Dynamique du jeu de l'élite - l'élite traditionnelle syrienne
La proto-structure spatialisante et dynamique: la solution patočkienne au problème de l’espace...
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La proto-structure spatialisante et dynamique : la
solution patočkienne au problème de l’espace
Dragoş DUICU
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
The present study first resumes then analyses Patočka’s
phenomenological treatment of the concept of space and of
personal spatiality. Patočka’s solution (the pronominal proto-
structure of interpellation) is then utilized to asses
Heidegger’s position in the matter, after a brief evaluation of
the general tendencies of Heidegger’s approach to the concept of
space. Patočka’s phenomenological advancements in regards to his
teacher’s developments are measured first through a comparison of
their respective concepts of « Earth », and finally, through an
evaluation of the reasons of the impossibility (acknowledged,
later on, as such by Heidegger himself) of the Heideggerian
attempt, in Sein und Zeit, to reduce spatiality to temporality.
Keywords:
“Patočka”, “Heidegger”, “Space”, “Pronominal Proto-structure
of Spatiality”, “Earth”.
Le traitement phénoménologique de l’espace proposé par
Patočka revient à une tentative de l’étudier non comme un ordre
structurel, mais comme réalisation d’un ordre, comme spatialisation,
comme entrée dans l’espace. Le sens de cette proto-spatialisation
est élucidé, dans plusieurs textes datant principalement des
années 60, en tant que proto-structure d’interpellation, en tant
que relation fondamentale je – tu – ça.
Mais l’espace personnel est un phénomène d’orientation qui
se déploie comme un bâtir et qui requiert aussi un repère : la
terre. Le destin de cette référence dans l’œuvre phénoménologique
de Patočka requiert cependant de marquer en même temps les
différences par rapport au rôle que la terre joue chez Heidegger.
C’est ce concept de terre comme visage de la physis qui nous
permettra de reconnaître un Patočka plus aristotélisant que
Heidegger, et de donner un tableau complet de l’espace comme
moment de la rencontre du mouvement subjectif spatialisant et du
mouvement de l’apparaître qui dépose comme sédiment l’espace-
temps de l’individuation des étants.
La confrontation avec Heidegger exige cependant d’analyser
les motifs qui ont poussé ce dernier à récuser ultérieurement sa
propre tentative de réduction de la spatialité à la temporalité
dans Sein und Zeit. La perspective patočkienne apporte pour sa part
une solution solide et originale à ce problème légué par
Heidegger et permet, non seulement de résoudre le problème
heideggérien, mais aussi d’élucider les motifs de la tentative de
réduction elle-même.
1. Présentation de la proto-structure spatialisante
L’exposé historique préliminaire que propose Patočka au
début des années 60 dans le texte intitulé « L’espace et sa
problématique » aboutit à la conclusion suivante : « l’espace
devra donc être compris, non pas comme ordre fixe et achevé, mais
comme ordination. L’accent est déplacé : l’espace n’est plus
simplement une géométrie réalisée, mais une géométrie
réalisée »1. Remarquons tout de suite la dynamisation du problème
de l’espace amorcée ici : l’espace n’est plus une structure
statique, mais un mouvement de spatialisation ou, plutôt, le
terme fluctuant de ce mouvement.
Trois conséquences s’ensuivent immédiatement. D’abord, la
relation originaire qui fonde l’espace n’est pas une relation
géométrique, ni un rapport dans lequel le sujet se trouve
intégré, mais « le se-rapporter qu’il est »2 lui-même. L’espace
réalisé est un espace ordinans plutôt qu’ordinatum : il est une
entrée dans l’espace. Deuxièmement, « le dedans originaire et
primordial n’est pas le dans ou à l’intérieur de géométrique », mais
« il est tout ensemble et dans une mesure égale dans et hors »3.
Le hors, qui nomme l’extériorité, la qualité irréductible
d’extension comprise dans le concept d’espace, n’est pourtant pas
un emplacement du sujet « devant le monde, en face d’une
1 QQP : 46.2 QQP : 48.3 QQP : 46.
perspective et devant elle »4, comme l’écrit Patočka à propos des
avatars du subjectivisme moderne. Il est plutôt l’irréductible
distance entre l’ordonnancement de l’espace et son résultat,
l’ordre ; il est « la mise à part sans laquelle ni l’articulation
générale, ni, partant, l’intégration de soi dans le tout articulé
ne serait possible »5. D’où la troisième conséquence : la
relation spatialisante est décrite comme celle « à travers
laquelle le sujet se met à part de la totalité des autres êtres
pour s’y intégrer à nouveau »6. Le mouvement de spatialisation,
caractérisé par la suite comme bâtir, est une intégration dans la
totalité, l’obtention d’un « chez soi », d’un « dedans
originaire » qui présuppose au préalable une expulsion du sein de
la totalité7. C’est cette expulsion qui peut être envisagée comme
la cause motrice de la réintégration dans la totalité qu’est la
spatialisation.
Le dedans originaire ne comporte donc pas une localisation
précise, géométrique et univoque, de l’étant que nous sommes par
rapport aux autres étants, mais est plutôt une « immixtion dans
les choses », il est donc le « dans le monde », si le monde est4 QQP : 51.5 QQP : 46.6 QQP : 46.7 MNMEH : 175 : « L’homme est, parce qu’il y a une dissolution au sein même dela totalité de l'être absolu, dissolution qui peut être formulée commel’expulsion de la partie hors du tout et l’aspiration de la partie às’approprier ce même tout, aspiration vaine et perverse, puisqu’elle ne peutaboutir à une subordination nouvelle, à une réconciliation, à une intégrationnouvelle ». Renaud Barbaras relève cette sentence comme le dernier mot que laphénoménologie a à dire à propos de l’individuation de l’homme (unecaractérisation supplémentaire nous placerait déjà dans une philosophiephénoménologique). Voir, par exemple, Barbaras 2011 : 283-294. Voir aussiBarbaras 2007 : 107.
conçu comme « schéma général de tout ce qui [...] peut nous
interpeller »8. Le dedans originaire est aussi, bien que
« constamment présent », toujours en mouvement : la forme ou
configuration du dedans originaire se conserve toujours, il y a
toujours un centre et une périphérie, le centre étant le domaine
de la proximité, et la périphérie, l’horizon à partir duquel se
déploie le mouvement d’émergence et vers lequel se dirige celui
du déclin. Ni le centre, ni la périphérie ne sont (encore) des
structures géométriques, mais le centre est un « je, un être
vivant »9, et la périphérie vit elle-aussi (nous le verrons par
la suite) de la vie – genesis et phtôra – de la physis.
C’est ici qu’intervient le geste radical de Patočka : «
le centre comporte deux personnes : celle qui est interpellée et
celle qui interpelle, le je et le tu »10. Le je n’est donc pas un
centre géométrique, qui assignerait par la suite la place des
autres étants, ou un centre d’assignation : il est au contraire
un centre d’interpellation, « celui qui, interpellé, répond, non
pas celui qui émet l’appel et se manifeste »11. Le je est donc,
pour ainsi dire, un centre assigné, et non pas assignant. La
centration, l’obtention d’un centre, que Patočka nomme
enracinement en se référant explicitement à Merleau-Ponty, est
attestée phénoménologiquement par l’appareil d’orientation du je,
8 QQP : 47.9 QQP : 48.10 QQP : 48.11 QQP : 49.
qui sert « non pas à déterminer le lieu des autres choses, mais à
se situer soi-même »12.
Dans le centre ainsi composé, image de la proximité, c’est
seulement le tu qui est donné (« objectivement », dit Patočka).
