La notion de Liberté dans la philosophie : de l'eleutheria des antiques à l'autonomie moderne

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Toulouse Faculté de Philosophie « La notion de Liberté dans la philosophie : de l'eleutheria des antiques à l'autonomie moderne » De l'individualisme au fonctionnalisme : jeu d'échelles et "émergence". 27 & 28 Février 2015 ECH 14 THOMAZO Mathilde

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  T o u l o u s e     -­‐   F a c u l t é   d e   P h i l o s o p h i e  

«  La   notion   de   Liberté   dans   la  philosophie   :   de   l'eleutheria   des  antiques  à  l'autonomie  moderne »  De  l'individualisme  au  fonctionnalisme  :  jeu  d'échelles  et  "émergence".  

27  &  28  Février  2015  ECH14  THOMAZO Mathilde

Mathilde  THOMAZO       M2  ECH  ⏐6  &  7  Février  2015    

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  Image en creux de la tradition, la modernité subsume une multiplicité de "modes"1,

facettes hétéroclites dont elle est la composition. Comportements, mentalités, disciplines,

courants artistiques et de pensée, objets même : l'adjectif "moderne" décrit une réalité

plurielle, polymorphe, changeante, dont la seule unité semble tenir à l'opposition symétrique

au folklore classique. Opposition qui procède notamment par éclatement, dispersion,

atomisation des pratiques et des idées, mouvement incessant tendu vers la nouveauté, contre

la stabilité séculaire de la coutume. En tant qu'elle caractérise une civilisation, la modernité

figure une unité paradoxale donc, unité que la synthèse travestit plutôt qu'elle ne l'élucide.

Et pour cause : appliqué à la société, c'est-à-dire à la culture telle qu'elle se diffuse de

l'épicentre européen, le terme se donne pour quasi synonyme celui d'"individualisme",

substantif oxymorique ("société individualiste") en lequel est précisément consacrée cette

impropriété à se réduire en un concept, en un modèle simple et intelligible, à portée de

compréhension, comme l'ont été les sociétés traditionnelles2. De fait, construit sur le double

principe d'un  individuum préexistant identifié et de sa quantité numérique, l'individualisme se

charge des présupposés liés à leurs déterminations respectives, elles-mêmes non figées. En

témoigne l'historiographie de la notion dressée par Joël Roucloux3, le terme évolue avec les

écoles de pensées qui le théorisent, le contexte disciplinaire dans lequel il est convoqué, la

vision même de celui qui y fait allusion comme de celui qui le reçoit. Le consensus s'effectue

ainsi sur le mode de la confusion, intégrant "les notions les plus hétérogènes que l'on puisse

imaginer"4 sous un vocable trompeusement singulier, lequel semble escamoter qu'il existe en

définitive autant de formes d'individualismes qu'il y a d'individus.

Or, parce qu'il intervient comme la modalité de la modernité, son effectuation

pratique, l'individualisme focalise les regards des anthropologues, sociologues, psychologues,

philosophes et autres spécialistes de l'humain qui entendent expliciter l'être de cet homo

novus 5 , qui, plus que jamais, s'autoproduit et s'autodétermine et transforme ainsi

profondément les dynamiques des sociétés en lesquelles il se constitue. Comment, en effet,

lire cette humanité polymorphe ? A quelle échelle sa condition s'élucide-t-elle ? A l'heure de

                                                                                                               1  cf  étymologie  latine  du  terme  :  modernus,  être  en  vogue  ;  dérivé  (tardivement)  de  modus,   la  mesure,  et  par  extension,  le  mode,  la  manière  d'être.    2  Voir  par  exemple   les   travaux  d'anthropologie  sur   l'Inde  de  Louis  Dumont,  dans   lesquels  sont  analysés  les  systèmes  de  caste,  Une  sous-­‐caste  de  l’Inde  du  Sud,  (1964)  et  surtout  Homo  hierarchicus,  (1967).  3  Roucloux   Joël,   "Les   cinq   périodes   de   l'individualisme   savant"   L'histoire   des   idées   et   le   débat   sur  l'individualisme,  in  Revue  du  MAUSS,  2006/1  (no27)  pp.  185-­‐211.    4  cf  le  sociologue  et  philosophe  Max  Weber,  dans  L'Éthique  protestante  et  l'esprit  du  capitalisme  (1905).  5  cf   la   définition   de   Jean-­‐Jacques   Salomon,   "La   fabrique   de   l'homme   nouveau",   in   Journal   français   de  psychiatrie  3/2002  (no17)  pp.  41-­‐44.  

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la modernité avérée, voire redoublée dans la postmodernité, quel "mode" d'existence

l'individualisme produit-il?

En tant que forme caractéristique de l'ethos moderne, l'individualisme décrit un

ensemble de tendances, un mouvement culturel6 qui se croque à grands traits (I). La structure

ainsi mise à jour permet alors une lecture circonstanciée de la condition humaine à l'échelle

collective : elle offre une élucidation possible de la modernité sous son jour anthropologique

(II), à partir de laquelle se dessine en filigrane un ethos véritablement individuel : la

modernité comme ontologie (III).

Concept contesté et réalité irrécusée, l'individualisme, à cause de sa nature à la fois

singulière et plurielle, se prête mal à la théorisation systématique. En tant que fait social

cependant, c'est-à-dire collectif, il cristallise un ensemble de caractéristiques qui, à défaut de

l'élucider, l'identifient et en permettent un premier détourage. C'est ce à quoi s'attache

notamment Louis Dumont dans ses Essais sur l’individualisme (1983)7, recueil d'articles paru

dans la lignée initiée par d'Homo aequalis (1977) et construit sur la perspective de son

exploration de la société indienne, paradigmatique du type "traditionnel".

Critiquées pour leur dimension jugée excessivement théorique, les analyses de Louis

Dumont ont en effet le mérite de proposer un regard synoptique et distancié du phénomène de

l'individualisme, qui ouvre de fait une compréhension novatrice du motif de la société

occidentale. Compréhension par construction ("prise avec") : celle-ci se nourrit d'une

première "saisie" de la modalité traditionnelle, conçue comme l'anti-modèle de l'ethos

occidental, et est donc à même de mettre à jour des traits que l'étude historique avait

jusqu'alors ignorés. Compréhension par définition également, dans la mesure où la

Modernité, et avec elle l'individualisme qui en est le canevas, s'institue contre la Tradition, à

rebours de ses séculaires coutumes. Impossible alors de faire l'économie d'une "anthropologie

apophatique" qui s'élabore en creux de l'anté-moderne. C'est donc par l'intelligence des

formes civilisationnelles de l'image en négatif de l'Occident, l'Inde des castes, que L. Dumont

commence l'enquête qui aboutira aux Essais sur l'individualisme. A partir d'une monographie

                                                                                                               6  Dans   son   examen   de   la   société   moderne,   Louis   Dumont   analyse   l'individualisme   comme   le   fond   sur  lequel   celle-­‐ci   se   construit,   son   linéament   culturel,   soulignant   ainsi   à   la   fois   son   omniprésence   et  l'impensé   dont   il   est   l'objet.   Cf   Louis   Dumont,  Homo   aequalis   :   genèse   et   épanouissement   de   l'idéologie  économique,  Paris  :  Gallimard,  1977.  7  Louis  Dumont,  Essais  sur  l’individualisme,  Une  perspective  anthropologique  sur  l'idéologie  moderne.  Paris  :  Le  Seuil,  1983.  

