LA Vm DE JEAN—ARTHUR Rm an m - Forgotten Books
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e an —Art ur
PATERNE BERRICHON
ru e—sa una D’
UNE LETTRE DE uÉuÉu cx A RIMBAUD
D euæ i ème éd i t ion
PARIS
S O C IÉ T É D V M E R C V R E D E FRANC E
xv,nva on L
’
Éa vnfi—su m —Ganu u u , xv
M DOCG XCIX
n . A ÉTÉ rmi: un car OUVRAGE
Douze eœemp laires sur p ap ier de Ho llande
numéro tés de 1 à 1 2 .
JUST]F1CATlO N DU TIRAGE
Droits de reproduction et de traduction réservés po ur tous pays,
y compris la Suède la Norvège et le Danemark.
Dans ce s le t tres de Rimbaud à sa fam ille, on ne
trouvera p oin t de l ittérature , ou tan t peu et si invo
lontaire ! A pe ine y rencon trera— t—ou la trace des
préoccup a tions scient ifiques e t industrieu ses qu i
caractérisent l’époque d’évolu tion men tale à laquelle
elles furen t écrites . Poin t de drame intérieur com
plaisamm ent exposé , point de métadrame dirait
l’
admirahle Henry Bourgerel simplement,des
relat ions d’aventures offertes avec négligence et
feinte bonhom ie , touchant l’existence matérielle
et la prosp érité pécun iaire , et des commissions .
De sort e que , bien que cet te correspondance , dès
mise par o rdre de dates , forme un ensemble de lec
ture des p lu s mouvementés e t des plu s tragiques,
l’
on serait , à u n poin t de vue,le point de vue psy
chologiqu e , déçu ; si l’
on ne savait l’aptitude de
l’âme complexe e t formidable du poète des Illum i
nations e t du Bateau ivre à se mettre, dans son
1 2 LETTRES DE JEAN- ARTHUR RIMBAUD
commerce avec les hommes, aussitôt à la portée
des intelligerices interlocu trices . Or,la principale
destinataire de la plupart des épistoles, sa mère ,est une personne de vertu propriétaire dont le cœur
bat malgré soi vers l’argen t e t qui ne saurait , par
tradition , avoir d’
est ime parfaite pour un homme
pauvre vivant,fût—cc son fils
,ce fils fût— il Arthur
toute occupation n’
apportant pas , à son vu et su ,
un gain , est méprisable elle se croit une catholique
ferme , alors qu’
elle n'
est qu 'une de ces cléricales
intolérantes qui certainemen t dédaigneraien t Jésus ,au cas où celu i—ci reviendrait parmi nou s mener sa
vie de dénûment fier et de révolte douce : carac
tères très communs et respectés en province , fruits
de la morale bourgeoise , honnêtes gen s qui, em
murés dans un étroit esprit d’
égoïsme , ne s’aper
çoivent pas qu’ ils ruinen t la religion chrétienne en
s’
en déclarant les inébranlables sout iens .
Mais,ceci connu , qu
’ il fallait , en dépit de tout ,dire au seuil d
'
une publication de cette correspon
dance de Rimbaud, les lettres prennent dans le
détail une couleur inqu iétante, suggestiœ m ieux
que toute musique de phrases savamment rythmées
INTRODUCTION 1 3
on sent que , pour ne point con trister et s’
aliéner
le correspondant en France don t il a beso in et qu ’ il
aime en somme sous la sécheresse des témoignages
d’affect ion,Rimbaud sacrifie ses soucis idéaux les
plus pressants e t impérieux,qu’ il exagère des tri
vialités e t va jusqu ’à m édire des gens l’employan t
avec loyau té ou l’aidant dans ses héroïques projets ,
gens pour lesquels il avait cependant une sincère
amitié et cela est plein d ’horreur.
Il n ’
y a que vers la fin du recueil , fin de sa vie ,aux le ttre s adressées excluswement à sa sœur
, que
le ton ré tracté se modifie et s’
abandonne un peu
cordialem ent cela , parfois , devient même prolixe ,et c’est touchant et c ’est navrant à un point
extrême . Il est sur un lit d’hôpital
,l’amoureux
passionn é de la santé act ive Amputé d’
une j ambe ,il se débat con tre l’ immobilité et il ne parvient pas
seulemen t à béqu iller, le vagabond dans l’ inconnu
des forêts , des déserts et des mers,le marcheur
inlassable à travers le monde ent ier En dépit de
ses dése spérés efforts pour s’
en aller, i l faut qu’ il
demeure , le passant surhumain : à moins qu ’i l ne
se fasse porter mourant au chemin de fer, e t
14 LETTRE S DE man-am e na munxun
c’es t ce qu’ il fait ; c’
est ce que , moribond , il fera
encore !
Aux temps où , par notre étude sur sa vie,nous
essayâmes de tracer cette figure extraordinaire , la
bonne fortune ne nou s était point encore advenue
de lire Nietzsche . Depu is , grâce à M . Henri A lbert ,les vues de l’idéo logue allemand sur la surhuma
nité nous sont connues ; et , voici que quelque
chose rappelant les visions d’
Une saison en E nfer
et de maintes Illuminations nous frappe, dans ces
vues . En lisant des pages de Zaraticoustra sur
tout et de l’An téehrist , la parenté des deux génies
nous apparaît , à ce point que nou s avons la sen
sat ion d ’
une paternité de Rimbaud sur Nie tzsche ;mais
, encore qu’
Une saison en E nfer soit de 1 873
et que Zarathoustra soit de 1 88 1 - 1 885 ceci,c’est—à-dire , de deux lustres postérieur à cela
nou s croyons, en y réfléchissant , que cet te pater
nité n’
est qu’
une illusion de coïncidence : si Nietz
sche avait eu l’occasion de lire un des rares
exemplaires de l’0puscule de Rimbaud, sa droiture
d’
esprit nous en avertirait au cours de ses œuvres .
INTRODUCTION 1 5
Touj ours est—il qu e les réflexions métaphysiques
du philosophe germanique se trouvent à l ’état de
cris parm i les chants du poète français (nous ne
faisons pas de patriot isme,bien que Nietzsche lui
m ême y au toriserait), et qu’ il n
’
est pas jusqu ’au
portrait fait par M . Henri Albert de la personnalité
intellectuelle de Nietzsche qui ne ressemble à Rim
baud . C’
est le mérite dit M .Albert de cer
tains grands esprits de donner dans leurs œuvres
la formu le la plu s complète de leur
D’ autres, au contraire , viven t à l ’ écart , loin des
préoccupations de leur temps . Sans souci du pré
sen t , leur regard est fixé vers l’avenir. Chercheurs
infatigables dans le domaine de la pensée (et de la
vie , eût—il fallu aj outer), il s tracent à l’humanité sa
voie . Ce sont les Héros . Que leur importe la gloire
d’ auj ourd ’hu i ! Solitaires au milieu de la foule in
compréhensive , ils sont assez grands pour projeter
leur ombre dans le lointain, au delà des géné
rations . Nietzsche est de ceux—là.
Ce n’
est point ici le lieu ni l’espace où opérer,
par un examen minutieux , le rapprochemen t de
ces deux penseurs nouveaux . Nous laissons d ’ail
1 6 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nm nxun
leurs ce soin à des bonnes volon tés plus versées
dans les sciences de la sagesse . Faisons simplement
observer que tandis que chez Nietzsche les idées
sont peu à peu dédu ites , elles sont chez Rimbaud
spontanément et précocement découvertes : l’un est
poè te,l ’autre est philosophe . Remarquerons—nou s
au surplus que , au ssitôt son idéal formulé, Rim
baud part pour l ’agir, qu’ il le réalise dans une cer
taine mesure et que ce faitde volon té le rend peut
être supérieur à Nietzsche S’ il est grand d’établir
ladoctrine du surhomme , il est encore plu s grand
d’avoir tâché d’être , l'ayant au préalable imaginé ,
ce surhomme ; et les circonstances d’
infortune qui
ont empêché une pareille volonté de totalement
abou tir ne peuvent que la faire admirer davantage .
Il est convenu , en définitive , qu’
à égalité de va
leur respective un poète passe touj ours un
‘
philo
SOphé .
Le livre céans ,que nous avons l’honneurd ’ouvrir
,
ne contient pas de let tres antérieures au départ du
poète pour l’action . La première est datée de Stu tt
gart , 1 875 c ’est, moins de deux années après la
LETTRES DE JEAN— ARTHUR R IMBAUD
rieurs . Et le plus singulier dans le caractère de ces
entreprises, c’
est qu ’
elles von t sans orgue il , sans
préoccupation de gloire . Rimbaud semble aimer la
vie pour elle -même,e t l’act ivité pour la joie imme
diate qu ’
elle comporte ; simplement , bonnemen t .
Quel malheur que nous n’ayons pas les confiden
ces profondes de son esprit à cet te époque
Son courage et son endurance étaient à ne pas
croire . M . Jehan Soudan rapporte de visu que , sur
les bords de la mer Rouge , il est célèbre et légen
daire pour avoir, sans autre coiffure qu’
une calotte
turque , traversé sous l’Equateur une contrée du
désert que les indigènes somalis n’osent point
atteindre , parce que , disen t—ils, la cervelle y bou t ,le crâne éclate , et que tous ceux qui s
’
y aventurent
n’
en reviennent .
Sa bienfaisance,quoique au toritaire
,était
,nou s
l ’avonsmon tré ailleurs,délicate et immense .De 1 888
à 1 89 1 , sa factorerie d’Harar fut le lieu de rendez
vous,la bonne auberge gratuite des voyageurs
,
m issionnaires ou au tres, partis des au tres con ti
nents pour venir opérer dans l’Afrique orientale .
INTRODUCTION 1 9
La correspondance avec sa fam ille, correspondance
qu i d’ailleurs se fait plu s rare à cet te époque ,
ne nous fournit poin t de détails'
à ce sujet .
1‘Ious
avons pu , en revanche,nous procurerquelques nou
veaux renseignements aux sources les plu s indénia
bles et ces renseignements,dest inés d’
abord,
dans notre esprit,
'
_
àê tre incorporés à la biographie
de Rimbaud pour une nouvel le édition ,nou s som
mes heureux d’
en faire dès maintenant part au pu
( 1 )Nous disons indén iables , parce que l'
on a voulu mettre en
doute la ressemblance de no tre portrait moral de Rimbaud explorateur, publié en un livre précédent . Faut
- il que , pour notre garantie
à ce sujet , nous ayons en ou tre l’
1mmodestie de présenter la tra
duction lit térale d’
un passage d’
une le ttre de M . Ugo Ferrandi . ex
p lorateur italien , àM . Ch .Saglio , consul de France à. Livourne ? Sans
que nous eussions l’
honneur de le personnellement connaître ,M . Saglio voulut bien , spontanément , nous faire communiquer cette
le ttre datée de Novare , 2 janvier 1 898, et que , sans la malveillan‘
ce ,
nous n‘
aurions jamais songé à employer comme pièce justificativeTout d
’
abord, merci , mille fo is merci, et pour le souvemr que
vous avez conservé de moi et pour le don exqu isément gen til d’
un
livre qui me remémore la vie mouvementée d’
un cher ami dont j’
ai
toujours conservé le plus beau souvenir . Le livre de Berrichon sur
Arthur Rimbaud,sans emphase , sans déclamation
,est un beau li
vre et , ce qui est plus. véridique . Le caractère de Rimbaud, pour
qu i le connut de près. est signalé làavec une vérité surprenante
Cela n’
est pas, insistons-y , de la critique littéraire complaisan te .
Pas plus qu’
avec M . Saglio , jamais nous n’
avions eu de rapports,même épisto laires , avec son correspondant . Disons enfin que M . Ugo
Ferrandi connu t beaucoup R imbaud àAden et à Harar et que ,
dans le méme temps que Soleillet , il vécut avec lui la vie commune
àTadjourab.
zo LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUÜ
blic . Ils aiden t à comprendre les lettres . Les voici .
Rouge , bâtie sur un long plateau et entourée d’é
paisses murailles que flanquen t des tours carrées , la
ville de Harar, chef-lieu du gouvernemen t de la con
trée du même nom,est
,peut—être le sait—ou ,
le cen
tre d ’
une population de deux millions d’
humains .
Les habitations des quarante mille âmes, que pour
sa part elle renferme , sont rondes ou carrées à ter
rasse , gallas ou arabes , e t construites de moel lons
et de boue . Sur une grande place dominant la ville
s’
érige le m inaret d’
une mosquée , s’ ouvre la vaste
porte d’
une caserne précédant le palais du gouver
neur.
Dans certaine maison d’
un étage se trouvant
au ssi sur cette place (la seu le maison de style eu
ropéen qui soi t dans la cité et qui fu t , ainsi que la
mosquée,constru ite en 1 876 par Raouf Pacha ,
conquérant égypt ien de la con trée), Arthur Rim
baud , alors agent de M . Bardey, négocian t d’
Aden,
INTRODUCTION 2
s’était déja vu installé à Harar, dirigeant de là des
expéditions commerciales au Somal et en paysgalla .
C’était en 1 880 et en 1 881 .
Son installat ion de 1 888 à 1 89 1 était tou te dif
férente , et située au tre part dans la ville nou s ne
savons encore précisémen t où,ni quelle forme
revêtait la maison , con stru ite probablemen t par
Rimbaud lui-même .
Donc , dans ces dern ières années,cette maison
constitua,en quelque sorte , un relais pour lesexplo
rateurs du Choa , de l’
Abyssinie , du Soudan . On y
rencontrait aussi , ou tre les serviteurs parm i lesquels
il fau t citer cet admirablement dévoué Djam i quisera légataire , des indigènes de tou tes classes
chameliers , pasteurs , gu erriers, dedjatchs, ras . Rim
baud y donnait jusqu ’àdes soirées soirées où , sou s
la lum ière de bougies profusémen t semées aux
parois murales et sur les m eubles Sommaires,des
Grecs , des I taliens , des Français , des Allemands ,des Anglais , des Russes , des Américains parve
naien t, grâce au savoirlingu istique de l
’hôte,à s
’
en
tendre et à se divertir noblement entre eux au ssi
22 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IM‘BAUD
bien qu ’avec desArabes,des Ethiopiens, desGallas,des Somalis, des Dankalis . Et elles n’étaient
,qu ’on
en soit assuré , pas le moin s du monde tourdeba
belesques, ces agapes pour lesquelles l’hôte
,ennemi
de l ’alcool , n’
employait aucun breuvage de commu
n ion ou de j oie , de façon que l’harmonie régnante
se dût exclusivement à la vertu dominatrice de son
esprit charmeur l Parfois , organisés touj ours par
lui, poète rémin iscen t,des concerts de musique
gallas s’y produ isaient , al ternan t avec des chants
amhariniens ou les accompagnant ; et , comme bien
on pense, c’était délicieu sement étrange .
En ce temps— là,la coloniefrançaise d’
Obock—Dj i
bou ti s’installait à peine . L’
Anglais, par Aden'
e t
Zeilah,tenait le commerce de ces contrées . L
’
Italie ,
par Massaouah,‘ cherchait bien à s
’
y porter; mais
elle n’était poin t encore d’adresse à lutter con tre
l’ Égypte même . Quant à Ménélick 11
,alors roi du
Choa seulement , ce n’était en réalité qu ’
un trafi
quant accapareur et peu scrupu leux de conscience
commerciale , devant lequel on se voyait obligé d’être
sur ses gardes . Néanmoins , ce plateau du Harar
(dont Rimbaud fu t peut—être le décisif pionn ier)
INTRODUCTION 23
étant riche par sa faune et sa flore , il y avait là à
faire , comme on dit ; e t l’
on y faisait . Aussi,fde plus
en plus,aux j ours où lemaître n
’ était pas en expé
dition,les soirées de lamaison rimbaldienne se fré
quentaient—elles avec plaisir et non sans grand
profit . Indépendamment des fam iliers comme
M . Alfred ! lg, ingén ieur su isse et m in istre de Mé
nélick,comme M . Savouré , l
'
un des chefs de la
Compagnie franco—africaine , comme ato Makonnen ,gouverneur du Harar depuis la conquête sur les
Egypt iens par le roi du Choa,
tous les commer
çan ts e t tou s les géographes s’étant à cette époque
fait un nom par l’
explorat ion de l’Orient africain
connurent l’hospitalitéde la factorerieRimbaud . Ils
en gardent le spécial et cordial souvenir. C’
est d ’a
bord Ju les Borelli , puis c’
est Chefneux ; c’
est Ugo
Ferrandi , recevant de l’
hôte des notes précises sur
la météorologie de Tadjourah c’est Robecchi Bri
chetti , dont un livre récent parle des fameuses soi
rées c’
est le comte Téléki, diplomate au trichien ;ce son t les Brémond; c
’
est Deschamps , Bidau lt de
Glatigné , Rondani, Manoli , e tc . ,
Avec les façons, dit M . Savouré, du plus éton
24 LETTRES DE JEAN -ARTHUR R IMBAUD
nan t cau seu rqui se puisse rencontrer,Rimbaud , ne
riant lui-même presque j amais , mais faisant à loisir
se désopiler tout son monde , instru isait sur toutes
sortes de choses,en s
’
en j ouant, on eûtdit . Il était
bien quelquefois sarcastique terriblement ; et là ,
comme jadis à Paris dans la vie littéraire , ou ne
comprit pas touj ours que , sous ses sarcasmes , il
était l’indulgence et la charité totales . Qu’ importe ,si son enseignement , subi quand même , a , du fait
de ses disciples , produit , par la suite , des résu l tats
élevés Ses leçons portaient particu lièrement,dans
ce milieu,sur la condu ite à ten ir par les Euro
péens en pays nouveau , conduite qu’ il avait inau
guré e et tenait lui-même ; à savoir, témoigne
M . Bardey : mener à bien son entreprise commer
cie le ou au tre tout en étan t, e t par cette en treprise
même , u tile aux indigènes .
Et les comptoirs du golfe d’
Aden ,où on l ’avait
vu,en 1 886, ins tru isant des enfants noirs par la
lecture e t l ’explication commentatrice du Coran ,
n’
oubliaient point, eux non plus, qu’
en Rimbaud
se trouvait un conse iller sûr .
26 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
maison étaient souvent relues , en raison de leur
caractère original , choix d’
expressions curieu ses
et disant beaucoup , tout en tournant tou t au plu s
risible comique exprimé le plus sérieusemen t du
Ces sourds d’à—présent,les Tian et autres , ne se
firent pourtan t point faute d’
ut iliser les connais
sances topographiques et ethnologiques d’Arthur
Rimbaud,en se reposan t sur lui, maintes fois , du
soin de tracer les it inéraires , d’acheter leurs mar
chandises, d'organ iser les caravanes e t même de
les diriger en personne ! Mais, passons.
Aussi bien , du Caire , de Port—Sa1d , de Beyrouth,
lieux de recueillement des explorateurs de l’Afrique ,on s
’
informait auprès de notre omniscient de l ’état
géographique e t des mouvements politiques de
l’
Abyssinie , alors en ple ine effervescence . Touj ours
très éclairé et très au courant, sur ces points encore ,Rimbaud était volontiers de secours in tellectuel
envers ses correspondan ts scientifiques large
men t il leur dispensait ce qu’ il possédait de rensei
gnements, et il allai t jusqu’à leur faire in timemen t
INTRODUCTION
don de ses propres découvertes , jusqu’à leur livrer
ses prévisions générales.
Ces le ttres encore seraient d’un appoint considé
rable à celles du présent tome;mais , bien que les
explorateurs semblent marquer envers la mémoire
de Rimbaud un respect et une affection plus grands
que ceux des négociants , nous n’avons pu ,
jusqu’à
présen t,arriver à en réunir un groupe appré
ciable . Tou tefois , nous en ofl'
rirons une ici,parce
qu’
e lle corrobore une part de ce que nous venons
de dire e t , au ssi , parce qu’
elle présente , dans un
ordre de faits un peu spéciaux peu t- être, l’ intérêt
le plu s vif
Harar, 25 février 1 889 .
Mon chermonsieur Borelli ,
Comm ent vous portez—vous?
Je reçois avec plaisir votre le ttre du Caire , 1 2 janvier.
Merci m ille fois de ce que vous avez pu dire et faire
pourmo i dans notre colonie . Malheureusement il y a tou
jours je ne sais quoiqui détourne complètement les Issas
de notre Djibou ti la difficulté de la route de Biokaboba
àDjibouti (car on ne peut aller d’
ici àAmbos , trop voi
28 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
sin de Zeilah, pour côtoyer ensuite jusqu'à Dj1bou ti l), le
manque d'
installation commerciale àDjibouti et mêm e
d’
organisation politique , le défaut de communications
maritimes de Djibou ti avecAden et , surtout , la question
suivante : comment les produits arrivant àDjibouti seront—ils traités àAden (car il n
’
y a pas à0bock d 1ns
tallation pour la manutention de nos marchandises).De Djibouti pour le Harar on trouve assez facilement
des chameaux , et la franchise des marchandises com
pense , et au delà , l'
excédent de frais en loyers de ces
animaux . Ainsi nous avons reçu par Djibouti les 250
chameaux de M . Savouré , de qui l’
entreprise a finale
ment réussi : il est entré ici quelques semaines après
vous , avec le monsieur son associé . Le dedjatch Méko
néné ( 1)est reparti d’
ici pour le Choa 16 9 novembre 1 888,et M . Savouré est monté à Ankobeur par le Hérer huitjours après le départ de Mélionéne par les l tous. M . Sa
vouré logeait ici chez moi ; il m’
avait mêm e laissé en dé
pôt une vingtaine de chameaux de marchandises , que jelui ai adressés au Choa, ily a une qu inzaine , par la rou tede Hérer. J
’
ai procuration de toucher pour lui àla caissedu Harar une cinquantaine de mille thalaris pour lecomptede sesfusils , carilparaîtqu
’
il n’
a pas reçu grand’
chose du roi Ménèlick . En tous cas, son associé descend
de Farre pour Zeilah fin mars, avec leur prem ière cara
( 1 )Makonnen , actue llemen t ras .
INTRODUCTION 29
vane de reto ur. M . Pino se rend à la côte par cette occa
sion .
Vous devez savoirqueM Brémond est arrivé àObock
Djibou ti. Je ne sais ce qu’
il veu t entreprendre . Enfin il
a un associé voyagean t avec lui. Je n'
ai pas reçu de let
tres de lui depuis son départ de Marseille ;mais j ’attends
personnellement un courrier de Djibouti.M . Ilg est arrivé ici, de Zeilah, fin décembre 1 888,
avec une quarantaine de chameaux d’
engins destinés au
roi . Il est resté chez moi un mois et dem i environ on ne
lu i trouvait point de chameaux , notre adm inistration ac
tuelle est fort débile et les Gallas n'
obéissent guère . Eu
fin il a pucharger sa caravane et est parti le 5 février
pour le Choa, viaHérer. Il doit être àl'Hawache àpré
sent . Les deux autres Suisses sont à l’
attendre .
Nos choums sont Ato Tesamma, Ato Mikael et le
gragnazmatcheBanti.Le mouslénié , qu ifait rentrer l’
im
pôt , est l’
ém irAbdullahi . Nous n’
avons jama1s été aussi
tranquilles , et nous ne sommes nullement touchés des
soi—disant convu lsions politiques de l'
Abyssinie . Notre
garnison est d’
environ m ille rem ingtons.
Naturellement , depu is la retraite de Mékonène , qui a
été suivie de celle du dedjatchBêcha de Boroma et mêm e
de celle deWaldé Gabriel du Tchertcher, cette rou te nousest complètement fermée . Nous ne recevons plus de
maggadîés depuis longtemps .
Nous ne recevons d’
ailleurs guère de courriers que
3 .
30 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
ceux de M . Savouré , quoiqu e le roi envoie quelques
ordres aux chooms d’
ici et que Mékonéne continue à
adresser aussi ses ordres aux dits choums, comme s’il
était présent , quoiqu’
il ne soit pas sûr qu’
il sera renom
m é gouverneur ici, où il a laissé de fortes dettes.
Enfin, par le dernier courrier on nous annonçait que,
la situation semblant calmée au Choa, le dedjatcbWaldé
Gabriel retournait Téoccuper le Tchertcher ce serait
pour nous la réouverture des relations commerciales avecle Choa.
Quant à ce qui s’
est passé au Chou, vous devez le sa
voir. L’
empereur avait détrôné Tékla Haïmanante duGodjam pour mettre àsa place Ras Mickael, je crois
L'
ancien roi du Godjam se révolte , chassa son rempla
çant , battit les gens de l’
empereur;d’
où m ise en marche
d’
Ato Joannès son entrée au Godjam , qu’
il ravagea
terriblement et où il est toujours . On ne sait encore si la
paix est faite avec Tékla Haïmanante .
Ato Joannes avait de nombreux griefs contre MéDélick .
Celui—ci refusait de livrer un certain nombre de déser
teurs qu i avaient cherché asile chez lui. On dit même
qu’
il avait prêté un m illier de fusils au roi du Godjam .
L’
empereur était aussi très mécontent des intrigues, vraiesou non
,de Ménélick avec les I taliens . Enfin les relations
des deux souverains s’
étaient fort envenimées, et on a
Le négus Jean . Ato signifie m onsieur ou seigneur.
INTRODUCTION 3
craint , et on craint toujoursque Joannès ne passe l’
Abbaï
pour tomber sur le roi du Choa.
C'
est dans l’
appréhension de cette invasion que Méné
lick a fait abandonner tou s les commandements exté
rieurs pour concentrer tou tes les troupes au Ch0a et par
ticu lièrement sur la rou te de Godjam . LeRas Govana ,le
Bas Darghi gardent encoreàprésent le passage de l'
Ab
haï; on dit m ême qu’
ils ont déjà eu àrepousser une ten
tative de passage des troupes de l’
empereur. Quant à
Mékonène , il était allé jusqu’
au Djimma , dont le mal
heureux r0 i avait déjà payé le guibeur‘
( 1 à un détache“
ment de troupes de Joannès passé par l’
ouest . L‘
abba
Cori a payé un deuxième guibeur àMénélick .
L’
aboune Mathies, un tas d’
au tres personnages , inter
cèdent pour la paix entre les deux rois . On ditque Méné
lick ,très vexé , refuse de se concilier. Mais peu àpeu le
différend, croit—ou ,s’
apaisera . La crainte des Derviches
retient l’empereur; et quant àMénélick, qu i a caché au
diable toutes ses richesses , vous savez qu’
il est trop pru
dent p0 ur jouer un coup si dangereux . Il est toujours àEntotto . On nous le représente bien tranqu ille .
Le 25 janvier 1 889 est entréàAnkobeurAntonelliavecses fusils et quelques millions de cartouches Vet
terli, qu’
il devait livrer, je crois, il y a longtemps . Il pa
raft qu'
il a rapporté une quantité de thalaris. On dit
( 1)L‘
impôt de vivres.
3 2 LETTRES DE JEAN °ARTHUR ! BAUD
que tout cela est en cadeau ! Je crois bien plu tôt àunesimple affaire commerciale.
Les assistants du com te , Traversi, Ragazzi, etc.,sont
toujours dans la même position au Ch0a.
On nous annonce encore que le sieur Viscardi est dé
barqué à Assab avec une nouvelle cargaison de tuyauxrem ingtons .
Le gouvernement italien a aussi envoyé ici le docteur
Nerazzin i (que de docteurs diplomates en séjour,comme re lais de poste d
’
Antonelli.
Nous avons eu , il y a quelques jours, la visite du
comte Téléki, qu i a fait un important voyage dans lesrégions inexplorées au N .
-O . du Kénia : il dit avoir
pénétré jusqu’à dix jours suddu Kafl
'
a . Il nous répète ce
que vous dites 'da cours du Djibié , c'
est-à—dire que ce
fleuve , au lieu d'
aller àl’
Océan Indien ,se jette dans un
grand lacvers le S.-O . Selon lui, le Sambourou des car
tes n'
existe pas .
Le com te Téléki repart pourZeilah. Le deuil du prince
Rodolphe le rappelle en Autriche .
Je dis bonjouràBidault de votre part . Ilvous salue
avec empressement . Il n’
a pas encore pu placer sa col
lection de photographies du pays, qui est àprésent com
plète . On ne l’
a pas rappelé au Choa, ni ailleurs,et il
vit toujours dans la contemplation .
Disposez de moi pour ce dont vous pourriez avoir
34 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
glaise e t la loi espagnole auxquelles ils ressort is
sent), auraient intérêt personnel à les restituer.
En attendan t,voici les quelques notes prises au
j our le j our par Rimbaud , durant son si dou lou
reux dern ier trajet d’Harar à Zeilah. Nous les
avons découvertes parm i les quelques papiers rapportés par lui en France . Elles sont tracées au
crayon , d ’
une main souffrante,sur du papier à
let tres quelconqu e et figuren t l’
esqu isse d’
un com
mentaire à la lettre CIV
M ardi 7 avril . Départ de Harar à 6 heures dumatin . Arrivée à Degadallalah, 9 heures Marécage
aEgon . Haut—Egon , m idi . Egon àBallaoua-fort , 3 h .
Descente d’
Egon àBallaoua très pénible pour les porteurs , qui s
’
écrasent àchaque caillou ,et pour moi , qu i
manque àchaque m inute de chavirer. La civière est
déjà àmoitié disloquée et les gens complètem ent ren
dus . J’
essaie de monteràmu let , la jambe malade atta
chée au cou du mu let ;je suis obligé de descendre au
bou t de quelques m inutes et de me remettre en la civière
qui était déjà restée un kilomètre en arrière . Arrivée àBallaoua. Il pleut .
Vent furieux toute la nu it , que je passe sous la tente .
INTRODUCTION 35
M ercredi 8 . Levés de Ballaoua à6 h . 1 /2 . Entrée
àGueldessey à 1 0 h . 1 /2 Les porteurs se m ettent au
couran t , et il n’
y a plus à souffrirqu’
à la descente de
Ballaoua . Orage à4h . àGueldessey.
La nu it , rosée très abondante et froide .
3
Jeudi 9 . Part is a7 h . du matin . Arrivée àGrasleyà9 h . 1 12 . Resté aattendre l
'
abban et les chameaux en
arrière . Déjeuner. Levés à 1 h Arrivée àBoussa à5 h .
Imp ossible de passer la rivière . Campé avec M . Do
nald,sa femme et deux enfants.
4
Vendredi 1 0 . Pluie . Impossible de se lever avant
1 1 h Les chameaux refusent de charger. La civière'
part
quand m êm e et arrive àV0dji par la pluie , à2 h Tou te
la soirée et to ute la nu it nous attendons les chameaux,qui ne viennent pas .
Il pleu t 1 6 heures de suite , et nous n’
avons ni vivres
ni tente . Je passe ce temps sous une peau abyssine .
Le Samedi 1 1, à 6 h .
