La cartographie de l'Eurafrique

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Iconographie de l’Eurafrique Karis Muller, Australian National University Dans : L’Europe unie et l’Afrique, De l’Idée d’Eurafrique à la Convention de Lomé 1, sous la direction de Marie- Thérèse Bitsch et Géard Bossuat, Brylant, Bruxelles , 2005. Introduction « Il faut en parler [de l’Eurafrique] et même en parler beaucoup. C’est que le contenu de ce vocable, qui récèle bien des possibilités, est encore indeterminé et ne se précisera qu’au cours d’une lente élaboration où viendront se confronter les diverses tendances. Cette absence actuelle de visage n’est pas un mal, puisqu’elle va permettre de le modeler en tenant compte de l’évolution des idées et des faits ». 1 Ce constat date de 1957. Le marxiste Pierre Naville avait fait cette observation acerbe deux ans avant : « L’Afrique (…) est le « prolongement » de l’Europe; d’où l’idée d’une Eurafrique, à la fois militaire et économique. Bien entendu, on pourrait se demander pourquoi l’Europe ne pourrait pas devenir le « prolongement » de l’Afrique, auquel cas il faudrait parler d’une Afreurope? Après tout, aucune condition naturelle ne prédestine l’Afrique à n’être qu’un complément de l’Europe (…) » 2 Pendant la guerre d’Algérie un lobby militaro-politique, l’Association des Amis du Sahara et de l’Eurafrique, 1 XXX, Propos sur l’Eurafrique, Revue politique et parlementaire, Paris, t. ccxiii, avril-juin 1957, p 8. 2 Pierre Naville, Présence africaine, Paris, août-sept. 1955, p 21.

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Iconographie de l’EurafriqueKaris Muller, Australian National University

Dans : L’Europe unie et l’Afrique, De l’Idée d’Eurafriqueà la Convention de Lomé 1, sous la direction de Marie-Thérèse Bitsch et Géard Bossuat, Brylant, Bruxelles ,2005.

Introduction

« Il faut en parler [de l’Eurafrique] et même en parlerbeaucoup. C’est que le contenu de ce vocable, qui récèlebien des possibilités, est encore indeterminé et ne seprécisera qu’au cours d’une lente élaboration oùviendront se confronter les diverses tendances. Cetteabsence actuelle de visage n’est pas un mal, puisqu’elleva permettre de le modeler en tenant compte del’évolution des idées et des faits ».1

Ce constat date de 1957. Le marxiste Pierre Naville avaitfait cette observation acerbe deux ans avant :

« L’Afrique (…) est le « prolongement » de l’Europe; d’oùl’idée d’une Eurafrique, à la fois militaire etéconomique. Bien entendu, on pourrait se demanderpourquoi l’Europe ne pourrait pas devenir le« prolongement » de l’Afrique, auquel cas il faudraitparler d’une Afreurope? Après tout, aucune conditionnaturelle ne prédestine l’Afrique à n’être qu’uncomplément de l’Europe (…) »2

Pendant la guerre d’Algérie un lobby militaro-politique,l’Association des Amis du Sahara et de l’Eurafrique,

1 XXX, Propos sur l’Eurafrique, Revue politique et parlementaire, Paris, t.ccxiii, avril-juin 1957, p 8.2 Pierre Naville, Présence africaine, Paris, août-sept. 1955, p 21.

s’active à faire la propagande eurafricaine dans lapresse en Métropole aussi bien qu’en Algérie occidentale.Selon eux, l’Europe finirait plutôt au sud du Sahara :« L’Algérie n’est pas un pays arabe.3 » L’Associationdécide d’afficher une série de grands panneaux lors de laFoire d’Alger au début de 1958. Le panneau central montreles contours de l’Eurafrique, tandis que les petitspanneux adjoints dessinent les ressources, la populationet les richesses de l’Europe des Six, y compris sonprolongement algérien. De plus, le militaire fondateur del’Association écrit alors à trois politiciensmétropolitains pionners de la CECA, à savoir RobertSchuman, Maurice Armand et René Meyer, afin de leurdemander de porter devant les citoyens européensl’importance de l’Algérie lors de l’ExpositionUniverselle de Bruxelles, qui ouvrira ses portes enavril. Ils leur prient d’y étaler ces mêmes panneaux auStand de la CECA. Schuman répond qu’il accepte enprincipe, mais que les responsables du pavillon de laCECA demandent de savoir les dimensions des panneaux enquestion.

La suite n’est pas connue, et malheureusement nulle photodu pavillon CECA ne nous est parvenue. Impossible donc desavoir si les millions de visiteurs à Bruxelles ont puapprécier les atouts de l’Eurafrique pour « l’Europelibre ». Toutefois il est clair que l’Eurafrique imagéeentre dans l’imagination populaire.  il est clair que lapropagande visuelle avait sa place dans la campagnealgérienne qui aspirait à convaincre les Europeéns del’importance stratégique de l’Afrique du Nord4.L’Eurafrique a donc eu sa cartographie, son iconographie,tout comme l’Afrique française et l’Empire britannique.5

3 Titre d’un article paru dans Eurafrique, Alger, oct. 1956, pp 1-9.4Lettre du Gén. V.O. Meynier à R Schuman, Président de la Commissionparlementaire de l’Europe à Strasbourg, 25 mars 1958; Réponse de MFFA Neree totBabberich de l’Assemblée Parlementaire européenne, le 14 avril 1958. Citées dansl’Eurafrique, Alger, avril 1958, pp 23-4. 5 N Bancel, P Blanchard et L Gervereau, Images et colonies: Iconographie etpropagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, Nanterre, 1993; SConstantine, Buy and Build, The Advertising Posters of the Empire Marketing