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des Pramalai Kallar (ethnie de l'Inde du Sud)8, il dégage en effet sous les particularismes

régionaux les caractéristiques de la société traditionnelle par excellence : celle-ci s'organise

selon trois principes moteurs, la séparation (ou opposition, c'est-à-dire antagonisme pur-

impur), la hiérarchie et l'interdépendance des groupes. La première catalyse la répartition

ordonnée du tout social : "L’exécution des tâches impures par les uns est nécessaire au

maintien de la pureté chez les autres. Les deux pôles sont également nécessaires, quoique

inégaux [...]. La conclusion, c’est que la réalité sociale est une totalité faite de deux moitiés

inégales mais complémentaires."9 Sur le modèle de l'opposition Varna-Intouchables10, qui,

simultanément, sépare et lie les sous-parties du tout en cela qu'elle en institutionnalise les

rôles (processus de l'"englobement du contraire"11), la stratification sociale assigne ainsi à

chaque groupe son quanta de pouvoir relativement aux autres, c'est-à-dire à terme, son statut

hiérarchique. Les castes cristallisent alors une structuration "fonctionnaliste" de la société,

par ordres hiérarchisés, où chaque individu est un point de la matrice, à la fois défini par son

statut au sein du collectif et subordonné au tout de la société-communauté12. Il ne se

détermine pas lui-même, mais au contraire, par différenciation et intégration, soit

relativement. Cependant, si L. Dumont entend décrire la modalité de structuration de la

société indienne, il n'en élucide pas encore le moteur : "Nous ne prétendons pas que

l’opposition fondamentale soit la cause de toutes les distinctions de caste, nous prétendons

qu’elle en est la forme."13 Qu'elle en soit la forme ne manque pourtant pas d'être révélateur :

en effet, la répartition du pouvoir (dimension du temporel) qui établit la hiérarchie des castes,

parce qu'elle opère selon la modalité du religieux (pur-impur), suit et réalise l'ordre spirituel

(dimension du sacré) qui en est la légitimation14. Sa stabilité, assurée par la reconduction de

la stratification, répétition du Même, manifeste ainsi le schème mystique ou mythique qui le

fonde : elle traduit un modèle réincarnationniste, où la fatalité du présent est sublimée par la

                                                                                                               8  L.  Dumont,  Une  sous-­‐caste  de  l'Inde  du  sud.  Organisation  sociale  et  religion  des  Pramalai  Kallar.,  La  Haye-­‐Paris  :  Mouton,  1964.  9  L.   Dumont,  Homo  hierarchicus.   Le   système  des   castes   et   ses   implications,   Paris   :   Gallimard,   1979  (rééd.  coll.,  complétée  de  la  postface  :  "Vers  une  théorie  de  la  hiérarchie")  [1967]  10  Les  varna,  ou  "classes"  rassemblent  les  groupes  constitutifs  de  la  société  indienne  selon  leur  degré  de  pureté   :  Brāhmana,  Ksatriya,   Vaiśya,  et   Śūdra   (par   ordre   décroissant   de   pureté).   Les   Intouchables,   par  opposition,  sont  caractérisés  en  tant  que  caste  par  leur  radicale  impureté.  11  Ibid.  p.  397.  12  Quoique   non   reprise   par   L.   Dumont,   nous   appuyons   ici   sur   la   distinction   effectuée   par   Ferdinand  Tönnies   pour   souligner   le   caractère   spontané   de   l'organisation   et   de   la   dynamique   des   castes.   cf  Ferdinand  Tönnies  Communauté  et  Société  :  catégories  fondamentales  de  la  sociologie,  introduction  et  trad.  de  J.  Leif,  Paris,  PUF,  1944  [1887].  13  L.  Dumont,  Homo  hierarchicus.  Le  système  des  castes  et  ses   implications,   Paris   :  Gallimard,   1979  (rééd.  coll.,  complétée  de  la  postface  :  "Vers  une  théorie  de  la  hiérarchie")  [1967]  p.  67.  C'est  l'auteur  qui  souligne.  14  Cette  répartition  est  d'ailleurs  notifiée  dans  le  Rig-­‐Véda  (X,  90,  12).  cf  Robert  Deliège,  Le  système  indien  des  castes,  Presses  universitaires  du  Septentrion,    2006  

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perspective de l'éternel retour, la condition temporelle dépassée par l'immortalité de l'âme. La

temporalité cyclique garantit de fait la sauvegarde de l'ordre, elle neutralise l'irrationalité du

devenir, incertain par essence, dans la palingenèse qui anéantit la mort et donc l'inconcevable.

Or le schéma traditionnel mis à jour par L. Dumont dans son analyse des castes se

vérifie également dans l'Antiquité et le Moyen-Âge occidental. Quoique non identifiés

expressément, les éléments structurants des sociétés médiévales et antiques s'organisent en

effet selon le même modèle de distinction-complémentarité : le tout social est divisé en sous-

groupes fonctionnels qui assurent ensemble la pérennité collective. Dans l'Europe pré-

moderne, les rôles sont ainsi partagés entre les oratores - ceux qui prient -, laboratores -

ceux qui travaillent - et bellatores - ceux qui combattent -, chaque individu étant à la fois

indispensable en tant que fonction, interchangeable en tant que support (hypokeimenon)15. De

même, l'Antiquité théorise une cité idéale, bâtie sur cette tripartition : "L'État nous a paru

juste, parce que chacun des trois ordres de citoyens qui le composent, remplit les fonctions

qui lui sont propres." 16 Symptomatique d'une conception cyclique du temps, cette

organisation va de pair avec une préemption du spirituel17 sur le politique qui garantit la

stabilité de la structure et en assure le contrôle à toutes les échelles (individuelle,

communautaire et de l'ensemble). C'est donc sur la même base "holiste", opposée par

construction à "l'individualisme", que nait cette nouvelle forme d'ethos collectif que Tönnies

reconnait comme une véritable "société" (distinguée de la "communauté"). De fait, elle

correspond à une transformation profonde du rapport entre l'individu et le monde, catalysée

par le christianisme. Dans ses Essais sur l’individualisme (1983), L. Dumont décrit en effet la

rupture induite par la proclamation d'un royaume hors-le-monde, miroir négatif de la

permanence matérielle que sous-tendaient les doctrines réincarnationniste (répétition du

Même) : en instituant un "royaume éternel" hiérarchiquement supérieur (et même

incommensurable) à la dimension de la mondanéité, le christianisme renverse l'ordre des

pouvoirs. Il opère d'abord sur l'auto-conscience de l'individu : celui-ci, soumis à la seule loi

divine (puisqu'il est un "individu-en-relation-à-Dieu"), se suffit à lui-même et devient le

centre de son propre monde. Il est un "individu-hors-du-monde" (à l'image des Renonçants

indiens), affranchi du joug identitaire imposé par son statut social et mis sur un pied d'égalité

avec ses pairs, c'est-à-dire tout membre du tout social. Il est ainsi remis à lui-même, condition

                                                                                                               15  cf   le   modèle   des   fonctions   tripartites   indo-­‐européennes   mis   en   évidence   par   George   Dumézil   dans Mythe  et  Épopée  I.  II.  &  III.,  Paris  :  Gallimard,  1995.  16  Platon,  La  République  (livre  IV)  trad.  V.  Cousin,  435b.  17  Le   spirituel   ne   signifie   pas   nécessairement   le   religieux   :   ici   il   désigne   l'ensemble   des   croyances   qui  assument   une   âme   immortelle,   candidate   à   la   métempsychose,   transmigration   et   autres   modes   de  palingenèse.  

