"La Mishnah et l'Etude: Une introduction." In: Shofar. 2007 (Nr. 286), Bruxelles/Brussels

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JUDAISME La Mishna et l'Etude La dernocratisation du savoir par les Tannar'rn I La Mishna La Mishna a 6t6 r6dig6e au troisidme sidcle, donc aprds la destruction du deuxidme tem_ ple (70 EC) et la suppression de la r6volte de Bar Kochba (lB5 EC). Elle est la descrip_ tion d'un paradis perdu. Elle imagine un monde oi le gouvernement d'Isra6l gravite autour du Temple de J6rusalem, lieu or) la Cour supr6me est 6tablie. Or, d i6poque Ae sa r6daction flnale le temple n'existail plus et I'accds i J6rusalem 6tait proscrit aux Juifs.2 Les historiens sont intiigu6s par le fait que la Mishna est une euvrJqui a surgi pour ainsi dire du <n6ant>. Il n,existe pas de documents ant6rieurs qui attestent sa par Ralph Bisschops, Dr. phil. 12 gestation. La tradition juive enseigne qu,elle aurait 6t6lamise par 6crit d,une longue tra_ dition orale, remontant jusqu,i la r6v6lation au Sinai. Les historiens actuels tendent plu_ t6t i croire qu'elle fut r6dig6e d,une tralte, tant sa coh6rence - aussi bien au niveau de la forme que du contenu _ est frappante, pour ne pas dire surprenante.B Les earact6ristiques formelles de la Mishna LaMishnatente de reconstruire une 6poque heureuse mais r6volue ainsi que la l6gis_ lation en vigueur en ce temps, mais dont une grande partie n,6tait plus applicable au moment de sa r6daction. Elle est i la fois nostalgique et utopique. Au niveau de la composition la Mishna est un document absolument unique dans toute la litt6rature juive. Selon Jacob Neusner, une des autorit6s les plus notoires dans l6tude historique du Talmud, elle pr6sente trois caract6ristiques qu,aucun autie docu_ ment de l'antiquit6 juive ne possdde: Premidrement, la Mishna nL fuit pas appel i l'autorit6 de Dieu et ne se r6fdrJque rare_ ment i la Torah (sauf dans le trait6 Auoth) son proc6d6 n'6tant pas ex6g6tique.a La Mis_ hna est un document ., stand alone >; c,est i I Jacob Neusner (1932) fit ses 6tudes i Harvard, oxford et ar Jewish rheological seminary of il regut son ordination de rabbin. II a 6t6 professeur dans plusieurs universit6s am6ricaines et est membre de flnstitute ofAdvanced study ) princeton. 2 "The (then non-existent) Israelite governme"ilr"rg]"".4 rv tne "econa-ceniuri phitosoptrers centers upon the (then non- existent) Temple' and the.(then foiniaaenl city, Jer"usalem. For the Tempie ir -Jr," prir,"ip"l focus. There the highest court is in - s,ession; there the high priest reigng.', lNe"sner 1ggg, g7) 3 "what is veiled from active, systematic inquiry, even recognition is each document's character as a distinct, idiomatic literary @uvre' authored' not simply compiled, by some person or persons with their own agenda, outlook, style, purpose, and social . provenance.,' (Lightstone2002, Z) ' ;If#tJ.Tllnever invokes Godi name as source of truth, and onty occasionally even cites proof-texts of scripture,s raw.,

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JUDAISME

La Mishna et l'EtudeLa dernocratisation du savoirpar les Tannar'rn

I La MishnaLa Mishna a 6t6 r6dig6e au troisidme sidcle,donc aprds la destruction du deuxidme tem_ple (70 EC) et la suppression de la r6voltede Bar Kochba (lB5 EC). Elle est la descrip_tion d'un paradis perdu. Elle imagine unmonde oi le gouvernement d'Isra6l graviteautour du Temple de J6rusalem, lieu or) laCour supr6me est 6tablie. Or, d i6poque Aesa r6daction flnale le temple n'existail pluset I'accds i J6rusalem 6tait proscrit auxJuifs.2 Les historiens sont intiigu6s par lefait que la Mishna est une euvrJqui a surgipour ainsi dire du <n6ant>. Il n,existe pasde documents ant6rieurs qui attestent sa

par Ralph Bisschops, Dr. phil.