Ainsi, originairement, « le je est simplement co-donné, comme ce à
quoi le tu est donné »13. C’est le tu (signifiant ici toute
individuation nous interpellant directement) qui est la
véritable proximité, c’est son appel qui est proche, car le je ne
peut se gagner que par un détour, par une localisation en
fonction du tu. Le je est « essentiellement indéfini, caché à ses
propres yeux », il n’est jamais proche de soi-même, mais doit
s’acheminer vers soi-même à travers ce qui l’interpelle.
L’interpellation est l’émergence d’un appel, l’« institution
d’une proximité », mais ne se fait que sur fond d’une distance, à
partir d’un éloignement, d’un pas-encore proche, d’une
indifférence au sein de laquelle surgit le tu. Cet éloignement
est figuré dans la proto-structure par le ça14 :
[...] la proto-structure je – tu – ça est un caractère originaire de
tout “dedans”, ce qui nous est toujours déjà familier dans le
déroulement de toute expérience, quelle qu’elle soit : la forme
primordiale de toute expérience15.
Ce qui veut dire, bien sûr, que les pronoms personnels utilisés
ici ne sont pas quelque chose de dérivé ou des généralisations de
12 QQP : 49.13 QQP : 49.14 Cf. QQP : 51.15 QQP : 51.
noms, mais bien la condition de possibilité et la structure de
toute rencontre avec les choses16.
Mais quelles sont les règles du jeu pronominal ? Si le tu
émerge du royaume du ça pour nous accoster (au double sens
d’interpellation et d’ancrage) en nous donnant une proximité,
cette proximité est fluctuante, car d’autres tu viennent toujours
nous interpeller, en nous attirant ou en nous repoussant, pour
sombrer à nouveau dans le ça de par leur remplacement par encore
d’autres tu. Il y a donc « passage et échange entre le tu et le
ça ». Mais le centre indéfini qu’est le je est séparé à jamais du
tu proche. Aucun tu ne peut prendre la place d’un je véritable. Il
y a donc une « disparité fondamentale »17 au sein de la proto-
structure, et c’est cette disparité qui occasionne, selon
Patočka, tous les avatars du subjectivisme. Au contraire, le
garant du fait que la proto-structure nous place dans un dedans
véritable réside dans la possibilité d’une « interchangeabilité
de principe ». Si « je ne peux pas passer du je au tu [...], le
passage est possible en sens inverse »18. D’abord, le je doit
s’accepter du dehors comme un autre, soit comme un ça présent
continuellement, même s’il ne se manifeste pas (nous sommes tenté
de traduire : comme corps parmi les corps), soit « comme un tu
qui se signale souvent de façon fort pénible »19. (Patočka pense
sans doute ici non seulement à l’effort qui signale la première16 « La loi du pronom personnel est la loi primordiale de l’expérience quiapparaît ainsi comme interpellation ; l’interpellation n’est pas une simplemétaphore, mais l’essence même de l’expérience » (QQP : 51). 17 QQP : 51.18 QQP : 52.19 QQP : 52.
proximité du je qu’est sa chair, mais aussi à l’appel à la
responsabilité que le je peut s’adresser – comme un tu – à soi-
même.) Mais aussi, la forme pronominale de « tu » peut envahir le
je dans la rencontre (chronologiquement première) avec certains tu
privilégiés qui sont en fait compris comme des je dont « je »
suis le « tu » (les figures parentales d’abord, mais pas
seulement).
À ce schéma, devenu de la sorte quasi-symétrique, s’ajoute
une autre figure : le nous. Le rapport entre le je et le tu est un
rapport « d’attirance ou de répulsion ». Aussi, « l’opposition
proximité – éloignement [...] a une signification qui dépasse les
bornes du sensible »20, car la proximité originaire, fondée dans
le dedans originaire, peut se manifester là où il n’y a pas de
proximité sensible, en dépit de la distance (pour quelque chose
de désiré), ou malgré les efforts de distanciation (dans le cas
d’un répulsif qui nous hante). Il s’ensuit que le rapport entre
le je et le tu occasionne ce rapprochement particulier – qui n’est
pas simplement (ni originairement) sensible – qu’est le nous.
Mais « le nous n’est pas simplement le pluriel du je », car ce qui
est gardé dans cette forme de rapprochement ne consiste pas
seulement dans des tu privilégiés (pour lesquels le je est un tu),
ni dans des tu interpellants actuels (sensibles), mais aussi dans
des anciens tu qui ne sont plus présents ou qui sont présents
seulement comme manque. Donc le rapprochement contient aussi une
certaine partie relevant du domaine du ça, notamment les traces
20 QQP : 52.
des tu désirés, qui s’amalgament dans le décor proche et
accueillant du je. Ainsi, comme dans le cas des objets qui nous
sont chers (comme la patrie ou la communauté domestique – autres
exemples de Patočka), mais qui ne nous interpellent pas toujours
directement, c’est « l’association entre le je et le ça qui
signifie [...] l’accord, l’harmonie [qui] est un nous ». Mais
l’association ne s’arrête pas là, car « il est clair que le nous
implique d’autre part un vous complémentaire représentant tout le
reste du domaine du ça »21.
Résumons ces premiers résultats. Le je, principiellement
indéfini, n’est fixé que par l’interpellation d’un tu qui se
détache du domaine immaîtrisable du ça périphérique, pour y
sombrer à nouveau en étant remplacé par d’autres tu.
L’interpellation qui régit l’expérience en tant que sa loi
fondamentale se décline sous la forme d’une attirance ou d’une
répulsion, dans la possibilité d’un nous ou d’un vous. Le je,
expulsé par la totalité, tente de s’y réintégrer, se plaçant dans
ce qui se dispose autour de lui comme nous attirant, accueillant.
Celui-ci (le nous) est peuplé tout autant de tu privilégiés que de
ça privilégiés (des traces d’une proximité désirée). La proto-
structure de spatialisation décrit donc, dans le jeu pronominal
originaire je – tu – ça, la fixation, l’emplacement dans une
proximité. Néanmoins, cette proximité, ce centre bâti contre
l’assaut de la périphérie, ne supplée que partiellement et d’une
21 QQP : 54.
façon finie à la distance infranchissable entre le je et le tu.
C’est pourquoi Patočka peut écrire :
Dans le rapport du je et du tu prend en revanche place tout le vide du
cœur22, qui n’est pas orienté seulement vers les singularités, mais
vers la totalité, vers le supraindividuel, vers le contenu omni-
englobant. Entre le je et le tu, il y a un vide qui rien ne pourra
combler – un vide indispensable à l’actionnement et au jeu de ce
rapport originaire23.
L’interpellation originaire qui localise le je par un tu constitue
donc le fondement du « dedans originaire » dans lequel se jouent
les drames du passage du ça au tu et inversement, comme du
passage du je dans un nous accueillant qui s’oppose au vous hostile
et périphérique.
