La reconstruction dans l'industrie aéronautique : l'exemple français, 1944-1946

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Claude d'Abzac-Epezy La reconstruction dans l'industrie aéronautique : l'exemple français, 1944-1946 In: Histoire, économie et société. 1999, 18e année, n°2. La reconstruction économique de l'Europe (1945-1953) pp. 435-449. Résumé Résumé Dans le contexte d'une très forte demande, la reconstruction de la sidérurgie européenne se réalise le plus souvent avec une stratégie de court et de moyen termes. Pour certaines sidérurgies, la question n'est pas celle de la reconstruction (Royaume-Uni, Suède, Belgique, Luxembourg, Allemagne fédérale) mais celle de retrouver des marchés ou un mode de fonctionnement «normal». Les sidérurgies françaises et italiennes se distinguent par un vrai débat stratégique. La sidérurgie française bénéficie de la stratégie offerte par le Plan Monnet et en profite beaucoup au moyen terme. La sidérurgie italienne voit aboutir le grand effort ouvert par O. Sinigalia avant guerre et entame une mutation fondamentale, gage de ses succès futurs. Abstract Abstract In the fall of 1944, the French Communist Air Minister, Charles Tillon, set ambitious goals for rebuilding the aeronautics industry, despite having little to build on except confiscated machine-tools and an industrial sector which had been badly damaged by allied bombing (20- 25% of available surfaces). At the price of a considerable financial effort, aeronautics factories were rebuilt, and their total surface was greater in 1946 than it had been in 1940. Yet the results were positive in apperance only: although full employment was insured and production was up, the planes being built were neither up-to-date nor in accordance with the demands of peace time. An overly hasty reconstruction of the aeronautics industry only delayed its inevitable reconversion, which began with difficulty in 1947. Citer ce document / Cite this document : d'Abzac-Epezy Claude. La reconstruction dans l'industrie aéronautique : l'exemple français, 1944-1946. In: Histoire, économie et société. 1999, 18e année, n°2. La reconstruction économique de l'Europe (1945-1953) pp. 435-449. doi : 10.3406/hes.1999.2043 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hes_0752-5702_1999_num_18_2_2043

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Claude d'Abzac-Epezy

La reconstruction dans l'industrie aéronautique : l'exemplefrançais, 1944-1946In: Histoire, économie et société. 1999, 18e année, n°2. La reconstruction économique de l'Europe (1945-1953) pp.435-449.

RésuméRésumé Dans le contexte d'une très forte demande, la reconstruction de la sidérurgie européenne se réalise le plus souventavec une stratégie de court et de moyen termes. Pour certaines sidérurgies, la question n'est pas celle de la reconstruction(Royaume-Uni, Suède, Belgique, Luxembourg, Allemagne fédérale) mais celle de retrouver des marchés ou un mode defonctionnement «normal». Les sidérurgies françaises et italiennes se distinguent par un vrai débat stratégique. La sidérurgiefrançaise bénéficie de la stratégie offerte par le Plan Monnet et en profite beaucoup au moyen terme. La sidérurgie italienne voitaboutir le grand effort ouvert par O. Sinigalia avant guerre et entame une mutation fondamentale, gage de ses succès futurs.

AbstractAbstract In the fall of 1944, the French Communist Air Minister, Charles Tillon, set ambitious goals for rebuilding the aeronauticsindustry, despite having little to build on except confiscated machine-tools and an industrial sector which had been badlydamaged by allied bombing (20- 25% of available surfaces). At the price of a considerable financial effort, aeronautics factorieswere rebuilt, and their total surface was greater in 1946 than it had been in 1940. Yet the results were positive in apperance only:although full employment was insured and production was up, the planes being built were neither up-to-date nor in accordancewith the demands of peace time. An overly hasty reconstruction of the aeronautics industry only delayed its inevitablereconversion, which began with difficulty in 1947.

Citer ce document / Cite this document :

d'Abzac-Epezy Claude. La reconstruction dans l'industrie aéronautique : l'exemple français, 1944-1946. In: Histoire, économieet société. 1999, 18e année, n°2. La reconstruction économique de l'Europe (1945-1953) pp. 435-449.

doi : 10.3406/hes.1999.2043

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hes_0752-5702_1999_num_18_2_2043

LA RECONSTRUCTION DANS L'INDUSTRIE AERONAUTIQUE

L'EXEMPLE FRANÇAIS, 1944-1946

par Claude d'ABZAC-EPEZY

Résumé À l'automne 1944, le ministre de l'Air communiste, Charles Tillon se fixe un objectif

ambitieux de relance de la production aéronautique. Cependant il ne peut compter que sur le potentiel industriel fortement amoindri par les destructions de l'aviation alliée (environ 20 à 25 % des surfaces disponibles) et par les confiscations de machines-outils. Au prix d'un effort financier considérable, les usines aéronautiques sont reconstruites et, en 1946, leur surface dépasse celle de 1940. Cependant, le bilan de cette reconstruction n'est positif qu'en apparence : bien que le plein emploi soit assuré et les chiffres de la production à la hausse, les avions produits ne correspondent plus aux besoins du temps de paix et sont dépassés techniquement. La reconstruction trop rapide de l'industrie aéronautique française n'a fait que différer une reconversion inévitable qui se réalisera à partir de 1947, dans des conditions difficiles.

Abstract In the fall of 1944, the French Communist Air Minister, Charles Tillon, set ambitious goals

for rebuilding the aeronautics industry, despite having little to build on except confiscated machine-tools and an industrial sector which had been badly damaged by allied bombing (20- 25% of available surfaces). At the price of a considerable financial effort, aeronautics factories were rebuilt, and their total surface was greater in 1946 than it had been in 1940. Yet the results were positive in apperance only: although full employment was insured and production was up, the planes being built were neither up-to-date nor in accordance with the demands of peace time. An overly hasty reconstruction of the aeronautics industry only delayed its inevitable reconversion, which began with difficulty in 1947.