Cartes politiques ou dessins fantaisistes, de naturepolitique, militaire ou économique, tous ont laissé leurstraces souvent pittoresques d’une Europe se voulantpartenaire de l’Afrique. Narrations visuelles, celles quinous sont parvenues reconstituent les espoirs, lesvaleurs d’une époque, retracent les frontières, créentleur proper réalité, renforcent ou subvertissent lespriorités politiques du moment.6

L’objet ici est donc de rescusciter quelques imagesparues en Europe entre 1920 et 2000 environ, dont le butfut de persuader le lecteur que l’union ou uneassociation étroite entre quelques pays d’Europe etl’Afrique étaient naturelles, inévitables, essentielles àla survie de la civilisation occidentale. L’Afrique dunord, l’Afrique au-delà du Sahara, l’Afrique touteentière ? Les limites de la zone envisagée dépendaient dela nationalité de l’auteur et de son époque. Fusiond’idéaux paneuropéens et impérialistes, expression d’unprojet flou, plutôt élitiste, l’ombre de l’Eurafriquevisuelle perdure à travers ses images, dont voici uneséléction. Nous les analyserons au niveau explicite – ceque son auteur a voulu laisser entendre - et au niveauimplicite – le lecteur y lit aujourd’hui ce que l’auteura fait passer involontairement. Bref, nous apprenons enraccourci comment ces Européens imagin il est instructifde sortir de l’oubli quelques’unes de ces représentationsrent l’avenir, tandis que nous, face à leur avenirrévolu, relisons l’aventure eurafricaine à la lumière denotre présent.

Les limites de l’Eurafrique coloniale

Board, Public Records Office, Londres, 1986.6 Voir par ex. Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du mondegéopolitique, Fayard, Paris, 1988; Daniel Dorling et David Fairbairn, Mapping:Ways of Representing the World, Longman, 1997; JB Harley, Historical geographyand the cartographic illusion, Journal of Historical Geography, 15/1, 1989, p80-91; Richard Phillips, Mapping Men and Empire. A Geography of Adventure,Routledge, Londres/New York, 1997.

Trois cartes vont d’abord servir d’illustration de cesaspirations pan-impérialistes d’avant les indépendances.D’abord, celle du comte Coudenhove-Kalergi, propagandisteevoqué ailleurs par M. Fleury. Ensuite celle d’unnationaliste allemand, Arthur Dix, hostile à ce mouvementrelativement populaire. Enfin une carte américaine quinomme New Deal «le Marché commun eurafricain ».

Coudenhove-Kalergi insistera pendant une quarantained’années que le seul moyen de stopper le declin del’Europe dans le monde sera d’y associer l’Afriquecoloniale. Il annoncera dans son Manifeste de 1920 quel’Europe devra faire des Empires africains une seulecolonie collective, afin de se procurer les produits dontelle a besoin.7 Son premier livre, Paneuropa, 1923,aura une mappe-monde (1), selon laquelle Paneuropaexcluera la Grande Bretagne et son Empire, maisengloberait les ex-colonies françaises, italiennes,portugaises, espagnoles, et allemandes. Sur la carte unpoint d’interrogation orne l’Ethiopie : Mussolini vientde s’emparer de l’Italie. Evidemment le Comtes’ambitionne-t-il de voir s’élargir l’apport italien àl’entreprise panimpérialiste.

La carte de Dix, un fervent de la Geopolitik dès avant lapremière guerre mondiale, est une modification hostile dePaneuropa, parue en 1932. Dix revendique le retour descolonies perdues, et avertit ses lecteurs du danger posépar le discours faussement conciliateur de Paneuropa, quine serait rien moins qu’un complot français visant àdominer non seulement l’Europe, mais l‘Afrique aussi :

« Paneuropa heißt für Frankriech keineswegs eineZusammenfassung gleichberechtiger europäischer Nationenin einem großen Bunde, sondern es heißt: Europa plusAfrika unter französicher Herrschaft! »

7 Die Europäische Nation, Deutsche Verlags Anstalt, Stuttgart, 1953, p 151-2.

 Dix demande la rectification des frontières colonialesen Afrique.8 Cette carte apparement de Paneuropa (2)prend bien pour modèle l’original de Coudenhove-Kalergi.Pourtant Dix l’a sensiblement modifiée. Ce n’est plus unemappemonde, mais une Eurafrique, d’où les coloniesasiatiques du Comte ont d’ailleurs disparu. Sans doute ytrouve-t-on les empires latins d’Afrique, mais sans leSomaliland britannique et l’Erythrée italien…inadvertance? De plus, l’Abyssinie ne porte plus de pointd’interrogation. C’est que, trois avant l’invasion,Mussolini en parle déjà. En revanche Dix prévoit dans lepanempire à la française qu’il combat l’ absorption de laTurquie, laissée en blanc en 1923. Attatürk est en trainde transformer son pays, et en faire une république surle modèle européen.

Pour clore cette partie de notre voyage visueldiachronique, voici une carte américaine de la nouvelleCEE, « New Deal for the Dark Continent, » 1957. (3)Celle-ci montre sans ambiguïté aucune la continuitégéopolitique des ambitions croisées : l’unité europeénneet la responsabilité coloniale collective des nationsparticipantes. Nommé aussi « Plan Eurafrique », lanouvelle Communauté économique européenne engloberait lesdeux fédérations françaises en Afrique, l’Algérie, leCongo belge et les dépendances dans la Corne del’Afrique. La Tunisie et le Maroc rejoindraient le Planplus tard. L’auteur anonyme explique aux lecteurs quel’objectif du Plan est d’assurer la survie de l’Europe : 

 «The Eurafrica concept is essentially the six-nationCommon Market in Western Europe projected on a grandscale (…) Europe’s planners visualize Eurafrica as ameans of eliminating some poverty in Africa and thusstemming the tide of political unrest and Communistagitation (…). Unless European countries pour in evenlarger amounts of money for African development, the wave

8 Arthur Dix, Weltkrise und Kolonialpolitik, Die Zukunft zweier Erdteile, PaulNef Verlag, Berlin, 1932, pp. 311, 316, 318, 336-9.

of nationalism sparkplugged by Egypt under Pres. Nassermay spread to the less developed areas and eventually cutoff Western Europe from Africa’s rich resources. Thatwould be disastrous for the West European countries. »9 

Il convient maintenant d’aborder thématiquement notresujet. l’Europe d’où vient la Lumière, l’Afrique lecontinent noir: voilà une image binaire qui traversel’espace et le temps. L’Europe c’est le soleil, c’estl’arc-en-ciel ; mieux encore, ce sont les étoiles. Cethème céleste exprime la priorité culturelle, voireontologique, de l’Europe, dont des traces perdurent peut-être après la fin des empires.