2. De l’architecture des champs sensoriels au bâtir
22 Patočka rencontre cette belle expression (à résonance pascalienne etaugustinienne) chez Scheler. Dans Die Stellung des Menschen im Kosmos de 1928, onpeut en effet lire : « Nous appelons “vide” primitivement la part de nosattentes et de nos désirs qui n’est pas comblée. Ainsi le premier “vide” est-il pour ainsi dire le vide de notre cœur. Que nos tendances soient toujours plusinsatisfaites que comblées, cela explique le fait d’abord étrange que dansl’intuition naturelle du monde l’espace et le temps apparaissent à l’hommecomme des formes vides, qui précèdent toutes choses » (Scheler 1951 : 61).Néanmoins, la limitation de la portée que Scheler est prêt à accorder à cettedescription transparaît aussitôt : « Ainsi est-ce le vide de son propre cœurque l’homme, sans qu’il s’en doute, considère comme un “vide infini” del’espace et du temps, comme si cette vacuité pouvait subsister indépendammentde l’existence des choses ! C’est seulement très tard que la science corrigecette énorme illusion de la vision naturelle du monde, en enseignant quel’espace et le temps ne sont que des ordres, que des possibilités de positionet de succession des choses, et n’ont pas d’existence en dehors etindépendamment d’elles » (Scheler 1951 : 62). 23 QQP : 56.
L’analyse des champs sensoriels peut témoigner déjà de la
manière dont cette proto-structure je – tu – ça y est à l’œuvre,
précisément en tant que fondement de leur fonctionnement. Ainsi,
la rencontre fondamentale entre le tu le je est donnée dans la
sphère kinesthético-tactile, elle-même fondamentale et
irréductible (aucune expérience n’est envisageable sans au moins
des rudiments kinesthético-tactiles, de même que l’absence de la
première interpellation annulera le déploiement de l’espace
personnel). Mais l’impossibilité de la synthèse d’une totalité
dans le tâtonnement tactile appelle la synthèse visuelle qui,
elle, nous donne en présence aussi bien le ça comme périphérie
que le nous comme possibilité de totalisation. En plus, la
dynamique des champs sensoriels est une attestation de la
tendance d’intégration dans la totalité qui définit le mouvement
que nous sommes : la correspondance des sphères tactile et
visuelle représente le besoin que nous avons d’associer le je au
nous, d’apprivoiser toujours le ça dans un tu amical qui entrerait
dans un nous, dans un chez soi accueillant. Autant dire que
l’agencement des champs sensoriels atteste aussi bien les termes
de la proto-structure que sa règle de déploiement : le bâtir.
Inversement, le bâtir et la proto-structure spatialisante
apparaissent comme principes d’ordonnancement des champs
sensoriels, ce qui permet à Patočka de boucler le cercle de ses
analyses et de montrer que la tendance d’objectivation des champs
sensoriels, qui peut donner place à la géométrisation, n’est rien
d’autre qu’une possibilité du bâtir comme enracinement primordial
dans un dedans24.
C’est en effet le bâtir qui, à lui seul, en tant que motivé
par le besoin d’une réintégration dans le dedans de la totalité,
permet d’établir « les proto-relations objectives : à côté de,
entre, à l’intérieur de »25. L’agencement des champs sensoriels
se déploie donc lui-même comme un bâtir26 car le phénomène
d’orientation décrit par la proto-structure je – tu – ça est un
phénomène d’enracinement, qui part du je à l’appel du tu, en tant
que kinesthético-tactilité, et dont la progression indéfinie est
clôturée par le champ visuel qui assigne, depuis le ça, une
limite encadrante (bien qu’elle même infinie) au mouvement
d’orientation. L’espace kinesthético-tactile est l’espace
terrestre27 qui forme, avec l’espace céleste qu’est l’espace
visuel, dans leur correspondance fonctionnelle, « la première
architecture » 28.
24 Cette conception résonne remarquablement avec certaines descriptions à peuprès contemporaines de Levinas. Voir par exemple Totalité et infini (Levinas 1974 :130), où nous pouvons lire : « Le mouvement par lequel un être bâtit son chezsoi, s’ouvre et s’assure l’intériorité, se constitue dans un mouvement parlequel l’être séparé se recueille. La naissance latente du monde se produit àpartir de la demeure ». 25 QQP : 63.26 « La correspondance du tactile et du visuel – expression de la tendance àbâtir qui s’enracine dans l'espace personnel, dans le désir de se rapprocher,de s’incorporer dans un district amicalement ouvert de l’étant, d’associer leje au nous qui lui dispense appui, chaleur et concentration intime – constituela première architecture » (QQP : 63).27 « L’espace kinesthético-tactile est dans son fond l’espace d’appui – laterre qui nous porte » (QQP : 62).28 « L’espace visuel, même limité par l’habitation, est toujours, au fond,l’espace céleste » (QQP : 62).
Cette impulsion de bâtir est strictement identique au
phénomène de l’interpellation. Patočka écrit : « l’acte
d’interpeller apparaît à la fois comme acte de bâtir »29. Le
participe présent utilisé en tchèque nous semble renvoyer aux
deux sens, actif et passif, du verbe. L’interpellation qui part
du tu vers le je le « construit », lui assigne une place comme
destinataire de l’interpellation. Mais aussi, l’avancée du je
dans l’interpellation (vers le tu et en conversation avec le tu,
donc, en lançant des interpellations à son tour) déploie les
champs sensoriels dans une première architecture de l’être-dans.
Est-ce dire qu’il y a deux bâtirs : un originel, qui bâtit le je,
et un deuxième, l’avancée du je en tant qu’orientation, en tant
qu’architecture ? Ou bien, et telle nous semble être la réponse –
la seule autorisée par l’usage que Patočka fera du concept de
mouvement – le mouvement qui part du tu pour instituer le
destinataire de l’appel comme je fait exactement cela, c’est-à-
dire, lui assigne la place et le statut de mouvement d’avancée
vers la totalité qui l’appelle. Autrement dit, l’interpellation
par le tu – qui est ici le lieu-tenant du ça en tant que totalité
– fait du je un interpellé-interpellant, un positionnement (donc,
déjà un bâtir actif) et non une simple position qui devrait
ultérieurement s’infléchir dans un construire, dans un
élargissement volontaire. La réponse à l’appel de la totalité
serait ainsi déjà une démarche d’insertion dans cette totalité.29 QQP : 63. N’oublions pas, par ailleurs, que l’exemple donné par Aristotepour illustrer sa définition du mouvement est précisément l’action de bâtirune maison. Patočka reprend cet exemple même dans son cours de 1968-69 (BCLW :145).
Comme Patočka le dit lui-même, en décrivant la présence massive
du tu dans l’interpellation : « Cet autre occupe tout le devant de
la scène sur laquelle je n’apparais pas du tout pour moi-même, en
tant qu’interpellé (car je ne suis pas spectateur mais
acteur) »30. S’il y a donc un bâtir du je dans le phénomène
d’interpellation, le je est bâti comme mouvement d’insertion
(acteur) qui ne se préoccupe que de la totalité, du non-moi, du
tu.
C’est dans l’espace sacré que Patočka trouve un « premier
concept d’espace », pour autant qu’il n’incarne pas simplement
notre tendance naturelle de bâtir, mais également la nature de
norme de tout bâtir au sens propre. Toutes les villes
(construites autour de centres sacrés), les maisons, les temples,
toute l’architecture jusqu’à très récemment en témoigne toujours
et encore. La maison, avec son centre autour du feu, avec ses
emplacements privilégiés, avec les endroits normés pour
accueillir les images ou les récits du sacré31, n’est rien
d’autre qu’une image de l’univers d’orientation sacrée. Mais la
sacralité du foyer n’est pas, même de nos jours, un simple
vestige de la conception mythique, car elle « s’enracine, au même
titre que la conception sacrée, dans l’espace originairement
personnel [...], dans sa dialectique qui part du ça pour se
diriger à travers le couple tu – je vers un nous dans lequel il
30 QQP : 51.31 Notons que même dans la modernité sécularisée, les murs de la maison (selonles lois de la luminosité ou de la centralité, elles-mêmes des évocations d’unordre qui dépasse l’utilité) servent encore à l’exposition de l’exceptionnel :tableaux ou memorabilia.
trouve le repos »32. Cette assise est en dernière instance, nous
le verrons, la terre elle-même.
