Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle A propos d'un ouvrage récent

10
Fabrice Preyat Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle A propos d'un ouvrage récent In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 687-695. Citer ce document / Cite this document : Preyat Fabrice. Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle A propos d'un ouvrage récent. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 687-695. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_2_4541

Transcript of Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle A propos d'un ouvrage récent

Fabrice Preyat

Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle Apropos d'un ouvrage récentIn: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine -Middeleeuwse, moderne en hedendaagse geschiedenis. pp. 687-695.

Citer ce document / Cite this document :

Preyat Fabrice. Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle A propos d'un ouvrage récent. In: Revue belge dephilologie et d'histoire. Tome 79 fasc. 2, 2001. Histoire medievale, moderne et contemporaine - Middeleeuwse, moderne enhedendaagse geschiedenis. pp. 687-695.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2001_num_79_2_4541

Histoire des femmes et sociologie du roman au XVIIe siècle

A propos d'un ouvrage recent(!)

Fabrice Preyat FNRS - Université Libre de Bruxelles

Les premières stratégies d'écrivain [sont] à envisager à partir des trajectoires observées, et non dans la perspective de désirs ou de calculs avoués : une stratégie mêle toujours du conscient et de l'inconscient, du calcul et de l'irrationnel, des choix libres et des contraintes, souvent même pas perçues comme telles. Elle fait intervenir une part de « flair », de sens des placements avantageux ; elle ne peut se comprendre que comme une réalité construite par l 'observation historique.

A. Viala, La naissance de l'écrivain (2)

Placée d'emblée sous les auspices de la sociologie de Pierre Bourdieu ou la sociopoétique d'Alain Viala (^), l'étude de Nathalie Grande se penche sur le profil de la romancière du XVIIe siècle au sein d'un corpus s'étalant sur une vingtaine d'années marquées par l'intensification des productions romanesques féminines (4). Faisant des Règles de l'art et plus encore de la Naissance de l'écrivain (5) son cheval de bataille, l'auteur se propose de rompre clairement, non seulement avec les approches du structuralisme génétique défendu quelque trente années plus tôt par Lucien Goldmann (6), mais encore

(1) Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à la Princesse de Clèves (1654-1678), Paris, Champion, 1999, un vol. in 8°, 497 p. (Lumière classique, vol. 20), Prix : 430 FF.

(2) Alain Viala, Naissance de l'écrivain. Sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Minuit, 1985 cité par Grande, Stratégies, p. 271.

(3) Cette approche sociopoétique se définit comme « l'analyse de la valeur sociale des genres et des formes (...et) des effets esthétiques et idéologiques liés à cette valeur sociale des formes ». (Alain VIALA & Georges Molinie, Approche de la réception. Sémiostylisti- que et sociopoétique de Le Clézio, Paris, P.U.F., 1993 cité par Grande, Stratégies, p. 18).

(4) Les années 1654 à 1678 envisagées par Grande virent Péclosion de 31 œuvres fruits de l'activité littéraire de 9 romancières. Voir également « Annexes » : Tableau de répartition par sexe de la production romanesque au XVIIe siècle, p. 45 1 -454.

(5) Pierre BOURDIEU, Les règles de l'art. Genèse et structuration du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

(6) Lucien GOLDMANN, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.

688 F. PREY AT

avec une bibliographie souvent aussi prolixe qu'empêtrée dans une démarche confinant parfois plus à Γ« hagiographie littéraire » qu'à un véritable souci scientifique et - à plus forte raison - sociologique. Consciente de s'attaquer à deux genres mineurs - de la femme et du roman -, Grande pose avec habileté les questions de l'origine d'une écriture caractérisée par son sexe et de la prédilection pour un genre littéraire que d'aucun envisagerait suivant la perspective exclusive d'un « lieu d'expression des misères de la condition féminine » et d'épanouissement d'une « tonalité féministe » (7). Si l'auteur ne rejette pas la possibilité du « roman comme lieu de revendications », elle se garde toutefois des a priori en privilégiant le « point de vue social » pour une « saisie différentielle du phénomène de l'écriture féminine » (8). C'est tout naturellement que viennent alors se poser les questions de la participation des femmes à l'évolution du roman qui coïncide chronologiquement avec la période de développement de l'écriture féminine mais aussi le choix délibéré du genre en regard de la problématique d'une carrière littéraire. Grande tente ainsi de cerner la position des romancières face aux enjeux du champ littéraire et de saisir la spécificité d'une « détermination sexuelle fonctionnant comme un habitus au plan social » (9). L'auteur analyse ainsi les « liens tissés ou détissés (...) entre cadre historique, biographie sociale, positions littéraires et textes » (10).