L’Europe répandant la lumière sur l’Afrique

Plusieurs images célestes parues le long du vingtièmesiècle, vont nous permettre de suivre l’évolution dumythe binaire, Afrique salut de l’Europe et Europe salutde l’Afrique. La première prédate la seconde guerremondiale. Herman Sörgel (1885 –1952) convaincra descentaines d’architectes, d’ingénieurs et d’autres qu’unegigantesque aventure pancoloniale sortira le vieuxcontinent de sa crise sociale et économique. Le livreAtlantropa (1932) diffuse auprès le public allemand sonapproche fonctionaliste de l’unification européenne, laconstruction évolutive d’un Großraum eurafricain quiassurerait la survie de la race blanche.10 Après ladeuxième guerre mondiale un film, du même nom Atlantropa,débutera par une scène dramatique : c’est une énormecarte du monde futur eurafricain. C’est là la seule imagecartographique eurafricaine qui ait été transposée aucinéma.11

9 Anon, Eurafrica: New Deal for the Dark Continent, Business Week, New York, 20avril, 1957, pp. 112, 114, 116.10 Herman Sörgel, Atlantropa, Fretz und Wasmuth AG, Zurich/Piloty et Loehke, Munich,1932, p.100.11 Horst Kracker, Atlantropa, Geo-Filmproduktion, Munich, 1951-2. Voir WolfgangVoigt, Atlantropa, Weltbauen am Mittelmeer. Ein Architektentraum der Moderne,

Le livre manifeste de Sörgel par contre est orné deplusieurs dessins futuristes et de cartes répandant lapropagande pancoloniale de l’auteur. L’emblème dumouvement (4) très connu dans les pays germanophones,laisse deviner qu’il s’agit ici de bien plus qu’unpragmatique «New Deal.» Nous y voyons en effet unemappemonde désignant les trois blocs politiques nord-sud.L’Atlantropa, au centre, c’est tout l’espace eurafricain,plus le Proche Orient. De plus, Atlantropa est platte,selon la projection conventionnelle de Mercator, ce quifait que le regard du lecteur y gravite. A vrai dire,rien d’étonnant à cela.  Après tout, rajoutera un autreauteur allemand deux décennies plus tard, l’Europe n’est-elle pas la projection nordique de l’Afrique, sacouronne,  donc destinée au  « Aufklärung seinePrimitiven », elle l’esprit qui formera la matièreinforme africaine ?12 Renchérit un troisième Allemand unpeu plus tard : « Un grand ensemble eurafricain aurait lasituation la plus centrale parmi les quatre grandsensembles de ce monde.13 » Un Français d’élever ladiscussion de l’importance de l’Europe dans le monde auniveau cosmique, voire métaphysique : « Qu’elle vienne àdisparaître, et c’est le monde entier qui se trouveraitplongé dans les ténèbres.14 »

L’emblème du mouvement Atlantropa est en quelque sorte leprécurseur de cette mentalité. Le ‘fuseau’ eurafricain,plat, se trouvant au centre, les deux blocsperiphériques, à gauche et à droite, épousent pour leurpart la surface du globe, se penchent vers Atlantropa enhommage. Le regard du lecteur européen déchiffrant cedessin est conforté dans sa conviction de représenter

Dölling und Galitz Verlag, Hamburg, 1998, pp 112 et 137.12 Gustav-Adolf Gedat, Europas Zukunft liegt in Afrika, Steinkopf Verlag,Stuttgart, 1954, pp. 6 et 12.13 Albert Klaus, L’Afrique, Avenir de l’Europe, dans Eurafrique, Alger, oct.1956, p. 34.14Daniel Villey, Dimension de l’Europe, dans Revue Politique et parlementaire,janv.-juin 1953, p. 268.

l’absolu, le rationnel, l’objectif. Il s’avère que celadeviendra presque un poncif plus tard : Senghor parexemple expliquera que l’Europe serait le principemasculin, tandis que l’Afrique serait le principeféminin. A l’Europe la raison, la science et la volonté.A l’Afrique l’intuition, l’amour et l’art.15

Cela dit, notons que dans l’emblème de l’Atlantropal’accent mis sur l’Europe incontournable centre du mondes’étend aux cieux aussi. Cieux quasi divins. Car ici lesoleil triomphant se lève non pas à l’est, mais au nord,d’où il répand ses rayons sur le continent noir. Dans cecontexte, l’Europe symbolise encore plus le chef, c’est àdire la tête, l’oeil ou l’intelligence, placés en haut ducorps. La lumière de la raison, c’est le soleil–dieudescendant sur terre, prêt à tirer l’Afrique de sonsommeil séculaire, la faire travailler et dégorger sesrichesses.