L’histoire des habitations, avec ses mutations, pourrait à
elle seule montrer que l’homme est « originellement et par toute
sa constitution l’être d’un chez-soi », c’est-à-dire, « au fond,
un être qui comporte une distance, une médiation, un détour »33. La
référence au mouvement contenue dans cette belle synthèse ne peut
pas nous échapper : l’être d’un chez-soi n’en est un que parce
que le chez-soi est ce qui lui manque. Toutes les fonctions de
rencontre incarnées dans l’appareil des champs sensoriels, tous
les mécanismes d’insertion par l’orientation ne font que suppléer
à ce manque ; ils aident donc l’être d’un chez-soi à acquérir
activement son chez-soi. Si la spatialisation est un bâtir qui se
débat contre la périphérie du ça pour apprivoiser les tu qui en
émergent dans un nous accueillant, le bâtir lui-même n’est rien
d’autre qu’un mouvement qui se débat pour réintégrer le mouvement
expulsant-attirant de la totalité. L’élucidation de ce mouvement
qui fixe dans un nous le je confronté au ça nous fait voir
clairement la différence entre la proto-spatialisation et ses
visages historiques, différence qui est en réalité une relation
de fondation. Ainsi, l’espace mythique qui est régi par la
transsubstantiation sacrée de la périphérie menaçante en centre
bienveillant, diffère de l’espace affectif (du proto-espace) en
ce que, dans celui-ci, « il suffit [...] que se déroule en son32 QQP : 66.33 QQP : 275. Voir aussi EH : 183 : « l’homme habite, à la différence de tousles autres animaux, parce qu’il n’est pas chez lui dans le monde, [parce n. n.]qu’il y est en débordement ».
sein le processus de transsubstantiation du ça en nous »34. C’est
ce processus de transsubstantiation (pas nécessairement sacrée)
du ça en nous qui est, en fait, notre mouvement le plus propre :
L’articulation du sacré et du profane est ainsi une continuation
naturelle de la même tendance à bâtir que nous avons vue à l’œuvre
dans plusieurs phénomènes ressortissant à l’espace personnel
(phénomènes de l’enracinement et de l’orientation, tendance vers
le nous), de la même architecture originaire qui régit également la
correspondance du kinesthético-tactile et du visuel, la
construction réelle de l’abri et de l’habitation, la création de
spatia affectionis personnels35.
3. La terre comme assise de la spatialisation
La référence patočkienne à la terre comme base sur laquelle
se déploie la spatialisation de la proto-structure est peu
élucidée dans « L’espace et sa problématique », mais elle
interviendra par la suite dans l’œuvre de Patočka, et ce à chaque
fois qu’il présentera sa célèbre doctrine des trois mouvements de
l’existence. Le sens de cette référence consiste, à nos yeux,
dans un renvoi à « l’ancienne physis restituée »36 dont la terre
(avec le ciel) n'est qu'un visage insigne, sédiment du mouvement
(physique) de l’apparaître.
La terre est en effet mobilisée par Patočka dès 1965, à une
époque quasi contemporaine de la publication de sa deuxième thèse34 QQP : 67.35 QQP : 68.36 MNMEH : 100.
d’habilitation sur Aristote (1964), à savoir comme « repère qui
n’est pas simplement le monde en général »37, repère solide du
mouvement qu’est notre vie. Husserl se trouve invoqué à cet
endroit pour autant qu’il a déjà38 souligné le caractère
indispensable de cet « appui universel »39. La terre est en même
temps le prototype de tout ce qu’il y a de massif, le « corps
universel ». Cette dernière expression, utilisée à nouveau en
1967 dans l'essai « Le monde naturel et la phénoménologie »40,
est référée à Hegel au moment de la caractérisation de la terre
comme « chose universelle »41. Cette universalité veut simplement
marquer l’appartenance de toutes les choses, de tous les corps à
la terre qui est ainsi le réceptacle qui les contient, qui régit
« leur manque d’autonomie, leur émergence et leur
dépérissement »42. La présentation de 1967 ajoute, en soulignant
l’affinité fondamentale entre la terre et la physis :
Originellement, dans le cadre de la physis primordiale que nous nous
proposons d’analyser, la terre n’est pas un corps parmi les
corps ; elle ne peut être comparée à rien d’autre, car tout le37 « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement », MNMEH : 6.38 « La Terre elle-même, dans la forme originaire de représentation, ne semeut ni n’est en repos, c’est d’abord par rapport à elle que mouvement etrepos prennent sens » (Husserl 1989 : 12). Mais aussi : « On pourrait alorspenser qu’il faut conclure ceci : la Terre peut tout aussi peu perdre son sensd’ “archi-foyer”, d’arche du monde, que ma chair son sens d’être tout à faitunique, de chair originaire dont toute chair dérive une partie de son sensd’être » (Husserl 1989 : 27).39 MNMEH : 7.40 MNMEH : 30.41 Comme le remarque Erika Abrams dans une note à sa traduction, on trouve eneffet chez Hegel l’expression : « l’individu universel, la terre » (Hegel1949 : 246).42 MNMEH : 7. Ce sont à peu près les mêmes expressions qui sont utilisées dansle texte de 1967 (MNMEH : 30). Voir aussi PP : 108-113.
reste, tout ce qui peut se présenter et venir à notre rencontre se
rapporte à elle comme à un substrat qui est toujours présupposé43.
Nous avons donc deux caractérisations : la terre comme repère du
mouvement (« horizontale naturelle »44), donc comme repère
d’orientation, et la terre comme « corps universel », substrat
présupposé par toute chose et visage de la physis (d’ailleurs, la
référence à la physis transparaît aussi de l’expression
« horizontale naturelle »). À ces deux caractérisations s’ajoute,
dès 1965 (avec une reprise presque à l’identique en 1967), celle
de la puissance : « À travers le visage de la terre comme porteur
et repère de tous les mouvements et de tous les rapports, on voit
donc également transparaître le fait que la terre est une
puissance »45. Dans les deux cas, Patočka poursuit par une
distinction : la puissance est différente de la force, car la
puissance a son « règne », elle ne cesse d’« agir en
permanence »46, tandis que la force est occasionnelle.
À ceci s’ajoute une autre caractérisation à forte résonance
aristotélicienne : la terre est puissance également au sens de
« terre nourricière »47. Car « c’est en définitive elle avec ses
éléments qui nourrit la vie, qui est à la fois vie et autre chose
que vie. La terre porte la vie, l’alimente, la laisse émerger et
43 MNMEH : 30-31.44 MNMEH : 31.45 MNMEH : 7; cf. MNMEH : 31.46 MNMEH : 7. « La puissance est en revanche permanente » (MNMEH : 31). Nousaurions envie de dire que la terre, comme puissance, est ici précisémentmouvement, c’est à dire dynamis qui s’actualise en tant que telle, car elle « agit »,« règne », etc.47 MNMEH : 7; cf. MNMEH : 31. Voir aussi PP : 109 et EH : 55.
disparaître, se recouvre de vie pour voiler sa figure ultime,
nue, inexorable »48. Nous sommes ici en présence du point de
convergence le plus marqué entre terre et physis, cette dernière
caractérisation – nourricière, vie et autre chose que vie –
valant dans une égale mesure pour les deux, de sorte qu’elles
semblent se confondre.