Dans un premier temps, Grande convie ainsi son lecteur à l'étude des considérations des romancières sur l'héroïsme des figures féminines qu'elles mettent en scène. En soulignant la position nodale qu'incarnent les héroïnes dans une action souvent dispersée, l'auteur passe en revue les catégories féminines qui peuplent le roman, depuis la « femme forte »jusqu'à la « pica- ra » en passant par l'image fantasmatique de l'amazone. De ces considérations se dégage un modèle de l'héroïsme féminin incompatible avec sa forme masculine dont l'imitation le condamne « à l'invraisemblance du fantasme » (n). En posant un regard neuf sur la définition même de cet héroïsme, prenant ses distances avec les conclusions de Noémi Hepp (12), Grande montre dans quelle mesure la véritable héroïne ne peut trouver son moyen d'expression qu'en se « dépouillant de la dimension politique officielle et socialement reconnue, réservée aux hommes, au profit de la dimension affective et morale d'un rôle politique de contestation indirecte » (13). C'est sur une conclusion semblable que débouche l'analyse du facteur nuptial, fort de ses implications sociales dans la France d'Ancien Régime. Si celui-ci a bien fait l'objet d'une mise en doute par une écriture féminine qui entendait dénoncer « l'incompatibilité institutionnelle de l'amour et du mariage » (14), ce que met en exergue l'auteur c'est finalement la position ambiguë des

(7) Grande, Stratégies, p. 15. (8) Idem, p. 18. (9) Ibidem. (10) Idem, p. 16. (11) Idem, p. 46. (12) Noémi HEPP, « La notion d'héroïne », dans Onze études sur l'image de la femme

dans la littérature française du XVIIe siècle, Tübingen-Paris, Narr-Place, 1984. (13) Grande, Stratégies, p. 46. (14) Idem, p. 56.

HISTOIRE DES FEMMES ET SOCIOLOGIE DU ROMAN AU XVIIe SIÈCLE 689

romancières qui se gardent bien de mettre l'institution en « demeure de se réformer » en l'attaquant de front. La dénonciation du revers de la médaille ne constitue en effet rien d'autre qu'un topos déjà ancien et les remèdes retenus (divorce, mariage blanc, célibat, Amitié Tendre ou veuvage) « se dénoncent eux-mêmes par leur caractère fictionnel » (15). Plus encore, l'auteur montre que les romancières, dans la volonté de légitimation du roman, opèrent souvent un refus de l'issue adultérine qui trouve son pendant dans le tro- pisme nobiliaire des héroïnes susceptibles, par leur distinction, d'établir une équation avec la considération du genre. Encore fallait-il prendre en compte, à côté de la dénégation du mariage, le refus de l'amour présent dans de nombreux romans. L'auteur n'y manque pas et nous entraîne dans un refus éminemment polysémique oscillant entre l'obéissance aux bienséances se déclinant sur le mode de F« alibi de la peur » (peur de la sexualité, refus d'une sexualité envisagée comme mort symbolique, ...) et le récit de dangers justifiant le refus mais revêtant une dimension volontiers libératrice (fantasme de séduction, leitmotiv incestueux, donjuanisme). C'est ce balancement, selon Fauteur, qui incite à envisager sous un autre jour les causes mêmes de ce refus fondé plutôt sur « l'exercice de la raison » et dont l'illustration la plus éloquente nous serait fournie par la princesse de Clèves.

