ou trois j ours je sortirai donc et verraià me traîner jusque chez vous comme je pourrai

car, dans majambe de bois , je ne puis marcher et,

LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD 27 !

même avec les béqu illes je ne puis pour le m oment

faire que quelqu es pas , pour ne point faire empirer

l ’état de mon épaule . Comme vous l ’avez dit,jedescendrai à la gare de Voncq . Pour l ’habitation

je préférerais habiter en hau t ; donc inutile dem

’écrire ici, je serai très prochainement en route .

Au revoir.

RIMBAUD

!Ici finit cette correspondance de Rimbaud . I l

rentre , comme on voit,dans sa famille à Roche .

Là , il restera un mois ; puis, accompagné de sa

sœur,il reviendra à l’hôpital de Marseille où il

doit mourir (le 1 0 novembre 1 89 1 )dans les affres

surtou t de ne pouvoir remuer,marcher

,voyager.

La veille de sa mort, il dicte , pour le directeurdes Messageries maritimes , une le ttre dans laquelleil demandait d'être transporté à bord d’

un vapeuren partance pour l’Orient .]

A CHE VE o*m ram s s

Le quinze novembre m1] huit cent quatre—vingt—da —neui.

PAR

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A POITIERS

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