COURS THEORIES LITTERAIRES 2

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Université de M’Sila Département de Langue Française Module : Théories de la Littérature Cours dispensé par : Abdelkrim ZEBIRI Cours de : THÉORIE DE LA LITTÉRATURE Ce cours fera appel aux différentes théories de la littérature pour interroger diverses notions qui définissent la littérature et son approche critique. Pourront ainsi être envisagés la notion même de théorie littéraire et de littérature, la question du rapport entre la littérature et le monde, le lien entre esthétique et littérature, la notion de poétique, l’importance de l’histoire littéraire et de l’histoire des idées dans l’évolution des courants littéraires, les grands courants critiques du XXe siècle… Compétences à acquérir : - Etre capable de problématiser le rapport au phénomène littéraire et à la notion de genre en se référant aux principales définitions et approches qui en ont été proposées par la critique. - Maîtriser les principales composantes qui permettent de mener l'analyse d'un texte poétique, d'un texte narratif et d'un texte de théâtre ; maîtriser ainsi les bases méthodologiques qui permettront d'analyser des œuvres de différents genres dans le cadre des cours de littérature ultérieurs. - Maîtriser une méthodologie de la lecture des textes relevant de la théorie littéraire. 1

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Université de M’SilaDépartement de Langue FrançaiseModule : Théories de la LittératureCours dispensé par : Abdelkrim ZEBIRI

Cours de   : THÉORIE DE LA LITTÉRATURE

Ce cours fera appel aux différentes théories de lalittérature pour interroger diverses notions qui définissentla littérature et son approche critique. Pourront ainsi êtreenvisagés la notion même de théorie littéraire et delittérature, la question du rapport entre la littérature etle monde, le lien entre esthétique et littérature, la notionde poétique, l’importance de l’histoire littéraire et del’histoire des idées dans l’évolution des courantslittéraires, les grands courants critiques du XXe siècle…

Compétences à acquérir : - Etre capable de problématiser le rapport au phénomènelittéraire et à la notion de genre en se référant auxprincipales définitions et approches qui en ont étéproposées par la critique. - Maîtriser les principales composantes qui permettentde mener l'analyse d'un texte poétique, d'un texte narratifet d'un texte de théâtre ; maîtriser ainsi les basesméthodologiques qui permettront d'analyser des œuvres dedifférents genres dans le cadre des cours de littératureultérieurs. - Maîtriser une méthodologie de la lecture des textesrelevant de la théorie littéraire.

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Thèmes abordés : Cet enseignement comportera deux voletsarticulés l'un à l'autre : un cours magistral et des séancesd'exercices.

Thèmes abordés : Cet enseignement comportera deux volets articulés l'unà l'autre : un cours magistral et des séances d'exercices. Le cours magistral commencera par confronter lesprincipales définitions modernes de la littérature et parretracer brièvement l'histoire de la problématique desgenres littéraires. Il analysera ensuite les élémentsconstitutifs du texte dramatique, du texte poétique et dutexte narratif. L'accent sera mis par exemple sur l'analysedes récits : on se penchera alors tour à tour sur lescomposantes de la diégèse(1) (intrigue, personnages, espace,temps), de la narration (postures du narrateur, temps de lanarration) et de la mise en texte, sur les genres narratifs(l'épopée, le conte, la nouvelle, le roman,...) et sur lesmondes du récit (le réalisme, le merveilleux, lefantastique, le récit policier,...). On traitera enfin, audépart d'exemples, des modalités possibles d'un processus delecture littéraire.

1() Ce terme est apparu pour la première fois en 1951 sous la plume d'Étienne Souriaudans un article intitulé « La structure de l'univers filmique et le vocabulaire de lafilmologie » dans la Revue internationale de filmologie n°7-8 ; Mais cette notion s'appliqueà tout art représentatif et pas seulement au cinéma. Étienne Souriau nous offre cettedéfinition du terme « diégèse » : « tout ce qui est censé se passer, selon la fictionque présente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposaitvraie. » (Etienne Souriau, Vocabulaire d'esthétique, Paris, Presses universitaires, 1990,p. 240). Par exemple, un lieu représenté, fictif, fait partie de l'univers et de laréalité diégétique, tandis que le lieu réel qui a permis d'offrir le cadre lors dutournage appartient à la réalité « filmophanique ». Il s'agit donc du monde fictif,de sa cohérence et des lois qui le régissent, à l'intérieur duquel l'histoireracontée prendra place. Cependant, ce terme ne s'applique pas à la réalité extérieureà l'œuvre : cette notion ne s'embarrasse pas des frontières entre fiction et réalité.Gérard Genette a développé la notion de diégèse pour l'appliquer à la littérature,l'empruntant aux théoriciens du récit cinématographique. Elle signifie pour luil'ensemble des événements relatés par le discours narratif qu'il définit, dansDiscours du récit, en tant que « récit comme histoire ». Par la suite, dans Figures III(1972), la diégèse représente tout « l'univers spatio-temporel désigné par le récit »autrement toutes les parties temporelle et spatiale concernant le récit.

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b) Les séances d'exercices viseront à exercer lesétudiants à lire avec rigueur des textes littéraire, etainsi à les préparer aux exigences de l'examen. Les textesseront choisis tantôt pour approfondir les apports du coursmagistral, tantôt en guise de complément ou d'ouverture parrapport à celui-ci.

Méthodes d'évaluation : L'examen, écrit ou oral, comprendra deux parties :l'explication de quelques concepts exposés au cours etl'exposé d'un travail personnel. Celui-ci consistera àmontrer comment différents textes théoriques choisis dans labibliographie du cours permettent de répondre à unequestion-problème que s'est posée l'étudiant.

Encadrement : Le cours et les exercices seront assurés par M.Abdelkrim ZEBIRI, qui interviendra en fonction de sescompétences.

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PLAN DU COURS

INTRODUCTION 1°) Le terme "littérature" 2°) La notion de genres littéraires 3°) Théorie de la littérature

a) Critères de littérarité d'une œuvre a.1. Critères internes à l'œuvre a.2. Critères externes à l'œuvre

b) Théories littéraires c) Quelques théoriciens et leurs concepts

Première Partie :Le Régime Socio-historique De L'archi-Texte (2)

CHAPITRE I   : Le Discours Institutionnel 1) L'esthétique Littéraire 2) L'histoire Littéraire 3) La Critique Littéraire a) La critique historique a.1. La critique philologique a.2. La critique psychologique b) La critique herméneutique b.1. La critique symbolique b.2. La critique thématique

CHAPITRE II   : DU DISCOURS AU PARCOURS : L'HISTOIRE ET LA DIALE CTIQUE 1) LA CRITIQUE SOCIOLOGIQUE a) Le réalisme critique du jeune Lukacs Typologie de la forme romanesque b) Le structuralisme génétique de Goldmann b.1. En philosophie b.2. En sociologie de la littérature b.3. En sociologie du roman c) Le personnalisme ou l'existentialisme de Falardeau Typologie du roman québécois

2() De archi- et de texte. Mot formé par Gérard Genette dans Introduction à l'architexte(1979). C’est : «L'ensemble des catégories générales, ou transcendantes -types dediscours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc.- dont relève chaque textesingulier. » Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982.

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2) LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE : DE LA PRATIQUE À LA CRITIQUE a) La critique philosophique de Marx et Engels b) La critique politique de Lénine b.1. Les écrivains et leurs œuvres b.2. La littérature et le Parti b.3. La culture c) La critique esthétique de Trotski d) Le réalisme socialiste de Staline et Jdanov e) Le populisme de Gramsci ou de Mao f) Le fonctionnalisme de Trétiakov g) La critique du réalisme par Brecht h) La critique de l'esthétique aristotélicienne par Boal 3) LA THÉORIE CRITIQUE : DE LA CRITIQUE À LA THÉORIE a) Le technicisme de Benjamin b) La théorie esthétique d'Adorno c) L'esthétique critique de Marcuse 4) LA CRITIQUE RADICALE

CHAPITRE III   : LE RÉCIT CONSTITUTIONNEL 1) L'ESTHÉTIQUE DE LA RÉCEPTION 2) LA THÉORIE SOCIOLOGIQUE a) Sartre et Barthes b) La sociologie positive d'Escarpit b.1. La sociologie de l'écriture b.2. La sociologie du livre b.3. La psychosociologie de la lecture c) La sociologie positionnelle de Bourdieu c.1. Le champ du pouvoir et le champ intellectuel c.2. La sphère de production restreinte c.3. Les instances de diffusion et de légitimation :la loi culturelle c.4. La sphère de grande production c.5. L'art savant et l'art moyen c.6. Les positions et les prises de position 3) LA THÉORIE SOCIO-HISTORIQUE a) Macherey b) Vernier c) R. Balibar d) Macherey et É. Balibar 4) LA POÉTIQUE 5) LA SOCIO-SÉMIOTIQUE a) Zima b) Grivel b.1. Sur le texte b.2. Sur le roman

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6) LA GRAMMATOLOGIE CONCLUSION

INTRODUCTION

La littérature est art et langage : c'est un systèmeesthétique -- le texte -- impliquant un registre rhétorique de genres,de styles ou de figures et un régime socio-historique -- l'archi-texte-- impliquant un récit constitutionnel (ou un parcours), qui inclutlui-même un discours institutionnel. Qui dit art dit technique; quidit langage dit grammaire; qui dit technique et grammaire dit tekhnê :poiêsis et physis. Le système esthétique fait de la littérature unart; le régime socio-historique en fait un métier : la littératuredevient un art quand les artisans deviennent des artistes; mais c'estl'origine de l’ (œuvre d') art qui est l'origine des artistes. (3)

Sans admettre qu'il faille parler d'art chez les Grecs ouchez les Égyptiens et surtout avant (aux temps préhistoriques), ilfaut mentionner que pour les Grecs de l'Antiquité, la poésie est unetechnique qui s'accompagne de musique; seule la poésie est un "art",qu'elle prenne la forme du poème ou de la tragédie, du dithyrambe oude l'épopée. La poésie et la musique -- et la poésie est une sorte demusique chantée, de chant -- sont à l'âme ce que la gymnastique est aucorps. Quand Platon parle d'expulser les poètes de la Cité, c'estparce qu'ils ne sont pas assez "artistes", c'est-à-dire pas assezphilosophes -- et peut-être pas

3() Martin Heidegger, «L'origine de l'œuvre d'art» dans Chemins qui ne mènent nullepart. Gallimard (Classiques de la philosophie), Paris; 1962 [1950], pp. 11-68.

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assez athlètes (dans leur imitation)... Au Moyen-âge, la poésie continue de dominer et elle gagne mêmed'autres formes comme le roman; mais c'est seulement à la Renaissance,au moment où l'artiste remplace l'artisan et où l'écrivain devient un artiste, que la littérature accède à l'art, sous la poussée même du roman; elle résulte de la rencontre de la graphie et de la typographie, de l'écriture et du livre, livre qui avait pourtant précédé l'invention de l'imprimerie. Cela veut dire qu'il n'y a pas vraiment de littérature orale, mais une littérature écrite d'expression orale (au Moyen-âge). (Bibliographie : Alain Viala. Naissance de l'écrivain.... ; L. Febvre et H.J. Martin. L'apparition du livre. Albin Michel ; A. M. Boyer. Le livre. Larousse ; Études françaises, Volume 18, numéro 2 : "L'objet-livre"…).

1°) Le terme "littérature" Le terme "littérature" n'a pas toujours eu la même signification que l'on lui (re)connaît aujourd'hui: 1°) Au XVIe siècle, "littérature" veut dire "culture", culture du lettré : érudition; c'est la connaissance des lettres mais aussi des sciences; c'est une somme de lectures. Ainsi, dit-on à l'époque, "avoir de la littérature" : c'est un avoir. 2°) Au XVIIIe siècle, "littérature" désigne la condition de l'écrivain, soit :

a) le monde des lettres; b) la carrière des lettres; c) l'industrie des lettres.

C'est un devenir : le devenir-artiste de l'écrivain. 3°) À partir du XIXe siècle, "littérature" devient plus ou moinssynonyme de "belles-lettres" (les lettres et les humanités par rapportaux sciences qui s'autonomisent) :

a) c'est l'art de l'expression intellectuelle (éloquence,poésie); b) c'est l'art d'écrire des œuvres qui durent; c) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres arts; d) c'est l'art d'écrire par rapport aux autres techniquesd'écriture (théologie, philosophie, science, etc.).

D'une part, c'est une activité (une existence technique); d'autre part,c'est un être (une essence esthétique) plutôt qu'un état (la condition oula qualité de l'homme de lettres en sa culture et en son érudition).La littérature se trouve alors réduite à l'écriture, voire àl'écriture de fiction (depuis la Révolution française) et, de plus enplus, à la fiction romanesque. 4°) Au XXe siècle, Escarpit considère que la littérature estl'ensemble de la production littéraire incluant les faits

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littéraires : c'est donc un objet d'étude, un corpus d'œuvresconsacrées, c'est-à-dire enseignées par les intellectuels, professeursou autres. (4)

2°) Les Genres Littéraires Un genre littéraire est un ensemble de caractéristiques de fondet de forme qui assurent à une production textuelle un certain type dedécodage, une lecture intelligible. Les genres se redéfinissentconstamment d'après la production d'une époque, suivant les œuvresconsidérées comme typiques. Ils font le lien entre la diversité desprocédés possibles (y compris l'approche des contenus) et les effetsrecherchés dans les circonstances. Ils créent des attentes tant deforme que de fond, et d'intention. Ils font une synthèse actuelle maisaussi une prospective de la lecture générale des œuvres du moment. Onaurait bien tort de croire à leur gratuité. Ce ne sont nullement desrecettes artificielles. Leur lien avec chaque procédé évolue suivantles modèles du temps et en fonction des objectifs de l'écrivain. Commepour la mayonnaise, pour que cela "prenne", il faut un dosage exact dechaque type de procédé. C'est une question de mesure. Le genre littéraire est, donc, une catégorie qui permet derassembler les textes par « familles ». Tout texte peut donc êtreaffilié à un genre qui met le lecteur en pays de connaissance (chaquegenre a ses règles habituelles de fonctionnement).On distingue trois grands genres selon l'usage courant desbibliothèques : la poésie, le théâtre, le roman, la critique, le genreargumentatif (essais, discours, etc.). Cette classification repose àla fois sur des critères formels (usage de la prose, du vers ou dudialogue), pragmatiques (un texte écrit pour être joué, lu ou dit),sémantiques (textes créant un univers fictif, textes parlant d'autrestextes) et narratologiques (selon l'identité et la place du narrateurdans le récit). Les grands genres se subdivisent en de multiples sous-genres :par exemple, le poème en prose se distingue du poème en vers, latragédie, de la comédie, la nouvelle, du roman, etc.• La notion de genre implique qu'un texte littéraire ne naît jamaisseul, mais qu'il s'inscrit toujours dans un horizon d'autres textesauxquels il s'oppose ou se relie. Cette relation porte le nomd'intertextualité. On peut ainsi émettre l'hypothèse que l'auteurécrit toujours son texte par rapport à un archi-texte, qui constituele modèle abstrait dont il se démarque. Or, cet archi-texte n'estautre que l'horizon d'attente du lecteur, c'est-à-dire le codequ'implique le genre dans lequel il s'inscrit.

4() Robert Escarpit dans Le littéraire et le social, p. 259-272 et dans Littérature et genres littéraires, p. 7-15.

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Exemples   :

Il existe beaucoup de genres littéraires. Certains sont plus connusque d'autres. Certains, très vastes, disposent même de "sous-genreslittéraires". Ainsi, le roman est un genre littéraire, et le romanpolicier est un de ses sous-genres.

Voici les plus grands genres littéraires :

Nom Description

Poésie La poésie est un genre littéraire où une importance est donnéeà la musicalité des mots, à leur rythme.

Roman Le roman est un genre littéraire aux contours caractérisés parune narration fictive plus ou moins longue.

Théâtre

Le théâtre est un genre littéraire destiné principalement àêtre joué, et constitué surtout de dialogue.

Nouvelle

La nouvelle est un genre littéraire portant sur un sujetcourt, avec peu de personnages et se terminant sur une chutebrutale.

3°) La théorie de la littérature La théorie de la littérature est l'étude savante de lalittérature en tant que phénomène culturel. Il s'agit d'une disciplinequi relève à la fois de la linguistique et de l'esthétique. La théoriedu langage littéraire est parfois désignée sous le terme de poétique.

Par souci de clarté, cette partie du cours présente ce quirelève de la littérature en général (genres, figures de style,comparatisme) et de l'analyse littéraire pour ce qui concerne lestechniques d'étude des œuvres individuelles. Une théorie de lalittérature ne peut se construire que sur l'étude d'un corpusd'œuvres. Réciproquement, l'analyse littéraire, pour être pertinente,doit s'appuyer sur une réflexion théorique sur le statut et lafonction de la littérature.

a) Critères de littérarité d'une œuvre

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Critères internes à l’œuvre Qui relèvent de la forme des textes.C'est-à-dire l'esthétique, le style, les champs lexicaux, lessymboles, les figures de style...

Qui relèvent du contenu des textes, donc les thèmes et valeursqui permettent d'analyser le texte selon le mode dereprésentation particulier de la vie que lui insuffle l'auteur.

Qui relèvent des relations entre les textes, soitl'intertextualité. En effet, un texte n'existe que dans unelittérature constituée d'autres textes. Toutes ces œuvres serecoupent, que ce soit par la stylistique, la thématique, lesidées... Des combinaisons nouvelles peuvent émerger, ce qui rendl'œuvre particulière.

Critères externes à l’œuvre :

-- Qui relèvent de l'auteur : L’œuvre est l'expression d'un moiunique, avec une vision particulière.

-- Qui relèvent du milieu social où celle-ci s'exerce. Là entre en jeula vision élitiste de la littérature. C'est-à-dire qu'on fait un lienentre la qualité de l'œuvre et sa diffusion. Plus celle-ci estlargement diffusée et facilement comprise de tous, moins elle estappréciée par la critique littéraire, parce qu'une lecture exécutéetrop au premier degré implique moins d'efforts de la part du lecteur.

-- Qui relèvent du lecteur. Il faut que le lecteur s'investisse dansl'œuvre afin d'en donner sa propre interprétation.

Plus il y a de ces critères dans une même œuvre, plus celle-ciest littéraire. Cependant, cette vision de la littérature est celle del'institution littéraire même, la littérature peut être perçuedifféremment selon la vision qu'on a de celle-ci et des critères quila constituent. Le concept de littérature n'est pas un concept deprécision, il faut considérer la littérature dans son ensemble.

b) Théories littéraires Plusieurs approches peuvent être considérées lorsqu'on étudie lalittérature ou un texte littéraire : (Comparatisme, Ethnocritique,Formalisme, Géocritique, Histoire littéraire, Narratologie,Psychocritique, Sémiologie, Sémiotique, Sociocritique, Sociologie de lalittérature, Structuralisme Stylistique, Textanalyse, Théories de laréception et de la lecture…)

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c) Quelques théoriciens et leurs concepts Mikhaïl Bakhtine : Théorie et esthétique du roman, plurilinguisme,carnavalesque. Ferdinand de Saussure : Théorie du signe linguistique . Hans Robert Jauss : Théorie de la réceptionWolfgang Iser : Théorie de la lectureUmberto EcoGérard Genette : NarratologieThomas Pavel : Univers de fictionVladimir Propp : Morphologie du conte.Charles S. PeirceAlain Robbe-Grillet: Nouveau RomanJean Ricardou : Nouveau RomanRoland Barthes : L'effet de réel, Le plaisir du texte

Première Partie :LE RÉGIME SOCIO-HISTORIQUE DE L'ARCHI-TEXTE

A) Le discours institutionnel Le discours institutionnel est la conception du parcourslittéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposée parl'esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du beau,l'esthétique du goût et du plaisir constitutive d'une métaphysique del'art jusqu'en histoire et en critique littéraire.

1) L'esthétique Littéraire L'esthétique littéraire correspond à l'ensemble des moyens utilisés ou mis en évidence par les auteurs pour atteindre l'idéal de perfection et de beauté qu'ils se sont fixés.

Les auteurs appartenant au même mouvement littéraireprésentent souvent des tendances communes lorsqu'ils font des choixesthétiques. Ainsi, ils peuvent avoir recours aux mêmes thèmes,affectionnent les mêmes idées et on retrouve les même images fortes etsymboles importants dans leurs œuvres. Ils partagent aussi desstratégies communes au plan formel, ayant un style, une manière des'exprimer, qui leur est propre et développant des nouveaux moyenstechniques pour faire passer leur message. 