Amenée, dans un second temps, à constater la fin des héros et leur destruction corrélative à la présence de la femme ou encore la dramatisation de la vie curiale, Grande s'interroge sur la prolifération des discours misogynes ou gynécophobiques présents sous la plume des romancières. Elle incite alors à la compréhension de ce phénomène par l'explicitation des dispositifs narratifs permettant d'éclaircir une situation pour le moins paradoxale à première vue. Les femmes-auteurs semblent en fin de compte moins répercuter la morale sociale dominante de façon inconsciente que développer un discours caractérisé par sa distanciation critique ou sa dimension ironique. L'auteur démontre ainsi la possibilité et l'ampleur d'une lecture satirique transformant la soumission des femmes et F« ordre féminin du désir » en véritable gangrène d'un « ordre masculin du pouvoir » berné par cet apparent asservissement du « sexe faible ». Même la retraite, considérée comme fuite d'un monde en définitive décevant, offrait aux femmes plusieurs espaces de liberté qu'il leur était impossible de trouver ailleurs.

Grande insiste alors, dans la perspective d'une esthétique de la réception telle qu'elle fut dessinée par Jauss (16), sur le rapport de réciprocité entre roman et réalité se révélant ici indissociable du « courant à la fois littéraire et social » (17) de la galanterie envisagé à travers ses pôles principaux : la conversation, la fete galante et le portrait. Très vite, Fauteur constate la pré- gnance d'un lien avec le public sous le couvert de l'humour, de l'ironie, de la mise en place de références communes au scripteur et au lecteur, mais aussi d'un « refus explicite du romanesque traditionnel » (18). Grande montre alors

(16) H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978. (17) Citation d'Alain Viala, « D'une politique des formes : la galanterie », dans XVIIe

siècle, janvier-mars 1994, n° 182, p. 143-151 dont Grande tire son analyse (p. 163). (18) Grande, Stratégies, p. 177-178.

690 F. PREYAT

comment, par sa nature, le roman se révèle particulièrement apte à « se mettre à l'écoute et au niveau de son public » (î9). Qu'il renvoie à son lecto- rat féminin une image sexuée du « bel usage des manières et du langage » (20) appartenant depuis longtemps à la réflexion sur les mœurs (Faret, Méré,...) ou qu'il joue sur un plan didactique transcendé (diffusion de connaissances historiques, de modèles sociaux, initiation au jeu social,...) en se rendant accessible à un vaste public auquel l'érudition restait interdite, le roman permet de diffuser une galanterie s'offrant « comme une esthétique du lien social » (21). Au-delà de l'insistance parfois peu originale sur des thèmes courants, l'auteur révèle la véritable innovation des romancières comme résidant dans le mélange des tonalités (roman héroïque, picaresque, histoire tragique,...) et plaide aussitôt pour une saisie de la spécificité de cette écriture par le biais des motivations qui ont pu lui donner naissance. Pour comprendre cet engouement et les étapes de la construction d'une carrière littéraire, c'est vers les personnes que l'auteur suggère de se tourner réservant le troisième volet de son étude à la réalisation des biographies sociales des femmes- auteurs (22).

La volonté affichée de Grande est, dans cet exercice, de dégager parmi les divergences observées une régularité significative. Le premier critère qui émergera de sa démarche sera celui de la noblesse généralisée de ces femmes-auteurs considérée comme une première condition sine qua non de l'écriture romanesque. Si ce trait s'incarne « concrètement dans des avatars fort diversifiés » (2^), il reste cependant suffisamment probant pour distinguer les romancières de l'ensemble du champ littéraire en leur offrant une « disponibilité culturelle, dont, à revenus financiers égaux, ne disposait pas la bourgeoisie » (24). Mais ce qui ressort principalement de ces chapitres est la présence constante d'une « faille sociale » ou d'un « désir de compenser un manque originel » sur lequel se nourrit l'écriture, envisagée comme « un chemin certes incertain, mais possible de reconnaissance d'un statut que des aléas familiaux leur avaient dénié » (25). Toutefois, seule l'opportunité d'une « éducation hors norme » pouvait métamorphoser ce désir en création littéraire. Grande brosse ainsi un tableau basé sur la différenciation sexuelle en matière d'enseignement permettant de constater une fois de plus l'originalité de la position des femmes du corpus face à leurs homologues masculins. En comparant l'éducation savante avec son parent pauvre de salon, l'auteur souligne - au contraire des lacunes - l'étonnante modernité d'une culture