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gestation. La tradition juive enseigne qu,elleaurait 6t6lamise par 6crit d,une longue tra_dition orale, remontant jusqu,i la r6v6lationau Sinai. Les historiens actuels tendent plu_t6t i croire qu'elle fut r6dig6e d,une tralte,tant sa coh6rence - aussi bien au niveau dela forme que du contenu _ est frappante,pour ne pas dire surprenante.B

Les earact6ristiques formelles de laMishnaLaMishnatente de reconstruire une 6poqueheureuse mais r6volue ainsi que la l6gis_lation en vigueur en ce temps, mais dontune grande partie n,6tait plus applicable aumoment de sa r6daction. Elle est i la foisnostalgique et utopique.Au niveau de la composition la Mishna estun document absolument unique dans toutela litt6rature juive. Selon Jacob Neusner,une des autorit6s les plus notoires dansl6tude historique du Talmud, elle pr6sentetrois caract6ristiques qu,aucun autie docu_ment de l'antiquit6 juive ne possdde:Premidrement, la Mishna nL fuit pas appeli l'autorit6 de Dieu et ne se r6fdrJque rare_ment i la Torah (sauf dans le trait6 Auoth)son proc6d6 n'6tant pas ex6g6tique.a La Mis_hna est un document ., stand alone >; c,est i

I Jacob Neusner (1932) fit ses 6tudes i Harvard, oxford et ar Jewish rheological seminary of il regut son ordination de rabbin. IIa 6t6 professeur dans plusieurs universit6s am6ricaines et est membre de flnstitute ofAdvanced study ) princeton.2 "The (then non-existent) Israelite governme"ilr"rg]"".4 rv tne "econa-ceniuri

phitosoptrers centers upon the (then non-existent) Temple' and the.(then foiniaaenl city, Jer"usalem. For the Tempie ir -Jr,"

prir,"ip"l focus. There the highest court is in- s,ession; there the high priest reigng.', lNe"sner 1ggg, g7)3 "what is veiled from active, systematic inquiry, even recognition is each document's character as a distinct, idiomatic literary@uvre' authored' not simply compiled, by some person or persons with their own agenda, outlook, style, purpose, and social.

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;If#tJ.Tllnever invokes Godi name as source of truth, and onty occasionally even cites proof-texts of scripture,s raw.,

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absolument nouveau dans I'6cri- sa justice y occupent une placeture juive. Ni le Tanakh, ni les LA MiShnA pr6dominante dans l'exercicedocuments de Qumram ne pr6- du pouvoir judiciaire (il infligesentent une telte ;;;.;il; reconstirwitune ou trdonnJrr," grande partieCertes, Abraham et Moise dia- dpOqUe hetrygUSg des punitions), or aucun Etat ne

fut jamais d'6ga1 e A;i:; il; muis rdaolue' tement d Dieu dans l'exercice dutradition oi la pens6e se d6ve- Elle est dlAfOiS droit. Il a besoin d'un pouvoirloppe sous forme de discussionentre 6gaux est ra ph,osophie 'ttostalgique et .,"Y"l'r:-'ffi"

;'Jlfiilh1""5ll;grecque. Dans les "Dialogues" UtOpiqUe. que d'une l6gislation qui exclutde Platon nous assistons aux toute incertitude. La Mishna

dire un document autonome, sufflsant i lui-m6me.Deuxibmement, les chapitres de la Mishnasontpr6sent6s sous forme d'appel i un d6bat.Elles contiennent g6n6ralement au moinsdeux afflrmations conflictuelles. Ceci est

discussions de Socrate avec les philosophesde son 6poque (les sophistes). Pour cetteraison Jacob Neusner, sans rentrer dans desquestions de flliation, soutient avec fermet6que la Mishna tient Ie m6me discours que laphilosophie grecque.Troisibmement Ia Mishna est r6dig6e,contrairement )r Ia Torah, sous forme d'in-ventaire. Elle 6numdre et classifle lescomposantes 6conomiques et politiquesdu monde r6volu et id6al. C'est donc uneentreprise <scientiflque> dans la mesureof science 6quivaut e << classiflcation >>.

