La réponse du poète chaghatay Nawā’ī au poète persan Niẓāmī : le sultan timouride,...

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LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ EN ASIE CENTRALE Nouvelles sources pour l’étude des relations entre culture et pouvoir du XV e siècle jusqu’à nos jours LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ EN ASIE CENTRALE IFEAC 24 Sous la direction de Gulnara Aitpaeva et Marc Toutant CAHIERS D’ASIE CENTRALE 24 Sous la direction de Gulnara Aitpaeva et Marc Toutant CAHIERS D’ASIE CENTRALE 9782847431124 30 € ISSN : 1270-9247 ISBN : 978-2-84743-112-4 a littérature de ce que l’on a convenu d’appeler « l’Asie centrale » a été composée dans une grande variété de langages sur un vaste territoire qui inclut non seulement les cinq républiques de l’ex-Union soviétique (Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan), mais aussi l’Azerbaïdjan, l’Afghanistan, la Mongolie, le Tibet, le Népal, le Bhoutan, ainsi que certaines régions de la Russie et de la Chine (la région autonome ouïgoure du Xinjiang pour ne citer qu’elle). Inutile de dire que les œuvres produites dans ce vaste ensemble forment une somme considérable de matériaux, à la fois écrits et oraux, qui auraient peut-être requis davantage d’attention que celle que l’on leur a accordée jusqu’ici, au moins dans les recherches réalisées en Occident. Compte tenu du déficit de publications dans ce domaine, le fait que les Cahiers d’Asie centrale consacrent un numéro à ce sujet mérite toute notre attention. Mais ce volume est certainement plus qu’une contribution à l’étude de la littérature centrasiatique. En se concentrant sur les défis sociétaux tels qu’ils se reflètent dans la production littéraire, cet ouvrage aimerait bien entendu apporter des réponses, mais aussi des nouvelles formes de questionnements sur la façon dont les différentes sociétés et les populations de cette aire ont représenté leur propre cheminement historique. Avec la perspective d’étudier comment la littérature pouvait être utilisée telle une véritable source historiographique, et plus généralement avec l’intention d’évaluer le niveau d’intrication de la littérature avec la société qui la produit, les différents contributeurs ont consacré une attention particulière au problème des relations établies entre culture et pouvoir. A cet égard, la période historique ici considérée s’étend du XV e siècle jusqu’à nos jours. Elle commence avec la fin de l’époque médiévale, lorsque la Renaissance Timouride offre ses plus belles heures, et s’achève avec la situation de la littérature kirghize contemporaine, incluant dans l’intervalle l’époque pré-moderne envisagée du point de vue des écrits mystiques d’un poète du Turkestan oriental, ainsi que la période de la colonisation russe et l’ère soviétique qui lui succède directement. Gulnara Aitpaeva dirige le Centre culturel et de recherche Aigine à Bichkek, Kirghizstan. Elle travaille dans la sphère académique mais également dans la gestion de projets et programmes relatifs au folklore, à la culture et à la littérature kirghizes. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages en russe et en anglais. Marc Toutant est chercheur associé au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC, Paris) et post-doctorant à l’Université libre d’Amsterdam. Ses recherches portent sur l’histoire culturelle de l’Asie centrale. Son dernier ouvrage est Un empire de mots. Pouvoir, culture et soufisme à l’époque des derniers Timourides au miroir de la Khamsa de Mr ‘Al Shr Naw’ (Louvain : Peeters, 2015, sous presse). L Illustrations : 1) Tchinguiz Aïtmatov au Forum d’Issyk-Koul. (Gorškov Nikolaj & Marčenko Natal’â, 1987, Issyk-Kul’skij Forum, Frunze: Kyrgyzstan). 2) Tugolbaj Sydykbekov, 1989, Kök Asaba [La Bannière bleue] Frunze: Adabiât (photo : G. Aitpaeva). 3) Miniature de l’école de Hérat du XVI e siècle (http://en.wikipedia.org/wiki/Ali-Shir_Nava%27i#mediaviewer/File:File-0111Navoii.jpeg»). 4) Maddāḥ, ville de Khodjent, Gouvernorat général du Turkestan (1865-1872) (Album du Turkestan. Partie ethnographique. 1871-1872, partie 2, tome 2, photo 126, http://www.loc.gov/pictures/item/2007680571/).