Quelle est donc la relation entre ces sens de la terre ? La
« Méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique » de 1969
nous apporte de précieux éclaircissements à ce sujet : après
avoir, à cette occasion aussi, nommé la terre « puissance non
individuée »49 qui règne sur la vie et surtout, sur le mouvement
d’enracinement, Patočka poursuit :
Bien sûr, dès lors que l’individu acquiert le pouvoir sur le
corps, dès lors qu’il devient maître de son mouvement, la
puissance universelle doit elle-même se découvrir phénoménalement
comme repère immobile de tout son mouvement [...]. Car ce n’est
pas nous qui sommes le centre auquel nous rapportons les choses
(bien que les choses se découvrent à nous dans un rapport à nous-
mêmes et que nous soyons liés en tout à notre vie propre), mais
nous-mêmes nous nous rapportons aux choses dans le monde et avant
tout à la [...] terre50.
Des échos de « L’espace et sa problématique » retentissent ici :
l’orientation, qui est le propre de notre spatialisation, se fait
48 MNMEH : 31.49 MNMEH : 111 : « à l’instar de plusieurs penseurs contemporains » (Husserlet Heidegger étant ici, non pas expressément nommés, mais sans doutedirectement visés).50 MNMEH : 111.
pour le je, mais ce qui est fixé comme centre d’orientation est
le milieu proche, la proximité essentielle du je, et c’est celle-
ci que nomme, nous venons de le voir, la terre. Autrement dit, la
terre-puissance, visage de la physis51, devient, dans
l’orientation, repère central et sol du je. La terre patočkienne
est donc le visage spatial insigne de la physis, du proto-
mouvement de l’apparaître (alors que le ciel en est le visage
temporel) : tout en étant définie comme puissance, elle est, nous
l’avons déjà vu, une puissance qui règne, et donc une puissance
agissante, un mouvement. C’est en cela que réside la différence
peut-être la plus grande entre le concept patočkien de terre et
celui de Heidegger.
4. Patočka critique de Heidegger (I) : le monde et la terre
Procédons donc à une comparaison de la compréhension
patočkienne de la terre avec celle que l’on peut trouver (ou
reconstituer) chez Heidegger, notamment dans L’origine de l’œuvre d’art.
Bien que Heidegger ne soit jamais expressément cité dans les
textes de Patočka dédiés à l’espace, on ne peut douter de son
influence et de sa présence implicite à l’horizon de la démarche
51 Nous pouvons invoquer en ce sens le rapprochement que Patočka fait devantles auditeurs de son cours de 1968-69 (Leçons sur la corporéité), lorsqu’il nommeterre la puissance qui gouverne les deux premiers mouvements de l’existencehumaine, tout en précisant aussitôt que la seule raison pour laquelle iln’appelle pas cette puissance nature est qu’il réserve à ce dernier terme (laphysis) une portée plus vaste – plus dynamique, dirions-nous : « We aregoverned [...] by the Earth (we do not say Nature, since we are reserving thatterm for something broader) » (BCLW : 157).
de Patočka, surtout lorsque la terre est en question52. Nous
pouvons sans doute identifier une concurrence entre Husserl et
Heidegger en tant que sources de l’emploi de ce concept, mais
nous ne devons pas non plus négliger la référence implicite à
Aristote (et à son dispositif terre – ciel) que cet emploi
comporte.
Il existe, nous semble-t-il, un certain décalage entre la
mobilisation patočkienne du terme et celle heideggérienne. Pour
le montrer, nous suivrons la quadripartition des sens de la terre
que Michel Haar53 distingue à partir de L’origine de l’œuvre d’art. Les
quatre sens de la terre seraient ainsi les suivants : 1)
l’obscurité manifeste en tant qu’obscurité, qui s’oppose au monde
dans un combat (Streit, polemos) rendu visible par l’œuvre d’art ;
2) la nature, l’harmonie ou l’unisson (Einklang) des étants
naturels (plantes, animaux) où se déploie « le retrait en soi-
même de la terre »54 ; 3) le matériau de l’œuvre, ce qui préserve
les œuvres humaines au-delà de leur époque ; 4) la terre comme
nourricière, comme terre d’un enracinement, lieu d’habitation,
terre d’un peuple (heimatlicher Grund).
Le dernier sens, dont Michel Haar nous dit qu’il est
seulement évoqué, et non explicité chez Heidegger55, se retrouve
aussi chez Patočka, surtout à travers l’histoire de l’habitation
tracée dans les annexes de « L’espace et sa problématique » et
dans l’évocation de la puissance de la terre nourricière qui52 Cf. MNMEH : 111. 53 Haar 1985 : 122-134.54 Haar 1985 : 126.55 Haar 1985 : 129.
domine les deux premiers mouvements de l’existence. Une
différence notable serait le fait que chez Patočka la terre
nourricière régit surtout le premier mouvement de l'existence
(celui d’enracinement), étant ainsi terre natale, terre de
naissance et d’incarnation (tout comme les premières habitations
prolongent le nid et donc la fonction intra-utérine), tandis que
chez Heidegger, le Heim de heimatlich évoque d’abord le chez-soi,
et non pas forcément la natalité. Cette omission par Heidegger du
sens natal de la terre est à mettre sans doute sur le compte de
la tache aveugle de l’heideggérianisme qu’est le problème de
l’incarnation du Dasein (et qui occasionne des reproches très
explicites de la part de Patočka).
Ceci nous met sur la voie du deuxième sens56 de la terre
dans L’origine de l’œuvre d’art : la terre serait nature mais, nous dit
Michel Haar, elle l’est à partir d’une « distinction
essentielle »57 : les étants naturels n’ont pas de subsistance en
eux-mêmes, mais seulement dans le monde, par contraste avec
l’œuvre humaine. C’est dire que, si le retrait en soi-même de la
terre heideggérienne n’est pas une fermeture rigide, mais se
déploie en une « plénitude inépuisable et simple de formes et de
modalités (unerschöpfliche Fülle einfacher Weisen und Gestalten) »58 (les
étants naturels : les plantes, les animaux, etc., mais aussi, par
exemple, les saisons), néanmoins, dans le monde, « la terre comme
afflux infatigué et inlassable se trouve réduite à rien (zu nichts
56 Nous laissons de côté ici le troisième sens, celui de matériau d'un œuvre, le plus éloigné d'une interprétation spatiale de la terre.57 Haar 1985 : 126.58 « L’origine de l’œuvre d’art », Heidegger 1986 : 51 ; Heidegger 1977b : 34.
gedrängt) »59. Loin donc de restituer comme Patočka l’ancienne
physis, Heidegger la maintient, en la thématisant comme terre,
dans un combat avec le monde. Essayons d’éclaircir cette
opposition qui sert à délimiter le premier (car le plus
déterminant) sens de la terre.
Ainsi, d’abord et premièrement, la terre est pour Heidegger
la « libre apparition de ce qui se referme constamment sur
soi »60. Elle est « l’assise obscure de notre séjour, claire et
manifeste en tant qu’obscure »61, donc ce qui se montre justement
comme obscurité, en opposition avec la clarté du monde, et
néanmoins visible exactement comme limite de cette clarté. Nous
pourrions aussi traduire cette « situation » de la terre en
disant qu’elle est l’invisible d’un visible, la visibilité de
l’invisible comme tel. La luminosité d’une couleur et la
massivité d’une pierre sont, à proprement parler, inexplorables :
nous pouvons fragmenter, morceler la pierre sans jamais pénétrer
sa dureté. En ce sens, tout comme la biologie ne dit rien de la
vie, bien qu’elle essaie de tout dire sur ses conditions physico-
chimiques, la chimie ne dit rien de la matérialité de la matière,
bien qu’elle tente d’épuiser les possibles structurations de
celle-ci. Morceler et diviser la matière (la terre) ne donne que
ses structures, et non sa matérialité (sa lourdeur terrestre).