, j'
envoie huit hommes à la
recherche des chameaux e t reste avec les autres àatten
36 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
dre àV0dj1 . Les chameau x arrivent à 4h . de l’
aprèsm idi, et nous mangeons après 30 heures de jeûne com
plet dont 1 6 heures passées àdécouvert sous la pluie .
6
Dimanche Partisde V0dj1 à6 h Passé aGotta
à8 h . Halte àla rivière de Dalahmaley, 1 0 h .
‘
40 .
Relevés à 2 h Campé àDalahmaleyà4h .
7
Lundi 1 3 . Levés à5 h . 1 /2 .Arrivée àBiokabouha
à9 h Campé .
8
M ardi 14. Levés à 5 h . Les porteurs marchent très mal . A 9 h . 1I2 , halte à Arrou ina. On me
jette par terre à l’
arrivée . J’
impose thalaris d’
amende
Mouned-Souyn 1 thaler, Abdu lahé 1 thaler, Abdu lah1 thaler, Baker 1 thaler. Arrivée ,à Samado à 5 h .
9
M ercredi 1 5. Levés à 6 h Arrivée àLasman à
1 0 h . . Relevés à 2 h . Arrivée àKombav0ren à
6 h.
Jeudi 1 6 . Levés à 5 h . Passé à Ensa . Halte à
Doudoubassa à9 h Trouvé là 1 0 1 /2 das 1 r Levés à
INTRODUCTION 37
2 h . Dadap,6 h . Trouvé 5 chx 22 das 1 1 peaux
Adaouli .
I l
Vendredi 1 7 . Levés de Dadap à 9 h . Arrivée àWarambot à4h .
Fau t— il dire que , de même qu’ il avait été
,selon
l’expression si caractérist ique de Verlaine , un poète
maudit parce qu’
absolu,Arthur Rimbaud fu t un
explorateur et un colonisateurmaudits parce qu ’ab
solus ‘
? Craignons en tou t cas que , sous ce dern ier
aspect de son altière personnalité , il ne demeure,
par les Français surtou t , longtemps incompris .
On parle cependant , auj ourd’hu i
,beaucoup de
ces que st ion s d’
explorat ion et de colonisat ion . L’
on
en parlerait davantage , certes , et elles seraien t à la
mode, e l les tiendraient la première place dans l
’ac
tualité , si ce ténébreux roman qu’
est l’ affaire Dreyfus
,
avec ses surprises politiques et les sourdes palpita
tions de ses aléas processifs , n’
occupaît, n’
obsédait
la cervelle e t le cœur des hommes susceptibles de
38 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
s’ in téresser sereinement aux idées générales sur la
paix et le bonheur des peuples idées auxquelles,
pourtant , le monarque le plus pu issant d’
Europe
vient de donner,une preuve retentissante d’
acqu ies
cement .
Au risque de nous répéter, parce que tou t en
regardan t l’avenir il fau t parler eu '
temps présen t,
parce que précisément, sous le rapport des dites
questions , cette affaire Dreyfus a fait surgir en po
pularité une gloire suspecte,nous voudrions
,pour
la fin de cet te introduction , essayer de mon trer au
moyen d’
un brefparallèle la supériorité duRimbaud
des lettres qu ’on va lire sur le commandant Mar
chand . Ce seramontrer du même coup qu ’
en matière
de colonies , comme d’ailleurs en tou te autre matière
d’ industrie et de progrès , l’ ini tiative individuelle est
supérieure aux m ission s e t aux soum issions que
ses résultats , c’
est—à—dire , surpassent de beaucoup ,en profits économ iques et moraux les résul tat s
obtenu s par les gouvernemen ts , lesquels gouver
nements ne son t , en réalité, que les exécuteurs des
volontés de la masse votante .
Bien entendu ,l’
au-fond égoïste et sans droit exclu
INTRODUCTION 39
sive considération de patriot isme , sue déjà négli
geable pour nou s , sera reléguée à son plan inférieur
pour que préside le généreux e t seul digne raison
nemen t sur la civilisation . En procédan t ainsi,peu t
être va- t—ou fro isser le sens que prend , en l ’âme
forcenée d’
un moderne nationaliste , le verbe colo
niser? I l n ’ importe , ou tan t p is lAu fait , les œuvres
écrites e t les discours de M . Pau l Dérou lède ne
représen tent pas , que nous sachions, des modèles
de langage propre , e t ,—par conséquen t , peu doivent
nous chaloir les logomachies bourbeuses de ses
disciples . Il n ’
y a poin t de notre faute,enfin
,si ce
mot colon iser est nat ivemen t et doit demeurer la
signification d’
une vertu ne tte e t sans aucun rap
port ave c le chauvinisme ,vertu m éritant tou t sérieux
intérêt e t tou t profond respect , vertu qui toujours
n’
a eu qu’
àperdre de sa pureté,de son honneur
,
au con tact de l ’esprit m ilitaire . Coloniser veu t dire
cultiver, dans ses habitan ts comme dans ses ter
rains, une con trée; cela ne veu t pas dire se l
’
appro
prier par le meurtre , pour la ruiner après par la
déprédat ion . Faire produ ire à un pays inculte des
choses u tiles d’abord au bonheur des humains qui
40 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
l’
habitent, voilà un bu t noble le conquérir par les
armes , ce pays , y planter un drapeau , y instal ler
une administration parasitaire entretenue à frais
énormes par et pour la seu le gloriole d’
une métro
pole , c’
est de la folie barbare et c’est de la honte ,c'
est du ridicule monstrueux ( 1)Le colon , pris comme entité et qu ’il apparfienne
à la catégorie des hommes libres ou qu’ il compte
parmi les m issionnaires,doit commencer par être
explorateur,cela est évident : avant de s’établir en
pays nouveau , ne faut— il pas découvrir ce pays
Dans l’exploration aussi , afin de vaincre les obsta
cles et de faire face heureuse aux dangers , il y a
deux façons de se condu ire la façon belliqueuse ,
qui est le plus souvent collective , et la façon pacifi
que, qui est de préférence individuelle . Eh bien , il
ne semble pasque lapénétration armée soit la moin s
périlleuse ni la plus courageuse . Elle suscite , en
effet, chez les indigènes à acquérir , des sen timen t s
rien moins que confiants et peu propices à la sou
m ission cordiale sen timents logiques de terreur,
( 1)Ces lignes étaien t écrites bien avant que se révélassent les
faits de la mission Voulet-Chanoine , ce tte efl‘
royahle , ce t te execs
sive illustration de nos dires.
42 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
travailla aux gages et pour le compte du gouverne
men t français re présen té en Afrique parM . Liotard,
comm issaire de la République chargé d ’assurer
l ’occupation e t la défense des régions que la con
ven tion franco —anglaise nous a reconnue dit au
L ivre Jaune M . Delcasse, m in istre des Affaires
étrangères.
Sous le rapport du goût de l’aven ture et de l’
ap
titude physique à sonder les territoires inconnu s ,me ttons que l
’
un l’autre s
’
égalaien t . Il est possible ,concédons
, que Rimbaud dans la situation du com
mandan t Marchand n’
eût pas m ieux abou ti que
celu i—ci de même qu ’il est supposable,à la rigueur
,
que Marchand eût accompli , en lieu e t place de
Rimbaud, ce qu’
a accompli Rimbaud . Les faits n ’
en
demeurent pasmoins,qui nous semblent démon trer
la supériorité de l ’action civilisatrice isolée du dé
serteur de l’armée hollandaise sur l’act ion politiqu e
en troupe du fidèle officier de l ’armée fran
çaise .
“
On va voir, d’ailleurs , si ces deux hommes, com
parables peu t— être au point de vue de l’énergie cor
porelle , se pourraien t comparer au point de vue de
INTRODUCTION 43
l’intelligence , cette force , invincible , lorsqu’
elle se
mêle d’agir.
Après avoirété — notez—le , s’il vous plaît
,M . Ju les
Lemaître l un fort en thème de l’
enseignement
classique , un lauréat des concours académiques ,Arthur Rimbaud , ce poète si précocement gén ial
,
cet idéologue de dix—sept ans,ce précurseur de
Nietzsche,vou lut parcourir le monde . Il était mû
,
d’
évide nce , par l’
impérieux besoin d’
épanouir son
individu dans des œuvres immensément maté
rielles e t progressives . A mesure qu ’il marcha à
travers les différentes nations d’
Europe , dans ces
villes don t il avait rêvé la transformation féerique ,son cerveau , aidé , sans nul doute , par lapossession
des langu es mortes , se rendit propriétaire de
chaque idiome vivant . Il allait , sait - on bien , pres
que touj ours'
à pied seu l et dénué de pécu le . En
1 880,lorsqu ’ il arriva à Aden
,aussi complètement
que sa langue maternelle , don t il restera l’
un des
maîtres , il savait l’anglais
,l’allemand
,le néerlan
dais,le russe ,
le suédois,l’
espagnol , l’
italien ,
tou tes les langues occiden tales . Profitant de son
44 LETTRES DE JEAN -RRTEUR R IMBAUD
séj our dans un emploi relativemen t sédenta ire
trouvé en cet Aden ,il s
’
assimila vite,en même
temps que l’
arabe et divers idiomes orientaux,les
connaissances théoriques et pratiquesde l’ingénieur
pu is il partit , tou t seul touj ours , pour aller explo
rer l’
Afrique . Dans La Vie de Jean-Artlzur Rim
baud, nou s avons indiqué ce que furent ses explo
rations et ses colonisat ions au Harar et au Choa ,nous avons montré comment . sans au tres satelli tes
que ses man ières d ’être,condescendantes à poin t
,
d’homme supérieur,il parvint à se faire respecter,
voire à se faire adorer de peuplades sauvages jus
qu’
alors redoutées des voyageurs et auxquelles il
enseignait l’ industrie e t la digni té . On voudra s’
y
reporter. Disons ici seu lemen t que cela devait être
de conséquences incalculablement heureuses pour
la civilisation .
Quan t à Marchand , nous ne voyons pas 6
M .GabrielBonvalot l qu ’ il ait fait ses humanités
ce seraien t plu tôt les cours modernes de l ’école
régimentaire , venan t compléter une modeste ins
truction primaire , qui ont , la soum ission aux chefs
aidant,fait de ce t engagé volontaire dans l ’armée un
INTRODUCTION 45
officier d 1nfanterie de marine susceptible d’assu
m er une expédition coloniale .A la tête d’
une troupe
armée de fusils Lebel et sur l ’ordre du m inistre des
colon ies , il partit pou r l’
Afrique sa mission avait
p our obj et la relève des soldats libérés et,subsé
quemment , la défense des possessions françaises
adm inistrées par le comm issaire de la République
au Congo . Commece Marchand est , nous dit—ou un
officier act ife t aventureux,son zèle conquéran t et
patriot ique lui fit descendre le Bahr-el—Ga2al,au
long duquel il laissa des postes d’occupat ion
e t ainsi parven ir jusqu ’au Nil , à Fashoda dom inée
par les Mahdistes . Il paraît qu’
aussitôt entré dans
cette ville du Soudan ,il fu t attaqué par une flot ille
derviche , qu’ il repoussa . Pu is
,croyant allègrement
le faitde ce tte victoriette libérateurpour les Shilluks
de la tyrann ie des derviches, il aurait cru pouvoir,sans connaître la langu e du pays ni même avoir
d’
interpréte , conclure avec le Grand Meck un traité
aux termes duquel celui-ci plaçait ses sujets (ce son t
les propres expressions deM . Marchand consignées
au Livrejaune)sous la protection de laFrance .Per
sonne , à cette heure , n’ignore ce que de tou t cela il
46 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
advint . Une expédit ion anglo— égypt ienne , comman
déc par le sirdar Kitchener, reconquérait le Sou
dan sur les Mahdistes ;après la prise de Khartoum ,
remontant le Nil pour l 'occupation , elle rencontra
les cou leurs françaises à Fashoda; et ce fut , en tre la
république de France et le royaum e de l’
Angleterre ,
u n conflit diplomat ique ayant pour premier résu ltat
l ’ordre donné au commandant Marchand de qu itter
le pays des Shilluks e t de réintégrer la métropole
du sien ,où l’imbécillité dangereuse et mécontente
lui préparai t une apothéose .
Par cet exposé schématique des faits les concer
nant respectivemen t , ou décou vre déjà la diffé
rence essentielle qui Sépare les deux personnalités
e t perme t de les choisir comme types opposés
d’agen ts de colonisation .
Jugeant sur les apparences , on eût cru que celu i
devant accomplir la plu s décisive besogne était
l’officier, non le poète maudit . Il en a été cependant
tout au con traire de ce préj ugé e t cela,point seu
lemen tparce que Marchand ,moinsinstruit que Rim
baud,était aussi moins libre ,mais encore parce qu
’ il
INTRODUCTION 47
était armé et conducteur d’
une troupe meurtri è re,
que le sort des territoires explorés ne l’
in téressait
autrement que comme une conquête nationale, qu’ il
agissait en un mot patriotiquement et selon des
vœux polit iques . Car, surtou t en France où l’
es
prit d’
initiative manque presque touj ours aux indi
vidus appelés à gérer les nouvelles acquisitions de
territoire , la politique coloniale est l’
ennemie de la
colonisation . ( Il y a ci— après qu elques mots deRim
baud là—dessus , lettre LXVI .)
Donc,le fruit des exploits du commandant Mar
chand a été ce qu ’ il devait être nul, sinon funeste ,pour les pays où ces exploits se sont accomplis .
Quan t au gouvernemen t français mandant , il s’
est
avec raison estimé heureux de n’avoir point
,en
conséqu ence de l ’occupation de Fashoda,une guerre
navale avec l’
Angleterre . Le Grand Meck nie avoir
conclu un traité avec des Français, et cela de
vien t comique comme Marchand n’avait même
pas, ainsi que nous l’
avons déjàdit ,Zd’
interprèteavec
soi e t que ses soldats ne sortaient point des bâti
men ts égyptiens les abritant , les Shilluks n’
au
raien t pu savoir avec qu i précisémen t ils avaient
48 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
affaire , si c’
était avec des Egyptiens ou si c’était
avec des
Tandis que l’œuvre de Rimbaud , elle , fructifie
chaque j our plus , là—bas , en Ethiopie .
Ainsi , dans le même temps que couraient les
nouvelles sur Fashoda,les bru its ont couru d’
une
guerre de Ménélick contre le ras Mangacha, gou
verneur de l’
Erythrée . Les j ournaux de Paris ra
contaient , et ce ne peu t ê tre inexact pour qui est
au courant .nu peu des choses de l’
Afrique orien
tale, que les dissentiments survenus entre l
’
empe
reur d’
Abyssinie et son féal,le ras du Tigré
, ont
été fomentés par l’ impératrice Taitou elle—même .
La haine profonde et inst inct ive de celle— ci pour
l’
Européen ne verrait pas sans dépit des'
chem ins
de fer et au tres manifestat ions de civilisation se
produ ire dans ses états , sous l’encouragement et
la protect ion de son tou t pu issan t mari ; issue de
la cou r du négus Jean prédécesseur de Méné
lick 11,elle voudrait réagir et elle aurait trouvé un
auxiliaire tout prêt dans le :ras Mangacha, fils du
( 1)Mort en 1 888. Voir àce sujet la let tre XCVI, ci-après .
50 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Et voilà quelle aura été la fructification des gestes
pacifiques d’
un passant solitaire , obligé déjà de
s ’assurer pour lui—même,ce qui l
’
ennuie , les moyens
de l’existence matérielle .
Vivant,il n’
en escomptait nulle gloire,nulle glo
rio le ;jamais . Les let tres qu ’on va lire l’at testent . Il
semblait plutôt mécon tent de ne pas faire mieux et
davantage , vite ; afin de pouvoir aller ailleurs, tou
jours ailleurs .
En vérité,une histoire humaine de la civilisat ion
(ah , l’histoire pourra—b elle , à côté de la mé
moire auj ourd’hu i silencieuse de Rimbaud,évoquer
celle du nom main tenan t si tapageur de Marchand,
ce m issionnaire inconscient de maladroites convoi
t ises patriotiques
1 898— 1 899.
PATERNE BERRICHON
1 7 mars 1 875.
Mes chers parents ,
Je n’
ai pas vou lu écrire avant d’avoir une nou
ve lle adresse . Auj ourd’hu i j ’ accuse réception devotre dern ier envoi , de 50 francs . Et voici le mo
dèle de suscription des lettres à mon adresse
Wurtemberg
MONSIEUR ARTHUR RIMBAUD2 , MAR IEN STRASSE , 3 TR
,
STUTTGART.
3 tr signifie 3°étage . J’ai là une très grandechambre , fort bien meublée , au centre de la ville ,pour 1 0 florins, c
’
est—à— dire 2 1 francs 50 c .
,le ser
vice compris et on m’offre la pension pour60 francs
54 LETTRES DE JEAN —ARTHUR R IMBAUD
par mois :je n’
en aipas besoin d’ailleurs , c
’
est to u
j ours tricherie et assuje ttissement , ces petites com
binaisons, quelque économiques qu’
elles paraissent .
Je m’
en vais donc tâcher d’aller jusqu’au 1 5 avril
avec ce qui me reste (encore cinquante francs),parce que j
’aurai encore besoin d’
avances à cet te
date— là : car, ou je dois rester encore un mois pour
me mettre bien en train,ou j ’aurai fait des annon
ces pour des placements don t la poursu ite (le voya
ge , par ex .)demandera que lque argent .
J’
espère qu e tu trouves ce la modéré et raisonna
ble . Je tâche de m ’
infiltrerlesmanières d ’ici par tou s
les moyens possibles , je tâche de me renseigner
quoiqu’
on ait réellement à souffrir de leur genre .
Je salue l’armée j’
eSpère que Vitalic et Isabelle
von t bien ;je prie que l’
on m’
avertisse si l’
on désire
quelque chose d’ ici
,e t su is votre dévoué
A . RIMBAUD
II
Gênes,le 1 7 novembre 1 878.
Chers amis,
J ’arrive ce matin à Gênes,et reçois vos lettres .
( 1 )Par ce mot armée il désigne son frère Frédéric, qui aecom
plissait alors son service m1l1ta1re .
LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIMBAUD 55
Un passage pour l’Égypte se paie en or de sorte
qu ’ il n’
y a aucun bénéfice . Je pars lundi 1 9 à 9
heures du soir. On arrive à la fin du mois
Qu an t à la façon dont je su is arrivé ici , elle a été
acciden tée et rafraichie de temps en temps par la
saison . Sur la ligne droite des Ardennes en Suisse ,voulan t rejoindre , de Remiremont , la correspon
dance allemande àWesserling,il m ’
a fallu passerles Vosges d’abord , en diligence ; puis , à pied ,aucune diligence ne pouvant plus circuler dans
cinquan te centimètres de neige en moyenne et par
une tourmente signalée . Mais l ’exploit prévu était
le passage du Gothard , qu’on n
’
accomplit plus en
voiture à cette saison et que je ne pouvais , par con
sequent , faire en voiture .
A Altorf, àla pointe méridionale du lac des Qua
tre—Cantons , qu’on a côtoyé en vapeur, commence
la rou te du Gothard . A Amsteg , à une qu inzaine
de kilomètres d’
Altorf, la route commence à grim
per et à tourner selon le caractère alpestre . Plus
de vallées on ne fait plus que dominer les preci
pices, par—dessus les bornes décamétriques de la
route . Avan t d’arriver à Andermat t,on passe un
endroit d ’
une horreur remarquable , dit le Pon t-da
Diable , moins beau pourtant que la Viâ Mala du
56 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
Splügen que vous avez en gravure . A Gœschenen ,
un village devenu bourg par l’
affluencedes ouvriers,
on voit au fond de la gorge l ’ouverture du fameux
tunnel , les ateliers et les can tines de l ’entreprise .
D’ailleurs
,tou t ce pays d’aspect si féroce est fort
travaillé et travaillant . Si l’on ne voit pas de hatteu
ses à vapeur dans la gorge , on entend un peu par
tou t la scie e t la pioche sur la hau teur invisible . Il
va sans dire que l’ industrie du pays se mon tre sur
tout en morceaux de bois . Il y a beaucoup de fou il
les m inières . Les aubergistes vous offrent des spé
eimensm inéraux plus ou moins curieux que le dia
ble,dit—ou
,vient acheter au sommet des collines
et va revendre en ville .
Pu is commence la vraie montée , à Hospital, je
crois d’abord , presque une escalade parles traverses puis
,des plateaux ou simplement la rou te des
voitures . Caril fau t bien se figurer que l’
on ne peu t
su ivre tout le temps celle—ci qui ne monte qu’
en zig
zags'
ou terrasses fort douces , ce qui demanderait
un temps infini quand il n ’
y a à pic que d’élevation pour chaque face , et même moins de 4900 ,vu l’élévation du voisinage . On ne monte non plus
à pic,on suit des montées habituelles , sinon
frayées . Les gens non accoutumés au spectacle des
58 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
t rop d ’
efforts,on s
’
encourage ipar des cris (on ne
mon te j amais tou t se u l,mais par bandes). Enfin
voici une cantonnière on y paie le bol d’
eau salée
1 fr. 50 . En route . Mais le ven t s’enrage , la rou te se
comble visiblemen t . Voici un convoi de traîneaux ,un cheval tombé moitié enseveli . Mais la rou te se
perd . De quel côté des poteaux est—ce ? (Il n’
y a de
poteaux que d’
un côté .)On dévie , on plonge jus
qu’
aux côtes , jusque sou s les
Une ombre pâle derrière une tranchée :c’est l ’hos
pice du Gothard , établissemen t civil e t hospitalier,vilaine bâtisse de sapin e t de pierres . Un clocheton .
A la sonnette,un jeune homme lou che vous reçoi t
on monte dans une salle basse et malpropre oùl’
on vous régale de droit de pain e t fromage , soupe
et'
gou tte . On voit les beaux gros chiens jaunes à
l’histoire connue . Bien tôt arrivent à moitié morts
les retardataires de la mon tagne . Le soir on est
une trentaine qu’on distribue , après la soupe , sur
des paillasses dures e t sous des couvertures iusuf
fisantes . La nu it, on entend les hôtes exhaler en
can tiques sacrés leur plaisir de voler un jour de
plus les gouvernements qui subven tionnent leur
cahu te .
Au mat in , après le pain—fromage-gou tte , raffer
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 59
mis par cette hospitalité gratuite qu’on peu t pro
longer aussi longtemps que la tempê te le permet
on sort . Ce matin , au soleil , la mon tagne est mer
veilleu se plus de ven t , tou te descen te , par les
traverses , avec des sau ts , des dégringolades kilo
métriqu es, qui vou s fon t arriver à Airolo , l
’au tre
côté du tunnel,où la rou te reprend le caractère al
pestre , circu laire e t engorgé,mais descendan t .
C’
est le Tessin .
La ro u te est en neige jusqu ’à plus de trente kilo
mètre s du Gothard . A tren te kilomètres seu lement , ,
à Giornico , la vallée s’ élargit un peu . Quelques ber
ceaux de vignes e t quelques bou ts de prés , qu’on
fume so igneusement avec des feuilles e t autres
détritus de sapin qui ont dû servir de litière . Sur la
route défi len t chèvres,bœufs e t vaches gris, cochons
noirs . A Bellinzona il y a un fort marché de ces
bestiaux . A Lugano , à vingt lieues du Go thard ,on
prend le train,et on va de l 'agréable lac de Lugano
à l’agréable lac de Como . Ensu ite , trajet connu .
Je su is tou t à vous , je vou s remercie et dans une
vingtaine de j ours vous aurez une let tre .
Votre ami,RIMBAUD
60 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
II I
Alexandrie, novembre 1 878.
Chers amis ,
Je su is arrivé ici après une traversée d’
une dizaine
de j ours et depuis une qu inzaine que je me
retourne ici , voici seu lement que les choses com
mencent à mieux tourner Je vais avoir un emploi
prochainement et je travaille déjà assez pour vivre ,petitement il est vrai . Ou bien je serai occupé dans
une grande exploitation agricole à quelque dix lieues
d’ ici (j’y suis déj à allé , mais il n
’
y aurait rien avant
quelques semaines) ou bien j’
entrerai prochai
nement dans les douanes anglo- égyptiennes , avec
bon traitement ; ou bien , je crois plu tôt que je
part irai prochainement pour Chypre , l’île anglaise ,
comme in terprète d’
un corps de travailleurs . En
tous cas , on m’
a promis quelque chose ; et c’
est avec
un ingénieur français homme obligeant e t de
talent que j’ai affaire . Seulement voici ce qu
’ ondemande de moi un mot de toi, maman , avec
légalisation de la mairie et portant ceciJe soussignée , épou seRimbaud, propriétaireà
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 6 1
Roche , déclare que mon fils Arthur Rimbaud
sort de travailler surma propriété , qu’ il a quitté
Roche de sa p ropre volonté , le 20 octobre 1 878,
et qu ’ il s’est conduit honorablement ici et ailleurs ,e t qu ’ il n’
est pas actuellemen t sous le coup de la
loi m ilitaire .
Signé Ep .
E t le cachet de la mairie qui est le p lus necas
saire .
San s cette pièce ou ne me donnera pas un pla
cemen t fixe , quoique je croie qu’on continuerait à
m’occuper incidemment . Mais gardez—vous de dire
que je ne su is resté que quelque temps à Roche ,parce qu ’on m
’
en demanderait plu s long, et çan
’
en fin irait pas ensu ite ça fera croire aux gensde
la compagnie agricole que je suis capable de diriger
des travaux .
Je vous prie en grâce de m’
envoyer ce mot le
plus tôt possible la chose est bien simple e t aura
de bon s résu ltats, au moins celu i de me donner
un bon placemen t pour tou t l ’hiver.
Je vou s enverrai prochainement des détails et desdescriptions d’
Alexandrie e t de la vie égypt ienne .
Aujourd’
hu i , pas le temps . Je vous dis au revoir .
K
62 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
Bonjour à F . ,s’
il est là . Ici il fait chaud comme
l’été à Roche .
Des nouvelles .
A . RIM BAUD ,poste française, Alexandrie, EG ! PTE
Larnaca (Chypre), le 1 5 février 1 879.
Chers am is,
Je ne vous ai pas écrit plus tôt,ne sachant de
quel côté onme ferait tourner. Cependant vous avez
dû recevoir une let tre d’
Alexandrie , oùje vous par
lais d’
un engagemen t prochain pour Chypre . De
main,1 6 février
,il y aura juste deux mois que je
suis employé ici . Les entrepreneurs sont àLarnaca ,le port principal de Chypre . Mo i
, je suis surve illan t
d’
une carrière au désert , au bord de la mer on faitun canal aussi . Il y a encore à faire l’embarquemen tdes pierres sur les cinq bateaux e t le vapeur de la
Compagn ie . Il y a aussi un four à chaux , briquetérie
,Le prem ier village est à une heure de
marche.
Il n ’
y a ici qu ’
un chaos de rocs, la rivière e t la
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 63
mer. Il n’
y a qu’
une maison . Pas de terre , pas de
jardins, pas un arbre . En é té , ilya quatre—vingts de
grés de chaleur. A présent , on en a souven t ein
quante . C’
est l ’hiver. Il pleu t quelquefois . On se
nourrit de gibier, de poules , etc Tous les euro
péens o nt été malades, excep té moi. Nousavons é té
ici ving t européens au plu s au camp . Les premiers
sont arrivés le 9 décembre . Il y en a trois ou quatre
de morts .
Les o uvriers chypriotes viennen t des villages environnants ; on en a employé ju squ ’à soixan te par
jour . M oi, je les dirige je pointe lesjournées , dis
pose du matériel ;je fais les rapports à la Compa
gnie , t iens le compte de la nourriture et de tous lesfrais
, e t je fais la paie .Hier, j’ai fait une petite paie
de cinq cents francs aux ouvriers grecs .
Je su is payé au mois,cen t cinquante francs, je
crois je n’
ai encore rien reçu, qu
’
une vingtaine defrancs . Mais je vais bientôt être payé en tièrement
etje cro is même congédié,parce qu ’
il paraît qu ’
une
nouvelle Compagn ie va venir s’ installerànotreplaceet prendre tou t à la tâche .
C’
est dans ce tte incertitude que je retardais d ’écrire . En tou s cas
,ma nourriture ne me coûtan t que
très peu par j our et , par conséquen t , ne devant
64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIESAUD
pas g mnd’chose
, il me restera touj ours de quoi attendre nu au tre emploi , et il y aura toujours à faire
quelque chose pour moi dans Chypre . On va faire
des chemins de fer, des forts, des casernes , des hô
pitaux , des ports, des canaux , Le 1" mars
,
ou va donner des concessions de terrains , sans au
tres frais que l’
enregistrement des actes .
Que faites—vous? Préféreriez-vou s que je rentre ?Ecrivez-moi au plus tôt .
A . RIMBAUD
Je vous écris au désert et jene sais quand
faire partir.
Larnaca (Chypre), le 24avril 1 879.
Aujourd’hu i seulemen t , je pu is retirer cette pro
curation ( 1)à la chancellerie ; mais je crois qu ’
elleva manquer le bateau e t attendre le départ de l ’au
tre jeudi .
Je su is toujours chefde chant ier auxcarrières de
( 1)M . Rimbaud père venait de mouriràD1jon. Cette procuration
avait été demandée à Arthur afin de pouvoir régler les affaires de la
succession .
66 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
VI ( 1 )
Mon t—Troodos (Chypre),Dimanche , 23 mai 1 880 .
Excusez-moi de n’avoir pas écrit plus tôt . Vous
avez peut—être eu besoin de savoir où j ’é tais ; mais
jusqu’ ici j ’ai réellemen t été dans l ’ impossibili té de
vou s faire parven ir de mes nouvelles .
Je n’
ai rien trouvé à faire en Egypte e t je suis
parti pour Chypre , il y a presqucun mois . En arri
van t,j ’ai trouvé mes anciens patrons en faillite . Au
bou t d’
une semaine , j’
ai cependant trouvé l ’emploi
que j’
occupe à présen t . Je su is surveillant au palais
que l’
on bâtit pour le gouverneur général , au som
me t du Troodos, la plus hau te montagne de Chypre
mètres).
Jusqu ’ ici j ’étais seul avec l ’ ingénieur, dans une
des deux baraques en bois qui formen t le camp .
Hier son t arrivés une cinquantaine d’ouvriers,et
l ’ouvrage va marcher. Je suis seu l surveillant , jus
( 1 )Durant presque toute l’
année qui sépare la lettre précédente
de celle—ci , R imbaud, atteint de fièvres violentes, avait séjourné àRoche e t àCharleville , dans sa famille .
LETTRES DE JEAN ARTHUR R IMBAUD
qu ’ ici je n’
ai que deux cen ts francs par mois . Voici
qu inze j ours que je suis payé , mais je fais beaucoup de frais . Il faut toujours voyager à cheval les
transports sont excessivement difficiles, les villagestrès loin
,la nourriture très chère . De plus , tandis
qu ’on a très chaud dans les plaines , à ce tte hauteur
ci il fait,e t fera encore pendan t un mois , un fro id
désagréable il pleu t , grêle , vente à vous renverser.
