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Genre, sexualité & société 10 | Automne 2013 : Éros parisien Dossier « La chère et la chair » : gastronomie et prostitution dans les grands restaurants des boulevards au XIX e siècle “To eat well”: Gastronomy and Prostitution in the “Restaurants des Boulevards” during the Nineteenth Century LOLA GONZALEZ-QUIJANO Résumés Français English Les premiers restaurants se concentraient au Palais-Royal et la gastronomie parisienne fut donc associée dès ses débuts aux autres plaisirs sensuels de la capitale. À partir de la Monarchie de Juillet, les sociabilités et les loisirs du Tout-Paris et du demi-monde ainsi que les images associées à la gastronomie et au restaurant contribuèrent à l’érotisation de plus en plus prégnante des grands restaurants parisiens et des cabinets particuliers. Sous le Second Empire, les restaurants des boulevards détrônèrent définitivement les établissements « historiques » du Palais-Royal et devinrent les hauts lieux de la cuisine française tout autant que les espaces incontournables de la vie parisienne littéraire, artistique et demi-mondaine. Des débuts de la III e République jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces établissement renommés capitalisèrent l’« Éros de la bonne chère » au point de devenir non seulement lieux de plaisir et de tourisme culinaire mais aussi lieux de prostitution et de tourisme sexuel. With the concentration of the first restaurants in the Palais-Royal, Parisian gastronomy has been associated from the beginning with other sensual pleasures of the French capital. From the time of the July Monarchy, the sociability and leisure of « Tout-Paris » and the « demi-monde », associated with social representations of gastronomy and restaurants, contributed to the ever growing eroticization of the “restaurants des boulevards” and other private dining rooms. During the Second Empire, those “restaurants des boulevards” replaced Palais-Royal’s “historic” establishments, becoming the Mecca of French cooking and at the same time vital places for literary, « La chère et la chair » : gastronomie et prostitution dans les ... http://gss.revues.org/2925 1 sur 16 16/11/2014 08:57

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Genre, sexualité &société10 | Automne 2013 :Éros parisienDossier

« La chère et la chair » :gastronomie et prostitutiondans les grands restaurantsdes boulevards au XIXe siècle“To eat well”: Gastronomy and Prostitution in the “Restaurants des Boulevards” during the NineteenthCentury

LOLA GONZALEZ-QUIJANO

Résumés

Français EnglishLes premiers restaurants se concentraient au Palais-Royal et la gastronomie parisiennefut donc associée dès ses débuts aux autres plaisirs sensuels de la capitale. À partir de laMonarchie de Juillet, les sociabilités et les loisirs du Tout-Paris et du demi-monde ainsique les images associées à la gastronomie et au restaurant contribuèrent à l’érotisationde plus en plus prégnante des grands restaurants parisiens et des cabinets particuliers.Sous le Second Empire, les restaurants des boulevards détrônèrent définitivement lesétablissements « historiques » du Palais-Royal et devinrent les hauts lieux de la cuisinefrançaise tout autant que les espaces incontournables de la vie parisienne littéraire,artistique et demi-mondaine. Des débuts de la IIIe République jusqu’à la PremièreGuerre mondiale, ces établissement renommés capitalisèrent l’« Éros de la bonnechère » au point de devenir non seulement lieux de plaisir et de tourisme culinaire maisaussi lieux de prostitution et de tourisme sexuel.

With the concentration of the first restaurants in the Palais-Royal, Parisian gastronomyhas been associated from the beginning with other sensual pleasures of the Frenchcapital. From the time of the July Monarchy, the sociability and leisure of « Tout-Paris »and the « demi-monde », associated with social representations of gastronomy andrestaurants, contributed to the ever growing eroticization of the “restaurants desboulevards” and other private dining rooms. During the Second Empire, those“restaurants des boulevards” replaced Palais-Royal’s “historic” establishments,becoming the Mecca of French cooking and at the same time vital places for literary,

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artistic and demi-mondaine Parisian lifestyle. From the Third Republic to the FirstWorld War, those establishments capitalized on the “Eros of good food” to becomeplaces of not only culinary pleasure and gastronomic tourism but also of prostitutionand sexual tourism.

Entrées d’index

Mots-clés : gastronomie, érotisme, loisirs, prostitution, histoireKeywords : gastronomy, erotiscism, leisure, prostitution, history

Texte intégral

En juillet 1789, le prince de Condé part en exil, laissant la plus grande partiede son personnel livré au chômage ; avant la fin de l’année, Robert, quidirigeait ses cuisines, ouvre un restaurant. Pour Jean-Paul Aron, cereclassement est plus qu’un symbole, il cristallise des aspirations éparses etdonne le coup d’envoi d’un nouveau régime alimentaire (Aron, 1978). Lerestaurant précède certes la Révolution française, mais son essor est cependantlié à la massification de la consommation alimentaire au XIXe siècle (Flandrin etMontanari, 1996), qui s’étend alors à toutes les catégories sociales (Girveau,2001). Bien que la gastronomie française, au XIXe siècle, doive beaucoup auxcuisines régionales, c’est à Paris que se forme et s’impose un nouvel art de latable qui suscite un commerce intense, un style original et surtout unemythologie culinaire incomparable (Aron, 1978).

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Manger loin de chez soi, dans un lieu public, n’est en effet plus ressenticomme une contrainte mais comme un plaisir. La sortie au restaurant devientdès le début du XIXe siècle l’une des activités d’agrément et de loisir les plusréputées de la capitale (Spang, 2000). Jusque dans les années 1830, les Frèresprovençaux, Véry ou Véfour connaissent une vogue considérable avant d’êtresupplantés, comme pour les autres activités du Palais-Royal, par lesétablissements du Boulevard. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet,de nombreux cafés, souvent les plus luxueux et les plus réputés comme le Caféde Paris, le Café Riche ou le Café Anglais, deviennent aussi des restaurants.Leur décor, leur tenue et leur cuisine constituaient des modèles du genre.Jusqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale, la fréquentation d’unétablissement des grands boulevards était l’un des must de la visite ou duséjour à Paris (Moret, 1992 ; Vajda, 2008). Autour de 1900, la vogue deMontmartre ne toucha que partiellement la gastronomie parisienne, lesétablissements à la mode (Lucas, Maxim’s, Paillard), se situant plutôt autour dela Madeleine et des Champs-Elysées.