C’est pour cette raison que nous pouvons parler, avec Heidegger,
d’une obscurité foncière de la terre ; mais aussi, en deçà de
59 Heidegger 1986 : 49 (trad. modifiée); Heidegger 1977b : 32.60 Heidegger 1986 : 52 ; Heidegger 1977b : 35-36.61 Haar 1985 : 122.
Heidegger, de la terre comme limite du monde, car le monde,
domaine de la clarté, pénètre la pierre comme structure
explorable de celle-ci, mais s’arrête au seuil même de sa
massivité, à jamais indécelable. L’outil témoigne à son tour de
cette limite, car bien qu’il soit « l’historisation totale d’un
étant »62, et donc sa mondanéisation, en se cassant il montre
pourtant bien sa limite terrestre (le bois et le métal du
marteau, à la place du Zeug).
La terre est ainsi dans une lutte (Streit, polemos) avec le
monde, car « le monde se fonde sur la terre, la terre surgit au
travers du monde (Erde durchragt Welt) »63. De quelle lutte s’agit-
il ? Michel Haar avertit ses lecteurs que le monde, dans L’origine
de l’œuvre d’art, est beaucoup plus vaste que le monde de Sein und Zeit,
n’étant plus simplement l’ensemble des possibilités d’usage, mais
histoire, « époque, à tel point qu’il semble se confondre avec
elle »64. Cette « surenchère de la temporalisation »65, qui motive
le triomphe de l’histoire (temporalisation de la temporalité ou
histoire de l’être), trouve son origine chez Heidegger dans une
dénonciation de l’anhistoricisme métaphysique. Elle est aussi une
réaction à la supposée domination, au sein de la métaphysique, du
modèle du « réel spatial » (en cela, Heidegger rejoint Bergson et
sa critique de la spatialisation de la durée). La réification
62 Haar 1985 : 125.63 Heidegger 1986 : 52 ; Heidegger 1977b : 35 (apud Haar 1985 : 125).64 Haar 1985 : 123.65 Pour reprendre une expression de Jocelyn Benoist dans son article :« Rompre avec l’idéalisme historique : ré-spatialiser nos concepts » (Benoist2001 : 99). Nous explorerons dans ce qui suit plusieurs mises à pointsynthétiques et éclairantes opérées par cet article.
spatialisante métaphysique requiert donc d’être contrebalancée
par une dynamisation, et c’est Hegel qui est invoqué au § 82 de
Sein und Zeit, en tant que représentant insigne et auteur de
l’accomplissement de la métaphysique, au moment où Heidegger
tente à son tour cette dynamisation. L’histoire, chez Hegel, est
histoire de l’Esprit, qui temporalise la temporalité, mais se
tient au niveau de la temporalisation plutôt que du temps lui-
même. Hegel lègue donc l’exigence de penser le statut du sujet de
l’histoire (an-historique, temporalisant, voire temporel), en
instaurant par là les conditions de possibilité du dépassement de
la métaphysique66. Le passage d’une temporalisation de la
temporalité (qui est, pour ainsi dire, une histoire individuelle,
personnelle) à l’histoire de l’être du second Heidegger ne sort
pas de ce cadre hégélien ou historiciste, pouvant à son tour être
envisagé comme une continuation du thème métaphysique de
l’histoire de l’Esprit. Heidegger semble ainsi, dans une certaine
mesure, plutôt « achever qu’interrompre la métaphysique »67.
Heidegger a lui-même récusé par la suite la tentative de
réduction de l’espace à la temporalité du § 70 de Sein und Zeit
(nous y reviendrons), et il nous semble que c’est l’obscurité de
la terre qui vient compléter le contenu du dehors, en s’opposant
au monde (épocal et historique) tout en y étant co-donnée. La
lutte entre la terre et le monde apparaît ainsi comme la lutte66 Mais on peut considérer, avec Jocelyn Benoist, que « de ce point de vue là,on ne soulignera jamais assez le point auquel Heidegger, qui exhibe l’impenséde l’hégélianisme (la structure onto-théologique de la métaphysique), peutrester hégélien, et, plus généralement, tout ce que “destruction” peutcomprendre de “répétition” » (Benoist 2001 : 105).67 Benoist 2001 : 105.
entre l’espace (irréductible, en dépit des efforts de Sein und Zeit)
et le temps (du monde épocal). Si la compréhension est
temporelle, et si le monde est le domaine de la compréhension, le
monde a un sens temporel68. C’est parce que le monde heideggérien
est toujours (nous avons envie de dire : seulement) temporel
68 Nous devons mentionner ici l’éclairant article « L’unité originaire de laperception et du langage » (Barbaras 2007b, repris dans Barbaras 2007a : 113-131), où Renaud Barbaras retrouve le « langage originaire » (dont Patočka nousdit qu’il est la « condition de possibilité de la perception humaine elle-même », PP : 140) dans le déploiement de la proto-structure spatialisante tu –je – ça. Renaud Barbaras suit les critiques que Patočka adresse à l’« amalgame »husserlien de l’opposition vide – remplissement avec celle entre la donationdéficiente (signifiante, langagière) et l’intuition. Il montre, avec Patočka,le fait que toute donation du monde comporte une déficience (car le monde nepeut, par principe, être présent en personne) et donc que (contrairement à ceque pensait Husserl) « la présence intuitive apparaît plutôt comme la pointed’une donation qui est essentiellement déficiente ou vide, même si c’est à desdegrés divers » (Barbaras 2007b : 123). La cooriginarité du langage (donationdéficiente) et de la perception (intuition) étant ainsi établie dans ladonation inépuisable (donc toujours déficiente) et irréductible (donc toujoursprésente à l’intuition) du monde, le proto-langage qui décrit cette donationet fonde simultanément la parole et la perception est identifié de manièrepersuasive à la « conversation » (QQP : 67) qu’est le dedans originaire ouvertdans la proto-structure spatialisante. Pour autant que « c’est finalement lemonde lui-même qui m’interpelle en prenant la forme d’un tu » (Barbaras2007b : 129) et que l’interpellation, loi pronominale et langage primordialqui définit la « forme primordiale de l’expérience » (QQP : 61), ne se faitjamais sans distance (car entre le je et le tu il y a tout le « vide du cœur »,la séparation entre le je et la totalité), Renaud Barbaras peut conclure :« Dire qu’il n’y a d’interpellation que sur fond d’absence c’est reconnaîtreque la perception est bien une modalité d’une présence plus originaire encoreet irréductiblement déficiente. C’est en interpellant que ce fond de présencese constitue comme tu et me constitue par là-même comme je, c’est-à-direfinalement paraît. L’interpellation nomme exactement ce remplissementtravaillé par le vide, cette intuition sur fond d’absence qui caractérisenttout apparaître. En ce sens, le langage, qui n’est pas encore parole maiscertainement ce qui la fondera, peut être considéré comme la condition même dela perception » (Barbaras 2007b : 129). Comme Renaud Barbaras le montreclairement, il existe donc chez Patočka un sens spatial originaire du logos, unproto-langage qui n’est pas dépendant de la temporalité, mais qui estjustement l’interpellation et la conversation dans lesquelles s’ouvre le mondeet donc, aussi, la temporalité de la compréhension. Patočka échapperait en ce
(épocal, historique) que l’espace ou la terre ne peuvent que s’y
opposer. La terre ne peut être qu’obscure, la nature « réduite à
rien », car c’est seulement le temps (le sens mondain) qui est
clair. Mais si, comme pour Patočka, le monde est l’espace-temps
en sa totalité qui vient à l’apparaître pour l’homme, il y aura
nécessairement une clarté, une non-obscurité de l’espace. La
terre patočkienne, visage de la physis, s’éclaire pour nous comme
proximité, comme appui central, tout comme la physis nous
interpelle, nous parle à travers chaque tu qui nous oriente.