Sur le plan historique, nous pouvons proposer que, chez lesGrecs de l'Antiquité, l'esthétique est le lien entre la technique et

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la métaphysique : elle est le devenir-technique de la métaphysique etle devenir-métaphysique de la technique; elle est inséparable de ladialectique et ainsi de la politique, qui est l'art des arts. Ladialectique est l'art -- la tekhnê -- de dialoguer et de persuader, deconvaincre et donc de vaincre l'adversaire; elle est mise en scènedans et par l'éloquence; aussi a-t-elle les pieds dans la rhétorique, quiest l'art du discours en général et qui inclut la poétique, celle-ciétant alors l'art -- le métier et ses règles -- d'un discours comme lapoésie (à ne pas confondre avec le poème, puisqu'on la retrouve autantdans la tragédie et l'épopée).

Au Moyen-âge, la dialectique et la rhétorique font partie dutrivium, avec la grammaire; le trivium et le quadrivium (arithmétique,géométrie, astronomie et musique) constituent les sept arts libérauxenseignés dans les facultés des arts. Au XVIIe siècle, la rhétoriquecommence à être dissociée de la logique (l'art de penser) et de lagrammaire (l'art de parler et d'écrire) par la modernité de la penséecartésienne; elle n'est plus un art (une pratique) et elle devient unethéorie des figures de discours ou de style : elle est maintenantréduite à une théorie des tropes, à une tropologie, à une rhétoriquerestreinte, alors qu'elle avait été généralisée jusqu'à l'époque descollèges classiques. Au XVIIIe siècle, par Kant, et au XIXe, parHegel, la dialectique est déplatonisée -- avant d'être marxisée, parMarx, Engels, Lénine et Staline : la politique moderne (oupostmoderne) est sans doute l'échec de la dialectique des Anciens...

Revenons à l'esthétique comme discours qui constitue etinstitue l'art comme art, la littérature comme littérature. Pourl'esthétique, l'art a une essence, une valeur en soi, une valeurd'usage; cette valeur (ou son concept ontologique), c'est la beautécomme synonyme de vérité et de liberté; en somme, la beauté est unconcept éthique avant d'être esthétique. L'esthétique est à l'art ce quel'épistémologie est à la science : elle en est la réification, laréduction à une chose, à un artefact.

Distinguons cinq esthétiques :

1°) Pour l'esthétique objective, il y a une réalité extérieure àla pensée, une réalité objective dont l'art (la littérature) est lereflet : plus le reflet est exact, plus il y a réflexion passive ouactive de la réalité par une œuvre, plus celle-ci est réaliste, pluselle a de la valeur. À l'esthétique objective du contenu (thématique)conduisant au réalisme, correspond l'esthétique objective del'expression (stylistique) conduisant au formalisme. La forme(l'expression) et le fond (le contenu) sont les catégories duellesfondamentales de l'esthétique (objective). Le réalisme socialiste,

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c'est-à-dire la soi-disant esthétique marxiste est une esthétiqueobjective du contenu.5 (Avner Ziss. Éléments d'esthétique marxiste. Éditionsde Moscou [surtout «Petit vocabulaire esthétique», p. 280-300])

2°) Pour l'esthétique positive, l'art est homologue (plutôtqu'analogue), comme sujet, à l'objet qu'est le monde ambiant ouenvironnant. Le développement de l'art est alors le développementconceptuel de l'histoire, de l'esprit, de la pensée. L'esthétiquehégélienne -- et a fortiori l'esthétique aristotélicienne,contrairement à l'esthétique platonicienne (plutôt objective) -- estune telle esthétique positive en définissant l'art par un concept, parson propre concept (à réaliser ou à retrouver), et en séparantl'artistique et le politique tout en les réunissant dans le spirituel(l'Esprit absolu). Pour Hegel, il y a une hiérarchie des arts, dumatériel au spirituel : l'art supérieur est l'art idéal et idéel,c'est l'art le plus éloigné du matériel (la matière et la nature),c'est l'art le plus raisonnable et le plus spirituel; c'est la poésie.Aux arts symboliques (la thèse) comme l'architecture, ont succédé les artsclassiques (l'antithèse) comme la sculpture et, enfin, les arts romantiques(la synthèse) comme la poésie (musicale, théâtrale, littéraire). Lapoésie est elle-même hiérarchisée de l'épique au dramatique en passantpar le lyrique : en ce sens, l'opéra de Wagner est l'art romantiquepar excellence. L'esthétique du jeune Lukacs (et de Goldmann) est elleaussi une esthétique positive (fondamentalement hégélienne).

3°) L'esthétique négative qui s'inscrit dans la dialectiquenégative d'Adorno et de Horkheimer et qui est inspirée de la théoriecritique de l'École de Francfort à laquelle les deux appartenaient,repose sur une critique (kantienne) de la raison au profit d'uneéthique du jugement, mais elle n'accède pas au statut d'esthétiquetranscendantale du sublime comme chez Kant. Pour Adorno, l'art avaleur de vérité parce qu'il est liberté et il est la négation de latotalité (la réalité, la société, l'aliénation, le fascisme) qui estfausseté.

4°) Pour l'esthétique subjective d'un Marcuse, l'art, commesubjectivité, a un potentiel révolutionnaire de transformation del'objectivité.

5°) De Nietzsche à Lyotard et à Deleuze, se développe uneesthétique affirmative, pour laquelle l'art n'est pas intentions maisintensités : pouvoir d'affirmation de la libido, du désir, de laforce, de la volonté de puissance; cette esthétique s'oppose à la fois

5 Avner Ziss. Éléments d'esthétique marxiste. Éditions de Moscou [surtout «Petit vocabulaire esthétique», p. 280-300]

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à l'esthétique objective de Platon et à l'esthétique positive deHegel, mais pas à l'esthétique négative et à l'esthétique subjective.

L'esthétique (objective ou positive) est la philosophiespontanée (naïve, non critiquée) de la critique littéraire, qui estelle-même la philosophie spontanée de la littérature (réaliste ouformaliste). L'esthétique se retrouve ainsi dans les trois illusionsde la critique littéraire dénoncées par Macherey :

1°) L'illusion empirique (ou naturelle) -- l'illusion de l'induction,selon nous prend l'œuvre comme acquise et clôturée par l'ouvrage,comme un étant donné, comme un état de fait; elle ne questionne pas lecorpus et elle clôture le texte en réduisant la littérature àl'écriture; elle explique l'œuvre par l'auteur individuel (l'écrivain)ou par l'auteur collectif (la société, la classe, le groupe, le sexe).Le critique empiriste se fait le complice de l'écrivain en suggérantque ce sont les auteurs et les œuvres qui font la littérature, alorsque c'est la littérature -- l'art, la tradition, l'histoire, lacritique -- qui fait les auteurs et les œuvres.

2°) L'illusion normative (ou virtuelle) -- l'illusion de la déduction,encore selon nous -- corrige l'œuvre selon un modèle esthétique,éthique, idéologique; elle la soumet à une norme, à un code, àun(e)mode; elle refait l'œuvre en la restreignant à une lectureidéologique, en réduisant la littérature à l'idéologie. Expliquantl'œuvre par un lecteur naïf, le critique magistrat (journaliste) sefait alors le maître de l'écrivain.

3°) L'illusion interprétative (ou culturelle) actualise ou réalise lesdeux autres illusions en une herméneutique qui met en œuvre lescouples duels de catégories esthétiques ou métaphysiques : fond/forme,intériorité/extériorité, inspiration/improvisation, etc. Elle expliquel'œuvre par l'œuvre, mais en postulant que l'œuvre à un sens (secret,caché) en soi et que la lecture ne fait que le découvrir, le dévoiler,le révéler (ou le trahir); le sens se trouve alors réduit à lasignification. L'interprète se fait interprêtre, c'est-à-dire esclave oudisciple, voire complice, de l'œuvre même, substituant l'explicitation(herméneutique dans sa genèse et son exégèse) à l'explication(sémiotique), l'interprêtrise (psychologique) à l’interprétation(métapsychologique). Bibliographie : Pierre Macherey. Pour une théorie dela production littéraire   ; Nicos Hadjinicolaou. Histoire de l'art et conscience declasse.

2) L'HISTOIRE LITTÉRAIRE

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Pendant très longtemps, les études littéraires se sont confondues avecl'histoire littéraire, celle-ci consistant à raconter après coup cequ'elle considère être la littérature, à en faire l'historique; enFrance, après la Révolution, l'histoire littéraire s'est affairée àconstituer un ensemble d'écrits en littérature nationale et lalittérature en un art, en établissant un corpus d'œuvres connus et dechefs-d’œuvre reconnus, selon divers critères :

1°) la langue écrite : le français et non d'autres langues parlées sur leterritoire français;

2°) l'époque : le Moyen-âge, la Renaissance, le Classicisme et lesLumières avant la Révolution et la Modernité depuis;

3°) l'école (ou le courant);

4°) le genre : la non-fiction et la fiction, le poème et le roman ou lesautres formes romanesques (nouvelle, conte), la pièce de théâtre, lesécrits intimes ou autobiographiques, etc.;

5°) le style : variable d'une œuvre ou d'un auteur à l'autre;

6°) l'auteur lui-même : sa vie et son œuvre.

L'histoire littéraire cherche, à travers ces différentscritères, à établir un répertoire d'œuvres et un palmarès d'auteurs; ellefait donc l'inventaire ou la nomenclature des œuvres et elle opère desclassements : elle classe en tendances, en courants, en écoles, engenres, en styles, en thèmes, en influences, etc. Pour l'histoirelittéraire, l'objet des études littéraires, c'est le corpus àconstituer ou à reconstituer, à instituer, à ficher dans les annaleset les archives et dont il faut rendre compte dans des bibliographieset des monographies ou dans des anthologies et des manuels. Pourl'histoire littéraire, la littérature est d'abord et avant tout ce quise retrouve à la bibliothèque ou ce qui doit s'y retrouver; c'est làqu'on la cherche etqu'on la trouve.

3) LA CRITIQUE LITTÉRAIRE a) La critique historique

Inséparable de l'histoire littéraire, la critique historique estune approche externe ou extérieure, transcendante par rapport auxtextes; c'est une critique qui est parfois normative ou prescriptive(corrective), selon une idéologie religieuse, morale, politique ouautre. C'est une critique adjective, en ce sens qu'elle ajoute beaucoup

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au texte par la paraphrase, qu'elle multiplie les intermédiaires etles médiations entre l'auteur et le texte ou entre le texte et lelecteur et qu'elle fonctionne surtout à l'épithète. C'est une critiquegénétique; c'est la genèse, c'est-à-dire l'origine et l'historique del'oeuvre, qui mobilise toute son énergie et trouve son aboutissementultime dans l'édition critique. La critique historique ou génétique, quel'on appelle aussi "ancienne critique", peut être philologique oupsychologique.

La critique philologique est une critique académiqued'érudition. Devant l'affluence, l'abondance, des œuvres, il lui fautfaire appel à la bibliographie. La critique bibliographique consiste àfaire l'inventaire de ce qui se publie et à le répertorier dans lesmanuels, les anthologies, les dictionnaires, les encyclopédies, etc.La critique philologique doit aussi faire appel à l'historiographie.La critique historiographique examine les différents états d'un texte,de la première version ou des premiers manuscrits à l'éditionoriginale (ou princeps) et aux autres éditions; il lui faut donccomparer les notes, les projets, les plans, les ébauches, lesbrouillons, les remaniements, les corrections, les scolies, les ajoutsou les coupures d'un version à l'autre : c'est l'avant-texte quil'intéresse et qui est le moyen d'établir une édition critique. Ellepeut aussi s'attarder aux influences entre les œuvres ou entre lesauteurs et s'inscrire ainsi dans l'histoire des idées et desmentalités.

La critique philologique, de la bibliographie àl'historiographie, se préoccupe du style de l'oeuvre et elle favorisela publication de thèses, de mémoires, de journaux intimes, decorrespondances, contribuant ainsi à la gloire des auteurs et sous leprétexte que c'est le hors-texte (les textes d'accompagnement) quiexplique ou éclaire le texte.

2°) La critique psychologique

La critique philologique est souvent complétée ou relayée par lacritique psychologique, qui lui sert d'exégèse et qui est une critiquesentimentale de vulgarisation. Très souvent, la critique psychologiqueest une critique biographique, pour ne pas dire hagiographique : elleparle plus des auteurs que des œuvres. La critique psychologique peutautant faire appel à la démagogie, dans le pire des cas, qu'à lapédagogie, dans le meilleur des cas. La critique démagogique domine lacritique journalistique : le journal fait passer la propagande pour del'information, la promotion pour de l'opinion, la publicité pour de lapopularité. C'est souvent une anecdote à propos de l'auteur ou

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l'aventure du texte qui lui sert de fil conducteur. Du journal aumagazine, la différence n'est que quantitative : plus spectaculaire.L'auteur y est en quelque sorte le personnage ou l'acteur principal.La critique démagogique ne cherche pas à expliquer le texte mais àimpliquer le lecteur en appliquant au texte trois ou quatre recettesde lecture : elle résume, elle répète, elle annonce, elle glorifie ousacrifie...

C'est la philologie (de la genèse à l'exégèse) qui permet à lacritique psychologique de se faire pédagogie. La critique pédagogiquecherche à énoncer la littérature, à l'enseigner par la revue ou lemanuel, plutôt qu'à renseigner sur elle; elle s'attarde surtout auxpersonnages, à leur caractère, à leur vraisemblance, etc.

La critique philologique (de la langue et du style) et lacritique psychologique (des personnages et des thèmes) sont doncinséparables au sein de la critique historique ou génétique, quiconsiste à amener la littérature à l'œuvre, à recouvrir l'œuvre dumanteau de la littérature et à se (con)fondre ainsi avec une stylistique :pour la critique philologique, l'œuvre c'est le style de l'auteur;pour la critique psychologique, le style de l'œuvre c'est l'auteur.Répétons que «la philologie, ou la bibliographie, lit l'oeuvre dans lavie de l'auteur (écrivain et société, style et langue); lapsychologie, ou la biographie, lit la vie de l'auteur (individuel oucollectif) dans l'œuvre». (Jean-Marc Lemelin. «Les études littéraires»dans Le sens (p. 13-21, surtout p. 17).

b) La critique herméneutique L'ancienne critique allie donc l'érudition philologique et la vulgarisation psychologique : elle interprète surtout l'œuvre par l'auteur; la "nouvelle critique" ou la critique herméneutique interprète plutôt l'auteur par l'œuvre. C'est une critique qui s'avoueplus subjective; mais son approche est plus interne que celle de la critique historique; l'exégèse l'occupe davantage que la genèse. Au sein de la critique herméneutique, nous distinguerons la critique symbolique et la critique thématique.

1°) La critique symbolique La critique symbolique considère que les thèmes se réalisent dansdes images, dans l'imaginaire ou l'imagerie d'une œuvre, sous la formede symboles; symboles qui peuvent, par exemple, tenir des quatre éléments de la nature. (Gaston Bachelard. Gilbert Durand. )

Si ces symboles tiennent des mythes, il est alors possible deparler de la critique symbolique comme d'une mythocritique empruntant

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à la mythologie et à l'ethnologie. (Georges Dumézil. Northrop Frye.Mircea Eliade. Roger Caillois. Claude Lévi-Strauss. )

Si les symboles sont attachés à des complexes, il est possible deparler de la critique symbolique comme d'une psychocritique, aussisouvent d'inspiration jungienne que freudienne. (Charles Mauron. MarieBonaparte. Marthe Robert. Gérard Bessette. )

2°) La critique thématique Pour la critique thématique, il y a toutes sortes de thèmes mythiques ou psychiques, mythologiques ou psychologiques, sociologiques ou philosophiques, psycho-sociaux ou socio-historiques (religieux, moraux, etc.). Le thème peut être conscient, préconscient ou subconscient; ce peut être une catégorie ou une forme a priori comme l'espace et le temps. Parfois la thématique et la symbolique sont réunies. (Georges Poulet. Jean-Pierre Richard. Jean-Paul Weber. Jean Starobinski. Jean Rousset. André Brochu. )

Lorsque la thématique rassemble surtout des thèmes philosophiques(ontologiques, phénoménologiques) ou des thèmes théologiques, il y alieu de parler de philocritique. (Georges Bataille. Pierre Klossowski.Maurice Blanchot. Jean-Paul Sartre. Serge Doubrovski.)

Alors que la philocritique est plus ou moins rattachée à laphilosophie existentialiste, la sociocritique l'est plutôt à laphilosophie socialiste ou communiste et nous allons maintenant nousattarder davantage à la critique sociologique, dont fait partie lasociocritique.

B) DU DISCOURS AU PARCOURS : L'HISTOIRE ET LA DIALECTIQUE L'esthétique littéraire, l'histoire littéraire et la critique littéraire dont il a été question jusqu'ici contribuent à l'institutionnalisation de la littérature, à la constitution de l'institution littéraire, comme rencontre du corps (professionnel, professoral, intellectuel) et du texte; rencontre qui va conduire au corpus. La critique sociologique, la critique socio-historique et la théorie critique ont quelque chose d'anti-institutionnel ou de contre-institutionnel -- cela ne veut pas dire non-institutionnel -- en ce qu'elles se réclament d'autres institutions, d'autres appareils d'institution et d'autres appareils (politiques ou idéologiques).

1) LA CRITIQUE SOCIOLOGIQUE La critique sociologiques'intéresse aux marques ou aux traces de la société dans lalittérature (réduite à l'écriture).

a) Le réalisme critique du jeune Lukacs :18

Chez Hegel, l'aliénation comme négation par l'antithèse st unmoment essentiel de la dialectique de la pensée; mais pour le jeuneLukacs, elle est réification : désappropriation [Feuerbach] plutôt quesubjectivation, elle transforme les êtres et les choses en res, enobjets. C'est par le fétichisme de la marchandise, caractéristique ducapitalisme selon Marx, que l'aliénation devient réification. Laphilosophie de l'aliénation (Hegel, Feuerbach, jeune Marx) setransforme en théorie de la réification chez le jeune Lukacs et elles'oppose à la théorie du reflet. (George Lukacs. Histoire et conscience declasse.) Ce que la sociocritique retient du jeune Lukacs, c'est d'abordet avant tout sa théorie du roman. Selon Lukacs, le roman est «legenre majeur, dominant, de l'art bourgeois moderne» et c'est la formedialectique de l'épique : le roman est l'épopée moderne; il est «laprincipale des formes littéraires correspondant à la sociétébourgeoise» et son évolution est liée à l'histoire de cette société.«Le monde de l'épopée répond à la question : comment la vie peut-elledevenir essentielle?»; l'épopée a succédé à la tragédie, qui a répondu«à la question : comment l'essence peut-elle devenir vivante?» Cetteconception du roman fera de Lukacs un partisan de ce qu'il appelle «legrand réalisme» (critique ou historique), dont le modèle est Balzac,et un partisan de «l'art tendancieux» (ou engagé), qui a pris particontre l'ordre établi et contre l'art pour l'art (et non pour leParti). Selon Goldmann, Lukacs décrit «un certain nombre d'essencesatemporelles, de[s] formes qui correspondent à l'expression littérairede certaines attitudes humaines cohérentes». Il étudie les grandesformes épiques réalistes, c'est-à-dire qui «reposent, sinon sur uneacceptation de la réalité, du moins sur une attitude positive enversune réalité possible, dont la possibilité est fondée dans le mondeexistant»; «dans la littérature épique, les "formes" sont l'expressionde relations multiples et complexes qu'entretient l'âme avec lemonde». Ainsi, «le roman est la principale forme littéraire d'un mondedans lequel l'homme n'est ni chez soi ni tout à fait étranger». «Leroman est la forme dialectique de l'épique, la forme de la solitudedans la communauté, de l'espoir sans avenir, de la présence dansl'absence». Selon Goldmann, la description par Lukacs de la structuresignificative romanesque correspond à l'analyse marxienne dufétichisme de la marchandise. Dans la forme romanesque, analysée parLukacs et caractérisée à la fois par la communauté et l'antagonismeradical entre le héros et le monde, «la communauté a son fondementdans la dégradation commune de l'un et de l'autre par rapport auxvaleurs authentiques qui régissent l'œuvre, à l'absolu, à la divinité»: «l'antagonisme est fondé sur la nature différente et même opposée decette dégradation».

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Typologie de la forme romanesque Le jeune Lukacs est surtout célèbre pour sa typologie de la forme romanesque :

1°) (selon l'abstraction ou l'identification par la thèse oul'affirmation), il y a d'abord le roman de l'idéalisme abstrait, du personnagedémonique à conscience trop étroite pour la complexité du monde : lemodèle est Don Quichotte de Cervantès ou Le rouge et le noir de Stendhal;

2°) (selon l'objectivation ou l'aliénation par l'antithèse oula négation), il y a ensuite le roman psychologique à héros passif dontl'âme est trop large pour s'adapter au monde : le modèle est L'Éducationsentimentale de Flaubert;

3°) (selon la médiation ou la nouvelle totalisation par lasynthèse ou la négation de la négation), il y a aussi le roman éducatif durenoncement conscient qui n'est ni résignation ni désespoir : lemodèle est Wilhelm Meister de Goethe. Ce dernier type de roman est «laréconciliation de l'homme problématique avec la réalité concrète etsociale»; c'est la synthèse des deux premières formes. Lukacsentrevoit enfin «le dépassement des formes sociales de vie» dans lesromans de Tolstoï : nouvelle thèse ?... (George Lukacs. Théorie du roman.)

b) Le structuralisme génétique de Goldmann 1°) En philosophie La sociologie de Goldmann se définit comme étant un structuralisme génétique (à la Piaget) : «Le structuralisme génétique part de l'hypothèse que tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière et tend pour cela àcréer un équilibre entre le sujet de l'action et l'objet sur lequel elle porte, le monde ambiant».