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nécessaire et suffisante de son autodétermination, quoique cette égalité et cette liberté

constitutives ne soient encore effectives que devant Dieu. Intervient alors le second moment

de la genèse de l'individualisme : le retour au monde. Avec la subordination du pouvoir

temporel à la papauté sous le pontificat de Gélase (vers 500) d'abord, bientôt étendu aux

principautés italiennes, le spirituel intervient comme une puissance politique, investie dans

les affaires mondaines et temporelles. Avec la Réforme ensuite (1536), l'individu reprend sa

place dans le monde : il se fait acteur de la cité chrétienne terrestre, cherchant dans le succès

matériel sa justification devant Dieu. "L'individu-hors-du-monde" rendu à la Cité terrestre

initie alors un mode d'existence inédit qui caractérisera bientôt la modernité.

C'est à partir de l'"individu-dans-le-monde" chrétien que se diffusent en effet les

valeurs qui sous-tendent l'"idéologie moderne", c'est-à-dire l'"ensemble social de

représentations, d'idées et de valeurs communes dans une société"18 qui participent de son

identité. Au lieu de l'idéologie symptomatique de la configuration holiste, soit "un ensemble

social de représentations qui valorisent la totalité sociale et négligent ou subordonnent

l’individu humain"19, se compose progressivement à partir du ferment des valeurs chrétiennes

un mode de vie collectif dans lequel prime "l’individu humain en tant qu’être moral,

indépendant, autonome, et ainsi essentiellement non social"20. La dynamique propre à

l'individualisme constitue donc un véritable renversement par rapport à son antécédent

holiste. Elle marque un déplacement des valeurs, qui suivent (ou causent?) l'évolution de la

relation de l'individu au monde : originairement placées dans le tout, indispensable à la survie

de chacun, celles-ci se projettent hors le monde pour s'attacher à la seule Cité de Dieu, dont

chaque membre vaut en soi et pour soi, puis réinvestissent la dimension de la matière en

conservant la localisation de l'absolu dans l'individu, désormais précieux au delà de son statut

communautaire, de sa fonction dans le tout collectif. Avec le retour au monde cependant, la

valeur prend la modalité du temporel : elle s'incarne dans le pouvoir21. L'être se signifie dans

l'avoir. L'individu-valeur (et valeur finale) instruit ainsi un nouveau rapport à son monde,

rapport de domination-possession22 manifesté par la technique. Renversement des valeurs qui

opère également directement sur le plan politique : la "communauté" telle que décrite par                                                                                                                18  Louis  Dumont,  Essais  sur  l’individualisme,  Une  perspective  anthropologique  sur  l'idéologie  moderne.  Paris  :  Le  Seuil,  1983,  p.  263.  19  Ibid.  p.  26.  20  Ibid.  pp.  27-­‐28.  21  L.  Dumont  analyse  à  ce  sujet  l'influence  de  Machiavel  (Le  Prince,  1513)  sur  la  séparation  des  puissances  temporelle  et  spirituelle  et  le  développement  d'une  science  du  pouvoir  politique,  c'est-­‐à-­‐dire  justifiée  par  sa  seule  dimension  terrestre.  (la  nécessité  pratique).  22  Rapport  dont  l'élan  est  d'ailleurs  -­‐  abusivement  -­‐  attribué  à  René  Descartes,  qui  préconise  l'usage  des  sciences  et  des  techniques  pour  se  rendre  "comme  maitre  et  possesseur  de  la  nature".  Cf  le  Discours  de  la  méthode  (partie  VI),  (1637).  

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Tönnies laisse là la place à une "société" au sens plein. Plutôt qu'un regroupement spontané,

fondé sur la "volonté organique" de ses membres et motivé par l'impératif de la survie, le

rassemblement des individus modernes s'officialise dans le contrat social23, "convention

collective" et manifestation de "la volonté réfléchie" du grand nombre, coordonnée par la

recherche du bonheur24. Chacun est ainsi titulaire de droits individuels, universels, qui le

libèrent des structures nécessairement contraignantes instituées par les rapports

communautaires et instituent l'égalité. La distribution terrestre des pouvoirs ne répond plus à

une logique surnaturelle qui la justifie absolument, mais se conçoit comme un accident

remédiable, dont il appartient à chaque membre du tout social de se faire l'arbitre et le

démiurge. L'Etat n'est plus alors que le garant de cette égalité de principe, le point d'appui de

l'agir individuel. La pensée, dimension intérieure au sujet - et donc dissimulée à l'analyse

anthropologique de L. Dumont qui se focalise sur les motifs extérieurs de l'ethos collectif, sa

modalité pratique -, devient alors l'instrument de son mode de vie, le lieu d'où il se crée en

tant qu'individu25. La révolution copernicienne engagée par Descartes avec la formulation du

cogito concentre un long mouvement de déploiement de l'identité intime, catalysée par

l'influence des Lumières, pour lesquelles la Raison doit se faire individuelle26 et ouvre

l'espace intérieur à sa propre réflexion (aux sens physique et mental). Espace dans lequel se

développe alors la vie du "je", élément nodal d'une modernité plurielle et polymorphe.

L'anthropologie comparative (L. Dumont), complétée de la perspective historique (C.

Taylor) permet ainsi de mettre à jour les grands traits de l'"individualisme moderne" en tant

qu'ethos collectif et de dépasser ainsi la dichotomie entre "individualisme méthodologique",

qui prône une lecture purement nominaliste de la société (il la conçoit comme une collection

d'éléments unitaires indépendants)27, et nouvel "holisme", qui considère le tout plutôt que

l'individu. Cependant, si ses caractéristiques structurelles et son histoire assurent un

détourage du phénomène individualiste, elles n'en élucident pas encore le fond, c'est-à-dire la