Atlantropa n’envisage pas du tout civiliser les  Noirs.En effet, ceux-ci sont presqu’entièrement absents dulivre, comme l’indique cette déclaration: “Amerika denAmerikanern - Atlantropa den Europäern - Asien denAsiaten!”16 Par contre, les Français entendent bien lesciviliser, ces Noirs, car vouloir industrialiser leurcontinent sans leur apporter des bienfaits spirituelsserait une dérogation de la respnsabilité. Témoin legénéral de Gaulle, qui en mai 1947 proclame dans sonDiscours de Bordeaux que la France accomplirait unemission de civilisation dans un continent inférieur etfaible:

« Grace à nous, des peuples de toutes races humaines,naguère plongés pour la plupart dans cette torpeurmillénaire où l’histoire ne s’écrit même pas, découvrentà leur tour la liberté, le progrès, la justice. (….) La

15 Léopold Sédar Senghor, Ce que l’Afrique attend de l’Europe, Conférence auHavre, avril 1955, dans Marchés Coloniaux du Monde, Paris, t. 496, 14 mai 1955,pp. 1325-6.16 Sörgel, op.cit, pp. 80, 82, 97-8, 102- 3.

France généreuse, tutélaire, libérale, était en train defaire avancer à grands pas vers la lumière plus desoixante millions d’humains. »17

Le général français Béthouart ne parle pas autrement:« Nous avons tiré du néant des populations entières. »18

La France-lumière, mieux l’Europe-lumière, s’opposerait à« L’Afrique, continent obscur». 19 Les Noirs seraient«éblouis (…) par la lumière blanche de l’Europe, »explique pour sa part Senghor. 20 Les Blancs ne devraientjamais douter de leur mission civilisatrice, explique deLattre en 1954. Si les Noirs se révoltent, c’est qu’ilsredouteraient le largage:

« Et subitement ces peuples craignent d’êtres rejetés oumaintenus dans les ‘ténèbres extérieurs’, alors qu’ilss’estiment dignes des lumières du progrès. »21

Selon la plupart des textes eurafricains entre les années1920 et 1960 environ, l’Europe serait menacée de déclin,de déchéance, d’abdication, de répli ou de récul,souffrirait de doutes fatales. Heureusement, voici lasolution : l’exploitation commune de l’Afrique. Ainsi lavieille Europe fatiguée vivrait-elle son renouveau, sonrajeunissement, son salut, sa grandeur retrouvée.« L’Europe entre l’effacement et la grandeur, » saura,grâce à son « génie créateur », construire « cetteperspective magnifique de l’Eurafrique ». En somme,

17 Charles de Gaulle, Discours de Bordeaux, 15 mai 1947, dans Discours etmessages, Plon, Paris, 1970. t. 2, p. 76.18 Gén. Béthouart, L’Union française et l’Afrique du nord, Revue des deuxmondes, Paris, jan-fév. 1955, p. 207.19 Albert Klaus, L’Afrique, avenir de l’Europe, dans Eurafrique, Alger, oct.1956, p. 32.20 Léopold Sédar Senghor, Le Problème de l’Eurafrique, dans l’Afrique et lemonde, Bruxelles, 19 oct. 1950, p. 8.21 Jean Michel de Lattre, La Mise en valeur de l’ensemble eurafricain françaiset la participation des capitaux étrangers, R Pichon et R Durand-Auzias, Paris,1954, p 39.

« Sachons voir grand. » De cette façon l’Europeassurerait son «rayonnement mondial ».22

Poursuivons notre iconographie de signes célestesilluminant le continent noir. En 1957 EURATOM et la CEEnaissent en plein milieu des troubles au Congo belge eten Algérie. C’est alors que l’ingénieur militaire« Combaux » prétend dans une revue militaire que l’URSSavancerait vers le flanc sud de l’Europe qu’estl’Algérie. Pourtant, ce constat paraît loin du messageimplicite du dessin qui orne la une de l’article (5). Or,l’Eurafrique se traduit ici comme projet béni, pacifique,presque biblique. Le lecteur note d’abord que le motEURAFRIQUE est inscrit en majuscules sur l’arc-en-ciel,gage de paix divine envers l’humanité postdeluvienne. Deplus, l’arc-en–ciel touche les deux rives de laMéditerranée, si proches. Les connotations religieuses nes’arrêtent pas là. En effet, le dessin a une églisemediévale d’un coté, des minarets de l’autre. Deuxcivilisations égales, proches, fraternelles. Cependantl’amour divin précède bien d’une seule source: c’est del’Europe-dieu, de l’arc-en-ciel (lu de gauche à droite),que coule le flot pacifique et fraternel de l’amoureurafricain. L’auteur remarque que jadis l’Europe étaitau centre du monde, et que son influence « rayonnait »sur l’Afrique toute entière. L’enjeu maintenant serait deretrouver cette grandeur éclipsée.23 Grandeur qui passepar la force militaire. Combaux explique aux lecteursl’importance de l’espace eurafricain militaire, messageassez eloigné du dessin pacifique.

Dessiner les frontières stratégiques de l’Eurafrique

Nous allons revenir au thème de la lumière européenne serépandant sur le continent noir. Mais nous venonsd’aborder la question de l’Eurafrique militaire, questiontrès actuelle au début des années cinquante, où les

22 Eurafrique, Alger, janv. 1962, pp. 15 et 25.23 «Combaux », Nécessité d’une Eurafrique, Revue de défense nationale, Berger-Lerrault, Paris, déc. 1957, p. 1814 .

experts pèsent le pour et le contre de la CED et de laCommunauté Politique Européenne. La CPE engloberaplusieurs territoires d’outre-mer.24 De Jonchay l’appellede ses vœux : « La Fédération Européenne d’abord, maistrès vite eurafricaine, va voir le jour avec sondiplomatie, son armée, sa marine. » La CED et la CPEétant, paraît-il, sur le point d’aboutir, le Général deMonsabert explique aux Américains que la guerre froidenécessite une réorientation de la pensée géographiquetraditionelle. Dès lors, il n’y aurait plus troiscontinents distincts face à face, l’Europe, l’Asie etl’Afrique. Tant que durera la confrontation est-ouest, ilfaudrait penser Eurasie et Eurafrique.25 Après l’échec dece projet ambitieux Klaus d’ajouter (1956) que l’Afriquecontinue d’offrir à l’Europe les meilleures possibilitésd’armement.26

Opinion bien courante à cette époque. Une des meilleurescartes stratégiques eurafricaines est parue parmid’autres dans l’article de Combaux déjà cité, Nécessitéd’une Eurafrique. L’auteur s’y explique :

« Plutôt que de longs discours, nous mettrons sous lesyeux du lecteur des cartes qui s’efforceront de montrercomme dans un film au ralenti, le mouvement del’histoire ».