La Mishna classifle, dresse des tableauxallant de l'abstrait au concret, du sup6rieur) I'inf6rieur. Le savoir 6tal6 dans la Mishnas'articule donc sous forme de <<listes>>, decat6gories, aussi bien des choses naturellesque surnaturelles. En ceci Ia Mishna procb-derait, selon Neusner, 6galement comme Iapens6e grecque.

La gouvernanee et la jurisprudence deI'Btat id6alMais les cat6gories de la Mishna ne sont pas

seulement un jeu de l'esprit. Elles sont desinstruments indispensables afln d'assurer lagouvernance et Ia jurisprudence d'un Etat.La Torah en tant que telle ne sufflt pas ircr6er un Etat viable car elle ne donne quedes directives g6n6rales. De surcroit Dieu et

d6flnira la comp6tence et Ia compositiondes tribunaux et ajoutera des lois lir or) celas'avdre n6cessaire.

Quelques exemples de classiflcation ) t-,mishnaique I.JVoici quelques pr6cisions essentielles quela Mishna apporte et qui ne se trouvent quesous forme d'6bauche dans Ia Torah.La Mishna 6tablit les 10 degr6s de saintet6 remon-tarrt de Ia terre d Isra€l jusqu'au tabernacle.La Mishna dresse la liste des pouvoirs: 1. Dieu(qui chAtie les transgressions rituelles volon-taires), 2. le Temple (qui permet l'expiation destransgressions involontaires), 3. la royaut6(pouvoir ex6cutif), 4. les diff6rents tribunaux(allant du droit civil au droit p6nal).Elle discerne (entre) Ies principes juridiques(<pdres> ou avoth) et les devoirs d6duits deces principes (< enfants >> ou toledot). Les 39travaux interdits le Shabbath sont des avoth,les interdictions qui d6coulent de chacun deces principes sont les toledot.La Mishna classifle les actions humainessous un vaste 6ventail dbptiques afln de ren-

5 "In the Mishna's representation of matters, the sages always "knew and criticized one another's ideas," just as did the earlyGreek philosophers." (Neusner 1999, 103)

6 "Their intention is to create nothing less than a full-scale Israelite government, subject to the administration of sages. Thisgovernment is fully supplied with a constitution and bylaws. It makes provision for a court system and procedures, as well as afull set oflaws governing civil society and criminaljustice. " (Neusner 1999, 87)

JUDA.[SME

dre plus stre leur 6valuation par un tribunal. entendu, le devoir de l'6tude est inscrit dansElle discerne leurs conditions au d6part7, le la Torah dans Ia mesure oi il est inclus dansnombre de transgressions qu'elles causent8, le commandement <<tu les inculqueras )L tesleurs cons6quences concrbtes e, juridiquesrO et enfants>> (Dt. 6,7).14 I-lapport le plus sensa-cultuellesll. Telle analyse de nos actespermet, tionnel de la Mishna est que l'6tude devientde surcroit, d'aiguiser la conscience que nous la mitsvah supr6me.avons de ce que nous sommes et ce que nous Le primat de l'6tude devient d6jlr manifestefaisons. L'art de la pens6e rabbinique 6tait dans un texte que nous lisons jour aprdscelui du discernementlz. jour dans I'offlce du matin. Il s'agit de la Mis-

hna p6ah que les rabbis ont ins6r6e - et pourLa description d'un Etat virtuel cause ! - dans notre liturgie (voire << elouLa Mishna est la description m6ticuleuse devarim>). Elle traite des commandementsd'un Etat, oi les conditions <qui n'ont pas de mesure>> et

par le fait que la terre pro- DAhS lA MiShnA de la Torah 6quivaut i tous cesmise est habit6e par Isradl l,fitUdgd,elATOfAh commandements> (talmud(etIsra6lseulementrs),oiles -,--: ,t ,_-_J Torah keneged koulam). Ce

sacriflces peuvent Otre appor- deaient le deAOir ""r."t signale , une v6ritable

t6s et Ia dime peut 6tre pr6le- de ChAqUe JUi,f,, r6volution, surtout parce qu'ilv6e. Contrairement aux id6es -,, ? .. " s'adresse )L tout un chacun.regues, la Mishna n'est pour- -r)ue ne SeJa?'c pas Avant, dans le Tanakh, I6tudetant pas un ouvrage religieux pyf pfOCUrAtiOn de la Torah 6tait l'apanage des