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Les restaurants et la gastronomie parisienne du début du XIXe siècle furentétroitement associés aux autres plaisirs sensuels du Palais-Royal. Mais, à partirdu Second Empire, les restaurants des boulevards capitalisèrent l’« éros de labonne chère » au point de devenir non seulement des lieux de plaisir et detourisme culinaire mais aussi des lieux de prostitution et de tourisme sexuel.Quels sont les liens entre gastronomie et galanterie ? Pourquoi l’activitéprostitutionnelle est-elle si importante dans les grands restaurants ?

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Comprendre l’imbrication des plaisirs de la table avec ceux de la chairnécessite bien entendu de s’intéresser à la prostitution gastronomique et à ses

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Le mauvais genre du restaurant

modalités, mais aussi à la place des femmes en tant que clientes des grandsétablissements parisiens, ainsi qu’à l’importance du repas pris au restaurantdans les pratiques et les représentations du Tout-Paris. Les restaurantsoccupaient une place spécifique parmi les lieux de divertissement où s’étalaientla richesse bourgeoise, la mode féminine et la consommation ostentatoire :théâtres, cafés, bals, etc. (Harvey, 2011, 340). Lieux d’exhibition, ilspermettaient aussi aux Parisiens d’échapper à l’emprise moralisatrice del’intimité bourgeoise. Dans les restaurants, le recours aux petits salons et autrescabinets particuliers, et non à la salle commune, autorisait des plaisirsnocturnes à la fois collectifs et discrets.

L’apparition du restaurant ne se résume pas à la création d’un nouveau lieuoù se restaurer. Ses succès, dans le Paris révolutionnaire, sont dus à l’existenced’une bourgeoisie désireuse de s’initier à la « gastronomie aristocratique » maisaussi à la nécessité de transposer certaines sociabilités de l’espace privé versl’espace public. Si, au XVIIIe siècle, l’aristocratie d’Ancien Régime n’eût passongé à dîner sans compagnie féminine, au début du XIXe siècle les bourgeoisqui fréquentaient les restaurants n’y emmenaient guère leurs épouses (Aron,1978). Celles-ci ne devaient s’initier à l’art culinaire qu’à domicile et, afin demieux répondre à leur rôle de maîtresse de maison, connaître l’étiquette etsavoir manger avec distinction, organiser et contrôler cuisinières etdomestiques chargé-e-s des repas, composer et présider avec goût et talentdîners et autres réceptions.

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La situation n’est pas nouvelle puisque nombre de restaurants parisiensn’étaient auparavant que des cafés. Or ces établissements, bien que plusanciens – le café est né à Paris au XVIIe siècle (Spang, 2000) – étaient toutautant « interdits » aux femmes. Au XVIIIe siècle, il leur était seulement permisde boire une limonade ou toute autre boisson, à la porte des débits sousl’enseigne de l’établissement. Situation qui entraîna le succès des cafés-jardins,comme le fameux café turc du boulevard du Temple, à la fin du XVIIIe siècle,puis celui des cafés avec terrasses sur les Grands Boulevards. La gent fémininepouvait ainsi bénéficier de l’existence des cafés sans encourir la réprobation deshonnêtes gens et les sarcasmes du public (de Langle, 1990). Sous laRestauration, les femmes convenables ne pénétraient jamais dans les cafés,même dans des maisons aussi célèbres et réputées que le glacier Tortoni, qui sesituait boulevard des Italiens. Si certaines se résignaient à s’asseoir, dehors, surdes chaises de paille, les véritables élégantes restaient assises dans leur voiture,se faisant amener glaces et pâtisseries tout en discutant avec les dandys fumantsur le fameux perron.

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Sous le Second Empire, une femme qui tenait à sa réputation ne pouvait allerseule que dans les salons de thé. Il était cependant admis que son mari pouvait,de temps à autre, l’emmener dîner au restaurant. Mais tous les établissementsn’étaient pas recommandables. Alfred Delvau dans son Guide des Plaisirs deParis, à destination des visiteurs ignorants des usages de la capitale, tient àpréciser à propos des restaurants du carrefour des Champs-Élysées que leMoulin-Rouge est « le rendez-vous des parties fines » mais qu’il est admis des’enfermer en cabinet particulier avec sa femme chez Ledoyen. De même il fait

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la distinction entre deux établissements du boulevard des Italiens : le CaféAnglais où l’on entraîne volontiers souper sa maîtresse, et le Café Riche où l’onemmène plutôt dîner sa femme1. Son avis n’était pas partagé par tous.Qu’Émile Zola fasse, dans La Curée, débuter la liaison incestueuse entre Renéeet Maxime Saccard dans un cabinet particulier du Café Riche laisse ainsisupposer qu’il n’y aurait pas volontiers conduit son épouse2. Il décrit d’ailleursRenée Saccard tout à la fois comme une femme travaillée par la curiosité de setrouver dans un tel endroit et par la gêne d’y être, au point de ne rabattre lecapuchon de son déguisement qu’en entrant dans le cabinet particulier. DansBel-Ami, Mme de Marelles et Mme Forestier se voilent et se cachent égalementle visage lorsqu’elles rejoignent Georges Duroy et Forestier pour dîner dans uncabinet du Café Riche3. Dans ses souvenirs du Second Empire, Gaston Jollivetdit du Café Anglais que les femmes mariées ne se montraient guère dans lasalle commune, ou alors uniquement en été et entre deux trains. Pour ce quiétait des cabinets particuliers, la décence voulait qu’elles n’y entrent qu’en detrès rares occasions, seulement pour des parties fines entre « ménages amis » ;le mieux était d’y occuper le cabinet « Marivaux » qui possédait son propreescalier donnant sur la rue du même nom4.