La catégorie fondamentale chez Goldmann est celle de totalitédéveloppée par Lukacs : «[l]a totalité du processus de l'expériencesociale et historique telle qu'elle se constitue dans la praxissociale et la lutte des classes». Cette totalité fonde «la structuresignificative temporelle et dynamique»; elle est la réunion du sujetet de l'objet. Pour qu'il y ait totalité, il faut qu'il y ait identité dusujet et de l'objet; mais Goldmann remplace l'identité totale de Hegelou de Lukacs par une identité relative ou partielle. C'est parce qu'ily a identité partielle, voire partiale, du sujet et de l'objet, et nonpas différence radicale entre les deux, qu'il est impossible deséparer les jugements de fait et les jugements de valeur; ici Goldmanns'oppose, en kantien, au néo-kantien Weber.

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Étant donné la totalité constituée par l'identité relative dusujet et de l'objet, le sujet est et a la conscience possible de l'objet :il peut en être conscient. Mais cette conscience possible n'est pascelle d'un individu; elle est celle d'un groupe -- d'une classesociale. La conscience possible désigne : «le maximum d'adéquation àla réalité que saurait atteindre (tout en étant entendu qu'elle nel'atteindra peut-être jamais) la conscience d'un groupe, sans que pourcela celui-ci soit amené à abandonner sa structure». Mais s'il y a unetelle conscience possible, c'est qu'il y a une possibilité objectived'expliquer le présent par l'avenir et de modifier l'avenir par leprésent. Ce qui sépare la conscience possible de la possibilitéobjective, nous avons déjà suggéré que c'est la réification.

La conscience possible est une conscience qui peut être uneconscience de classe, une conscience qui peut faire d'une «classe ensoi» une «classe pour soi». Entre la conscience possible et une oeuvrelittéraire ou philosophique, intervient la vision du monde : «un point devue cohérent et unitaire sur l'ensemble de la réalité et la pensée desindividus, qui à quelques exceptions près, est rarement cohérente etunitaire».

Selon Goldmann, ici fidèle à Piaget, pour connaître la vision dumonde d'un groupe, il faut la comprendre (c'est-à-dire la décrire) etl'expliquer. «Comprendre une structure c'est saisir la nature et lasignification des différents éléments et processus qui la constituentcomme dépendant de leurs relations avec tous les autres éléments etprocessus constitutifs de l'ensemble» : c'est la description (oul'analyse) d'une partie. «Expliquer un fait social, c'est l'insérerdans la description compréhensive d'un processus de structurationdynamique qui l'englobe» : c'est l'inscription de la partie dans untout (ou la synthèse).La compréhension consiste dans «la description desliaisons essentielles dont le devenir constitue la structure»;l'explication consiste dans «la compréhension des structures plus vastesqui rendent compte du devenir des structures partielles».

Par exemple, Goldmann déclare que «le concept lukacsien devision tragique a été un instrument capital pour la compréhension desécrits de Pascal et de Racine; la compréhension du mouvementjanséniste en tant que structure dynamique a par contre une valeurexplicative par rapport à ces écrits; de même la descriptioncompréhensive de l'histoire de la noblesse de robe a une valeurexplicative pour la genèse du Jansénisme, la description compréhensivede l'évolution de la structure des rapports de classe dans la sociétéfrançaise globale aux XVIe et XVIIe siècles a une valeur explicativepour les processus dynamiques constituant le devenir de la Noblesse deRobe, etc.». «Compréhension et explication ne sont donc qu'un seul et

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même processus intellectuel».Bibliographie : (Lucien Goldmann. Le Dieucaché. Lucien Goldmann. Épistémologie et structuralisme génétique. Collectif. Lestructuralisme génétique. Collectif. L'œuvre et l'influence de Lucien Goldmann. Jean-Michel Palmier. «Goldmann vivant» dans Esthétique et marxisme.)

2°) En sociologie de la littérature En sociologie de la littérature, le structuralisme génétique de Goldmann s'oppose à la simple critique sociologique des contenus, parce que «la relation essentielle entre la vie sociale et la créationlittéraire ne concerne pas le contenu de ces deux secteurs de la réalité mais seulement les structures mentales, c'est-à-dire ces catégories qui organisent en même temps la conscience empirique d'un groupe social et l'univers imaginaire créé par l'écrivain». Toujours selon Goldmann, «[a]lors que la sociologie des contenus voit dans l'oeuvre un reflet de la conscience collective, la sociologie structurale voit en elle un des éléments constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du groupe de prendre connaissance de ce qu'ils pensaient, sentaient ou faisaient sans se rendre compte de la signification objective de leurs actes». C'est dire qu'«[i]l n'y a donc pas homologie entre la structure biographique ou sociologique de l'auteur et celle du groupe, mais entre les structures mentales catégorielles de l'œuvre en tant que virtualité de celle du groupe». La vision du monde, qui est celle non pas d'un sujet individuel mais d'un sujet collectif, n'exprime pas la conscience réelle du groupe mais sa conscience possible.

Pour comprendre le rapport entre une œuvre et la consciencecollective, entre la création artistique et la vie quotidienne, lestructuralisme génétique pose cinq thèses :

1°) la relation qu'il y a entre œuvre et société concerne les catégories;

2°) les structures ou catégories mentales ne sont pas celles d'unindividu;

3°) il y a homologie ou relation significative entre la consciencecollective et une œuvre littéraire et cette homologie est exprimée parune vision du monde;

4°) ce sont les catégories de la vision du monde qui font l'unité et lacohérence d'une œuvre;

5°) les structures catégorielles ne sont ni conscientes niinconscientes : elles sont informulées.

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Selon Goldmann, plus une œuvre est cohérente ou plus sa vision dumonde est structurée et plus cette œuvre a de la valeur; valeur quiest donc de nature conceptuelle, pour la littérature comme pour laphilosophie. En ce sens, la philosophie ou la sociologie de Goldmannest fondamentalement une psychologie. Selon Zima, Goldmann «continueavec persévérance la tradition hégélienne en supposant que toutegrande œuvre littéraire exprime une vision du monde et qu'elle peutêtre interprétée de manière univoque, autrement dit : qu'elle a unéquivalent philosophique». (Pierre Zima, p. 176.)

Ce qui intéresse Goldmann n'est donc pas la conscience collectiveréelle mais la conscience collective possible que peut structurer lavision du monde, qui est l'intermédiaire ou la médiation entre lesstructures sociales et les structures littéraires. L'homologie qu'il ya entre la société et la littérature ne passe pas par la conscienceréelle mais par la conscience possible et par la vision du monde(psychologique); qui est à la fois compréhension et explication.Autrement dit, une œuvre ne reflète pas l'idéologie consciente réelled'une classe, elle en est la psychologie, c'est-à-dire rapport à cetteidéologie.

Reproduire la conscience réelle collective (ou l'idéologie) estle propre des œuvres moyennes, selon Goldmann, et non des «grandesœuvres». Le caractère collectif de la création littéraire ne provientpas de la conscience collective réelle, mais «du fait que lesstructures de l'univers de l'œuvre sont homologues aux structuresmentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avecelles, alors que sur le plan des contenus, c'est-à-dire de la créationd'univers imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a uneliberté totale». La vision du monde d'une grande œuvre fait que lastructure de celle-ci correspond le mieux possible à la structure dela conscience possible du groupe créateur, conscience qui «tend versune vision globale de l'homme», vers la totalité selon Lukacs. C'estdonc la vision du monde qui est la catégorie la plus importante de lasociologie de la littérature de Goldmann.

3°) En sociologie du roman Empruntant à Lukacs et à Girard, Goldmann affirme qu'il y a unehomologie entre la structure romanesque classique et la structure del'échange dans l'économie libérale et qu'il y a certains parallélismesentre leurs évolutions ultérieures. Il y a une relation entre la formeromanesque et la structure du milieu social à l'intérieur duquel elles'est développée, entre le roman comme genre littéraire et la sociétéindividualiste moderne. La forme romanesque paraît être à Goldmann :«la transposition sur le plan littéraire de la vie quotidienne dans la

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société individualiste née de la production pour le marché. Il existeune homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman [...] etla relation quotidienne des hommes avec les biens en général, et parextension des hommes avec les autres hommes, dans une sociétéproductrice pour le marché». Dans la production pour le marché, lavaleur d'échange prime sur la valeur d'usage; ce qui fait que lerapport de la conscience des hommes aux biens est réifié, aliéné,soumis au fétichisme de la marchandise. Comme la société de marché, leroman évolue de la valeur d'usage à la valeur d'échange : il estl'histoire du passage de la première à la seconde.

Comme l'individualisme disparaît à cause de la transformation dela vie économique de la concurrence en monopole, «nous assistons à unetransformation parallèle de la forme romanesque qui aboutit à ladissolution progressive et à la disparition du personnage individuel,du héros». Cette disparition a eu lieu en deux étapes :

1°) une étape transitoire, où la biographie de l'individu estremplacée par la biographie du groupe, dans les romans de Malraux;

2°) une deuxième période, qui va de Kafka au nouveau roman, oùle héros n'est pas remplacé, où il y a absence du sujet.

Le roman (à héros problématique) n'exprime pas la conscienceréelle ou possible de la bourgeoisie à l'histoire de laquelle il estlié; il la critique et s'y oppose, selon Goldmann.

Les romans de Malraux et le nouveau roman servent de champd'application aux analyses goldmaniennes de la forme romanesque. Dansles romans de Malraux, Goldmann retrace l'évolution de la vision dumonde des personnages, des héros problématiques, et il tente de fairele lien avec l'évolution de la société bourgeoise. Quant au nouveauroman, il serait l'expression de l'aliénation provoquée parl'évolution du mode de production capitaliste. Le nouveau roman seraitdonc encore du roman réaliste, car il représente la réification, ce«processus psychologique» qui fait qu'il y a «suppression de touteimportance essentielle de l'individu et de la vie individuelle àl'intérieur des structures économiques et, à partir de là, dansl'ensemble de la vie sociale».

C'est pourquoi, dans le nouveau roman, il y a «disparition plusou moins radicale du personnage et renforcement corrélatif non moinsconsidérable de l'autonomie des objets»; après la dissolution dupersonnage apparaît «un univers autonome d'objets» dans les romans deRobbe-Grillet. Le nouveau roman est réaliste parce que «sa structureest analogue à la structure essentielle de la réalité sociale» au sein

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de laquelle il a été écrit : il correspond à la réification, au mondedéshumanisé de la réification. Le roman réaliste est à la foiscompréhension et explication de la totalité comme étant aliénée,réifiée par le capital; mais il est aussi promesse de désaliénation,de nouvelle totalisation, de libération par une nouvelle totalité : ence sens, il est humaniste. Bibliographie : (Lucien Goldmann. Pour unesociologie du roman. Jacques Leenhardt. Henri Mitterand. Pierre Barbéris.Jean Decottignes. Claude Duchet et al. Charles Bouazis, dans Le littéraireet le social. Claude Prévost. Jean Thibaudeau. )

c) Le personnalisme ou l'existentialisme de Falardeau La critique sociologique de Falardeau ne peut être considérée commeétant de la sociocritique, mais comme une critique sociologique descontenus, une thématique. Falardeau inscrit sa sociologie du romandans une sociologie de la littérature, elle-même inscrite dans lasociologie de l'art, qui fait partie d'une sociologie de la culture;il considère que l'objet de la sociologie de la littérature est lesœuvres littéraires comme «oeuvres de civilisation», de culture : «laculture informe la conscience, les attitudes collectives»; mais «laculture propose ou impose, les hommes disposent»...

Falardeau distingue la littérature des autres arts, parcequ'elle est aussi langage; mais contrairement à celui-ci, elle estdavantage communication qu'expression. C'est parce qu'elle est «uneexpression pour l'expression» que la poésie est plus près de lalittérature orale : de la parole; en poésie, «la chose l'emporte surla signification»; la poésie est expression; elle s'adresse aux sens.Le roman est plutôt du côté de la littérature écrite; il estcommunication et s'adresse plutôt à l'entendement. Distinguant lapoésie (littérature orale) de la littérature écrite (le roman) etidentifiant celle-ci à l'imaginaire, Falardeau en arrive quasiment àconfondre le roman (c'est-à-dire la fiction romanesque) et lalittérature, comme le fait plus ou moins Sartre. Contrairement à lapoésie, le roman n'est pas une parole mais un discours; cependant, ildemeure du jeu : le romanesque est du ludique, selon Falardeau.

Comme Escarpit, Falardeau distingue une sociologie du livre,une psychosociologie de la lecture et une sociologie de l'œuvre; maisc'est à celle-ci qu'il s'attarde exclusivement. Accusant Goldmann desociologisme parce que celui-ci affirme que le sujet de l'œuvre est unsujet collectif, Falardeau plaide, au nom de la personne qui est «libreet autonome», pour un sujet individuel (originel et original). Situantson analyse dans une «optique phénoménologique», Falardeau nes'intéresse pas aux homologies entre le social et le littéraire, maisentre le social et l'imaginaire qui structure les œuvres.

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Selon Falardeau, «toute démarche sociologique doit partir desœuvres considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes», parce que cesont des transpositions(transcendantes et autonomes) structurées par lavision du monde (dans un sens plus large que chez Goldmann) : c'est«une saisie totalisante de l'existence humaine et du monde, des normesqui les régissent, des pôles qui leur donnent orientation, des valeursqui ont cours, des relations qu'ils entretiennent ou non avec un au-delà du monde»; c'est une mentalité. Cette vision du monde estindividuelle-collective; elle est latente dans l'œuvre; il y a undécalage entre la vision consciente de l'écrivain et la vision dumonde dans son œuvre : entre le projet et le résultat.

Falardeau distingue la vision du monde de l'idéologie qu'uneœuvre peut véhiculer : «La vision du monde est de l'ordre de laperception ou de l'intuition, l'idéologie est de l'ordre du système depensée, souvent de la doctrine». La vision du monde est le produit desstructures signifiantes de l'œuvre :

1°) la structure formelle : enchaînement des parties de l'œuvre etleur progression, procédés narratifs, rhétorique;

2°) les «deux formes essentielles» que sont l'espace et le temps;

3°) les personnages;

4°) les thèmes, les symboles, les mythes.

Pour penser la dialectique roman/société, Falardeau propose quele roman exprime ou préfigure la société : il est l'écho, latransposition d'éléments significatifs de la vie sociale d'une part,il est une révélation, une divination de la société, d'autre part. Dela société aux œuvres, le roman est «roman-écho»; et, des œuvres à lasociété, il est «roman-révélation». Le roman, à la fois comme roman-écho et comme roman-révélation, ouvre sur l'imaginaire, dont les troisprincipales directions sont : le ludique, le symbolique et l'onirique.Par l'imaginaire, le roman construit ce que la société pourrait--oudevrait--être : une société possible...

L'imaginaire est au contenu ce que le style est à l'expression;ou plutôt, l'imaginaire est au style ce que le contenu est àl'expression, car c'est par le style que passe l'imaginaire. Le styleest d'abord un écart entre l'œuvre écrite et le langage populaire,puis un écart entre une écriture autre et l'écriture-institution desautres, et, enfin, un écart entre une écriture personnelle et lesécritures contemporaines; le style est originaire, originel etoriginal. Style et imaginaire font la vision du monde d'une œuvre;

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s'il y a homologie, c'est entre les procédés stylistiques, qui sontdes transcriptions esthétiques, et les réalités sociales. Alors quel'imaginaire dénonce le psychosocial et la culture, le style enfoncedans le social et dans la littérature. Style et imaginaire confèrent àl'œuvre une autonomie absolue; autonomie par laquelle «l'œuvre remplitune fonction sociale». En somme, le projet imaginaire de s'opposer àla société enfonce dans le style littéraire; l'œuvre, surtout leroman, en est le résultat culturel (et donc social).

Typologie du roman québécois

Pour Falardeau, comme pour Marcotte, Robidoux et Renaud, le «romanquébécois authentique» naît entre 1925 et 1940, 1933-34 marquant untournant décisif. Comme le jeune Lukacs, c'est par le type de hérosromanesque qu'il procède pour établir sa typologie du romanquébécois : 1°) le héros du roman traditionnel, du roman paysan ou historique est unhéros qui se veut exemplaire; sa vision du monde lui est donnée et ilveut y correspondre comme à un modèle; il vit dans un espace québécoiset rural : Menaud, maître-draveur de Savard marque l'apothéose de ce romandu héros exemplaire; il en est la dernière incarnation : Menaudatteint le mythe par sa foi et sa fidélité; c'est un héros dramatique(tragique ou démonique, disait Lukacs);

2°) avec La Scouine de Laberge, Un homme et son péché de Grignon etles romans de Thériault, le héros n'est plus préoccupé par un modèleidéal : c'est la négation du héros exemplaire dramatique;

3°) apparaît en même temps le héros romanesque urbain : celui quiest préoccupé de modèle (chez Harvey, Desrosiers, Charbonneau, Giroux,Lemelin, Roy), celui qui ne l'est pas du tout et qui apparaît pour lapremière fois dans les romans de Langevin; «étape capitale, peut-êtrela plus révélatrice de notre roman contemporain» : «Le hérosromanesque urbain sans modèle est désespéré de reconstruire autrui;trop faible pour s'affirmer contre autrui, incapable de comprendre etd'aider autrui», il est étranger au monde;

4°) le roman à héros aliéné : cette aliénation est davantagereligieuse que politique et économique; ainsi, ce qui fait «le plusgrand intérêt du roman québécois, en définitive, est peut-être d'ordrethéologique», conclut Falardeau. Selon lui, l'évolution du romanquébécois «a été parallèle, parfois antérieure, à l'évolution socialedu Québec français. Les personnages romanesques, à la fois échos etprophètes, ont été les annonciateurs d'un long repli léthargique, puispar la suite, d'un lent éclatement de la société. Ils témoignent dudéclin de la vie rurale et des étapes de l'affrontement de la

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civilisation urbaine de type nord-américain. Au fur et à mesure queles groupes sociaux arrivent à la ville, ils se sentent écrasés par ununivers social étranger qui les domine, qui détient les éléments dupouvoir économique et politique ainsi que les valeurs de la réussite.Éloignée du sol à sa base et des instruments de sa libération ausommet, la collectivité perd son identité et doit inventer un autrevisage d'elle-même. Elle doit trouver de nouvelles significations aumonde, à sa relation avec le monde, à son action dans le monde. Denouvelles valeurs doivent être improvisées». (Jean-Charles Falardeau.Notre société et son roman. Imaginaire social et littérature. L'essor des sciences socialesau Québec. )

2) LA CRITIQUE SOCIO-HISTORIQUE : DE LA PRATIQUE À LA CRITIQUE

La critique sociologique de Lukacs et de Goldmann et la critiquesocio-historique ont en commun la dialectique (hégélienne oumarxienne); mais ce qui distingue les deux est la prise de partiouvertement marxiste (communiste plutôt que socialiste) de la seconde.Ce qui distingue la critique socio-historique de la critiquehistorique, c'est que la première s'intéresse à l'histoire sociale etnon pas à l'histoire littéraire. Chez Marx et Engels, elle s'inscritdans leur parti-pris prolétarien et dans leur critique de laphilosophie, leur critique de la critique. Alors que la critiquesociologique repose sur la philosophie de l'aliénation et la théoriede la réification, la critique socio-historique repose sur laphilosophie (ou la double thèse) du reflet et la théorie del'idéologie.

a) La critique philosophique de Marx et Engels

Pour Marx et Engels, la littérature est langage, c'est-à-direconscience (ou pensée); mais parce qu'elle est langage, c'est-à-direparce qu'elle n'est pas la «vie réelle» selon eux, elle est idéologie etnon science. Quand Marx et Engels parlent de l'idéologie, ils parlententre autres choses :

-- d'un langage opaque, contrairement à la science qui serait un langagetransparent;

-- d'une "camera obscura", c'est-à-dire d'une image inversée des choses;

-- d'une illusion qui n'a pas d'histoire et qui est conscience fausse (oufaussée), alors que la science serait conscience vraie;

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-- d'une superstructure sociale qui serait le reflet, c'est-à-dire laréflexion et la réfraction : la représentation et la reproduction, del'infrastructure économique : «conditions matérielles d'existence»,forces de production, capital et travail, mode de production(capitaliste).

Ce qui fait que dans une formation sociale capitaliste, la littératureest bourgeoise : idéaliste, idéologique, spéculative, comme laphilosophie. (Marx et Engels. L'idéologie allemande.)