La physis est mouvement de manifestation, l’exact opposé d’une
clôture. Mais quel est le sens de la réduction du monde à la
temporalité ? Pourquoi l’espace (comme plus tard, la terre) est-
il nécessairement obscur ? Pour répondre à ces questions,
reprenons brièvement les acquis de l’analyse du bâtir comme
tendance constitutive de s’insérer parmi les choses, de
« s’ancrer solidement à leur édifice »69. Or, si le sujet
constitue les choses dans leur architecture, comment parler d’une
architecture, d’un édifice des choses avant leur constitution ?
Ou encore, si c’est le Dasein qui a un monde, qui construit le
sens des choses en projetant ses possibilités (celles-ci étant
aussi les possibilités d’usage des Zeuge), comment évoquer un
agencement préalable de celles-ci ? Ces questions permettent
d’évaluer la distance qui sépare déjà le Patočka du début des
années 60 de ses précurseurs phénoménologues. Le bâtir n’est pas
sens à l’objection de dé-spatialisation (entendre : hyper-temporalisation) dulogos que Jocelyn Benoist reproche à Heidegger comme à toute la métaphysique.69 QQP : 62.
une constitution70, il n’est pas l’œuvre du je, ou du moins, n’est
pas principalement l’œuvre du je. Mais le bâtir n’est pas non
plus la production de l’architecture des choses : quand Patočka
critiquera, au début des années 70, la théorie husserlienne de
l’intentionnalité, il soulignera en effet la façon dont les
opérations subjectives ne font que suivre les « lignes de force
de l’apparaître »71. Le bâtir est donc plutôt un effort de
rassembler les individualités qui se dégagent dans
l’interpellation, sur la toile de fond de la nuit non individuée
et immaîtrisable, dans un nous protecteur et amical.
La question du préalable du bâtir peut évidemment se poser :
bâtir, mais sur quoi, sur quelle base ? Nous avons essayé de
suivre les quelques suggestions de Patočka à propos de la terre
qui, avec le ciel, semble bien, en tant que visage de la physis,
être le préalable du déploiement de notre mouvement subjectif. Ce
sont en effet la terre et le ciel qui sont appelés à incarner le
mouvement de l’apparaître, ils en sont la sédimentation et
fournissent les lignes de force le plus marquées de l’apparaître.
C’est aussi sur leur toile de fond que se dresse l’architecture
de notre orientation dans le bâtir.
5. Patočka critique de Heidegger (II) : le temps et le mouvement
Nous avons jusqu’à présent essayé de dégager l’originalité
du traitement patočkien de l’espace à partir de motifs tels la
70 Cf. QQP : 64.71 PP : 172. Voir aussi PP : 197 et 198.
terre, le bâtir et la structure pronominale d’interpellation.
Mais dans tous ses motifs, n’est-ce pas finalement un même
héritage heideggérien qui s’exprime ? Afin de dissiper ce
soupçon, il est nécessaire d’approfondir davantage la critique
que Patočka adresse à Heidegger à propos de l’espace.
Comme il est bien connu, dans la section de Sein und Zeit qui
traite de l’existential du Mitsein, Heidegger s’arrête sur le
fait, attesté par Wilhelm von Humboldt72, selon lequel dans
certaines langues le je est exprimé par ici, le tu par là et le il
par là-bas :
La signification existentiale proprement spatiale de ces
expressions témoigne que l’explicitation du Dasein [...] voit
immédiatement celui-ci dans son “être” spatial éloignant-orientant
“auprès” du monde, dont il se préoccupe. Dans le “ici”, le Dasein
absorbé par son monde ne s’adresse pas à soi, mais se détourne de
soi, vers le “là-bas” d’un étant circonspectivement à-portée-de-
main, et pourtant se vise dans sa spatialité existentiale73.
C’est là, incontestablement, une source possible de la proto-
structure spatialisante thématisée par Patočka : en effet, toute
la théorie du déploiement de la spatialité peut assurément être
lue comme une réponse à (ou une critique alternative de) ce que
Heidegger lui-même nommera par la suite, dans la conférence Zeit
und Sein de 1962, sa « tentative de reconduire la spatialité du72 Dans un texte de 1829 intitulé Über die Verwandtschaft der Ortsadverbien mit demPronomen in einigen Sprachen (Humboldt, 1903-1920).73 Heidegger 2000 : 119-120. De façon significative, dans la Cinquième desMéditations cartésiennes (publiées d’abord en français en 1931), au § 53, Husserls’arrête à son tour sur la dialectique ici – là-bas pour décrire les rapportsentre ego et alter ego.
Dasein à la temporalité »74. En quoi consiste cette tentative ? En
1927, Heidegger interprète la distance (donc la spatialité) comme
Entfernung, (dés)é-loignement. Mais, avec une violence faite à la
langue courante dont Heidegger est pourtant bien conscient, l’é-
loignement est interprété comme rapprochement : « nous employons
l’expression é-loignement (Entfernung) dans une signification
active et transitive. [...] É-loigner signifie d’abord abolir le
lointain, c’est-à-dire, l’être-éloigné de quelque chose :
rapprochement. Le Dasein est essentiellement é-loignant
(entfernend). En tant que l’étant qu’il est, il laisse toujours
l’étant venir à l’encontre dans la proximité »75. Nous le voyons
tout de suite : le rapprochement est interprété par Heidegger
comme proximité, et celle-ci comme présence, dont seul est retenu
le sens temporel de présent. En témoignent les analyses du cours
de l’été 1925, Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, souvent
reprises dans la deuxième section de Sein und Zeit76.
La structure de la reconduction heideggérienne de l’espace
au temps est donc celle-ci : avoir une spatialité, c’est avoir
des lointains dans l’é-loignement, c’est-à-dire, les rapprocher
74 Heidegger 2007 : 29 ; trad. fr. (modifiée) in Heidegger 1976 : 46.75 Heidegger 2000 : 105; Heidegger 1977a : 140.76 « On peut déterminer négativement la proximité comme le “pas-très-loin”. Ilest parlé de “pas-très-loin” depuis l’horizon de la préoccupation quotidienne.“Pas très”, c‘est à dire “tout-de-suite”, au sens de ce qui est aussitôtdisponible à chaque maintenant, de ce qui, à chaque maintenant, peut êtreaussitôt et constamment (sans perte de temps) apprésenté. [...] Mais ladiminution de la perte de temps est la fuite du temps devant lui-même, moded’être que seul peut avoir quelque chose comme le temps. La fuite devant soi-même ne fuit pas vers un ailleurs, elle est une des possibilités mêmes dutemps : le présent » (Heidegger 1979 : 312 ; trad. fr. (modifiée) in Heidegger2006 : 329-330).