Jusqu’aux premières années de la IIIe République, il semblerait que les« femmes honnêtes » n’allaient pas dans les grands restaurants, sauf incognitoou de manière très occasionnelle. À la fin du XIXe siècle, l’apparition desboissons américaines et la féminisation des voyages transformèrent l’ambiancedes restaurants parisiens. On continua toutefois d’emmener sa femme danscertains d’entre eux (sur les boulevards, au Palais-Royal, Escoffier, Corazza,Véfour) et sa maîtresse ou sa compagne d’un soir dans d’autres (Sylvain,Maxim’s, Paillard). Il fallut attendre l’entre-deux-guerres pour que deuxfemmes puissent manger entre elles, sans choquer, dans n’importe quelétablissement de la capitale ; pourtant, une femme seule restait toujours moinsbien accueillie dans les restaurants conventionnels (Vajda, 2008). D’ailleurs,une femme du monde – ou une bourgeoise comme il faut – offrait plutôt àdîner chez elle et ne se montrait qu’exceptionnellement au restaurant. Dans celieu de consommation et d’étalage de richesse, les clients continuaient às’exhiber avec des femmes entretenues ou des femmes galantes.

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Paradoxalement, les grands restaurants des boulevards avaient ainsi mauvaisgenre et excellente réputation. Cela ne tient pas seulement à la qualité descuisines mais au fait qu’ils occupaient nommément une place sulfureuse dansl’imaginaire social. Ils étaient en effet étroitement associés à la fête, au plaisir,mais aussi à la consommation sexuelle et aux relations illégitimes. Le cabinetparticulier représentait à cet égard un nouveau lieu érotique dont la littératureet le répertoire dramatique ont dévoilé et renforcé l’emprise. Ainsi, Delphine deNucingen dîne-t-elle au Café Anglais avec Rastignac dans Le Père Goriot(1835). De même, le dernier acte de La Vie parisienne (1866) – l’opéra-bouffe àsuccès de Jacques Offenbach – se déroule dans un cabinet particulier quiévoque le Grand Seize du Café Anglais. Le scandale du souper incestueux deRenée et Maxime Saccard dans un cabinet du Café Riche fit d’ailleurs stopper laparution en feuilleton de La Curée dans le journal La Cloche (1871). Enfin, c’esten ne la trouvant pas dans le salon des Verdurin et en la cherchant vainementdans les restaurants des boulevards — notamment chez Tortoni, à la MaisonDorée et au Café Anglais — que Swann tombe véritablement amoureuxd’Odette5. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le repas pris en compagnie de

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La gastronomie galante

sa maîtresse ou d’une lorette dans un grand restaurant parisien devient doncl’une des « scènes » incontournables de la vie parisienne que l’on retrouve aussibien dans la littérature romanesque que dans la littérature panoramique del’époque.

Gustave Flaubert s’attache d’ailleurs dans L’Éducation sentimentale àprendre le contre-pied de cet imaginaire érotico-gastronomique. Frédéric etRosanette sont enfin seuls et s’apprêtent à manger dans un cabinet particulierdu Café Anglais lorsque Hugonnet arrive brutalement et met fin à leurrapprochement. Ce dernier part faire une course, mais c’est alors de Cisy quiarrive puis Hugonnet qui revient. À la fin, Rosanette s’en va avec de Cisy etFrédéric Moreau se retrouve à payer seul la note, monstrueuse. La scèneconstitue un fiasco galant complet pour le jeune homme. Mais Flaubert y joue,comme nombre d’autres auteurs de son temps, sur le rapport fondamental del’oralité et de la sexualité dans le statut du corps de la lorette et sur lacomplémentarité des plaisirs de la gourmandise et de l’érotisme dansl’imaginaire collectif contemporain (Cyzba, 1984). En mangeant, Rosanetteexhibe son corps. Et la grenade que Flaubert lui fait consommer renvoie ausexe féminin de façon métonymique par sa forme, sa couleur et sa texture(Davey, 1987).

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Dans le récit romanesque, la mise en scène du repas est un moyen desuggérer la jouissance sexuelle dont la censure, à l’époque, interdit l’expression(Cyzba, 1984). Mais si les plaisirs de la chère reflètent ceux de la chair,l’évocation du souper renvoie aussi directement à l’imbrication de lagastronomie et de la galanterie dans les mœurs parisiennes.

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Le souper, qui avait disparu au début du XIXe siècle, est réhabilité sous laMonarchie de Juillet. Pris après le théâtre ou le bal, entre onze heures du soiret deux heures du matin, il était alors emblématique de la vie parisiennegalante. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le souper était indissociable dela courtisanerie et, à partir de minuit, les cabinets particuliers des restaurantsdes boulevards ne désemplissaient plus.

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À cela s’ajoute le fait qu’au XIXe siècle, les formes nouvelles de la vieprofessionnelle et l’évolution générale de la vie sociale, engendrent unréajustement de l’horaire alimentaire. De simple collation, le déjeuner dumatin accède à la dignité de premier repas (notre petit-déjeuner) ; le dînerreculant jusqu’à la fin de l’après-midi, se crée un nouveau repas, entre lesdeux : le deuxième déjeuner, plus important que celui du réveil. Un nombrecroissant de bourgeois parisiens imitent et s’approprient ainsi les habitudes descourtisans et des gens du monde, dont les horaires étaient décalés par rapportaux leurs. Cette généralisation des heures plus tardives des repascorrespondrait, selon Anne Martin-Fugier, à une aspiration au loisir et à lasociabilité dans la petite et la moyenne bourgeoisie (Martin-Fugier, 1993).Restaurants et théâtre formaient à cet égard un couple indissociable. Plusieursjournaux comme l’Entremets, le Moniteur des restaurants ou l’Entracte dugastronome associaient dans leurs colonnes programmes et menus (Spang,2000, 314). Les horaires de fréquentation de ces deux lieux furent cependantun temps en concurrence avant de s’harmoniser lorsque réapparut le souper