Alors qu'en philosophie, Marx et Engels opposent le matérialismeà l'idéalisme, en littérature, ils se contentent d'opposer le réalisme(balzacien) au romantisme. Ils font du réalisme une esthétique ducontenu, où il y a primat du contenu sur l'expression, de la réalitécomme contenu de pensée, de la pensée comme forme de réalité, de lapensée comme retard sur la réalité et comme regard sur cette mêmeréalité. Dans sa «critique de la critique critique», Marx reproche àla critique (critique) de Sue par Szeliga d'être une «fiction», une«construction spéculative» et idéaliste qui fait dépendre la réalitéde la pensée, l'objet de la notion (l'idée hégélienne), les «êtresnaturels» de «l'être conceptuel». Pour Marx, les «mystères» dont parleSzeliga à la suite de Sue ne sont que des objets imaginaires et nondes objets de connaissance, parce qu'ils ne rendent pas compte de laréalité; selon lui, les classes sociales sont gommées dans le célèbreroman de Sue, la lutte des classes est déniée et il y a collaborationde classe entre divers personnages du roman.

Au sujet de Balzac, le débat est situé à un autre niveau : cettefois la contradiction ne se situe pas entre la réalité et la pensée,ou pas directement, mais entre l'idéologie de l'individu Balzac etl'écriture de l'écrivain Balzac. Selon Marx et Engels, Balzac est unpartisan de l'aristocratie et même de la monarchie : il défend doncune idéologie réactionnaire; par contre, dans ses romans, il décrit,avec ses intentions et ses prétentions historiques ou ses ambitionsscientifiques de savant historien, la décadence de l'aristocratie, lamontée de la bourgeoisie et la situation qui en résulte dans le peuple(la paysannerie surtout). L'écriture romanesque de Balzac est doncd'une part, sinon révolutionnaire tout au moins progressiste, et,d'autre part, elle est plus proche de la réalité que celle de Sue.Bibliographie : Marx et Engels. La Sainte Famille.Georg Lukacs. Marx et Engelshistoriens de la littérature. Jean-Louis Houdebine. Langage et marxisme.

b) La critique politique de Lénine Il y a trois types d'intervention de Lénine à propos de la littérature:

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b.1. les écrits sur les oeuvres et les écrivainsrusses : Herzen, Gogol, Nekrassov, Tourgueniev, Dostoïevski,Maïakowski, Gorki et surtout Tolstoï;

b.2. les écrits sur la littérature et le Parti :la question de la «littérature de parti», de la place et du rôle desintellectuels, de la lutte contre le populisme et du rôle de lapresse;

b.3. les écrits sur la culture : les débatsautour de la «culture prolétarienne», de la «culture nationale» et del'héritage culturel.

1°) Les écrivains et leurs œuvres

Comme il y a des contradictions en littérature et même unecontradiction fondamentale entre l'écriture et l'idéologie, il y aaussi des contradictions chez les écrivains qui se retrouvent dansleurs œuvres. Comme pour Marx et Engels, pour Lénine, il y a unecontradiction principale entre l'idéologie de l'écrivain (c'est-à-direle point de vue ou le projet) et son écriture (c'est-à-dire son œuvre,son résultat); cette contradiction se trouve dans l'écriture même.C'est ce type d'intervention qu'a surtout retenue la sociocritique.

Bibliographie : Lénine. Sur l'art et la littérature (3 tomes) ; Pierre Macherey.«Lénine critique de Tolstoï L'image dans le miroir» dans Pour une théoriede la production littéraire. ; Claude Prévost. «Lénine, la politique et lalittérature» (surtout «Les articles de Lénine sur Léon Tolstoï» dansLittérature, politique, idéologie [p. 91-153]. ; Jean Thibaudeau. Interventions;socialisme, avant-garde, littérature [p. 147-163]. ; Guy Besse etal. ; Lénine, la philosophie et la culture.

2°) La littérature et le Parti Selon Lénine, il faut une littérature de parti et il ne faut pasnégliger le rôle de la presse dans sa diffusion. La littérature estirréductible au système d'écriture («création littéraire», «initiativepersonnelle», «penchants individuels», «pensée et imagination», «formeet contenu»); c'est surtout une affaire de procès de lecture etd'idéologie, d'État ou de Parti («journaux», «organisations», «maisonsd'édition et dépôts», «magasins et salles de lecture», «bibliothèqueset diverses librairies» : c'est par là que passe la transformation(politique et non esthétique) de la littérature (bourgeoise). PourLénine, il n'y a pas d'art et de littérature en dehors des classessociales; toute littérature est une littérature de classe : l'écrivaindépend de son éditeur et de son public (aussi bourgeois). Les

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intellectuels doivent manifester un «esprit de parti» contre lalittérature bourgeoise. Lénine. «L'organisation du parti et la littérature de parti» dans Surl'art et la littérature, tome 2 [p. 19-24 et p. 91-135 pour la polémiqueentourant l'article de 1905].

3°) La culture

Selon Lénine, il n'y a pas de culture nationale : toute culture estune culture de classe; la culture nationale, c'est la culture de laclasse dominante. La soi-disant culture populaire n'est pas la culturede la classe dominée, malgré ce que prétend et défend le populisme; laculture populaire n'est pas synonyme de culture révolutionnaire ou deculture prolétarienne : c'est une contradiction dans les termes commeparler d’ « art prolétarien », de "littérature prolétarienne", de"philosophie prolétarienne", de "science prolétarienne". Il ne suffitdonc pas d'opposer une littérature comme le réalisme socialiste à lalittérature dite bourgeoise : toute littérature implique unedomination, des effets de domination déterminée par la division dutravail et la survalorisation du travail intellectuel. C'est ainsi queLénine va plutôt favoriser l'élévation du niveau culturel des massespar l'alphabétisation, par l'éducation, par l'information et par lapropagande (cinématographique ou monumentale), ainsi que lapopularisation de l'héritage culturel.

(Lénine. Sur l'art et la littérature tome 2, pp. 315-436)

c) La critique esthétique de Trotski Trotski considère que la dictature du prolétariat ne durera quequelques dizaines d'années et qu'«avant de sortir du stade del'apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé d'être leprolétariat». Il distingue la culture politique et la cultureartistique, celle-ci manquent au prolétariat : il n'y a pas de poésieprolétarienne, non pas parce qu'elle n'est pas prolétarienne, maisparce qu'elle n'est pas de la poésie... C'est ainsi que Trotski finirapar plaider pour un «art indépendant». Léon Trotski. Littérature et révolution.

d) Le réalisme socialiste de Staline et Jdanov L'article de Lénine sur la littérature et le Parti va servir decaution au réalisme socialiste proposé par Jdanov, représentant deStaline dans le domaine de la culture, lors du premier Congrès desécrivains soviétiques en 1934 : l'esprit de parti et la thèse dureflet vont alors constituer une nouvelle esthétique, une soi-disantesthétique marxiste ou socialiste, ou prolétarienne. Cette esthétiquedu réalisme socialiste peut être résumée assez simplement :

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1) la construction du socialisme provoque la production d'unelittérature socialiste; 2) la corruption et la décadence du régime capitaliste conduisent audéclin et à la décadence de la littérature bourgeoise; 3) seule la littérature soviétique est révolutionnaire; 4) la littérature soviétique est héroïque et optimiste, parce que sesécrivains sont les «ingénieurs des âmes» (selon Staline); 5) la méthode de la littérature et de la critique littéraire appeléela méthode du réalisme socialiste consiste à : «connaître la vie afinde pouvoir la représenter véridiquement dans les oeuvres d'art, laprésenter non point de façon scolastique, morte, non pas simplementcomme la "réalité objective", mais représenter la réalité dans sondéveloppement révolutionnaire»; 6) la littérature soviétique est tendancieuse; c'est une littératurede classe comme toute littérature; 7) être «ingénieur des âmes», c'est-à-dire pratiquer le réalismesocialiste en littérature et en art, «cela veut dire avoir les deuxpieds sur le sol de la vie réelle» : rompre avec le romantismetraditionnel et lui opposer le romantisme révolutionnaire dominé parle héros prolétarien à l'esprit positif et optimiste; 8) on ne peut être réaliste socialiste si on ne possède pas lamaîtrise littéraire : une «langue riche» pour des oeuvres au «contenuidéologique et artistique élevé».

Contrairement à Lénine, le réalisme socialiste confond donclittérature soviétique, littérature nationale, littérature populaire,littérature socialiste, littérature prolétarienne et littératurerévolutionnaire. Le réalisme socialiste, en littérature et en art, estle produit de la philosophie du reflet et de la théorie -- théoriechère á Staline -- des forces productives (de leur primat sur lesrapports de production) dans le champ de la culture (Marr enlinguistique et Lyssenko en biologie, en plus de Jdanov). Dans et parle réalisme socialiste, est institué et perpétué le métierd'écrivain : le réalisme socialiste insiste davantage sur l'élévationartistique des oeuvres littéraires que sur l'élévation politique duniveau culturel des masses. (Collectif. Esthétique et marxisme.)

e) Le populisme de Gramsci ou de Mao Comme Lénine dans ses écrits sur la culture et contrairement àTrotski, Gramsci ne plaide pas en faveur d'une art nouveau mais pourune culture nouvelle et donc pour l'élévation du niveau culturel desmasses : pour une élévation politique par la popularisation(littérature populaire, littérature de masse, paralittérature, sous-littérature, feuilleton; celui-ci étant l'origine de l'idée desurhomme au XIXe siècle, selon Gramsci).

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Ce qui importe à Gramsci n'est pas de savoir pourquoi une œuvrepopulaire n'est pas une oeuvre littéraire, selon des critèresartistiques ou politiques, mais de voir comment et pourquoi c'est unsuccès de librairie et de voir quel est son efficace : quel estl'efficace de la littérature populaire comme folklore, qui est une voied'accès à la connaissance pour le peuple et qui est une «conception dumonde et de la vie, dans une grande mesure implicite, de couchesdéterminées (dans le temps et l'espace) de la société, en oppositionavec les conceptions du monde "officielles"».

C'est le sens commun qui crée le futur folklore et qui est le folklorede la philosophie ou une conception populaire; tandis que la religion estla philosophie des foules et que la philosophie est le sens commun desintellectuels, la religion des intellectuels... Ce qui importefinalement à Gramsci, ce n'est pas le folklore ou la littérature maisl'étude que l'on peut en faire.

Ce qui amène Gramsci à s'attarder au rôle hégémonique desintellectuels, qui constituent une couche plutôt qu'une classe sociale: des intellectuels traditionnels ou des clercs, qui n'appartiennentpas aux classes fondamentales du mode de production déterminant, sontdistingués les intellectuels organiques de la bourgeoisie (lesditsgrands intellectuels comme Croce) et ceux du prolétariat : le Particomme Prince moderne est un intellectuel organique collectif. Antonio Gramsci. Gramsci dans le texte.

Pour Mao, les intellectuels complets contribuent à la transformationde la culture par le primat de la popularisation sur la création etpar l'alphabétisation. Ils allient la lutte idéologique sur le frontculturel à la lutte politique par la littérature de parti. Il doit yavoir formation des intellectuels pour leur inculquer une position declasse prolétarienne et une attitude populaire en face d'un publicdéterminé et homogène; l'étude doit conduire à la liaison avec lesmasses et à la rééducation par le langage et le style des masses.

Partisan du réalisme socialiste, Mao distingue d'une part un critèreartistique (l'élévation du niveau esthétique des oeuvres, sa propreactivité poétique) et un critère politique (le rôle des intellectuelsdans l'élévation politique du niveau culturel des masses); d'autrepart, il s'attarde toujours au primat de la ligne politique sur laligne idéologique, de la ligne idéologique sur la ligne culturelle, envue de l'abolition de la division du travail entre le travail manuelet le travail intellectuel -- de là, les jadis trop célèbres Gardesrouges... Mao Tsé Toung. Sur la littérature et l'art.

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f) Le fonctionnalisme de Trétiakov Pour Trétiakov, l'idéologie n'est pas dans la matériau de l'art, maisdans sa forme, ou plutôt dans sa fonction de plus en plus formelle,esthétique, élitique; il faut donc transformer sa fonction. L'art nedoit plus être une drogue, être esthético-endormant, comme dans lessociétés féodalistes ou capitalistes, où il y a primat des tripes parla fiction; au contraire, dans les sociétés socialistes, il doit yavoir primat de l'intellect par le documentaire et le journal, oùprévaut le fait. Contre le roman de «l'homme-héros», il doit y avoirplutôt construction du récit par une méthode qui est celle de la«biographie de l'objet».

Pour le reportage et l'essai et contre le récit et le roman, il nesaurait y avoir pour Trétiakov de «Tolstoï rouges» : à l'épopéetolstoïenne, il oppose l'épopée moderne, qui n'est pas le roman (commechez Lukacs) mais le journal. Pour une écriture sans fiction,Trétiakov est amené à remettre en question le métier d'écrivain et àprôner la désindividualisation et la déprofessionnalisation,s'attaquant ainsi à la division sociale du travail qui valorise etfavorise le travail de l'écrivain parce qu'intellectuel et individuel;il va même jusqu'à proposer de planifier la production de livres parla commande sociale. Ainsi le travail littéraire n'est-il plus un artmais un artel : l'art (individuel) de l'écrivain et le cartel deséditeurs doivent être remplacés par l'artel (collectif) desjournalistes. (Serge Trétiakov. Dans le front gauche de l'art.)

g) La critique du réalisme par Brecht Pour Brecht, il ne suffit pas non plus de procéder à l'interprétationde la fiction (théâtrale) ou de prétendre à la transformation de lafiction littéraire par le réalisme, qui n'est qu'un "contenutisme", unformalisme des contenus. Selon lui, le réalisme n'est pas un ensemblede modèles ou de procédés esthétiques; c'est «l'adéquation entre unprojet politique engagé dans une pratique (celle qui vise à lamaîtrise de la nature et de la société) et l'utilisation de techniqueslittéraires appropriées (ces dernières étant en fait des procédés dereprésentation de la réalité)». Le réalisme littéraire ou théâtral estun réalisme politique (lié au socialisme) et un réalisme philosophique(lié à la thèse du reflet). Bertolt Brecht. «Sur le réalisme» dans Écrits sur la littérature et l'art 2. Bernard Dort. Théâtre réel. (J.- M. Lachaud. Brecht, Lukacs.)

La transformation du théâtre a lieu par la distanciation, c'est-à-dire nonpas seulement ni surtout par le texte mais par la mise en scène. Ladistanciation est la distance entre l'acteur et le personnage et la

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différence entre la réalité et le théâtre. Elle a, selon nous, seslimites : 1°) le théâtre continue de ne pas aller aux spectateurs, au public; 2°) le rapport privilégié auteur/pièce/comédiens est maintenu oupréservé par la mise en scène; 3°) ce que la distanciation dénonce ou annonce est souvent perdu dansce qu'elle énonce, dans un scientisme ou un dualisme qui peut êtrevécu par le spectateur, soit comme populisme : "voir quelqu'un pointerla lune du doigt et ne voir que la lune" (slogan, réalité sanssignification : «aliénation économique» selon Perniola), soit commeélitisme : "voir quelqu'un pointer le lune du doigt et ne voir que ledoigt" (affiche, signification sans réalité : «aliénation artistique»selon le même Perniola). Walter Benjamin. Écrits sur Bertolt Brecht. Martin Esslin. Bertolt Brecht.

(Louis Althusser. Pour Marx p.p 142-152).

h) La critique de l'esthétique aristotélicienne par Boal Au théâtre, l'esthétique de la praxis d'un Brecht se distingue del'esthétique de la catharsis d'Aristote (et de Hegel), pour qui lecomédien pense et agit selon l'auteur; le comédien est sujet et lespectateur est objet. Chez Brecht, le comédien agit et le spectateurpense, grâce à la distanciation qui s'oppose à la mimesis; le comédienest objet et le spectateur est sujet, mais l'auteur demeure. ChezBoal, le spectateur pense et agit; il est comédien, mais il joue sonpropre rôle d'opprimé; l'auteur est donc remis en question (par le«joker»).

Boal met de l'avant un théâtre sans spectacle, qui casse la séparationscène/salle, qui va vers le public et qui transforme les spectateursen comédiens et en auteurs. Tandis que Brecht résout le théâtre tragique(ou dramatique) par le théâtre épique, Boal dissout le spectacle dethéâtre par un théâtre sans spectacle. Le «théâtre de l'opprimé» estun théâtre d'intervention et d'action qui s'oppose à la représentationet au réalisme; c'est un théâtre-journal, un théâtre-statue, unthéâtre-forum ou un théâtre invisible (mise en scène qui n'est passpectacle mais mise en cause et en action). Dans une «dramaturgiesimultanée», il y a conquête des moyens de production théâtrale.

Selon Boal, il existe un «système tragique coercitif» chez Aristote,où l'art imite la nature, qui est un mouvement vers la perfection.L'imitation est donc une recréation des actions humaines (rationnelles)par rapport aux activités qui, elles, peuvent être irrationnelles. Lehéros tragique (ou le protagoniste) est guidé par son ethos (capacités,habitudes, actions) et par la dianoïa (pensée, discours); mais il est en

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proie à un défaut tragique ou une imperfection, l'hamartia (causeirrationnelle). Il y aura alors anagnôrisis, reconnaissance du défautcomme tel par le protagoniste, ce qui donne raison à la société. Àpartir de là, le spectateur sera en proie à l'empathia, qui est uncompromis émotionnel du spectateur à qui on enlève la possibilitéd'agir, qui délègue les pouvoirs de l'action au personnage dans uneattitude passive, et par lequel compromis il y a identification duspectateur, dans la pitié et la crainte, au protagoniste. Par lacatharsis, il y aura enfin correction de l'imperfection, purification oupurgation, apaisement, intimidation, coercition, répression,punition : la tragédie est donc une sorte de procès. Augusto Boal. Théâtre de l'opprimé.

Il semble que Boal confonde la théorie esthétique de la tragédied'Aristote et la tragédie elle-même et qu'il n'aille pas aussi loinque la théorie du tragique de Nietzsche et que le théâtre sans théâtred'un Artaud : le «joker» ou le «jockey» y est encore un résidu del'auteur ou de l'acteur-protagoniste. Elle a cependant, en commun avecFischer, un retour à la pratique. Pour ce dernier, l'art sociologiquen'est pas un art social ou politique, un art populaire ou un artrévolutionnaire; il ne représente pas et ne met pas en scène le social: il met en question, en cause, l'idéologie bourgeoise de cettereprésentation du social et qui est l'idéologie de la représentationprésente dans le réalisme (par la thèse du reflet). C'est donc unemise en pratique de la théorie sociologique comme interprétationélaborée d'un fait social; ce n'est pas seulement une sociologie del'art, mais une pratique dont la démarche est utopique, négative etcritique. La pratique sociologique, depuis une socio-analyse de l'art,est à la fois théorie sociologique et art sociologique. En cela,Fischer, rejoint l'idéologie des mouvements d'avant-garde : dadaïsme,surréalisme, futurisme, etc.; pour l'avant-gardisme, l'art change lemonde... Friedrich Nietzsche. La naissance de la tragédie et La naissance de la philosophie àl'époque de la tragédie grecque. Antonin Artaud. Le théâtre et son double. Jacques Derrida. «Le théâtre de la cruauté et la clôture de lareprésentation» dans L'écriture et la différence. [p. 341-368]. Hervé Fischer. Théorie de l'art sociologique. (Jean-Marc Lemelin. La grammaire du pouvoir.)

3) LA THÉORIE CRITIQUE : DE LA CRITIQUE À LA THÉORIE La théorie critique a été élaborée dans les années 1920-1930 parl'École de Francfort, plus particulièrement par Horkheimer et Adorno;les autres principaux membres sont Benjamin, Marcuse et Habermas. Lathéorie critique est une nouvelle critique de la raison, de ses

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impasses, de ses apories, de ses antinomies. L'École de Francforts'oppose au néo-kantisme (qui sépare les jugements de faits et lesjugements de valeurs), au réalisme de Lukacs, au réalisme socialiste,à la phénoménologie de Husserl autant qu'à celle de Hegel enphilosophie, ainsi qu'au stalinisme et au fascisme en politique. Il ya un retour certain à Kant, par un certain détour par Nietzsche, quiest, lui aussi, un critique de la raison, mais pas au profit del'entendement et du jugement.

Selon Adorno, «la pensée possède un moment d'universalité» : le penserimplique le faire. Il y a donc refus du dogme de l'unité de la théorieet de la praxis, car la praxis est source de théorie, mais elle n'estpas recommandée par elle. Il y a impossibilité d'une connaissancerationnelle de la totalité. Contre la phénoménologie etl'épistémologie, Adorno dénonce l'imposture d'une pensée d'une sciencede la philosophie et il revendique l'utopie, qui est le «signe du vraien opposition avec la fausseté de la totalité». Aussi, la dialectiquenégative, qui est la méthode de la théorie critique, est-elle unedialectique à deux moments, voire à un seul moment : celui de lanégativité...