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LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ EN ASIE CENTRALENouvelles sources pour l’étude

des relations entre culture et pouvoir du xve siècle jusqu’à nos jours

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Sous la direction de Gulnara Aitpaeva et Marc Toutant

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978284743112430 €

ISSN : 1270-9247ISBN : 978-2-84743-112-4

a littérature de ce que l’on a convenu d’appeler « l’Asie centrale » a été composée dans une grande variété de langages sur un vaste territoire qui inclut non seulement

les cinq républiques de l’ex-Union soviétique (Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan), mais aussi l’Azerbaïdjan, l’Afghanistan, la Mongolie, le Tibet, le Népal, le Bhoutan, ainsi que certaines régions de la Russie et de la Chine (la région autonome ouïgoure du Xinjiang pour ne citer qu’elle). Inutile de dire que les œuvres produites dans ce vaste ensemble forment une somme considérable de matériaux, à la fois écrits et oraux, qui auraient peut-être requis davantage d’attention que celle que l’on leur a accordée jusqu’ici, au moins dans les recherches réalisées en Occident. Compte tenu du déficit de publications dans ce domaine, le fait que les Cahiers d’Asie centrale consacrent un numéro à ce sujet mérite toute notre attention.Mais ce volume est certainement plus qu’une contribution à l’étude de la littérature centrasiatique. En se concentrant sur les défis sociétaux tels qu’ils se reflètent dans la production littéraire, cet ouvrage aimerait bien entendu apporter des réponses, mais aussi des nouvelles formes de questionnements sur la façon dont les différentes sociétés et les populations de cette aire ont représenté leur propre cheminement historique. Avec la perspective d’étudier comment la littérature pouvait être utilisée telle une véritable source historiographique, et plus généralement avec l’intention d’évaluer le niveau d’intrication de la littérature avec la société qui la produit, les différents contributeurs ont consacré une attention particulière au problème des relations établies entre culture et pouvoir. A cet égard, la période historique ici considérée s’étend du xve siècle jusqu’à nos jours. Elle commence avec la fin de l’époque médiévale, lorsque la Renaissance Timouride offre ses plus belles heures, et s’achève avec la situation de la littérature kirghize contemporaine, incluant dans l’intervalle l’époque pré-moderne envisagée du point de vue des écrits mystiques d’un poète du Turkestan oriental, ainsi que la période de la colonisation russe et l’ère soviétique qui lui succède directement.

Gulnara Aitpaeva dirige le Centre culturel et de recherche Aigine à Bichkek, Kirghizstan. Elle travaille dans la sphère académique mais également dans la gestion de projets et programmes relatifs au folklore, à la culture et à la littérature kirghizes. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages en russe et en anglais.

Marc Toutant est chercheur associé au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (cetobac, Paris) et post-doctorant à l’Université libre d’Amsterdam. Ses recherches portent sur l’histoire culturelle de l’Asie centrale. Son dernier ouvrage est Un empire de mots. Pouvoir, culture et soufisme à l’époque des derniers Timourides au miroir de la Khamsa de Mir ‘Ali Shir Nawa’i (Louvain : Peeters, 2015, sous presse).

L

Illustrations :1) Tchinguiz Aïtmatov au Forum d’Issyk-Koul. (Gorškov Nikolaj & Marčenko Natal’â, 1987, Issyk-Kul’skij Forum, Frunze: Kyrgyzstan).2) Tugolbaj Sydykbekov, 1989, Kök Asaba [La Bannière bleue] Frunze: Adabiât (photo : G. Aitpaeva).3) Miniature de l’école de Hérat du xvie siècle (http://en.wikipedia.org/wiki/Ali-Shir_Nava%27i#mediaviewer/File:File-0111Navoii.jpeg»).4) Maddāḥ, ville de Khodjent, Gouvernorat général du Turkestan (1865-1872) (Album du Turkestan. Partie ethnographique. 1871-1872, partie 2, tome 2, photo 126, http://www.loc.gov/pictures/item/2007680571/).