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Caviar frais Crêpes mousseline Melon Cantaloup - Fine ChampagneLéger velouté de poulet au paprika rose Paillettes pimentéesPetites langoustes à l’américaine Riz au beurreNoisettes d’agneau Cora Petits pois à l’anglaisePigeonneaux Cocotte Cœurs de Romaine aux Pommes d’AmourAsperges en branchesCoupes aux fraises Gaufrettes BretonnesFin moka – LiqueursVins Berncastler Château Lafite 1848 Moët et Chandon11

« Nous soupons beaucoup toute cette année : des soupers fous avec duLéoville en vin chaud et des pêches à la Condé, qui coûtent 72 francs leplat, en compagnie de gaupes, triées sur le volet de Mabille, des gueuses

après le spectacle.Pour les consommateurs, le souper symbolise dès lors, plus encore que le

dîner ou le repas pris dans un grand restaurant, « une philosophiegastronomique » où la haute cuisine française (Hache-Bissette et Saillard,2007) alliée à la galanterie parisienne (Gonzalez-Quijano, 2012) sont perçuescomme des élément essentiels de la culture des élites. Pour la jeunesse doréeparisienne et les hommes du Tout-Paris, manger au restaurant et fréquenterdes femmes galantes font partie des loisirs ordinaires autant que des rites de lasociabilité masculine. Gaston Jollivet raconte par exemple, dans ses souvenirs,comment lui et sa « bande » allaient tous les soirs à la Maison Dorée(boulevard des Italiens), chacun devant ramener une soupeuse sensationnelle ;celui qui avait recruté « la convive le plus digne de la bande » n’avait pas àpayer son repas6. On pouvait aussi souper chez soi. Les actrices en avaientlancé la mode sous Louis-Philippe (Aron, 1978). Nana fête par exemple sonpremier grand succès d’actrice par un souper donné, après minuit, dans sonappartement du boulevard Haussmann.

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Par-delà le souper lui-même, les noms de certains classiques de la cuisinefrançaise laissent affleurer cette proximité entre gastronomie et galanterie : parexemple les pommes de terre Anna, en référence à Anna Deslions7 d’AdolpheDuglerré (Café Anglais) ou bien la coupe Blanche d’Antigny8 et les noisettes(d’agneaux) Cora Pearl9 créées par Escoffier. Henri Charpentier, un cheffrançais qui fit fortune aux Etats-Unis, s’arroge l’invention des crêpes Suzette.Il raconte qu’à la suite d’une erreur, il fit flamber des crêpes destinées au princede Galles ; la nouvelle recette plut à ce dernier qui refusa cependant qu’elle luisoit dédiée (et portât donc son nom), mais proposa le prénom de la« charmante convive » qui l’accompagnait. Gastronomie et galanterie étaientdonc, à tout point de vue, complémentaires.

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Dans ses Souvenirs inédits, Auguste Escoffier évoque ses années au MoulinRouge, restaurant situé sur les Champs-Elysées, et donne le menu d’un dînerservi dans un cabinet particulier à Cora Pearl et au jeune « Comte D. deBouillon », c’est-à-dire Alexandre Duval10 :

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Cet entremêlement de la galanterie et de la bonne chère était notamment dû,comme on l’a vu, à la vogue du souper et du cabinet particulier qui s’introduisitjusque dans les maisons où la tradition culinaire et gastronomique primait. Ilfaut dire que le souper faisait d’abord partie intégrante des rites de la viedemi-mondaine et de la vie parisienne littéraire et artistique. Les Goncourtécrivent ainsi, à propos de l’année 1852 et de leur fréquentation de la MaisonDorée :

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d’occasion, qui mordent à ces repas d’opéra avec un morceau desaucisson de leur dîner entre les dents et dont l’une s’écriait naïvement :“Tiens quatre heures… Maman est en train d’éplucher ses carottes !”, onles saoule, on déshabille la bête qu’il y a dans une robe de soie. Villedeuil,toujours à une veille d’échéance, relancé par les billets, s’étourditpresque chaque soir à noyer des billets de banque dans l’orgie12. »

« C’est là que nous avons le plaisir de rencontrer souvent des princes etmême des Altesses en compagnie de toutes nos beautés artistiques etmondaines, les Otéro, les Liane de Pougy, les Émilienne d’Alençon, lesJeanne d’Erval, les Irma de Montigny, et tutti quanti [...] M. Lajaunie sonhabile propriétaire, ayant su, par son amabilité et par la tenueirréprochable de son établissement, attirer une clientèle qui, jusque-là,n’osait pas venir à Montmartre pour souper, craignant de ne pas ytrouver le luxe, le confort, les plats et la cave des restaurants duboulevard. [...] Visiteurs de Montmartre, Français et Étrangers, vous nepouvez manquer une plus belle occasion de vous initier à la haute vieparisienne14. »

Sous le Second Empire, les soupeurs habitués du Grand Seize, un vastecabinet particulier du Café Anglais, avaient les honneurs de la littératurepanoramique et de la presse parisienne : le prince d’Orange, le duc deGramont-Caderousse, Victor Masséna, les princes Auguste d’Arenberg, BasileNariskine et Galitizine, Daniel Wilson, Aurélien Scholl, Alexandre Duval,Arsène Houssaye, Anna Deslions, Cora Pearl, Esther Guimond, Adèle Courtois,Blanche d’Antigny ou Giulia Barucci, entre autres. Cette fréquentation élitisteet mondaine joue un rôle certain dans le succès des grands restaurantsparisiens et plus globalement de la gastronomie française. À la fin du XIXe

siècle, le guide Paris-Parisien, conçu pour des touristes bourgeois soucieux desusages et du respect des codes sociaux, décrit ainsi le Café Anglais : « Ancienneréputation ; clientèle aristocratique : au déjeuner, beaucoup de financiers.— Cuisine Second Empire. — Grand cabinet célèbre (n° 16) dans lequel tous lessouverains d’Europe ont dîné ou soupé13. » Un Guide des plaisirs de Parisdatant de 1908 vante ainsi le restaurant-bar Tabarin (58, rue Pigalle) :