Alors que pour la sociocritique, il y a identité totale ou partielledu sujet et de l'objet, pour la théorie critique, il y a non-identitédu sujet et de l'objet. Pour la première, il y a aliénation, parce quela totalité est faussée par la réification; pour la seconde, il y aaliénation parce qu'il y a fausseté de la totalité. Pour lasociocritique, l'art a une valeur d'usage; ce qui corrompt l'art,c'est la valeur d'échange (le fétichisme de la marchandise). Pour lathéorie critique, l'art est vérité, liberté, authenticité dans sonessence; c'est une force productive contre les rapports de productiondominants. Pour la sociocritique et son esthétique positive, lalittérature est conceptuelle; pour la théorie critique et sonesthétique négative, elle est mimétique. Les deux partagent l'élitismedes grandes oeuvres : réalistes pour la sociocritique, avant-gardistespour la théorie critique. La philosophie de l'aliénation de lasociocritique est en quête d'une médiation, d'une nouvelletotalisation; la dialectique négative de la théorie critique est enquête d'une utopie. Les deux rejettent la philosophie du reflet de lacritique socio-historique et de son esthétique objective, surtoutcelle du réalisme socialiste. Max Horkheimer. Théorie critique et théorie traditionnelle et Théorie critique. Theodor Adorno. Dialectique négative.

(Horkheimer et Adorno. La dialectique de la raison.)

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1) Le technicisme de Benjamin Partisan du théâtre épique de Brecht, Benjamin favorise latransformation de la littérature davantage que l'interprétation del'écriture (par l'identification cathartique ou l'illusion mimétique).Il refuse de séparer la tendance politique juste et la tendanceartistique (littéraire) juste, car celle-là inclut celle-ci, comme lafonction inclut la position; c'est cette tendance littéraire «quiassure la qualité de l'œuvre» : «ne peut être politiquement juste quece qui est littérairement juste». C'est par la technique qu'il y adépassement de l'opposition de la forme et du fond ou du contenu etqu'il y a rapport entre la tendance et la qualité de l'œuvre :détermination de «la fonction qui revient à l'œuvre au sein desrapports de production littéraires d'une époque».

C'est pourquoi, à la suite de Brecht, Benjamin prêche pour latransformation de la fonction de l'art : il ne faut pas se contenterd'approvisionner «l'appareil de production», il faut le transformer;il ne suffit pas de continuer à l'approvisionner avec un contenu ditrévolutionnaire (réalisme socialiste). Mais cette transformation de lafonction de l'art ne passe que par la technique : le progrès techniqueest la base du progrès politique. Sans la technique, un auteurn'apprend rien aux écrivains et un auteur qui n'apprend rien auxécrivains n'apprend rien à personne, selon Brecht.

Benjamin insiste sur le caractère déterminant de la production commemodèle pour entraîner les producteurs à la production et mettre à leurdisposition un appareil amélioré; «cet appareil est d'autant meilleurqu'il entraîne plus de consommateurs à la production, bref qu'il est àmême de faire des lecteurs ou des spectateurs des collaborateurs». Lerôle de l'intellectuel est ainsi de faire progresser la socialisationdes moyens intellectuels de production; la prolétarisation del'intellectuel ne peut pas contribuer à cette socialisation,contrairement à ce que prône l'idéologie de la révolution culturellede Mao... Selon Benjamin, «la théorie selon laquelle le niveau desprogrès techniques, qui aboutissent à un changement de la fonction desformes artistiques et par là des moyens intellectuels de production,serait un critère déterminant pour une fonction révolutionnaire de lalittérature». Walter Benjamin. «L'auteur comme producteur» dans L'homme, le langage et laculture.

Par ailleurs, «par principe même, l'œuvre d'art a toujours étésusceptible de reproduction»; mais la reproduction technique, elle,est tout à fait nouvelle. L'authenticité de l'œuvre ne peut cependantêtre toute reproduite : «[c]e qui fait l'authenticité d'une chose esttout ce qu'elle contient d'originairement transmissible, de sa durée

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matérielle à son pouvoir de témoignage historique». Parce qu'elle nepeut pas être toute reproduite, l'authenticité de l'œuvre en estdévaluée : au temps des techniques de production, l'aura de l'œuvre estatteinte. L'aura, c'est «l'unique apparition d'un lointain, si prochequ'il puisse être»; c'est la valeur cultuelle, la valeur d'usage désormaisperdue : «l'oeuvre d'art ne peut que perdre son aura dès qu'il nereste plus en elle aucune trace de sa fonction rituelle»; nous n'avonsplus le culte de l'art. Au début, la valeur d'unicité de l'oeuvre sefonde sur un rituel qui est le support de la valeur d'usage del'œuvre; maintenant, l'art se sécularise et devient politique et nonplus religieux : il n'est plus sacré mais profane. La fonctioncultuelle ou rituelle dominée par la valeur d'usage (l'aura) est doncremplacée par la fonction culturelle dominée par la valeur d'échange,la valeur d'exposition caractéristique de l'industrie culturelle.

Face à cette constatation de la perte de l'aura et du changement defonction de l'art, Benjamin se tourne vers des formes d'art comme lecinéma qui, par la technique, peut atteindre les masses; il plaidepour «une forme d'accueil par la voie du divertissement», qui est à lafois recueillement mystique (l'individu se plonge dans l'œuvre) etdivertissement mythique (l'œuvre pénètre dans la masse). Enfin, en artcomme en politique, Benjamin oppose le communisme au fascisme. Lefascisme est l'esthétisation, le devenir-esthétique, de la vie politique,dont le point culminant est la guerre, dans laquelle sont entraînéesles masses; pour les fascistes «la guerre est belle» (selon le slogandu futuriste fasciste italien Marinetti). Le communisme est lapolitisation de l'art, son devenir-politique, auquel les masses contribuentet participent. Walter Benjamin. «L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductivitétechnique» dans Essais sur Bertolt Brecht. Mythe et violence. Poésie et révolution.Origine du drame baroque allemand. Baudelaire. Recherches internationales à la lumière du marxisme # 87.

(Matvejevitch. Pour une poétique de l'événement.)

b) La théorie esthétique d'Adorno Selon Adorno, l'art est, dans son essence même, liberté; la liberté estl'essence de l'art, ou son concept. La liberté est émancipation enface de la réalité empirique, de la totalité; elle est aussiproposition d'un univers qui est dénonciation de cette réalité, de lafausseté de la totalité, et protestation contre elle. La liberté del'art est synonyme d'autonomiede l'art; c'est sa spécificité et soninutilité, celle-ci étant la force ou la valeur de l'art : son contenude vérité que peut révéler une analyse technique interne poussée.

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Mais l'art a perdu son essence à cause des lois du marché, de lavaleur d'échange, du capital, de l'aliénation, de la totalité, de latotalité comme aliénation ou fausseté, de la totalisation et de latotalitarisation par la raison et à cause de la proximité du public,du commerce, de l'industrie culturelle. Cette perte de liberté del'art, perte de sa spécificité et de son autonomie, fait que l'art setrouve dans une situation aporétique : après s'être libérée de sa fonctioncultuelle (ou religieuse), il est devenu prisonnier de sa fonctionculturelle, de sa fonction d'exposition. La fonction d'exposition, parl'industrie culturelle, fait de l'art une marchandise et un véhiculeidéologique (au service de la domination), rendant impossible tout artrévolutionnaire. L'art est donc équivoque et paradoxal, parce qu'ilest vérité (liberté), mais dans la fausseté de la réalité à laquelleil participe et contribue, même quand il la transforme.

Pour transformer la réalité, qui est fausseté de la totalité, l'artdoit retrouver son essence; pour retrouver son essence et sortir de sasituation aporétique, il faut que l'art, dans sa perte, révèle soncontenu de vérité, contre l'absurdité de la réalité. À la fausseté dela réalité, il faut opposer la vérité de l'art dans son inutilité : àla fausseté de la totalité, il faut opposer la vérité de la négationesthétique, de la négativité; la négation n'est pas aliénation commechez Hegel, mais négation de l'aliénation, de la totalité commealiénation. La négativité de l'art se retrouve surtout dans l'avant-garde, dans la puissance négatrice de l'oeuvre de Beckett selonAdorno, qui ne cache pas son élitisme en s'opposant au réalisme -- lathéorie critique n'a que faire de la réalité, d'une prise de parti enfaveur de la réalité -- et au populisme (du jazz et du cinéma, parexemple).

C'est par la forme comme contenu de vérité que l'oeuvre d'arttransforme la réalité : la forme est technique; elle est l'équivalentesthétique des forces économiques productives; elle est force : intensité.La forme «a sa place précisément là où l'oeuvre se détache duproduit»; elle est «la marque du travail social et «le langagepolémique de l'oeuvre» : «[c]'est par la forme, "synthèse non violentedu dispersé", que l'oeuvre conserve les contradictions dont elle estissue. La forme constitue en ce sens un déploiement de la vérité»;elle est «contenu sédimenté».

L'extension du concept de forme a pour conséquence d'éclairer lerapport entre le contenu, le matériau et le sujet : le contenu, c'estce qui se passe (le récit, en somme); le matériau, c'est ce dont disposele producteur et qui entre dans sa manière de procéder (l'écriture,donc); le sujet ne se définit que dans son opposition à la forme,opposition rejetée par Adorno. La forme est la médiation entre le

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produit et l'oeuvre, entre l'intention du produit et le sens de l'oeuvre,entre le projet (intentionnel, intentionné et attentionné) et lerésultat : «[l]a forme, c'est-à-dire la structuration des éléments,est un contenu sédimenté dans la mesure où l'articulation techniquepermet de maintenir dans ce contenu ce qui autrement serait oublié et[qui] ne serait plus capable de parler directement». La forme est uneréaction contre la formule traditionnelle.

Que l'art soit social, non pas par une «prise de position manifeste»,est une évidence sans grand intérêt; ce qui est moins évident, c'estqu'il a aussi un caractère asocial : il est «la négation déterminée dela société déterminée». Par sa seule présence, par sa seule existence,l'art critique la société. «Paradoxalement, la fonction sociale del'art réside alors dans son absence de fonction», son inutilité. Maisengagé ou autonome, il peut être intégré, neutralisé : laneutralisation est le prix de l'autonomie. Cela ne peut mener l'artqu'à l'aporie : c'est parce que l'oeuvre est à la fois polémique etidéologique, polémique par sa présence et idéologique par son rapportà la domination, qu'elle est aporétique. L'oeuvre ne réussit pas àsortir de cette aporie par le refus de la communication, parl'abstraction (la non-figuration ou la non-représentation) : c'est làune condition nécessaire mais insuffisante. Ce qu'il faut à l'oeuvre,c'est l'expression : une sorte de synthèse suprême de la forme et ducontenu. L'expression n'est pas engagement à la Brecht ou non-engagement (l'art pour l'art), mais renoncement et négation : c'estdans le désespoir que l'espoir est le plus vivace; il ne peut y avoirqu'un «espoir négatif»...

En résumé, l'art est social et utopique et non atopique; son utopieest fondée sur le développement topique des forces productives et ellese justifie de la fausseté de la totalité (la barbarie du fascisme del'époque). L'art est donc à la fois autonome et hétéronome : il sesépare de la réalité par son effet sur elle, mais il y retourne sousune autre forme qu'esthétique, sous une forme industrielle. Le contenude vérité de l'art, son aura en somme, fait sa valeur, et non unquelconque contenu de réalité comme pour le réalisme. Pourl'esthétique de la raison héritée de Hegel, l'essence de l'art résideen la beauté de la valeur ou du concept; pour l'éthique du jugementhéritée de Kant, dont s'inspire la théorie critique, l'essence del'art réside en sa valeur de vérité, de liberté. Theodor Adorno. La théorie esthétique. Autour de la théorie esthétique. Philosophie de lanouvelle musique. Essai sur Wagner. Musique de cinéma. Mahler. (Marc Jimenez. Adorno : art, idéologie et théorie de l'art.)

c) L'esthétique critique de Marcuse Marcuse présuppose qu'il y a une esthétiquemarxiste, mais qu'il faut opposer une esthétique critique à

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l'esthétique orthodoxe du réalisme socialiste. Reprenant grosso modola théorie esthétique d'Adorno qu'il vulgarise, Marcuse propose luiaussi que l'oeuvre d'art a une qualité et une vérité et que c'est dansl'oeuvre d'art même, identifiée à la «forme esthétique» que se trouvele «potentiel politique». L'oeuvre d'art a son contenu de vérité, saforme, qui fait sa valeur et sa force. L'art est quasi autonome et iltranscende les rapports sociaux; ce qui fait que l'art, réduit à l'artd'avant-garde, est subversif et qu'il s'oppose à la «consciencedominante». Ainsi l'art peut-il être qualifié de révolutionnaire. Ilest une force de production étrangère aux rapports de production; ilest une telle force parce qu'il est forme et parce qu'il est subjectivité,en laquelle il y a un potentiel révolutionnaire d'opposition à la«socialisation agressive exploiteuse»... Marcuse en arrive à parler dupouvoir de la beauté : le Beau étant le principe de plaisir (oud'Eros) contre le principe de réalité; l'art est à la fois esthétiqueet érotique. (Herbert Marcuse. La dimension esthétique. )

4) LA CRITIQUE RADICALE La critique radicale de Perniola s'oppose à l'idéologie esthétique entant qu'elle considère que l'art n'est pas une catégorie ontologique,une essence esthétique (qui serait la beauté ou la vérité), mais unecatégorie historique et sociale; l'histoire sociale est donc l'originedu concept d'art même. La critique radicale n'est pas seulement unecritique de l'esthétique, mais aussi une critique de l'art lui-mêmecomme catégorie historique et de l'émergence de son concept.

La critique radicale a comme point d'ancrage la catégorie de totalité :pour Perniola, la totalité n'est pas aliénation; mais s'il y aaliénation (comme le postule la sociocritique), rien ne lui échappe,et donc l'art y participe et y contribue (malgré ce que prétend lathéorie critique). La totalité est l'unité de la signification et dela réalité ou du sujet et de l'objet dans le concept; l'aliénation estleur séparation. Ainsi, la critique radicale cherche à voir comment il ya séparation idéologique, sous le capitalisme, de la réalité et de lasignification et comment -- dans un même geste -- l'économie seprésente comme totalité (en déniant l'art) et l'art se présente commetotalité (en déniant l'économie). L'art et l'économie sont des catégoriestotalitaires : des pseudo-totalités (des modalités et non des nodalités,comme la signification et la réalité)... L'économie est réalité sans signification : matérialité ou passivitéréelle; elle fonctionne à l'hétéro-référence, c'est-à-dire que samanifestation présuppose un terme extérieur, la valeur d'échange, quiconduit à l'aliénation de la réalité de la signification. L'art estsignification sans réalité : idéalité ou activité idéale (ou idéelle); il

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fonctionne à l'auto-référence, par laquelle il y a renvoi du produit àl'opération qui conduit à l'aliénation de la signification de laréalité. «L'économie monopolise la réalité; l'art monopolise lasignification».

L'économie et l'art sont des «opposés complémentaires»; c'est-à-direqu'ils constituent la contradiction fondamentale de la totalité ou,plutôt, la contradiction générale (dérivée) de la contradictionfondamentale réalité/signification de la totalité. L'aliénation économiqueest aliénation de la réalité; la réalité y est aliénée parce qu'enelle, la nécessité, qui est un prédicat de la réalité, devient sujet, ense transformant ainsi en matérialité, et la réalité devient le prédicat dela nécessité : réalité aliénée.

L'aliénation artistique est aliénation de la signification; la significationy est aliénée parce qu'en elle, la liberté, qui est un prédicat de lasignification, devient sujet, en se transformant en idéalité, et lasignification devient son prédicat : signification aliénée; ce que Lukacsavait déjà entrevu dans l'art devenu moralité à cause de laréification...

Dans l'aliénation artistique, il y a aliénation de la significationpar la liberté; dans l'aliénation économique, il y a aliénation de laréalité par la nécessité. Mais la liberté et la nécessité ne sont quedes prédicats de la totalité, des attributs du sujet; la significationet la réalité sont les attributs ou les propriétés de la totalité.

Pour Perniola -- ici très hégélien (jusqu'à ne plus l'être) --,l'aliénation n'est pas réification mais séparation; il y a dansl'aliénation quelque chose de positif, une dimension positive quiconstitue l'art et l'économie mais qui leur échappe (comme il échappeà la totalité) : c'est le résiduel. L'aspect résiduel de l'art est ledésir ou l'imagination : le monde imaginé ou aliéné; en ce sens, l'artest l'aliénation du désir, désir aliéné : il est au-dessous du désir.L'aspect résiduel de l'économie est la lutte des classes : l'économie estl'aliénation du travail, travail aliéné; mais le travail n'est paslui-même une activité aliénée, puisqu'il n'est pas une activité mais unepassivité et non créativité. Dans une «Histoire totale», la lutte desclasses et le désir constitue la vie quotidienne; la réalité et lasignification égalent la réalisation critique en plus de la critiqueradicale; l'activité réelle et la réalité significative sont ou fontla totalité.

À cause de son aspect résiduel, de son résidu, la réalisation de l'artn'est pas la (ré)solution esthétique de l'art par l'art; c'est la dissolution(critique) de l'art, la fin de l'aliénation étant la fin de l'art

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(prévue par l'esthétique de Hegel, qui voit l'art dépassé par lareligion, puis par la philosophie dans la savoir absolu) : le résiduempêche la résolution de l'art par l'art. Il n'y a pas d'art oud'économie révolutionnaire, les deux étant inséparablement liés aumonde bourgeois. La révolution,, comme abolition des séparations, se situedonc au delà de l'art et de l'économie. La fin de l'aliénation seraitla fin de la séparation et la réalisation de la signification, ainsique la fin de la vie quotidienne, vie quotidienne qui est pourtant lemoteur du processus historique, parce qu'elle est à la fois désir ouimagination et lutte des classes.

Dans et par l'aliénation économique, le travail voit son être réduit àun paraître; la marchandise n'a d'être que l'avoir; l'insécurité et lamisère conduisent au sacrifice ou à la guerre; le luxe n'y estqu'illusion (fausse conscience de l'économie) et prétention (idéologiequi consiste à asservir la signification à l'économie). Historiquement, au niveau de l'aliénation artistique, la poésie,«langage significatif idéal», a cédé la place à la tragédie dansl'Antiquité; le poème, puis le dithyrambe primitif, a été remplacé parla tragédie : le théâtre, le comportement théâtral, s'est substitué aulangage poétique; l'oeuvre d'art s'est constituée en objet artistique.Au niveau de l'aliénation économique, le langage commun (matériel), lelangage économique, s'est fait représentation, comportement économique :idéologie théorique, puis politique (l'isonomie de la démocratie :l'égalité devant la loi) et, enfin, spectacle; l'objet économique estconstitué en marchandise industrielle. L'œuvre d'art, comme objet dutyran (dans l'Antiquité), de l'artisan (au Moyen-âge) et de l'artiste(depuis la Renaissance), devient une simple marchandise industrielle,qui doit être soumise au détournement.

Les trois dimensions de la critique radicale sont donc : la théoriedialectique -- plutôt que critique, malgré ce qu'affirme lui-mêmePerniola -- dans son langage, l'action exemplaire dans son comportementet le détournement en face des objets : ici, Perniola rejoint Debord.Ces trois dimensions opposent la critique radicale à l'aliénationéconomique et à l'économie politique d'une part, et, à l'aliénationartistique et à l'esthétique d'autre part. Mario Perniola. L'aliénation artistique. Guy Debord. La société du spectacle. Jean-Marc Lemelin et O'Neil Coulombe. Le pouvoir de la grammaire.

C) LE RÉCIT CONSTITUTIONNEL Le récit constitutionnel est au discours institutionnel ce que lathéorie littéraire est à la critique littéraire; c'est le parcourssocial et historique de la littérature, parcours que présuppose le

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discours institutionnel : le parcours est au discours ce que le volumeest à la surface qu'il inclut; il en est ainsi la profondeur (dechamp). Le récit constitutionnel (et constitutif) de la littératureest au système esthétique de l'écriture qu'il inclut ce quel'architexte -- ici sans trait d'union = la tradition de la lecture etla lecture de la tradition -- est au texte. De la même manière, lerégime socio-historique de l'archi-texte est au système esthétique dutexte ce que les rapports de production (ou le travail) sont auxforces de production (ou au capital) : ce que la révolution -- au sens(géométrique) de "tourner en rond" -- est à l'évolution...

1) L'ESTHÉTIQUE DE LA RÉCEPTION Nous allons d'abord examiner un exemple d'herméneutique théoriqueinspirée d'une philosophie singulière : la phénoménologie; nous avonsnommé l'esthétique de la réception de Jauss et de l'École deConstance.