Il a fallu que je m’
achète matelas , couvertures , paleto t
, bottes, etc .
, etc .
Il y a au sommet de la montagne un camp où les
troupes anglaises arriveront dansquelques semaines
dès qu ’ il fera trop chaud dans la plaine et moins
froid su r la montagne . Alors le service des provi
sions sera assuré .
Je su is donc , à présent , au service de l’
adminis
tration anglaise . Je compte être augmenté prochainement e t rester employé jusqu ’à la fin de ce travai l,
qui se finira probablemen t vers septembre . Ainsi ,
je pou rrai gagner un bon certificat , pour être em
ployé dans d’au tres travaux qu i von t probablemen t
suivre,et me t tre de côté que lques cents francs .
Je me porte mal j ’ai des battemen ts de cœur
quim’
ennu ient fort . Mais il vau t m ieux que je n’
y
pense pas . D’ailleurs qu
’
yfaire Cependan t l ’air
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
est très sain ici ;il n’
y a sur lamontagne que des sa
pins e t des fougères .
Je fais cette lettre auj ourd’hu i dimanche mais il
fau t que je la me tte à\ lâ poste à dix lieues d'ici dans
un port nommé Limassol , et je ne sais quand jetrouverai l'occasion d’y aller ou d’y envoyer. Pro
bablement pas avan t hu itaine .
A présent , ilfau t que je vous demande un service .
J’
ai absolument besoin , pourmon travail , de deux
livres int itu lés,l’
un
Album des Scieries forestæres et agricoles , en
anglais , prix 3 francs , contenant 1 28 dessins .
(Pour cela , écrire vou s—mêmes à M . Arbeg , cons
tracteur—mécanicien , cours de Vincennes , Paris).L’autre
Le Livre de p oche du Charp entier, collect ion de140 épures , parMarly, prix 6 francs .
(A demander chez Lacroiæ,éditeur, rue des
Saints—Pères , Paris .)Il faut que vous me demandiez et m
’
envoyiez
ces deux ouvrages au plus tôt , à l’adresse ci—des
sous
Monsieur Arthu r Rimbaud
Poste restante
LimaSsol (Chypre)
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 69
Il faudra que vou s payiez ces ouvrages , je vou s
en prie . La p oste ici ne p rend pas d’
argent , je ne
p uis donc vous en envoyer . l l faudrait que j’achè te
un pe t i t objet quelconque , que la poste accep
terait,e t je cacherais l ’argent dedans . Mais c’est
défendu,e t je ne tiens pas à le faire . Prochaine
men t cependant , si j ’ai au tre chose à vou s faire
envoyer, je tâcherai de vou s faire parven ir de l’
ar
gen t de cette manière .
Vou s savez combien de temps il fau t, aller e t
retour, pour Chypre ; e t là où je me trouve , je ne
compte pas , avec toute la diligence , avoir ces livres
avant six semaines .
Jusqu ’ ici je n’
ai encore parlé que de moi. Par
donnez . C’
est que je pensais que vous devez vou s
trouver en bonne santé,_
et au m ieux pour le reste .
Vou s ave z bien sûr plu s chaud que moi. Et don
nez-mo i bien des nouvelles du petit train . Et le pèreMiche l ? et Co taîche ? ( 1)Je vais tâcher de vou s faire prochainemen t un
petit envoi du fameux vin de la Commanderie .
( 1)Le père Michel était un vieux domestique de la ferme de madame Rimbaud . D
’
origine luxembourgeoise , il prononçait cotat
che le nom de comtesse donné à une jument que lui—même condui
sait .
70 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Je me recommande à votre souven ir.
A vous,ARTHUR RIM BAUD
,
Poste restante ,
Limassol (Chypre).
A propos, j’oubliais l’affaire du l ivre t . Je vais
prévenir le consul de France ici,et il arrivera de la
chose ce qu ’ il en arrivera .
VII
(Arrivée sous l’
envelopp e de la p récédente)
Vendredi, 4juin 1 880 .
Chers am is,
Je n’
ai pas encore trouvé l’occasion de vou s faire
parvenir une let tre . Demain cependant je confiececi à une personne qui va à Limassol . Ayez l
‘
ex
trême bonté de me répondre e t de m’
envoyer ce
que je demande , j’
en ai tou t à fait besoin . Je su is
touj ours employé ici . Il fait beau à présent . Je vais,
dans quelques jours , partir pour une entreprise de
pierres de taille et de chaux , où j’
espère gagner
quelque chose .
A bientôtA . RIM BAUD
,
Poste restante,
Limassol (Chypre).
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Aden, 1 7 août 1 880 .
Chers am is ,
J’ai qu it té Chypre avec400 francs, depuis prèsde deux mois , après des dispu tes que j
’ai eues avecle payeur général et mon ingén ieur. Si j ’ étais resté
,
je serais arrivé à une bonne position en que lques
mois . Mais je puis cependant y re tourner.
J ’ai cherché du travail dans tous les ports de la
Mer Rouge , à Djeddah, Souakim ,Massaouah
,
Hode idah, e tc . Je su is venu ici après avoir essayé
de trou ver que lque chose à faire en Abyssinie . J ’ai
été m alade en arrivant . Je su is employé chez un
marchand de café,où je n
’
ai encore que sept francs .
Quand j ’aurai que lques cen taines de francs, je par
t irai pour Zanzibar, o‘
ù , dit»on , il y a à faire .
Donnez—moi de vos nouvelles .
RIMBAUD ,
Aden—Camp .
L'
affranehiæ ement est de plu s de 25 centimes. Aden n
'est pas dans l
’
un ion postale .
72 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
A propos, m’
aviez—vous envoyé ces livres , à
Chypre?
Aden,25 août 1 880 .
Chers amis ,
Il !me semble que j’avais posté dernièremen t une
le ttre pour vous , coutant comme j'avais malheureu
semen t dû qu itter Chypre et comment j ’éta is arrivé
ici après avoir roulé la MerRouge .
Ici , je su is dans un bureau de marchand de café .
L’agen t de la Compagnie est un général en retraite .
On fait passablement d’affaires, et on va faire beaucoup plu s . Moi, je ne gagne pas beaucoup
, ça ne
fait pas plu s de six francs par jour;mais sije resteici
,et il fau t bien que j
’y reste , car c’
est trop élo i
gné de partout pour qu’on ne reste pas plusieurs
mois avant de seu lement gagner quelques cen taines
de francs pour s’
en aller en cas de besom , si jereste , je crois que l
’
on me donnera un poste de con
fiance , peu t—être une agence dans une au tre ville ,e t ainsi je pourrais gagner quelque chose un peu
plu s vite .
74 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
café à présent . J ’ai absolument la confiance du
patron . Seu lemen t, je su is mal payé je n’
ai que
cinqfrancs par j our, nourri , logé, blanchi, etc . etc .,
avec cheval e t voiture , ce qu i, somme tou te , repré
sen te bieni
une douzaine de francs par j our. Mais
comme je su is le seu l employé un peu intelligen t
d’
Aden ,à la fin de mon deuxième mois ici, c
’
est—à
dire le 1 6 octobre,si l’on né me donne pas deux
cen ts francs par mois , en dehors de tous frais , je
m’
en irai . J ’aime m ieux partir que de me faire
exploiter. J’
ai d ’ailleurs déjà environ 200 francs en
poche .
J ’ irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire .
Ici au ssi,d’ailleurs
,il y a beaucoup à faire . Plu
sieurs sociétés commerciales von t s'établir sur la
côte d’
Abyssinîe . La m aison a au ssi des caravanes
dans l’Afrique ; et il est encore possible que je parte
par là , où je me ferais des bénéfices e t où je m’
en
nuierais moins qu’
àAden qui est , tou t le monde le
reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde , après
tou tefois celu i que vous habitez .
J ’ai 40 degrés de chaleur ici , à la maison . On sue
des litres d’
eau par j our. Je voudrais seulemen t
qu ’ il y eût 60 degrés,comme quand je restais à
Massaouah!
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIIIEAUD 75
Je vois que vous avez en un bel été . Tant m ieux .
C’
es t la revanche du fameux hiver.
Les livres ne me sont pas parvenus , parce que
(j’
en su is sûr)quelqu’
un se les sera appropriés à
ma place aussitôt que j’ai eu qu itté le Troodos .
J’
en ai touj ours besoin , ainsi que d’au tres livres;
mais je n e vous demande rien , parce que je n’ose
pas envoyer d’ argent avant d ’ être sûrque je n’
au
rai pas besoin de cet argent , par exemple si je partais à la fin du mois .
Je vou s souhaite mille chances et un été de 50 anssans ce sser.
Répondez—moi touj ours à la même adresse si jem
’
en vais , je ferai su ivre .
RIMBAUD
Bien faire mon adresse , parce qu’il y a ici un
Rimbaud agent des Messageries maritimes . On m’
a
fait payer 1 0 cent imes de supplément d’
affranchis
sement .
Aden,2 novembre 1 880 .
Chers amis ,
Je su is encore ici pour un certain temps , quoique
76 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
je sois engagé pour un autre poste sur leque lje dois
me diriger prochainement . La maison a fondé une
agence dans le Harar,une contrée que vou s trou
verez sur la carte au sud- est de l’
Abyssinie . On
exporte de là du café , despeaux , des gommes , etc
qu ’on acqu iert en échange de cotonnades et mar
chandises diverses . Le pays est très sain et frais,
grâce à sa hauteur. Il n ’
ya point de rou tes et pre s
que point de communications . On va d’
Aden au
Harar parmer d’abord , d
’
Aden à Zeilan, port de
la côte africaine ;de là au Harar, par vingt j ours de
caravane .
MonsieurBardey, un des chefs de la maison ,a
fait un prem ier voyage , établi une agence et ramené
beaucoup de marchandises . Il a laissé un représen
tant là-bas , sou s les ordres duquel je serai . Je su is
engagé , à partir du Ier'
novembre,aux appoin te
men tsde 1 50 roupie5parmois, c’
est—à—dire 330 francs,
soit onze francs par j our, plus la nourriture , tou s
lesfrais de voyages e t 2 surles bénéfice s .Cepen
dant , je ne partirai pas avan t un mois ou six se
maines , parce que je dois porter là-bas une forte
somme d’argen t qui n’
est pas encore disponible . Il
va sans dire qu ’on ne peu t aller là qu’
armé , et qu’ il
y a danger d’y laisser sa peau dans les mains des
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 77
Gallas, quoiqu e le dangern’
y soit pas très sérieux
non plus .
A présent,j ’ai à vous demander un petit service
,
qui , comme vou s ne devez pas être fort occupés à
présent,ne vous gênera gu ère . C
’
est un envoi de
l ivres à me faire . J ’écris à la maison de Lyon ( 1 )de
vou s envoyer la somme de 1 0 0 francs . Je ne vous
l ’envoie pas moi—même,parceque l
’
on me ferait 8
de frais . Lamaison portera cet argent à mon compte .
I l n ’
y a rien de plus simple .
Au reçu de ceci , vous envoyez la note suivan te ,
que vous recopiez et affranchissez , à l’adresse
Lacro iæ , éditeur, rue des Sain ts—Pères, à Paris .
Roche ,
Monsieur,
Veu illez m’
envoyer,le plus tôt possible , les
ouvrages ci-après, inscrits sur votre catalogueTraitéde Métallurgie (le prix doit être). bf0 0
Hydraulique urbaine et agrico le . 3 0 0
Commandant de navires àvap eur .
Architecture navale
Poudres et Salp étres
1)Succursale de lamaison d'
Aden .
78 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R1 IIEAUD
Maçonnerie , par Demanet
L ivre dep oche du Charp entier 6 oo
Il existe un traité des Puits artésiens, par
F . Garnier. Je vous serais très réellement obligé
de me trouverce traité ,même s’ il n ’
a pas été édité
chez vous , et de me donner dans votre réponse
une adresse de fabricants d’appareils pour forage
instan tané,si cela vou s est possible .
Votre catalogue porte , si je me rappelle , uneInstruction sur l
’
établissement des Scieries . Je
vou s serais obligé de me l’envoyer.
Il serait préférable que vous m'
envoyassiez par
retour de courrier le coût total de ces volumes,
en m’
indiquant le mode de paiemen t que vou s
préférez .
Je tiens à trouver le traité des Puits artésiens,
que l’
on m’
a demandé . On me demande aussi le
prix d’un ouvrage sur les Constructions métalli
ques, que doit porter votre catalogue , e t d’
un
ouvrage complet sur tou tes les Matières tex t iles,
que vous m’
enverrez , ce dernier seu lement .
J’attends ces renseignements dans le plus brefdélai
,ces ouvrages devan t être expédiés à une
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 79
personne qui doit partir de France dans quatre
j ours .
Si vou s préférez être payé parremboursement ,vous pouvez faire cet envoi de su ite .
RIMBAUD,
Roche,etc !
Lâ-dessus , vous adresserez la somme qu’on vous
demandera et vous m ’
expédierez le paquet .
Cette le ttre - ci vous arrivera vers le 20 novembre ,en m ême temps qu ’
un mandat—poste de la maison
Viannay de Lyon , vous portan t la somme que j’
in
diqu e ici . Le prem ier bateau des Messageries par
t ira de Marse ille pour Aden le 26 novembre e t arri
vera ici le 1 1 décembre . En hu it j ours, vous aurez
bien le temps de faire ma comm ission .
Vous me demanderez égalemen t chez M . Arbey,
constructeur, cours de Vincennes , et Paris, l’
Album
des Scieries agrico les etforestières que vous m’
a
vez dû envoyer à Chypre e t que je n’
ai pas reçu .
Vou s enverrez 3 francs pour cela .
Demandez aussi à M . Pilter, quai Jemmapes,
son grand Ca talogue illustré de Machines agrico
les , FRANCO .
Enfin,à la libra irie Rore t
80 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
M anuel du Charron ,
Manuel du Tanneur,
L e p arfait Serrurier, par Berthau t ,E xp loitation des M ines , par J —F . Blanc ,Manuel du Verrier,
du Briquetier
du Fazenczer, Pot ier, e tc . ,
du Fondeur en tous métauæ,
du Fabricant de bougies ,
Guide de l’
Armurier .
Vous regardez le prix de ces ouvrages ,'
et vou s
les demandez con tre remboursemen t, si cela peu t
se faire ; e t au plus tôt j ’ai surtout besoin du Tan
near.
Demandez le Catalogue comp let de la L ibrairie
de l’É cole centrale
,à Paris .
On me demande l ’adresse de Constructeurs d’
ap
p areils p longeurs vous pouvez demander cetteadresse à Pilter, en m ême temps que le cataloguedes Machines .
Je serai fort gêné si tout cela n’arrive pas pour
le 1 1 décembre . Par conséqu en t,arrangez—vou s
pour que tou t soit à Marseille pour le 26 novembre .
Ajou tez au paquet le Manuel de Télégraphie , le
Petit Menuisier et le Peintre en bâ timents .
82 LETTRES DE JEAN -ARTHUR RIREAUD
produits marchands de la contrée son t le café,
l’
ivoire,les parfums , l
’
or, Le pays est élevé ,mais non infertile . Le climat est frais et non mal
sain . On importe ici tou tes marchandises d’
Europe
par chameaux . Il y a , d’ ailleurs
,beaucoup à faire
dans ces régions .
Nous n’avons pas de poste régu lière ici . Nous .
sommes forcés d'envoyer notre Icourrier à Aden ,
par de rares occasions . Ceci ne vous arrivera donc
pas d’ici longtemps .
Je compte que vous avez reçu ces 1 0 0 francs ,
que je vous ai fait envoyer par la maison de Lyon ,e t que vous avez trouvé moyen de mettre En routeles obj ets que j
’ai demandés . J ’ignore cependant
quand je les recevrai .Je su is dans les Gallas . Je pense que j
’aurai à
aller plus en avan t prochainement . Je vous prie deme faire parvenir de vos nouve lles le plus fréquem
ment possible . J ’espère que vos affaires vont bien e t
que vous vous portez bien . Je trouverai moyen
d’écrire encore prochainement .
Adressez vos lettres ou envois ainsi
M. Dubar, agent général , à Aden ,pourM . Rimbaud , à Harar.
Lm ans n e JEAN—ARTHUR nmaaun 83
Harar, 1 5 janvier 1 881 .
Chers amis ,
Je vou s ai écrit deux fois en décembre 1 880 (r),et n
’
ai naturellement pas encore reçu de réponse
de vou s . En ce même décembre , j’ai écrit que l
’
on
vou s envoie une 3° somme de 1 0 0 francs, qui vou s
est peu t— être parvenue et que vous emploierez à
l’u sage que je vous ai dit . J ’ai fort besoin de tou t
ce que je vous ai demandé , et je suppose que les
premiers obj ets sont déjà arrivés à Aden . Mais
d’
Aden,il y a encore un mois .
Il va nou s arriver une masse de marchandises
d’
Europe , et nous allons avoir un fort travail. Je
vais prochainement faire une grande tournée au
désert , pour des achats de chameaux . Naturellemen t , nous avons des chevaux, des armes et le
reste .
( 1)Les postes de Harar étant à cette époque fort mal organisées,il arriva quelquefois que les lettres de Rimbaud ne parvinrent pas
à destination . Ainsi, de ces deux écrites en décembre 1 880 , une
ale , celle qu ‘
on vient de lire . est parvenue .
84 narrass DE JEAN-ARTHUR amm vo
Le pays n’
est pas déplaisant en ce moment i l
fai t le temps du mois de mai en France .
J’ai reçu vos deux lettres de novembre ; mais jeles ai perdues de su ite . Ayant cependant en le
temps de les parcourir, je me rappelle que vous
m’
accusiez réception des premiers cent francs que
je vou s ai fait envoyer.
Je vous fais envoyer cent francs pour le cas où
je vous aurais occasionné des frais . Ceci fera le
3°envoi , et je m’
arrêterai là j u squ
'à nouvel ordre .
D’ailleurs
,quand j ’aurai reçu une use a ceci,
le mois d’avril sera arrivé .
Je ne vou s ai pas dit que je su is engagé ici pou r
trois ans ce qui ne m'
empêchera pas de sort ir avec
gloire et confiance,si l
’
on me fait des m isères
d’
avance .Mes appointements sont de 300 francs par
mois, en dehors de tou te espèce de frais , e t tant
pour cent sur les bénéfices .
Nou s allons avoir, en cette ville-ci, un évêquecatholique qui sera probablement le seul catholique
du pays . Nous sommes ici dans le Galla.
Nou s faisons venir un appareil photographique,
et je vou s enverrai des vues du pays et des gens .
Nou s reœ vrons au ssi le matériel de préparateur
d’histoire naturelle , et je pourrai vous envoyer des
LETTR ES DE JEAN-ARTHUR numsun 85
oiseaux et des an imaux qu’
on n’
a pas encore vusen Europe . J ’ai déjà ici quelques curiosités qu ej ’at tends l ’occasion d’
expédier.
Je su is heureux d'
entendre que vous pensez à
mo i et qu e vos affaires vont bien . J ’
espère que , pour
l ’ avenir, chez vous, cela marchera ainsi , le m ieux
po ssible . De mon côté, je tâcherai de rendre mon
travail in téressant et lucratif.
J’ai,à présent, à vou s donner quelques pe tites
commissions faciles . Envoyez la lettre su ivante à
M Lacroiæ, éditeur, Paris
Monsieur,
Il existe un ouvrage d’
un au teur allemand ou
su isse , publié en Allemagne il y a quelques
années et tradu it en français , portant le ti tre
de Gu ide du Voyageur ou Manuel théorique et
p ratique de l’
Eæp lorateur . (C'
est làle titre ou à
peu près .)Cet ouvrage , me dit—on ,est un com
pendium très intelligent de toutes les connais
sances nécessairesàl ’explorateur, en topographie ,m inéralogie , hydrographie , histoire naturelle ,etc .
,etc
Me trouvant en ce moment , dans un endroit
où je ne puis me procurer le nom de l'au teur,
86 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
ni l 'adresse des éditeurs— traducteurs , j’
ai supposé
que cet ouvrage vou s est connu e t que vou s pour
riez me donner ces renseignements. Je serais
même heureux si vous pouviez et vou liez bien
me l’
expédier de su ite , en choisissant le mode
de paiement que vou s préférerez .
Vous remerciant ,
RIMBAUD
Roche, par etc. .
Envoyez celle—ci à M . Bou tin,fabricant d
’
ins
truments de p récision à Paris , rue du Quatre-Septembre , 6
Monsieur,
Désirant m ’occuper de placer des instruments
de précision en général dans l’Orient , je m e
suis permis de vou s écrire pour vous demanderle service su ivant
Je voudrais connaître l ’ensemble de ce qui se
fabrique de mieux en France (ou à l’étranger)en instruments de mathématiques , optique , astro
nom ie,électricité , m étéorologie , pneumatique ,
mécanique , hydrau l ique e t
.
minéralogie . Je ne
m’occupe pas d
’ instruments de chirurgie .
Je serais très heureux que l’
on pût me rassem
m u m—:s on JEAN -ARTHUR mn svn 87
bler tous les catalogues formant ce t ensemble , et
je me rapporte de ce soin à votre bienveillan te
compétence .
On me demande également des catalogu es de
fabriques de j ouets physiques, pyrotechn ie , pres
tidigitation , modèles mécaniques e t de construe
tion s en raccourci , e tc . S ’il existe en France des
fabriques in téressan tes en ce genre , ou si vou s
connaissez mieux à l ’étranger, je vous serai plus
obligé que je ne puis dire de vou loir bien me
procurer adresses ou catalogues .
Vou s adresseriez vos commun icat ions dans ce
sens à l’adresse ci—dessou s
M Rimbaud Roche ,p arAtt igny (Ardennes).
Ce correspondant se charge naturellement de
tou s frais à encourir,et les avancera immédiate
men t sur votre observat ion .
Envoyez également , s’
il en existe de sérieux e t
de tou t à fait modernes et pratiques , un Manuel
comp let du fabrican t d’
instruments dep récision .
Vou s remerciant cordialement ,
A . RIMBAUD ,
àAden (Arabie).
88 LETTRES DE JEAN-ARTHUR am sn !
Vou sfaites précédercet te le ttredesmots su ivan ts
Monsieur,
Nous vous commun iquons une note à votreadresse d’
un de nos parents en Orient , et nous
serions très heureux que vou s vou lussiez bien y
prêter attent ion . Nous sommes à votre disposi
tion , quant aux frais que cela occasionneraît .
nm aavn ,
àRoche , etc .
Enfin ,informez—vous s’ il n’
existe pas à Paris une
librairie de l’
E co le des M ines et , si elle existe ,envoyez—m’
en le catalogue .
A vous de tou t cœur,
A . RIMBAUD
Harar, le 1 5 février 1 88 1
Chers amis ,
reçu votre lettre du 8 décembre , et je crois
vou s avoirécrit une fois depuis . J’
en ai , d’ail
perdu la mémoire en campagne .
90 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
t ienne n’
a que des médecins et des médicaments
insuffisants . Le climat est très humide en été c’estmalsain je m
’
y déplais au possible , c’
est beaucoup
trop froid pour moi .
En fait de livres , ne m’
envoyez plu s de ces ma
nuels Borat .
Voici quatre mois que j’ai commandé des effet s à
Lyon,et je .n
’
aurai encore rien avan t deux mois .
Il ne fau t pas croire que ce pays—ci soit ent ière
ment sauvage . Nou s avons l’armée , artillerie et ca
valerie,égypt ienne , et leur adm in istrat ion . Le tout
est identique à ce qu i existe en Europe ; seulemen t ,c’est un tas de chiens et de bandits . Les indigènes
sont des Gallas, tous agricu lteurs et pasteurs gens
tranqu illes quand on ne les attaque pas . Le pays
est excellent , quoique relat ivementfroid et humide ;mais l’agricu ltu re n ’
y est pas avancée . Le commercene comporte principalemen t que les peaux des bes
tiaux , qu’
on trait pendant leurvie e t qu ’on écorche
ensu ite pu is du café , de l’
ivoire,de l
’
or,des par
fums , encens , mu sc , Le mal est que l’
on e st
à 60 lieues de la mer et que les transport s coûtent
trop .
Je su is heureux de voir que votre petit manège
va au ssi bien que possible . Je ne vous souhaite pas
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 9 1
une réédition de l ’hiver 1 879-80 dont je me sou
viens assez pour éviter à j amais 1 occasion d’
en su
bir un semblable .
Si vous trouviez un exemplaire dépareillédu Bot
tin , Paris et étranger (quand ce serait un ancien),pour quelques francs , envoyez- le moi, en caisse
j’
en ai spécialement besoin .
Fourrez-moi au ssi une demi— livre de graines de
be tterave saccharifère dans un coin de l ’envoi .
Demandez si vous avez de l ’argent de reste
chez Lacroix le Dictionnarg ofE ngineering m ili
tary and civil, prix 1 5 francs . Ceci n’ est pas fort
pressé .
Soyez sûrs que j’ aurai soin de mes livres .
Notre matériel de photographie et de prépara
tion d ’histoire naturelle n’
est pas encore arrivé , e t
je crois que je serai parti avant qu’ il n ’arrive .
J ’ai une fou le de choses àdemander;mais il faut
que vous m’
envoyiez le Bottin d’abord .
A propos , comment n’
evez—vous pas retrouvé ledict ionnaire arabe ? Il doit être à la maison cepen
dant .
Dites à F . de chercher dans les papiers arabes
un cahier intitulé Plaisan teri‘
es , jeuæ demots, etc.,
en arabe ; et il doit y avoir aussi une collect1on de
92 LETTRES DE JEAN°ARTBUR R IMBAUD
dialogues, de chansons ou je ne sais quoi , u tile à
ceux qui apprennent la langue . S’ il y a un ouvrageen arabe , envoyez ; mais tou t ceci comme embal
lage seu lement , car ça ne vau t pas le port .
Je vais vous faire envoyer une vingtaine de ki
los café moka à mon compte , si ça ne coûte pas‘
trop de douane .
Je vous dis à bientôt ! dans l’espoir d’
un temps
me illeur et d’
un travail moins bête ; car, si vou s
présupposez que je vis en prince , moi je su is
sûrqu e je vis d’
une façon fort bête et fort embê
tante .
Ceci part avec une caravane , et ne vou s parvien
dra pas avant fin mars . C’
est un des agréments del a situation . C
’
est même le pire .
A vous ,RIMBAUD
Harar, 1 2 mars 1 88 1 .
Chers amis ,
J’
ai reçu avant—hier une lettre de vous sans
date ,mais t imbrée , je crois
, du 6 février 1 88 1 .
1.m rnxs DE JEAN—ARTHUR musavo 93
J’ai déjà reçu , par vos lettres précédentes , nou
ve lle de votre envoi ; et le colis doit se trouver à
présent à Aden . Seulement , j’ ignore quand il pren
dra le chem in de Harar. Les affaires de cette en
treprise—ci son t assez embrou illées .
Mais , vou s dites avoir reçu ma lettre du 1 3 dé
cembre 1 880 . Alors,vou s auriez dû recevoir par la
même occasion une somme de cent francs que j’ai
commandé à la maison de vou s envoyer, à la date
du 1 3 décembre 1 880 ; et , votre lettre étant part ie
du 1 0 février environ , vou s auriez dû également
recevoir une 3°somme de cent francs que j’ai com
mandé à la maison de vou s envoyer, à la date du1 0 j anvier 1 88 1
, par let tre à eux,et lettre à vou s ,
a cet te même date du 1 0 janvier.
J’ ai écrit pour savoir comment cela a été réglé . Il
est vraisemblable . que vou s n’ayez pas encore
reçu ma lettre du 1 0 j anvier à la date où vous
avez écrit la vôtre , c’est —à-dire au 1 6 février ;maisje me demande ce qu
’ il est advenu de la demande d
’
argen t qui acccompagnait ma lettre du 1 11
décembre 1 880 , le ttre que vou s dites avoir reçue .
En tou t cas,il n ’
y a rien de perdu si l’
on n’
a rienenvoyé . Je vais me rense igner défi nitivement .
Figurez—vous que j ’ai commandé deux vêtemen ts
911 a rm es o u :u n—n rnua mun uo
de drap à Lyon en novembre 1 880 et que je serai
peut-être longtemps encore sans les recevoir. En
attendant,j ’ai froid ici , vêtu que je su is des tenues
de coton d’
Aden .
Je saurai , dans un mois , si je dois rester ici oudéguerpir et je serai de retour à Aden , au mo
ment où vous recevrez ceci . J’ai eu des ennu is
absurdes à Harar e t il n ’
y a pas à yfaire , pour lemoment
,ce que l on croyait . Si je qu itte cette ré
gion, je descendrai probablemen t à Zanzibar
, et
je trouverai peut—être de l’occupation aux Grands
Lacs . J ’aimerais m ieux qu’ il s’ouvrit que lquepart des travaux in téressants et ici les nouvelles
n’
en arrivent pas souvent .
Que l’éloignement ne soit pas une raison de me
priver de vos nouvelles . Adressez touj ours à Aden,
d’où cela me parviendra .
A bientôt d’autres nouvelles .
Bonne san té et bonheur à tous .
RIMBAUD
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 95
Harar, dimanche 1 6 avril 1 881
Chers amis ,
J’ai reçu de vou s une lettre dont je ne me rap
pelle pas la date j’
ai égaré cette lettre dernière
ment . Vou s m ’
y accusiez récept ion d’
une somme
de cent francs ; c’était la deuxième
, dites—vou s . C’
est
bien ce la . L’autre , selon moi, la 3° c’est—à—dire
,ne
doit pas vous être parvenue : ma demande a du
être égarée . Gardez ainsi ces 1 0 0 francs de cô té .
Je su is touj ours en suspens . Les affaires ne son tpas bril lan tes . Qui sait combien je resterai ici?
Peu t— être , prochainement , vais —je faire une cam
pagne dans le pays . Il est arrivé une troupe demissionn aires français et il se pourrait que je les
suivisse dans les pays jusqu ’ ici inaccessibles aux
blancs,de ce côté .
Votre envoi ne m’
est pas encore parvenu ; il
doit être cependant à Aden , et j ’ai l ’espoir de lerecevoir dans quelques mois . Figurez-vous que jeme su is commandé des tenues à Lyon , il y a sept
mois, e t qu’
elles ne songent pas à arriver
96 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR muaxuo
Rien de bien intéressant pou r le moment .
Je vous souhaite des estomacs moins en danger
que le m ien , et des occupat ions moins ennuyeu ses
que lesmiennes .
RIM BAUD
Harar, 4mai 1 88 1 ,
Chers amis,
Vous êtes en été , et c’
est l’hiver ici
,c’est—à-dire
qu ’ il fai t assez chaud , mms il pleu t souvent . Cela
va durer quelques mois .