r , a proprement parler. Tout pr6tres (Kohanim) et des rois.a+ en restant la constitution d'une th6ocratie On pourrait y inclure les prophEtes, mais

elle clarifle ou ajoute tous les 6l6ments qui pas au niveau institutionnel. Les prophd-en font 6galement un Etat de droit. Il est tes s'occupaient de la Torah d'une manidreint6ressant d'observer qu'au moment de sa qu'on appellerait maintenant <free-lance>>.

r6daction cet Etat r6tait un Etat virtuel par Il travaillaient de fagon ind6pendante, irexcellence. Sous cet aspect Jacob Neusner leurs propres risques et p6rils. Il importesoutient ir juste titre que la Mishna est une 6galement de noter qu'ils s'adressaient@uvre philosophique. C'est vrai dans Ia avant tout aux rois et aux leaders politiquesmesure or) elle ne contient ni un enseigne- ou religieux. Le peuple 6tait cens6 avantment religieux, ni une l6gislation qui pou- tout d'ob6ir i la Torah, non pas de 1'6tudier.vait s'appliquer telle quelle i 1'6poque de sa Pour 6tre plus pr6cis: Les documents bibli-mise par 6crit. ques qui enjoignent au commun des mortels

de l'6tudier font d6faut. Dans la Mishna, parII L'6tude, exigence eentrale de contre, I'6tude de la Torah devient le devoir

la Mishna (Pirk6 Avoth) dechaqueJuif.L6tudenesefaitpasparpro-MGme si de nos jours la Mishna n'est connue curation. La thdse centrale des Pirk6 Avothque de quelques experts, f immense appel est que l'homme a 6t6 cr66 pour 6tudieri l'6tude qui 6mane de cet ouvrage est pro- (Avoth 2, 8). C'est dans l'6tude que l'hommefond6ment ancr6 dans tous Ies ceurs. Bien trouve sa vraie et seule destin6e.

7 Permis ou interdit, intentionnel ou inconscient.8 Un seul acte peut en comprendre plusieurs (dans Ia langage du Talmud "plusieurs transgressions").e Les dommages qu'elle cause.ro La sanction qu'elle entraine.tr Le degr6 d'impuret6 qu'elle confire, les sacrifices que sa r6paration exige.12 "The rabbi is the one who can multiply and ramify defining and differentiating factors in order to better distinguish one case

from another, where others can perceive or create no differentiation at all." (Lightstone,2002, 184)

€* shofar rsruvn

Et la Mishna ne manque pas d'6tre claire,voire menagante }, ce sujet: Celui qui n'6tu-die pas la Torah ne m6rite pas de vivre,(Avoth, 5, 13) il risque la mort et m6me leGehinnom (Avot 1, 5). Celui, en revanche,qui 6tudie m6rite le monde iL venir (Avoth,2, 7).Il ne faudrait pas se dire <j'6tudieraila Torah quand j'aurai le temps >> car il estpossible qu'on ne l'aura jamais (Avoth, 4) ;

le c6ldbre proverbe <im lo archav, matai ?>(<si pas maintenant, quand?>) s'appliquaitoriginairement i l'6tude (Avoth 2,14). Chacun doit se chercher unmaitre et un compagnon d'6tude(Avoth 1, 6 ; f,fO). Shammai aconseille de faire de l'6tude unediscipline r6gulidre (Avot 1, 15). iln'y a d'homme libre que celui quiest vers6 dans l'6tude de la Torah (Avoth 6,2). Ces quelques extraits pris au vol expri-ment un renversement de la hi6rarchieancienne. Ce qui avant 6tait le privildge despr6tres et des rois devient maintenant ledevoir de chaque Juif: l'6tude.