La première carte (datée 1914) montre l’«Europe centre dumonde » qui « rayonnait » partout. La deuxième montre ledéclin de l’influence de l’Europe, car après 1945 « LesEtats-Unis deviennent centre du monde. » La troisièmeavertit le lecteur : à l’est pointerait la « pressionfrontale sur l’Europe, » tandis que du Maghreb

24 Richard Griffiths, Europe’s First Constitution: The European PoliticalCommunity, 1952-4, dans S Martin, The Construction of Europe, Boston/Londres,1994, pp 19-59.25 Gén. de Monsabert, North Africa in North Atlantic Strategy, Foreign Affairs,Council on Foreign Relations, New York, t. 3/3, avril 1953, p. 425.26 Albert Klaus, (traduit) L’Afrique, avenir de l’Europe, dans Eurafrique,Alger, oct. 1956, p. 32.

arrriverait « l ‘enveloppement de l’Europe par le sud. »Pis, la carte suivante montre le communisme quis’insinuerait tel un serpent à l’intérieur de l’Europe.Ce n’est pas tout : les Arabes avanceraient en Afrique,telle une marée déferlante sur l’Europe. Heureusement, ilexiste des « contre-mesures, l’Eurafrique etl’Amérique. » (6) Le « système stratégique eurafricain »conjurera la vague arabe. L’Europe et l’Afrique serontainsi à l’abri d’un mur protecteur. Quant à l’Europe del’Est, dotée d’un point d’interrogation, les révoltes deBerlin-Est, puis de Budapest ont sans doute réveillé lesespoirs : cette région-tampon est designée « Ralliementnécessaire à l’equilibre de l’Europe. » L’Eurafrique poursa part serait peuplée uniquement de 280m Blancs, tandisque le bloc communiste, peuplé de Russes et de Chinois,supérieur du point de vue démographique, serait coincéentre deux pan-régions alliées, les deux bastionsatomiques l’Eurafrique et l’Amérique. D’un coté donc lesBlancs, de l’autre le « systeme stratégique Amérique-Australie », bloc pourtant « de peu d’importancemilitaire pratique. » Ce jugement péremptoire sembleassez suprenant, vu qu’il englobe non seulementl’Australie, la Nouvelle Zélande et le Japon, mais aussiles Etats-Unis et le Canada. Quoi qu’il en soit, l’Europede l’Est sera « liberée pacifiquement », tandis quel’Afrique coloniale sera developpée et armée.Conclusion : « Une Fédération Eurafricaine est le premierpas vers la prospérité, la securité et la paix. »27

Cette carte géopolitique d’un avenir désiré représentebien les revues militaires et politiques françaises del’époque. Elle traduit la thèse selon laquelle les Six duMarché commun, et parmi eux la France primum inter pares,assumeraient une place vitale aux avant-postesoccidentaux, face au danger communiste. Non pas quel’Eurafrique stratégique ait attendu 1es Traités de Rome.Un général de corps aérien soutient déjà en 1954, par

27 Lt- Colonel FO Miksche (cartes) et « Combaux », (texte) Nécessité d’uneEurafrique, op.cit, p 1825 et passim.

exemple, que « la maîtrise du continent africain »devrait être totale « dans l’hypothèse d’un conflitmondial. »28  La zone-tampon qu’est l’Afrique (que ce soitl’Afrique du Nord ou l’Afrique toute entière) seraitsusceptible de tomber sous l’attaque de forcesmalveillantes qui envahissent, qui coupent et quiétranglent. Car si la présence de l’Europe-Lumière enAfrique noire est bénévole, l’URSS par contre poursuitson avance tentaculaire. Seul l’espace eurafricain est àmême de protéger cet espace vulnérable, qu’on penètre detoutes parts. Dès lors peut-on observer comment la France(qui avait refusé l’armée européenne peu auparavant)aurait pris la relève de l’Allemagne européiste desannées trente. En résumé, la France prétend à son tourqu’elle combat pour l’Europe, pour l’Occident même, faceau communisme.

Les buts de l’Eurafrique: l’énergie inépuisable

En effet, en Allemagne comme en France, avant la deuxièmeguerre comme après, il s’agissait moins de solidarité qued’exploitation des ressources africaines. Et celas’incarnera dans la vision des lumières artificielles del’industrie triomphante. Par exemple, en 1938 paraît enAllemagne un roman d’aventure, Eurofrika, Die Macht der Zukunft,qui imagine une Afrique en 2050 environ sous dominationallemande et paneuropéenne. En 2050 donc, les surhommesnordiques ont la maîtrise totale de la technologiemoderne. Ils sont en train de transformer le continentnoir en une utopie de routes goudronnées, de stationsthermales, de villas allemandes et ainsi de suite.Surtout ils ont balayé la nature primitive, victoiresymbolisée par la construction d’une centrale éléctriquemunie de tours gigantesques. Celles-ci répandent unelumière aveuglante et intimidante (pour les Noirs), un

28 Gén. Piollet, Le continent africain, atout maître de la stratégieoccidentale, France Outremer, Paris, no. 266, déc. 1951, p. 17.

soleil ersatz du soleil tropical, dompté désormais parla science.29

Délaissons la fiction. Les Allemands vaincus, lesFrançais et d’autres Européens aussi fondent des joint-venture pour investir ensemble en Afrique. Il y a uneAssociation eurafricaine minière et industrielle dès1953, puis un Consortium européen pour le développementdes ressources naturelles de l'Afrique à Luxembourg. Ceserait le nouvel Eldorado énergetique de l’Europe. Lessidérurgies italienne et allemande investissent enMauritanie et en Guinée, et d’autres projets sont encours dans les territoires français et belge.30 Seulel’industrialisation collective massive de l’Afrique lasauvera des convoitises américaine et soviétique. En 1959est né le Fonds européen de développement. Les Sixorganisent l’Eurafrique donc dans la continuité.31 Lepetrole saharien commence à arriver en janvier 1958, lemois même où les traités de Rome entrent en vigueur.