Les problèmes de l'industrie aéronautique dans la France de la Libération ne constituent pas une terre inconnue de la recherche historique. D'excellentes études de fond ont été rédigées sur ce thème, et l'historien de cette période peut ainsi travailler sur un domaine désormais parfaitement balisé \ où les

1. Emmanuel Chadeau, L'industrie aéronautique en France 1900-1950, de Blériot à Dassault, Paris, Fayard, 1987, p. 347-416; «L'industrie aéronautique été 1944, printemps 1945, de l'héritage aux projets,» Revue Historique des armées, 3/1987, p. 54-62; «Note sur les problèmes industriels de l'aéronautique nationale 1944-1949,» Revue Historique des armées, 1982, n° 148 (Spécial aviation), p. 28-39; «Volume et Emploi des dépenses aéronautiques 1945-1950,» Revue Historique des armées, 1982, n° 148 (Spécial aviation) p. 4-15; Herrik Chapman, «Les ouvriers, le communisme et l'État : les politiques de

reconstruction d'après-guerre dans l'industrie aéronautique», Le mouvement social, n° 145, décembre 1988, Paris, Les Éditions Ouvrières, p. 65-96; Claude Cartier, L'aéronautique française 1945-1975, Paris, Lavauzelle,

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fonds d'archives sont bien connus 2. Pourtant, de grandes interrogations sont toujours d'actualité et trouvent largement leur place dans cette vaste réflexion collective sur les reconstructions en Europe. En effet, l'industrie aéronautique française présente l'exemple troublant d'une reconstitution à grands frais d'un colossal outil industriel étatisé qui n'a pas réussi à déboucher sur une production répondant aux besoins de la France d'après-guerre. Malgré l'imposant budget consacré à la remise en route de ce secteur pendant les années 1945 et 1946 3, l'industrie aéronautique nationalisée se révèle vite incapable de produire les avions de combat modernes pour l'armée de l'Air. Celle-ci se résout donc en 1948 à faire l'acquisition d'un chasseur britannique à réaction, le Vampire, cependant que les firmes privées, exploitant les faiblesses des Nationales, s'imposent en moins de trois ans comme les seuls constructeurs capables de proposer à l'armée de l'Air française les avions de combat adaptés à ses nouvelles missions.

L'industrie aéronautique paraît donc donner l'image d'une reconstruction ratée, où la volonté de «remettre les choses en l'état, en prenant comme exemple Г avant-guerre»4 l'aurait emporté sur la restructuration. Le général de Gaulle et le ministre communiste de l'Air, puis de l'armement, Charles Tillon ont voulu faire du redressement de cette industrie un symbole de la grandeur française retrouvée et ceci sans tenir assez compte des données économiques ou simplement techniques. Cette attitude étant particulièrement désastreuse dans un secteur fortement marqué par des bouleversements technologiques majeurs.

C'est le contraste entre cette ferme volonté politique de reconstruction, l'importance des moyens déployés et le résultat final qui fait tout l'intérêt de cet exemple. Un pays affaibli comme la France pouvait-il remettre en œuvre,

1983, 645 p.; Marie-Catherine Dubreil, «Réarmer l'armée de l'Air en 1945, un défi pour l'industrie aéronautique française», colloque La France face aux problèmes d'armement 1945-1950, CEHD, 31 mai 1995, Paris-Bruxelles, Éditions Complexe, 1996, p. 29-45; Patrick Façon, «1946, le problème industriel, des avions pour l'armée de l'Air», Le Moniteur de l'Aéronautique, n° 29, 1980, p. 11-18; «L'armée de l'Air, sa place dans la défense nationale (8 mai 1945, janvier 1946)», Recueil d'articles et d'études du SHAA (1981-1984), Paris, 1987, p. 297-311 ; Jean-Marie Rossi, Charles Tillon, ministre de l'Air, septembre 1 944-novembre 1945, mémoire de maîtrise réalisée sous la direction de William Serman, Paris I, Panthéon Sorbonně, 1994-1995 et Yann-Éric Heintz, L'État et l'industrie aéronautique française de septembre 1944 à 1946, une politique de relance mal menée, mémoire de maîtrise, juin 1989, SHAA G 1735.

2. Le fonds le plus riche est incontestablement le fonds Thouvenot au Service Historique de l'Armée de l'Air (SHAA Zl 1610 à Zl 1615) qui rassemble les synthèses de la Direction Technique et industrielle (DTI). À compléter par le don Ziegler Z 20012 et les papiers de l'État-major de l'armée de l'Air (papier Lechères) en particulier SHAA E 2079 (dossier sur l'industrie aéronautique en 1946 notes sur la reconstruction, note sur l'industrie aéronautique en 1946 également archivée en bibliothèque sous la cote G 136). Aux Archives nationales, le carton F 14 860514 rassemble les dossiers d'indemnisation des industries aéronautiques.

3. L'ingénieur général Pellenc, chargé par Ramadier d'enquêter en 1947 sur les sociétés nationales d'aéronautique, estime à 30 milliards environ (Francs 1947) les dépenses effectives de l'État dans le secteur des industries aéronautiques, de la Libération au 31 décembre 1946; I.G. Pellenc, Rapport sur les sociétés nationales de construction aéronautique, janvier 1948. p. 90; La mise en perspective de ces dépenses sur le long terme est parfaitement rendue dans l'article cité d'Emmanuel Chadeau «Volume et Emploi des dépenses aéronautiques 1945-1950».

4. Selon l'expression de Michel Byas cité dans Braudel et Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, t. IV, 2e vol., 1980, p. 668.

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seul et de toutes pièces, une industrie de pointe comme l'industrie aéronautique dans laquelle il avait accumulé les retards technologiques? La volonté politique était-elle suffisante pour rattraper l'avance industrielle prise par les Alliés? Il semble bien que les dirigeants français aient mésestimé le prix à payer pour réintégrer le club des leaders mondiaux dans une industrie que la guerre avait rendue bien plus complexe.

Quel bilan à la Libération ?

Contrairement à ce que la lecture des clauses de l'armistice franco-allemand de 1940 aurait pu faire croire, l'industrie aéronautique française n'a pas disparu pendant la période de l'occupation5. L'État français, par une politique de collaboration économique avec l'Allemagne est parvenu à maintenir non seulement un fort potentiel industriel, mais, chose plus difficile, à garder la propriété du secteur nationalisé, majoritaire dans cette branche. Un accord franco-allemand sur les constructions aéronautiques, signé le 28 juillet 1941, répartissait les productions entre les deux pays sur la base d'un avion pour la France contre deux pour l'Allemagne dans les deux premières années. Après novembre 1942, toute la production française prit le chemin de l'Allemagne, mais la fiction de la souveraineté française sur les sociétés nationales fut toujours maintenue6. Selon Joseph Roos, alors à la tête du Comité d'Organisation de l'industrie aéronautique, il s'agissait de «sauvegarder les intérêts [...] d'empêcher le déménagement des machines et d'employer le personnel»7.