Selon Jauss, l'art, donc la littérature, a d'abord et avant tout unefonction de communication; s'il l'a perdue, il doit la retrouver. Lacommunication est une praxis [activité] impliquant l'auteur, l'oeuvre etle lecteur. L'auteur, comme destinateur ou émetteur, est l'origine dela production ou de la poiêsis [action]. L'oeuvre est à la fois code,message et artefact; elle est le lieu de la mimesis et de la catharsis oude la semiosis [raison, signification] et elle passe par ladistribution, la circulation, l'échange. Le lecteur, comme destinataireou récepteur et dans la consommation, est sujet à l'aistêsis [sensation]ou à l'esthesis[sensibilité, passion].

L'oeuvre est le résultat de la convergence du texte et de saréception. Entre l'auteur et le texte, il y a un jeu de questions etde réponses qui est lié à l'action ou à l'effet de et sur latradition. Lors de la réception du texte, il y a aussi un jeu dequestions et de réponses de la part du lecteur, par lequel jeu il y asélection par rapport à la tradition, c'est-à-dire le corpus d'oeuvresconnues ou reconnues. La tradition résulte elle-même d'uneidentification synchronique ou diachronique de l'horizon d'attente etdu consensus ou des canons esthétiques qui constituent le codeesthétique des lecteurs.

L'horizon d'attente peut être social ou littéraire. L'horizon d'attentesocial résulte du code esthétique, d'une sorte d'habitus; c'est unensemble de formes et de normes. L'horizon d'attente littéraire peutconduire, par un écart, à un changement d'horizon. L'art a unefonction de création sociale, de création de normes : il n'est passeulement réalisation ou rupture des normes, ni non plus transmissiondes normes; par la création, par la transmission ou même par une

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rupture par rapport à la norme, il y a fusion des horizons : événementlittéraire ou artistique. La fusion de l'horizon d'attente social etde l'horizon d'attente littéraire est caractéristique de la grandeproduction.

Le concept d'horizon d'attente est le concept central de l'esthétiquede la réception : «L'analyse de l'expérience littéraire du lecteuréchappera au psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire laréception de l'oeuvre et l'effet produit par celle-ci, ellereconstitue l'horizon d'attente de son premier public, c'est-à-dire lesystème de références objectivement formulable qui, pour chaque oeuvreau moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteursprincipaux : l'expérience préalable que le public a du genre dont ellerelève, la forme et la thématique d'oeuvres antérieures dont elleprésuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique etlangage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne».

Lorsque l'esthétique de la réception propose de retourner à l'horizond'attente primitif, elle ne peut le faire qu'en s'en remettant àl'horizon d'attente social : les circonstances socio-historiques de laréception; pour l'horizon d'attente littéraire, elle doit s'enremettre au métatexte, c'est-à-dire à ce qui a été publié sur ou autourd'un texte dans les journaux, les magazines, les revues, etc. C'estdonc dire que la reconstitution (historique) de l'horizon d'attente n'estjamais que la constitution (littéraire) d'un tel horizon parl'herméneutique. Ainsi y a-t-il reconstitution de l'horizon d'attentesocial par la constitution d'un horizon d'attente littéraire. En unmot, il n'y a pas reconstitution d'un horizon (passé), mais seulement horizonde constitution (présent) : selon Derrida, ici fidèle à la phénoménologiede Husserl, «il n'y a pas de constitution -- donc de reconstitution --des horizons; il n'y a que des horizons de constitution»... H. J. Jauss. «Littérature médiévale et théorie des genres» dans Poétique1 et «Littérature médiévale et expérience esthétique» dans Poétique 31,ainsi que Pour une esthétique de la réception. Jacques Michon. Structure, idéologie et réception du roman québécois de 1940 à 1960.CELC # 3; Sherbrooke; 1979. CELC # 7. Poétique 39. Degrés 28. Revue des sciences humaines 177. Walter Iser. L'acte de lecture.

2) LA THÉORIE SOCIOLOGIQUE Avec la théorie sociologique de la littérature, on abandonne lesoeuvres littéraires particulières pour le phénomène littéraire en

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général, dans lequel s'inscrivent ces oeuvres; on abandonne le textepour le livre comme objet culturel et comme objet économique (oumarchandise). On ne s'intéresse plus guère à la société dans lalittérature (dans l'écriture), mais à la littérature dans la société.La théorie sociologique de la littérature est une sociologie descontenants, plutôt qu'une sociologie des contenus comme une certainecritique sociologique; mais les contenants ne sont pas ici lessignifiants : ce sont les conditions de production et de consommationdes oeuvres littéraires; conditions qui constituent une médiationentre les oeuvres et la société et qu'il faut observer pour comprendrele phénomène littéraire.

Ces conditions de production et de consommation, c'est le faitlittéraire : le contexte des oeuvres. La théorie sociologiqueconsidère le contexte seulement comme hors-texte, comme comment de lalittérature. C'est à la théorie socio-historique de la littérature quereviendra d'expliquer le pourquoi du phénomène littéraire par lesconditions de reproduction.

a) Sartre et Barthes L'existentialisme de Sartre n'est évidemment pas une sociologie maisune philosophie; cependant, il a exercé une grande influence sur lathéorie sociologique d'Escarpit et de Bourdieu. Chez Sartre, il y adéni de l'écriture par la littérature, de la poésie par la prose. PourSartre, «la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de lamusique»; or, «c'est une chose que de travailler sur des couleurs etdes sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. Les notes,les couleurs, les formes ne sont pas des signes, elles ne renvoient àrien qui leur soit extérieur» : «Il est donc le plus éloigné deconsidérer les couleurs et les sons comme un langage». Donc, la poésiene se sert pas des mots, elle les sert : «Les poètes sont des hommesqui refusent d'utiliser le langage».

C'est à l'écrivain, qui s'oppose au poète, que revient la tâche derechercher la vérité en se servant du langage comme d'un instrument eten ayant affaire aux significations : l'empire des signes, c'est laprose, qui est «utilitaire par essence». Le prosateur ne peut ques'engager puisqu'il se sert des mots : «l'écrivain est un parleur». Lapoésie est la forme; pour elle, le langage est une fin, et non unmoyen comme pour la prose : elle est anti-littérature, c'est-à-direqu'elle n'a jamais été plus littéraire...

Chez Barthes, ce que dit Sartre de la prose caractérise la littératurefrançaise d'avant 1850; ce qu'il dit de la poésie caractérise lalittérature depuis. Contrairement à Sartre, Barthes dénie lalittérature au profit de l'écriture. Il distingue :

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1°) la langue, qui est «un corps de prescriptions et d'habitudes,commun à tous les écrivains d'une époque» et qui «passe entièrement àtravers la parole de l'écrivain»; 2°) le style est la forme, la parole de l'écrivain dans sa dimensionverticale (c'est-à-dire non linguistique mais biologique, charnelle);alors que la langue est horizontale, le style est vertical : la langueest en deçà de la littérature, alors que le style est au delà;l'écrivain ne choisit ni l'une ni l'autre; 3°) l'écriture se situe entre la langue et le style; c'est par elle quel'écrivain choisit et s'engage; elle est «la morale de la forme» : lelieu de la liberté et de l'engagement.

Ce que dit Sartre de la littérature, donc, Barthes le dit del'écriture : «Langue et style sont des forces aveugles; l'écriture estun acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets;l'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création etla société, elle est le langage littéraire transformé par sadestination sociale, elle est la forme saisie dans son intentionhumaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire». Barthes estamené à opposer l'écriture à la communication et à la parole; àopposer aux écritures politiques, éthiques, romanesques ou poétiquesune écriture littéraire : un «degré zéro de l'écriture»... Ce degrézéro a été atteint avec Flaubert et Mallarmé et il marque le début dela modernité, qui «commence avec la recherche d'une littératureimpossible»; littérature impossible qui est le cadavre du langage.

Barthes oppose l'écriture à une sous-écriture : au réalisme des Zola,Maupassant et Daudet; il propose plutôt : 1°) une écriture opaque : celle de Flaubert ou de Mallarmé; 2°) une écriture blanche : celle de Blanchot; 3°) une écriture neutre : celle de Camus (ou de Gide); 4°) une écriture parlée : celle de Queneau. L'écriture blanche ou neutre est transparente : sans style.

Barthes oppose l'écriture à la littérature, comme il oppose lescriptible au lisible : 1°) le lisible, c'est ce qui peut être lu mais non écrit : est lisible cequi s'écrivait et s'écrit encore comme tel; c'est le texte classiqueou traditionnel; c'est l'écriture comme véhicule; c'est le produit:c'est l'affaire de l'écrivant; c'est l'écrivance (transitive); 2°) le scriptible, c'est ce qui est aujourd'hui écrit, ce qui se récrit;c'est le texte moderne (pluriel, atonal); c'est l'écriture commematériau; c'est la production : c'est l'affaire de l'écrivain; c'estl'écriture proprement dite (intransitive). Le scriptible «fait du lecteur un producteur de texte». Quant aurecevable, c'est «l'illisible qui accroche» mais est impubliable.

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Jean-Paul Sartre. Qu'est-ce que la littérature? Roland Barthes. Le degré zéro de l'écriture et S/Z.

b) La sociologie positive d'Escarpit Escarpit affirme d'abord que pour qu'il y ait littérature, il fautqu'il y ait sélection : une série d'oeuvres sont reconnues commelittéraires. «Tout n'est pas littérature pour l'historien de lalittérature». Mais s'il y a une telle sélection ou parce qu'il y a unetelle sélection, c'est que la littérature existe : on la vend, on lalit, on l'étudie, on l'enseigne, on en parle, on en vit; elle est uneréalité : un objet réel. Par contre, ce ne sont pas les oeuvres quidonnent sa spécificité ou qui définissent la littérature, qui luiconfèrent une existence; cette spécificité ne peut être perçue qu'auniveau du phénomène. Pour Escarpit, il y a donc d'une part l'oeuvrelittéraire et d'autre part le phénomène littéraire : l'existence de lalittérature.

Reprenant ensuite la problématique de Sartre et de Barthes et pourrésumer les éléments de la spécificité littéraire, c'est-à-dire duphénomène littéraire (puisque seul le phénomène est spécifique),Escarpit y va de quatre énoncés : 1°) La littérature est un art, mais elle diffère des autres arts parcequ'elle est à la fois chose et signification, à la fois art etlangage. 2°) «La littérature dans notre société se caractérise par uneadéquation ou un affrontement dans l'au-delà du langage d'une formeinstitutionnelle et d'une liberté d'écriture», d'une idéologie etd'une écriture. 3°) «La littérature est composée d'oeuvres qui organisent l'imaginaireselon des structures homologiques aux structures sociales de lasituation historique», tel que Goldmann le propose lui aussi. 4°) «[E]st littéraire une oeuvre qui possède une "aptitude à latrahison", une disponibilité telle qu'on peut, sans qu'elle cessed'être elle-même, lui faire dire dans une autre situation historiqueautre chose que ce qu'elle a dit de façon manifeste dans sa situationhistorique originelle»; c'est par l'aptitude à la trahison qu'il y asurvie de l'oeuvre. Ce quatrième critère redonne une essence à l'oeuvre, à l'écriture, ausystème par rapport à l'existence, au phénomène, au procès.

Escarpit envisage ainsi la littérature à la fois comme processus etcomme appareil :

Comme processus, elle se caractérise par un projet, par un médium et parune démarche :

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1°) Le projet, c'est l'oeuvre brute, c'est l'écriture; c'est laproduction, par l'écriture, de l'oeuvre; dans ce projet conscient,domine le sociologique sur le psychologique, l'historicité surl'individualité; mais les deux sont réunis par le sémiologique, parl'expressivité. 2°) Le médium, c'est le livre ou le document écrit : c'est à ce niveauque la littérature, de processus, devient appareil; quand il estquestion du livre, il est question d'imprimerie, de typographie, dereliure, d'édition, de collection, de format, de prix, etc. 3°) La démarche, c'est l'oeuvre lue, c'est la lecture; c'est laconsommation, par la lecture, de l'oeuvre.

Comme appareil ou institution, la littérature se compose de laproduction, du marché et de la consommation: 1°) Il y a production par l'éditeur; pour Escarpit contrairement àBourdieu, c'est l'éditeur -- lui qui était imprimeur ou librairejusqu'à la fin du XVIIIe siècle -- qui est le producteur et nonl'auteur; c'est l'éditeur qui fait la première sélection et ce qu'ilpublie est à 75% non littéraire (selon la classification desbibliothèques). 2°) Sur le marché, le livre ou le document est un produit comme unautre; c'est un instrument qui obéit donc aux lois de la circulation :il y a là aussi sélection. 3°) La consommation est tributaire de la publicité et, au niveauintellectuel (scolaire), du statut professionnel et de la situationculturelle des publics : il y a ici une dernière sélection.

Au niveau du processus, la société est dans la littérature : lesociologique y est un aspect du littéraire; au niveau de l'appareil,la littérature est dans la société : le littéraire est un aspect dusociologique. C'est au niveau du livre comme médium du processus etcomme instrument de l'appareil, et non pas au niveau de l'oeuvre commeprojet du processus, qu'il y a rencontre du sociologique et dulittéraire. Escarpit distingue alors une sociologie de l'écriture (laproduction par l'auteur et surtout par l'éditeur) , une sociologie dulivre (la distribution par le libraire) et une psychosociologie de lalecture (la consommation par le public).

1) La sociologie de l'écriture La sociologie de l'écriture consiste en une sociologie des oeuvres etdes auteurs ou une sociologie des écrivains. Escarpit situe d'abordl'écrivain dans le temps, puis dans la société. Selon lui, «c'estseulement après sa mort que l'écrivain se définit comme membre de lacollectivité littéraire» : l'écrivain doit donc affronter l'oubli. Ilest possible d'établir un échantillonnage des écrivains dans le tempsà partir de la génération (qui peut durer de 35 à 40 ans) ou de

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l'équipe : «L'équipe est le groupe d'écrivains de tous les âges (bienque d'un âge dominant) qui, à l'occasion de certains événements,"prend la parole", occupe la scène littéraire et, consciemment ou non,en bloque l'accès pour un certain temps, interdisant aux nouvellesvocations de se réaliser». Et ce sont «des événements de typepolitique comportant un renouvellement de personnel» qui provoquent oupermettent ces accessions d'équipes.

Pour situer un écrivain dans la société, il faut d'abord se renseignersur ses origines socio-professionnelles et géographiques. Il n'est pasnon significatif qu'un écrivain soit né en métropole ou en province :il y a des modes métropolitaines et des modes provinciales; laconcurrence sur le marché n'est pas la même de l'une à l'autre. Iln'est pas non plus indifférent d'avoir fréquenté une école plutôtqu'une autre. Mais davantage que les origines géographiques oufamiliales, que la tradition de classe, c'est la fonction de classe quiimporte : c'est le métier d'écrivain.

Il y a deux façons de faire vivre l'écrivain : 1°) par le financement interne, c'est-à-dire les droits d'auteur; 2°) par le financement externe, qui est de deux types : le mécénat etl'auto-financement. Le mécénat a été très répandu sous le régime féodal et monarchique età l'époque de l'aristocratie : beaucoup d'écrivains ont été entretenuspar la noblesse ou par le clergé; il se perpétue aujourd'hui sous laforme du mécénat d'État : pensions, bourses, subventions, fonctionsofficielles, prix littéraires. L'auto-financement peut prendreplusieurs formes : fortune personnelle ou familiale, spéculation;second métier (qui est en fait le premier : il y a beaucoup deprofesseurs, de journalistes et de professionnels libéraux quiécrivent; le second métier est alors une sorte d'"auto-mécénat"...

Escarpit considère le second métier comme un succédané du mécénat; ilprône l'intégration du métier des lettres au système économico-social;il prêche pour l'homme de lettres et donc pour le droit d'auteur. Ilexiste deux formes de règlement des droits d'auteur : 1°) par le forfait, qui est un contrat par lequel l'auteur cède sesdroits à l'éditeur, moyennant une certaine somme d'argent; 2°) par le paiement par pourcentage, où l'auteur reçoit un pourcentage surchaque livre vendu. Un auteur peut aussi choisir le salariat, au service d'une maisond'édition comme lecteur, réviseur, rédacteur, conseiller littéraire oujournaliste-critique. Il y a aussi le demi-salariat, qui peut lier unauteur et un éditeur : un éditeur peut avoir une "écurie d'auteurs"...

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Il y a une dernière façon de vivre de sa plume, c'est le travail littéraire àla pige, qui consiste en adaptations, traductions, livres documentaires,littérature alimentaire (des "pot-boilers", disent les Anglais).L'écrivain devient alors un entrepreneur en littérature : il écrit cequ'un autre signe ou l'écrit sous un pseudonyme; il est alors un«manoeuvre de la plume» : une sorte de «nègre» de la littérature.

Nous pourrions résumer ce qui précède en disant que la condition del'écrivain dépend davantage de sa fonction que de sa tradition; maisque sa situation implique non seulement sa condition mais aussi sa position(ses prises de position).

Cependant, encore davantage que la situation de l'écrivain tributairedu «succès du livre en tant qu'objet commercialisable», c'est lasurvie littéraire «de l'oeuvre en tant que résultat d'un processusdialectique de communication» qui préoccupe Escarpit. Le succès commercialdu livredépend d'un entrepreneur-producteur, l'éditeur, qui achète uneoeuvre d'un écrivain-réalisateur et le fait transformer en livre parun imprimeur. En plus de l'auteur et de l'imprimeur, l'éditeur doitpayer le publicitaire, le distributeur, le transporteur, le libraire,le dépositaire, etc. Avant l'invention de l'imprimerie, le «noeudéconomique de la production» entourait l'auteur; puis il s'est déplacéde l'auteur à l'imprimeur, de l'imprimeur au libraire et enfin dulibraire à l'éditeur. La fin du XXe siècle voit le déplacement del'éditeur par le distributeur.

De ses deux fournisseurs, l'auteur et l'imprimeur, c'est surl'imprimeur que l'éditeur doit s'appuyer, parce qu'il ne peut pasmesurer la valeur de la matière première ou brute qu'est l'oeuvre del'auteur. Il faut donc que la fabrication du livre coûte le moins cherpossible ou il lui faut produire un livre qui sera acheté, non pasparce qu'il est bon mais parce qu'il est beau, non pas parce que c'estune oeuvre mais parce que c'est un produit : de l'édition deconsommation (le livre de poche) à l'édition de conservation (le livrede luxe) en passant par l'édition expérimentale (le livre d'avant-garde, le livre-objet). Le travail de l'auteur est alors noyé sous lesefforts du maquettiste, de l'illustrateur, du papetier, du typographe,du relieur et de l'ébéniste (si on vend la bibliothèque avec leslivres)...

Pour neutraliser l'arbitraire du projet de l'oeuvre de l'auteur,l'éditeur compte sur la publicité et la promotion ou sur l'image del'écrivain, ou sur les prix ou les nominations, ou sur une légende(qui peut résulter d'un scandale ou de la vie de l'auteur). Il fautfaire de l'écrivain une vedette ou un paria.

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Selon Escarpit, il y a non-coïncidence entre le succès commercial vupar l'éditeur (au sein de l'appareil) et le succès littéraire vu parl'écrivain (qui inscrit le projet de l'oeuvre dans un processus).L'écrivain se considère lui aussi comme un producteur et non seulementcomme un fournisseur de matière première; pour lui, son oeuvre est unproduit élaboré, fini, transformé. Dans cette oeuvre, il «inscrit unevision du monde, une conscience individuelle, une situation historiqueparticulière, une intention délibérée». La réussite de l'écrivain dépend ou«est régi par le rapport de forces entre la communication au niveau dece que nous avons appelé le processus littéraire et la communicationau niveau de ce que nous avons appelé l'appareil littéraire».

Mais, au delà de la réussite de l'écrivain (la gloire) et du succès dulivre (la fortune), il y a la survie de l'oeuvre. Puisque les dictionnaireset les manuels d'histoire de la littérature ne retiennent en Francequ'environ mille noms d'écrivains sur cent mille (qui ont publié desoeuvres réputées littéraires au moins à un certain moment) pendantplus de 450 ans, comment une oeuvre survit-elle? Comment s'effectue letri? Escarpit cite le psychologue américain Lehman pour tirer troisconclusions : 1°) une oeuvre écrite après l'âge de 40 ans a moins de chances desurvie qu'une oeuvre écrite avant; 2°) il y a un rapport entre l'âge de l'écrivain et l'âge du lecteur; 3°) la récognition a lieu vers 25 ans et dure environ 15 ans. Mais parce qu'il distingue une méthodologie sociologique et uneproblématique littéraire, un appareil littéraire et un processuslittéraire, il n'accorde aucune valeur phénoménologique à cesconclusions. Il lui faut faire appel à l'aptitude à la trahison, quicontre «l'absurdité de l'existence humaine», et à la contingence de lalittérature pour justifier le fait que des oeuvres survivent etd'autres non : le lecteur peut s'opposer ou acquiescer au «consensusde la vision historique de la littérature»; il n'y a pas de géniesméconnus : un écrivain oublié n'est pas ressuscité, redécouvert ouremis à la mode; il y a seulement reclassement, selon Escarpit.