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Le repas pris dans un grand restaurant parisien, notamment en compagnied’une femme galante, s’apparente donc à une consommation ostentatoire telleque la définie Thorstein Veblen, c’est-à-dire une dépense destinée à mettre envaleur un statut social, un mode de vie et une personnalité (Veblen, 1899[1997]). Les apparitions chez Maxim’s de Liane de Pougy, l’une des courtisanesles plus célèbres de la fin du XIXe siècle, étaient ainsi saluées par desapplaudissements rejaillissant sur celui qui l’accompagnait et payait la note deses fastes (Chalon, 1994).

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Après 1840, ce sont essentiellement les grands cafés des boulevards, entretemps devenus de luxueux restaurants, qui attirent les formes nocturnes degastronomie en raison de leur proximité avec les principaux lieux dedivertissement et de leur fermeture tardive (Delattre, 2000). Ce qui expliqueque certains établissements, censés fermer à deux heures du matin,continuaient en réalité à servir les clients qui buvaient, fumaient ou jouaienttoute la nuit dans les cabinets particuliers. Après minuit, les deux salles del’Hill’s Tavern (boulevard des Capucines) étaient si courues que l’établissementétait souvent obligé de fermer ses portes aux nouveaux venus, ne pouvantaccepter davantage de monde. Mais il était cependant possible, pour les richeshabitués du lieu, de venir souper en frappant discrètement à la devanture et en

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Soupeuses et plaisirs tarifés de lachair

« C’est une femme sans amant, qui va chaque soir au restaurant Peters,

soufflant aux garçons le nom d’un des douze cabinets particuliers du premierétage « Shakespeare », « Calderon », « Byron », etc.15

Après deux heures du matin et la fermeture des cafés des boulevards, lesfilles publiques et les femmes galantes qui n’avaient pas trouvé de client, ainsique les noctambules désireux de prolonger leurs plaisirs se dirigeaient vers lequartier des Halles. Une dizaine de cabarets y avaient autorisation de resterouverts toute la nuit. Les établissements les plus réputés, Baratte (rue aux Fers)et Bordier (au coin de la rue aux Ours), ressemblaient fort à des restaurants oùl’on soupe et possédaient chacun plusieurs cabinets particuliers au premierétage. Selon Gustave Macé, ancien chef du service de la Sûreté, ces salonsprivés étaient « garnis de chaise longues et de poufs-crapauds qu’on n’a pasl’habitude de voir dans les restaurants honnêtes.16 » Achever la nuit aux abordsdes Halles centrales était une tradition largement attestée dans les années1850. Mais, en 1859, ces établissements perdirent leur autorisation d’ouverturede nuit (Delattre, 2000), ce qui profita largement aux restaurants desboulevards, notamment aux cafés des Variétés, à Vachette-Brébant ou àHelder. Les cabarets des Halles eurent de nouveau la permission de nuit à la findes années 1860, mais ne connurent jamais plus la même vogue. À la fin duXIXe siècle, les restaurants de nuit achalandés étaient notamment la brasserieFontaine, la brasserie Moderne, le Gaulois, le Sylvain, la Maison Dorée, leGarcin, Maxim’s, Paillard, Lucas, le Grand-Comptoir, le Café Américain et leHill’s. Si des établissements périclitèrent à l’orée de la Première Guerremondiale, la renommée de certains restaurants – comme Maxim’s – perdurenttout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours.

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Actrices et femmes galantes venaient donc souper en compagnie de leursamants présents, futurs ou passés, de ceux à qui elles avaient donnérendez-vous ou de ceux qu’elles venaient de rencontrer au café, au théâtre ouau bal. Pour les clients qui n’avaient pas les moyens ou l’ambition de mangeravec une femme célèbre ou de courir les établissements publics, il existait aussiune catégorie de prostituées qui ne fréquentait que les restaurants : lessoupeuses. Larchey Loredan les définit ainsi dans son dictionnaire d’argot :« fille[s] raccrochant dans les établissements où l’on soupe17 ». Les soupeusesne rentraient chez elles qu’au petit jour et dormaient toute la journée. En débutde soirée, elles dînaient rapidement et endossaient leur élégante toilette detravail. Elles ne sortaient que vers dix heures pour se rendre dans l’un desétablissements où elles avaient leurs habitudes18. Elles ne commandaientgénéralement qu’un encas ou un repas léger et attendaient que les clientsvenant pour souper arrivent. Le registre BB1 (1861-1876), conservé auxarchives de la préfecture de police de Paris, contient des renseignements sur72 femmes galantes considérées par le service des mœurs comme habituées desétablissements publics. Le portrait d’une soupeuse anonyme, Marthe, estrévélateur du monde de la prostitution et de l’ambiance régnant dans cesrestaurants :

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c’est une des habituées. Elle y va avec une bande dans cet établissementoù il y a beaucoup d’habituées. Le garçon, le patron prêtent la main àtout. On se connaît, on se tutoie, les mots plus ou moins risqués sontenvoyés d’un bout de la salle à l’autre bout. Les demandes deconnaissances (sic) sont souvent transmises par les garçons. Enfin il y aun sans-gêne impossible à admettre.19 »

Illustration n° 1 Intérieur du restaurant Noël-Peters vers 1910-1914

© Albert Harlingue / Roger Viollet

La licence qui régnait, selon le policier du service des mœurs qui enretranscrit l’atmosphère, chez Peters (passage des Princes) ne doit pas fairecroire qu’il s’agissait d’un bouge quelconque ; c’était au contraire un luxueuxrestaurant, comme le montre l’illustration ci-dessous, fréquenté notammentpar la haute finance et les journalistes boulevardiers.