Des structures sauvegardées On est bien forcé de reconnaître que cette politique a partiellement rempli

ses objectifs. A la Libération, les structures le patrimoine et la main-d'œuvre de l'industrie aéronautique sont sorties relativement préservées de la période de l'occupation totale. Les sociétés nationales étaient toujours en place à l'exception des SNCA du Midi et de l'Ouest, absorbées par la SNCASE et la SNCASO en 1941. l'État a gardé tout au long de la guerre ses participations financières, 90 % en moyenne, dans ces sociétés 8. Ce secteur public hérité de la période précédente s'accrut à la Libération par la nationalisation ou la confiscation des avoirs d'entreprises privées ayant collaboré. La SNECMA

5. Voir à ce propos Dominique Barjot et Henri Rousso (dir.), Stratégies industrielles sous l'occupation, Histoire, Économie et Société, 3e trimestre 1992, Sedes-CDU, 250 p.

6. Sur la collaboration dans l'industrie aéronautique Emmanuel Chadeau, «L'industrie aéronautique française et l'Allemagne, 1940-1944», L'occupation en France et en Belgique, 1940-1944, Colloque international de Lille, 26-28 avril 1985, publié dans Revue du Nord, n° spécial hors série, coll. «Histoire», 1987, 2 vol., 1015 p., p. 397-419; Patrick Façon, Françoise de Ruffray, «Aperçus sur la collaboration aéronautique franco-allemande (1940-1943)», Revue d'Histoire de la Deuxième guerre mondiale, n° 108, octobre 1977. p. 101; P.F. Klemm, «La production aéronautique française de 1940 à 1942», Revue d'Histoire de la Deuxième guerre mondiale, n° 107, juillet 1977, p. 53-74; Pascal Personne, L'industrie aéronautique française et la collaboration avec l'Allemagne, 1940-1941, Vincennes, SHAA, 1983, 116 p., et notre thèse, L'armée de l'Air de Vichy, 1940-1944, Paris I, 30 novembre 1996, 956 p., publiée sous le titre L'Armée de l'Air des années noires, Paris, Economica, 1998, 414 p.

7. Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 357. 8. SHAA E2079.

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naquit ainsi, le 28 août 1945, par regroupement des usines Gnome et Rhône et de la Société des Moteurs Renault aviation (SMRA) avec la Société nationale de construction de moteurs (SNCM) d'Argenteuil. Par l'intermédiaire de la Direction technique et industrielle, rattachée au ministère de l'Air (puis au ministère de l'armement de novembre 1945 à décembre 1946), Charles Tillon présidait aux destinées de cette industrie à un double niveau : celui de producteur et celui de client. Les hommes qui lui servaient de relais étaient pour partie des hommes nouveaux, pour partie des garants de la continuité. Ainsi, les dirigeants d'entreprise et les administrateurs des nationales furent choisis parmi les cadres qui manifestaient des sympathies pour les thèses du Front national et de la CGT, mais les postes clefs de la DTI étaient tenus par des hommes qui avaient mis en œuvre la politique de maintien de l'industrie aéronautique sous Vichy comme Joseph Roos, ou Stéphane Thouvenot.

En sauvegardant ses structures, l'industrie aéronautique avait également préservé une part importante de sa main-d'œuvre et de son patrimoine immobilier. Entre la fin 1940 et le mois de mai 1944, les usines implantées en France produisirent 4142 avions et 12456 moteurs. Ce qui correspond à une production analogue à celle des années 1935-1937. Il faut y ajouter les multiples tâches de réparation et de maintenance d'avions, qui constituent, vers la fin de la période d'occupation, la part essentielle de l'activité de cette industrie 9. Cette collaboration active permettait naturellement de maintenir une masse imposante de main-d'œuvre spécialisée sur le territoire français. Les effectifs qui étaient tombés à 39300 en juillet 1941 atteignirent le chiffre de 89810 personnes en novembre 1942, pour culminer à 101 160 en février 1944 10. Après cette date, s'amorça le reflux de la puissance aérienne allemande et les effectifs chutèrent en conséquence. À la Libération, on était revenu aux chiffres de 1940 : 40000 personnes dans l'industrie aéronautique.

La politique de collaboration avait également pour but de maintenir les usines et les machines sur le territoire français. Les Allemands construisirent, surtout à partir de novembre 1942, de nouveaux ateliers et le parc de machines outils se spécialisa pour assumer la production des avions de transport qui représentaient l'essentiel de l'apport français à l'effort de guerre allemand. Pourtant, malgré cette politique de sauvegarde, l'industrie aéronautique française connut, de 1942 à 1944 un affaiblissement général.

Les effets des bombardements les usines d'aviation furent, au même titre que les autres industries

d'armement implantées en France, une des cibles privilégiées de l'aviation alliée. À partir de 1943, lorsque les Anglais eurent testé leur nouvelle méthode de bombardement de nuit sur cible éclairée, près de soixante raids aériens prirent les

9. Cette activité de maintenance totalise représente, en 1944, 58,5 % du chiffre d'affaire des livraisons à l'occupant, voir Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 362.

10. Feuilles de calcul d'Indaéro. D203, juin 1944, SHAA Zl 169.

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ateliers aéronautiques pour objectif11. Le bilan des destructions a été l'objet de controverses. Charles Tillon estimait que près de 80 % de l'industrie aéronautique française était touchée 12. Mais la plupart des rapports d'époque s'entendent pour évaluer les destractions à 25 % de l'ensemble 13. Les inventaires établis par la DTI permettant de mesurer les surfaces couvertes en 1940 et en 1944 réduisent encore ce pourcentage : avionneurs et motoristes n'ont subi des destractions que sur 20 % en moyenne de leurs surfaces disponibles. Certaines usines, comme celle de Marignane étant détraites à 75 % et d'autres n'ayant souffert d'aucune destraction. Ce mode de calcul permet d'avoir un bilan des surfaces bâties perdues entre 1940 et 1944, usine par usine, cependant, il ne prend pas en compte les constructions effectuées entre 1940 et 1944 et peut ainsi avoir tendance à sous-évaluer l'ampleur réelle des destractions. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience que les bâtiments, tout en restant debout, pouvaient parfois nécessiter de grosses réparations avant d'être à nouveau opérationnels. Dans l'ensemble, les locaux industriels de structure légère et relativement dispersés ont bien résisté à l'impact des bombes. L'effet de souffle pulvérisait les verrières et tordait parfois les poutrelles métalliques, mais, souvent, les machines-outils étaient retrouvées intactes sous une couche de débris légers. Elles étaient alors déplacées dans un bâtiment voisin, et la production reprenait le lendemain du bombardement. Comme l'indique un très sérieux rapport commandité par le secrétariat général de la défense aérienne à Vichy 14, le seul véritable danger venait des bombes incendiaires qui pouvaient détraire en quelques minutes les ateliers, surtout les plus vétustés. En fait, les Alliés réalisèrent très vite que la destraction des usines d'aviation françaises réclamait une puissance de bombardement de précision sans commune mesure avec les résultats obtenus et celles-ci devinrent bientôt des objectifs secondaires, loin derrière les voies de communication.