dans la proximité de la préoccupation, et cette proximité n’est
rien d’autre que le tout de suite disponible, donc la présence au
sens temporel, la présence du présent qui est une des
possibilités de la temporalité. L’espace est donc réductible au
temps. Mais Heidegger lui-même contestera, après la Kehre, dans
la conférence de 1962 déjà citée, la possibilité d’une telle
réduction. Dans l’extrait de Sein und Zeit que nous avons cité plus
haut, en marge de l’affirmation « é-loigner, signifie d’abord
abolir le lointain », il note dans son exemplaire personnel de
l’ouvrage : « d’où [viennent] les lointains qui sont é-
loignés ? »77. Toujours en marge d’une autre page, qui traite de
l’unité des places dans lesquelles les ustensiles morcèlent
l’espace de la préoccupation (les lieux sont non homogènes :
chaque ustensile est à sa place ou non, mais leur ordre est rompu
par l’importance, plus ou moins grande pour l’usage, d’un certain
ustensile ou d’un autre), unité qui ne peut être obtenue que
« grâce à la totalité mondaine des finalités de l’étant à-portée-
de-main spatial », Heidegger conteste l’unicité de l’unité
mondaine de l’espace en écrivant : « non, [il y a] justement une
unité propre et non morcelée des places »78. Le fameux passage de
la conférence Temps et Être qui porte à leur apogée ces réserves
formulées par Heidegger après coup mérite à son tour d’être cité
intégralement :
Dans la mesure où le temps, aussi bien que l’être en tant que dons
de l’appropriation (Ereignis) ne sont à penser qu’à partir de celle-
77 Heidegger 1977a : 140 (apud Franck 1986 : 82).78 Cf. Heidegger 2000 : 104; Heidegger 1977a : 139 (apud Franck 1986 : 69).
ci, il faut que, de manière correspondante, le rapport de l’espace
à l’appropriation soit pensé. Cela ne peut assurément réussir que
si d’abord nous avons au préalable reconnu la provenance de
l’espace à partir de et que l’on a pensé à fond ce qu’a de propre
le lieu (cf. « Bâtir Habiter Penser » [...]). La tentative dans Être et
temps, § 70, de reconduire la spatialité du Dasein à la temporalité
n’est pas tenable79.
Résumons les motifs de cette rétractation heideggérienne : les
lointains que l’on rapproche n’ont pas un sens exclusivement
temporel ; il y a une unité des places de l’espace qui n’est pas
seulement mondaine (c’est-à-dire temporelle) ; et c’est la pensée
de l’espace en relation aux concepts de lieu, de bâtir et
d’habiter qui est appelée par l’impossibilité de reconduire
l’espace à la temporalité. Qui plus est, l’interprétation
personnelle (en termes de pronoms personnels) des adverbes de
lieu qui nomment l’espace ne serait ainsi pas non plus réductible
à la spatialité de l’être-sous-la-main qui préoccupe le Dasein.
La solution proposée par Patočka pour résoudre toutes ces
difficultés nous semble remarquable dans la frappante proximité
entre sa démarche et les suggestions heideggériennes d’auto-
correction que nous venons d’exposer. La spatialité est, chez
Patočka, une dynamique d’abord personnelle (qui ne déposera que
par la suite, et en tant que secondaire, le sens de « à portée de
main » de la chose) exprimée dans la proto-structure je – tu – ça,
qui se décline dans un bâtir. Ce dernier (attesté aussi chez
Patočka dans l’analyse de l’habiter) est l’intégration dans une79 Heidegger 2007 : 28-29 ; Heidegger 1976 : 46 (trad. fr. modifiée).
proximité – qui, elle, a une très forte connotation spatiale, non
temporelle – des ça lointains qui nous sont donnés depuis la
périphérie menaçante. C’est la terre qui, pour Patočka, unifie
les places : elle n’est pas seulement l’horizontale de notre
orientation, mais aussi, nous l’avons vu, le visage de
l’unification sédimentée par la physis. Plus loin encore, c’est
surtout la mobilisation du mouvement qui permet ici de penser un
espace unifié : mon espace personnel est un bâtir (donc le terme
du mouvement d’intégration dans la totalité) selon la proto-
structure d’interpellation, une intégration dans une architecture
amicale des individualités déposées au terme du mouvement
d’individuation, du mouvement de la physis. Mon architecture
respecte ainsi l’architecture déposée par ce mouvement et
s’inscrit par là entre le ciel et la terre, mes effectuations
respectent les lignes de force de l’apparaître, et mon
incarnation – un premier bâtir – prolonge l’individuation à
l’œuvre dans ce mouvement de la totalité.
Patočka conteste en outre à plusieurs reprises le statut que
Heidegger accorde à la temporalité, en l’appelant de son vrai nom
de mouvement de temporalisation ou rappelant, en bon
aristotélicien, que la réalisation des possibilités, qui est la
description même de l’existence du Dasein, n’a pas de prime abord
un sens temporel, mais est la définition même (en bonne logique -
ou physique- aristotélicienne) du mouvement80. Le sens d’être du80 « Nous essayons, de plus, de tirer parti tant de la radicalisationheideggérienne, qui transforme la phénoménologie de l’intentionnalité enphénoménologie de la vie en tant qu’existence, que de l’idée de Fink selonlaquelle l’analyse ontologique de la vie doit être, dans chacun de ses
Dasein serait pour Patočka ainsi d’abord dynamique ; il n’est
temporel que par la suite et en tant que dynamique. La
reconduction heideggérienne est donc tacitement double : il
interprète d’abord l’espace comme espace d’un mouvement (de
préoccupation) et il confond ce mouvement avec la temporalité de
ce mouvement. Patočka ne manque pas de dénoncer cette double
confusion, entre l’espace et le mouvement et entre le mouvement
et le temps.
Il est vrai (et Patočka le reconnaît à la suite d'Aristote)
que l’espace est toujours l’espace d’un mouvement. Il est vrai
aussi que le mouvement dépose un temps, comme son nombre. Mais si
le mouvement dépose l’espace et le temps comme ses extases, cela
signifie qu’il est doublement irréductible : il ne se laisse
réduire ni au temps, ni à l’espace. Par conséquent, le mouvement
nous semble être le pivot implicite et oublié81 de la réduction
moments, analyse du monde avec ses moments fondamentaux du temps, de l’espace,du mouvement. L’ontologie de la vie peut être élargie en ontologie du monde sinous comprenons la vie comme mouvement au sens originel du terme — cemouvement dont Aristote était sur la piste, avec son concept de dynamisréalisée. Si la dynamis vue comme substrat, arrachée à la spatio-temporalitéet réintégrée de force dans le cadre présent-subsistant de la substance, estprivée d’une partie de sa portée ontologique, la vie humaine en tant quedynamis, en tant que possibilité qui se réalise, est en revanche à même derestituer aux concepts d’espace, de temps, de mouvement, leur significationontologique originelle » (MNMEH : 102).81 La question du statut et du rôle que joue le concept de mouvement dansl’architecture de Sein und Zeit est fort épineuse. Bien que le mouvement(Bewegung) ne soit pas un des concepts fondamentaux de l’analytiqueexistentiale du Dasein (ou un « existential » à proprement parler), Heideggerreconnaît, à propos du Verfallen, qu’il « est un concept ontologique dumouvement (ontologischer Bewegungsbegriff) » (Heidegger 2000 : 180), en renouant parlà avec ce que, au début des années 20, dans son enseignement empreint par laprésence d’Aristote, il avait appelé la mobilité de la vie facticielle. Dansle cours de l’été 1925 déjà cité, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, il esten ce sens question, au § 29, du Verfallen comme « mobilité fondamentale
tentée par Sein und Zeit, et aussi ce qui explique son
impossibilité.
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