Cahiers d’Asie centrale, n° 24

LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ EN ASIE CENTRALENouvelles sources pour l’étude

des relations entre culture et pouvoir du xve siècle jusqu’à nos jours

sous la direction de Gulnara Aitpaeva et Marc Toutant

Ouvrage publié avec le concours

du ministère des Affaires étrangères et du Développement international

Ifeac

Bichkek-Paris2015

Sommaire n° 24

Littérature et société en Asie centraleNouvelles sources pour l’étude des relations entre culture et

pouvoir du xve siècle jusqu’à nos jours

Literature and Society in Central AsiaNew Sources for the Study of Culture and Power from the

Fifteenth Century to the Present

5 7

Gulnara AitpAevA & Marc toutAnt 13

Aftandil erkinov 47

Marc toutAnt 81

Michele BernArdini 105

Alexandre pApAs 127

Aftandil erkinov 145

SommaireTranscriptions, translittération et autres conventions Introduction

From Herat to Shiraz: the Unique Manus-cript (876/1471) of ‘Alī Shīr Nawā’ī’s Poetry from Aq Qoyunlu CircleLa réponse du poète chaghatay Nawā’ī au poète persan Nizāmī : le sultan timouride, « refuge de la charia »Un cas de ‘vérisme’ littéraire timouride : le conte du mercredi dans les Haft Manzar de ‘Abd Allāh Hātifī

Kharābātī (1638-1730), un poète populaire du Turkestan oriental

Le contrôle impérial des répertoires poétiques. La mise au pas des prédicateurs maddah dans le Gouvernorat général du Turkestan (fin xixe-début xxe siècle)

Première partieLa fin de l’époque médiévale : l’ère des derniers Timourides

Deuxième partieLe début des Temps modernes : une époque d’incertitudes

Troisième partieLa colonisation russe : un dialogue contraint

Ingeborg BAldAuf 183

Katharine Holt 213

Samuel Hodgkin 239

Zulkhumor MirzAevA 267

Gulnara AitpAevA 293

Bakhtiar Koičuev 327

Èleonora proâevA 359

Educating the Poets and Fostering Uz-bek Poetry of the 1910s to Early 1930sPerforming as Soviet Central Asia’s Source Texts: Lahuti and Džambul in Moscow, 1935-1936Romance, Passion Play, Optimistic Tragedy: Soviet National Theatre and the Reforging of FarhadCriticism as War: The Ideological Battlefield of Uzbek Literary Studies from the 1950s to the 1990s

Kyrgyz Prose During Perestroika: Anticipating or Constructing the Future?La littérature du Kirghizstan confrontée aux nouvelles conditions géopolitiques et historico-culturelles : le discours russeLa littérature comme mise en archive d’une identité : l’expérience des auteurs russes du Kirghizstan postsoviétique

Cinquième partieDe la perestroïka aux indépendances : nouvelles trajectoires

et nouveaux enjeux littéraires au Kirghizstan

Quatrième partieLa période soviétique : disjonction et développement

Cahiers d’Asie centrale, n° 24, 2015, pp. 81-104

La r

»

Marc TOUTANT*

Introduction

Dans ses Mémoires, Zahir al-Din Muhammad Babur (1483-1530) com-

:

ïda iq 1.

« , cinq en réponse à la Khamsa

et encore un dans le même mètre que le Mant [La Conférence des oiseaux] de Farid al-Din ‘Att [Le Langage des oiseaux] » « en réponse » est la traduction du syntagme

, « réponse » en persan. Le terme est -

1

* Marc Toutant est chercheur associé au CETOBaC(CNRS UMR 8032) et post-doctorant à

volume des

centre-asiatique depuis le XVe

Contact : [email protected].