(19) Idem, p. 179. (20) Ibidem. (21) Alain Viala, L'esthétique galante, Toulouse, Société des littératures classiques,

1990 cité par Grande, p. 180. (22) Nathalie Grande se conforme ici une fois encore aux visées d'Alain Viala dont elle

cite (p. 185) l'entreprise de critique racinienne {Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990) à propos de l'objectif même de ce type de biographie consistant à « éclairer les significations d'une œuvre à partir des phénomènes entrelacés qui ont fait d'un simple particulier ce personnage social singulier, un écrivain ».

(23) Grande, Stratégies, p. 189. (24) Idem, p. 206. (25) Ibidem.

HISTOIRE DES FEMMES ET SOCIOLOGIE DU ROMAN AU XVIIe SIÈCLE 69 1

échappant à la latinité, mélangeant les sexes et les ordres sociaux, renversant les idées sur les femmes qui peuvent enfin collaborer à une création. L'auteur révèle de cette façon la manière dont les romancières ont vaincu leur handicap et finalement bénéficié d'une ouverture d'esprit les conduisant vers des « domaines littéraires peu valorisés dans l'enseignement scolaire comme le roman » (26). Cet accès tardif à la culture entraîne bien évidemment une production tardive que seule la longévité des romancières pouvait compenser. Le faible taux de nuptialité et de concubinage des femmes du corpus, qui n'est pas indifférent à cette espérance de vie, dessine la deuxième condition sine qua non. En se définissant comme l'œuvre d'une femme seule dans la vie, échappant au poids de la maternité, le roman se comprend en définitive comme l'œuvre d'un être s'écartant étonnement du modèle social avant même que l'on prenne en compte son « activité scripturale ».

Comment les romancières se sont-elles positionnées dans le champ littéraire? Quels furent pour elles les moyens d'accéder à cet espace de tensions ? Telles sont les questions que l'auteur entend ensuite résoudre au gré des modalités de la production littéraire : « écrire » (quoi, comment) ; « publier » (en acceptant ou non de signer l'œuvre) ; « être lu » (par qui, comment). Grande distingue à cet effet trois catégories de femmes-auteurs à savoir les « occasionnelles » pour lesquelles le choix du roman est fruit du hasard, les « amatrices » pour qui ce choix s'intègre dans un cadre plus vaste et enfin les « professionnelles » dont l'écriture est basée sur une véritable stratégie sociale. En l'absence de reconnaissance de la part des instances traditionnelles (difficulté d'accès voire exclusion des femmes du clientélisme et du mécénat), seul le genre romanesque pouvait permettre à ces dernières de « court- circuiter les circuits traditionnels de la réussite institutionnelle » de façon « à se faire connaître et reconnaître par un public » (27). Le genre romanesque incarnait dès lors pour elles un passage obligé au cœur d'une stratégie du succès. Combattant les conceptions très personnalisées et romantiques de la création littéraire, l'auteur recense encore les difficultés pour ces romancières à publier : toute mise sous presse signifiait pour elles déroger doublement à leur condition, de femme tout d'abord, de noble ensuite. D'où ces jeux sur l'anonymat, la pseudonymie, le rôle des salons dans une dimension collective de la création sans oublier les multiples justifications figurant dans les para- textes, l'intérêt pécunier des romancières « occasionnelles » et la spécialisation de certains imprimeurs comme Barbin. Nathalie Grande ébauche ensuite dans la foulée des théories de Jauss et des études de Martin et Chartier, une esthétique de la réception des romans de femmes. L'auteur pose ainsi avec pertinence la question du roman comme « livre pour femmes par excellence » au-delà des formes implicitement déterminantes que sont la proximité entre le genre et l'attente du public ou encore entre la « femme écrivant et les femmes lectrices » (28). C'est à une intéressante démonstration, étayée de chiffres, que se livre ainsi l'auteur en n'épargnant ni la considération du format ni la circulation ou la typographie des œuvres permettant

(26) Idem, p. 228-229. (27) Idem, p. 280. {2%) Idem, p. 310.