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Les grands restaurants sont donc à la fois espace de racolage et lieu deprostitution. Les soupeuses pouvaient ainsi se rendre dans un cabinetparticulier pour une demi-heure ou plus, afin d’y faire une passe avec le ou lesclients qui s’y trouvaient. Mais les filles travaillant dans les restaurantsfaisaient généralement des « couchers », c’est-à-dire qu’elles étaient chargéesde faire la noce, de divertir leur(s) « hôte(s) » puis de le(s) ramener chez elle(s)à la fin du souper20 (Gonzalez-Quijano, 2012). À la fermeture desétablissements, les soupeuses restantes pouvaient proposer aux derniers clientsde finir la nuit chez elles à la seule condition de régler leur addition21. Aux diresde la police, les restaurants qui avaient « le monopole des soupers »22 étaientd’une immoralité incroyable, la gastronomie n’étant bien souvent qu’unequestion secondaire et le cabinet particulier presque une chambre d’hôtelmeublé23. Mais leur réputation et le prestige de leurs clients en faisaientcependant des établissements intouchables à l’inverse des cafés et des cabaretsde bas étage, régulièrement surveillés par le service des mœurs24.

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En l’absence d’archives policières, difficile pourtant de quantifier l’activitéprostitutionnelle des grands restaurants des boulevards. Ce qui est sûr, c’estque les plaisirs charnels des cabinets particuliers, avec leurs soupeuses, étaient

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suffisamment connus et réputés pour qu’Alfred Delvau, dans son Guide desplaisirs de Paris publié pour l’Exposition universelle de 1867, préviennent seslecteurs de leur danger. Son dernier chapitre porte sur les ruses utilisées par lesfilles publiques et les femmes galantes parisiennes pour soutirer le plusd’argent possible à leur(s) client(s) ; les restaurants en sont le cadre à deuxreprises. Entre autres stratégies, la « ficelle du cabinet » consiste, pour unesoupeuse, à entrer « par erreur » dans un cabinet précédemment signalé par undes serveurs comme accueillant un client seul ou dans une compagnieexclusivement masculine et à se faire inviter à rester25. De même, la « ficelle dela ménagère » implique, pour la soupeuse, de se faire offrir par le client unbibelot présent dans le cabinet particulier dont le prix est ajouté à celui del’addition ; le lendemain, elle et le restaurateur se partagent l’argent de l’objetvendu qui retourne simplement à sa place. Arnaque dont étaient surtoutvictimes les clients occasionnels et les touristes.

Plusieurs « spécialistes » de la prostitution parisienne comme Gustave Macéou Charles Virmaître dénoncent la collusion entre les filles publiques et lesgarçons des restaurants qui leur faisaient crédit les jours de déveine enattendant de se faire rembourser à un moment de bonne fortune. Ceux-ciétaient accusés d’être les « amants de cœur » des filles qui fréquentaient leursétablissements ; moyen pour elles de gagner leur bienveillance en échange defaveurs sexuelles non rémunérées. Souvent les clients amateurs de bonne chairfaisaient leur demande, auprès du serveur, lorsqu’ils se trouvaient dans lescabinets particuliers. Celui-ci se chargeait ensuite d’envoyer une ou plusieurssoupeuses leur tenir compagnie. D’où l’importance, pour les prostituées, d’êtreen bons termes avec les garçons s’occupant des cabinets particuliers. SelonCharles Virmaître, Bosco, le commissionnaire de la Maison-Dorée, connaissaitsi bien le demi-monde parisien « qu’il suffisait qu’un garçon lui exprima ledésir qu’avait un client d’avoir une femme pour qu’aussitôt il partît la chercher,poids, taille, couleur, grosseur, il en avait la collection complète dans lamémoire26 ». Les Goncourt écrivent de même, en 1862, que lors d’un souperGustave Claudin et Roger de Beauvoir firent envoyer le chasseur du restaurantchercher des filles chez La Farcy qui tenait alors l’un des plus célèbres bordelsparisiens. L’anecdote n’ayant d’exceptionnel aux yeux des deux frères que lefait que le chasseur, entre deux courses chez La Farcy, lisait les œuvres du pèrede l’Église Tertullien !27

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Si les restaurateurs encourageaient la prostitution et/ou le racolage dans leurétablissement, ce n’était pas uniquement pour assurer leur réputation enattirant des personnalités célèbres et par conséquent une clientèle d’imitateurs.C’était aussi parce que les consommations se payaient généralement le doubleen cabinets particuliers et que les dîners en compagnie de soupeuses étaientsouvent particulièrement coûteux. Certains tenanciers de restaurants semblentavoir été de véritables proxénètes, comparables aux tenanciers de maisons derendez-vous. Des établissements donnaient d’ailleurs aux soupeuses, lors deleur sortie au petit matin, un bon qui leur permettait ensuite de dîner seules unsoir de mauvaise fortune, ou leur offraient une « prime » pour chaque clientqu’elles amenaient au restaurant28. En 1868, Paul Mahalin relate que chez l’undes plus honorables restaurateurs du boulevard, les bouteilles de champagneportaient non seulement le nom de ce dernier mais aussi de certaines de sessoupeuses. Lorsque les femmes galantes faisaient la noce dans les cabinetsparticuliers, elles cherchaient aussi à récupérer les boutons des bouteilles pour

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que l’établissement leur reverse 50 centimes par unité.29

Dans les ouvrages traitant de la prostitution parisienne, les soupeurs sontdes étrangers (Grecs, Anglais, Espagnols, Roumains, « Orientaux »), desétudiants du Quartier latin, des fils de famille venus à Paris manger leurpatrimoine et des « dépensiers »30. Selon Ali Coffignon, les restaurants sontsurtout fréquentés l’hiver par des étudiants et des fils de bonne famille qui« font la vie » et, l’été, par des étrangers notamment sud-américains.31. PourFlévy d’Urville, la clientèle des restaurants se compose de viveurs habitués, denobles étrangers et de jeunes étudiants32. Les chambres meublés, contiguës auxcafés-restaurants, étaient d’ailleurs souvent louées à de riches particuliers quivenaient s’amuser à Paris, ou à de jeunes gens des clubs qui désiraient après lethéâtre souper quelques heures avec leurs maîtresses ; ces hôtels ne recevaientque des personnages connus et des habitués appréciant tous la discrétion.