Marc TOUTANT82

« réponse » « imite », dans le sens où précisément elle lui « répond », le modèle faisant alors

Zipoli, 1995, pp. 9, 27 ; Losensky, 1998, p. 112 ; Toutant, 2013, pp. 265-266). Quand bien même le polygraphe timouride emploie le mot pour caractériser sa réécriture de la célèbre pentalogie, le geste est dans ce cas semblable à celui tracé par la

un dialogue polémique avec le modèle2

que celle du autorisent tout une gamme de postures intermédiaires par rapport au texte

-à ce

étrange qudans le pli de sa ressemblance avec son modèle que nous convie la Khamsa

évoqués par Babur

à remettre en cause le texte sur lequel il se fonde3.

hikayat) du premier du cycle nézamien, qui est destiné à illustrer un thème central du Makhzan

Le pastiche qui est tiré du

avait choisi pour écrire le , présente en effet plusieurs

2 Sur le terme pp. 266-269, et 357-360.3 Sur ces orientations et intentions qui sont typiques de la culture des derniers timourides (seconde moitié du XVe siècle), voir Toutant, 2013, pp. 617-618.

La réponse du poète chaghatay poète persan 83

sur le discours ( ) qui le précède. La compréhension de la logique et est en effet nécessaire pour

forment un tout. Comme ses deux autres modèles, le [Le

1485, pp. 17-18)4, le modèle sa structure sur le prototype nézamien. Après une importante introduction comportant divers chapitres à caractère religieux, tels que les louanges à Dieu ( ) et les eulogies du Prophète (na‘t), se divise en vingt discours, lesquels

vient dans les derniers pour en livrer la substance mystique.

ne sont guère différents de ceux traités par les autres [com-

les idées mises en avant, les valeurs défendues, ou encore dans les divers

les trois importants synthétisation des différents modèles, ce qui semble démarquer fondamen-

Toutant, 2013, pp. 376-377). Pourtant, sur les trois hypotextes qui se sont offerts au poète, il en est un

À en croire le [Le Procès des deux langues]

après le constitu tion principale pour la composition du premier

( :

4 Cette pagination renvoie à une copie de la Khamsa

Marc TOUTANT84

i

ïdïn

perles sur ma tête à partir du

Le commentaire ne se résume pas à un simple hommage, puisque pour les quatre autres

5

est particulièrement visible dans le 6

7

cardinale qui veut que le souverain se détourne du monde pour se consacrer

dans le . Les quatre premiers discours du de

Fouchécour, 1986, pp. 279-280) qui est consacré au redéploiement de cette thématique8. D )

:

5

6

voir par exemple le discours sur la générosité (5e 7

les apologues du . Sur les vingt , six mettent directement en scène ),

), le roi du Khorezm (onzième ), Alexandre le Grand (quatorzième ). Mentionnons le vingtième

8 Pour une exposition des différents , voir Eckmann, 1964, pp. 336-338 ; Toutant, 2013, pp. 366-367.

La réponse du poète chaghatay poète persan 85

-sées dans les deuxième et quatrième discours, les seuls qui, sur les quatre premiers du

à la personne du prince dans un seul chapitre9. Il a repris les arguments de

À par un éloge de la grandeur du sultan, devant lequel Dieu a fait se

grandeur est toute relative ( :

Le poète se montre par ailleurs très critique sur le comportement spiri-

Michigan 450, p. 39) :

9

249) et le treizième discours du

[lumière eux et toi avez été créés à partir de la terre sombre

vous êtes égaux du point de vue des membres du corps

[de la matière

mais en ce qui a trait au mérite et à la perfection

[propos

dans la voie de la loi religieuse et dans le culte

beaucoup ont progressé mieux que toi

sache que toi aussi tu es un esclave tu es plus faible et plus vil que la plupart des gens

Marc TOUTANT86

Les propos du poète sont nettement plus violents que ceux que tenait

issus du montrent ainsi que le poète persan ménageait

1384/2004, p. 37) :