                                                                                                               23  Nous  faisons  ici  allusion  aux  théories  du  contrat  social  initiées  par  Grotius  et  principalement  conduites  par   Hobbes   (1651),   Locke   (1690)   [non   cité   par   L.   Dumont],   Rousseau   (1762),   et   dont   L.   Dumont   lit  l'aboutissement  dans  la  Déclaration  Des  Droits  de  l'Homme  et  du  Citoyen  (1789).  Pour  l'anthropologue,  les  racines   de   cette   métamorphose   politique   sont   à   attribuer   à   la   plenitudio   potestatis   proclamée   par  Innocent  III  (XIIIème  siècle)  et  à  la  doctrine  occamienne  qui  contredit  la  hiérarchie  des  droits  établie  par  St  Thomas  (XIVème  siècle).  24  Comparaison  entre  "communauté"  et  "société"  dressée  par  Ferdinand  Tönnies,  Communauté  et  Société  :  catégories  fondamentales  de  la  sociologie,  introduction  et  trad.  de  J.  Leif,  Paris,  PUF,  1944  [1887].  25  Pour   F.   Tönnies,   "La   volonté   réfléchie   est   un   produit   de   la   pensée",   cette   dernière   en   est   donc   la  condition  nécessaire  et  suffisante.  26  cf  Charles  Taylor,  Les  sources  du  moi,  la  formation  de  l'identité  moderne.  Paris,  Le  Seuil,  1998  [1989].    27  Querelle  notamment  explicitée  par  Vincent  Descombes  dans  "Les  individus  collectifs",  Revue  du  MAUSS,  2001/2  (No  18),  p.  305-­‐337.  

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condition sociale du moderne. Munie des concepts de la sociologie et de l'anthropologie, "la

philosophie d’aujourd’hui a-t-elle le moyen de faire la différence entre une collection et un

tout, et par là de fournir un statut métaphysiquement satisfaisant aux individus collectifs?"28

La société née de la "contamination" individualiste initiée par les valeurs chrétiennes

révèle de fait un mode d'existence collective profondément transformé par rapport à sa

prédécessrice holiste et donc unifiée sous une volonté organique, en un tout structuré pour sa

conservation. Première dynamique remarquable, l'uniformisation trahit un processus

paradoxal à l'œuvre dans la société individualiste. Les valeurs de liberté et d'égalité,

désormais universelles (ou à vocation de l'être), agissent en effet comme des forces

"niveleuses"29, qui, loin de faire éclater la société, conduisent à la standardisation des modes

de vie, c'est-à-dire à la généralisation d'un ethos unifié de fait, homogène, "habitus social"

total parce qu'universel (en tant qu'il s'adosse à une définition unique de l'être humain). Et

pour cause, à l'heure où le pouvoir se distribue horizontalement selon la règle de l'égalité, ses

formes d'exercice tendent à reproduire le même possible, polarisé par la recherche du

bonheur qui en détermine la réalisation. Or ce pouvoir opère dans une société de marché

catalysée par le progrès technique (lui-même résultant du renversement des valeurs constitutif

à la modernité30), où il se manifeste dans la possession, comme l'extension matérielle de

l'identité individuelle. Chacun tend ainsi à maximiser son capital, trouvant dans la propriété,

l'expression de son existence propre dans le tout social. La consommation de masse

concrétise alors une logique inhérente aux valeurs de l'individualisme : elle marque

l'avènement d'une véritable "culture", motif régulier de l'agir, qui, contre le principe

hiérarchique indissociable du holisme (qui de découpent en communautés agissantes),

reconstruit le tout à partir des comportements individuels qui sont le fondement de sa

structure. De sorte que, loin de se disséminer en micro-trajectoires inintelligibles

collectivement, la modernité assiste donc plutôt à l'émergence de nouvelles composées,

éléments empiriques qui se subsument sous la "société de masse" (connotation péjorative

mise à part), dans laquelle chaque individu se produisant soi-même participe d'un macro-agir

constaté. L'uniformisation se caractérise ainsi par une agrégation paradoxale car opérée à

partir d'un ensemble d'éléments indépendants, atomisés, motivés par leurs intérêts personnels

au regard desquels les liens communautaires - stables - disparaissent au profit de connexions

                                                                                                               28  Ibid.  p.  320.  29  Allusion  aux  Niveleurs  anglais  du  XVIIème  siècle,  qui  revendiquaient  l'égalité  devant  la  loi  et  la  liberté  dans  l'activité  économique.    30  cf   Karl   Polanyi,   La   Grande   Transformation,   Aux   origines   politiques   et   économiques   de   notre   temps,  Gallimard,  1983  (1944),  (nous  évoquons  ici  la  synthèse  historique  dressée  dans  les  premiers  chapitres).  

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ponctuelles, décomposées et recomposées par la concurrence, agrégation pourtant homogène.

La masse, ou "la foule", distinguée par Gustave Le Bon de la simple "agglomération

d'hommes" comme du "super-individu"31, témoigne d'une "unité mentale" non volontaire et

cependant véritablement opératoire : privée de la loi hiérarchique, elle est régie par la norme,

règle tacite qui institue un référentiel contraignant aux actions particulières. Le visage de la

société moderne se laisse alors saisir à l'échelle de la totalité, comme le résultat empirique de

l'impression des valeurs individuelles dans les comportements. Mécanisme qui, selon L.

Dumont, contient en germe les ingrédients du totalitarisme, "maladie de la société

moderne"32, et figure extrême, caractéristique de son énigmatique mais irréductible unité.

Or "la guerre est le fait social total à travers lequel peuvent être appréhendées les

totalités sociales, elle fournit un « point de vue de l’ensemble »"33, d'autant plus probant qu'il

s'agit précisément de comprendre les conditions de recréation de cet ensemble. Si le

totalitarisme est une forme déficiente de la société individualiste, s'il en "exprime de manière

dramatique"34 les traits et exagère inévitablement sa réalité, il en donc met en lumière les

motifs essentiels et permet ainsi une capture plus pénétrante de l'ethos moderne. De fait, la

dissémination des valeurs chrétiennes qui aboutit à l'individualisme contemporain ne procède

pas selon une physique simpliste modélisable par un phénomène de propagation uniforme en

milieu neutre. En effet, l'appareil de significations qui produit l'individu s'affronte

nécessairement avec l'idéologie traditionnelle-holiste en place, de sorte qu'il n'y a pas de

société purement moderne, mais seulement "des acculturations modernes, rencontres à

chaque fois spécifiques entre l’idéologie moderne et des traits non modernes"35. Or, ce que

ces combinaisons particulières ont en commun réside précisément dans le phénomène du

métissage, par lequel ces valeurs antagonistes s'interpénètrent et se transforment

mutuellement. Les "représentations hybrides" qui en résultent constituent ainsi le "fait

massif"36 de la modernité, dans laquelle "l’individualisme est d’une part tout puissant et de

l’autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire" 37 . Le cas du

                                                                                                               31  Gustave  Le  Bon,  Psychologie  des  foules,  Alcan,    Paris,  1895.  32  Louis  Dumont,  L’idéologie  allemande:  France-­‐Allemagne  et  retour,  Paris  :  Gallimard,  1991,  p.  26-­‐28.  33  cf  les  analyses  de  V.  Descombes  dans  "Pour  elle  un  Français  doit  mourir",  Critique,  (No366),  1977,  pp.  998-­‐1027   (art.   cit.,   p.   1023.),   reprises   ici   par   P.   de   Lara.,   "Anthropologie   du   totalitarisme"   Lectures   de  Vincent  Descombes  et  Louis  Dumont,  Annales.  Histoire,  Sciences  Sociales,  2008/2  (No63),  p.  353-­‐375.  (art.  cit.  p.  359)  34  Louis  Dumont,  L’idéologie  allemande:  France-­‐Allemagne  et  retour,  Paris  :  Gallimard,  1991,  p.  28.  35  de   Lara   Philippe,   "Anthropologie   du   totalitarisme"   Lectures   de   Vincent   Descombes   et   Louis  Dumont,  Annales.  Histoire,  Sciences  Sociales,  2008/2  (No63),  p.  353-­‐375.  (art.  cit.  p.  355)  C'est  l'auteur  qui  souligne.  36  Louis  Dumont  Essais  sur  l’individualisme,  Une  perspective  anthropologique  sur  l'idéologie  moderne.  Paris  :  Le  Seuil,  1983,  p.  30.  37  Ibid.,  p.  28.  