Au total, malgré les bombardements, on pourrait dresser le tableau d'une industrie aéronautique relativement préservée «grâce» à la collaboration, une industrie qui a pu sauvegarder ses structures, l'essentiel de sa main d'œuvre et son patrimoine productif. Mais ce bilan apparemment positif cache une réalité bien différente

11. Pour les bombardements anglais voir C. Webster et N. Frankland, The strategic air offensive against Germany, 1939-1945, Londres 1961, 4 vol. Pour les bombardements américains voir W.F. Craven (éd.), The Army Air Forces in Word War H, Chicago, University Chicago Press, 1949, 8 t., voir également Rapport sur les bombardements en territoire français par les aviations alliées, (Vichy 1944), SHAA 3D322.

12. Charles Tillon, «Bilan d'une année de travail et tâches d'avenir de l'aviation française», discours du 15 septembre 1945, Archives de la Délégation générale de l'aviation civile, ITA, TRAC 28569, cité dans Heintz, op. cit. et On chantait rouge, Paris, R. Laffont, 1977, p. 419.

13. Note sur l'industrie aéronautique nationale après la Libération, (sn, si), 1947, SHAA G 136. et SHAA Zl 1610, dossier 11, note du 18 décembre 1945.

14. SHAA 3D322.

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L'action de Г occupant : un affaiblissement général La France qui est entrée en guerre avec un outil de production

aéronautique immature mais polyvalent, dont une large partie de haute technicité, se retrouve à la Libération avec un outil monovalent et à très faible technicité. «Nous ne savions plus faire des avions», constate le colonel Pierre Boillot officier de marque des prototypes expérimentaux 15. Comme le souligne avec vigueur Emmanuel Chadeau en décrivant les effets déstabilisateurs de la reconversion industrielle mise en œuvre par les Allemands : « Désigner sous le vocable «d'industrie aéronautique» ce qui existait à l'été de 1944 ne devient- il pas alors un abus ou une commodité de langage? Car on avait désormais affaire à une collection plus ou moins riche de hangars couverts, de populations employées à des activités plus ou moins en rapport avec la construction des aéronefs, C'était une déliquescence, une décadence» 16. La collaboration avec l'Allemagne n'a pas entraîné de transfert de technologie en faveur de la France, celle-ci, bien au contraire, s'est séparée peu à peu de ses compétences et de son savoir faire. Pendant la première période, Vichy a cru pouvoir continuer sa recherche et son développement et poursuivre semi-clandestinement des études d'avions du futur en même temps que la production en série d'avions modernes, comme le Dewoitine 520. Après novembre 1942, la désillusion est totale. La France est reléguée au rang de sous-traitant exploité, les modèles français de chasseurs et de bombardiers sont peu à peu abandonnés et l'industrie aéronautique ne représente pour l'Allemagne qu'un appoint spécialisé dans le montage des avions à faible technicité ainsi que dans les réparations. En 1944, les usines françaises produisent des avions de transport comme le trimoteur Junker Ju 52, des monomoteurs de liaison comme le Mes- serschmitt Bf 108 et les Arado 396, des bimoteurs de renseignement comme le Siebel 204 ou des monomoteurs d'observation comme le Fieseler Fi 156 17. Ce sont tous des avions de second ordre. Cette spécialisation dans le bas de gamme a un autre effet pervers : les machines outils les plus modernes, celles qui avaient été achetées à grands frais à partir de 1938, essentiellement aux Etats-Unis, prennent le chemin de l'Allemagne et les occupants ne laissent que les machines les plus anciennes et les plus usées. Sur les 24 140 machines-outils disponibles en 1940, 6 170 sont ainsi expédiées en Allemagne, mais d'autres sont construites ou importées entre 1940 et 1944. En 1944, il reste ainsi 21037 machines-outils sur le territoire français 18.

Le bilan chiffré des dommages, comprenant les destructions d'usines et les enlèvements de machines est estimé à 5 860 millions de francs en 1944, (2321 millions pour les destructions et 3539 millions pour les saisies) 19. À

15. Pierre Boillot, SHAA, Histoire orale n° 331, 25/2/53, cité dans Dubreil, op. cit. 16. Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 363. 17. SHAA Zl 1611. 18. SHAA E 2079. 19. SHAA Z 11612.

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bien des égards, cette estimation paraît outrée, d'autant plus qu'elle ne tient pas compte des investissements réalisés par l'Allemagne dans le secteur aéronautique français.

L'industrie aéronautique paraît donc, à la Libération, fortement affaiblie, mais pas à proprement parler détruite. Un vigoureux effort est nécessaire pour la remettre en ordre, et les responsables politiques qui affirment leur volonté de relancer ce secteur sont disposés à y mettre le prix.

La politique de reconstruction

La reconstruction de l'industrie aéronautique était-elle une priorité nationale? La question s'est posée et certains spécialistes penchaient pour une réponse négative. Selon eux, il suffisait de placer l'aviation française dans le sillage de celle des Alliés, de négocier son réarmement en appareils anglo-saxons jusqu'à la fin de la guerre ce qui permettrait de poursuivre la démobilisation de la main d'œuvre, déjà amorcée par le reflux allemand de l'été 1944. Cette solution aurait l'avantage de dégager capitaux et personnel pour des fabrications plus directement utiles à la reconstruction nationale 20. Au lieu de ces choix réalistes qui prenaient acte de la déchéance industrielle de la France, du moins dans l'immédiat, le général de Gaulle préféra affirmer une politique de grandeur où l'aviation devait être un symbole de la puissance industrielle et militaire retrouvée. Ce choix était dans la droite ligne d'une politique d'indépendance et de souveraineté nationale revendiquée depuis l'époque de la France Libre. Paradoxalement, le général de Gaulle trouva en Charles Tillon le porte parole fidèle de ses idées de reconstruction volontariste21. L'ancien mutin de la Mer Noire ne déclarait-il pas le 6 octobre 1944 à Toulouse «Nous voulons une industrie qui soit la plus moderne du monde ! Nous saurons être audacieux... » 22.