La véhémence du poème chaghatay, dont le ton tranche avec les adresses

du sultan à Dieu et à faire entendre la conséquence principale qui en découle :

divine tel un dépôt (

: la tyrannie est non seulement contraire à la charge qui

ée étaitprince que les exactions commises en son nom détruisai

-

illustration particulièrement colorée de la cruauté royale, à travers la des-

à la faveur duquel le poète apostrophe directement le roi ( :

dis où est la connaissance de la religion et de la piété où sommes-nous et où est la probité

[...]

prends soin de la religion car le monde est à toi

puisque tu as résolu de célébrer la splendeur

le palais dans lequel la fête a été organisée a été orné tel le sublime paradis

la corde de ses rideaux a coûté la vie au peuple ses rubis et sa teinte écarlate le sang des gens

son plafond a été doré avec le bien du peuple et serti avec les perles et les rubis du peuple

La réponse du poète chaghatay poète persan 87

La charge se prolonge sur plusieurs dizaines de distiques, lesquels mêlent à la violence des comparaisons et des métaphores le réalisme cru des descriptions (Toutant, 2013, pp. 383-385). Une représentation aussi imagée de la dépravation causée par les fastes royaux dans le chapitre consacré aux

du

son se fait

de tout vice10.

Dans la réécriture de ce discours, sourde donc la volonté de se montrer beaucoup plus incisif que le modèle, de saisir et de percuter sans ménage-

, devait

-, le souci didactique qui lui est propre

-

Pour illustrer le quatrième discours du sur la conduite

zan

10 Tout comme les

on a apporté ses briques après avoir détruit les mosquées on a prélevé ses pierres sur les tombes du peuple

Marc TOUTANT88

-breuses représentations picturales11. En voici la translittération et la traduc-tion ( p. 45) :

11

page pour une copie de la Khamsa

le chef de la police ivre est venu dans ma rue

5 il a posé les scellés de la tyrannie sur la porte de ma maison

il a dit « eh bossue qui en telle nuit profonde

il a fouillé ma maison à la recherche du meurtrier

le chef de police était ivre lorsque le sang a été versé

[femme ?

les soiffards emportent le revenu du pays ils emmènent les vieilles femmes les accusant de crime

10 celui qui a regardé avec bienveillance la tyrannie

mon sein meurtri a été détruit il ne reste rien de moi et de mon âme

de toi, vois quel désarroi nous advient

15

[possède

tu es esclave et tu prétends à la royauté

le roi qui met en ordre les affaires du royaume

20 ‘ tu as mis le monde sens dessus dessous

les Turcs qui se sont élevés à une telle prospérité

La réponse du poète chaghatay poète persan 89

Le poète ne nous renseigne donc pas sur la réaction de Sanjar et sur son éventuelle réponse aux accusations de la vieille femme. Le lecteur peut ima-giner que le sultan a fait preuve de mépris (b. 33) et qu’une telle attitude a

qui est choisi pour incarner le monarque aux prises avec une victime de sa

puisque tu cultives l’injustice tu n’es pas un Turc mais un pillard hindou

les habitations des citadins à cause de toi ont été ruinées

compte avec la venue de la mort

ta justice est la lampe qui éclaire ta nuit

et souviens-toi de cette parole d’une vieille femme

ne lève pas la main sur les malheureux

[coins tu ignores les ressources des sans ressources

tu es arrivé tel une clé pour la conquête du monde tu n’es pas apparu pour soutenir l’injustice

sache qu’en tant que roi c’est à toi de faire diminuer [l’oppression si les autres ont des plaies c’est toi qui les panses

les faibles ont coutume de te courtiser tu dois avoir pour coutume de leur accorder tes faveurs

écoute ceux qui mendient protège les rares personnes qui se sont retirées du monde »

Sanjar qui avait conquis la terre du Khorasan subit des pertes car il avait pris ces propos à la légère

la justice à notre époque a disparu elle s’est établie sous l’aile du Simorgh

tu fais couler le sang sur le cœur ensanglanté

* Ville du Turkestan dont les habitants étaient dits particulièrement féroces.