La récolte du café aura lieu dans six mois .
Pourmoi, je compte qu it ter prochainemen t cette
ville—ci pour aller trafiquer dans l’ inconnu . Il y a
un grand lac à quelques j ournées , et c’
est en pays
d’ ivoire je vais lâcher d’y arriver . Mais le pays
doit être hostile .
Je vais acheter un cheval e t m ’
en aller. Dans lecas où cela tournerait mal
, e t que j’y reste
, je vou s
préviens que j’ai une somme de 7 fois 1 50 roupies
m’
appartenant déposée à l ’agence d’
Aden e t que
vou s réclamerez , si ça vou s semble en valoir la
peine .
98 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu ’ab
surdes dans ces climats atroces, je crains d
’
abré
ger mon existence .
Je suis touj ours ici aux mêmes conditions ,et , dans trois mois, je pourrais vous envoyer 50 0 0
francs d'
économ ies ;maisje crois que je les garde
rai pour commencer quelque petite affaire à mon
compte dans ces parages,car je n
’
ai pas l’ inten
t ion de passer to ute mon existence dans l ’esclavage .
Enfin,pu issions—nous j ou ir de quelques années
de vrai repos dans ce tte vie ; et heureusement qu e
cette vie est la seu le et que cela est évident , pu is
qu ’on ne peut s ’ imaginer une autre vie avec un
ennu i plus grand que celle—ci l
Tou t à vous,
RIMBAUD
Harar,le 1 0 juin 1 88 1 .
Chers amis,
Je reviens d’
une campagne au dehors,e t
repars demain pour une nouvel le campagne
l’ivoire :
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 99
Mon adresse est touj ours la même , et je recevra:de vo s nouvelles avec plaisir.
RIMBAUD
Je n’
ai rien reçu de vou s depu is longtemps .
Harar, le 2 juillet 1 881 .
Chers amis ,Je reviens de l’ intérieur, où j ’ai acheté une
qu an tité considérable de cu irs secs .
J’ai un peu la fièvre à présent . Je repars dans
qu elques j ours pour un pays totalemen t inexploré
par les européens ; et , si je réu ssis à me mettre
décidément en rou te, ce sera un voyage de six
semaines,pénible et dangereux
,mais qu i pour
rai t être de profit . Je suis seu l responsable de
cet te pet ite expédition . J’
espère que tout ira pour
le moins mal possible . En tou s cas , ne vous met
tez pas en peine de mo i.
Vou s devez être très occupés à présent ; et je
vous souhaite une réu ssi te heureu se dans vos petits
travaux
RIMBAUD
1 00 LETTRES DE JEAN *ARTHUR R IMBAUD
P.-S . Je ne suis pas en contravention avec
la loi militaire ? Je ne saurai donc jamais où j’
en
su is à ce sujet .
Harar,vendredi 22 ju illet 1 881 .
Chers amis,
J’
ai reçu dern ièrement une lettre de vous,de
mai ou ju in . Vous vou s étonnez du retard des cor
respondences,cela n
’
est pas juste elles arriven t
à peu près régu lièrement , quoique à longues échéances ; et quan t aux paque ts, caisses et livres dechez vous, j
’ai tou t reçu à la fois,il y a plus de
quatre mois , et je vou s en ai accusé réception . La
distance est grande , voilà tout : c’
est le désert à
franchir deux fois qui double la distance postale .
Je ne vous oublie pas du tou t . Comment le pour
rais—je ? Et si mes lettres sont trop brèves c’est que ,toujours en expédition
,j ’ai toujours été pressé aux
heures de départ des courriers . Mais je pense à
vou s , et je ne pense qu’
àvous . Et que vou lez—vou s
qu eje vou s raconte de mon travail d’ ici ,qu ime repu
gne déjà tellement , et du pays , que j’ai en horreur
,
1 02 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
taire , pourque l’
on ne vienne pas m ’
empêcher d’
en
j ou ir ensu ite,d’
une façon ou d’
une autre .
Vou s toucherez pour vous—mêmes la quan t i té
qu ’ il vous plaira des intérêts des sommes ainsi pla
cées par vos soins .
La prem ière somme que vou s pourriez recevoir
dans trois mois s’élèverait à francs environ .
Tou t cela est fort nature l . Je n’
aipas besoin d’
ar
gent pour le moment , et je ne peux rien faire pro
duire àl’
argent ici .
Je vou s souhaite réussite pour vous—mêmes . Ne
vou s fatiguez pas c’est une chose déraisonnable !
La santé e t la vie ne sont—elles pas plus précieu ses
que tou tes les autres saletés au monde ?
Vivez tranqu illement .
RIMBAUD
Harar, le 5 août 1 881 .
Chers amis ,
Je viens de demander que l’
on donne l ’ordre à la
maison de France de payer entre vos mains , en
monnaie française , la somme de 1 1 65 roupies et 14
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 03
anas : ce qui fait , la roupie valant à peu près 2 fr.
1 2 cen t .,2478 francs . Tou tefois
,le change est va
riable . Dèsque vous aurez reçu cet te petite somme,
placez— l a selon qu ’ il convien t , et prévenez-moiprom p tement .
Désormais, je tâcherai que mes appointements
vou s so ien t payés directement en France , tous lestrois m ois .
Tou t cela , hélas ! n’
est pas bien intéressant . Jecomm en ce à me remettre un peu de ma maladie . Je
compte que vos santés sont bonnes et que vos affaires vo n t à souhait . Moi
,j ’ai été bien éprouvé ici
,
mais je comp tequ’
un pet it tour à la côte ou à Adenme refera tou t à fait .Et qu i diable sait encore sur quelle route nous
conduira notre chance ?
A vous,
RIMBAUD
XXIII
Harar, 2 septembre 1 88 1
Chers amis ,
Je cro is vou s avoir écrit une fois depu is votre
lettre du 1 2 ju ille t .
1 04 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
Je con tinue à me déplaire fort dans cette région
de l’
Afriqu e . Le climat est grincheux et humide ; le
travail que je fais est absurde et abrut issant,e t les
conditions d ’
existence généralemen t absurdes au ssi
J ’ai eu d’ailleurs des démêlés désagréables avec la
direction et le reste , e t je su is à peu près décidéà changer d’air prochainement . J
’
essayerai d’
en tre
prendre quelque chose àmon compte dans le pays ;et
,si ça ne répond pas (ce que je saurai vite), je
serai tôt parti pour, je l’
espère , un travail plu s in
telligent sous un cie l me illeur . Il se pourrait,d’ail
leurs , qu’
en ce cas même je restasse associé de la
maison , ailleurs .
Vous me dites m ’avoir envoyé des objets,cais
ses,effet s , don t je n
’
ai pas donné réception . J ’ai
tout juste reçu un envoi de livres selon votre liste
et des chem ises avec . D’ailleurs , mes commandes
et correspondances ont touj ours circu lé d ’une façon
insensée dans cet te boîte .
Figurez—vous que j’ai commandé deux tenues en
drap à Lyon , l’année passée
,en novembre
, et que
rien n’
est encore venu
J ’ai eu besoin d’
un médicament,il y a six mois ;
je l’ai demandé à Aden ,
et je ne l’ai pas encorereçu Tou t cela est en rou te , au diable .
1 06 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD
XXIV
Harar, le 22 septembre 1 88 1
Chers amis,
Vos nouvelles sont en retard,il me semble je
n’
ai rien reçu ici depu is longtemps . On fait peu decas de la correspondance , dans ce tte agence !
L ‘hiver va commencer chezvous . Ici , la saison
des plu ies va finir et l’ été commencer.
Je su is seu l chargé des affaires,en ce momen t
,à
l’agence,duran t l ’absence du directeur. J
’
ai donné
ma démission , il y a une vingtaine de jours , et j’
at
tends un remplaçant . Cependant,il se pourrait que
je restasse dans le pays .
On a dû écrire à l’agence de Lyon de vou s en
voyer une somme de 1 1 65 roupies, provenant de
mes appointements du 1er décembre au 3 1 ju ille t .
Avez—vous reçu ? Si ou i , placez cela comme il
vous convient . A présen t, je toucherai moi
même à la caisse , étan t pour déguerpir d’
un mo
ment à l ’au tre .
Pourquoi ne m’
avez-vous pas envoyé,selon ma
demande , les ouvrages int itu lés
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 0 7
1°M anue l du Voyageur, par Kaltbrunner (se
trouve chez Reinwald e t Comp agnie , 1 5,rue des
Sain t s—Pères,à Paris);
2° Constructions a la mer
, par Bonniceau (chez
Lacro iæ)?
I l me semble avoir demandé cela il y a très long
temps,et rien n
'
est venu .
Ne me laissez pas trop sans nouvelles . Je vou s
souhaite un au tomne agréable et tou te prospérité .
A vous,
RIMBAUD
Harar, 7 novembre 1 881 .
Chers amis ,
Je reçois , auj ourd’hu i 7 novembre
,trois lettres
de vou s , des 8, 24e t 25 septembre . Pour l’histoire
m ilitaire,j ’écris immédiatement au consu l de
France à Aden , et l’agent général d’
Aden j oindra
un certificat à la déclaration du consu l , et vous l’
en
verra de su ite , je l’
espère . Je ne peux pas quitter
l’agence ici ; ça arrêterait aussitôt les affaires , pui54
1 08 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
que je su is chargé de tou t et , provisoiremen t , di
recteur du mouvement . D ’ailleurs, je vais aller en
explorat ion plu s loin encore .
Quant à prédire que la présen te let tre arrivera
bientôt,ou même qu ’
e lle arrivera , du tou t on n’
en
sait rien ainsi votre lettre du 8 septembrem ’arrive
après celle du 24; une fois , j’ai reçu une le ttre de
mai en septembre .
J’aime à croire que cette affaire des vingt—hu it
jours s’
arrangera sans bru it je préviens à Aden
qu’on ne laisse pas traînerça . Comment diable vou
lez—vous que je flanque tous mes travaux à la dé
rive pour ces 28 j ours?
Quoi qu ’ il arrive, je prends plaisir à penser que
vos pe tites affaires von t bien . Si vou s avez besoin ,
prenez ce qui est à moi c’est à vous . Pour mo i,
je n’
ai personne à qu i songer, saufma propre per
sonne , qui ne demande rien .
Vous êtes en hiver à présent , et je suis en été .
Les pluies ont cessé ; il fait très beau et assez
chaud . Les caféiers mûrissent ; d’au tressont en
fleurs , et ça sent délicieusement bon , un goût qu i
rappelle tou t à fait la fleur d’oranger .
Je vais prochainemen t faire une grande expédi
t ion ; peut—être ju squ’au Choa
,un nom que Vous
1 1 0 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nm_saun
serai obligée de me dire ce qu’ il en est et ce que
vous en tendez faire .
Agréez,
Si on ne répond pas , réclamez énergiquement;si on répond , vous savez que la somme à toucherest de 2478 francs environ.
En tou s cas, je ne déguerpirai pas d’
ici san s
avoir des nouvelles sûres de cette somme e t sansposséder le reçu ou au moins l
’
avis de votre main
que l’argent a été versé .
Je me confie àvous pour ces malheureux fonds.
Mais que diable vou lez—vous que je fasse de pro
priétés foncières ? J’
ai bien encore quelques fonds
à envoyer à présent , environ 1 500 francs ; mais jevoudrais savoir arrivés les premiers .
Tou t à vous ,RIMBAUD
XXVI
Ilarar,3 décembre 1 881
Chers amis,
Ceci vous signifie mes souhaits de bonne annéepour 1 882 . Bonne chance , bonne santé et beau
temps.
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIM_BAUD I l
Je n’
ai pas le temps de vous écrire plus . Je sup
pose qu e la déclaration , que j’ai envoyée àAden au
consu l de France , aura été visée et envoyée à votre
adresse,et qu’
il ne sera rien de ce tte affaire mili
taire .
J ’ai réclamé à la maison pour cette somme de
1 1 60 roupies que l’
on doit vous verser, au change
au moins de 2 francs et 1 2 cen t imes par roupie . On
n e m’
a pas encore répondu .Si l’
on ne paie pas bien
tôt , je vais faire une plainte au consul de France à
Aden
Je me porte bien .
Tout à vous ,RIMBAUD
XXVII
Harar, 9 décembre 1 88 1
Chers amis,
Ceci pour vous saluer simplement .Ne m
’
adressez plus rien au Harar. Je pars très
1)Il:ne faut voir dans cette menace qu‘
une forfanterie d 1n térê t
personnel, faite pour plaire à madame Rimbaud . D'
ailleurs ce lle—ci ,au moment où fut écrite ce tte lettre , avai t reçu la somme en question .
1 1 2 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lfl BAUD
prochainement , et il est peu probable que je re
vienne j amais ici .
Aussitôt rentré à Aden,à moins d’
avis de vou s ,
t élégraphierai à la maison pour ces malheureux
2500 francs qu ’on vous doit, et je ferai connaître
la chose au consul de France . Cependant, je crois
qu ’on vous aura payés à ce j our. Je compte trouver
un au tre travail , aussitôt rentré à Aden .
Je vou s souhaite un petit hiver pas tr0p rigou
reux et une bonne sant é .
A vous ,RIMBAUD
XXVIII
Aden, le 1 8 janvier 1 882 .
Chers am is ,
Je reçois votre lettre du 27 décembre 1 88 1 , con
tenant une lettre de Delahaye Vousme dites m ’
a
voirécrit deux fois au sujet du reçu de cet te somme
d ’argent . Comment se fait— il que vos lettres ne me
soient pas arrivées Et je viens de télégraphier
d’
Aden àLyon , à la date du 5 janvier , sommant
de payer cette somme Vous neme dites pas non plu s
( 1)Ernest Delahaye, son ami de collège .
1 14 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
men ts de précision . Car je vais faire un ouvragepour la Société de géographie , avec des carte s e tdes gravures , sur le Harar et les pays Gallas . Je
’
fais venir en ce moment de Lyon un appareil pho
tographiejüe ; je le transporterai au Harar, et je
rapporteraides vues de ces régions inconnues . C’
e st
une très bonne affaire .
Il me fau t au ssi des instruments pour faire deslevés topographiques et prendre des latitudes .
Quand ce travail sera terminé et aura été reçu à
la Société de géographie , je pourrai peu t-être obtenir des fonds d’
elle pou r d’autres voyages . La
chose est très facile .
Je vous prie donc de faire parvenir la commandeci- incluse à Delahaye , qui se chargera de ces
achats,et vous n ’
aurez qu’
àpayer le tout . Il y en
aura pour plu sieurs m illiers de francs , mais celame fera un bon rapport . Je vous serai très recon
naissant de me faire parven ir le tou t le plu s tôt.possible
,directemen t
,à Aden . Je vous conj ure
d ’
exécu ter entièrement la commande ; si vou s m e
faisiez manquer quelque chose là—dedans , vou s me
met triez dans un grand embarras .
Tou t à vous,
RIMBAUD
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 1 5
M onsieur Alfred (sic)Delahaye , 8, p lace Ger
son,aParis .
Aden, le 1 8 janvier 1 882 .
Mon cher De lahaye ,
Je reçois de tes nouvelles avec plaisir .
San s autres préambu les , je vais t’
SXpliquer
comme quoi , si tu restes à Paris, tu peux me ren
dre un grand service .
Je su is pour composerun ouvrage , sur le Harar
e t les Gallas que j’ai explorés
,e t le soumettre à la
Société de géographie . Je su is resté un an dans ces
con trées , en emploi dans une maison de commerce
française .
Je viens de commander à Lyon un appareil pho
tographique qui tue perme ttra d’
in ter0aler dans
cet ouvrage des vues de ces étranges contrées .
Il me manque des instruments pour la conico
t ion des cartes , et je me propose de les ache ter.
J’
ai une certaine somme d ’
argent en dépôt chez
ma mère , en France ; e t je ferai ces frais là—dessus .
Voici ce qu ’
il me fau t,e t je te serai infiniment
reconnaissant de me faire ces achats en t ’aidant de
quelqu ’
un d’expert , par exemple d’
un professeur
1 1 6 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
de mathématiques de taconnaissance , et tu t’
adres
seras au meilleur fabricant de Paris
1° Un théodolithe de voyage , de petites dimen
sions . Faire régler soigneusement,et emballer soi
gneusement . Le prix d’
un théodolithe est assez
é levé . Si cela coûte plu s de 1 5 à 1 800 francs,lais
ser le théodolithe et acheter les deux instrumen ts
su ivants
Un bon seætant,
Une boussole de reconnaissance Cravet,a
niveau .
2°Acheter une collection minéralogique de 3 0 0
échantillons . Cela se trouve dans le commerce .
3°Un baromètre anéro i‘
de de p oche .
4° Un cordeau d’
arp enteur en chanvre .
5° Un étui de mathématiques contenant : une
règle , une équerre , un rapporteur, compas de réduc
t io n , décimètre , t ire—lignes , etc
6°Dup ap ier àdessin .
Et les livres su ivants
Tap ographic et Géodésie par le comman
dant Salneuve (librairie Dumaine , Paris)Trigonométrie des lycées supérieurs ;
( 1 )Sinon cela,le meilleur cours de topographie connu . (N . de
A . R
1 1 8 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
D’ailleurs
,j ’ai également besoin du tout . Embal le
soigneu sement .
A la prochaine poste , qu i part dans trois jours,détails . En attendant
,hâte—toi.
Salutat ions cordiales .
lRIMBAUD
(Maison Mezeraa ,Viannay et Bardey, àAden).
XXIX
Aden, 22 janvier 1 882.
Chers amis,
Je vous confirme ma lettre du 1 8,partie avec le
ba teau anglais et qu i vous arrivera quelques j ours
avan t ceci .
Aujourd 'hu i,un courrier de Lyon m ’
apprend
que l’on ne vous a payé que 2250 francs au lieu
de 2469 fr. 80 qu i me sont dûs , en comptan t la
roupie au change de 2 francs et 1 2 cent imes,
comme il était spécifié dans l ’ordre de paiement .
J ’
envoie de suite une réclamation à la maison et jevais faire une plainte au consu l , car ceci est une
filou terie pure et simple ; e t , d’ailleurs
,j ’aurais dû
m’
y attendre , car ces gens sont des ladres et des
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAÙD 1 1 9
fripon s bons seulement pour exploiter les fatigues
de leurs employés( 1).Maisje persistéàne pas 0011 1
prendre comment vos le ttres ment ionnant le paie
m ent de cette somme ne me sont pas arrivées vou s
les avez donc adressées à eux , à Lyon En ce cas ,cela ne m ' étonne pas que rien ne soit parvenu , car
ces gens s’
arra1igeni de façon à bou leverser et
intercepter toutes les corre:.pofidances de leurs‘
employés .
Faites attention,à l ’avenir, de m
’adresser tou t
ici directement , sans passer par leurmaudite entre
m ise . Faites—y at tention ,surtou t à propos de l
’
en
voi des objets que je vous ai demandés par ma
let tre d’avan t—hier et à l'achat desquels je suis
décidé à employer la somme que vous avez reçue
qu e rien ne passe par chez eux,car cela serait in
failliblement gâté ou perdu .
Vous m ’avez fait un prem ierenvoi de livres , qu im
’
est débarqu é en mai 1 88 1 . Ils avaient eu l ’ idéed’emballer des bouteilles d’
encre dans la caisse,e t
,
( 1)Outre que , pour les raisons notées plus haut , Rimbaud se fait
ihjuste , il se trompe dans son évaluation de 2 fr. 1 2 c . par roupie .
Ce change était en effet celui du jour où il quitta Aden pour Hararmais Alors il n
'
avait pas encore gagné les 1 1 65 roupies, et . quand ileut droit à cette somme et qu
’1 l voulut la réaliser
, le change n’
était
plus le même .
1 20 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIXBAUD
les bou teilles s’étant cassées , tous les livres on t é té
baignés d’
encre .
M’
avez-vous fait un au tre envoi que celu i—là
Dites—le moi, que je puisse réclamer, s’ il s’est égaré
quelque chose .
Je suppose que vous avez transm is ma lettre à
Delahaye ( 1), et que celu i— ci aura pu se charger des
commissions indiquées . Je recommande de nou
veau que les instrument s de précision soient so i
gneusement vérifiés, avant l’
achat,par des per
sonnes compétentes, et , ensu ite,
soigneusement
emballés et expédiés directement,à mon adresse
à Aden , par les' agences à Paris des Messageries
maritimes .
Je tiens surtou t au TRE0D0L1TE E,car c’est le
meil leur instrument topographique et celu i qu i peu tme rendre le plus de services. Il est bien entendu
que le seætant et la boussole sont pour remplacerle théodolithe , si celu i—ci coûte trop cher. Suppri
mez la collection minéralogique , si cela empêched
’
acheter le théodolithe ; mais , en tous cas,ache
tez les livres, que je vous recommande de soigner.
Il me fau t aussi une langue vue ou lunette d’
é ta t
( 1 )Cette lettre n etait pas encore transmise . On verra ci-aprèsqu‘
elle ne devait point l‘
ê tre .
1 22 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RÎMBAUD
renseignements , au sujet d’une arme spéciale pour
la chasse à l’éléphant . Vous me transmettrez sa
réponse de suite , et je verrai si je dois vous envoyerdes fonds.
J ’écris que l’
on vous solde le restant de la dite
somr‘
ne . Il vous reste dû 2 1 9 francs 80 c . qui, je
suppose,vont vous être envoyés sur ma ré com
mandation .
Tout à vous ,RIMBAUD
Et faites acheter le théodolithe , le baromètre ,le cordeau et le télescope , àtout prix, par quelqu
’
un
qu i soit connaisseur et chez de bons fabricants .
Sinon,il vaudrait beau coup m ieux garder l’argent
et se contenter d ’ache ter les livres .
N’
avez—vous pas reçu de l’argent , sur mon
ordre,une fois en novembre 1 880 et une seconde
fois en février 1 881 On me l’écrit de Lyon . Faites
moi mon compte au juste , que je sache ce que j a1
ou ce que je n’
ai pas .
MonsieurDevisme , Paris .
Aden, le 22 janvier 1 882 .
Monsieur,
Jëvoyage dans les paysGallas (Afrique briefi tälë)
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R! MBAUD 1 23
et,m
’
o ccupant en ce momen t de la formation d’
une
trou pe de chasseurs d’
éléphan ts, je vous serais trèsréel lem en t reconnaissant de vou loir bien me fairerense ign er, aussi prochainemen t que possible, ausuje t su ivant :
! a—t — il une arme spéciale pour la chasse à l’élé
phan t
Sa de scriptionSes re commandat ionsO ù se trouve-t—elle Son prix ?
La composit ion des munitions,empoisonnées ,
explosibles
Il s ’agit pour moi de l’achat de deux armes d’
essaitelles, et , possiblement , après épreuve , d
’
une
dem i— douzaine .
Vous remerciant d’avance de la réponse, je suis ,
monsieur, votre serviteur.
RIMBAUDAden (colonies anglaises).
XXX
Aden, le 1 2 février 1 882 .
Chers am is,
J’ai reçu votre lettre du 2 1 janvier,et je compte
1 24 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD
que vous aurez reçu mes deux lettres avec des
commandes de livres e t d’ instruments , et au ssi le
télégramme , àla date du 24, qui les annu lait .
Quant au reçu de l’argent vos lettres étaien t
arrivées au Harar le lendemain de mon départ , de
sorte qu ’elles n’ont pu me re ioindre à Aden avan t
la fin de j anvier. En tout cas , il se trouve qu ’on
m’
a supprimé une certaine somme sur le change .
Mais tenez—vous tranqu illes, e t ne faites pas de
réclamat ions . Je toucherai cela ici , ou je vou s le
ferai envoyer en France .
Vous avez placé ce t argent en terrain, et vous
avez bien fait . Au ssitô t que je l’ai su , je vous ai
télégraphié de ne pas acheter ce que j’avais com
mandé , e t j’
espère que vous aurez compris .
Quand je vous enverrai une nouvelle somme ,
elle pourra être employée comme je vous l ’avais
expliqué ; carj’
ai réellement besoin des instrumen ts
que je vous ai dits . Seu lement , l’achat en sera pour
plu s tard .
Je ne compte pas rester longtemps à Aden, oùil faudrait avoir des in térêts plus intelligents qu eceux que j
’y ai . Sije pars , e tje compte partir prochainemen t , ce sera pour retourner au Harar ou
descendre à Zanzibar, où j’aurai de très bonne s
1 26 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
sujet . Qui pourrait me faire du tort , à moiqui n’
ai
rien que mon individu ? Un capitaliste de mon‘
è‘
s
pèce n’
a rien à craindre de ses spécu lations , ni de
celles des autres .
Merci pour l’h0 8pitalité que vous m
’
offrèz,mes
chers amis . Ça, c’
es t entendu‘
, d’
un côté comme de
l 'au tre .
Excusez-mo i d’avoir passé un mois‘ sans vou s
écrire . J’
ai été harassé par toutes sortes de travaux .
Je su is toujours dans la même maison , aux mêmesconditions ; seu lement, je travaille bien plus e t je
dépense presque tou t,et je su is décidé à ne pas
séj ourner à Aden Dans un mois , je serai ou de
retour à Harar,ou en rou te pour Zanzibar.
A l’avenir, je n
’oublierai plus de vous écrire par
chaque poste .
Beau temps et bonne santé .
Tout à vous,
RIMBAUD
XXXII
Aden, 1 0 mai 1 882 .
Cher amis ,
J ’ai écrit deux fois dans le courant d’avril , et
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
mes le ttres ont dû parven ir. Je reçois la vôtre du
23 avri l .
Rassurez—vous sur mon compte : ma situation
n’
a rien d’
extraordinaîre . Je su is touj ours employé
à la m ême boîte,et je trime comme un âne dans
un pays pour lequel j ’ai une horreur invincible . Je
fais des pieds et des mains pour tâcher de sort ir
d’ ici e t d’obtenir un emploi plus récréatif. J ’
espère
bien qu e ce tte existence—là fin ira avant que j’aie eu
le temps de deven ir complètement idiot . En ou tre ,
je dépen se beaucoup à Aden, et ça me donne
l’avantage de me fatiguer bien plus qu ’
ailleurs .
Prochainement ,je vous enverrai quelques centaines
de francs pour des achats . En tou t cas , si je pars
d’ici, je vous préviendrai . Si je n
’
écris pas plus,c’est que je su is très fat igué et que , d
’ailleurs, chezmoi
,comme chez vous
,il n ’
y a rien de nouveau
Avan t tou t , bonne santé .
RIMBAUD
( 1 )Il cache qu’
àce moment il écrivait son ouvrage sur le Harar.
1 28 LETTRE S DE J EAN—ARTHUR RIMBAUD
XXXIII
Aden, 1 0 juillet 1 882 .
Chers amis ,
J’
ai reçu vos lettres du 1 9 juin ; e tje vou s remer
cie de vos bons conseils .
J ’
espère bien aussi voir arriver mon repos avan t
ma mort . Mais d’ailleurs, à présent , je suis fort
habitué à toute espèce d'
ennuis e t,si je me plains ,
c’est une Sspèce de façon de chanter.
Il est probable que je vais repartir dans un mois
ou deux au Harar, si les affaires d’
Egyp te s'arran
gent . Et, cette fois , j’y ferai un travail sérieux .
C’
est dans la prévision de ce prochain voyage
que je vous prie d’
envoyer à sa destination la le ttreci—j ointe, dans laquelle je demande une bonne cartedu Harar Mettez cette lettre sous enveloppe à
l’adresse y indiquée , affranchissez et j oignez un timbre pour la réponse . On vou s dira le prix et vou s
enverrez le montant , une dizaine de francs , en un
mandat—poste ; et , sitôt arrivée , envoyez—moi cette
( 1) Si cette lettre ne figure pas ici, c'est que , au contraire de
celles précédentes aMM . Delahaye et Devismes , elle fut expédiée
à destination .
1 30 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
trouverais rien ailleurs . Si l ’occupation anglaise est
permanen te enEgypte , celavaudra m ieux . De m êm e,
si les Anglais descendent au Harar, ily aura un bo n
temps à passer.
Enfin , espérons de l’aven ir .
Tou t à vous ,RIMBAUD
XXXV
Aden, le 1 0 septembre 1 882 .
Chers amis ,
J’
ai reçu votre le ttre de ju illet avec la carte je
vous remercieBien de neufdans ma situation , qui est touj ours
la même . Je n’
ai plu s que treizemois à rester dans
la maison;je ne sais si je les finirai. L’agent actue l
d’
Aden part dans six mois ; il est possible que je leremplace . Les appointements seraient d’
une dizainede mille francs par an . C
’
est touj ours mieux qued’être employé ; et , à ce compte,je resterais encorebien cinq ou six ans ici.
Enfin, nous verrons comment tourneron t ces
balançoires .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 3 1
Je vous souhaite toute prospérité .
Parlez correctement dans vos lettres,cherche à scruterma correspondance .
Tout à vous ,
M HBAUD
XXXVI
Aden. 28 septembre 1 882 .
Mes chers amis,
Je su is touj ours au même lieu mais je compte
partir, a_ la fin de l’année , pour le continent afri
cain , non plus pour le Harar, mais pour le Choa
(Abyssinia).
Je viens d’écrire à l
’ancien agent de la maison à
Aden , monsieur le colonel Dubar, Lyon , qu’ il me
fasse envoyer ici un appareil photographique com
plet, dan s le bu t de lé transporter au Cboa, où c
’
est
inconnu e t où ça me rapportera une petite fortune ,en peu de temps .
Ce monsieur Dubar est un homme très sérieux,
et il m ’enverra ce qui me convient . Il doit s
’infor
mer; e t , aussitôt qu’ il aura rassemblé ce qu ’
il fau t ,il vous demanderales fondsnécessaires , que je vous
1 32 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
fais expédier et que vous lui enverrez immédiate
ment sans déta ils .
Je vou s fais envoyer une somme de 1 000 francs
par la maison de Lyon . Cette somme est de stinée
exclusivement au bu t ci-dessu s indiqué — ne l’
em
ployez pas au trement sans avis de moi. En ou tre ,s’ il faut davantage
,500 ou 1 000 francs , trou vez—les
chez vous,et envoyez tou t ce qu ’on vou s demande .
Vous m ’
écrirez ensu ite ce que je vou s do is , cela
sera au ssitôt envoyé j ’ai à moi, ici, une somme
de 5000 francs .
La dépense ci—dessus me sera très u t ile ; si m ême
des circonstances contraires me retenaien t ici , j’
y
vendrais touj ours le tou t avec bénéfice .
A la fin d’octobre , vous recevrez les 1 0 0 0 francs
de Lyon . Comme je l’
ai dit , ils sont exclusivement
destinés à cet achat . Je n ’
ai pas le temps d’
en dire
plus auj ourd’hu i . J’aime à vouscroire enbonne santé
et prospérité .