692 F. PREYAT

un échange touchant un public potentiel très large en s'adaptant à ses besoins. En fédérant un public varié, Grande montre que le roman ne s'ouvrait pas seulement à toutes sortes de lecteurs mais aussi à toutes sortes de lectures. Pour clôturer sa démarche, l'auteur envisage la représentation de la lecture dans le roman et ses conclusions sont à nouveau éclairantes. A l'absence de Γ auto-représentation du roman se substitue des récits intercalés que l'auteur montre fonctionner comme des romans déguisés en évitant l'écueil de la pédanterie du livre. Une utilisation des autres genres (lettres, poésie, éloquence) se superpose à ce phénomène et s'analyse elle aussi comme résultante de la constante volonté de légitimation du romanesque et de ses auteurs. Mais c'est surtout par la mise en scène d'une « nouvelle forme de sociabilité » — la galanterie — dont l'auteur rappelle les implications principales (rapports dédramatisés entre les sexes, présentation d'un « mode d'emploi de la société galante ». . .) que le roman noue avec son public une relation si étroite. Dans la perspective réduite des « stratégies de l'audace » qui sont développées par les femmes, cette relation était loin d'être négligeable puisque seul leur lectorat pouvait finalement « légitimer un acte que l'institution ignorait » (29). C'est là, comme le suggère Grande, dans cette conjonction entre l'auteur, son texte et son public, sans doute « une des innovations décisives de la vie littéraire du XVIIe siècle » (30).

Après avoir analysé la problématique de la carrière littéraire, il restait à l'auteur, dans sa dernière partie, à s'interroger sur l'éventuelle « influence en retour » (31) que cette conjonction pouvait exercer sur l'écriture. Elle propose ainsi la définition d'une « poétique du roman spécifique » aux femmes- auteurs. En s'attardant tout d'abord sur l'enjeu moral que revendiquent les romancières, Grande dégage les tactiques du recours à une morale tantôt sentimentale, tantôt exemplaire ou didactique mais qui se présente toujours, sous un effet éminemment subversif, comme le nouvel alibi d'une constante volonté de légitimation. L'auteur attire également l'attention sur la possibilité d'un débat critique qui découlait naturellement de cette démarche et contribuait in fine à la publicité du roman. Ce souci édificateur ne restait évidemment pas indifférent à l'Histoire dont Grande ressuscite la considération sous le règne de Louis XIV En privilégiant, au fil des années, un cadre européen et des époques de plus en plus proches du XVIIe siècle, le roman ouvrait, par un facteur de proximité, à des comparaisons avec l'actualité et glissait insidieusement vers la critique ou la satire. L'auteur dénonce ainsi très justement la liberté que pouvait trouver un genre dans sa non-légitimité. En jouant de son impunité, fruit du manque d'envergure politique des femmes-auteurs et de son public jugé par le pouvoir comme inoffensif, le roman pouvait opérer une récriture de l'Histoire. Par le biais d'un genre mineur, les romancières allaient ainsi rendre aux femmes une envergure que l'Histoire leur avait jusque-là refusée. L'« érotisation du politique » leur permit ainsi de mettre en lumière le rôle prépondérant des passions dans les sphères du pouvoir et de faire éclater le rôle occulte de la gent féminine traditionnellement passé sous

(29) Idem, p. 330-331. (30) Ibidem. (31) Ibidem.