Un plan de production ambitieux Autour d'un slogan, celui des 100000 emplois dans l'aviation, le ministre

communiste présenta, en décembre 1944, un plan de relance particulièrement ambitieux. Il prévoyait la reprise immédiate de l'activité dans ce secteur en poursuivant la production des chaînes allemandes interrompues. L'armée de l'Air prenait ainsi commande, pour les deux années à venir, de 4926 avions et 8 828 moteurs. Une très grande partie de ces commandes, 2385 avions, concernaient des avions allemands rebaptisés pour l'occasion de noms français. Ainsi le Junker Ju 52 devint le AAC-1 Toucan, le Messerschmitt Me 108 devint le Nord N- 1000, le Siebel Si-204 devint le NC-701, l'Arado Ar-96 prit le nom de SIPA S- 10 et le Fie sele r S torch se transforma en Morane Saulnier

| MS 500 Criquet. A côté de la part allemande du programme, la part française,

20. Analyse soutenue en particulier par l'ingénieur général Ziegler, SHAA Z 20012 et par Jean Monnet (cité dans Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 380).

21. Philippe Buton, Les Lendemains qui déchantent, Paris, Presses de la FNSP, 1993, p. 107-194. 22. Cité dans Heintz, op. cit., p. 41.

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2065 avions, serait d'abord composée d'appareils d'avant-guerre comme le Caudron Goéland ou le Bloch 161 avant d'être peu à peu complétée par des modèles issus de prototypes français étudiés pendant la guerre et par la mise en place de l'aviation de l'avenir avec le développement des avions à réaction et même des « engins spéciaux » de type V2 23. Une grande partie de la production commandée dans l'immédiat ne pouvait avoir d'efficacité militaire réelle, car on se bornait à produire des modèles anciens en grande série, à une époque où la fin imminente des hostilités pouvait laisser prévoir une brutale chute des besoins. En fait, le plan de 1944-1945 était avant toute chose un plan conservatoire, à l'instar du programme franco-allemand de 1941 avec lequel il présentait beaucoup d'analogies. Charles Tillon affirmait d'ailleurs clairement : «Mon but est d'utiliser au maximum la capacité de production de nos usines retrouvées, d'éviter la dispersion de ce potentiel industriel dont nous aurons besoin dans un an ou dix-huit mois pour l'industrie aéronautique renouvelée. Ce sont là les conditions indispensables si nous voulons avoir une aviation puissante, moderne et constamment renouvelée dans les années qui viennent»24.

La reconstitution du potentiel industriel Pour réaliser ce projet, il fallait tout d'abord reconstituer le potentiel

industriel. En décembre 1945 le programme de reconstruction des usines prévoyait 350000 m2 à reconstruire pour un coût total d'environ 611,2 millions de F et des constructions neuves de 340000 m2, devant revenir à 1210 millions de F. Les frais de construction neuves étaient assumés en totalité par l'État tandis que les coûts de reconstruction étaient pris en charge pour les deux tiers par l'État et pour un tiers par la Caisse de décentralisation25. Les deux années suivantes, cet effort se poursuivit : 2,6 milliards y furent consacrés en 1946 et 3,2 en 1947, dont 2492 millions pour la construction et 857 millions pour la reconstruction. Très vite les surfaces disponibles s'accrurent sensiblement. En juin 1946 elles atteignirent 1,81 million de m2, dépassant ainsi de près de 300000 m2 le niveau atteint en juin 1940 26.

La reconstitution du parc de machines outils fut presque aussi rapide. Comme nous l'avons vu, le parc disponible à la Libération était de 21037 machines et les besoins avaient été estimés à 10437 machines supplémentaires. Au 30 novembre 1945, 3479 machines avaient été livrées, dont une moitié importée de Grande Bretagne (827), des États-Unis (396), de Suisse (160) ou d'autres pays européens. Un tiers avait été saisi en Allemagne et 22 % provenaient des fabrications françaises. Cet effort se poursuivit l'année suivante, avec l'accroissement des saisies en Allemagne et en Autriche (5469

23. SHAAZ11611. 24. Assemblée consultative provisoire, discours de Charles Tillon devant la commission de la Défense

nationale, 6 décembre 1944, 10 heures, p. 13. 25. SHAA E2079 et Z 1 1610 dossier 11. 26. SHAA Z 11610 dossiers 12 et 15.

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machines en tout et 119 tonnes de petit outillage, pour une valeur estimée à 1,2 milliard de F) 27. Compte tenu du remplacement du matériel usé, ces achats et ces saisies permirent au parc de machines-outils de passer de 21037 unités à la Libération à 26 154 en 1946. Là encore, le potentiel industriel avait été reconstitué et même accru, si on le compare à la situation de 1940.

Troisième volet de la reconstitution du potentiel, la main ď œuvre connut elle aussi un accroissement spectaculaire. Entre la Libération et l'été 1945, les effectifs doublèrent, passant de 43560 en juillet 1944 à 92128 en septembre 1945 28. Cet accroissement était essentiellement dû à la réintégration d'ouvriers qui avaient travaillé dans cette industrie jusqu'à l'été 1944. L'objectif des 100000 emplois dans l'aviation était donc presque atteint fin 1945.

Un bouillonnement créatif Enfin, la recherche et le développement furent privilégiés. Charles Tillon se

proposait de faire développer parallèlement des recherches sur le radar, les avions à réaction, et «la mise en œuvre d'engins de bombardement télécommandés ou à trajectoire réglée»29. L'État dépensa largement dans l'aide à la recherche. Il créa le Centre d'essais en Vol en 1944 le centre d'expérimentation aériennes militaires en 1945 et l'Office national d'études et de recherches aéronautiques (ONERA) en mai 1945 II multiplia les organismes de coordination avec la création, le 28 août 1945 au sein du ministère de l'Air d'un Service scientifique et de recherches pour l'armée de l'Air et, un mois plus tard, celle d'un Comité directeur des Recherches techniques, rattaché à la DTI.