La dimension politique de l'6tudeMais d'or) vient cette insistance soudainesur l'6tude ? Une 6bauche de la r6ponse setrouve dans Mishna Horayot 3: 6-8: <Uncohen a priorit6 sur un l6vite, un l6vite surun Isra6lite, un Isra6lite sur un bdtard (mam-zer), un bitard sur un nathin (descendantdes Gib6onites), un nathin sur un converti,un converti sur un esclave 6mancip6. Cetteordre des priorit6s s'applique si tous sont6gaux sous d'autres aspects. Si, par contre,le mamzer est un 6rudit et Ie cohen gadol unignorant, le bitard 6rudit a priorit6 sur lecohen gadol (grand-pr6tre).15 >>

Le fait que dans cette hi6rarchie un mamzerqui a 6tudi6 l'emporte sur un prGtre ignorantest en tant que tel une r6volution sociale. Le

pour pouvoir dire <<non>> ilDhOmme faut d'abord savoir. Vue sous2. U "6td crdd pour iiti#ji;:i'Jf""":"'avant

tout

dmdier(Aaoth 2, g).

3H[" et subsistance mat6-

contexte du trait6 Horayot nous en apporte6galement la raison. Cette Mishna porte surles erreurs judiciaires. Il se peut que l'auto-rit6 ou un tribunal se trompe. Il faut doncdes personnes sufflsamment instruites pourcontester ces erreurs.lo MOme si I'6tude estune valeur en elle-m6me, comme le veutIe Pirk6 Avoth, elle rev6t 6galement unegrande importance sociale et politique. Un6tat qui ne compte pas parmi ses citoyensdes contestataires, court iL sa perte. Mais

Tous les maitres de la Mishna s'accordentsur le fait que I'6tude doit 6tre accompagn6ed'une profession. En l'absence d'un gagne-pain r6gulier l'6tude mdnerait au p6ch6(Avoth2,2). Li6tude ne doitpas nonplus nous I t-apporter des b6n6flces concrets. Qu'elle ne lCsoitpas <<une pelle avec laquelle on creuse, >>

enseigne Rabbi Tzadok (Avoth 4,5b). EtHiltel d'ajouter: <<Chacun qui tire proflt deI'enseignement de IaTorah, 6loigne savie dumonde. " (4, 5c). En d'autres termes: L6tuden'est pas une valeur 6conomique. Ce titre nerevient qu')r la propri6t6 foncidre, qu'il fautcontinuer ir cultiver. Pour rappel, la Mishnan'octroie qu'une place subordonn6e i I'ar-gent, consid6rant le troc comme transactionid6ale,17 et endigue la sp6culation. Cet id6alantique subira un profond changement dansles documents ult6rieurs r6dig6s pendantIes sidcles suivant la cl6ture de Ia Mishna.Ce changement s'illustre notamment par lal6gende suivante (L6vitiqe Rabbah 34, 16),datant du SEme sidcle: Rabbi Tarfon donnab Rabbi Akiva une somme d'argent en lui

13 En ceci Ia Mishna se montre plus exigeante que Ia Torah.la Maimonide, Sefer Hamitsvoth, P 10-1315 Remarquons que cette Mishnah ne pr6cise pas en quoi l'un a priorit6 sur I'autre, son but est donc d'6tablir une hi6rarchie dans

I'absolu entre les diff6rentes classes de la soci6t6 isra6lienne. Cette manidre de classifler les choses (dans I'absolu, sans cons6-quences concrEtes) fait partie du programme de la Mishna, voire Jacob Neusner (1992), p. 161.

t6 Je dois cette analyse i Neusner (2002), p.2917 Neusner (1992), p.68.