le vent de la colère du roi vainqueur vient à bout d’un épi têtu et l’eau de la justice rend prospère le champ gâté où a poussé cet épi

Marc TOUTANT90

lorsque le roi vainqueur et chéri du sort

[deux cents hommes tantôt sur la terre du Khorezm tantôt à Azaq*

il y avait dans sa personne assez de dignité

5 äylädi

takht äylädi

il reconstruisit ce qui était détruit en bâtissant

les hérétiques et les débauchés furent écartés

une vieille affolée le retint fermement par son vêtement

h avec force gémissements et plaintes elle dit : « ô roi, refuge de la charia

10

[à la charia

äylämä la condition en est que tu refreines ta colère livre ta réponse devant le tribunal de la charia »

le roi répondit : « si la revendication est mon sang la reconnaissance de la charia est ma vie »

tout autour les gens restaient perplexes

15

‘ lam

tels Zal et Rustam sur le champ de bataille**

la vieille prit la parole : « lorsque dans son errance [guerrière le roi

il était le fruit de ma branche séchée

il a détruit mon petit

20

t

le cadi dit : « fais venir deux témoins

ï

le roi chéri de la fortune avoua

La réponse du poète chaghatay poète persan 91

la réécriture : -tice met, là aussi, en présence une vieille femme qui apostrophe le sultan en

25

il noua fermement un foulard autour de sa gorge et relâcha la gorge de cent bourses

m

s

il dit : « si tu veux te venger ma tête est devant toi

[pour vivre

quoi que tu fasses cela ne relève pas de mon choix »

30 la lame aiguisée comme les dents de la vieille malheureuse

t elle tomba à ses pieds et se confondit en excuses

si le trouble est advenu de par ma faute

ô quelle expression de honte voit-on ici

35

öz

la vieille renonça à sa plainte

dil ani

combien la vieille a souffert à cause de la providence

40 s

‘ ï

Don.** Dans le

[vieux] qui renvoie donc à la vieille femme dans

Marc TOUTANT92

des deux textes est sensiblement la même : 36

.

usayn Bayqara, qui À

) sont retranscrits au style direct, alors

et qui,

aussi celui du sultan (8 ) et celui du cadi (2 ). Le monologue du fait donc place à une polyphonie certes déséquilibrée

de faire entendre les différentes parties concernées par le litige.

occupe 31 sur un total de 36. Les vers qui encadrent la prise de parole 1), tandis que les quatre

derniers distiques offrent une chute au récit, celle des conséquences que 33) à cause de son dédain envers ses plus humbles

La réécriture chaghatay présente un schéma narratif plus complexe. Le revirement soudain de situation qui montre la surprise de la vieille femme confrontée au comportement inattendu du roi (b. 25-29) et qui aboutit à

31-33) crée un effet de dramatisation sans précédent. La surprenante réaction du sultan était tou-

) de la et les sept premiers

-

La réponse du poète chaghatay poète persan 93

aussi par amour pour son souverain. Le pessimisme du poète persan peut

» (b. 40),

une vibrante leçon de comportement princier (b. 34).

à présent sur les différentes composantes de la nar-ration, on constate non seulement que le discours de la vieille femme est

à 22)le pathétisme en est atténué. Alors que dans le , le dis-cours de la victime rapporte crû

3-8), le ménage davantage la vieille femme pour reporter toute la

- (b. 19-20) et reste de fait assez allusive com-

parée à la scène narrée dans le texte persan. Dans le contexte guerrier du (b.

police ivres. Mais surtout, les propos qui suivent le récit de ces brutalités

, la vieille femme tire une généralisation cinglante sur

volent les revenus du pays et maltraitent les vieilles femmes (b. 9). Si un à

avec bonté (b.

traité de destructeur (b. 17), de « bon à rien » (b. 20), de « pillard hindou » (b. « oppresseur des miséreux » (b. « ignorant » (b. 28), etc. La critique est particulièrement virulente et, somme toute, en accord avec la conclusion pessimiste du poète. Il en va bien autrement dans la réécriture

en est pour ainsi dire absente. Au début, la vieille demande simplement au roi de « refreiner sa colère », et par la suite son discours est nettement moins véhément. Il commence même par une apostrophe qui fait du sultan « le refuge de la charia » (b. 9)12

12 Les expressions , de même que

Marc TOUTANT94

é

bouleversement diégétique qui inverse ée par le texte persan.