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totalitarisme en est alors une illustration éloquente : "le totalitarisme est un régime hybride,

l’exacerbation de l’hybridation propre à la société moderne, la tentative de restaurer la

communauté holiste sur des prémisses individualistes."38 La problématique que soulève cette

utopique reconstitution se déplace là du "comment?" au "pourquoi?", car la subordination

particulière au tout qui découle de l'enracinement holiste tacite (et inconscient) des sociétés

individualistes n'est pas encore suffisante à expliciter la convergence des volontés, libres, en

une foi fantastique telle que "dans un régime totalitaire parfait [...] tous les hommes sont

devenus Un Homme"39. La démesure totalitaire révèle en effet, sous le caractère hybride du

tout social, une dynamique puissante qui imprime à la norme sa force et en élucide

l'effectivité : le principe religieux. Que cette religion soit "séculière" ou proprement

"théologale", qu'elle soit, enfin, privée de terme téléologique, importe finalement peu au

regard de sa portée pratique, la dimension véritablement mobilisatrice qui la caractérise. De

fait, la modernité correspond à un mode inédit de religiosité, une "religion de la personne"40

selon l'expression durkheimienne, qui exhausse au rang de sacré les valeurs démocratiques, et

dont l'unité s'explique donc par la forme même de ces valeurs. L'idéologie explicitement

religieuse des sociétés traditionnelles cède là la place à une pensée délibérément "anti-

religieuse" ou areligieuse dont le fondement est lui-même implicitement religieux41. Plutôt

qu'une traduction obvie du sacré dans l'organisation sociale, la "foi" moderne opère

tacitement, dans le filigrane de la pensée individuelle et comme le linéament sur lequel elle

s'appuie. Le totalitarisme n'est ainsi qu'un retour en règle exprès du principe religieux sous la

forme de "l’adéquation pleine et entière de la société à une vérité depuis toujours

prédéterminée"42, dramatiquement incompatible avec le système démocratique.

Retour au religieux donc, dans le sens où celui-ci s'incarne dans une "foi" pratique,

mais non pas retour à l'eschatologie. La croyance des individus modernes, avertie par l'échec

des idéologies (au sens usuel) politiques du XXème siècle renonce en effet à leur visée

                                                                                                               38  de   Lara   Philippe,   "Anthropologie   du   totalitarisme"   Lectures   de   Vincent   Descombes   et   Louis  Dumont,  Annales.  Histoire,  Sciences  Sociales,  2008/2  (No63),  p.  353-­‐375.  (art.  cit.  p.  365).  L'auteur  reprend  ici  une  hypothèse  de  L.  Dumont,  formulée  dans  Homo  aequalis.  (p.  21-­‐22)  :  "le  totalitarisme  résulte  de  la  tentative,   dans   une   société   où   l’individualisme   est   profondément   enraciné,   et   prédominant,   de   le  subordonner  à  la  primauté  de  la  société  comme  totalité."  39  Hannah  Arendt,  Le  système  totalitaire,  Paris  :  Le  Seuil,  2005  [1972]  p.  213-­‐214.  40  Emile  Durkheim  interroge  en  effet  l'ethos  collectif  comme  le  fait  du  religieux,    il  traduit  "la  religion  qui  soutient   l’État   moderne   dans   la   société   industrielle."   (repris   par   V.   Descombes,   dans   "Pour   elle   un  Français  doit  mourir",  Critique,  (No366),  1977,  pp.  998-­‐1027)  41  Marcel  Gauchet,  "Religion  et  politique  :  état  des  lieux",  Les  chemins  de  la  connaissance,  France  Culture,  2002.   Disponible   en   ligne   :   http://gauchet.blogspot.fr/2006/08/religion-­‐et-­‐politique-­‐tat-­‐des-­‐lieux.html  [Consulté  le  12/04/15]  42  Marcel  Gauchet,  La  condition  politique,  Paris  :  Gallimard,  2005,  p.  331-­‐332.  

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téléologique : c'est "la fin de l'histoire finie"43. L'analogie totalitaire atteint là la limite de sa

pertinence : à l'heure où l'histoire renonce à produire le sens, la sacralisation ne s'applique

plus à un but commun (transcendant l'individu), vecteur de l'agrégation sociale en un tout,

mais "retombe" dans les normes (immanentes), ciment de l'assemblée humaine. Si

l'interprétation religieuse éclaire le modus operandi de la cohésion sociale, il faut donc la

comprendre dans un registre tout différent de celui qui fédérait la communauté traditionnelle

ou transformait la société en son pendant holiste monstrueux (le totalitarisme). Celle-ci doit

plutôt s'attacher à constater les conséquences de la mise au centre du lien social les valeurs

individualistes elles-mêmes, valeurs dorénavant "normatives", placées au-dessus de la loi44.

La normativité du religieux (actualisée par la transcendance) se reporte là sur les valeurs de

l'individualisme (liberté-égalité). Dans un tel paradigme, l'action collective n'est plus dirigée

par un but, mais se déploie dans un référentiel nécessaire qui en garantit la pérennité.

L'uniformisation observée, catalysée et régionalisée par le reliquat de holisme intériorisé par

les sociétés individualistes, correspond ainsi à un "dressage" autonome de chacun par lui-

même pour coïncider avec le vis-à-vis collectif, vis-à-vis incarné dans la figure de

personnalités publiques notoires45. L'agir, orienté vers l'intérêt particulier (sens subjectif), est

cependant déterminé par le jugement tacite de la "masse", mesuré à l'aune des valeurs

intériorisées traduites par la norme46. Du point de vue de l'ensemble, les comportements

individuels s'agencent donc par "groupes de statut", sous-ensembles liés par l'égalité de

niveau de prestige, qui reproduisent l'identité fonctionnelle des éléments des hiérarchies anté-

modernes47. Paradoxalement, l'autocréation de soi régénère la distribution par rôles des

acteurs de la société, à la différence que l'architecte est cette fois immanent, sa voix intérieure