Les études réalisées, les prototypes mis au point, témoignent d'un bouillonnement créatif qui n'est pas sans trouvailles ni sans ingéniosité. Tirant parti des études et des projets d'armes nouvelles réalisés par les savants allemands à la fin de la guerre, tous les bureaux d'études et l'Arsenal relevèrent le défi de la course à la réaction 30. Près de cent avions différents furent étudiés. En octobre 1947, les ingénieurs travaillaient sur 18 types d'avions de combat, dont l'Arsenal VB-10, le SO 6000 «Triton», le chasseur mono-réacteur SNCASO S06020 «Espadon», le bombardier bi-réacteur NC-271, l'avion d'attaque au sol à réaction SNCASE SE 2400 etc. 19 types d'avions de transport étaient en même temps mis à l'étude, avec 34 types d'avions école et 3 types d'hydravions. Les aéronefs du futur n'étaient pas oubliés avec 11 types d'hélicoptères étudiés et 11 types d'avions expérimentaux dont le stato- réacteur Leduc 010, le SNCAC NC 3021 et des appareils allemands récupérés

27. SHAA E2079; Heintz, op. cit., p. 62. 28. En comptant l'Arsenal et les ateliers industriels de l'Air. SHAA Zl 1610. 29. Charles Tillon, discours du 6 décembre 1944, op. cit., p. 15. 30. Olivier Huwart, Utilisation de matériels allemands par l'armée française, et apport de la technologie

allemande à l'industrie d'armement française, 1944-1954, mémoire de DEA sous la dir. de M. Levillain, Paris X, juin 1996, 161 p. et Gérard Bossuat, «Armement et relations franco-allemandes, 1945-1963», dans Histoire de l'armement en France, Colloque du CHEAR, 1914-1962, 19 novembre 1993, p. 147-206.

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dont le Messerschmitt Me-262 ou le Dornier Do-335 31. Cette capacité de produire en quelques années une multitude de prototypes témoigne d'une certaine vitalité de cette branche industrielle et du maintien de capacités de création.

Au total, en 1946, l'industrie aéronautique, relancée par une forte volonté politique et de puissants moyens financiers semblait avoir retrouvé et même dépassé son potentiel productif d'avant-guerre. Mais cette reconstitution répondait-elle vraiment à un besoin dans cette France qui avait alors bien du mal à renaître de ses cendres ?

Une reconstruction inutile ?

Avec la reconstitution du potentiel industriel, la production reprit : en 1945, 919 avions et 1357 moteurs sortirent des usines françaises, en 1946, 1418 avions et 3272 moteurs32. Cependant, le choix de remettre en route les chaînes allemandes et la volonté de reprendre la fabrication d'avions de série d'avant-guerre montra très vite ses limites. Non seulement l'industrie n'arrivait pas à suivre le rythme de production imposé par le plan, mais les appareils juste sortis des usines étaient obsolètes et dangereux.

Renouvelant les défauts déjà mis en lumière au procès de Riom, l'industrie aéronautique française livrait ses avions en retard et mal finis. Sur 6211 avions prévus au 31 décembre 1945, seulement un millier avait été produit à cette date. Et les avions livrés, tout comme en 1939 ou 1940, étaient souvent démunis d'équipements et donc inaptes au vol. Plus grave encore, les appareils souffraient de défauts de construction, intégraient des pièces mal usinées et étaient équipés de moteurs inadaptés aux cellules. Une note d'état major d'octobre 1947 dresse une très longue liste des difficultés rencontrées avec les nouvelles séries d'avions. Le Morane 500 «Criquet» avait été équipé d'un moteur Salmson trop lourd, ce qui entraînait une détérioration rapide de la voilure. Le Siebel 204, rebaptisé NC 701, choisi pour être l'avion d'entraînement de l'armée de l'Air, présentait des défauts d'instruments tels que tout vol dans les nuages, de nuit, ou par mauvais temps fut interdit en juillet 1946, ce qui limitait sérieusement la formation au vol des jeunes élèves pilotes. D'ailleurs, le taux d'accidents aériens mortels fut très important dans l'armée de l'Air à cette époque. Des difficultés identiques marquèrent la sortie des nouveaux moteurs. Tous les avions Bloch d'Air France équipés de moteurs Gnome et Rhône GN 14 durent être retirés du service pour raisons de sécurité. L'avion de transport Bloch 161 ne pouvait dépasser 4 heures de vol par jour alors que son concurrent américain, le Douglas DC 4, en service depuis 1942 était utilisé à près de 11 heures par jour pendant plusieurs mois. Il faut ajouter que le coût du Bloch 161 était plusieurs fois supérieur à celui du DC 4, surtout à partir de la fin des hostilités, lorsque les Américains commencèrent à brader une partie de leur flotte de transport. Même les vieux avions, comme le Caudron C449 Goéland, conçu et

31. SHAAG136. 32. SHAA Zl 1610 dossier 1 1 .

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réalisé en 1935-1936, simple et robuste avant la guerre, semble, en 1946 avoir perdu la plupart de ses qualités, puisque sa charge utile a été réduite de 250 kg et que «les compagnies privées qui l'emploient se plaignent de la brève durée de ses moteurs, de fréquentes pannes de train d'atterrissage et de nombreuses pannes d'équipement»33.

En 1946, il est certes un peu tôt pour tirer des conclusions sur l'ambitieuse politique de recherche et de développement de prototypes. Un élément positif semblait acquis, dès le 11 novembre 1946, avec le premier vol de l'avion à réaction français, réalisé sous la direction de l'ingénieur Lucien Servanty, le SO 6000 Triton. Cependant, cette avancée remarquable et remarquée ne devait guère avoir de suites. Le Triton, un biplace d'entraînement, ne dépassa pas le stade de prototype expérimental. La suite ne fut guère plus glorieuse : de grands espoirs reposaient sur le chasseur lourd à réaction, SO 6020 Espadon car l'armée de l'Air souhaitait en équiper son aviation de chasse, cependant des problèmes techniques, liés pour l'essentiel à l'adaptation du réacteur, conduisirent à l'abandon de ce programme, échec d'autant plus douloureux que l'armée de l'Air avait fondé tous ses plans d'accroissement et de rénovation des années 1946-1947 sur l'entrée en service de cet appareil. D'autres échecs, dans les années 1947-1949, mirent en lumière l'incapacité de la recherche aéronautique française à produire dans un court délai des avions de combat opérationnels. Le biréacteur de bombardement SO 4000 mis au point par l'ingénieur Parot, le chasseur lourd Sud-Est SE 2410 «Grognard» dessiné par l'ingénieur Sartre, le torpilleur Nord 15000 Noréclair, le NC 1070 ou le SO 8000 Narval qui devaient équiper l'aéronavale, durent être, les uns après les autres, abandonnés à la suite des premiers essais 34. Même bilan affligeant en ce qui concerne les avions de transport, qui présentaient pourtant moins de difficultés techniques. Ainsi le NC 211 Cormoran, commandé en série par l'armée de l'Air avant les essais en vol, s'écrasa lors de son premier vol, le 20 juillet 1948, tuant cinq membres de son équipage.