Tou t à vous ,
RIM BAUD
Ci-inclus chèque de 1 0 00 francs sur la maisonde Lyon .
1 34 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
XXXVIII
Aden ,le 1 6 novembre 1 882 .
Chers amis ,Je reçois votre let tre du 24octobre . Je pensequ
’
à
présent on aura payé le chèque , et que mon affaire
est en route .
Sije pars d’
Aden, ce sera probablement au compte
de laCompagnie . Tou t cela ne se décidera que dansunmois ou deux; jusqu
’à présent, on ne me laisse
rien voir de précis. Quant à reveniren France , qu’
i
rais—je chercher là, à présent ? Il vaut beaucoupm ieux que je tâche d
’amasser quelque chose par
ici; ensu ite , je verrai. L’
important et le plus pressé
pour moi, c’
est d ’être indépendant , n’importe où .
Le calendrierme ditque le soleil se lève en France
à 7 h . et se couche à4h . 1 5, en ce mois de novembre ici, c
’
est toujours à peu près de 6 à6. Je
vous souhaite un hiver à votre mesure , et, d'
a
vance (car qui sait où je serai dans qu inze j ours ou
unmois), une bonne année, cequi peut s’
appeler une
bonne année , et tou t à votre'
souhait , pour 1 883
Quand je serai reparti en Afrique , avec mon ba
gage photographique , je vous enverrai des choses
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 35
intéressantes . Ici , à Aden ,il n ’
y a rien , pas même
une seule feu ille àmoins qu ’on ne l ’apporte)et c’
est
un endroit où l’on ne séj ourne que par nécessité .
Pour le cas où les 1 000 francs ne seraient pas
en tièrement employés , je vous donne encore com
m ission de m ’
envoyer les livres su ivants , qui mesont indispensables là où je vais et où je n
’
ai rien
pour me renseigner.
Vous donnez la liste ci—j ointe ( 1) à la librairie
d’
At tigfly, avec commission de faire revenir le tout
le plus promptemen t possible (car si cela n’arrive
pas à Aden, on me le retardera beaucoup).
S’il ne reste pas d’
argent, envoyez néanmoins de
su ite la commande , et prévenez—moi j’
enverrai le
m anquant . La valeurdu tou t peu t être 200 francs .Enfermez dans une caisse , avec la déclarationlivres à l’extérieur ; expédiez à M . Dubar
,avec
un mot lui expliquant de remettre le colis adressé
à mon nom à Aden à l ’agence des Messageries ma
ritimes. Car si vous faites passer cela par la maison
de Lyon , ça ne m’
arrivera j amais .
Forcé de vous quitter. Je vous remercie d’avance .
Tout à vous,
RIMBAUD
( 1)Cette liste manque . Elle'
fut remise au libraire d’
Attigny.
1 36 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
XXXIX
Aden, 1 8 novembre 1 882 .
Chère maman,
Je reçois ta lettre du 27 octobre , où tu dis avoir
reçu les 1 0 00 francs de Lyon .
L’
appareil coûte,dites-vous, 1 850 francs . Je vou s
télégraphie à la date d’auj ourd’hu i Payez—le de
mon argent de l’année passée . C’est—à—dire le sur
plus des 1 0 0 0 francs , fournissez— le des 2500 que
j ’ai envoyés l’an passé .
J ’ai bien 400 0 francs ici mais ils sont placés au
Trésor anglais , et je ne puis les déplacer sans
frais . D’ailleurs ,j
’
en aurai besoin prochainemen t ( 1)Ainsi donc , retirez 1 000 francs de ce que je vous
ai envoyé en 1 881 je ne pu ism’
arranger au trement .
Car ce quej’ai à présent ,quandje serai en Afrique ,
je pourrai faire avec des affaires qui me rapporte
( 1 )On comprend que Rimbaud est fâché que sa mère ait converti
son argent en terres, dont il n‘
avait que faire, et que, à cause de
cela,les instruments scientifiques et les livres, dont il indiquait le
besoin précis dans sa le ttre aM . Delahaye , n‘
aient pas été achetés .
C’
est une leçon pour lui. Il n'
enverra plus de fortes sommes, et
même il reprendra peu à peu l‘
argent des terres qui, de ce fait,seront revendues àmadame Rimbaud.
1 38 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
que la somm e a été versée et que l’
expédition est
en train . Naturellement , on n’
a pas acheté sanssavoir s’il y aurait des fonds pour couvrir l ’achat .
C’
est pour cette raison que la chose ne s’
est décidéequ ’au reçu des 1 850 francs .
Tu dis qu ’on me vole . Je sais très bien ce que
coûte un appareil seu l quelques centaines defrancs .
Mais ce sont les produ its chimiques, très nombreux
et chers et parmi lesquels se trouvent des composés
d’
or et d’argent valant ju squ ’à 250 francs le kilog.,
ce son t les glaces , les cartes, les cuvet tes , lesflacons ,les emballages très chers ,qui grossissent la somme .
J ’ai demandé de tous les ingrédients pourune cam
pagne de deux ans. Pour moi, je trouve que je su is
servi à bon marché . Je n’
ai qu ’
une crainte , celle
que ces choses se brisent en rou te , en mer. Si ce la
m’arrive intact , j
’en t irerai un large profit
,et je
vous enverrai des choses curieu ses .
Au lieu donc de te fâcher,tu n
’
as qu’àte réj ou ir
avec moi. Je sais le prix de l’argent et,sijehasarde
quelque chose,c’est à bon escient .
Je vous prierai de vou loir bien ajouter ce qu ’onpourrait vous demander en outre pour les frais deport et d’
emballage .
Vous avez de moi une somme de 250 0 francs,
LETTRE S DE JEAN-ARTHUR RIMBAUl) 1 39
d’il y a deux ans. Prenez à votre compte les terres
que vous avez achetées avec cela , en concurrence
des sommes que vou s débourserez pourmoi. L’
af
faire est bien simple , et il n ’
y a pas de dérange
ments .
Cc qu i est surtout attristant , c’
estque tu term ines
ta let tre en déclarant que vous ne vous mêlerez plu s
de mes affaires . Ce n’
est pas une bonne manière
d’aider un homme à des mille lieues de chez lu i,voyagean t parm i des peuplades sauvages et n’ayan t
pas un seu l correspondan t dans son pays J'aime
à espérer que vous modifierez cette intent ion peu
charitable . Si je ne pu is même plus m 'adresser à
ma fam ille pour mes commissions , où diable m’
a
dresserai—je
Je vous ai dernièrement envoyé une liste de livres
à m’
eXpédier ici . Je vous en prie , ne jetez pas ma
comm ission au diable Je vais repartir au continentafricain
,pour plusieurs années et , sans ces livres ,
je manquerais d'
une foule de renseignements qu i
me sont indispensables . Je serais comme un aveu
glé et le défaut de ces choses me préjudicierait
beaucoup . Faites donc revenir promptement tousces ouvrages
,sans en excepter un mettez—les en
une caisse avec la suscription livres et envoyez
140 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
moi ici, en payant le port
, par l’entremise de
M . Dubar.
Joignez—y ces deux ouvrages
Traité comp let des chemins defer , par Couche
(chez Dunod,quai des Augustins
,à Paris)
Traité deM écan ique de l’
E cole de Châ lons .
Tou s ces ouvrages coûteront 400 francs . Débour
sez cet argent pour moi, et couvrez-vous comme
je l’ai dit e t je ne vou s ferai plus rien débourser
,
carje pars dans un mois pour l’
Afrique . Pressez
vous donc .
A vous,RIMBAUD
XLI
Aden , le 6 janvier 1 883 .
Chers paren ts,
J’
ai reçu , il y a déjà hu it j ours , la lettre où vou sme souhaitez la bonne année .
Je vou s rends mille fois vos souhaits,et j
’
eSpère
qu ’ ils seront réalisés pour nou s tous. Je pense touj ours à Isabe lle ; c
’
est à e lle que j’écris chaque fo is
,
et je lu i souhaite part icu lièrement tout à son
sonhaü .
142 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD
Aden, le 1 5 janvier 1 883 .
Chers amis,
J 'ai reçu votre dernière lettre , avec vos souhaits
de bonne année . Merci de tout cœur,et croyez-mo i
touj ours votre dévoué .
J’
ai reçu la liste des livres achetés . Ju stemen t ,
comme vou s le dites , Ceux qu i manquent sont le
plus nécessaires . L’
un est un traité de tap agra
p hie (non de photographie , j’ai un traité de pho
tographie dans mon bagage). La t0pographie . est
l ’art de lever des plans en campagne il fau t que
je l’aie . Vous communiqu erez donc la lettre ci jointe
au libraire,et il trouvera facilement un traité d’
un
au teur quelconque . L’au tre est un traité de géo lo
gie et minéralogie p ratiques . Pour le trouver, il
s’
adressera comme je le lui explique .
Ces deux détails faisaient partie d’
une comm i s
sion passée ; c’
est pour cela que j’
insiste pour lesavoir. Ils me sont d’ailleurs très u tiles .
Je ne vou s enverrai plu s de nouvelles comm issions
,sans argent . Excusez—moi du trouble .
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 143
Isabe lle a tort de désirer me voir dans ce pays
ci . C’
est un fond de volcan , sans une herbe . Tou t
l’ avantage est que le climat est très sain et qu ’on y
fait des affaires assez actives . Mais,de mars en oc
tobre,la chaleur est excessive . A présent
,nou s
sommes en hiver,le thermomètre est à 30° seu
lement, à l’ombre ; il ne pleut j amais . Voici un an
que je couche cont inuellemen t à ciel ouvert . Per
sonnellement , j’
aime beaucoup ce climat ; car j’ai
touj ours horreur de la pluie , de la boue et du froid .
Cependant , fin mars, il est probable que je reper
tirai pour le Harar. Là , c’
est montagneux et très
élevé ; de mars en octobre , il pleu t sans cesse e t lethermomè tre est à 1 0 degrés . Il y a une végétation
magn ifique, et des fièvres . Si j ’y repars,j 'y res
terai probablement une année encore . Tout ceci sedécidera prochainement . DuHarar , je vous enverrai
des vu es, des paysages et des types .
Quant au Trésor anglais dont je parlais,c’est
simplement une caisse d ’épargne spéciale à Aden ;et cela rapporte environ 4 pour cent . Mais la
somme des dépôts est limitée . Ce n’
estpas très pra
üque .
A une prochaine occasion .
A . RIM BAUD
144 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
XLIII
Aden , 8 février 1 883 .
Chère maman , chère sœur,
Je reçois une lettre deM . Dubar,fin janvier
,m
’
an
nonçant le départ du dit bagage Iet que la facturese trouve augmentée de 600 francs . Payez ces 60 0
francs de mon compte , et qu’ il en soit finide ce tte
histoire . J’
ai dépensé une forte somme ; mais la
chose me la rendra, j’
en su is sûr , et je ne gém is
donc pas des frais .
A présent nous fermons la liste des frais, com
mandes , etc .,
Envoyez—moi seulement les livres que je vou s
ai demandés ne les oubliez pas .
Je partirai sûrement d’
Aden dans six semaines,
et je vous écrirai avant .
Tout à vous ,RIMBAUD
146 LETTRES D E JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Aden, 1 9 mars 1 883 .
Mes chers am is ,
J 'ai reçu votre dern ière lettre ; et la cai sse de
livres m ’
est arrivée hier au soir. Je vou s remercie .
L’ appareil photographique , e t tout le res te,es t
en excel lent état quoiqu ’ il ait été se promener à
Maurice . Et je tirerai bon parti des photographies .
Quan t aux livres , ils me seront très u t iles dan s
un pays où il n ’
y a pas de renseignements et o ù
l’
on devient bête comme un âne , si on ne repass e
pas un peu ses é tudes . Les jours et les nuits , su r
tou t,sont bien longs au Harar, e t ces bouquin s m e
feron t agréablement passer le temps . Car il fau t
dire qu ’ il n’
y a aucun lieu de réunion public au
Harar on est forcé de rester chez soi cont inue l
lement . Je compte , d’
ailleurs , faire un curieuxalbum de photographies .Je vous envo ie un chèque de 1 00 francs , que vou s
toucherez . Ache tez—moi les livres don t le détail su i t
( la dépense des livres est u tile)
LETTRES DE JEAN ARTHUR R IMBAUD 147
Chez Dunod, 49, quai des Grands—Augustins,Paris
Debauve .— Eæécution des travauæ. 1 vol . 3ofoo
id . Géodésie
Lacaume et Sganzin . Calculs abrégés
des terrassements
Debauve Hydraulique
Jacquet . Tracé des courbes
Librairie M asson
Delaunay .— CoursélémentairedeM écaniqve
Liais . Traité d’
astronom ie
Total 69f50
Vou s dites qu ’
il reste quelques cents francs demon ancien argent . Quand on vou s demandera le
montan t du graphomètre (instrument de n ivelle
ment)que j’ai commandé àLyon , payez—le donc de
ce qu i reste . J ’ai sacrifié toute cette somme . J’
ai
ici 50 0 0 francs , qui portent à lamaison d’
in
térèt je ne su is donc pas encore ru iné . Mon con
trat avec la maison fin it en novembre ; c’
est par
conséqu en t encore 8 mois à 330 francs que j ’ai
devan t m oi, soit 2500 francs environ
,soit qu
’
àla
fin de l’ année j
’
aurai touj ours au moins 70 00 francs
en caisse , sans compter ce que je pu is bricoler en
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RJMBAIID
vendant et achetant quelque peu pourmon compte .
Après novembre , si je ne fais plus part ie de la
maison, je pourrai touj ours faire un pet it corn
merce , qu i me rapportera 60 en un an . Je vou
drais faire rapidement , en4ou 5 ans, une cinquantaine demille francs etje me marierai ensu ite .
Je pars demain pour Zeilah. Vou s n’aurez p lu s
de nouvelles de moi avant deux mois . Je vous
souhaite beau temps , san té , prospérité .
Tou t à vous ,
RIMBAUD
Toujours adresser à Aden .
XLVI
Aden,le 20 mars 1 883 .
Mes chers amis ,
Je vous préviens , par la présente , que j’ai renou
velé mon contrat avec la maison jusqu’à fin
décembre 1 885. Mes appointements sont à présen t
de 1 60 roupies par mois e t un certain bénéfice par
cent, le tout équivalen t à 50 00 fr. net paran ,en plus
du logement et de tous les frais , qui me son t tou
j ours accordés gratu its .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
partir d’
Aden , un chèque de 1 00 francs avec une
au tre liste de livres . Vous devez avoir tou ché ce
chèque et , les livres , vous les avez probablemen t
achetés. Enfin , à présent,je ne su is plus au cou ran t
des dates . Prochainemen t , je vous enverrai un au trechèque de 20 0 francs, car il faut qu e je fasse reven irdes glaces pour la photographie .
Cette comm ission a été bien faite ; et , Si je veux ,
je regagnerai vite les 200 0 francs que ça ma co ûté .
Tou t lemonde veut se faire photographier ici m êm e
on offre une gu inée par photographie . Mais ce n’
e st
pas pour cela que j’ai acheté mon appareil
, e t j’
en
ai besoin pour au tre chose . Je ne suis pas encorebien installé , ni au courant ;mais je le serai vite ,et je vous enverrai des choses curieu ses .
Ci—inclus quelques photographies de moi—m ême
par moi—m ême .
Je su is toujours m ieux ici qu’
àAden . Il y a m oinsde travail et bien plu s d’air, de verdure ,J ’ai renouvelé mon contrat pour trois ans ; mais
i l se peut que l’établissement ferme bien tôt . Le pays
n’
est pas tranqu ille et pu is on fait un tas de frais,
que les bénéfices couvrent à peine . Enfin,il est con
clu que le jour où je serai remercié, on me donnera
une indemn ité de tro is mois d’
appointemen ts . A la
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 51
fin de ce tte année-ci, j aurai trois ans complets dans
cet te maison .
La solitude est une mauvaise chose , ici—bas ; et
je regre tte de ne pas être marié et de n’avoir une
fam ille à moi. Mais , à présen t, je su is condamné
à errer, attaché à une entreprise lo intaine ; et ,
tou s les j ours , je perds le goût pour le climat et
les m anières de v ivre e t même la langue de l’Eu
rope .
Hélas ! à quoi servent ces allées e t venues, et
ces fatigues et ces aventu res chez des races étran
ges, et ces langues dont on se remplit la mémoire,
e t ces pe ines sans nom , si je ne do is pas un
jour, après quelques années , pouvoir me reposer
dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une fam ille
,et avoir au
”
moins un fils que je
passe le reste de ma vie àélever à mon idée,à or
n er et à armer de l ’ instruction la plus complètequ ’on pu isse atteindre à cet te époque , et que je
vo ie devenir un ingénieur renommé , un homme
pu issan t et riche par la science ?Mais qui sait com
bien peuvent durermes j ours , dans ces mon tagnes
ci?Et je pu is disparaître , au milieu de ces peupla
des , san s qu e la nouvelle en ressorte j amais .
1 52 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD
Vou s me parlez des nouvelles politiques . Si vou s
saviez comme ça m’
est indifférent ! Plus de deu x
ans que je n’
ai touché un journal . Tous ces débats.
me sont incompréhensibles , maintenant . Comme
les mu sulmans , je sais que ce qu i arrive arrive , et
c’est tou t .
Les seu les choses qui m’
intéressent sont les nou
velles de la maison ; et je suis touj ours heureux àme reposer sur le tableau -de votre travail pastoral .
C’
est dommage qu ’ il fasse si froid e t lugubre chez
vous,en hiver ! Mais vou s êtes au printemps, à
présent ; et votre climat , à ce temps—ci , correspond
à celu i que j’ai ici
, au Harar, à l’heure qu ’ il est .
Les photographies incluses me représen tent,l’une , debou t sur une terrasse de la maison ,
l ’au tre ,debou t dans un j ardin de café ; une au tre , les bras
croisés dans un j ardin de bananes . Tou t cela est
devenu blanc,à cause des mauvaises eaux qui me
servent à laver; mais , dans la suite , je vais faire
de meilleur travail . Ceci est seu lement pour rap
peler ma figure , e t vous donner une idée des pay
sages d ’ ici .
Au revoir.
R IMBAUD
1 54 u rt ans DE JEAN—ARTHUR amam o
XLIX
Harar, le 1 2 août 1 883 .
Chers amis ,
Je vous envoie,ci-j oint
,l ’exemplaire de mes
pouvoirs d’agen t au Harar. Il est visé par le cou su
lat de France à Aden . Je suppose que la presen
tat ion de cette pièce suffira Seu lement,il faut
absolument que vous la retourniez ici,où je me
trouverais impu issant,en cas de contestat ion de
mes pouvoirs . Ce papier m ’
est indispensable dans
mon commerce ;voyez donc à me le renvoyer, après
en avoir fait l ’u sage nécessaire !
Il y a un nouveau consu l à’Aden , et il se trouve ,pour l’ instan t , en voyage à Bombay .
Si l’on vous dit que la date de ces pouvoirs est
ancienne (20 mars), vous n’avez qu
’
àfaire observer
que , si je n’étais plus au m ême poste , les dits pou
voirs auraient été rendus à la maison et abolis .
( 1 )Encore une histoire de gendarmes venus, de la part du recru
tement,embêter la famille de R imbaud. malgré que la situation m i
litaire de celui—ci fût régulière . On verra d‘
ailleurs peser jusqu’
àla
fin sur lui, comme une fatalité , ces tracasseries odieuses, dont il
faut bien accuser l‘
incurie administrative de l‘
armée !
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ! MBAUD 1 55
Je crms donc que çasuffit , et que c’
est la der
n iere fois.
I l est bien vrai que j’ai reçu tou s les livres,
excepté la dern ière caisse , que j’ attends touj ours .
Tou t à vou s,R IMBAUD
Harar,
octobre 1 883 .
Chers amis ,
Je reçois votre lettre effrayée .
Pourmoi, je ne passe guère une poste sans vou s
écrire ; mais les deux dern ières fois , j’ai laissé les
le ttres à votre adresse partir par la poste égyp
t ienne . Désormais, je les enfermerai touj ours dans
le courrier .
Je su is en très bonne santé,e t tout à mon tra
vail . Je vous souhaite même san té,et prospérité .
Ce tte pos te est très pressée , la prochaine vou s don
nera une longue let tre .
Tou t à vou s,
R IM BAUD
1 56 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
Harar,le 7 octobre 1 883 .
Mes chers amis,
Je n’
ai pas de nouvelles de votre dernier envoi
de livres , lequel a dû s'égarer.
Je vou s serai bien obligé d’
envoyer la note qu i
su it à la librairie Hachette , bou levard Saint—Ger
main , 79,àParis ;et , selon qu’on vous enverra ledit
ouvrage,vous le paierez et me l
’
enverrez promp
temen t par la poste, de façon à ce qu ’
il ne se perde
pas .
Je vous souhaite bonne santé et bon temps .
Tou t à vous ,
RIMBAUD
M . M . Hachette ,
Je vous serais très obligé de m ’
envoyer au ssi
tôt que possible,à l’adresse ci—dessous
,con tre
remboursemen t , la meilleure traduction fran
çaise du Coran (avec le texte arabe en regard,
1 58 LETTR ES DE JEAN-ARTHUR R 1MEAUD
Il est probable que je partirai d’ici , pour Aden ,
dans quelquesmois . Pour mon compte , je n'
ai rien
à craindre des affaires de la maison .
Je me porte bien,et vous souhaite santé e t pro s
périté pour tou t 1 884.
RIMBAUD
Aden , le 24avril 1 884.
Chers am is ,
Je suis arrivé à Aden,après six semaines de
voyage dans les déserts ; e t c’
est pour cela que jen
’
ai pas écrit .
Le Harar, pour le momen t,est inhabitable , à
cause des troubles de la guerre . Notre maison est
liquidée à Harar , comme à Aden , et , à la fin du
mois, je me trouve hors d ’
emploi . Cependant , m es
appointements son t réglés ju squ’à fin ju illet , e t
,
d ’ ici là , je trouverai toujours quelque choseàfaire .
Je pense d’ailleurs, et j'
espère , que nos messieurs
vont pouvoir remon ter une affaire ici .
LETTRES D E JEAN—ARTHUR R lMBAUD 1 59
J ’
espère que vous vous portez bien , et je voussouhaite prospérité .
M on adresse actuelle
ARTHUR RIM BAUD,
Maison Bardey, Aden .
Aden , le 5 mai 1 884.
Mes chers amis ,
Comme vous le savez , notre société est en tièrem en t liqu idée , et l
’agence du Harar, qu e je diri
geais,est supprimée ; l
’agence d’
Aden ,aussi
, est
fermée . Les pertes de la Compagnie en France sont ,me dit—ou , de près d
’
un m illion pertes faites cepen
dant dans des affaires distinctes de celles-ci, qu i
travaillaient satisfaisamment . Enfin, je me suis
trouvé remercié fin avril,et , selon les termes de
m on contrat, j
’
ai reçu u ne indemnité de.
trois mois
d’
appointemen ts, ju squ’à fin ju illet . Je suis donc
actuellement sans emploi , qu oiqu e je sois touj ours
logé dans l ’ancien immeuble de la Compagnie,
lequel immeuble est loué jusqu'à fin ju in . Monsieur
Hardey est reparti pour Marseille , il y a une
1 60 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
dizaine de j ours,afin de rechercher de nouveaux
fonds pour continuer les affaires à Aden . Je lu i
souhaite de réussir ; mais je crains fort le con
traire . Il m '
a dit de l’at tendre ici ; mais , à la fin de
cemois , si les nouvelles ne sont pas satisfaisantes ,
je verrai à fi ler ailleurs et d’y entreprendre au tre
chose .
Les affaires ne vont pas ici à présent , les grandes
maisons fournissant les agences ayant tou tes sau té
à Marseille .
D’
un au tre côté,pour qui n
’
est pas employé,la
vie est hors de prix en cet endroit—ci , et l’
existence
est intolérablement ennuyeuse , surtout l’été com
mencé e t vous savez qu ’on a à Aden l’été le plu s
chaud du monde entierJe ne sais pas du tou t où je pourrai me trouver
dans un mois . J’ai une quarantaine de m ille francs ;
et , comme on ne peu t rien confier à personne ici,
je suis obligé de traîner ce pécule avec moi et dele surveiller perpétu ellement . Et cet argent , qu ipourrait me donnerune petite rente suffisante pourme faire vivre hors d’
emploi,ne me rapporte rien
,
que des embêtements con tinuels !
Quelle existence désolante je traine sou s ce sclimats absurdes et dans ces conditions insensées !
1 62 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
née là vieillit les gens comme quatre ans ailleurs .
Ma vie ici est donc un réel cauchemar. Ne vo u s
figurez pas que je la passe belle . Loin de là . J ’ai
même touj ours vu qu ’il est impossible de vivre plu s
péniblement que moi.
Si les affaires peuvent reprendre àbref délai,cela ira encore bien je ne mangerai pas mon mal
heureux fonds en courant les aventures . Alors , jeresterais encore le plus possible dans cet affreux
trou d’
Aden ; car les entreprises personnelles son t ,en ce moment , trop dangereuses en Afrique , de
l’au tre côté .
Excu sez—moi de vou s détailler mes ennu is . Mais
je vois que je vais atteindre les 30 ans (la moitié de
la vie et je me suis fort fatigué à rou lerle monde,
sans résu ltat .
Pourvous , vous n’avez pas de ces mauvais rêves ;
et j ’aime à me représenter votre vie tranqu ille e t
vos occupations paisibles . Qu ’
elles durent ainsi !
Quant à moi, je su is condamné à vivre long
temps encore , touj ours peu t—être , dans ces envi
ron s— ci , où je su is connu à présent , où j’ai pu ren
dre quelques services e t où je trouverai touj ours dutravail tandis qu ’
en France,je serais un étran
ger et je ne trouverais rien .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 63
Enfin,espérons mieux .
Salut prospère .
RIMBAUD
Aden , le 20 mai 1 884.
Mes chers amis,
D’après les dernières nouvelles , il paraît certain
que le commerce va reprendre et je resterai em
ployé,aux mêmes condi tions , probablemen t à Aden
Je compte que les affaires recommenceron t vers
la 1” quinzaine de ju in .
Dites—moi sije puis vous envoyer quatre groupesde dix mille francs , que vous placeriez sur l
’
Etat à
mon nom ; car ici je su is très embarrassé de cet
argen t .Bien à vou s ,
RIMBAUD
Aden , le 29 mai 1 884.
Mes chers amis ,
Je ne sais encore si vraiment le travail va repren
dre . On m’
a télégraphié de rester, mais je com
1 64 LETTRES DE JEAN-ARTHUR E 1MEAUD
mence à trouver que ça tarde . Il y a six semaines
que je suis inactif; et , par les chaleurs qu’il fait ,
c’
est absolument intolérable . Mais, enfin
,il est evi
dent queje ne su is pas venu ici pour être heureux .
Et pourtant je ne pu is qu itter ces régions,à pré
sent que j’y su is connu e t que j
’y pu is trouver à
vivre , tandis qu ’ailleurs je trouverais à creverdefaim exclusivemen t .
Si donc les affaires reprennent , je serai probable
ment réengagé pour quelques années, deux ou trois
ans,jusqu ’à ju illet 1 886 ou 87 . J ’
aurai 32 ou 33
ans à ces dates : je commencerai à vieillir. Ce sera
peu t— être alors le momen t de ramasser les quelques
m illiers de francs que j’aurai pu épargner par ici e t
d'aller épouser au pays , où l’
on me regardera seu
lement comme un vieux et où il n’
y aura plus que
des veuves pourm ’
aœ epter
Enfin , qu’ il arrive seu lement un jour où je pour
rai sort ir de l ’esclavage e t avoird es ren tes assez
pour ne faire qu’
au tant et que ce qu ’ il me plaira !Mais qui sait ce qui arrivera demain ,
et ce qui
arrivera dans la su ite !Des sommes que je vous avais envoyées les
années passées, ne reste-t—il rien ? S ’ il reste quel
que chose , avertissez—m’
en .
1 66 LETTE ES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
N’
écrivez plus sur l'adresse Mazeran et
Viannay, parce que la raison sociale est Bardey
(seul)à présent .
Aden ,le 1 9 juin 1 884.
Chers amis ,
Ceci est pour avert irqueje me trouve réemployé
à Aden pour 6 mois , du 1 “ ju illet au 3 1 décem
bre 1 884, aux mêmes condit ions . Les affaires vont
reprendre et,pour le momen t
, je me trouve dom i
cilié à la même adresse,à Aden .
Pour la caisse de livres qu i ne m’
est pas parve
nue l’
an passé,elle doit être restée à l'agence des
Messageries à Marseille , d’où, naturellemen t
,on
ne me l ’a pas expédiée parce que je n’avais pas de
correspondant là pour prendre un connaissement
et payer le fret . Si c’est donc à l’agence des Mes
sageries qu’
elle a été expédiée,réclamez—la et tâchez
de me la réexpédier, en paquets séparés, par la
poste . Je ne comprends pas comment elle a pu ê treperdue .
Bien à vou s .RIMBAUD
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 67
Aden, le 1 0 juillet 1 884.
Chers amis ,
Il y a dix jours que je su is rentré dans mon
nouve l emploi , pour lequel je suis engagé jusqu’à
fin décembre 1 884.Je vous su is reconnaissant de vos offres . Mais
tan t que je pu is supporter à peu près la vie ici , il
vau t m ieux qu e je reste en m’
ennuyant beaucoup ,beaucoup , et qu e je ramasse encore quelqu es sous .
Je vou lais bien vous envoyer au moins quarante
m ille francs; mais , comme les affaires ne marchen t
gu ère à présent , il serait possible que je fusse forcé
de sortir d’
emploi e t de me me ttre à mon compte ,
p rochainement . Comme c’
est,d’ailleurs
,en sûreté
ici pour le momen t , j’
attendrai encore quelques
mois .
Je vous souhaite une bonne récolte et un été plusfrais que celui d
’
Aden 45° centigrade en cham
bre .
RIMBAUD
1 68 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD
Aden, le 3 1 juillet 1884.
Mes chers am is ,
Voici un mois de passé dans mon nouvel emploi ;et j ’espère passer encore les cinq autres assez bien .
Je compte même réengager ensuite .
L’été va finir dans deux mois,c’est—à—dire fin
septembre . L’hiver ici compte six mois,d’octobre
à la fin mars on appelle hiver la saison où le ther
momètre descend quelquefois à 25 degrés (au
dessus de zéro). L’hiver est donc aussi chaud que
votre été . Il ne pleut presque j amais dans le cours
du dit hiver .
Quant à l’été , on y a touj ours 40 degrés . C
’
est
très énervant et très affaiblissant. Aussi , je cher
che toutes les occasions de pouvoir être employé
ailleurs .
Je vous souhaite bonne récolte, e t que le choléra
se tienne loin de vou s.