HISTOIRE DES FEMMES ET SOCIOLOGIE DU ROMAN AU XVIIe SIÈCLE 693

silence. L'auteur voit dans ce phénomène une des premières tentatives des femmes pour donner leur propre lecture de l'Histoire et invite dès lors son lecteur à comprendre cette démarche dans le cadre d'une « compensation vengeresse de l'impuissance politique qui a caractérisé la noblesse, et doublement les femmes de la noblesse » au sein de l'asservissement curial désiré par le roi. Voici ainsi de nouveau explicité la dénonciation de l'erreur d'un pouvoir si persuadé de son hégémonie et dont le lien avec l'entreprise littéraire des anciens frondeurs n'est sans doute pas dénué de fondement (32).

Enfin, dans un dernier chapitre, Grande entend résoudre tout à fait la délicate question du choix du roman que le traitement de l'écriture romanesque des femmes et leurs parcours littéraires et humains ne suffisaient pas à expliciter. L'auteur se penche ainsi sur les discours masculins définissant les « objets » de la femme et du roman. Théologique, juridique ou médical, ces trois discours entretiennent une définition aliénante de la femme mais permettent surtout de révéler la parenté s' établissant entre les deux genres mineurs. Le péché rapproche femmes et romans au même titre que le manque de définition du romanesque coïncide avec le déficit juridique des femmes en leur offrant une liberté paradoxale. Les constatations physiologiques des médecins, envisagées selon le biais d'une physiologie du roman dont le postulat est tiré de l'anthropologie de Mauss, viennent encore renforcer la convergence entre un « sexe impur » et l'impureté du genre littéraire qui partagent tous deux ce goût de l'imagination, du mensonge, du vice,... L'auteur arrive ainsi à la conclusion d'un roman défini comme « équivalent symbolique de la femme » (33). La convergence des deux genres se lit ainsi sur le mode d'une indignité commune débouchant sur une étrange liberté : générique pour un roman dépourvu de « prestige littéraire », créatrice pour une femme n'ayant pas d'appartenance « au monde du prestige intellectuel » (34).

Au terme de ce parcours, Nathalie Grande a démontré avec efficacité non seulement la sclérose d'une critique envisageant la Princesse de Clèves comme objet unique en son genre mais aussi l'utilité d'une étude sociologique qui ne permet pas seulement la compréhension d'un phénomène global mais qui donne également une nouvelle impulsion à des analyses plus ponctuelles. Ce remarquable exemple d'approche — à travers un style clair et une présentation structurée autour d'interrogations stimulantes (35) — reste clairvoyant et reconnaît que si les romancières n'ont pas bouleversé l'écriture et le monde social, elles ont cependant amené un « renouvellement générique qu'elles ont contribué à diffuser et élargir » en détenant une « liberté créatrice dont disposent ceux qui n'héritent de rien » (36). Ainsi à travers une contri-

(32) Idem, p. 384. (33) Idem, p. 404. (34) Idem, p. 404-405. (35) La présence d'annexés apportera au lecteur curieux un tableau chronologique du

roman au XVIIe siècle, les résumés des œuvres étudiées, quelques lettres et statistiques étayant le texte ou apportant d'autres renseignements complémentaires (tableau récapitulatif sur la localisation des intrigues, répartition de la production romanesque par sexe, mélange des genres dans le roman,...).

(36) Idem, p. 409.