L’Eurafrique prend l’allure de tout ce qui est moderne.l’Afrique bénéficiera d’experts qui vont l’entraîner dansle monde moderne. Dans cette période d’optimismetechnologique, la supériorité scientifique de l’Europefera du « fuseau » Europe-Afrique une région prospèreinnoculée contre les tentations communistes. Les Traitésde Rome continuent dans cette veine. Le moteur del’iruption du temps au sein de l’Afrique éternelle etahistorique sera avant tout l’EURATOM, organisme censé

29 Titus Taeschner, Eurofrika, Die Macht der Zukunft, Buchwarte Verlag,Berlin, 1938, p 31-4. 30 Jean Chardonnet, Une oeuvre nécessaire, L’industralisation de l’Afrique,Librarie Droz, Génève, 1957, passim.31 New York Times, 5 fév 1957; Alfred Fabre-Luce, Construisons l’Eurafrique,Revue des questions actuelles, Paris, juin 1952, pp. 30-38 ; EJ Beigel,Eurafrica in perspective, Western World, Bruxelles, no. 9, jan. 1958 ; PierreChaulier, L’Eurafrique devient possible, mais ne sera vivante que par lacoopération active de tous les Européens, Industries et Travaux d’Outremer, ed.Moreux et Cie., Paris, mars 1957, p. 115. U. W. Kitzinger, L’Europe face auxpays sous-développés, dans Un Défi à l’Occident, L’Avenir des pays moinsdéveloppés. Cours d’été au Collège de l’Europe Libre, Berger-Levrault,Nancy/Strasbourg, 1959 pp. 42, 44-5.

garantir aux Européens l’uranium nécessaire à laproduction d’électricité nucléaire. Parmi les plusenthousiastes sont les socialistes métropolitains. L’und’eux s’exclame que « la flamme jauressienne » brûlerad’une lueur toute atomique en Afrique. Il s’agirait de« L’EURATOM, IMMENSE ESPOIR DES PAYS SOUS-DEVELOPPÉS ».Tant il est vrai que l’énergie atomique y accomplira « unmiracle» . Les peuples africains auront leur « révolutionéconomique rapide et immense. (...) l’Euratom, chanceinespéree de l’actualité, est la chance de l’Europe,c’est aussi la chance de l’Eurafrique.» La « mission »industrialisatrice de l’Europe des Six leur apportera« notre âme », à tel point que les Noirs « deviendrontphysiquement des hommes comme nous. » 32

Curieuse, cette foi mystico-technologique de l’énergie auservice du colonialisme. L’Afrique aurait d’immensesréserves hydrauliques, éoliennes, pétrolières, tandis queles industries européennes s’écrouleraient faute duravitaillement qui ne peut venir que du sud.  Sans lavolonté d’une civilisation évoluée, ces réserves neverront jamais le jour. Cependant, dans les annéescinquante il n’est plus de mise d’ignorer, voired’éliminer les travailleurs africains. Au contraire,l’exploitation de ces richesses transformera la vie desNoirs aussi bien que celle des Blancs. Et le Français deJonchay d’imaginer l’avenir des Africains comblés dansdes termes dignes d’un Perec quelques années plus tard :

« Il faut les équiper d’ascenseurs, de ventilateurs, decuisinières éléctriques, de frigidaires, de circuits declimatisation, d’appareils domestiques de conditionnementd’air, de battéries de téléphones, d’appareils ménagèresde toutes sortes; il faut par dizaines de tonnes, deslampes fluorescentes, (…) des rampes au néon pour lespublicités (...) »33

32 Gaston Chappaz, dans la Revue Socialiste, Paris, avril 1957, pp. 366-75.33 Ivan de Jonchay, Industrialisation de l’Afrique, Payot, Paris, 1953, pp.173-4.

L’Eurafrique des indépendances

Suivent les indépendances. A la Commission et dans lespays-membre les opinions se divisent: faut-il continuerces relations privilégiées et si oui, avec les ci-devantdépendances, ou avec l’Afrique toute entière?34 Unjournaliste américain a beau écrire dans un best-seller surl’Afrique (1957) que ce continent ressemblerait à unefemme passive mais surexcitée, laquelle attend laconquête industrielle avec impatience :

«Africa lies open like a vacuum, and is almost perfectlydefenceless- the richest prize on earth. (…) Besides itpants for development».35

Désormais les bénéficiaires de l’aide européennerevendiquent une participation égalitaire: eux aussiaimeraient profiter de la technologie, de lamodernisation industrielle, essentielles dans un payssouverain. Toutefois l’Europe ne pourra plus en dicterles modalités. Certains dirigeants africains trouventnéo-colonialiste le nouveau bloc européen avec qui leursterritoires sont associés sans consultation préalable.Les frontières géopolitiques héritées de la périodecoloniale couperaient les peuples africains de leursvoisins. Ne faudrait-il pas plutôt fonder un marchécommun africain, étant donné que les Européens sontobligés d’acheter leurs produits primaires en Afrique detoute façon? La politique agricole commune va-t-elles’étendre aux producteurs africains ? Les Africainsexploitent les peurs nées de la guerre froide: si la CEEn’ouvre pas ses marchés, d’autres le feront.36