évidente. Si la relation du comportement du sultan et de sa préoccupation

nature des rapports que les deux littérateurs entretiennent avec leur protago-eune lorsque le dirigeant

èSotimov, 1994,

pp. 12-17). Celui que Babur décrit comme un compagnon ( ) du souverain (Babur, 1971, folio 170b

le système turco-mongol du kökältash), et lorsque Bayqara monte sur le

13. Après avoir été nommé [garde des

[le conseil turc relatif aux affaires militaires] en 1472. En 1479, le poète occupe la fonction de gouverneur (dans les chroniques de renseignements relatifs à la carrière du littérateur

Bayqara, qui le comparait à un « » (

( -tenait au cercle restreint des courtisans de Bayqara ( ) et, selon les

est aussi employée pour

1992, p. 54).13 Sur la question, voir Sotimov, 1993, pp. 53-60.

La réponse du poète chaghatay poète persan 95

des grands émirs ( .

-Makhzan

-

se souvient que le discours ( ) qui précédait se montrait beaucoup

Il est donc douteux pour cette raison que la subversion du modèle persan -

-

concrètement à travers

le poète a tendu au prince, il semblerait que ce ne soit pas seulement à se

-

acteurs de cette époque.

« »

même façon dans les deux apologues. Les mots qui renvoient à cette notion

sont sitam 1, 2, 13), 5), ‘adl 10, 25), 12, 13, 34), (b. 29), persan, puisque le terme arabe ‘adl

Marc TOUTANT96

mots formés sur le persan reviennent à cinq reprises. Dans le texte de

: ‘adl ( a, b. 5, 7, 10, 22, 24, 30, 36, 39, 40 et 41), 6, 34) et ‘ 36, 41), autant de formes

(b. nettement plus présent dans la réécriture : (b. 13), (b. 13, 21, 24), ‘at (b. 7, 9), (b. 10, 12), (b. 11, deux fois au b. 25), ou encore [loi du Prophète] (b. 25).

-à son

règne, renforcé le bras de la charia » (b. -

charia » ( , b. 9). Lorsque, à la suite des accusations de

islamique de sa résolution : la vieille présente des revendications liées à la charia ( i) et veut convoquer le roi devant « le tribunal de la charia » ( , b.

12) et qui se montre tout à fait disposé à déposer sa vie dans les mains du cadi (b. 13) puisque, comme il le dit lui-même,la loi du Prophète » ( , b. 25).

-

dès les premières lignes du texte pour rappeler avec fracas la persistance des . Le

terme 2 et b. 16) et

cherchait à se tailler un royaume par les armes entre 1457 et 1469, évoque

certain poids à cette époque sur les populations du royaume14. À travers son

14 Sur le terme , voir Doerfer, 1967, pp. 462-468.

La réponse du poète chaghatay poète persan 97

ce contraste lexical, le problème que pouvait constituer la superposition des -

étrangères à la loi du Prophète ?

permet de conforter cette hypothèse. Une lettre autographe du grand poète persan de Hérat adressée à celui qui était autrefois son disciple et avec qui

15

- 6) :

soupçon

violence, et ne consent pas pour cela à agir en conformité avec la sainte charia. La requête consiste à ce que vous montriez votre charité

loi de la charia, et que si en dépit de la charia on prend quelque chose pour sa protection**, que cela lui soit rendu, et que personne ne le protège. Que la faveur [de Dieu] soit [avec vous] et que la fortune se montre généreuse. Paix sur vous.