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Il est fort probable que nombre de consommateurs ne se soient rendu dansles grands restaurants que pour savourer leur cuisine et leur ambiance puisqu’ils cèdaient aux plaisirs de la chair gagnés par l’ivresse des vins, la licencedes lieux et le racolage actif des femmes. Les soupeuses cherchaient en effet àse faire remarquer des clients en entamant la conversation avec leurs voisins,en déambulant dans la salle commune, en s’installant hardiment à une tabled’où elles apostrophaient les dîneurs, en provoquant une rencontre dans lecouloir qui mène au lavabo ou aux cabinets particuliers, en entrant par erreurdans ces derniers, etc.

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La focalisation de la littérature panoramique sur les fils de bonne famille etles riches étrangers occulte totalement l’idée de clients bourgeois – etéventuellement mariés – s’offrant, de temps à autres, un repas galantexceptionnel. À l’instar du notaire Le Ponsart, qui, dans Un dilemme deHuysmans, se rend à Paris pour régler une succession et par la même occasions’offre un séjour gastronomique : il déjeune au Bœuf à la mode, s’offre un café àla Rotonde du Palais-Royal puis dîne chez Peters où il se fait racoler par unesoupeuse qui le ramène chez elle. L’été est souvent une bonne saison pour lessoupeuses car elles amènent plus d’étrangers et de provinciaux venus visiter lacapitale. Les années d’exposition universelle (1855, 1867, 1878, 1889 et 1900)semblent particulièrement fructueuses. En 1889, le graveur Charles Decaux faitparaître dans Le Courrier Français du 1er décembre 1889 un dessin intitulé LesRestaurants de nuit pendant l’Exposition : dans la salle commune d’unrestaurant (Julien, boulevard des Capucines), une nuée d’hommes entoure laseule convive de l’établissement, dans une tenue qui ne laisse aucuneéquivoque.

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Illustration n° 2Dessin humoristique d’Oswald Heidbrinck gravé par Charles Decaux, Le Courrier français, 1erdécembre 1889

Après la Première Guerre mondiale, les soupeuses disparaissent d’un grandnombre d’établissements gastronomiques et ne subsistent que dans quelquesgrands restaurants davantage tournés vers le divertissement nocturne que versla haute cuisine. La féminisation et l’embourgeoisement de la clientèle desrestaurants ont fait disparaître les anciennes alliances entre gastronomie etgalanterie tout comme l’apparition de nouveaux lieux (le dancing, le cinéma, lemusic-hall) et de nouveaux quartiers de divertissement (Montparnasse) quicapitalisent désormais l’imaginaire érotique et licencieux des plaisirs de Paris.

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En 1902, lors d’une exposition culinaire, le Président de la République, ÉmileLoubet, vante le renom de la cuisine française en ces termes : « Grâce à sacuisine, les plébéiens comme vous et moi reçoivent à leur table les têtescouronnées. Les princes les plus illustres viennent des pays lointains, attiréségalement par les séductions de notre capitale et par les agréments culinairesqu’ils sont sûrs d’y trouver. »33 Or le succès des grands restaurants parisiens estpour le moins paradoxal. Il repose à la fois sur une « démocratisation » de lagastronomie aristocratique, qui n’est plus désormais l’apanage des grandesmaisons ayant cuisines et cuisiniers, mais aussi sur un élitisme financier etculinaire — visible non seulement dans les tarifs pratiqués mais aussi dans leluxe du décor et de la vaisselle, comme dans l’attention portée aux menus et àl’esthétique des plats : chaque client devient ainsi un convive exceptionnel.

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Cafés et restaurants des boulevards sont tout autant des hauts lieux de lacuisine française que des passages obligés de la vie parisienne littéraire,artistique et demi-mondaine. Ce deuxième aspect contribue non seulement à larenommée internationale de ces établissements mais aussi à leur érotisationcroissante. Le repas, très souvent un souper, pris en compagnie d’une lorette oud’une maîtresse dans un grand restaurant du boulevard devient un momentessentiel de la vie parisienne et une étape incontournable du séjour à Paris,phénomène qui alimente une importante « prostitution gastronomique ».Cependant, à l’orée du XXe siècle, l’importance du tourisme culinaire toutcomme la massification et la féminisation de la fréquentation des restaurants

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Bibliographie

ont totalement bouleversé la géographie gastronomique des boulevards. Ontrouve désormais, notamment sur les boulevards des Capucines ou des Italiens,des bouillons et des restaurants à prix fixes où l’on ne craint pas de mangerbourgeoisement et en famille. Situation inimaginable sous le Second Empire etqui marqua en quelque sorte la fin de la place qu’occupaient les grandsrestaurants des boulevards dans l’imaginaire érotique et touristique parisien.

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Notes

1 DELVAU Alfred, Les Plaisirs de Paris : guide pratique et illustré, Paris, A. Faure,1867, p. 103.

2 ZOLA Emile, La Curée, Paris, Robert Laffont, 1991 [1871], pp. 413-420.

3 MAUPASSANT Guy (de), Bel-Ami, Paris, Gallimard, 1973 [1885], p. 108.

4 JOLLIVET Gaston, Souvenirs de la vie de plaisir sous le Second Empire, Paris, JulesTallendier, 1927, p. 101.

5 PROUST Marcel, Du côté de chez Swann, Paris, Editions de la nouvelle revuefrançaise, 1919 [1913], p. 218.

6 JOLLIVET Gaston, Souvenirs, op. cit., p. 250.

7 Anna Deslions (1820-1873) : l’une des femmes galantes les plus célèbres des années1860. Habituée du « Grand seize » du café Anglais, elle compta parmi ses amants leprince Jérôme Napoléon, Napoléon III, le vaudevilliste Lambert Thiboust et le financierArthur Law de Lauriston.