Bien à vous ,
RIMBAUD
1 7 0 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
banques solides, ce qui me permettrait presqu e de
vivre de mes rentes . 24000 roupies à 6 don
neraient 1440 roupies par an , soit 8 francs par
j our . Et je pourrais vivre avec cela, en attendan t
des emplois .
Celui qui n’
est pas un grand négociant pourvu
de fonds ou de crédits considérables , celu i qui n’
a
que de petits capitaux, ici risque bien plus de les
perdre que de les voirfructifier; car on est entouré
de mille dangers , e t la vie , si on veu t vivre un peu
confortablemen t , vous coûte plusquevousne gagnez .
Car les employés , en Orient , sont à présent au ssi
mal payés qu ’
en Europe leur sort y est même bien
plus précaire,à cause des climats funestes e t de
l ’existence énervante qu ’on mène .
Moi, je su is à peu près fait à tous ces climats,
froids ou chauds , frais ou secs, et je ne risque plus
d'attraper les fièvres ou autres maladies d’
acclima
tation mais je sens que je me fais très vieux , t rès
vite , dans ces métiers idiots et ces compagnies de
sauvages ou d'
imbéciles.
Enfin , vous le penserez comme moi, je crois du
moment que je gagne ma vie ici , et pu isque chaque
homme est esclave de cette fatal itémisérable , autant
à Aden qu ’ailleurs ; m ieux vau t mêmeàAdenqu’
aü
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 1 7 1
leurs où je su is inconnu ,où l’on m ’
a oublié com
plètemen t et où j ’aurais à recommencer ! 1)Tan t ,donc
, que je trouverai mon pain ici, ne dois—je pas
y rester Ne dois—je pas y rester, tant que je n’aurai
pas de quoi vivre tranqu ille Or, il est plus que
probable que je n’aurai j amais de quoi , et que je
ne vivrai ni ne mourrai tranqu ille . Enfin,comme
disent les musulmans C’
est écrit C’
est la vie
elle n’
est pas drôle
L ’été finit ici fin septembre ; et , dès lors , nous
n’aurons plus que 25 à 30°centigrade dans le j our,
et 20 à 25 la nui t . C’
est ce qu ’ on appelle l ’hiver, à
Aden .
Tou t le littoral de cette sale Mer Rouge est ainsi
torturé par les chaleurs . Il y aun bateau de guerrefrançais à Obock, où , sur 70 hommes composanttou t l’ é qu ipage , 65 son t malades des fièvres tropi
cales et le commandan t est mort hier . Encore,à
Obock, qu i est à 4heures de vapeur d’ ici
,fait—il
plus frais qu’
à Aden , où c’est très sain et seu lemen t énervant par l
’
excès des chaleurs .
Bien à vou s ,RIMBAUD
( 1 )Il se trouve qu’
à ce moment même les Poètes maudits parais
saient àParis .
1 72 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R ïMB AUD
LXIII
Aden,le 7 octobre 1 884.
Chers am is,
Je reçois votre lettre du 23 septembre . Vos nou
velles m ’
attristen t . Ce que vou s me racontez est très
ennuyeux e t peut , à nou s autres , nous porter grand
préj udice .
Enfin , j’
e3père cependant , pour vous et pour
moi, que cela s’
arrangera pour le mieux (Quant à ce qu ’on peut dire sur mon compte , ma
conduite est connue ici comme ailleurs . Je pu is vousenvoyer le témoignage de satisfaction eæcep tionnel
que la C“Mazeran liquidée m
’
a accordé pourquatre années de services rendus
,de 1 880 à 1 884, et
j ’ai une très bonne répu tation dan s ces parages,
répu tation qui m e perme ttra de faire mon chem in
convenablem en t . Si j ’ai eu des moments malheu
reux auparavant , je n’
ai jamais cherché à vivre auxdépens des gens , ni au moyen du mal.
N ous sommes en hiver à présent : la tempéra
1 )Il ne s‘
agissait que de commérages de village , auxque lsMM Rimbaud avait eu tort d
‘
attacher de l’
importance jusqu ‘
à les
communiquer àson fi ls.
1 74 LETTRES DE JEAN-ARTE UR ‘
R1E DAUD
LxlV
Aden ,le 30 décembre 1 884.
Mes chers amis ,
J ’ai reçu votre lettre du 1 2 décembre , e t je vou s
remercie des souhai ts de prospérité et bonne santé ,souhaits que je vous rends semblablemen t pou r
'
chaque j our de la prochaine année .
Comme vous dites ma vocation ne fsera jamais
dans le labourage , e t je n’
ai pas d’
objection à voir
ces terres louées . J’
espère pour vous qu'
elles se
loueront bientôt et bien . Garder la maison est tou
j ours une bonne chose . Quant à venir m ’
y ré
poser auprès de vous,ce me serait fort agréa
ble . Je serais bien heureux,en effet, de me repo
ser; mais je ne vois guère se dessiner l ’occasiondu repos . Ju squ 'à présent , je trouve à vivre ici .Si je quit te , que rencon trerai—je en échangeComment pu is—je aller m
’
enfou ir dans une campa
gue où personne ne me connaît , où je ne pu is trouver aucune occasion de gagner quelque choseComme vous le dites , je ne pu is al ler là que pourme reposer ; et , pour se reposer, il fau t des rentes ;
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 75
pour se marier, il faut des ren tes et ces rentes—là ,
je n’
en ai rien . Pour longtemps encore , je suis
donc condamné à su ivre les pistes où je pu is trou
ver à vivre , jusqu’à ce que je pu isse râcler, à force
de fatigues , de quoi me reposer momentanément .
J ’ai à présent, en mains , quarante -trois mille
francs . Que vou lez—vous que je fasse de cela en
France? Quel mariage vou lez-vous que ça me pro
cure Pour des femmes pauvres et honnê tes, on en
trouve par tou t le monde ! Puis—je aller me marier
là—bas,alors que , néanmoins , je serais touj ours
forcé de voyager pour vivre
Bref, j’ai trente ans passés à m ’
embê ter considé
rablement ; et je ne vois pas qu e ça veu ille fin ir par
un m ieux .
Enfin,si vou s pouvez me donner un bon plan .
ça me fera bien plaisir. Les affaires von t très mal,
àprésen t . Je ne sais pas si je vais être rengagé, ou ,
du moins , à quelles conditions on me rengagera.
J ’ai4ans et dem i ici je ne voudrais pas être diminu é, et cependan t les affaires , je le répète , von t
très mal . L’été aussi va revenir dans 3 ou 4mois ,et le séj our à Aden redeviendra atroce .
C’
est justemen t les Anglais, avec leur absurde
po litique , qui m inent désormais le commerce de
1 76 LETTR ES DE J EAN-ARTHUR R IMBAUD
tou tes ces côtes . Ils ont voulu tout remanier , et ils
sont arrivés à faire pire que les Égyptiens et les
Turcs , ruinés par eux . Leur Gordon est un idiot ,leur Wolseley un âne , et tou tes leurs entreprises
une su ite insensée d’
absurdîtés et de déprédations .
Pour les nouvelles du Soudan , nou s n’
en savons
pas plus qu’
en France ; il ne vient plus personne de
l’
Afrique , tout est désorganisé , et l’adm in istrat ion
anglaise d’
Aden n’
a intérêt qu’
àannoncer des men
songes . Il est fort probable que l’
expédition du Sou
dan ne réussira pas .
La France aussi vient faire des bêtises de ce côté
ci : on a occupé , il y a un mois , tou te la baie deTadjourah, pour avoir ainsi les tê tes de rou te du
Harar e t de l’Abyssinie . Mais ces côtes sont absolumen t désolées
,les frais qu ’on fait làson t complète
ment inu tiles,Si on ne peu t s’avancer prochaine
ment vers les plateaux de l ’ intérieur (Harar), qu i
sont alors de beaux pays,très sains et productifs .
Nous voyons aussi que Madagascar, qui est une
bonne colonie , n’
est pas prête de tomber en notre
pouvoir. Et l’
on dépense des centaines de m illions
pour le Tonkin , qui, selon tous ceux qu i en revien
nent , est une con trée misérable e t impossible à
défendre con tre les invasions .
1 78 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
d’Égypte . Ainsi
,malgré mon ennui, etmon horreur
grandissante pour le l ieu e t l’emploi , me voilà
encore attaché à Aden pour quelque temps . D’
ail
leurs quoifaire autre part J ’ai m ieux fait de patien
ter làoùje pouvais vivre en travaillant car quelles
son t mes perspectives ailleurs ?Mais,c est égal , les
années se passent , je mène une existence stupide ,
je n’
amasse pas de rentes . Je n’
arriverai j amais à
ce que je voudrais, dans ces pays .
Mon travail consiste à faire des achats de cafés .
J'achète pour environ 20 0 m ille francs par mois.En 1 883 , j
'avais acheté pour plu s de 3 m illions
dans l’année . J ’achète au ssi beaucoup d’au tres
choses : des gommes, encens , plumes d’au truche ,ivo ire , cu irs secs , girofles , etc .
,
Je ne vous envoie pas ma photographie . A quoi
bon ? Je su is d ’ailleurs touj ours mal habillé (on ne
peu t se vêtir ici que de cotonnades très légères)Les gens qui ont passé quelques années à Aden
ne peuvent plus passer l ’hiver en Europe ; ils crèveraient tout de su ite par quelque fluxion de poi
trine . Si je reviens , ce ne sera donc j amais qu’
en
été ; et je serai forcé de redescendre , en hiver au
( 1 )On lui avait fait des observations sur une photographie où il
s'
était représenté nu -pieds et en vê tements de coton . 1! plaisante .
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lM BAUD 1 79
moins,vers la Méditerranée . En tou s cas
,ne comp
tez pas que mon humeur deviendrai tmoins vagabonde . Au contraire . Si j ’avais le moyen de voyager
sans être forcé de séj ourner pour travailler et ga
gu er l’
existence , on ne me verrait pas deux mois à
la même place . Le monde est plein de con trées ma
gnifiquesque les existences réunies dem ille hommes
ne suffiraient pas à visiter.;Mais, d’
un au tre côté,je
ne voudrais pas vagabonder dans la miSère . Je vou
drais avoir quelques milliers de francs de rente e tpouvoir passer l
’ année dans deux ou trois con trées
différentes, en vivant modestement et en m’
occu
pant d’
une façon intelligente à quelques travaux
intéressants . Vivre tout le temps au même lieu, je
trouverai toujours cela très malheureux . Enfin , le
p lus probable c’
est qu ’on va p lutôt où l’on ne veu t
pas et que l’
on fait plutôt ce qu ’on ne voudrait pas
faire, et qu’on vit et décède tou t au trement qu ’on
n e le voudrait j amais , cela sans esp oir d’aucune
espèce de compensation .
Pour les Cam us, je les ai reçus il y a longtemps,il y a juste un an
,au Harar même . Quan t aux
autres livres , j’
en ai gardé quelques—uns, et j’
en ai
donné (c’
est trop lourd pour traverser les déserts).Je voudrais bien que vous me fissiez l’envoi de
1 80 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R lMBAUD
quelques livres , mais c’
est tellement encombran t !
Pourtant,je n’
ai aucune distraction ici , où il n’
y a
ni j ournaux,ni bibliothèques et où l’on vit comme
des sauvages .
Ecrivez cependant à la librairie Hachette , je crois ,e t demandez quelle est la p lus récen te édition du
Dictionnaire de Commerce e t de Navigation , par
Guillaumin . S ’ il y a une édi tion récen te,d ’après
1 880,vou s pouvez me l ’envoyer (il y a deux gros
volumes , ça coûte cent francs, mais on peu t avo ir
cela au rabais chez Sau ton). S’il n
’
y a que de
vieilles éditions , je n’
en veux pas .
Bien à vou s,
RIMBAUD
LXVI
Aden, le 14avril 1 885.
Mes chers amis ,
Je reçois votre lettre du 1 7 mars , et je vois qu evos affaires vont aussi bien que possible .
Si vous vous plaignez du froid , je me plains dela chaleur, qui vient de commencer ici . On étouffe
déjà, e t il y en a encore pour jusqu ’à la fin de
septembre .
1 82 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
50 francs par an . C’
est horriblement mal qu ’on vit
ici , pour très cher. Tou tes les nuits de l’année , on
dort en plein air,e t cependant mon logement coûte
40 francs par mois ! Ainsi de sui te . Bref, on
mène ici l’existence la plus atroce du monde ; e t ,
certainement, je ne resterai pas l
’
an prochain . Vou sne voudriez, pour rien au monde
,vivre de la vie
que je mène ici !
On ne reçoi t aucuns j ournaux , il n'
y a point de
de bibliothèque . En fait d’
européens, i l n’
y a que
quelques employés de commerce idiots , qui man
gent leurs appointements au billard et quittent en
suite l ’endroi t en le maudissant .Le commerce de ces pays é tait bon ,
il n ’
y a encore
que quelques années . Le principal de ce commerce
est le café , dit moka : tout le moka sort d’ici depu is
que Moka est désert . Il y a , ensuite , unefou le d’arti
cles, cu irs secs , ivoire , plumes, gommes , encens , e tc .
e tc. , etc. .Et l ’ importation aussi est très variée . Nous ,à Aden
,nous faisons surtou t le café , et je su is chargé
des achats et des expéditions . J ’ai acheté pour
1 1 00 m ille francs en six mois ; mais les mokas son t
m orts en France, ce commerce tombe tou s les j ours,les bénéfices couvrent à peine les frais, touj o urs
fort élevés .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 83
Les affaires sont devenues très difficiles, et je vis
aussi simplement que possible , pour tâcher de sor
tirde ces parages avec quelque chose . Tous les j ours ,Je suis occupé de 7 heures à 5 heures , et je n
’
ai
jamais un our de repos .Quand cette vie finira—t—elle ?
Qui sait On nous bombardera peut-être prochainement . Les Anglais se son t mis toute l’Europeà dos .
La guerre est commencée en Afghanistan , et les
Anglais ne finiront qu’
en cédan t provisoiremen t àla Ru ssie ; et la Russie , après quelques années,reviendra à la charge sur eux .
Au Soudan , l'
expédition de Kartoum a battu en
re traite et , comme je connais ces climats , elle doitê tre fondue aux deux tiers . Du côté de Souakim ,
je crois que les Anglais ne s’
avanceront pas pour lem oment, avant de savoir comment tourneront les
affaires de l’Inde . D’ailleurs
,ces déserts sont infran
chissables, de mai à septembre , pou r des armées à
grand train .
A Obock, la petite administration françaises’occupe àbanqueteret à licher les fonds du gouver
nemen t, qui ne feront j amais rendre un son à cette
affreu se colonie , colonisée jusqu’ ici par une dizain e
de flibustiers seulement .
1 84 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M AUD
Les Italiens sont venus sefourrer à Massaouah
personne ne sait comment . Il est probable qu ’ ils
auront à l’évacuer, l’
Angle terre nepouvant plus rien
faire pour eux .
A Aden, en prévision de guerres , on refait
tout le système des fortifi cations . Çame ferait plai
sir de voir rédu ire cet endroit en poudre , mais
pas quand j ’y su is !
D’ailleurs ,j
’
espère bien n'avoir plus guère demon
existence à dépenser dans ce sale lieu .
Bien à vous ,RIMBAUD
L'appareil photographique A mon grand
regret je l’
ai revendu,mais sans perte .
LXVII
Aden, 26mai 1 885 .
Chers amis,Je vais bien, tou t de même , et je vous souhaite
beaucoup m ieux .
Nous sommes dans nos étuves printanières . Les
peaux ruissellent, les estomacs s’aigrissent , les cer
velles se troublen t, les affaires son t infectes , les
nouvelles sont mauvaises .
1 86 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
LXVIII
Aden,le 28 septembre 1 885.
Mes chers amis,
Je reçois votre lettre de fin août .
Je n’écrivais pas
,parce que je ne savais si je
resterais ici . Cela va se décider à la fin de ce mois
comme vous le voyez par le contrat ci—j oint , trois
mois avant l ’expiration duquel je dois prévenir. Je
vous envoie ce contrat, pour que vous pu issiez leprésenter, en cas de réclamations militaires . S i je
reste , mon nouveau contrat prendradu lef octobre .
Je ferai peut—être encore un contrat de six mois ;mais l
'été prochain , je ne le passerai plus à Aden,
je l’
espère . L’ été finit vers le 1 5 octobre . Vous ne
vou s figurez pas du tou t l ’endroit . Il n ’
y a aucun
arbre , même desséché , aucun brin d’herbe
,aucune
parcelle de terre , pas une gou t te d’
eau dou ce . Aden
est un cratère de volcan éteint e t comblé au fond
par le sable de la mer. On n’
y voi t et on n’
y tou
che donc absolument que des laves et du sable qui
ne peuvent produ ire le plusmince végétal . Les envi
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R1MRAUD 1 87
Tous sont un désert de sable absolument aride . Ici ,les parois du cratère empêchent l’air d ’
entrer, et
nous rôt issons au fond de ce trou comme dans un
four à chaux . Il fau t être bien victime de la fata
lité pour s’
employer dans! des enfers pareils On
n'
a aucune société , que lesbédouins du lieu ;e t l’
on
devient , par conséquent , un imbécile total , en peu
d ’années . Enfin ! il me suffirait de ramasser une
somme raisonnable pou r vivre,et je me livrerais
alors à des occupations intelligentes .
Malheureu sement , le change de la roupie en francs
baisse tou s les j ours à Bombay . La roupie se comp
tait au trefois 2 francs 1 0 centimes dans le com
merce ; el le n’
a plus , à présent, que 1 fr. 90 de
valeur Elle est tombée à ce point en trois mois .
S i la convention monétaire latine est re-signée , la
roupie remontera peu t-être jusqu ’à 2 francs .
Du reste , l’argen t se déprécie partou t . Tout cela
est abominable des pays affreux et des affaires
déplorables ça empoisonne l’
existence . Et voir son
capital diminuer de valeur comme c’est agréable,
après cinq ans de travail
L’
Inde estplus intéressante que l’
Arabie . Je pour
rais au ssi al lerau Tonkin il doit bien y avoir que]
que chose à faire là , à présen t . Et s’
il n’
y avait
1 88 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
rien là,
on pourrait pou sser jusqu’
au canal de
Panama, qui est loin encore de finir .
Enfin, je verrai .
Si je fais un nouveau contrat , je ,vou s l’enverrai .
Renvoyez—moi l’au tre , quand vous n’
en aurez plu s
besoin .
Bien à vous ,RIMBAUD
LXIX ( 1)
Aden, le 22 octobre 1 885.
Chers amis,
Quand vou s recevrez ceci , je me trouverai pro
bablement à Tadjourah, sur la côte du Dankali
annexée à la colon ie d’
Obock.
J’ai qu itté mon emploi d’
Aden , après une violente
( 1 )Pour, sans doute , excuser une entreprise pécuniairement ha
sardeuse et qui devait , de fait , être désastreuse (affaireLabatu t voir
la Vie de Jean—Arthur Rimbaud , pages 1 87 et suivantes), cette lettreest injuste, surtout envers M . Alfred Hardey , qui fut l
'
ami de Rim
baud et demeure un gardien pieux de sa mémoire . Est—cc parce que
M . Bardey le dissuadait de ladite entreprise , que Rimbaud semble si
en co lère Genus irritabile vatum, toujours.
Quant aux livres perdus, auxquels Rimbaud fait allusion par ces
mots ils ont toujours cherché àme faire perdre quelque choseon a reconnu ensuite que ces livres avaient été mal ou non envoyés
1 90 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
redescendre avec un bénéfice de 25 à 30 m ille
francs réalisé en moins d’
un an .
L 'affaire réussissant,vous me verriez en France ,
vers l’automne de 1 886 , où j’
achèterais moi—même
de nouvelles marchandises . J ’
espère que ça tour
nera bien . Espérez-le aussi pour moi; j’
en ai bien
besoin .
Si je pouvais , après trois ou quatre ans, ajou ter
une cen taine de mille francs à ce que j’ai déjà
, je
quit terais avec bonheur ces malheureux pays .
Je vou s ai envoyé m on contrat, par l'avant—der
niere malle,pour en exciper par devers l
’ autorité
militaire . J ’
espère que désormais ce sera en règle .
Avec tout cela, vous n’avez j amais pu m
’
apprendre
quelle sorte de service j ’ai à faire de sorte que , si
je me présente à un consul pour qu elque certificat,
je suis incapable de le renseigner sur ma situation ,ne la connaissan t pas mo i—même . C
’
est ridicule !
Ne m’
écrivez plus à la boîte Bardey ; ces ani
maux couperaient ma correspondance . Pendant
encore trois mois , ou au moins deux et dem i,après
la datede cette lettre , c’
est—à-dire jusqu ’à fin 1 885
(y compris les 1 5j ours de Marseille ici), vous pou
vez m’écrire à l'adresse ci—dessous
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 1 9 !
Monsieur ARTHUR RIM BAUD ,à Tadjourah,
Colonie française d’
Obock .
Bonne santé , bonne année , repos et prospérité .
Bien à vou s ,RIM BAUD
LXX
Aden, le 1 8 novembre 1 885.
Mes chers amis ,
J aubien reçu votre dernière lettre datée du 22
octobre .
Je vou s ai déj à annoncé que je partais d’
Aden
pour le royaume du Choa . Mes affaires se trouvent
re tardées d’
une façon inattendue . Je crois que jene pourrai partir d’ici qu
’
à la fin de ce mois .
Je crains donc que vous ne m’
ayez déj à écrit à
Tadjourah. A ce suj et, je change d’avis . Ecrivez
moi seu lement à l’adresse su ivan te
Monsieur ARTHUR RIMBAUD,
Hôte l de l’Univers ,à Aden .
De là , on me fera su ivre , en tout cas ; et cela
l 92 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
vaudra mieux , car je crois que le service postal
d’ Obock à Tadjourah n’
est pas bien organisé .
Je su is heureux de qu ittercet affreux trou d’
Aden
où. j ’ai tant peiné . Il est vrai aussi que je vais faire
une route terrible . De Tadjourah au Choa,il y a
une cinquantaine de j ours de marche à cheval,
par des déserts brillants . Mais , en Abyssinie , le
climat est délicieux : il ne fait ni chaud ni froid,la
popu lation est chrét ienne et hospitalière . On mène
une vie facile . C’
est un lieu de repos très agréablepour ceux qu i se sont abru tis quelques années sur
les rivages incandescents de la Mer Rouge .
Maintenant que cette affaire est en train , je n e
pu is recu ler. Je ne me dissimule pas les dangers ,
je n’
ignore pas les fatigues de ces expédi tions mais,
par mes séj ours au Harar, je connais déj à les man ieres et les mœurs de ces contrées . Quoi qu ’il ensoit , j
’
espère bien que cette affaire réussira . Je
compte , à peu près , quema caravane'
pourrase leverde Tadjourah vers le 1 5 janvier 1 886 ; et j
’
arriveraî
vers le 1 5mars au Choa . C’
est alors lafête de Pâques
chez les Abyssins .
Si le roi me paie sans retard, je descendrai
aussitôt vers la côte avec environ 25m ille francs debénéfice .
1 94 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1 E EAUD
pecune , car il n ’
y a là , jusqu a présent, presquepoint d’
européens .
Expédiez—moi l’ouvrage dit à l ’adresse suivanteM . Arthur Rimbaud, hôtel de l
’
Univers, àAden .
Achetez—moi cela le plus tôt possible,car j ’ai
besoin d’étudier cette langue avant d’être en rou te .
D’
Aden on me réexpédiera à Tadjourah, où”j ’aurai
touj ours à séjourner un mois ou deux pour trouver
des chameaux,mu lets , guides, etc .
,
Je ne compte guère pouvoir me met tre en rou teavant le 1 5 j anvier 1 886 .
Faites ce qui est nécessaire , au sujet de ce tte
affaire du service militaire . Je voudrais être en
règle pour quandje rentrerai en France, l
’
an pro
chain .
Je vou s écrirai encore plu sieurs fois,avant d’ être
en rou te , comme je vous l’
explique .
Donc , au revoir, et tou t à vous,RIMBAUD
LXXI
Tadjourah, le 3 décembre 1 885.
Mes chers am is,
Je suis en train de former ma caravane pour leChoa . Ça ne va pas vite , comme c ’
est l’habitude
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 1 95
mais, enfin , ]8 compte me lever vers la fin de jan
vier 1 886 .
Je vais bien . Envoyez-moi le dictionnairedemandé à l ’adresse donnée , et
,à cette même
adresse , par la suite , toutes commun icat ions pourmoi. De là on me fera su ivre .
Ce Tadjourah-ci est annexé depuis un an à la
colon ie française d’
Obock . C’
est un petit villageDankali avec quelques mosquées et quelques pal
m iers . Il y a un fort,constru it j adis par les Égyp
tiens et où dorment à présen t six soldats français
sous les ordres d’
un sergent commandant le poste .
On a laissé au pays son petit su ltan et son adminis
tration indigène . C’
est un protectorat . Le commercedu lieu est le trafic des esclaves .
D’ ici partent les caravanes des européens pour
le Choa , très peu de chose ; et on ne passe qu ’avec
de grandes difficultés , les indigènes de tou tes cescô tes étant devenus les ennemis des européens
,de
puis que l’
amiral anglais Hewest a fait signeràl’em
p ereur Jean du Tigré un traité abolissant la traite
des esclaves,le seul commerce indigène un peu
florissant . Sou s le protectorat français , on ne cher
che pas à gêner la traite .
N’allez pas croire que je sois devenu marchand
1 96 LETTRES DE JEAN—ART! R IMBAUD
d’
esclaves . Les marchandises que nous importons
sont des fusils (vieux fusils à piston réformés de
puis40 ans)qui valent chez les marchands de vieilles armes , à Liège ou en France , 7 ou 8 francs la
pièce . Au roi du Choa, Ménélick II , on les vend une
quarantaine de francs ;mais il y a dessu s des frais
énormes, sans parler des dangers de la rou te , aller
et retour. Les gens de cette route sont les Dankalis ,pasteurs bédouins et mu sulmansfanatiques ils son tà craindre . Il est vrai que nous marchons avec des
armes à feu e t les bédouins n’ont que des lances .
Tou tes les caravanes cependant sont attaquées .
Une fois la rivière Hawache passée , on entre dan s
les domaines du puissant roi Menelik ! Là , ce son tdes agricu lteurs chrétiens ; le pays est très élevé
,
jusqu’à 30 00 mètres au-dessus de la mer; le climatest excellent , la vie est absolument pour rien ; tous
les produits de l’
Europe poussent ; on est bien vu
de la popu lation . Il y pleut six mois de l ’année ,comme au Harar qui est un des contreforts de ce
grand massiféthiopien .
Je vous souhaite bonne santé et prospérité pourl’année 1 886 .
Bien à vous,
RIMBAUD
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
Ne me faites pas égarer ce colis comme , l’autre
fois, la caisse de livres . Si vous l ’avez envoyé par la
poste,il me parviendra touj ours ; s
’il était tr0p vo
lumineux pour la poste , je suppose que vous ne
l ’aurez pas envoyé par le chem in de fer à Marseille
sans destinataire . Il faut quelqu ’
un pour embar
quer ladite marchandise àMarseille et en payer
le fret sur le vapeur des Messageries maritimes , ou
bien elle reste en souffrance .
J ’espère , tou tefois, que vous aurez pu l’
envoyer
par la poste . Dans le cas contraire , je vous indique
ce qu ’ il y a à faire . Je désirerais bien cependant ne
pas me mettre en rou te , fin j anvier, sans ce livre;car, sans lu i, je ne pourrais étudier la langue .
On est en hiver, c’
est-à—dire on n’
a pas plus de 30
degrés ; et l’été reprend dans 3 mois .
Je ne vous répète pas ce que je vous expliquais
de mes affaires dans mes dernières lettres . Comme
je me suis arrangé , je compte , en tous cas, ne rien
perdre ; et j’
espère bien gagner quelque chose , e t ,
comme je vous le disais , je compte vou s voir en
France l'
au tomne prochain , avant l’hiver 1 886—87 ,
en bonne santé et prospérité .
Bien à vous,
RIMBAUD
LETTR ES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 1 99
Les postes étant encore tr0p mal organisées
dans la colonie française d’
Obock pour me faire
adresser les lettres ici, envoyez— les toujours à Aden
à l ’adresse ci-dessus .
LXXII]
Tadjourah, 2 janvier 1 886 .
Chers amis,
J ’ai reçu votre lettre du 2 décembre .
Je suis touj ours à Tadjourah et y serai certes
encore plusieurs mois;mes affaires vont bien dou
cement,mais j ’espère que cela marchera bien tout
de même . Il faut une patience surhumaine dans
ces contrées .
Je n’
ai pas reçu la lettre que vous dites m’avoir
adressée à Tadjourah, viâ Obock . Le service est
encore très mal organisé dans ce tte sale colonie .
J’attends toujours le livre demandé . Je vous
souhaite une bonne année , exempte des soucis qui
me tourmentent .
Voici que mon départ se trouve encore passa
blement retardé ; tellem en t , que je dou te pouvoir
200 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
arriver en France pour cet automne , e t il me serait
dangereux d’y rentrer tou t d’
un coup en hiver.
Bien à vou s ,
RIMBAUD
LXXIV
Tadjourah, 6 janvier 1 886 .
Chers amis,
Je reço is aujourd’hu i votre lettre du 1 2 décem
bre 1 885.
Ecrivez—moi tou t le temps comme cela on me
fera toujours suivre ma correspondance , où que je
sois . Du reste, ça va très mal la rou te de l’ in te
rieur semble devenir imprat icable . Il est bien vrai
que je m’
expose à beaucoup de dangers et , su rtou t,à des désagréments indescriptibles . Mais il s’agit
de gagner une trentaine de mille francs d’ ici à la
fin de l’année , e t , au trement, je ne les gagneraispas en trois ans . D
’ailleurs , je me suis ménagé la
possibilité de rentrer dans mon capital,à n
’ importe
quel momen t ; et , si les épreuves surpassent ma
patience je me ferai rembourser ce capital et je
retournerai chercher un travail à Aden ou ailleurs .
202 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
MM . Ulysse Pita et àMarseille ,
p our
MM . Bardeyfre‘
res,àAden .
Ceux—ci feront su ivre à Tadjourah.
Je ne trou ve pas un timbre dans cet horrible
pays je vous envoie ceci non affranchi, excu sez
moi.
RIMBAUD
LXXV
Tadjourah, 3 1 janvier 1 886 .
Chers am is ,
Je n’ai rien reçu de vous depuis la lettre où VOUS
m’
envoyiez le titre de l’ouvrage que je réclamais,
en me demandant si c’était cela . Je vous ai répon
du affirmativement , dans les premiers j ours de
j anvier, et je répète , dans le cas où cela ne vous
serait pas parvenu
Dictionnaire de la langue amarmna,par
d’
Abbadîe .