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disant <achdte un morceau de terre, pour imm6diated'une6conomiedemarch6.Tandisque nous puissions en tirer notre subsis- que dans l'6conomie rurale chacun sbccupaittance et 6tudier la Torah ensemble., Que de tout, I'6conomie de march6 n6cessite laflt Rabbi Akiva ? Au lieu d'acheter un lot, sp6cialisation. De nombreux textes tenterontil fonda, au d6sarroi de Rabbi Tarfon, une d'illustrer que 1. la Torah est une richesseyeshivah. . mat6rielle et2. que celui qui offre des dons irCe texte signale que c'est le savoir qui consti- des sages deviendra riche )r son tour. Le faittue la richesse et non pas la terre. M6me que la Torah est pergue comme valeur mat6-si Rabbi Akiva, un Tanna,l8 flgure comme rielleestillustr6parunel6gendeselonlaquelleprotagoniste l6gendairere dans Ardavan envoya une perle }r unce document, celui-ci est en SA^S rabbi en lui demandant de luicontradiction flagrante avec renvoyer quelque chose dhussil'espritdelaMishna.zoIlimporte COnteStOtA'i,feS, pr6cieux. Grande fut sa d6cep-de ne pas voir dans 1'6quation Un EtAt COUft d, tion.lorsqu'il regut en retour un<6tude 6gale richesse> une *-- -,--:- "-. - _ petitrouleaudemezuzah.Arda-image pieuse mais un-renverse- SA pefte. DdtUde van r6pondit: <Je thi envoy6ment radical de I'6conomie de la e$ AAAfLt tOUt'Un une perle d'une valeur inesti-Mishna. Alors quhuparavant la , . mable et tu me rends quelquerichesse 6tait d6flnie en termes deaoir citoyen ;h;; q,ri.," cotte que quelques

de propri6t6 foncidre, celle-ci sous.>> Le rabbi de r6pondre:se voit maintenant supplant6e par le savoir <Je t'ai envoy6 quelque chose qui veillera suret I'enseignement.2l Car, en effet, au fll du toipendanttonsommeil.>>24

r ^t temps l'6tude deviendra progressivement uneIO source de revenus mat6riels. Les rabbis insis- L'6tude versus I'autorit6 du sage

teront surle fait,quil est impossible de com- La croyance que celui qui donne aux sagesbiner l'6tude avec une autre activit6. Dans ce feraitlui-m6mefortune (voirsupra) estillustr6econtexte apparaissent les midrashim qui rela- par la l6gende selon laquelle un philanthropetent qu'en 6tudiant un passage difficile l6tu- appauwi vendit la moiti6 de son champ pourdiant perd ses forces physiques.zz L'6tude des lbffrirlrunrabbiquivisitasonvillage. Enguisetextes sacr6s ou halakhiques ext6nue et fra- de reconnaissance Ie rabbi lui octroya l'hon-gilise. La r6mun6ration des rabbins s'av6rait neur d€tre assis i c6t6 de lui. Mais lav6ritableincontournable, mais se trouvait en contradic- r6compense vint plus tard: Notre philanthropetion flagrante avec I'enseignement de la Mis- trouva un tr6sor dans la partie du champ quihna, selon laquelle Ie sage devrait exercer un luirestait.zs I-lon imagine facilement les supers-m6tier et 6tudier pendant ses loisirs.z3 A cela titions qui se grefferont sur telles donn6es. Ashjoute le fait que I'r5conomie, sous Ia domina- l'6tude de la Torah, de la Mishna et surtout dution romaine, 6tait une 6conomie de march6 Talmud26 seront attribu6s des effets salvateurs,avec l'argent comme ressource primordiale. quidoivent6trecomprisdansunsensconcret:Or, Ia division du travail est une cons6quence la gu6rison de la maladie, la prosp6rit6 et la

18 Maitre de la Mishna.te En l'6tat actuel des recherches les attributions de paroles ir des sages de la Mishna ne sont pas toq,ours cr6dibles.20 Neusner, 1992, p. 165.21 Neusner observe ce reversement des notions 6conomiques dans son chapitre "The Transvaluation of Values" in

" The Transfor-

mation of Judaism from Philosophy to Religion " (1992), pp. 151- 182.22 Par exemple L6vitique Rabbah,ll;22, L23 Neusner (1992), p. 175.2a Talmud Yerushalmi, Pdall,1725 Pesiqta de Rav Kahana, 5'.4,226 William Scott Green (1995, p. 32) observe que I6tude du Talmud tendait progressivement ir supplanter celle de Ia Torah ou de Ia

Mishna (cf. Yerushalmi, Shabbat, 16,1).27 Neusner (1995), p.46.