à chacun et déplacée en amont de la conscience, exprimée finalement par la liberté

individuelle. Le cas du progrès illustre précisément cette dynamique : plutôt que de situer

dans l'horizon de l'action un telos identifié et désirable, celui-ci opère à sa source, la justifiant

totalement sans déporter sa légitimation sur son but. L'habitus techniciste s'autoalimente, la

seule possibilité d'agir suffisant à en motiver la réalisation dans le cadre ouvert par la

structure normative de l'individualisme. Le sens, l'orientation communautaire, les "grands                                                                                                                43  Marcel  Gauchet,  "Religion  et  politique  :  état  des  lieux",  Les  chemins  de  la  connaissance,  France  Culture,  2002.  44  Maesschalck   M.,   Pariente-­‐Butterlin,   I.,   Renault,   E.   et   alii.,   "Philosophie   des   normes",   in   Multitudes  (No34),   Automne   2008.   Disponible   en   ligne   :   http://www.multitudes.net/category/l-­‐edition-­‐papier-­‐en-­‐ligne/multitudes-­‐34-­‐automne-­‐2008/mineure-­‐philosophie-­‐des-­‐normes/  [Consulté  le  13/04/15]  45  Nous  nous  appuyons   ici   sur   la   lecture  de   la   "culture  postmoderne"  de  Peter  Sloterdijk,  Règles  pour  le  parc  humain.  Une  lettre  en  réponse  à  la  Lettre  sur  l'Humanisme  de  Heidegger,  (trad.  par  O.  Mannoni),  Paris,  Éditions  Mille  et  Une  nuits,  "La  petite  collection",  2000.    46  Max  Weber,  Économie  et  Société,  Les  catégories  de  la  sociologie  Pocket,  1995  (posth.  1921),  p.  4  47  Ibid.,  p.  935  et  938.  

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récits"48 à la fois régulateurs et moteurs, sont finalement caducs. La rupture des la tension

assurée par l'idéal mythologique (dans le sens élargi d'"objet d'espoir") aboutit alors à un

profond et paradoxal retournement de la perspective initiée par le christianisme : alors que le

Royaume des cieux instituait un bien transcendant qui justifiait en lui-même les efforts

déployés pour l'atteindre, l'agir moderne se situe dans un temps clos, aneschatologique, pris

dans un présent éternel qui reproduit la temporalité cyclique des société traditionnelles.

A l'échelle collective donc, l'individualisme prend la figure d'une unité paradoxale,

un tout macroscopiquement uniforme fondé sur la norme qui structure l'apparente anomie

moderne. Le totalitarisme, né de l'exacerbation de ces héritages holistes dans le substrat

atomisé de la société en constitue la caricature : il met à jour de façon explicite la force

idéologique des normes, leur modalité "religieuse" et leur conséquence sur l'organisation

sociale qui s'achemine vers une forme de fonctionnalisme empirique. Cette particularité de la

modernité conduit alors à une véritable décompression temporelle : privé de sa référence

eschatologique, le temps se replie sur lui-même, comprimé soudain dans un présent

permanent qui imite la cyclicité des systèmes palingénésiques. L'anthropologie de la

modernité en fournit donc une représentation paradoxale, à la lumière de laquelle celle-ci

semblerait à terme marquer un retour aux modes traditionnels d'organisation, de

temporalisation et de structuration de l'ensemble social.

A l'échelle individuelle pourtant, le "fait moderne", tel que détouré par la sociologie

durkheimienne et l'anthropologie comparative de L. Dumont, s'envisage sous un jour plus

profondément philosophique dans le sens où il se conçoit dans la perspective de l'homme-

sujet, comme un "mode d'existence" subjectif et singulier, non soumis à l'incertitude de

principe qui contrarie l'analyse des sciences humaines 49 . Sous la régularité des

comportements et les traits collectifs, la vie se déploie en effet d'abord dans le for intérieur du

"je", à partir de laquelle s'extériorisent les manifestations individuelles qui confluent et

s'interpénètrent pour dessiner les motifs de l'ensemble. C'est donc dès l'intime de ce sujet que

doivent s'envisager les logiques apparemment contradictoires de l'individualisme, qui atomise

pour uniformiser, égalise pour stratifier, et impose à la liberté, sous la forme de la norme, un

joug tacite implacable. De fait, du reste, l'individualisme concerne le sujet en premier chef et

dernier recours : il lui assigne la totalité de la valeur, faisant de l'ego l'acteur et la finalité de

                                                                                                               48  Jean-­‐François  Lyotard,  La  Condition  postmoderne,  éd.  Minuit,  1994  [1979].  49  A   ce   sujet,   voir   notamment   les   critiques   formulées   à   l'égard   de   L.   Dumont   par   V.   Descombes   ("Les  individus   collectifs")   et   Fransisco   Vergara   ("Les   erreurs   et   confusions   de   Louis   Dumont",  L'Économie  +politique  3/2001  (No11),  pp.  76-­‐98).  

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l'existence collective. Caractérisé par la pénétration et contamination des valeurs d'égalité et

de liberté dans la communauté humaine, le processus d'autonomisation de l'individu aboutit

en effet à la cristallisation de la valeur dans l'individu lui-même, il devient le centre de son

monde. La renonciation à la transcendance symbolisée par "la mort de Dieu"50, c'est-à-dire du

motif traditionnel du religieux qui justifiait les existences particulières dans le canevas

immuable du collectif, reporte ainsi sur chacun la charge de sa propre vie. La "religion de la

personne" institue chacun en motif absolu de son agir, charge que n'atténuent qu'à peine les

résidus holistes intégrés accidentellement, et qui, en regard du "progrès" toujours à venir font

figure de reliques obsolètes51. Le repli sur soi de la temporalité ne traduit donc pas

simplement la mécanique l'habitus moderne, mais met à jour un malaise plus profond que la

perspective ontologique élucide seule : la confrontation, soudain directe et inéluctable, de la

vie égologique avec sa fin. Confrontation rendue inévitable par le rejet des eschatologies

religieuses et la faillite des "idéologies historiques"52, qui libèrent l'espace intérieur pour la

pensée. Confrontation, , qu'exaspère la modalité de la vie moderne ; de fait, élevé au rang de

sa propre divinité, le sujet supporte d'autant plus mal l'évidence de sa mort, indépassable et

absurde. Comme le remarque Martin Heidegger, si l'humanisme et ses variantes ont tenu à

distance la mission principale de l'homme, leur échec ouvre en effet l'intériorité de l'ego,

"l'éclaircie de l'Être" (Lichtung : percée lumineuse), à la dilatation de sa "tonalité

fondamentale" (Grundstimmung : présence à soi), dans laquelle sa condition se révèle et

s'impose à lui simultanément dans toute sa radicalité : "  l'essence de l'homme repose dans son

ek-sistence"53. C'est-à-dire qu'il expérimente, en même temps que sa grandeur (il est "le

Berger de l'Etre"), son absolue impuissance vis-à-vis de sa position d'"être-jeté", placé là d'où

il peut accomplir sa tâche ontologique propre : "garder l'Être et correspondre à l'Être"54. Or

cette fatalité invincible de l'"être-là" se situe de fait en tension vis-à-vis de sa fin, enserrant

l'ego dans l'étroitesse d'une vie qui s'achemine inexorablement vers son terme : par la liberté

même qui le dispose face à la Vérité de l'Être, il est livré à l'angoisse (die Angst : la peur,

reprise du vocabulaire kierkegaardien).