Le bilan de la production aéronautique peut sembler bien pauvre, trois ans après la Libération. Certains commentateurs ne se sont pas privés d'en tirer des conclusions politiques, stigmatisant en particulier la gestion communiste et la politique de la priorité à l'emploi. Il est certain que ces facteurs ne sont pas à négliger35. Cependant, il ne faut pas oublier qu'une partie des difficultés de cette industrie vient aussi du retour à la paix et de la brutale réduction des dépenses d'armement en 1946. Avec la fin de la guerre, les crédits furent brutalement ramenés en 1946 à moins de 50 % de ce qui avait été prévu 36. La réduction des commandes, jointe à la disparition des activités de réparation

33. Note sur l'industrie aéronautique nationale après la Libération, octobre 1947, SHAA G 136. 34. Dubreil, op. cit., p. 36. 35. Rapport Pellenc, op. cit. 36. Robert Frank, «Les crédits militaires, contraintes budgétaires et choix politiques, mai 1945-avril

1946», dans De Gaulle et la Nation face aux problèmes de Défense, Colloque IHTP Institut Charles de Gaulle, 21 et 22 octobre 1982, Paris, Pion, 1983, p. 173-185.

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sous-traitées par l'aviation alliée tant que durait la guerre, plongea les sociétés nationales dans de grandes difficultés. Pour couronner le tout, les atermoiements de l'état-major de l'armée de l'Air, impuissant à définir clairement quels seraient ses besoins à moyenne ou longue échéance, interdisaient la concentration des énergies sur un nombre limité d'appareils de combat37.

Pour éviter des licenciements, il fallut improviser une reconversion industrielle. Près de 8,5 milliards de F de commandes extra-aéronautiques furent passées aux nationales en 1947. Ces sociétés se lancèrent donc dans des productions civiles diverses, bicyclettes, tracteurs, réfrigérateurs, glacières, chalutiers, cuisinières électriques, trolleybus, bidons de lait 38. Cette nouvelle politique n'empêchait pas un sous-emploi de la main ď œuvre puisqu'il restait, en 1947, 4,6 millions heures de travail inutilisées. Elle avait cependant l'avantage de faire participer plus directement la masse des ouvriers de l'aéronautique à la reconstruction nationale. La SNCASE se lança ainsi dans la fabrication de baraques pour réfugiés, de cuisines roulantes, de lits métalliques ou de containers de déménagement pour le compte des ministères de la Reconstruction et de l'Urbanisme39. Cependant cette reconversion ne pouvait être une solution durable. On retrouvait avec les nouveaux produits la mauvaise qualité générale et l'inadaptation au marché qui avaient été reprochés à la production d'avions. Ainsi l'Atelier industriel de l'Air de Clermont-Ferrand avait fabriqué 90000 bidons de lait mais n'arrivait pas à les vendre...40

Malgré la reconversion, le secteur aéronautique se retrouvait au bord de la faillite à la fin de l'année 1946. Les Nationales déclaraient un bilan financier désastreux, et les enquêtes mettaient en relief de multiples dysfonctionnements internes, absentéisme, défaut d'encadrement, de formation, salaires et primes trop élevés qui étaient responsables d'une faiblesse généralisée de la productivité. Avec le départ des ministres communistes du gouvernement, l'heure des comptes avait sonné. Des rapports officiels prenaient acte de l'incurie des firmes publiques et réclamaient plus ou moins ouvertement leur liquidation41. En 1947, il devenait clair que cette industrie n'avait pas répondu aux objectifs fixés dans l'euphorie de la Libération. La quasi-faillite des Nationales et l'émergence des firmes privées donnaient des arguments de poids aux adversaires du tout à l'État. Les thuriféraires de l'indépendance nationale subissaient, avec l'achat du Vampire britannique, la pire des humiliations. Quant au chiffre des 100000 emplois dans l'aviation, jamais atteint, même en 1946, il n'avait pas résisté à la compression des commandes. En 1947, il n'y avait plus que 71800 personnes dans l'aviation, chiffre abaissé à 57000 en 1948 42.

37. Dubreil, op. cit., p. 34. 38. Rapport Pellenc, op. cit., p. 102-107. 39. Emmanuel Chadeau, Histoire de l 'Industrie aéronautique, op. cit, p. 390. 40. Conférence des directeurs de l'AIA du 20 juin 1947, SHAA Z11615. 41. Rapport Pellenc, rapport Bonté, rapport Robert Schumann, voir Emmanuel Chadeau, Histoire de

l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 392-394. 42. Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 441.

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Devait-on dès lors considérer que les milliards dépensés dans la reconstruction du secteur aéronautique avaient été dépensés en pure perte ?

Pourquoi les objectifs fixés à la Libération n'ont pas été atteints? Étaient- ils trop ambitieux? L'affaiblissement de l'industrie avait-il été sous-évalué? Bien des lignes ont été écrites pour tenter d'expliquer l'échec de la relance dans l'industrie aéronautique française. Le débat n'est toujours pas clos, car on ne peut incriminer une seule cause, mais bien un faisceau de circonstances qui semblent avoir pour point commun un déphasage généralisé par rapport à la réalité sociale, économique et technique de l'époque.