694 F. PREY AT

bution qui relève presque autant de la sociologie du roman que de l'histoire sociale des femmes, Grande a bien montré que ce n'est finalement pas le roman qu'inventent les femmes-auteurs mais bien la « romancière » en inaugurant un nouveau rapport de l'auteur au livre et à son lectorat (37). L'auteur a ainsi tiré les leçons d'une histoire littéraire paralysante en épousant une démarche résolument moderne, lui permettant d'élargir ses horizons de recherches (38). On saluera également sa prudence face à l'écueil des lectures « ultra-féministes » et subversives, oublieuses des « conditions sociales du XVIIe siècle, qui ne permettaient pas aux femmes de tenir — ni même peut- être de penser — leur différence » (39). Par contre, on peut déplorer, dans la lecture rigoureusement critique à laquelle se livre l'auteur, dans son explicita- tion des choix, des paradoxes et des interactions entre un individu et son milieu, le retour de certaines formules types ou l'analyse rapide de certains thèmes. Ainsi en est-il notamment du contexte de christianisation des mœurs frôlé par Grande lorsqu'elle envisage la moralité introduite dans le roman (40). Une prise en compte du rôle politique de Pellisson dont l'auteur rapproche la conversion de la nouvelle orientation morale de Madeleine de Scudéry, aurait peut-être permis de dégager en retour une influence également politique sur le roman. Mais convenons que cette analyse aurait emmené l'auteur au-delà de son corpus et l'aurait forcé à envisager une récupération hybride et tardive du roman par certains groupes dévots — autour de Huet et des programmes pédagogiques de Saint-Cyr notamment et à l'exemple de l'évêque de Belley cité dans l'ouvrage. La considération de l'Histoire sous le règne de Louis XIV s'en ressent également. L'éclosion d'une Histoire scientifique due principalement aux milieux port-royaliste ou mauriste mais intervenant, de nouveau autour de Huet, dans l'éducation du dauphin est sacrifiée sur l'autel de la considération littéraire d'un genre longtemps négligé par le pouvoir. Grande passe ainsi sous silence une Histoire qui aura sa faveur dans le milieu de la cour et qui bénéficie presque directement de développements épistémologiques sans précédents dont la valeur est toujours reconnue aujourd'hui. De plus, à la fin du règne de Louis XIV, la christianisation des mœurs et des pratiques culturelles, dans l'ombre du Petit Concile de Bossuet, dont faisaient partie Huet et Pellisson, s'accomplit principalement par le biais de l'Histoire et touche sensiblement divers genres (hagiographie, conte, roman, tragédie,...) à travers des littérateurs connus et reconnus (Racine, Perrault, La Bruyère,...). Cette entreprise dévote, par ses implications politiques et littéraires, s'inscrit ainsi en porte-à-faux face à l'autonomisation du champ littéraire que l'auteur, dans l'ombre d'Alain Viala, fait figurer à l'époque de la Fronde. Entre genèse et naissance de

(37) Idem, p. 410. (38) Sur l'aspect pluridimensionnel caractérisant son approche et le phénomène de réhis-

torisation du littéraire : voir le tableau de l'évolution épistémologique tracé par Christian Jouhaud en introduction au volume « Littérature et Histoire » des Annales, n°2, mars-avril 1994, p. 271-276.

(39) Grande, Stratégies, p. 410. (40) « Cette inflexion, qui semble correspondre à celle de tout un siècle, revenu de ses

péchés de jeunesse et s 'interrogeant tardivement sur leur vanité (...) » (idem, p. 344).

HISTOIRE DES FEMMES ET SOCIOLOGIE DU ROMAN AU XVIIe SIÈCLE 695

l'écrivain, les sociologues sont loin d'être unanimes et l'on peut regretter parfois le manque de distance de Nathalie Grande (41).

Enfin, si le lecteur peut encore déplorer la limite du champ d'investigation face à la prolifération de l'écriture féminine, que cette dernière s'illustre dans le roman ou dans les contes, il trouvera cependant dans cet ouvrage des bases sûres pour des études futures. Ainsi peut-on dégager du livre un canevas qu'il n'est pas inintéressant de confronter à la démarche suivant laquelle Raymonde Robert, par exemple, envisagea le phénomène des contes en France à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle. (42) Si la méthodologie de Robert diffère fortement par une approche plus structuraliste envisageant le conte comme reflet de la mondanité, Grande, en laissant toutefois le conte hors de son étude, nous sensibilise à la donnée féminine d'un genre qui nourrit avec le roman de nombreux rapports au fil parfois d'une identification générique, d'un relais dans la production féminine, d'une création collective, d'une lecture suivant la prépondérance du second degré ou des stratégies des femmes-auteurs.

(41) Voir à ce propos : Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 193, Denis Saint-Jacques & Alain ViALA, « A propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », dans Annales, mars-avril 1994, n°2, p. 395-406.

(42) Raymonde ROBERT, Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1982.