                                                                                                               50  Friedrich  Nietzsche,  Ainsi  parlait  Zarathoustra,  Un  livre  pour  tous  et  pour  personne,  Société  du  Mercure  de  France,    Paris,  1903,  [1885]  p.  11.  51  Voir  à  ce  sujet  la  critique  de  la  modernisation  par  Walter  Benjamin,  qui  voit  dans  l'incommunicabilité  de   l'expérience   (Erfahrung),   symptôme   terminal   de   l'atomisation   de   la   vie   sociale,   la   tombée   en  désuétude  de  la  mémoire  et  du  passé.  52  Marcel  Gauchet,  "Religion  et  politique  :  état  des  lieux",  Les  chemins  de  la  connaissance,  France  Culture,  2002.  53  Martin   Heidegger,   Lettre   sur   l'humanisme-­‐Über   den   Humanismus,   (trad.  R.   Munier)   Aubier   éditions  Montaigne,  Paris,  coll.  bilingue,    1970.  (p.  81)  54  Ibid.,  p.  26  

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Expression dramatique de sa condition, cette coloration intérieure du sujet, parce

qu'elle coïncide avec le triomphe de la liberté qui sous-tend l'individualisme, marque un

changement profond dans la vie égologique. Loin d'être inexistante dans les communautés

traditionnelles, celle-ci se déploie cependant dans le sens de l'éternel retour assuré par la

palingenèse et qui neutralise la perspective de la mort comme fin. L'irruption du

christianisme ne rompt pas encore avec cette conception du trépas comme un "passage" qui

fonde le sens de l'existence toute entière : au contraire, avec la promesse du Royaume céleste,

c'est le monde lui-même qui est relativisé55 au profit de l'horizon béatifique ouvert par la

révélation. Et le retour au monde, précipité par l'intervention de l'Eglise dans le pouvoir

temporel, ne constitue pas encore une rupture de l'eschatologie chrétienne, mais correspond à

son incarnation ; chacun conduit alors sa vie à la lumière du Salut annoncé, vie tendue par

l'espérance qui fournit à la liberté individuelle un référentiel absolu, une structure intérieure.

La "mort de Dieu" et la renonciation aux idéaux politiques anéantit précisément cette

espérance et lui substitue de fait l'angoisse, la pesanteur d'être, la "charge" de la vie56 que

chacun doit porter pour lui-même, individuellement. La "libération de la liberté"57, c'est-à-

dire la liberté privée de telos communautaire, remise à elle-même, se reçoit ainsi finalement

comme un poids, la tâche autrefois déléguée au tout social de s'accomplir désormais soi-

même, individuellement. Le cadre moral, politique, spirituel de chacun n'est plus donné par le

groupe mais doit être construit par lui, assemblé par ses choix et ajusté sans cesse. A l'heure

où les valeurs de liberté et d'égalité prévalent et placent l'individu à l'épicentre de sa propre

vie, l'histoire change de forme. Elle n'est plus que "ce que nous en faisons avec nos pauvres

moyens humains"58, tramée dans les décisions personnelles et portée à mains d'homme. Or

cette assignation implacable, péremptoire et absolue de se construire soi-même et, par

extension, de produire l'histoire, exige de l'individu une énergie formidable et constante. Sans

relâche, il doit dessiner sa propre identité, jamais échue, toujours à conquérir et à défendre.

Energie qui, à force d'exercice, s'amenuise et s'épuise, le confrontant alors à "la fatigue d'être

soi"59. "Le déclin de la tradition se paye en difficulté d’être soi. La société d’après la religion

                                                                                                               55  Louis  Dumont  Essais  sur  l’individualisme,  Une  perspective  anthropologique  sur  l'idéologie  moderne.  Paris  :  Le  Seuil,  1983  56  cf   Michel   Henry   :   "La culture est l'ensemble des entreprises et des pratiques dans lesquelles s'exprime la surabondance de la vie, toutes elles ont pour motivation la « charge », le « trop » qui dispose intérieurement la subjectivité vivante comme une force prête à se prodiguer et contrainte, sous la charge, de le faire.", La Barbarie, Grasset, Paris, 1987, p. 172 57  Marcel  Gauchet,  "Religion  et  politique  :  état  des  lieux",  Les  chemins  de  la  connaissance,  France  Culture,  2002.  58  Ibid.  59  cf  Ouvrage  éponyme  du  psychiatre  Alain  Ehrenberg,  sous-­‐titrée  Dépression  et  société, Paris,  Odile  Jacob,  1998.   Troisième   tome   d'une   vaste   enquête   sur   les   modalités   psychologiques   de   l'individualisme,   ses  

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[...] est une société psychiquement épuisante pour les individus, où rien ne les secourt ni ne

les appuie plus face à la question qui leur est retournée de toutes parts en permanence :

pourquoi moi ? Pourquoi naître maintenant quand personne ne m’attendait ? Que veut-on ?

Que faire de ma vie quand je suis seul à la décider ?"60

Cette difficulté inédite à se dresser pour soi-même au devant de soi même et du

monde aboutit alors à des comportements apparemment paradoxaux. Soucieux de mettre en

perspective les traits majeurs de la modernité, A. Ehrenberg confronte des pratiques

censément incompatibles avec l'atomisation sociale : d'une part, il constate la

"spectacularisation" généralisée de la vie, mise en scène et largement partagée, dynamique

catalysée par les Nouvelles Technologies de l'Information et des Communications (NTIC) ;

d'autre part, il souligne la généralisation des tendances addictives, qui mettent à jour la quête

de sensations et de (con)fusion de soi avec le collectif. Or, ces deux aspects convergent dans

une recherche du divertissement, de la légèreté caractéristique de l'in-souci-ance ; ils

manifestent une volonté de neutraliser l'angoisse par l'oubli de soi et la pesanteur par l'activité

permanente, la stimulation incessante. Divertissement pascalien au sens plein : celui-ci

éconduit la pensée pour la préserver de considérer sa propre fin, il prévient l'entrée en soi-

même de l'ego où la vie se reçoit dans sa pleine gravité. Contre "l'esprit de sérieux", la

légèreté. Caractère superficiel qui ne satisfait pas cependant à une représentation fidèle de la

modernité, à laquelle Nietzsche reprochait précisément son "esprit de lourdeur"61. De fait,

l'exténuation de la morale religieuse explicite pour l'avènement des "droits inaliénables" de

l'individu laisse la place à une construction de soi qui s'effectue désormais dans le vis-à-vis

social, c'est-à-dire à partir de normes. Or ces normes, uniformisantes et orientées par

l'intégration inconsciente d'héritages holistes à l'échelle collective, sont, à l'échelle

individuelle, le symptôme d'un besoin : elles manifestent la nécessité pour la constitution

identitaire d'une structure de référence, d'un arsenal de valeurs extérieur à soi, dans lequel la

liberté trouve la matière de ses choix. Le visage singulier se compose ainsi selon le motif des

normes qu'il élit, contribuant par construction à en renforcer l'emprise. De sorte qu'au lieu des

principes moraux inspirés par la transcendance et maintenus par le sacré dans les

communautés traditionnelles, la société moderne institue malgré elle des lois tacites

arbitraires, sans justification sinon l'adhésion du grand nombre, et investie du pouvoir qui s'y

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       conséquences  sur  la  santé  psychique  des  personnes,  La  fatigue  d'être  soi  analyse  la  dépression  comme  la  maladie   de   la  modernité,   causée   par   le   surcroît   de   choix   offerts   à   chacun   et   l'impératif   reconduit   sans  cesse  de  son  initiative.  60  Marcel  Gauchet,  Le  désenchantement  du  monde,  Paris  :  Gallimard,  1985,  p.  302.  61  Friedrich  Nietzsche,  Ainsi  parlait  Zarathoustra,  Un  livre  pour  tous  et  pour  personne,  Société  du  Mercure  de  France,    Paris,  1903,  [1885]  p.  277.  