2) La sociologie du livre Escarpit identifie deux circuits de distribution ou de circulation : 1°) le circuit lettré, qui est le milieu littéraire, où se recrutentécrivains, enseignants et autres hommes de lettres comme éditeurs etcritiques, sans oublier les étudiants; le milieu littéraire se définitpar le jugement; 2°) les circuits populaires, caractérisés par le goût et qui alimentent legrand public. Le circuit lettré passe surtout par la librairie, alors que les circuitspopulaires passent par des débits ou des points de vente comme les

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tabagies ou les kiosques à journaux. Les deux circuits sont contrôléspar la bourgeoisie et par la petite bourgeoisie intellectuelle; seulsles circuits populaires s'adressent aux classes dominées, qui neparticipent aucunement au "jeu littéraire".

Il importe de distinguer le public théorique de l'éditeur du publicréel du libraire, ce dernier public étant une clientèle : «C'est sur uneclientèle que le libraire modèle son stock». Pour cette clientèle, lelibraire ne peut pas sélectionner la littérature, la faire : c'est lerôle de l'éditeur; il peut seulement la classer, la classifier, ycréer des hiérarchies par la vitrine et l'étalage. C'est surtout à lalibrairie moyenne que revient de distribuer le livre littéraire. Lalibrairie moyenne opte pour la spécialisation : elle se limite et(s')oriente. Le circuit lettré de la librairie est donc très limité :il touche en France moins de 5% de la population et de la productionde livres. Éditeurs, libraires et critiques littéraires sont lesprincipaux intermédiaires de ce "circuit fermé" qu'est le circuitlettré...

Sur les circuits populaires, «circuits ouverts», il n'y a pas vraimentde clientèle, puisque le détaillant n'est qu'un dépositaire;l'initiative revient au distributeur-grossiste, à l'entreprise dedistribution qui est souvent un monopole : le détaillant,contrairement au libraire, n'a rien à perdre et très peu à gagner, carle monopole reprend habituellement les livres invendus (qui finissentalors souvent sous le pilon ou dans un cimetière de livres qui secharge de les écouler à rabais).

Escarpit déplore -- toujours dans le but de promouvoir une politiquedu livre -- le déséquilibre entre les deux circuits. Pour forcer cequ'il appelle le «blocus social de la littérature», il propose quatretypes de procédés : 1°) les procédés commerciaux traditionnels, c'est-à-dire étendre aux circuitspopulaires la production et la diffusion du circuit lettré parl'édition à bon marché (le livre de poche) et par les clubs du livre; 2°) les procédés commerciaux hétérodoxes comme le colportage (le porte-à-porte); 3°) le prêt par bibliothèques, bibliothèques ambulantes; rayons de prêtà l'anglaise dans les magasins, bibliothèques de paroisse, d'usine, desyndicats; mais il y a encore là une sélection, par le bibliothécaire;4°) le dirigisme, qui doit éviter le souci didactique, parce que lalittérature n'est pas la cause mais le résultat de la lecture. Mais Escarpit remarque qu'il est impossible de passer alors à côtéd'un didactisme technique, idéologique ou humain au niveau de ladistribution parce que «le déséquilibre de la distribution répond audéséquilibre de la production». Sauf que, chose curieuse, la solution

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ne se trouve pas au niveau de la production, selon lui, mais au niveau«du comportement des groupes humains envers la littérature, c'est-à-dire au niveau de la consommation», de la lecture.

3) La psychosociologie de la lecture «Tout écrivain, au moment d'écrire, a un public présent à laconscience, ne serait-ce que lui-même», déclare Escarpit. On écritd'abord pour quelqu'un avant d'écrire à quelqu'un : il y a donc unpublic fictif avant qu'il n'y ait un public réel. Quand il y acoïncidence entre les deux publics, entre le public-interlocuteur etle public-consommateur, l'oeuvre est fonctionnelle, c'est-à-dire nonlittéraire pour Escarpit, qui distingue un public lettré et un publicpopulaire. Le public lettré« est divisé et subdivisé en groupes sociaux,raciaux, religieux, professionnels, géographiques, historiques, enécoles de pensée, en chapelles». C'est l'éducation qui est le cimentdu groupe social, parce qu'elle rend possible la communauté deculture, la communauté des évidences et la communauté de langage; cesliens enchaînent l'écrivain à son public : «Tout écrivain est doncprisonnier de l'idéologie, de (l'idéologie) de son public-milieu : ilpeut l'accepter, la modifier, la refuser totalement ou partiellement,mais il ne peut y échapper». Il est prisonnier de l'idéologie parcequ'il est prisonnier du langage : il ne peut écrire n'importe quoi etn'importe comment et dans n'importe quelle langue, il lui faututiliser "les mots de la tribu"...

Et «au-delà du langage, les genres et formes littéraires sont d'autresdéterminations imposées à l'écrivain par le groupe. On n'invente pasun genre littéraire : on l'adapte aux nouvelles exigences du groupesocial, ce qui justifie l'idée d'une évolution des genres calquée surl'évolution de la société». Comme le genre, le style n'est passeulement l'affaire de l'écrivain mais aussi du public; le style estune mode : «une communauté d'évidences transposée en formes, enthèmes, en images». Pour l'écrivain lettré, ledit grand public estaussi éloigné que le public étranger ou que le public de la postérité.

Selon Escarpit (après Sartre), il ne peut y avoir littérature s'il n'ya pas convergence ou compatibilité d'intention entre l'auteur et lelecteur (le public-interlocuteur). Si le lecteur ne fait pas partie dupublic-milieu de l'auteur, c'est le mythe qui l'y introduit; mais cemythe lui est fourni par son propre groupe social. Les intentions nepeuvent coïncider que si l'écrivain et le lecteur font partie du mêmegroupe : «c'est en cette coïncidence que résulte le succèslittéraire»; «le livre à succès est le livre qui exprime ce que legroupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même». Ici, Escarpitrejoint autant l'esthétique de la réception que la critique

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sociologique.

Entre l'auteur et le grand public ou un public extérieur à son public-milieu, il ne peut pas y avoir une telle coïncidence, une telleconvergence entre leurs intentions; il ne peut y avoir quecompatibilité, entente. Se produit alors ce qu'Escarpit appelle unetrahison créatrice, c'est-à-dire non plus le succès mais la survietributaire de l'aptitude à la trahison qui confère une deuxièmeexistence...

Après s'être penché sur le public ou le lecteur, Escarpit s'attarde àla lecture, parce que «savoir ce qu'est un livre, c'est d'abord savoircomment il a été lu». Même si l'école tend à faire du lecteur, qui estun consommateur, un connaisseur, il demeure que «l'acte de lecturen'est pas un simple acte de connaissance»; guidée par le goût, lalecture engage l'être vivant tout entier, proclame Escarpit. Lalecture ne se confond pas avec la consommation : on peut lire sansacheter (en empruntant ou en volant) et on peut acheter sans lire,pour collectionner par exemple.

Dans la consommation-lecture, Escarpit distingue ici aussi laconsommation fonctionnelle et la consommation littéraire. Les motivationsfonctionnelles sont : l'information, la documentation et les lecturesprofessionnelles. Mais on peut faire un usage fonctionnel d'un livre littéraire : 1°) lire peut être un acte thérapeutique : on peut lire pours'endormir, pour s'occuper l'esprit, pour chasser une angoisse; 2°) lire peut être un acte gymnastique ou hygiénique : on peut lirepour s'évader, pour s'exciter (lectures de terreur, humoristiques,lacrymogènes, érotiques); toute lecture, qu'elle soit pornographiqueou non, a un aspect érotique; 3°) lire peut être un acte militant : on peut lire par devoir, pourapprendre ou pour être au courant de sa doctrine (religieuse oupolitique).

Pour Escarpit, «les motivations proprement littéraires sont celles quirespectent la gratuité de l'oeuvre et ne font pas de la lecture unmoyen, mais une fin». L'acte de lecture littéraire est à la foissociable et asocial; sa motivation est presque toujours uneinsatisfaction d'ordre personnel, interpersonnel ou collectif; encela, c'est «un recours contre l'absurdité de la condition humaine» :un peuple heureux n'aurait pas de littérature... Toute lecture estd'abord une évasion; mais on peut s'évader pour s'enrichir (comme leprisonnier) ou s'évader pour s'appauvrir (comme le déserteur). Maisune motivation peut ne pas être à la hauteur d'une lecture et viceversa.

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Lorsqu'il étudie les circonstances de la lecture, Escarpit s'interrogesur la notion de disponibilité, de loisir. Selon lui, les facteurs dedisponibilité sont : 1°) l'âge : c'est entre 35 et 40 ans qu'on lit le plus; 2°) le type d'activité professionnelle; 3°) l'habitat; 4°) les conditions climatiques; 5°) la situation familiale. Les moments de disponibilité se divisent en trois catégories : 1°) les moments creux irrécupérables (transports, repas), qui sont leplus souvent consacrés au journal et au policier ou au "roman decoeur" (surtout le feuilleton illustré); 2°) les heures libres (après le travail) comme la lecture de soirée ouau lit : c'est le "livre de chevet" auquel on consacre le plus detemps; 3°) les périodes de non-activité (dimanches, congés, maladie,convalescence, retraite), où le sport est le principal rival de lalecture.

De son examen psychosociologique de l'acte de lecture, Escarpitconclut au décalage de la lecture et de la littérature : on lit peu delittérature -- et on lit peu tout court. Mais «[m]ieux valentcertainement des romans à la chaîne pour tous les lecteurs possiblesque quelques lectures de haute qualité réservées à une élite». Encette politique nationale et internationale du livre, Escarpit serévèle être le principal détracteur de McLuhan. Robert Escarpit. Sociologie de la littérature. Robert Escarpit et al. Le littéraire et le social. CERM. Colloque sur la situation de la littérature, du livre et des écrivains.

c) La sociologie positionnelle de Bourdieu Nous ne traiterons pas de l'épistémologie de la sociologie ou de lasociologie de la connaissance de Bourdieu, pour nous limiter à sasociologie de la culture, de l'art et de la littérature. Chez lui, lasociologie littéraire, c'est la sociologie du champ littéraire. Unchamp est plus ou moins synonyme de milieu; c'est «une structure derelations objectives, au sein de laquelle tous les éléments, etnotamment les positions des agents du champ, s'entredéterminent» et oùles positions (ou les statuts) déterminent les prises de position (ou lesvaleurs). Un champ a une logique interne, mais il est en relation avecd'autres champs : 1°) le champ politique est le champ du pouvoir; 2°) le champ intellectuel est inclus dans un type spécifique de champpolitique : c'est le champ du savoir;

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3°) le champ culturel peut être littéraire, artistique, religieux,juridique ou scientifique : il est plus vaste (et plus vague) que lechamp intellectuel : c'est le champ du savoir-faire; 4°) le champ littéraire est un champ idéologique : c'est le champ dusavoir-dire ou du comment-dire.

1) Le champ du pouvoir et le champ intellectuel Le champ intellectuel occupe une certaine position dans le champ dupouvoir et il assigne ainsi une position déterminée à la fractionintellectuelle et artistique : aux écrivains et aux artistes; lesintellectuels constituant une fraction dominée de la classe dominante.Il y a une relation entre la position d'une oeuvre (du corpus) dans lechamp idéologique qu'est le champ littéraire et la position dans lachamp intellectuel de l'auteur (ou de l'agent) qui l'a produite. Lechamp intellectuel est déterminé dans sa structure et sa fonction parla position qu'il occupe à l'intérieur du champ du pouvoir; il est unsystème de positions déterminées.

Il y a homologie -- et non reflet -- entre le champ intellectuel et lechamp du pouvoir. Étant donné que la fraction des intellectuels(artistes et écrivains) constitue une fraction dominée de la classedominante, elle entretient donc des relations ambiguës ou ambivalentesenvers la classe dominante et envers les classes dominées (ou lepeuple). Mais au sein même de cette fraction elle-même dominée, ilexiste des dominants (des «DOMINANTS-dominés») et des dominés (des«dominants-DOMINÉS»; et, entre l'art individuel (bourgeois) des dominantset l'art social (ou populaire) des dominés, il y a l'art pour l'art, quioccupe une place doublement ambiguë ou ambivalente : c'est la positionde Flaubert et de Mallarmé dans la seconde moitié du XIXe siècle enFrance.

Avec l'art pour l'art, on assiste à une «autonomisation progressive dusystème de relations de production, de circulation et de consommationdes biens symboliques». Avec l'avènement de la bourgeoisie dans lechamp du pouvoir, il y a transformation de l'artisan en artiste ettransformation du lettré ou de l'homme de lettres en intellectuelprofessionnel; il y a ainsi affranchissement économique et social dela vie intellectuelle et artistique, qui se détache de la tutelle del'aristocratie, de la noblesse et du clergé, et de leurs demandeséthiques et esthétiques. Le champ intellectuel devient alorsrelativement autonome par rapport au champ du pouvoir.

Les principaux facteurs qui conduisent à l'autonomie relative du champintellectuel sont les suivants : 1°) l'apparition d'un corps de producteurs professionnels, d'intellectuelsprofessionnels et non plus de professionnels intellectuels;

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2°) le développement d'une véritable industrie culturelle, surtout à cause dela grande presse; 3°) l'extension du public de consommateurs, surtout parmi les femmes,provoquée par la généralisation de l'enseignement élémentaire, del'école obligatoire; 4°) la multiplication des instances de diffusion, de légitimation etde consécration : des Intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs.

Mais ces mêmes facteurs provoquent la division du champintellectuel en deux sphères : 1°) la sphère de production restreinte, où la valeur symbolique des œuvresprime, où la valeur d'usage (c'est-à-dire le produit ou l'objet :l'œuvre) prime sur la valeur d'échange (la marchandise : le livre); 2°) la sphère de grande production, où la valeur d'échange prime sur lavaleur d'usage, la valeur économique sur la valeur symbolique.

2) La sphère de production restreinte

La sphère de production restreinte est un système qui produit desbiens symboliques objectivement destinés à un public de producteurs debiens symboliques, produisant eux-mêmes pour des producteurssymboliques, pour des intellectuels. Dans cette sphère, il n'y a pasconcurrence pour la conquête d'un marché économique, mais pour lareconnaissance culturelle accordée par les pairs, qui sont à la foisdes clients et des concurrents. Cette sphère rompt donc avec le publicde non-producteurs : avec les fractions non intellectuelles de laclasse dominante.

Ainsi y a-t-il connivence entre les écrivains et les critiques; deplus en plus, ceux-ci produisent des interprétations "créatrices" pourles créateurs : il y a solidarité entre artistes et critiques;solidarité accentuée par les postmodernistes... Dans la sphère deproduction restreinte, il y a monopole du capital symbolique; y estconcentré le monopole de la consécration culturelle et symbolique : làseulement, il y a prétention à la légitimité culturelle. C'est la différencede thèmes, de techniques, de styles, qui fait la valeur esthétique; maisla valeur n'est que le droit à l'existence. Par contre il y a desprocédés de distinction (comme différence et distance) reconnus etd'autres non.

Dans la sphère de production restreinte, «l'affirmation du primat dela forme sur la fonction, du mode de représentation sur l'objet de lareprésentation est en effet l'expression la plus spécifique de larevendication de l'autonomie du champ et de sa prétention à produire

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et à imposer les principes d'une légitimité proprement culturelle tantdans l'ordre de la production que dans l'ordre de la réception del'oeuvre d'art». De la même façon, on y contraint le langage pourcontraindre à l'attention du langage et le sujet de l'oeuvre d'artdevient l'artiste lui-même, c'est-à-dire son style : sa technique.Dans cette sphère, domine le principe de gaspillage (ou de gratuité) : l'offreprécède la demande et il y a plus d'offre que de demande. On y produitdes oeuvres "pures" ou "abstraites", des oeuvres ésotériques; c'est unart savant réservé à ceux qui peuvent le déchiffrer, le décoder et enjouir...

3) Les instances de diffusion et de légitimation : la loi culturelle

La reproduction de la sphère de production restreinte passe par desinstances de diffusion et de légitimation : par des appareils d'institution,dirions-nous. Les instances de diffusion sont : les musées, lesgaleries, les journaux, les revues et les maisons d'édition. Lesinstances de légitimation sont : les académies, les sociétés savantes,les cénacles, les salons, les cercles de critiques et les écoles. Il ya à la fois opposition et complémentarité entre ces instances et lasphère de production restreinte : par exemple, à l'école, on traite demanière légitime les œuvres légitimes; mais, en même temps, onintroduit un certain arbitraire culturel en culture légitime.

Le but des instances de diffusion et de légitimation est d'assurer laconservation et la consécration des oeuvres, c'est-à-dire leurreproduction : leur canonisation. Mais il peut y avoir une longue périodeentre la conservation et la consécration; autrement dit, le «procès decanonisation» est de durée variable. Et, en dernière instance, c'estl'École (comme appareil idéologique d'État) -- et surtout l'Université-- qui canonise en faisant (re)connaître de tous et pour tous la loiculturelle et en faisant méconnaître l'arbitraire de cette loi.

Cette loi culturelle fait que se sent exclu celui qui est exclu de laculture légitime; c'est-à-dire que celui qui n'est pas reconnu commelittéraire, par exemple, plutôt que de se reconnaître comme non(re)connu, fait tout ce qu'il peut pour être reconnu un jour, et cela,seulement parce qu'il reconnaît lui-même la littérature, parce qu'illui accorde une valeur, parce qu'il la reconnaît comme légitime, parcequ'il reconnaît la loi culturelle, la légitimité de cette loi : la loiculturelle exclut ou tend à exclure toute possibilité de contestationde la loi qui n'est pas en même temps une reconnaissance de cette loi,affirme Bourdieu... La loi culturelle domine les lois du marché dans

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la sphère de production restreinte.

4) La sphère de grande production

Ce qui distingue la sphère de grande production et la sphère deproduction restreinte, c'est justement le rapport à la loi culturelleet aux instances de consécration. Dans la sphère de grande production,ce sont les détenteurs des instruments de production et de diffusion-- et non les producteurs eux-mêmes, identifiés aux auteurs parBourdieu et non aux éditeurs (par Escarpit) -- qui orientent laproduction; et cela, en fonction du marché et non de la consécration :en fonction des lois économiques du marché et non de la loiculturelle.

Contrairement à l'art savant, l'art moyen est destiné à un public denon-producteurs, au grand public : à toutes les classes sociales. Maiscet art moyen est soumis à la demande de ce public; il ne crée pas sonpublic : il est créé par lui. C'est surtout à cause de ce public, dumarché, que les oeuvres sont différentes de celle de la sphère deproduction restreinte. La sphère de grande production est régie par leprincipe d'économie (d'épargne et de dépense) et non par le principe degaspillage.

Pour résumer ce qui précède, disons que la sphère de grande production(les circuits populaires ou ouverts) est à la sphère de productionrestreinte (le circuit lettré ou fermé) ce que le principe d'économieest au principe de gaspillage, ce que les lois économiques du marchésont à la loi culturelle du champ, ce que le capital économique (leprofit, la fortune) est au capital symbolique (le prestige, lagloire), ce que l'art moyen est à l'art savant, ce que la comédie està la tragédie : ironie, parodie, imitation, accélération du rythme...

5) L'art savant et l'art moyen Au sein de l'art savant (ou sacré) de la sphère de production restreinte, Bourdieu distingue : 1°) les œuvres d'avant-garde : destinées à quelques pairs; 2°) les œuvres d'avant-garde en voie de consécration ou déjàreconnues; 3°) les œuvres d'"art bourgeois" : destinées aux fractions nonintellectuelles de la classe dominante et souvent consacrées par desinstances de légitimation. Dans le culte de la forme, l'art savant est le bonheur de l'art.

Au sein de l'art moyen (ou profane) de la sphère de grande production,Bourdieu identifie :

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1°) la culture de marque : les ouvrages couronnés par des prixlittéraires; 2°) la culture en simili : les ouvrages de vulgarisation quis'adressent aux classes moyennes et surtout à leurs fractions enascension; 3°) la culture de masse : les ouvrages dits "omnibus". Dans la recherche de l'effet (sur le public) et dans le plagiat ou laparodie de l'art savant, l'art moyen est l'art du bonheur -- jusqu'aukitsch!

Non seulement Bourdieu distingue-t-il l'art savant et l'art moyen àl'intérieur d'un même art, mais aussi entre les arts. Il y a les artssavants : la musique, la peinture, la sculpture, la littérature, lethéâtre, où il y a des instances légitimes de légitimation. Il y a les arts moyensen voie de consécration : le cinéma, la photographie, le jazz (commefolklore), où il y a des instances de légitimation concurrentes et prétendant à lalégitimité : c'est la «sphère du légitimable», par rapport à la «sphèrede légitimité» à prétention universelle des arts savants. Il y a lesarts moyens(ou des techniques) : le vêtement, la cosmétique, la cuisine,la décoration, l'ameublement, l'artisanat, etc., où il y a des instancesnon légitimes de légitimation : c'est la «sphère de l'arbitraire».