34 Michel Beaulieu, Les Investissements dans les pays et territoires d’outre-mer associés à la CEE, Revue du Marché commun, Paris, no. 8, nov. 1958, p 391-401.35 John Gunther, Inside Africa, The Reprint Society, Londres, 2me Ed., 1957, p.4.36 Kwame Nkrumah, Showdown in Central Africa, Foreign Affairs, op. cit, t. 39/2,jan. 1961, p 265; idem, Africa must unite, Panaf. Londres, 1970, p 159 – 72;Alphonse Nguvulu, Jeune Afrique, Paris, no. 368, 28 jan. 1968, p 23; Eurafrica,

Selon le Français Alfred Frisch, écrivant deux annéesplus tard, l’Europe aurait toujours été liée à l’Afrique,les Africains parleraient des langues européennes, seuleune mer étroite séparerait les deux continents. Normalque toute l’Afrique rejoigne un jour l’Association.37 Enrevanche, les Américains trouvent dans cette associationun système fermé, trop proche du vieux système despréférences impériales. Ceci dit, la CEE aurait le rôlenaturel d’assister, de défendre, d’être en sommeresponsable de l’Afrique.38 En effet, la CEE assure lasurvie de plusieurs pays africains, tout en aidant aussiles pays non-associés.39 Sans doute s’agira-il désormaisd’un partenariat, mais les formules tardent quelquefois àchanger. Témoin cette publicité de 1965 de l’Unionminière du Haut-Katanga : le cadre juridique desrelations euro-africaines auraient beau changer, le sensde l’Histoire serait irréversible, la colonisation unestade inévitable. Le destin, jadis responsable del’immobilisme séculaire en Afrique, ouvrirait désormaisles portes de l’industrie moderne.40

De plus, quelques Européens semblent perpétuer la vieilleidée d’une troisième force, malgré les indépendences,malgré le nouveau discours de la solidarité:

« L’Europe et l’Afrique sont solidaires et elles sonttellement complémentaires qu’elles en arrivent à seconsidérer comme membres d’un seul et immense continent,et leur séparation constituerait pour chacun d’eux unecatastrophe définitive qui les assujettirait l’une et

Bruxelles, jan. 1963, p. 16; Willwerner von Bergen, Um die Zukunft Afrikas,Schweizer Monatshefte, Zurich, 1960, pp 549-66.37 Alfred Frisch, Pourquoi l’Eurafrique? dans Dictature pour les pauvres,Cahiers français 1, Paris 1963, pp . 88-91.38 Arnold Rivkin, Lost Goals in Africa, Foreign Affairs, op.cit, oct. 1965;George Ball, The Discipline of Power, Bodley Head, Londres, 1968, p. 141.39 Robert Lemaignen, L’Association des pays d’Outre-mer dans le Marché commun,Moniteur industriel et économique, Bruxelles, 1960.40 Publicité parue dans Eurafrica, Revue de la Chambre de commerce etd’industrie pour le marché commun eurafricain, Bruxelles, avril 1965, p 32.

l’autre soit au bloc américain, soit au blocsoviétique ».41

« Un ensemble eurafricain de quelque 225 millionsd’habitants, » se félicite la même revue (1963).42

Toutefois, vers la fin des années soixante commence lerévisionnisme. L’association entre la CEE et l’Afriquen’est pas, n’a jamais été un groupement politique protégécomme l’ auraient désiré «quelques Etats-membre. » Aucontraire, explique un fonctionnaire bruxellois,l’association serait un système bilatéral d’aide et decommerce, rien de plus, car la Commission récuseraittoute ingérence politique en Afrique.43 D’ailleurs lerégime préferentiel européen, applicable à dix-huit destrente-huit pays africains vers la fin des annéessoixante, s’étend bientôt à la plupart des paysafricains, sauf le Maghreb. S’y ajoutent les micro-étatsdu Pacifique et des Caraïbes. Extension que le sénateurEdgard Pisani regrette : l’inclusion dans la Conventionde Lomé de territoires non-africains empêcherait selonlui l’émergence d’un espace organisé africain lié à l’Europe.44

L’Europe-lumière au tournant du millénium

Voici une image de 1998. (7) C’est la couverture d’unpetit livre anglais au titre assez critique: Living Down thePast, How Europe can Help Africa Grow. L’auteur soutient que,«Africa matters more to Europe than it does to eitherAmerica or Japan.»45 L’Europe devrait ouvrir ses marchésaux produits africains de zone tempérée, dit-il. Le self-interest demande l’ouverture complète du marché. Sinon, «theneighbouring continent» déstabilisera l’Europe.Conséquences: guerres et anarchie, immigration massive

41 Jacques Dubois, Eurafrica, Bruxelles, jan. 1963, p. 7.42 Éditorial, ibid, p. 18.43 J.J. van der Lee, Europe’s Trade and Aid Policies, European Review,Cambridge, t. 16/4, automne 1966.44 Jeune Afrique, Paris, no. 935, 6 déc. 1978, pp. 37–9, 48.45 Paul Collier, Living Down the Past: How Europe can help Africa grow, IEATrade and Development Unit, Londres, 1998, p. 35.

vers le nord, drogues. Il faut balayer les derniersvestiges du système colonial, conclut l’auteur. L’imagepourtant montre toujours l’Europe lumineuse qui descenddu nord et d’en haut, d’où elle plane sur l’Afrique toutenoire. Évidemment cette vision idyllique en plongéeverticale est transformée ici en les douze étoiles dudrapeau européen.

La dernière image: une affiche de la Commissioneuropéenne célébre la Convention de Cotonou, 2000. (8) Enhaut un arc d’étoiles, telles les étincelles d’unebaguette magique, naît en pleine Mediterranée. Ensuite,l’arc descend vers le Pacifique sud, entoure l’Europe,l’Asie et l’Afrique au centre. En bas, deux paires demains suppliantes soulèvent un pot de faïence. Lesétoiles vont-elles le remplir? Le texte d’en bas expliqueque ce pot est percé, et qu’il s’agit d’une paraboleroyale béninoise, dont la leçon coïnciderait avec lesvaleurs de l’Union européenne. A savoir, union etsolidarité. Valeurs, paraît-il, d’une Union et d’ungroupe de pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) quasi-éternels.