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attache. L'accablante pesanteur des structures anté-modernes se reporte finalement dans la

modernité avec d'autant plus d'efficacité que leur système de valeurs est implicite, immanent,

inséré dans le filigrane même de la genèse identitaire. Lourdeur qui réactualise alors

l'impératif cathartique de formes désinvoltes et vénielles de vivre, image mimétique de la

"superficialité par profondeur"62 des Antiques qui dans les Dionysiaques et Apollonides,

manifestaient leur conscience aigue du tragique de leur condition, de l'absurdité de la vie

humaine. La légèreté moderne cependant, parce qu'elle réagit à l'angoisse, c'est-à-dire au

"poids le plus lourd" de l'exigence de sens, que chacun, chargé qu'il est de s'accomplir lui-

même, s'efforce malgré lui de satisfaire, cette légèreté revisitée s'exacerbe dans des modes

d'existence nouveaux, déchirés entre la volonté de nier l'étau de l'angoisse et le besoin de

produire du sens. En miroir de la désinvolture volontaire, la réalisation de soi permanente

engendre en effet des formes collectives inédites, agrégées autours de nouveaux "grands

récits" dans lesquels la transcendance est produite par l'homme et dont la science est

l'expression cultuelle. D'un coté comme de l'autre, le temps est à la fois précieux et

inquiétant, riche en possibles et gros de la menace de la mort. Il devient ainsi l'ennemi à

vaincre : dans la science, il est rationalisé, découpé en tronçons invariant pour être maitrisé ;

dans la vie, il est accéléré, rentabilisé, dilaté en un présent perpétuel qui reconduit les mêmes

possibles. Contre la temporalité linéaire qui s'achemine inexorablement vers la fin de la vie,

l'homme moderne déroule son existence dans la répétition de l'instant présent, réinstaurant

ainsi le paradigme de la cyclicité du temps des sociétés traditionnelles : "La tradition vivait

de continuité et de transcendance réelle. La modernité, ayant inauguré la rupture et le

discontinu, s'est refermée sur un nouveau cycle."63

La modernité inaugurée par l'individualisme, alors qu'elle s'inscrit en rupture par

rapport à la tradition et se définit précisément dans cette désagrégation du modèle holiste qui

la caractérise, se compose un visage paradoxalement unifié. Esquissée à gros traits par

l'analyse synoptique que propose l'anthropologie comparative de L. Dumont, celle-ci apparait

d'abord comme le résultat d'un bouleversement effectif : l'irruption dans l'histoire humaine de

l'idéologie chrétienne. Brisant la boucle du temps qui assurait la stabilité des communautés

archaïques, le christianisme substitue à la palingenèse la perspective eschatologique du salut,

et convertit ainsi le chemin (ex-hodos) de la vie humaine en une véritable progression vers,

                                                                                                               62  Friedrich  Nietzsche,  Le  Gai  savoir,  Avant-­‐Propos,  Paris  :  Société  du  Mercure  de  France,  1901  [1885]  p.15  :  "Diese  Griechen  waren  oberflächlich  -­‐  aus  Tiefe  !"  63  Jean  Baudrillard,  Alain  Brunn,  Jacinto  Lageira,  "Modernité",   in  Encyclopædia  Universalis,  Disponible  en  ligne  :  http://www.universalis.fr/encyclopedie/modernite/  [consulté  le  13/03/15]  

Mathilde  THOMAZO       M2  ECH  ⏐6  &  7  Février  2015    

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une montée continue et acyclique jusqu'au Royaume céleste. La vie terrestre est ainsi

reléguée à une place secondaire. Avec le retour dans le monde du chrétien cependant, la

dimension matérielle est restaurée, elle se fait le préambule nécessaire du paradis promis qui

en instruit et en motive les modalités. Cependant, le renoncement aux idéologies soutenues

par la transcendance divine, d'abord, puis historique, aboutit à une rupture de tension de la

ligne du temps. Renonçant à l'idée d'un telos commun, l'individu, éclairé par sa raison,

s'institue alors comme la valeur finale, c'est l'avènement de l'ego. A l'échelle collective,

pourtant, l'individualisme ne provoque pas l'éclatement du tout en une multitude de

trajectoires singulières. Au contraire, se dessinent dans le grand nombre des comportements

individuels des ensembles réguliers, uniformes, des "masses", qui manifestent le "fait social"

d'une culture et dont le totalitarisme est la caricature monstrueuse. Celles-ci mettent ainsi à

jour l'hybridation des valeurs individualistes avec les héritages holistes régionaux,

hybridation qui influence la détermination des pratiques particulières cristallisées dans les

normes. Or ces normes tirent leur normativité d'une "foi" tacite, intériorisée, qui les rend

directement opératoires, c'est-à-dire contraignantes. Elles constituent finalement, dans le

paysage affranchi de la transcendance, le motif suffisant de l'agir, le référentiel immanent

dans lequel la vie s'effectue, soudain retournée sur elle-même, située dans un temps clos.

Temporalité que vérifie la tentative d'élucidation ontologique de l'individualisme : la

perspective individuelle qui complète la lecture anthropologique de la modernité conduit

également à un renversement du renversement. De fait, la remise à soi de la vie que provoque

la libération de l'individu impose à l'ego une confrontation avec sa propre fin dans laquelle se

noue l'angoisse de l'ek-sistence. La vie échoit alors comme une charge, fardeau porté seul et

sans interruption, responsabilité éreintante de devenir soi à la force de son propre poignet.

Ecrasé par la pesanteur d'une vie qui doit se justifier elle-même, l'individu se réfugie dans le

divertissement, la légèreté amnésique qui le fond dans la vie collective. Forcé cependant de

se réaliser, il se fait lui-même producteur et acteur de la transcendance, sous la forme de

nouveaux mythes catalysés par l'appareil normatif à partir duquel il se construit. Le temps est

alors maitrisé, réabouché avec lui-même dans l'éternel présent que restituent l'immédiateté et

la rentabilité selon lesquelles le sujet se vit. De sorte que la modernité, sous une variante

individualiste, réactualise par l'abandon de l'eschatologie chrétienne le modèle palingénésique

contre lequel elle s'est formée.