À

15

après 1469, date supposée de leur rencontre à Hérat.

** Traduction du terme . Sur les connotations du mot dans ce contexte précis, voir Paul, 1991, p. 536.

Marc TOUTANT98

Loin de représenter un cas isolé, cette problématique resurgit par exemple

raconformément à la loi islamique (Urunbaev, Gross, 2002, p. 236)

la préservation et la diffusion de la charia à travers le domaine timouride

ède directement auprès du sultan Bayqara, sans compter que de nombreuses demandes étaient elles-mêmes adressées directement

coutumes turco-mongoles considérées comme autant de violations de la loi

de combattre les ennemis de la foi ( , pp. 21-34)16. À Hérat, capitale -

17, les membres rar,

islamique et éradiquer les coutumes et les institutions non-islamiques deux r.

-

naqshbandis à avoir assumé consciemment un rôle actif vis-à-vis des sul-

èse -

. Tout

-tions qui façonnait le triumvirat composé par le sultan Bayqara, et deux

16 17

Subtelny, 1995, p. 211.

La réponse du poète chaghatay poète persan 99

ériques de Hératà rapprocher les préoccupations

du trône de 18. On peut par conséquent ima-

les belles-lettres et plus particulièrement pour la Khamsa, genre hautement

-mique19 -

fonctions de conseiller du prince (Fouchécour, 1986, p. 256).

Conclusion

-

être lue comme un témoignage historique de premier plan au-delà de son -

usayn Bayqara, a transformé une caste de guerriers nomades en monarques

20. Ce fait, la

de noblesse à la littérature chaghatay dont le nom renvoie directement au

à un Empire timouride en plein déclin, cette poésie demeure persane par

notre cas, déplacé- chère à cette

18

19 La Khamsa

par exemple Fouchécour, 1986, pp. 279-283 ; Meisami, 1987, pp. 180-237.20 Sur cet aspect, voir Subtelny, 2008.

Marc TOUTANT100

texte de son prédécesseur pour transformer une invective virulente en une

hésité à compléter le texte lui servant de modèle pour montrer, de la manière la plus explicite qui

À la

aiguillonné vers la résolution du problème moral qui avait été ainsi posé

souverain musulman parfait et le comportement idéal dont il fait preuve

dans un royaume que les serviteurs de la confrérie naqshbandie désire-

efforts est en tout état de cause un témoignage saisissant de la dualité qui caractérisait la société timouride du XVe siècle, à la fois turco-mongole et perso-islamique.

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La réponse du poète chaghatay poète persan 101

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Résumé

Makhzan

dont font preuve les rois

usayn Bayqara,

de XVe siècle dans le Khorasan timouride.

Khamsa

charia.

Abstract

Makhzan

imitation begins to look like an exhortation addressed to the Prince that he should

century in Timurid Khorasan.

La réponse du poète chaghatay poète persan 103

Khamsa

Sharia.

ERRATA

Page: Please, instead of: read: 87 büzübän buzuban

89 büzügh buzugh

90 yüzcha yüzchä

90 büzüqlarnï buzuqlarnï

90 tutti tuttï

90 tortip tartïp

90 bukun bukün

90 mahkam-yi ... berkil mahkama-yi ... bergil

90 tulgha tulgha

90 otkardï ötkärdi

91 yangligh yanglïgh

91 janïm janïm

91 ani anï

91 zal falakdek « la vieille était comme les étoiles, couverte d’argent/grâce au jeune homme la vieille était à l’image du ciel »

zal-i falakdek « le flot d’argent avait rajeuni la vieille femme/comme les étoiles avec le vieux ciel »

91 kuchïdïn « elle était argentée d’un éclat plus fort que l’argent »

küchidin « l’éclat de l’argent la rendait étincelante »

91 zal falak « combien la vieille a souffert à cause de la providence »

zal-i falak « quand bien même tu vois toute cette peine provenir du vieux ciel »

91 « que je boive en rappelant l’époque de la justice »

« que je boive en pensant à la justice de cette époque »

passim tigh tigh