La plupart des commentateurs et des historiens constatent que le retard technique de la France avait été mal évalué. C'est là certainement l'un des point clefs qui expliquent l'échec français. Comme Vichy avait mené à bien une politique de sauvegarde du potentiel grâce aux commandes allemandes, les dirigeants de l'aéronautique française croyaient à tort que leur industrie avait survécu et qu'il suffirait de reconstruire des bâtiments, d'acheter des machines et de payer la main-d'œuvre pour retrouver le savoir-faire d'avant- guerre. Or les principaux dommages de la guerre ne provenaient pas des bombardements mais de la reconversion industrielle réalisée par les Allemands qui avaient spécialisé l'industrie française dans des tâches à faible technicité, la rendant totalement dépendante de l'apport d'Outre-Rhin. Il est certain que, sur ce plan, le diagnostic a été mal posé à la Libération : cette perte de substance n'apparaissait dans aucune statistique et les ruines n'étaient pas là où on les voyait. Les chiffres donnaient l'illusion d'un potentiel aéronautique encore presque intact et laissaient croire que la reconstruction d'une industrie nationale indépendante serait chose aisée. De cette erreur de base découlent toutes les autres.

L'illusion d'une reconstruction indépendante et précoce de l'industrie aéronautique provient aussi d'une mauvaise compréhension des interactions au sein de l'économie nationale. Dans une France détruite pouvait-on relancer une industrie sans tenir compte de toutes les autres activités ? Ainsi, les retards et la mauvaise qualité de la production sont souvent causés par les difficultés d'approvisionnement. Comme toutes les activités, l'industrie aéronautique a subi les problèmes liés à la destruction des infrastructures de transport et aux difficultés de communication. C'est d'ailleurs pour cette raison que la décentralisation fut presque inexistante. Les matières premières demandées, bois, métaux, alliages, peinture, n'étaient jamais allouées dans leur totalité. La qualité des pièces de métallurgie était médiocre, et souvent, les ateliers durent adopter des solutions de rechange pour la fabrication des pièces qui, de ce fait, ne répondaient plus au cahier des charges43. L'énergie manquait. Faute de charbon, les ateliers ne furent pas chauffés durant les rudes hivers de 1944- 1945 et 1945-1946. L'électricité indispensable au fonctionnement des machines n'était distribuée qu'au compte goutte. Les coupures avaient lieu

43. Réunion des présidents des sociétés nationales, 13 octobre 1945, SHA Z 1 1611.

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sans préavis et entraînaient d'importants arrêts de travail. Ce n'est qu'à la fin de l'année 1945 que la SNECMA put se faire garantir trois jours consécutifs sans coupure dans la semaine. À la fin de l'année 1947, les ateliers étaient encore astreints à n'utiliser l'énergie électrique que quatre jours par semaine, toute utilisation supplémentaire étant l'objet de dérogation spéciale. Enfin la main-d'œuvre, soumise au travail forcé pendant plusieurs années, en France ou en Allemagne, pouvait-elle vraiment être efficace? En dépit des slogans stakhanovistes alors diffusés dans les usines 44, les rendements étaient mauvais, l'absentéisme fort. Il ne faut pas perdre de vue que la population française se trouvait alors dans un état de malnutrition chronique et que la recherche de ravitaillement occupait souvent l'essentiel des énergies.

Mais les choix volontaristes de la Libération n'étaient pas seulement trop ambitieux compte tenu de l'état de l'économie nationale ils l'étaient surtout déphasés par rapport à l'économie mondiale. Nous avons vu que les usines françaises produisaient à grands frais du matériel inefficace alors que le marché mondial regorgeait d'appareils robustes et bon marché qui avaient fait leurs preuves pendant les années de guerre. Envoyé aux États-Unis pendant l'été 1945, l'ingénieur Ziegler avait bien diagnostiqué le problème et préconisait de fonder la reconstruction aéronautique sur l'achat d'avions et de moteurs américains sous licence. Ce choix économique réaliste n'était cependant pas compatible avec les orientations politiques de la France : le 6 juin 1945, à la suite de l'entrée des troupes françaises dans le Val d'Aoste le président des États-Unis Harry Trumann avait prononcé l'embargo sur les livraisons d'armement aux forces armées françaises. Il est certain que le général de Gaulle, obnubilé par la grandeur de la France, ne pouvait accepter une dépendance envers les Etats-Unis dans un secteur aussi sensible que l'industrie aéronautique.

Il faut bien noter pourtant que, dans ce domaine, le réalisme l'emporta sur les principes. Bien sûr, la France était fortement handicapée par sa situation financière qui lui interdisait des achats massifs à l'étranger. Mais elle tira le plus grand parti du crédit qui lui était ouvert en Grande-Bretagne à la suite des accords Hartemann Dickson45 et utilisa au maximum l'apport allemand en récupérant techniciens, savants et plans de matériels nouveaux. On peut considérer qu'une grande part du renouveau aéronautique français des années 1950 et 1960 est dû à ces transferts de technologie, pourtant réalisés à une époque où la France revendiquait une autarcie industrielle dans ce domaine.

44. Voir en particulier le document reproduit dans Emmanuel Chadeau, Histoire de l'Industrie aéronautique, op. cit., p. 496, «Aviation nationale, aviation sociale», Amiot action syndicale, 25 octobre 1944.

45. Accords signés le 26 septembre 1946 faisant suite à un arrangement du 27 mars 1945, par lequel la Grande-Bretagne s'engageait à livrer à la France du matériel de guerre pour un montant de 45 millions de £ en compensation des commandes aéronautiques françaises aux États-Unis récupérées par les Anglais en 1940. Voir à ce sujet Façon Patrick, «L'armée de l'Air et le Traité de Bruxelles, 1947-1948», Revue Historique des Armées, 3/1982, p. 91.

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La reconstruction de l'industrie aéronautique est-elle une reconstruction ratée? Un contre-exemple tranchant avec toutes les réussites du relèvement spectaculaire de l'Europe? Il est certain que le bilan à court terme n'est pas glorieux. En deux mots, on a reconstruit l'industrie sans relancer la production. Pourquoi? Mauvais diagnostic à la Libération, plans de production irréalistes, poids des contraintes d'une économie dévastée et charge d'une politique de grandeur difficile à assumer, telles semblent être les principales raisons de l'échec de l'industrie aéronautique de l'après-guerre. Pourtant, en sauvegardant l'outil, on a sans doute préservé les conditions d'une reprise de ce secteur dans le futur. Bien sûr les investissements réalisés alors semblent l'avoir été en pure perte, et ce gaspillage de temps de travail, de matériaux, d'argent dans une France démunie de tout, peut paraître aberrant, voire scandaleux. Mais on peut se poser la question : sans ce «gaspillage» aurait-on encore aujourd'hui une industrie aéronautique ?

Service Historique de l'Armée de l'Air - Division Recherches

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