Mais je suppsse que l’ouvrage est déjà en rou te
et il me parviendra, car, du train que les choses
marchent, je vois que je serai ici encore fin mars.
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 203
M esmarchandises°
sont arrivées mais les chameaux
n e se trouven t pas pour ma caravane,et il faudra
at tendre longtemps encore , peut—être même jusqu’à
mai, avant de me lever de la côte .
Ensu ite , le voyage aller durera deux mois , soit
l ’arrivée au Choa fin juin environ ; même dans les
conditions les plus avantageuses, je ne serai pas dere tour à Aden avant tou t à fait la fin de 1 886 ou le
commencement de 87 ; de sorte que , si j'ai à aller
en Europe , ce ne sera qu’au printemps de ce 1 887 .
La moindre entreprise en Afrique est sujette à des
contre—temps insensés et requiert une patien ce
extraordinaire .
Bien à vous .
RIMBAUD
LXXVI
Tadjourah, 28 février 1 886 .
Mes chers amis,
Cette fois , il y a deux mois presque que je su is
sans vos nouvelles .
Je suis touj ours ici, avec la perspective d’y rester
encore trois mois . C’
est fort désagréable mais cela
204 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R1MRAUD
fimra cependant par fin ir, e t je me mettrai en rou te
pour arriver, je l
’
espère , sanS‘
encombre .
Toute ma marchandise est débarquée,et j
’
at
tends le départ d’
une grande caravane pour m’
y
joindre .
Je crains que vous n’ayez pas rempli les forma
lités pour l’envoi du dictionnaire amhara il ne
m’
est rien arrivé j usqu’à présent. Mais, peut—être ,
est—cc à Aden car il y a six mois que je vou s ai
écrit,à propos de ce livre , pour la première fois ,
et vous voyez comme vous avez le talent de me faireparvenir avec précision les choses dont j ’ai besoin
six mois pour recevoir un livre !
Dans un mois , ou six semaines , l'été va recom
mencer sur ces côtes maudites . J’
espère ne pas.
en
passer une grande partie ici et me réfugier, dans
quelques mois , parmi les monts de l’
Abyssinîe , qui
est la Su isse africaine , sans hivers et sans étés
printemps et verdure perpétuelle , et l’existence gra
tuite et libre !
Je compte touj ours redescendre,fin 1 886 ou
commencement 1 887 .
Bien à vous,
RIMBAUD
206 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR RlMBAUD
LXXIX
Tadjourah, 9 ju illet 1 886 .
Chers amis ,
Je reçois seu lement votre lettre du 28 mai. Je
ne comprends rien du tout au service postal de
cette maudite colonie .
J ’écris régulièrement .
Il y a eu des incidents désagréables ici , mais pas
de massacres sur la côte . Une caravane a bien étéattaquée , en route ; mais c
’
est parce qu ’
elle étai t
mal gardée .
Mes affaires sur la côte ne sont pas encore réglées ;
je compte pourtant que je serai en rou te en septem
bre , sans rémission .
Le dictionnaire m’
est arrivé depu is longtemps .
Je me porte bien , aussi bien qu‘on peut se por
ter, en été , avec 50 . et 55 degrés centigrade à
l’ombre .
Bien à vous ,RIMBAUD
LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD 207
LXXX
Tadjourah, 1 5 septembre 1 886.
Mes chers amis ,
Il y a très longt emps que je ne reçois rien de
vous .
Je compte défin itivement partir pour le Cboa, fin
septembre .
J’
ai été retardé très longtemps ici, parce que mon
associé est tombé malade et est rentré en France
d’où on m’
écrit qu ’
il est près de mourir .
J’
ai une procuration pour tou tes ses marchan
dises ; de sorte que je su is obligé de partir quandm ême et je partirai seu l ,So leillet (l
’
autre caravane
à laquelle je devais me j oindre)étan t mort égale
m ent .
Mon voyage durera au moins un an .
Je vou s écrirai au dernier moment . Je me porte
très bien .
Bonne santé et bon temps .
Adresse : ARTHUR RIMBAUD,Hôtel de l’Univers,
Aden .
208 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
LXXXI
Abyssinia du Sud
Antotto (Ch0a), le 7 avril 1 887 .
Mes chers am is,Je me trouve en bonne santé ;mes affaires d
’ ici
ne finiront pas avant la fin de l’année . Si vous
avez à m’écrire , adressez ainsi :
Monsieur ARTHUR RIMBAUD,
Hôte l de l’Univers,à Aden .
De là , les choses me parviendront comme elles
pourront . J’espère être de retour à Aden vers le
mois d’octobre mais , les choses sont très longues
dans ces sales pays , qui sait ?
Bien à vous ,RIMBAUD
LXXXII
Le Caire, 23 août 1 887 .
Mes chers am is ,Mon voyage en Abyssinie s
’
est terminé .
Je vous ai déjà expliqué ( 1 )comme quoi , mon
(1 )La lettre manque , à laquelle il est ici fait allusion ; elle a dû seperdre en route .
2 l 0 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RlMBAUD
un autre dans la cu isse gauche qui me paralyse de
temps à au tre , une dou leur articu laire dans le genou
gauche , un rhumatisme (déjà ancien)dans l’épau le
droite ; j’ai les cheveux absolument gu s. Je me
figure que mon existence périclite .
Figurez—v0us comment on doit se porter, après
des exploits du genre des su ivants traversées de
mer en barque et voyages de terre à cheval , sans
vêtemen ts , sans vivres , sans eau , etc. ,
Je su is excessivemen t fatigué . Je m’
ennu ie à
mort . Je n’ai rien à faire à présent . J’ai peur de
perdre le peu que j’
ai. Figurez—v0us que je porte
continuellement dans ma ceinture quarante e t des
m ille francs d’
or; ça pèse une vingtaine de kilos et
ça me flanque la dyssenterîe .
Pourtant , je ne pu is al ler en Europe , pour bien
des raisons . D’abord , je mourrais l
'
hiver; ensuite ,
je suis tr0p habitué à la v1e errante , libre et gra
tuite ; enfin , je n’
ai pas de position .
Je dois donc passer le reste de mes j ours à errer
dans les fatigues e t les privations, avec l’un ique
perspect ive de mourir à la peine .
Je ne resterai pas longtemps dans ces parages
je n’
ai pas d’
emploi . Par force , je devrai m’
en
retourner du côté du Soudan, de I
’
Abyssinîe ou de
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 2 1 1
l’
Arabie. Peut —être irai-je à Zanzibar, d'où l’on
peut faire de longs voyages en Afrique , et peut—être
en Chine , au Japon , qui sait où?
Envoyez—moi de vos nouvelles . Je vous souhaite
paix et bonheur.
Bien à vous ,ARTHUR RIMBAUD,
Poste restante, au Caire (Egypte).
LXXXIII
Le Caire, 24août 1 887 .
Je su is touj ours ici àne rien faire .
Le Caire est un endroit civilisé où on jou it d’
une
température douce et fraîche , une ville qui t ient deParis, de Nice et de l
’
Orient et où l’on vit à l'euro
péenne . Je n’
y compte pas rester plu s d’
un mois,
quoique j ’y pu isse trouver quelque chose, car la
vie d’ici m ’
ennuie et on reste trop sédentaire . D’
un
au tre côté , je suis appe lé à Zanzibar , où il y a des
emplois ; en Afrique et à Madagascar, où l’
on peu t
gagner de l’
argent .
25 août
Il arrive précisément que je dois prendre le
2 1 2 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
bateau de Zanzibar vers le 1 5 septembre on m e
donne des recommandations pour là—bas.Au Caireon dépense trop
,on s
’
ennuie ; tandis qu’
àZan
zibar,on fait des voyages à l’ intérieur où l’on vit
pour rien , et on arrive à la fin de l’année avec ce
que l’
on a gagné in tact . Ici le logement , la pen
sion et le vêtement (dans les déserts on ne s’habille
pas)vous mangen t tou t .
Je vais donc m ’
en aller à Zanzibar ; et , là,
j ’aurai beaucoup d ’occasions, sans me servir m ême
des recommandations qu ’on veut bien me donnerpour ce Zanzibar.
Je laisserai mon argent ici à la banque ; et, com
me il y a à Zanzibar des maisons faisant avec leCrédit Lyonnais , je toucherai touj ours les intérêts .
Je ne garderai avec moi que deux ou trois millefrancs . Je ne pu is plus transporter continuellemen t
ce t argent sur mon dos c ’est trop bête , trop fati
guant et trop ( 1)Bien à vous ,
RIM BAUD
( 1)Une partie de cet te lettre , partie pleine de désespoir mais tro pintime , a dû ê tre supprimée . Disons que Rimbaud y me ttait à l
‘
é
preuve l’
afl‘
ection de sa mère qui, dans un élan , fut materne lle pleinement .
2 14 LETTRE S DE JEAN-ARTHUR R 1HDAUD
Le dernier voyage que j’
ai fait en Abyssinie , et
qui avait mis ma santé fort bas, aurait pu me rap
porter une somme de trente mille francs mais ,
par lamortde mon associé et pour d’au tres raisons,
l’affaire a très mal tourné et j
’
en suis sorti p lus pau
vre qu ’avant .
Je resterai un mois ici, avant de partir pourZan
zibar . Je ne me décide pasgaîment pour cette direc
t ion ;je n’
en vois revenir les gens que dans un état
déplorable, quoiqu
’
on me dise qu’on y trouve des
choses à entreprendre .
Avan t de partir,ou m ême si je ne pars pas
, je
me déciderai peu t—être à vous envoyer les fonds qu e
j ’ai laissés en dépôt en Egypte car, en définit ive ,avec les embarras de l’Egypte , le blocus du Son
dan ,le blocus de l'Abyssinie , et aussi pour d
’au tres
raisons , je vois qu’ il n ’
y a plus qu’
àperdre en dé
tenant des fonds, peu ou fort considérables , dans
ces régions désespérées .
Vous pouvez donc m’écrire à Aden , à l’adresse
suivante
MonsieurArthur Rimbaud, p oste restante .
Si je pars , je dirai là qu’on fasse su ivre .
Vou s devez me considérercomme un nouveau
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 2 1 5
Jerém ie , avec mes lamentations perpétuel les ;_
mais
ma situat ion n'
est vraiment pas gaie .
Je vous souhaite le contraire , et suis votre alfeo
üonné
RIMBAUD
LXXXV
Aden,5 novembre 1 887 .
Mes chers amis ,
Je suis touj ours dans l'expectative . J ’at tends desréponses de différents points , pour savoir où je devrai me porter .
Il va peu t—ê tre y avoir quelque chose à faire à
Massaouah, avec la guerre abyssine Enfin,je ne
serai pas longtemps à prendre une décision ou à
t rouver l’emploi que j’
espère e t peut—être ne par
t irai—je ni pour Zanzibar, ni pour ailleurs .
C’
est l’hiveràprésent, c’
est—à—dire qu ’on n’
aguère
p lus de 30 degrés au—dessus de zéro , le j our, e t , lanuit , 25.
Ecrivez—moi de vos nouvelles . Que faites-vou s
( 1 )Il avait proposé au journal le Temp s de suivre les opérat ions
de l’
armée italienne pour, sur ce propos, le fournir de nouvelles. Vie
de Jean—Arthur Rimbaud, page
2 1 6 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
Commen t vous portez—vou s Voilà longtemps que
je n'
ai rien reçu de vous . Ce n'
est pas agréable
d ’être ainsi abandonné .
Rassurez—vous sur mon compte : je me portemieux, et je compte me relever de mes pertes;m es
pertes , oui ! pu isque je v1ens de passer deux année s
sans rien gagner e t que c’
est perd re son argen t
que dbperdre son temps .
Dites—moi quel est le j ournal le plus importan t
des Ardennes
Bien à vous,RIMBAUD
LXXXVI
Aden , 22 novembre 1 887 .
Mes chers amis,
J ’
espère que vous êtes en bonne santé e t en paix ;et je suis en bonne santé aussi , mais pas précisément en paix . Car je n
’
ai encore rien trouvé àfaire
,quoique je pense accrocher prochainement
quelque chose .
Je ne reçois plus de vos nouvelles , mais je suisrassuré à votre égard .
2 1 8 LETTRES DE J EAN-AR T1 1UR R IMBAL‘
D
Je vais assezbien mais je n’
ai encore rien trouvé
de bon à mettre en train .
Je vous charge de me rendre un petit service qui
ne vous compromettra en rien . C’
est un essai que
je voudrais faire , si je puis obtenir l’au torisat ion
ministérielle e t trouver ensuite des capitaux .
Adressez la lettre ci-j ointe au dépu té de l ’arron
dissement de Vouziers , en ajoutant son nom e t le
nom de l’arrondissement dans l’en—tête intérieu r
de la lettre . Cette lettre au dépùté doit contenir la
lettre au Ministre ( 1). A la fin de la lettre au M in is
tre , aux places laissées en blanc , ayez seulemen t le
soin d’écrire le nom du député que je charge desdémarches . Ce la fait
,vous expédiez le tout à l’a
dresse du dépu té , ayan t eu le soin de laisserouvertcl ’enveloppe de la le ttre au M inistre .
Si c’était actuellement M . Corneau , marchand defers , le dépu té de Charleville , il vaudrait m ieux
peu t-être que cela lui fût envoyé , s’agissant d ’
une
en treprise métallurgique et,alors , ce serait son
( 1)Rappelons que cet te demande était pour obtenir l‘
autorisation
de débarquer àObock l’ou tillage et le matériel nécessaire àla fabrication d
’
armes de guerre . La réponse de M . Félix Faure , alors
ministre des colonies, fut d‘
abord (le 1 8 janvier)non , ensuite (le 2
mai)oui; enfin (le 1 5 mai)il écrivait de suspendre provisoiremen t .
Devant ces incertitudes , Rimbaud ne s’
attarde pas davantage à
cette affaire
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 2 l9
nom qu i devrait figurer aux blancs de la le ttre et à
la fin de la demande au M inistère . Sinon ,et comme
je ne su is pas du tout au couran t des cuisines politiques actuelles , adressez-vous au plu s tôt au
dépu té de votre arrondissemen t . Vous n’avez rien
à faire que ce que je viens de vous dire et , par
la su ite , rien ne vous sera adressé , car vous voyez
que je demande au M inistre de me répondre au dé
p uté, et au dépu té de me répondre lol , au Consu lat .
Je dou te que ce tte démarche réussisse,à cause
des conditions politiques actuelles sur cette cô te
d’
Afrique ;mais enfin , cela , pour commencer, ne
coûte que du papier.
Ayez donc la bonté d’adresser au plus tôt,e t sans
aucune annotation , ce tte lettre à ce dépu té (conte
n ant la demande au M inistère). L’affaire avancera
tou te seu le , si elle doit avancer.
J’
adresse cela par votre entrem ise,parce que je
n e connais pas l’adresse du dépu té et que je ne
veux pas écrire au Min istère sans j oindre à ma
requ ête une recommandation . J ’espère que ce
dépu té fera quelque chose .
Enfin , il n’
y a qu’
à attendre . Je vous dirai , par
la su ite , ce qu ’on m’aura répondu, si l
’
on me
répond : ce que j’
espère .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1MBAUD
J’
ai écrit la relation de mon voyage en Abyssi
nie , pour la Société de géographie . J’
ai envoyé des
articles au Temp s, au F igaro , J’ai l’ intention
d ’
envoyer aussi au Courrier desArdennes ( 1)qu el
ques récits intéressants de mes voyages dans l’Afri
que orien tale . Je crois que cela ne peu t pas me faire
du tort .
Bien à vous .
Répondez-moi à l’adresse suivante , exclusive
men t
A . RIMBAUD, poste restanteàAden—Camp ,
Arabie .
LXXXVIII
Aden, 25 janvier 1 888.
Mes chers amis ,
J’ai reçu la le ttre où vous m ‘
annoncez l’
exp édi
tion de mes tartines à l ’adresse du M inistre . Je
vous remercie . Nous allons voir ce qu’on répondra .
Je compte peu sur le succès mais enfin il se peùt
( 1 )Petit journal clérical auquel est abonnée MM Rimbaud e t dé
signé sans doute par elle comme le plus important des Ardennes.
222 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD
gées; elles ne sont plus ce qu'
elles étaient il y a six
ou sept ans.
C’
est l’ invasion des européens , de tou s les côtés ,
qui a fait ce la : les Anglais en Égyp te , les Italien s
à Massaouah,les Français àObock , les Anglais à
Berbera , etc. , e tc . Et on dit que les Espagnols au ssi
vont occuper qu elque port aux environs du détroit !
Tous les gouvernements sont venus englou tir des
millions (et même en somme quelques m ill iards)sur toutes ces côtes maudites , désolées, où les indi
gènes errent des mois sans vivres et sans eau , sous
le climat le plus effroyable du globe ; e t tous ces
millions qu ’on a j etés dans le ventre des bédou in s
n’ont rien rapporté
, que les guerres , les désastres
de tous genres ! Tout de même , j’y trouverai peu t
être quelque chose à faire .
Je vous souhaite bonne 88, dans tous ses détails .
B ien à vous,
RIMBAUD
LXXXIX
Aden, 4avril 1 888.
Mes chers amis,
Je reçois votre lettre du 1 9 mars .
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 223
Je su is de retour d’
un voyage au Harar : six cents
kilomètres, que j’ai faits en 1 1 jours de cheval .
Je repars,dans trois ou quatre j ours , pourZei
lah e t Harar où je vais définit ivement me fixer. Je
vais pourmon compte,avec association d’
un négo
ciant d’
Aden .
Il y a longtemps que la réponse du Ministre m’
est
arrivée , réponse négative,commeje le prévoyais .
Rien àfaire de cette combinaison ,pour le moment ;
c’
est remis , et , d’ailleurs , j
’ai trouvé au tre chose .
Je vais aller habiter l’Afrique de nouveau e t on
ne me verra pas de longtemps . Espérons que les
affaires s’arrangeront au moins mal .A partir d’ à— présen t , écrivez—moi chez mon cor
respondant d’
Aden ; ou,préférablemen t
,écrivez
directement à Zeilah, ce point faisant partie de
l'
Union postale . De là,on me fera parvenir. Ren
seignez—vous pour l ’afl
'
ranchissement .
Bien à vous ,
A . RIM BAUD,
àZeilah,Mer Rouge , viaAden
,Possessions
Anglaises .
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
Harar,le 1 5 mai 1 888.
Mes chers am is ,
Je me trouve réinstallé ici,pour longtemps .
J’établis un comptoir commercial français
, sur
le modèle de l’agence que je tenais dans le temps ,avec
,cependant, quelques améliorations et innova
t ions . Je fais des affaires assez importantes , qu i
me laissent quelques bénéfices .
Pourriez—vous me donner le nom des plus grands
fabricants de drap de Sedan ou du départemen t ?Je voudrais leu r demanderde légères consignations
de leurs étoffes : elles seraient de placemen t au
Harar et enAbyssinie .
Je me porte bien . J ’ai beaucoup à faire , et jesu is tou t seul . Je suis au frais et content de me
reposer , ou plutôt de me rafraîchir,après trois été s
passés sur la côte .
Portez—vous bien et prospérez .
RIMBAUD
226 LETTRES DE JEAN—ARTHUR nm axvn
Harar, août 1 888.
Mes chers amis ,
Je reçois votre lettre du 27 ju in . Il ne fau t pas
vous étonnerdu retard descorrespondances , cepoin t
étant séparé de la côte par des désertsque les cour
riers metten t huit j ours à franchir; puis , le service
qui relie Zeilah à Aden est très irrégulier , la poste
ne part d’
Aden pour l’
Eur0pe qu ’
une fois par
semaine et elle n’arrive à Marseille qu ’
en qu inze
j ours . Pour écrire en Europe et recevoir réponse,
cela prend au moins trois mois . Il est impossible
d’écrire directement d’
Europe au Harar , puisqu’
au
delà de Zeilah, qui est sous la protection anglaise,
c 'est le désert habité par des tribu s errantes . Ici,c’est la montagne , la su i te des plateaux abyssins
la température ne s’y élève j amais à plus de 25 de
grès au-dessus de zéro , e t elle ne descend jamais àmoins de 5 degrés au —dessu s de zéro . Donc pas degelées , ni de sueurs .
Nous sommes maintenant dans la saison des
pluies . C’
est assez triste . Le gouvernement est le
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD 2 27
gouvernement abyssin du roi Ménélick,c ’est-à—dire
un gouvernement négro—chrétien mais,somme
toute , on est en paix et sûre té relat ives , et , pour lesaffaires, elles von t tantôt bien ,
tantôt mal. On vit
sans espoir de devenir tôt m illionnaire . Enfin
pu isque c’est mon sort de vivre dans ces pays ainsi . .
Il y a à pe ine une vingtaine d’
européens danstoute l’Abyssinie , y compris ces pays-ci . Or
,vous
voyez sur quels immenses espaces ils sont disséminés. A Harar
,c’est encore l ’endroit où il y en a le
plu s environ une dizaine . J ’y su is le seu l de natio
nalité française . Il y a aussi une m ission catholique
avec trois pères , dont l’
un français comme moi, qui
éduquent des négrillons .
Je m’
ennuie beaucoup , touj ours ; je n’
ai même
j amais connu personne qui s’
ennuyât au tant quemoi. Et pu is , n
’
est— cc pas m isérable , ce tte existencesans fam ille
,sans occupation intellectuelle , perdu
au milieu des nègres don t on voudrait améliorer lesort e t qu i, eux, cherchent à vous exploiter e t vous
mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires
à brefdélai ?Obligé de parler leurs baragou ins, de
mangerde leurs sales me ts , de subir mille ennuis
provenant de leur paresse , de leur trahison , de leurstupidité !
228 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nmnaun
Le plu s triste n ’
est pas encore là . Il est dans la
crainte de devenir peu à peu abruti soi—même,
isolé qu ’on est et éloigné de toute société intelli
gente .
On importe des soieries , des cotonnades, des tha
laris et quelques autres objets ; on exporte du café ,des gommes
, des parfums,de l
’
ivoire , de l’
or qu i
vien t de très loin, etc . ,
Les affaires , quoiqu e
importantes, ne suffisent pas à mon activité et se
répartissent , d’ailleurs, entre les qu elques euro
péens égarés dans ces vastes contrées .
Je vous salue sincèrement . Ecrivez—moi .
RIMBAUD
XCIII
Harar, 1 0 novembre 1 888.
Chers amis,
Je reçois auj ourd’
hu i votre lettre du 1" octobre .
J ’aurais bien voulu retourner en France pour
vou s voir, mais il m’
est tou t à fait impossible desortir de ce trou d’
Afrique avant longtemps .
Enfin ,ma chère maman
,repose—toi, soigne— toi . Il
230 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
XCIV
Harar,1 0 janvier 1 889.
Ma chère maman ,ma chère sœur
,
J ’ai bien reçu votre lettre datée du ro decem
bre 1 888. Merci de vos conse ils et bons souhaits .
Je vous souhaite bonne santé et prospérité , pour
l’année 1 889.
Pourquoi parlez—vous touj ours de maladies , de
mort , de tou tes sortesde choses désagréables Lais
sons toutes ces idées loin de nous,et tâchons de
vivre le plus confortablement possible , dans la
mesure de nos moyens .
Je vais bien , ainsi que mes affaires qui me don
nent beaucoup de tracas . Avec les complication s
où je su is engagé , il est peu probable que je sorteavant longtemps de ces pays . Pour cette année
,
donc,mes perspectives ne sont guère au retour. Il
en était de même de l ’année précédente , comme de
l’
antécédente ; comme il pourrait bien en être de
même de la su ivante et de la subséquen te , etc.,etc . .
Entré dans ces pays , on n’
en sort plus , parce queles affaires s
’
enchaînen t l’une à l ’au tre et, de ce tte
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 23 1
façon,ne se liqu iden t j amais . Le plus souvent , le
résu ltat final est désillu sion e t mains vides .
Certes non, je ne suis pas ici pour touj ours : je
m’
ennuie trop . J ’
espère bien un j our vivre à ma
gu ise , voyager, voir. Je voudrais parcourir le
m onde en tier qui, en somme,n
’
est pas si grand .
Peu t-être alors trouverais—je un endroit qui me
plaise à peu près .
Si je me trouvais un j our sérieusemen t malade ,
je ferais mon testament . Il y a, dans ces pays — ci ,
une mission catholique à laquelle je confierais ce
testamen t qui, ainsi transmis , viendrait au Consu
lat de France à Aden en quelques semaines . Mais
ce que j’ai ne ressortirait qu
'
après la liquidation
des affairesque je fais pour mon compte et de celles
que je fais en association avec M . Tian , d’
Aden .
D’ailleurs , si j
’étais fort malade , je liqu iderais plu
tôt moi—même ici et je descendrais à Aden , qu i
est un pays civilisé et où on peu t régler ses affaires
immédiatement .
Envoyez—moi de vos nouvelles, e t croyez—moi
votre dévoué .
RIMBAUD
232 LETTRES DE JEAN—ARTHUR RIMBAUD
Harar, 25 février 1 889.
Ma chère maman,ma chère sœur,
Ceci tout simplement pour vous demander de
vos nouvelles , que je n’
ai eu es depuis longtemps .
Je me porte très bien à présen t ; et , pour les
affaires , elles ne marchent pas mal .
J ’
aime à me figurer que tou t va chez vou s au ssi
bien que possible .
Croyez—moi votre tout dévoué et écrivez-moi.
RIMBAUD
XCVI
Harar,1 8 mai 1 889.
Ma chère maman, ma chère sœur,
J ai bien reçu vo tre lettre du 2 avril . Je vois avec
plaisir que , de votre côté , tout va bien .
Je suis touj ours fort occupé dans ce satané pays .
Ce que je gagne n'
est pas en proportion des tracas
234 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R iMEAUD
Nous correspondons touj ours facilement avec
Zeilah et Aden .
Je regrette ne pouvoir aller faire un tour à
l’
Exposition ,cette année . Mais les affaires son t loin
de me le perme ttre,et d’ailleurs je su is absolum en t
seu l et , moi partant,mon établissemen t disparaî
trait en tièrement . Ce sera donc pour la prochaine ;et à la prochaine
, je pourrai peu t-être exposer les
produits de ce pays, e t , peut—être , m’
exposer moi
même car je crois qu ’on doit avoir l’air exces
sivement baroqu e après un long séj our dans des
pays comme ceux—ci .
En attendan t de vos nouvelles , je vous souhaitebeau temps et bon temps .
RIMBAUD
XCVII
Harar,20 décembre 1 889.
Ma chère maman ,ma chère sœur,
En m’
excusant de ne pas vous écrire plus souvent,
je viens vous souhaiter, pour 1 890 , une année heu
reu se (autant qu’on l’est)et une bonne santé .
Je su is touj ours fort occupé , et me porte aussi
LETTRES DE JEAN-ARTHUR RIMBAUD 235
bien qu ’on le peut en s’
ennuyan t beauc oup , beau
coup .
De votre part aussi je reçois peu de nouvelles .
Faites — vous moins rares,et croyez—moi
Vo tre dévouéRIMBAUD
XCVIII
Harar,le 3 janvier 1 890 .
Ma chère maman , ma chère sœur,
J ’ai reçu votre lettre du 1 9 novembre 1 889.
Vous me dites n’avoir rien reçu de moi depuis
m a lettre du 1 8 mai. C’
est tr0p fort ! Je vous écris
presque tou s les mois . Je vou s ai encore écrit en
décembre , vous souhaitant prospérité et santé pour
1 890 , ce que j’ai d’ailleurs plaisir à vous répéter .
Quant à vos lettres de chaque quinzaine , croyez
bien que je n’
en laisserais pas une sans réponse ;mais rien ne m
’
est parvenu . J'
en su is très fâché, e t
vais demander des explications à Aden où,pour
tan t , je su is étonné que cela se soit égaré .
Bien à vous .
Votre fils,votre frère ,
R IMBAUD
236 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
XCIX
Harar, 25 février 1 890 .
Chères mère et sœur,
Je reçois votre lettre du 2 1 j anvier 1 890 .
Ne vou s étonnez pas que je n’
écrive guère le
principal motifserait que je ne trouve j amais rien
d’
intéressant à dire . Car,lorsqu ’on est dans des
pays comme ceux—ci , on a plus à demander qu’
à
dire ! Des déserts , peuplés de nègres stupides , san s
rou tes , sans courriers , sans voyageurs que vou lez
vous qu ’on vous écrive de là?Qu’on s ’ennu ie , qu’on
s’
embète , qu’on s
’
abrutit ; qu’on en a assez , mais
qu ’on ne peut pas en finir, etc.
, etc . ! Voilà tou t , tou t
ce qu ’on peu t dire, par conséquent ; e t , comme ça
n’
amuse pas non plus les autres , il faut se taire .
On massacre , en effet , et l’
on pille pas mal dans
ces parages . Heureusement que je ne me su is pas
encore trouvé à ces occasions— là, et je compte bienne pas laisserma peau par ici , ce serait bête ! Je
j ou is du reste,dans le pays et sur la rou te
,d’
une
certaine considération due à mes procédés humains .
Je n’
ai jamais fait de mal àpersonne . Au contraire ,
238 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Harar,le 2 1 avril 1 890 .
Ma chère mère ,
Je reçois ta lettre du 26 février.
Pour moi, hélas ! je n'
ai n i le temps de m e ma
rier,ni de regarder se marier. Il m ’
est tou t à fait
impossible de qu itter mes affaires , avan t un délai
indéfini . Quand on est engagé dans les affaires de
ces satanés pays , on n’
en sort plus .
Je me porte bien , mais il me blanchit un cheveu
parminute . Depuis le temps que ça d ure , je crains
d’avoir bientôt une tête comme une houppe pou
drée . C’
es t désolant,cette trahisondu cu ir chevelu
mais qu’
y faire?
Tout à vou s,
RIMBAUD
Harar, 1 0 août 1 890 .
Il y a longtemps que je n’
ai reçu de vos nouvel
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R 1MRAUD 239
les . J’aime à vous croire en bonne santé,comme je
le suis moi-même .
Pourrais-je venir me marier chez vous, au prin
temps prochain ? Mais je ne pourrai consentir âme
fixer chez vous , ni à abandonner mes affaires ici .
Croyez—vous que je pu isse trouver quelqu’
un qu i
consente à me suivre en voyage ?
Je voudrais bienlavoir une réponse à cette ques
tion,aussitôt que possible .
Tou s mes souhaits .
RIMBAUD
Harar,le 1 0 novembre 1 890 .
Ma chère maman,
J’ai bien reçu ta le ttre du 29 septembre 1 890 .
En parlant de mariage,j ’ai touj ours voulu dire
que j’
entendais rester libre de voyager,de vivre à
l’étranger et même de continuerà vivre en Afrique .