8 Blanche d’Antigny (1840-1874), actrice et femme galante sous le Second Empire. Sacarrière galante commence dans les bals publics (Bullier, Mabille) puis en Russie d’oùelle revient triomphante à Paris en 1868. Elle joue dans les pièces Chilpéric et PetitFaust d’Hervé aux Folies-Dramatiques, remporte un certain succès et devient l’une descocottes les plus en vues. Après la Commune, elle se produit aux Folies-Dramatiquespuis aux Menus-Plaisirs mais, poursuivie par ses créanciers, se lance ensuite dans unetournée en Égypte. Elle décède le 24 juin 1874 au domicile de son amie CarolineLetessier qui l’avait recueillie à son retour. Sa mort inspirera à Émile Zola celle de Nana.

9 Cora Pearl (1835-1886) : D’origine anglaise, fille d’un musicien, elle a sûrementcommencé à se prostituer comme simple fille de rue à la fin des années 1850 avantd’arriver vers 1861-1862 au sommet de la galanterie. Parmi ses amants : le princeJérôme Napoléon, le duc Charles de Morny, le duc Ludovic Gramont-Caderousse,Khalil-Bey, le prince Achille Murat, le prince Guillaume d’Orange et Victor Masséna.Elle amasse et dépense des sommes considérables : entre 1863 et 1868, par exemple,elle achète plus de soixante chevaux !

10 Alexandre Duval était le fils de Pierre-Louis Duval (1811-1870), boucher qui fitfortune avec les bouillons (restaurants à prix fixe et modeste) du même nom. Il eut uneliaison retentissante et ruineuse avec Cora Pearl au début des années 1870.

11 Auguste Escoffier, Souvenirs inédits. 75 ans au service de l’art culinaire, JeanneLaffitte, Marseille, 1985, p. 130.

12 Journal des Goncourt, novembre 1852. Mabille est un bal très célèbre de l’époque. Lecomte Charles de Villedeuil (1831-1906) est un cousin des Goncourt qui fonda deuxjournaux L’Éclair (1852) et Le Paris (1853) dans lesquels publient les deux frères.

13 Paris-Parisien : ce qu’il faut voir, ce qu’il faut faire, Paris-usages, Paris-pratique,Paris, P. Ollendorf, 1896-1902, p. 462.

14 Guide des plaisirs à Paris, Paris, s.n, 1908, p. 47.

15 DELVAU Alfred, Histoire anecdotique des cabarets et des cafés de Paris, Paris,E. Dentu, p. 157.

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16 MACE Gustave, Gibier de Saint-Lazare : la police parisienne, Paris, G. Charpentier,1888, p. 96.

17 LARCHEY Lorédan, Dictionnaire historique d’argot : neuvième éd. Des excentricitésdu langage… mis à la hauteur des révolutions du jour, Paris, E. Dentu, 1881, p. 334.Alfred Delvau et Hector France dans leur dictionnaire de la langue verte publiérespectivement en 1866 et en 1907 en donne une définition similaire.

18 GORON Marie-François, L’Amour à Paris : nouveaux mémoires, Paris, Flammarion,1899, tome 2, p. 403.

19 F°65 « Marthe », BB1, Archives de la Préfecture de police de Paris.

20 Le « coucher » contrairement à la « passe » impliquait que le client reste toute la nuitavec celle qu’il avait payée.

21 MACE Gustave, Gibier de Saint-Lazare, op. cit., p. 106.

22 Ibid., p. 102.

23 GORON Marie-François, L’Amour à Paris : nouveaux mémoires, Paris, Flammarion,1899, tome 1, p. 49.

24 Comme le montre notamment l’absence des premiers et l’omniprésence des secondsdans la série BM2 « Établissements dont l’adresse est signalée comme servant de lieu deracolage à des filles de débauche (1870-1940) » des archives de la Brigade mondaine(APP).

25 DELVAU Alfred, Guide, op. cit., pp. 281-284.

26 VIRMAÎTRE Charles, Paris-Impur, Paris, C. Dalou, 1891, p. 200.

27 Journal des Goncourt, vendredi 21 février 1862.

28 DELVAU Alfred, Guide des Plaisirs de Paris, op. cit., p. 283.

29 MAHALIN Paul (pseud. Émile Blondet), Le Bougeoir, lanterne de ces dames, Paris,bureau de l’Éclipse, 1868, pp. 26-27. Paul Mahalin ne cite aucun nom de restaurantmais précise à son lecteur que celui-ci sera dévoilé à toute personne qui lui justifierad’avoir acheté Le Bougeoir.

30 MACÉ Gustave, op. cit., p. 102

31 COFFIGNON Ali, op. cit., p. 132.

32 Flévy d’Urville, Les Ordures de Paris, Paris, Sartorius, 1874, p. 155.

33 Cité par RICHARDIN Edmond, La Cuisine Française : l’art de bien manger,suivi…des Aphorismes…, Paris, Nilsson, 1906, p. 372.

Table des illustrations

Légende Illustration n° 1 Intérieur du restaurant Noël-Peters vers1910-1914

Crédits © Albert Harlingue / Roger Viollet

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Légende Illustration n° 2Dessin humoristique d’Oswald Heidbrinck gravépar Charles Decaux, Le Courrier français, 1er décembre 1889

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Pour citer cet articleRéférence électroniqueLola Gonzalez-Quijano, « « La chère et la chair » : gastronomie et prostitution dans lesgrands restaurants des boulevards au XIXe siècle », Genre, sexualité & société [En

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Auteur

Lola Gonzalez-QuijanoChercheuse associée au LaDéHIS (CRH, EHESS)[email protected]

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