Le message ici, ce serait la bienfaisance de l’Union, etl’importance de la solidarité. Voilà le langage d’unpartenariat, d’une collaboration politique, économique,culturelle entre les ex-colonies et les anciennesmétropoles. Mais l’image de Cotonou est peut- être assezambiguë aussi: l’Afrique qui reçoit, l’Europe qui donne.Cela ne peut-il pas se lire encore une fois dans le sensd’un savoir, ou d’une puissance lumineuse, quidescendrait sur l’Afrique? Les Européens lisent lesimages, après tout, de haut en bas, et de gauche àdroite. Il serait difficile de lire celle-ci, commeNaville l’aurait voulu dans le cas du mot désignant lesrelations entre l’Europe et l’Afrique, dans l’autresens:  les étoiles s’envoleraient alors du pot magiquepour illuminer enfin l’Europe. Au surplus, ces étoiles-làont une signification politique bien précise dans ce

contexte. Même si ce ne sont pas les douze étoiles dudrapeau européen. Est-ce une coïncidence qu’il y en aitquinze, nombre des pays-membres de l’UE en 2000?

Il est vrai que durant les négociations bilatérales quiaboutirent à Cotonou, Européens et Africains remodelèrentles relations réciproques, et rejetèrent toutpaternalisme. Il n’en reste pas moins que les valeurs ontévolué. L’Union européenne, née en 1993, ressemble assezpeu à la CEE de 1957, et le groupe ACP de 1975 n’est pascelui, aggrandi, de 2005. Difficile donc de cerner lepoint de départ de ces valeurs de toujours.

Conclusion

Le ministre belge Louis Michel n’est qu’un echo du passépeut-être, quand il dit en 1999:

 « Dans l’achèvement de l’Europe en tant que réalitépolitique, le rapport à l’Afrique n’est pas quelque chosede banal. A terme, un partenariat privilégié avecl’Afrique est un passage obligé pour assurerl’indépendance géopolitique et géostratégique del’Europe ».46

Mais qui, de l’Europe et de l’Afrique, a besoin dequi ?47 L’Eurafrique ou l’Afreurope? Peu de personnessoutiendraient aujourd’hui que l’Afrique serait « lebastion occidental du monde libre », ou que « l’Afriqueserait l’avenir de l’Europe. »48 La grande aventured’impérialisme collective que fut l’Eurafrique estrévolue. Est-ce que depuis la fin de la guerre froide lacartographie suit la réorientation géopolitique selon

46 Louis Michel, Le Soir, Bruxelles, 4-5 sept. 1999.47 Anne-Cécile Robert et Boubacar Boris Diop, l’Afrique au secours del’Occident, Éd. De l’Atelier, 2004. 48 Titres de deux articles, l’un d’un Français en 1954, l’autre d’un Allemand,en 1956.

laquelle les frontières mobiles de l’Europe setrouveraient à l’est, malgré les affirmations de Michel?49

Pour le marxiste Guy Martin, Lomé V (ou Cotonou) est « acase study of EurAfrica in action. »50 « L’arrière-cour del’Europe, c’est l’Afrique » renchérit un politiciencentrafricain. Mais le même auteur ajoute : « L’Afriquesubsaharienne (…) ne représente strictement aucun interêtéconomique. »51 En revanche, un ancien ministre dedéveloppement brittanique de rassurer son auditoirenigérian que les pays-membre de la CEE jadiscolonisateurs rappellent incessament à Bruxelles ledevoir des Européens envers l’Afrique. D’ailleurs,« Africa is a great source of raw materials. »52 Voixdiscordantes donc. Première puissance économique duglobe, premier contributeur de l’aide au développment,l’UE s’intéresse particulièrement à l’Afrique du nord,qui garde son importance géostratégique parce que denouvelles menaces surgissent.53 Devant la pressiondémographique de l’autre cote de la Méditerranée,l’avenir sera peut-être à l’Afreurope. Après tout, rien neprédispose l’Europe à être au nord/le chef sur la mappe-monde.

Paneuropa, Atlantropa, Eurofrika ou Eurafrique, Lomé ouCotonou, souci sécuritaire ou accord préferentiel, toutcela a capturé l’imagination des Européens, surtoutpendant la période coloniale. Notre bref voyage

49 John Ravenhill, When Weakness is Strength: The Lomé IV Negotiations, Europeand Africa, The New Phase, dir. I. William Zartman, Lynne Riemer,Boulder/Londres, 1993, p 57-9.50 Guy Martin, Africa in World Politics, A Pan-African Perspective, Africa WorldPress, Asmara, 2002, pp xix, 2-3, 7-11. 51 Jean-Paul Ngoupandé, l’Afrique sans la France. Histoire d’un divorceconsommé. Albin Michel, Paris, 2002, pp. 16 et 92.52 Rt. Hon. Timothy Raison, MP, Britain, Europe and Africa, Nigerian Instituteof International Affairs, Lagos, 1990. 53 Trevor Parfitt, The Decline of Eurafrica? Lomé’s Mid-Term Review, Review ofAfrican Political Economy, ROAPE, Londres, no. 67, 1996, p 62; Abdelkader SidAhmed, Les Relations économiques entre l’Europe et le Maghreb, Revue du Tiersmonde, IEDES, Paris, t. XXXIV, no. 136, oct-déc. 1993, pp 759-74; dir.YvesLacoste, Europe du Sud, Afrique du Nord, no. 94, Hérodote, Paris, 1999.

historique à travers quelques images d’Eurafricanistesdurant quatre-vingts ans a permis de dévoiler quelquescontinuités et dissonances idéologiques dans lesreprésentations. Relation donc contradictoire etmultiforme, en 2005 comme avant.