Je suis tellemen t déshabitu é du climat d’
Europe ,
que je m’
y remettrais difficilement . Il m e faudrait
240 LETTRE S DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
même probablement passer deux hivers dehors , en
admet tant que je rentre un j our en France . Et puis
comment me referais-je desrelations , quels emplois
trouverais—je? C'
est encore une quest ion . D’ailleurs ,
il y a une chose qui m’
est impossible c’est la vie
sédentaire .
Il faudrait que je trouvasse quelqu ’
un qui m e
suivit dans mes pérégrinations .
Quant à mon capital , je l’
ai en mains,il est libre
quandje voudrai.
Monsieur Tian est un commerçan t très honora
ble,é tabli depu is 30 ans à Aden , et je su is son
associé dans cette partie de l'Afrique . Mon asso
ciation avec lu i date de deux années et demie . Je
travaille aussi à mon compte , seu l ; et je su is libre ,d’ailleurs , de liquidermes affaires dès qu
’ il me con
viendra .
J ’envoie à la côte des caravanes de produits de
ces pays or, mu sc, ivoire , café , etc .,e tc . . Pource
que je fais avecMonsieur Tian , la moitié des bénéfices est à moi.
Du reste , pour les renseignements , on n’
a qu a
s’adresserà Monsieur de Caspary , consul de Franceà Aden
,ou à son successeur.
Personne , à Aden , ne peu t dire du mal de moi .
242 LETTRES DEIJEAN-ARTHUR R IMBAUD
I l ne fait pourtan t pas froid ici mais c’est le climat
qui cause cela . Il y a auj ourd’hu i qu inze nu its qu e
je n’
ai pas fermé l’œil une m inu te , à cause de ces
dou leurs dans cette maudite j ambe . Je m’
en irais
bien , et je crois que la grande chaleur d’
Aden m e
ferait du bien , mais on me doit beaucoup d’argen t
e t je ne puis m’
en aller, parce que je le perdrais .
J ’ai demandé àAden un bas pour varices, mais je
doute que cela se trouve .
Fais—moi donc ce plaisir : achète—moi un basp our
varices, p our une jambe longue et_
se‘
che (le pied
est n°41 pour la chaussure). I l fau t que ce bas
monte par—dessus le genou , car il y a une varice
au—dessus du jarret . Les bas pour varices sont en
co ton,ou en soie tissée avec des fils d’
élastique
qui maintiennent les veines gonflées . Ceux en soie
sont les me illeurs, les plus solides . Cela ne coûte
pas cher, je crois . D'
ailleurs , je te rembourserai .
En attendant, je tiens la j ambe bandée .
Adresser cela,bien empaqueté
, par la poste , à
Monsieur T ian à Aden, qu i me fera parvenir à la
prem ière occasion .
Ces bas pourvarices se trouvent peu t—être‘aVou
ziers . En tou t cas , le médecin de la maison peu t
en faire venir un bon , de n’ importe où.
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IM BAUD 243
Cette infirmité m ’
a été causée par de trop grands
efforts à cheval , et aussi par des marches fatigan
tes . Car nous avons dans ces pays un dédale de
montagnes abruptes , où l’
on ne peu t même se tenir
à cheval . Tou t cela sans rou tes et même sans sen
tiers .
Les varices n’ont rien de dangereux pour la
santé,mais elles in terdisen t tou t exercice violent .
C’
est un grand ennu i , parce que les varices produi
sen t des plaies , si l’
on ne porte pas le bas pour
varices et encore ! les j ambes nerveu ses ne sup
portent pas volontiers ce bas, surtou t la nu it . Avec
cela , j’ai une dou leur rhumatismale dans ce mau
dit genou droit , qui me torture , me prenant seu
lement la nu i t ! Et il faut se figurer qu ’
en cet te
saison , qui est l’hiver de ce pays , nous n ’avons
j amais moins de 1 0 degrés au-dessus de zéro (non
pas au—dessous). Mais il règne des vents secs , qu i
sont très insalubres pour les blancs en général .M ême des européens jeunes, de 25 à 30 ans
,son t
atte ints de rhumatismes après 2 ou 3 ans de séjour !La mauvaise nourriture , le logement malsain
,le
vêtement trop léger, les soucis de tou te s sortes,
l ’ennu i , les tracas con tinuels au m ilieu des nègres
canaillesÏ par bêtise , tou t cela agit très profondé
244 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
ment sur le moral et la santé, en très peu de temps .
Une année ici en vau t cinq mlleurs . On vieillit très
vite,comme dans tou t le Soudan .
Par votre réponse , fixez-moi!donc surma situa
tion p ar rapp ort au service m ilitaire . Ai—je à faire
quelque service?Assurez—vous—en et répondez—mo i .
RIMBAUD
Aden,le 30 avril 1 89 1
Mes chers amis ,
J’
ai bien reçu votre lettre et vos deux bas ;m ais
e les ai reçus dans de tristes circonstances .
Voyant touj ours augmenter l’enflure de . mon
genou droit e t la dou leur dans l ’articu lation , sans
pouvoir trouver aucun remède ni aucun avis , pu is
qu’au Harar nous sommes au m ilieu des n ègres e t
qu ’il n ’
y a poin t làde médecins, je me décidai à
descendre . Il fallait abandonner les affaires : ce qu in
’était pas très facile , car j ’avais de l’argent dis
perse de tous les côtés ; mais enfin je liquidai à
peu près . Depuis déjà une vingtaine de j ours,j ’étais couché au Harar et dans l ’impossibilité de
246 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
encore de bien des causes . Pour moi, cela a é té
certainemen t causé par les fatigues des marches à
pied et à cheval au Harar. Enfin,au point où je
su is arrivé , il ne fau t pas espérer qu e je guérisse
avant au moins trois mois , sou s les circonstance sles plus favorables . Et je suis étendu , la j ambe
bandée , liée , reliée , enchaînée, de façon à ne pou
voir la mouvoir. Je suis devenu un squ ele tte jefais peur. Mon dos est tout écorché du lit ; je ne
dors pas une m inu te . Et ici la chaleur est devenue
très forte . La nourriture de l’hôpital, que je paie
pourtan t assez cher, est très mauvaise . Je ne sais
quoi faire . D’
un autre côté, je n
’
ai pas encore ter
m iné mes comptes avec mon associé,monsieur
Tian . Cela ne finira pas avant la hu itaine . Je sor
tirai de cette affaire avec 35 m ille francs environ .
J ’aurais eu plus mais,à cause de mon malheureux
départ, je perds quelques m illiers de francs . J’ai
envie de me faire porter à un vapeur, et de venir
me faire traiter en France . Le voyage me ferait
encore passer le temps ; et,en France
,les soins
médicaux e t les remèdes sont bien meilleurs , et
l’air bon . Il est fort probable que je vais venir. Les
vapeurs pour la France sont malheureusement tou
jours combles , parce que tou t le monde rentre des
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 247
colon ies à cette époque de l ’année ; et je su is un
pauvre infirme qu ’il fau t transporter très douce
men t ! Enfin, je vais prendre mon parti dans la
hu itaine .
Ne vous effrayez pas de tout cela , cependant. Demei lleurs j ours viendront . Mais
,tou t de même
,c’est
une triste récompense de tant de travail , de priva
t ions et de peines ! Hélas , que notre vie est donc
m isérable !
Je vou s salue de cœur.
RIMBAUD
P . S . Quant aux bas , ils sont inutiles . Je les
revendrai quelque part .
Marseille, vendredi 23 mai 1 89 1 .
Ma chère maman ,ma chère sœur
,
Après des souffrances terribles , ne pouvant me
faire soigner à Aden , j’ai pris le bateau des Mes
sageries pour ren trer en France .
Je suis arrivé hier, après 1 3 jours de dou leurs .
M e trouvant par trop faible à l 'arrivée, et saisi par
248 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
le froid, j’ai dû entrer à l ’hôp ital de la Concep tion ,
où je paie dix francs par j our, docteurs compris .
Je su is très mal, très mal. Je su is réduit à l ’ état
de squelette par cette maladie de ma j ambe droite
qui est devenue à présent énorme e t ressemble àun e
grosse ci trou ille . C’
est une synovite , une bydar
throse , e tc . ;une maladie de l’articu lation e t des os .
Cela doit durer très longtemps, si des compli
cations n’
obligent pas à couper la j ambe . En tou s
cas,je resterai estr0pié . Maisje doute quej’
at tende .
La vie m ’
est devenue impossible . Que je suis don c
malheureux ! Que je suis donc devenu malheureux !
J ’ai à toucher ici une traite de francs su r
le Comptoir national d’
Esc'
ompte de Paris . Mais
je n’
ai p ersonne pour s’occuper de toucher ce t
argen t . Pour moi, je ne pu is faire un seu l pas hors
du lit . Et j’
ai de l ’argent sur moi que je ne peux
même pas surveiller. Que faire? Quelle triste vie !
Ne pouvez—vous m ’aider en rien?
RIMBAUD,
Hôpital de la Conception, Marseille .
250 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
des soins . En tous cas, il fau t se résigner et ne pas
se désespérer .
J’étais très fâché quand maman m’
a qu itté , je
n’
en comprenais pas la cause . Mais à présen t il
vaut mieux qu ’
e lle soit avec toi pour te faire soigner.
Demande—lu i excuse et souhaite- lui bonj our de ma
part .
Au revoir donc,mais qui sait quand?
RIMBAUDHôpital de la Conception ,
Marseille .
Marseille , 23 juin 1 89 1 .
Ma chère sœur,
Tu ne m’
as pas écrit;que s’
es t—il passé? Ta lettre
m’avait fait peur, j
’aimerais avoir de tes nouvelles .
Pourvu qu ’ il ne s’agisse pas de nouveaux ennu is
,
car,hélas ! nous sommes trop éprouvés à la fois !
Pour mo l , je ne fais que pleurer jour et nu it ,
je su is un homme mort , je suis estropié pour
toute ma vie . Dans la quinzaine je serai guéri , jepense ; mais je ne pourrai marcher qu ’avec des
LE TTRE S DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 25 1
béquilles . Quan t àune jambe artificielle , le médecin
dit qu’
ilfaudra attendre très longtemp s, AU M O INS
s1x M OIS ! Pendan t ce temps , que ferai—je , où res
terai —je?Si j’allais chez vous , le froid me chasserait
dans 3 mois , et même en moins de temps; car,
d’ ici , je ne serai capable de me mouvoir que dans
six semaines,le temps de m ’
exercer à béqu iller ! Jene serais donc chez vous que fin juillet . Et il mefaudrait repartir fin septembre !Je ne sais pas du tou t quoi faire . Tous ces sou
cis me rendent fou je ne dors jamais une minute .
Enfin , notre vie est une misère , une m isère sans
fin Pourquoi donc existons—nous
Envoyez—moi de vos nouvelles .
Mes meilleurs souhaits.
RIMBAUD ,Hôpital de la Conception , Marseille .
CVIII
Marseille,le 24juin 1 891 .
Ma chère sœur,
Je reçois ta lettre du 2 1 juin . Je t’ai écrit hier.
Je n’
ai rien reçu de toi le 1 0 j uin ,ni lettre de toi
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
ni lettre du Harar. Je n’
ai reçu que les deux le t tres
du 14. Je m’étonne fort où sera passée la lettre
du 1 0 .
Quelle nouvelle horreurme racon tez-vous Quel leest encore cette histoirede servicemilitaire ?Depu is
que j’ai eu l ’âgede 26 ans, ne vou s ai—je pas envoyé ,
d’
Aden , un certificat prouvan t que j’étais employé
dans une maison française , ce qui est une dispense ,e t
, par la suite , quand j’
in terrogeaîs aman, e lle
me répondait touj ours que tout était réglé , que je
n’avais rien à craindre . Il y a àpeine quatre m ois ,
je vous ai demandé , dans une de mes l et tres,si
l’
on n’avait rien à me réclamer à ce suj et , parce
que j’avais l ’envie de ren trer en France . Et je n
’
ai
pas reçu de réponse . Moi, je croyais tou t arrangé
par vous . A présent,vou s me faites entendre qu e je
su is noté insoumis , que l’
on me poursu it , e tc . , etc . .
Ne vous informez de cela que si vou s êtes sûres
de ne pas at tirer l ’at tention sur moi . Quant à mo i,
il n’
y a pas de danger, dans ces cond itions, que je
revienne . La prison après ce queje viens de sou f
frir Il vaudrait m ieux la mort
Oui, depu is longtemps d’ailleurs , il aurait m ie ux
valu la mort Que peut faire au monde un homme
estr0pié Et , à présent , encore rédu ità s’
expatrier
254 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M MBAUD
Ehbien , je me résignerai à mon sort . Je m ourrai
où me j e ttera le destin . J’espère pouvoir retourner
là où j ’é tais,j ’y ai des amis de dix ans, qui auron t
pitié de moi, je trouverai chez eux du travail , je
vivrai comme je pourrai . Je vivrai toujours là—bas,tandis qu ’
en France,hors vous, je n
’
ai ni amis, n i
connaissances , ni personne ( 1). Et si je ne puis vou s
voir, je retournerai là—bas . En tous cas , il faut qu e
j ’y re tourne .
Si vous vous informez à mon sujet , ne faites ja
mais savoir où je su is . Je crains même qu’
on n e
p renne mon adresse à la p oste . N’
allez p as m e
trahir
Tous mes souhaits.
N MBAUD
Marseille, 29 juin _
1 89 1 .
Ma chère sœur,
Je reçois ta let tre du 26 juin . J ’ai déja reçu
avan t—hier la le ttre du Hararseule . Quan t à la let tre
( 1 )Cependant la gloire littéraire de Rimbaud battait alors son
plein àParis . Les admirateurs, qui lui eussent été personnellement
tout dévoués, étaient déjà nombreux . Il l’
ignorait . Quelle malédicfi on !
LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD 255
du 1 0 ju in,point de nouvelles cela a disparu soit
à Attigny, soit ici à l’adm inistration
,mais je sup
p ose plu tôt àAttigny . L’
enveloppe que tu m’
en
voies me fait bien comprendre de qu i c’
était . Çade
vait être signé Dim itri Bighas . (C’
est un grec résidan t
au Hararet quej’
avais chargé de quelqu es affaires .)
J ’attends des nouve lles de votre enquête au sujet
du service m ilitaire ; mais, quoi qu’il en soit , je
crains lesp ièges et je n’
ainu llement enviede ren trer
chez vous à présen t , malgré les assurances qu ’
on
pourrait vous donner.
D’ ailleurs , je suis tout àfait immobile et je ne
sais pas faire un pas . Ma jambe est guérie , c’
est-à
dire qu ’
elle est cicatrisée : ce qui d’ailleurs s
’
est
fait assez vite e t me donne à penser que cette am
pu tation pouvait ê tre évitée . Pour les médecins jesuis guéri , et , si je
'
veux , on me signe demain mafeuille de sort ie de l ’hôpital .Mais quoi faire Impos
sible de faire un pas ! Je suis tout le j our à l’air,
sur une chaise ; mais je ne pu is me mouvoir. Je
m’
exerce sur des béquilles mais elles son t mauvaises . D
’ailleurs je su is long,ma j ambe est coupée
haut . L’équ ilibre est très difficile à tenir. Je faisquelques pas e t je m
’arrête , crainte de tomber etde m
’
estr0p ier de nouveau
206 LETTR ES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Je vais me faire faire une j ambe de bois pour
commencer. On y,fourre le moignon rembourré
avec du coton ,e t on s’avance avec une canne . Aprè s
quelque temps d’
exercice de la jambe de bois, o n
peut , si le moignon s’
est bien renforcé,commander
une j ambe articu lée qu i serre bien e t avec laque l le
on peu t marcher, à peu près . Quand arrivera ce
moment ? D ’
ici là , peut -être m’
arrivera— t—il un nou
veau malheur. Mais, cette fois—là , je saurai vite m e
débarrasser de cette m isérable existence .
Il n ’
est pas bon que vous m’
écriviez souvent e t
que mon nom soit remarqué aux postes de Roche
et d’
At tigny . C’
est de là que vient le danger. Ici
personne ne s’
occuperait de moi. Ecrivez—moi lemoins possible et seu lement quand cela sera indis
pensable . Ne met tez pas Arthur, écrivez Rimbaud
tou t seul . Et dites—moi au plus tôt et au plus ne t ce
que me veu t l ’au tori té m ilitaire , et , en cas de pour
su ite , que lle est la pénalité encourue . Alors, j’au rais
vite fait ici de prendre le bateau .
Je vous souhaite bonne santé et prospérit é .
RIMBAUD
258 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R1MEAUD
névralgies dans le moignon soient touj ours auss i
fortes , et je su is touj ours levé mais voilà qu e mo n
au tre jambe se trouve très faible . Est—cc à cause
du long séj our au lit,ou de manque d
’équilibre
mais je ne puis béquiller plus de quelques minu te s
sans avoir l ’au tre jambe congestionnée . Aurais—je
une maladie des os , et devrais—je perdre l’au tre
j ambe J’
ai très peur, je crains de me fa tiguer e t
j’
abandonne les béquilles . J ’ai commandé une jambe
de bois ça ne pèse que deux kilos , ça sera prê t
dans hu it j ours . J’
essaierai de marcher tou t douce
ment avec ce la ; il me faudra au moins un mo is
pour m '
y habi tuer peu à peu , e t peut— être que le
médecin,vu les névralgies , ne me perme ttra pas eu
core de marcher avec cela. Quant à une j ambe élas
tique , c’
est beaucoup trop lourd pour moi à pré
sen t ; le moignon ne pourrait j amais la supporter .
Ce n’
est que pour plus tard . Et d ’ailleurs une j ambe
en bois fait le même profit ça coûte une cinquan
taine de francs . Avec tou t cela , fin ju illet je serai
encore à l ’hôpital . Je paie six francs de pension
parjouràprésen t etjem’
ennuie pour soixante francs
à l’heure . Je ne dors j amais plus de deux heures
par nu it . C’
est cette insomnie qui me fait craindre
que je n’ aie encore quelque maladie à subir. Je
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R-1MEAUD 259
pense avec terreur à mon au tre j ambe c'est mon
unique sou tien au monde , à présent ! Quand cet
abcès dans le genou m ’
a commencé au Harar, cela
a débu té ainsi , par quelque qu inze j ours d’
insom
n ie ._
Enfin ,c’ est peut—être mon destin de devenir
cu l-de—j atte A ce moment, je suppose que l
’
adm i
n istration militaire me laisserai t tranqu ille !
Espérons mieux .
Je vous souhaite bonne santé , bon temps et tou t
à vos souhaits . Au revoir.
RIMBAUD
Marseille , le 1 0 juillet 1 89 1 .
Ma chère sœur,
J’
ai bien reçu tes lettres des4e t 8 juillet . Je
su is heureux que ma situation soit enfin déclaréenette . Quant au livret , je l
’ai en effet perdu dan s
mes voyages . Lorsque je pourrai circuler, je verrai
si je dois prendre mon congé ici ou ailleurs . Mais
si c’est à Marseille , je crois qu ’il :me faudrait enmains la réponse au tographe de l’intendance . De
tou tes façons , il vaut m ieux que j’aie enmains cette
260 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
déclaration . Envoyez— la—moi. Avec cela p ersonnene m
'
approchera. Je garde aussi le certificat d’
am
putation signé du directeur de l ’hôpital, car il pa
ralt qu ’ il n ’
est pas permis aux médecins de sign er
de tels papiers à leurs pensionnaires . Avec ces deux
pièces je pourrai sans doute obten irmon congé ici .Je suis toujours levé,mais je ne vais pas bien .
Jusqu ’
ici je n’
ai encore appris à marcher qu’avec
des béqu illes, et encore il m’
est impossible de mon
ter ou descendre une seu le marche dans ce cas,
on est obligé de me descendre ou monter à bras le
corps . Je me su is fait faire une j ambe de bois très
l égère , vernie et rembourrée,fort bien faite (prix
50 francs);je l’ai m ise il y a qu elques j ours et ai
essayé de me traîner en me sou levant encore sur
des béqu illes, maisje me su is enflammé le moign on
et ai laissé l ’instrumen t maudit de côté . Je ne pou r
rai guère m ’
en servir avant qu inze ou vingt j ours ,e t encore avec des béqu illes pendan t au moins un
mois,et pas plus d’
une heure ou deux par j our. Le
seul avan tage est d ’avoir trois points d ’appu i au
lieu de deux .
Je recommence donc à béquiller. Quel ennu i,
quelle fatigue , quelle tristesse , en pensant à to us
mes anciens voyages e t comme j ’é tais actif, il y a
262 LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD
coup plus vite un Mais peu importe , à
présent,tou t cela peu importe la vie même
Il ne fait guère ici plu s frais qu’
en Egypte . Nous,
avons,à m idi
,de 3 0 à 35 degrés et
,la nu it
, de 25
à 30 la température du Harar est donc bien plus
agréable , surtou t la nu it, qu i ne dépasse pas 1 5
degrés .
Je ne puis vous direÏencore ceque je ferai : je su istrop bas pour le savoir même . Ça ne va pas bien ,
je le répète ; je crains fort quelque acciden t . J ’ai
mon bout de j ambe beaucoup plu s épais qu e l’au tre
et plein de névralgies . Le médecin ,naturellemen t
,
ne me voit plus ; parce que , pour le médecin , il
suffit que la plaie soit cicatrisée pour qu ’il vou s
lâche . Il vou s dit que vous êtes gu éri et il ne se
préoccupe de vous que lorsqu’ il vou s sort des
abcès , etc .,etc .
,ou qu ’ il se produ it d’
au tres com
plications nécessitant qu elques coups de cou teau .
Cette sorte de gens ne considère les malades qu ecomme des suj ets d
'
eXpériences , on le sait bie nsurtou t dans les hôpitaux , où leurs soins ne son t
pas payés . D’ailleurs
,ils ne recherchent ce poste de
médecin d’
hôpital que pour s’
att irer une répu tat ion
et une clientèle .
Je voudrais bien rentrer à Roche , parce qu’
il v
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 263
fait frais mais je pense qu’il n ’
y a guère là de ter
rains propices àmes exercices acrobatiques . Ensuite ,j ’ai peur que de frais il n
’
y fasse froid . Mais la pre
m ière raison est que je ne pu is me mouvoir je ne
le pu is, je ne le pourrai avan t longtemps , e t,
p our dire la vérité , je ne me crois pas guéri in térieu
remen t et je m’
attends à quelque Il
faudrait me porter en wagon , me descendre,e tc.
,
e tc C’
est trop d’
ennuis, de frais e t de fatigue . J ’ai
ma chambre payée jusqu ’à fin j uillet je réfléchi
rai et verrai ce que je pu is faire dans l’ interval le .
Jusque—là j ’aime m ieux croire que cela iram ieux ,comme vou s vou lez bien me le faire croire ; au ssi
stupide que soit son existence, l’homme s’y ratta
che touj ours .
Envoyez—mo i la le ttre de l’ intendance . Il y 2 jus
tement à table avec moi un inspecteur de police
malade, qui m’
embètait toujours avec ces histoires
de service et s ’apprêtait à me j ouer quelque tour.
Excusez—moi du dérangemen t . Je vous remercie .
Je vous souhaite bonne chance et bonne santé .Ecrivez—moi.
Bien à vous,
RIMBAUD
264 LETTRES DE JEAN-ARTHUR R IMBAUD
Marseille , 1 5 juillet 1 89 1 .
Ma chère Isabel le ,
Je reçois ta le ttre du 1 3 , et trouve occasion d’y
répondre de suite . Je vais voir quelles démarches
je puis faire avec cette note de l’intendance et le
certificat de l’hôpital . Certes , il me plairait d’ avoir
cette question réglée mais,hélas ! je ne trouve
pas moyen de le faire, moi qu i su is à peine capa
ble de mettre mon sou lier àmon unique j ambe .
Enfin , je me débrouillerai comme je pourrai . Au
moins , avec ces deux documents , je ne risqu e plus
d ’aller en prison : car l’administration m ilitaire est
capable d’
emprisonner un estropié , ne fût—ce que
dans un hôpital . Quant à la déclaration de ren trée
en France , à qu i et où la faire Il n ’
y a personne
au tour de moi pour me renseigner e t le j our est
loin où je pourrai aller dans des bureaux , avec
mes j ambes de bois, pour m’ informer.
Je passe la nu it e t le j our à réfléchir à des
moyens de circulation c’est un vrai supplice . Je
voudrais faire ceci et cela, aller ici et là , voir, vivre,
266 LETTRES DE JEAN-ARTHUR RTMEA0D
dire)sous la rotu le , léger coup qui me frappait à
chaque m inute grande sécheresse de l ’articu la t ion
et rétraction du nerfde la cu isse . Vint ensuite le
gonflement des veines tou t au tour du genou , gon
flement qui faisait croire à des varices . Je marchais
et travaillais touj ours beaucoup , plu s que j am ais)
croyant à un simple coup d’air. Puis la douleur
dans l ’ in térieur du genou a augmenté . C’ était
,à
chaque pas , comme un clou enfoncé de côté . Je
marchais touj ours , quoique avec plus de peine jemontais surtout à cheval dont, chaque fois, je des
cendais presque estr0pié . Puis le dessus du genou
a gonflé,la rotu le s ’est empâtée , le j arret aussi s
’
est
trouvé pris . La circulation devenait pénible e t la
dou leur secouait les nerfs,jusqu
’à la cheville et
jusqu ’aux reins . Je ne marchais plu s qu ’
en boi
tan t fortement et me trouvais touj ours plus mal .
Mais j ’avais touj ours beaucoup à travailler,forcé
ment . J’
ai commencé alors à tenirmaj ambe bandéedu haut en bas, à frictionner
,baignér, e tc.
, sans
résultat . Cependant, l’appétit se perdai t. Une
'
in
somnie o piniâtre commençait . Je faiblissais e t mai
grissais beaucoup . Vers le 1 5mars, je me décidai
à me coucher,au moins à garder la position hori
zontale . Je disposai un lit entre ma caisse, mes ecri
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R IMBAUD 267
tures et une fenêtre d ’où je pouvais surveiller mes
balances au fond de la cour, e t je payai du monde
de plus pourfaire marcher le travail , restant moi
mème étendu, au moins de la jambe malade . Mais
,
j our par j our, le gonflement du genou le faisait res
sembler àune boule . J ’observai que la face in terne
de la tête du tibia était beaucoup plu s grosse qu’
à
l’
autre jambe . La rotule devenait immobile , noyée
dans l’excrétion qui produ isait le gonflement du
genou et que je vis avec terreur devenir en quelques
j ours dure comme de l ’os . A ce moment, toute la
jambe devin t raide,complètemen t raide , en hu it
j o urs ; je ne pouvais aller aux lieux qu’
en me
traînant . Cependant , la jambe e t le hau t de la
cu isse maigrissaient, maigrissaient , le genou et
le j arret touj ours gonflant,se pétrifiant ou plu tôt
s’
osSifian t ; et l’
affaiblissemen t physique et moral
empirait . Fin mars , je résolus de partir. En quel
ques jours , je liqu idai tou t à perte ; et , comme la
raideur et la dou leur m ’
interdisaient l ’usage du
mulet ou même du cham eau , je me fis faire une
civière couverte d’
un rideau, qu e 1 6 hommes trans
portèrent à Zeilah en une quinzaine de j ours . Le
second jour du voyage , m’
étant avancé loin de la
caravane , je fus surpris dans un endroit désert par
268 LETTRES DE JEAN-ARTHUR nmmum
une plu ie sous laque lle je restai étendu 1 6 heures
sous l’eau , sans abri el sans possibilité de me mo u
voir cela me fit beaucoup de mal. En route , je ne
pus j amais me lever de ma civière . On étendait la
tente au -dessus de moi à l’endroit même où l ’onme déposait ; et , creusant un trou de mes mains
près du bord de la civière , j’arrivais difficilemen t à
me mettre de côté pour aller à la selle sur ce trou
qu ’
ensu ite je comblais de terre . Le matin , on en le
vait la ten te au— dessu s de moi ; puis on m’
enlevait .
J’
arrivai à Zeilah,éreinté , paralysé . Je ne m
’
y
reposai que quatre heures un vapeur partait pour
Aden . Jeté sur le pont sur mon matelas ( il a fallu
me hisser à bord dans ma civière !)je dus souffrir
trois j ours de mer sans manger. A Aden,nouve lle
descente en civière . Je passai ensuite quelquesj ours
chez M . Tian pour régler nos affaires et part is à
l ’hôpital où le médecin anglais , après quinze j ours ,me conse illa de filer en Europe .
Ma conviction est que cette dou leur de l’
articu
lation,si elle avait été soignée dès les prem iers
j ours , se serait calmée facilement et n’
aurait pas
eu de su ites. Mais j ’étais dans l’ ignorance de cela.
C’
est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à
marcher et à travailler e‘
xcessivement .
270 LETTRES DE JEAN-ARTHUR M EAUD
impotent complet, pleurn ichant et attendant lanu it, qui rapportera l
’
insomnie perpétuelle et la
matinée encore plu s triste que la veille , e tc . , e tc .
La su ite au prochain numéro .
Avec tous mes souhaits .
RIMBAUD
CXI II
Marseille, le 20 juillet 1 89 1
Ma chère sœur,
Je.
vous écris ceci sou s l ’influence d’
une violen tedouleur dans l ’épaule droite ; cela m
’
empêche pres
que d’écrire , comme vous voyez .
T0ut cela provient d’
une constitution devenu earthritique par suite de mauvais soins . Mais j
’
en ai
assez de l’hôpital, où je suis exposé aussi à attraper
tou s les jours la variole , le typhus , et au tres pestes
qui y habitent. Je pars , le médecin m’ayant dit que
je puis partir et qu'il est préférable que je ne reste
point à l 'hôpital .
Dans deux ou trois j ours je sortirai donc et verraià me traîner jusque chez vous comme je pourrai
car, dans majambe de bois , je ne puis marcher et,
LETTRES DE JEAN—ARTHUR R lMBAUD 27 !
même avec les béqu illes je ne puis pour le m oment
faire que quelqu es pas , pour ne point faire empirer
l ’état de mon épaule . Comme vous l ’avez dit,jedescendrai à la gare de Voncq . Pour l ’habitation
je préférerais habiter en hau t ; donc inutile dem
’écrire ici, je serai très prochainement en route .
Au revoir.
RIMBAUD
!Ici finit cette correspondance de Rimbaud . I l
rentre , comme on voit,dans sa famille à Roche .
Là , il restera un mois ; puis, accompagné de sa
sœur,il reviendra à l’hôpital de Marseille où il
doit mourir (le 1 0 novembre 1 89 1 )dans les affres
surtou t de ne pouvoir remuer,marcher
,voyager.
La veille de sa mort, il dicte , pour le directeurdes Messageries maritimes , une le ttre dans laquelleil demandait d'être transporté à bord d’
un vapeuren partance pour l’Orient .]
A CHE VE o*m ram s s
Le quinze novembre m1] huit cent quatre—vingt—da —neui.
PAR
B LA I S E T R O !
A POITIERS
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MEBCVRE
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