i* shofar lsruJil

r6curit6 en temps de guerre.27 Le sages 6taientpergus comme les d6fenseurs de la cit6 et, dansune 6poque plus tardive, 6taient exempts des[axes destin6es i construire les remparts de laville, parce que leur 6tude de laTorah laprot6-gerait.28 Dans un article aussi 6rudit que persi-fleur William Scott Green (Universit6 de Miami)afflrme que l'image d'Epinal du rabbi qui sevouait i l'ex6gdse des signiflcations multiplesde Ia Torah serait issue de milieux protestantsadmiratifs (!). En r6alit6 l'interpr6tation de IaTorah 6tait fortement codifl6e et 6vitait touteincertitude.2e Si quelqu'un voulait 6tre un bonJuif, il ne sufflsait pas d'6tudier les Ecritures,il fallait 6galement se soumettre i l'autorit6 dusage.30 Assurer la continuit6 du judai'sme sousdes conditions politiques et 6conomiques aussidramatiquement diff6rentes n6cessitait peut-6tre les concessions ) Ia d6votion populaire quenousvenons dbbserver. Ll6conomie de march66tarrt en vigueur, le sage doit, pour le dire avecWilliam Scott Green, <d6velopperune sociolo-gie du savoir qui le rend irremplagable>3r et lerecours aux superstitions est le moyen Ie plusfacile pour arriver i ces flns. Force est d'ajouterque, parmi toutes les superstitions possibles,celle qui confdre une aur6ole au liwe, ) I'6tudeet i l'enseignement est probablement la moinsnocive. La situation n'a pas fortement chang6depuis lors, et cela n'est pas seulement waipour les communaut6s juives. La sp6cialisationscientiflque a de plus en plus comme corollairel'ignorance ainsi qu'une v6n6ration pseudo-reli-gieuse des universit6s et de son corpsprofesso-ral. Par rapport au monde acad6mique actuel,le penseur Baruch Spinoza, qui gagnait sa vieen polissant des lentilles, est l'incarnations6culidre du sage de laMishna.

ConclusionLa notion de c6sure entre la Mishna et les6crits ult6rieurs, introduite par Neusner, ser6vdle judicieuse. Dans la Mishna I'6tude dela Torah est une source de m6rites, dans lesdocuments ult6rieurs (Talmud, Midrashim)

- ***r(,rra,rrr9.2e William Scott Green, op. cit. p. 4230 The Hebrew Scriptures in Rabbinic Judaism (1995), p. 39.s1 Op. cit. p. 39.

elle deviendra une source de richesses mat6-rielles et une cause de bien-6tre et de succds.Alors que dans la Mishna le sage est haute-ment valoris6 parce qu'un Etat ne peut existersans contestataires, il deviendra progressive-ment celui quimonopolise le savoir qui i sontour rev6t de plus en plus un caractdre magi-que. Ressourgons-nous dbs-lors h l'enseigne-ment initial de la Mishna selon lequel l6tudeest le devoir de tout Juif et qu'il ne fatit pas selaisser d6courager par le fait que l'expertisedes autres peut surpasser de loin la n6tre.C'est grice b cet id6al mishnaiQue que nousrencontrons au cours de l'histoire juive tousces hommes et ces femmes qui travaillaient lejour et 6tudiaient la nuit. C'est bien cet effortau cours de deux mill6naires qui, au granddam des puissants de cette terre, nous a ren-dus si difflcilement manipulables.

Ouvrages cit6s:Die Mischna (traduite et annot6e par DietrichCorrens). 2005.Wiesbaden: MarixVerlag. J-Green, William Scott. 1995. The Hebrew I (Scripture in Rabbinic Judaism in: Neusner,Jacob. Rabbinic Judaism, Structure andSystem. Minneapolis : Fortress Press.Lightstone, Jack N. 2002. Mishnah and theSocial Formation of the Early RabbinicGuild: A Socio-Rhetorical Approach. Water-loo (Canada): Wilfrid Laurier UniversityPress.Moise Maimonide. (6d. 1878) Le Livredes Commandements. Lausanne: LAged'HommeNeusner, Jacob. 1992. The Transformation ofJudaism from Philosophy to Religion. Urbana& Chicago: University of Illinois Press.Neusner, Jacob. 1999. The Four Stages ofRabbinic Judaism. New York: Routledge,1999.Neusner, Jacob. 2002. How the TalmudWorks. Leiden/Boston: Brill.Talmud Bavli. (6d. 1989 par Isidore Epstein).London: The Soncino Press. ffi