Le marché de la sphère de production restreinte de l'art savant luiest interne : il a son propre marché. Le marché de la sphère de grandeproduction de l'art moyen lui est externe : c'est le marché du mode deproduction de la formation sociale.

6) Les positions et les prises de position

Les prises de position des producteurs dépendent donc des positionsqu'ils occupent sur le marché des biens symboliques. De sa positionpar rapport à la loi culturelle, par rapport au légitime, dépend laprise de position d'un auteur ou d'une oeuvre. La loi culturelle estla loi de la sphère de production restreinte; mais c'est cette loi quifait la loi dans tout le champ intellectuel. La loi définit lesrapports entre les structures du champ, l'habitus (qui est un ensemblede dispositions) et la pratique des agents; elle détermine l'opinion (ladoxa culturelle) et l'opposition à l'opinion. C'est par rapport à laloi qu'une oeuvre acquiert du capital. Sur le marché des bienssymboliques, on se bat pour la légitimité, pour le monopole de lalégitimité.

Bourdieu refuse l'interprétation strictement interne des oeuvres parceque cette interprétation assume «une fonction idéologique enaccréditant l'idéologie proprement intellectuelle de la neutralitéidéologique de l'intellectuel et de ses productions». Il rejette la

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séparation du fonctionnement interne des oeuvres de leur fonctionsociale externe : ce n'est pas parce qu'un champ jouit d'une autonomierelative, voire entière, qu'il n'a pas de conditions externes quiconstituent ses «raisons sociales d'exister» ou sa fonction sociale. Pierre Bourdieu. «Le marché des biens symboliques» dans L'annéesociologique 22 (1971), «Champ intellectuel et projet créateur» dans LesTemps modernes 246, «Champ intellectuel, champ du pouvoir et habitus declasse» dans Scolies, La distinction. Questions de sociologie. Leçon sur la leçon. Ceque parler veut dire. Les règles de l'art. Actes de la recherche en sciences sociales. Accardo. Initiation à la sociologie de l'illusionnisme social. Claude Lafarge. La valeur littéraire Alain Viala. Naissance de l'écrivain. Jacques Dubois. L'institution de la littérature. Abraham Moles. Psychologie du kitsch; l'art du bonheur. CELC # 6 : «L'arbitraire culturel». Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa. Lire la lecture.

À la suite des travaux de Bourdieu, Ponton a examiné les rapportsentre le programme esthétique et l'accumulation du capital symbolique,en prenant comme exemple le Parnasse, en France à la fin du XIXesiècle. Selon Ponton, des stratégies de captation ou de gestion ducapital symbolique peuvent rendre compte de la formulation duprogramme esthétique des Parnassiens. C'est pour acquérir du capitalsymbolique et conquérir le champ littéraire par la légitimitéculturelle que le Parnasse se manifeste comme École littéraire etcomme pratique spécifique de l'écriture, tel que Bourdieu lui-mêmetâche de le (dé)montrer à propos de Flaubert.

Pour conquérir une place -- et même la meilleure place -- dans lechamp littéraire, les Parnassiens (avec Leconte de Lisle en tête), àcause de leurs positions, sont amenés à élaborer une nouvelle doctrinepoétique, dominés qu'ils sont alors par les Romantiques. Dépourvu vers1850 de tout pouvoir symbolique, Leconte de Lisle se fait le défenseurde l'art pour l'art en poésie et le prophète de la forme. Mais pouraspirer à la légitimité culturelle, il ne peut passer par les circuitsdéjà frayés de la consécration : il lui faut d'autres instances. C'estainsi qu'il réunit dans son salon d'autres poètes -- aussi dépourvusque lui de tout pouvoir symbolique -- et que naît l'Écoleparnassienne, qui se fait connaître par différentes manifestations etpar divers manifestes. De cénacle en 1850, le Parnasse détient lepouvoir symbolique dans le champ littéraire en 1885.

Les étapes de l'acquisition du capital symbolique par le Parnasse etde sa conquête du champ littéraire sont les suivantes :

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1°) une phase de rupture prophétique, marquée par la préface-manifeste desPoèmes antiques de Leconte de Lisle, qui s'oppose au néo-romantisme et à«l'École du Bon Sens»; 2°) une phase de rationalisation prosodique, où il y a constitution d'unecommunauté émotionnelle caractérisée par des rapports étroits entre lemaître et les disciples comme Hérédia; de cénacle qui se réunit dansle salon de Leconte de Lisle, le Parnasse devient une École littéraireoù les disciples ont chacun leur salon; 3°) une phase de pleine orthodoxie (en prosodie et en pouvoir symbolique),où il y a des exclusions (Verlaine), mais aussi de l'opposition de lapart des Symbolistes : Mallarmé, à son tour, est en quête de capitalsymbolique; cette phase est marquée par l'entrée des Parnassiens commecritiques dans les journaux les plus prestigieux et par un autremanifeste; 4°) une phase de casuistique prosodique, de complaisance, où on commencedéjà à réfléchir sur son art et où les Parnassiens sont reçus àl'Académie française ou nommés officiers de la Légion d'honneur; ladécadence est alors proche... Ainsi la valeur symbolique des œuvres à peu à voir avec leurvalorisation esthétique. Rémi Ponton dans Revue française de sociologie XIV (1973).

Fournier a cherché à démontrer la même chose à propos du peintre Paul-Émile Borduas, amené à opter pour la peinture automatiste au Québec.Selon Fournier, c'est pour acquérir du capital symbolique que Borduas,alors à l'École du Meuble, s'oppose à Alfred Pellan de l'École desBeaux-Arts qui domine à l'époque le champ artistique. C'est parcequ'une position est déjà occupée -- par un type particulier depratique picturale : celle de Pellan -- que Borduas en choisit uneautre, puisqu'il ne peut déloger Pellan de la sienne. L'automatisme deBorduas a aussi des motivations pédagogiques : Borduas enseigne lapeinture. Mais d'un strict point de vue pictural, l'automatisme, pourêtre original et avoir ainsi une place, se doit de se démarquer dusurréalisme.

Le Refus global de Borduas et consorts, en 1948, a été une des premièresétapes dans cette tentative d'acquérir du capital symbolique et deconquérir -- de partager avec Pellan -- le champ artistique et dejouir de la légitimité culturelle. Marcel Fournier dans Possibles. Jean-Marc Lemelin. «Le champ littéraire au Québec; récits pragmatiques». dans Robert Giroux et Jean-Marc Lemelin Éds. Le spectacle de la littérature; les aléas et les avatars de l'institution [p. 187-247].

3) LA THÉORIE SOCIO-HISTORIQUE

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De la critique littéraire à la théorie littéraire, il y a une tentative de réduction de la transcendance de la littérature, que celle-ci soit culturelle (historique) ou artistique (littéraire), à l'immanence; mais il arrive que ce soit une réduction de la transcendance spirituelle à une transcendance matérielle. En outre, il y a une entreprise de définition de la littérature comme phénomène(socio-historique) et comme langage (sémiotique). Par ailleurs, ce qui distingue la théorie socio-historique de la littérature de la théorie sociologique, c'est la prise de parti marxiste (communiste) de la première, ainsi que l'adoption d'une théorie de l'idéologie plutôt que d'une théorie de l'institution. Au sein du marxisme même, la théorie de l'idéologie d'Althusser est substituée à la philosophie de la représentation ou à la théorie du reflet (réflexion) de Marx et Lénine (reprise par le réalisme socialiste) et à la philosophie de l'aliénation de Hegel et de Lukacs ou à la théorie de la réification (réfraction), qui diffère de la sociocritique à la théorie critique. La théorie socio-historique de la littérature a donc comme fondement le matérialisme historique (ladite science de l'histoire) et la psychanalyse. Louis Althusser. «Idéologie et appareils idéologiques d'État» dansPositions. Jean-Marc Lemelin. «Idéologie, idéologies et idéologiques» dansRecherches et théories # 23 et «L'institution littéraire et la signature;notes pour une taxinomie» dans Voix et Images VI # 3 [p. 409-433].

a) Macherey Selon Macherey, l'oeuvre (c'est-à-dire le texte : l'écriture) n'est pas création mais production; avant de savoir comment elle fonctionne,il importe de savoir quelles sont les lois de sa production : 1°) le langage quotidien (commun) est le langage de l'idéologie,c'est-à-dire de la représentation réelle d'un rapport imaginaire [ousymbolique] aux conditions matérielles d'existence (selon Althusser); 2°) la littérature, l'écriture littéraire plutôt, fait du langage etde l'idéologie un usage inédit; 3°) le langage littéraire n'est pas reproduction de la réalité, maisproduction par la contestation du langage; 4°) l'auteur n'est pas le sujet de l'oeuvre : l'écrivain n'est pas lesujet du texte; il n'y a pas de sujet individuel ou collectif. Les lois de la production sont fournies à l'oeuvre littéraire : 1°) par l'histoire des formations sociales, c'est-à-dire des ensemblessocio-historiques résultant des modes de production (et dereproduction); 2°) par le statut de l'écrivain; 3°) par les autres oeuvres littéraires;

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4°) par les autres usages du langage.

Pour Macherey, il faut tenir compte du travail du discours littérairepar la forme que donne au langage la littérature moderne et l'usagequ'elle en fait par la fiction, qui est une «illusion déterminée.C'est le triomphe de la bourgeoisie au XIXe siècle en France qui faitde la littérature française d'abord et avant tout une littérature defiction : écrire de la littérature fictionnelle devient alors unecondition nécessaire, mais insuffisante, de légitimité, une «normelittéraire» (selon Prieto). Selon Macherey, «une oeuvre se constituecontre une idéologie autant qu'à partir d'elle»: «avec elle estproduit un nouveau désordre, en rapport (non conforme) avec ledésordre de l'idéologie»...

L'oeuvre naît d'un «secret à traduire» et elle «se réalise en révélantson secret». La simultanéité de ces deux questions définit une rupturequ'il faut étudier : au sein de l'oeuvre, il y a une rupture entrel'idéologie et l'écriture, entre les conditions historiques (y comprisle projet de l'auteur) et le défaut propre à l'oeuvre; il y a undécalage, un écart, une rupture qui est le centre et la clef del'oeuvre. Il y a une rupture entre le projet de l'auteur et son résultatexprimé dans l'oeuvre : «l'oeuvre n'existe que parce qu'il y a unetelle rupture entre ce qu'elle devait ou pouvait être et ce qu'elleest». Ainsi l'oeuvre n'est-elle pas révélation, c'est-à-direreprésentation du projet de l'auteur ou expression de son résultat :elle est figuration d'un écart entre le projet et le résultat. L'auteurne figure pas ce qu'il représente et il figure ce qu'il ne représentepas : c'est ce qui fait la réussite ou l'échec d'une oeuvre.

De la représentation du projet de l'auteur, dont le titre de l'ouvrageest le concentré, à son expression, il y a modification de l'idéologiepar la figuration (dans l'oeuvre). L'oeuvre est le produit de cettedialectique. Aussi la littérature, «mythologie de ses propres mythes»,n'est-elle pas conscience ou connaissance; elle n'est pas un savoir,mais elle peut être l'objet d'un savoir, si la méthode (les étudeslittéraires) est adéquate tout en étant subordonnée à son objet réel(la littérature). Pierre Macherey. Pour une théorie de la production littéraire.

Tout style, «toute idéologie imagée fait allusion à la réalité, à une"réalité" qui est la combinaison de la "conscience" qu'une classe ad'elle-même avec sa "vue sur le monde"»; elle est donc l'équivalent dela figuration selon Macherey. Cette allusion va de pair avec une illusionquant à la place objective de cette classe dans le rapport des classes

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et dans le monde. Le style est donc allusif et illusoire...

Sont ensuite distinguées l'idéologie imagée positive et l'idéologieimagée critique. Avec l'idéologie imagée positive, il y a un rapport nonconflictuel avec d'autres types d'idéologies (des classes dominantes);avec l'idéologie imagée critique, il y a une critique à l'égard d'autrestypes d'idéologies (non imagées) dont certaines ont leur place enelle. Toute idéologie imagée collective est positive; mais elle estinvestie par de multiples contradictions idéologiques esthétiques;l'une de ces contradictions peut être une idéologie imagée critique.

b) Vernier Vernier s'en prend à l'esthétique, dont elle dénonce les prétentions scientifiques et révèle les intentions idéologiques ou philosophiques.Dans son étude du phénomène littéraire, elle affirme que la littérature jouit d'une autonomie relative par rapport à l'idéologie, que le corpus littéraire est variable de même que les critères de "littérarité" (sélection, élection), que des écrits peuvent être rangés dans le corpus littéraire autant pour les désamorcer (politiquement) que pour les amorcer (idéologiquement) et que la littérature est art et langage.

Pas plus que le langage, l'écriture (c'est-à-dire le texte) n'est pastransparente : elle n'est pas le véhicule transparent d'un messageindividuel (par un code collectif) ou d'un message collectif (par uncode individuel). L'écriture n'est pas transparente : à travers ellene transparaît pas parfaitement l'idéologie qui y apparaît, parcequ'il y a le travail de l'écriture. C'est par le langage, c'est par lalangue, que l'idéologie, comme forme(s), advient à l'écriture; mais cetravail de l'écriture sur la langue n'est pas spécifique au discourslittéraire mais à tout discours. L'écriture ne devient pas littératureparce qu'elle respecte ou transgresse une norme linguistique, maisparce que ce respect ou cette transgression est reconnue (valorisée)par l'esthétique, reconnue comme esthétique par l'idéologie dominante,qui est l'idéologie de la classe dominante et qui détermine (en fixantla fonction esthétique de la littérature, c'est-à-dire sa fonctionsociale) les critères de reconnaissance (identification etvalorisation) des textes comme littéraires.

Mais parce que le texte est à la fois œuvre de langage et œuvre d'art,à la fois norme et transgression de la norme (linguistique ouartistique), à la fois genre et style, il peut y avoir des textessubversifs par rapport aux normes linguistiques et artistiques quisont reconnues comme littéraires. Selon Vernier, jamais un écritabsolument conforme aux normes de la langue et aux normes de l'art n'a

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réussi à s'imposer comme texte littéraire. Autrement dit -- et qu'elleait raison ou non --, cela veut dire que s'il y a confusion entrel'écriture et l'idéologie ou opposition radicale entre les deux, iln'y a pas littérature; pour qu'il y ait littérature, il faut qu'il yait négociation, compromission, compromis entre les deux...

Vernier pense qu'un texte littéraire s'oppose d'une façon ou d'uneautre au système linguistique ou au système esthétique de l'idéologiedominante, que tout texte littéraire est plus ou moins novateur, parceque l'art est connaissance et donc transformation du réel et parce quele langage est transformation et investigation de la langue. Pourdevenir littéraire, un texte doit alors mettre en cause l'idéologiepar des distorsions, qui sont des «transformations ou contraventions auxnormes esthétiques en vigueur à une époque donnée (celles du "bonfrançais" comme celles de la rhétorique ou des genres littéraires)».Ces distorsions n'agissent que si elles sont mises en œuvre par ledysfonctionnement et que si elles mettent en cause le fonctionnement destextes, par le dysfictionnement ajouterions-nous.

Vernier propose finalement de substituer à la lecture, aux codes delecture de l'idéologie dominante, des modes de perception oud'utilisation des textes par l'idéologie dominée : la dislecture -- la"disgression" selon Bataille -- est l'exploitation dudysfonctionnement et des distorsions du texte. 6

c) R. Balibar Chez R. Balibar, le rapport entre l'écriture et l'idéologie se situe presque exclusivement au niveau de la langue; c'est par un enseignement de la langue qui distingue un français primaire et un français secondaire et qui substitue un français littéraire (fictif) à un français populaire(réel) que l'École, l'appareil scolaire (qui est l'appareil idéologique d'État dominant d'aujourd'hui en société bourgeoise), impose l'idéologie dominante (la lecture littéraire : la fonction littéraire) à l'écriture; et même plus, elle impose une écriture (un style littéraire : la fiction) aux écrivains mêmes et cette écriture (littéraire) à la lecture (scolaire) ou aux étudiants.

L'écrivain ne peut échapper à l'influence de l'enseignement de l'écolequ'il a fréquentée et il a été marqué par l'exercice scolaire :d'abord la rédaction-narration, puis la dissertation-explication; il a lagrammaire de la langue. Mais il refoule un français primaire (commun,neutre) par un français secondaire (réservé à une minorité, donc6 France Vernier. L'écriture et les textes et Une science du "littéraire" est-ellepossible ?, in LaNouvelle Critique 1971.

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imprégnée d'inégalités, de conflits et de luttes). Son oeuvre estmarquée par cet écart, par ce décalage entre deux pratiqueslinguistiques : entre une pratique (de classe) et un idéal (national,voire international). S'il y a alors des «distorsions linguistiques»,c'est qu'il est difficile, sinon impossible, d'être en même tempsfidèle à une pratique et à un idéal linguistique; à cause d'une partde la langue même et d'autre part de l'enseignement bourgeois de cettelangue.

L'écrivain ne peut qu'exhiber son français primaire (ou élémentaire)en le déformant; c'est le refoulement par une instance refoulante (lefrançais secondaire : la dissertation-explication par exemple), d'uneinstance refoulée (le français primaire : la rédaction-narration parexemple) qui produit des effets littéraires : l'oeuvre. Mais dans cerefoulement, il y «perte de sens», qui est le retour du refoulé, quela classe dominante amadoue en le sacralisant littéraire, pour éviterque ne soient dévoilées les causes de ce retour du refoulé; causes quisont son propre enseignement (scolaire) et sa propre idéologie(littéraire).

Cette perte de sens -- correspondant sans doute aux distorsions chezVernier --, organisée en système, représente un danger vital pour labourgeoisie en matière de politique linguistique, qui est l'écolefrançaise obligatoire pour tous les Français de France depuis le XIXesiècle ou l'unification linguistique : une seule et unique langue pourtous les citoyens. Il faut donc à la classe dominante reconnaîtrecomme littéraires ces textes dangereux pour elle, pour lesdésamorcer...

Ainsi un texte littéraire est-il un texte qui oublie qu'il estscolaire : qui reproduit fictivement des pratiques scolaires sans ledire. Un style littéraire n'est que le produit fictif descontradictions d'un français à prétentions nationales etinternationales, d'un français à la fois unique et discriminant, d'unfrançais déchiré entre un français primaire et un français secondaire.Aussi, est-ce «la déformation de la rédaction primaire par le travailde la fiction» qui est «la base d'un sujet fictif, d'une histoirefictive» : de la fiction, surtout de la fiction réaliste. Enfin, unetelle déformation n'est possible qu'à celui qui connaît, et lefrançais primaire (le vocabulaire), et le français secondaire (lagrammaire, la syntaxe surtout), qui est le principal générateur ou leprincipe générateur du fait littéraire fictif.

Camus, par exemple, dans L'Étranger, marqué par un enseignement qui afait passer le français populaire pour un français primaire et lefrançais secondaire comme seul français littéraire, déforme le

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français littéraire-usé d'alors par le français populaire; mais ilmaquille cette déformation en refoulant les rapports scolaires-littéraires : il sublime le français élémentaire, souffrant -- commetoute la production littéraire bourgeoise -- d'un «complexed'enseignement primaire». D'ailleurs, le texte dépourvu de ce complexen'est pas reconnu comme littéraire...

C'est l'oubli du français élémentaire qui fait apparaître le senslittéraire; le sens résulte de cet oubli, et, dans le souvenir, il y aperte de sens. La fiction est oubli du travail de la fiction (commemémoire); elle est résistance au et du récit. Le français littéraire est unfrançais fictif parce que simulé; le texte est le résultat de cettesimulation productrice d'effets de réel. Mais dans le texte, il n'y a pas quesimulation (linguistique et idéologique : scolaire), il y a aussidistorsion (lapsus, non-sens), confrontation du français littéraire(fictif) et du français populaire : il y a lutte contre la dominationdu français secondaire, contre la dissertation; «la dissertation rateparce que la rédaction lui résiste». Dans le texte comme dans le rêve,l'inconscient travaille et travestit l'idéologie : la fiction estsubvertie par la pulsion; de là, des "frictions" : des effets de sens(avec perte de sens)... Renée Balibar. Le français national et Les français fictifs.

d) Macherey et É. Balibar

Dans leur Présentation de l'ouvrage, Les français fictifs, de R. Balibar,Macherey et É. Balibar insistent sur la détermination des effets littéraires,c'est-à-dire autant la lecture que l'écriture, par l'appareil scolaireet par l'enseignement de la langue qui y est dispensé; ils insistentaussi sur le fait que la littérature n'est qu'effets littéraires, queces effets littéraires ne sont pas extérieurs à la littérature maisqu'ils sont bien «la littérature elle-même». Cette détermination de lalittérature par l'école et la langue et ainsi par la lutte des classesest une détermination interne à la littérature (et à l'écriture). D'autrepart, le projet idéologique comme la postérité de l'oeuvre, sasacralisation, sont aussi des effets littéraires.

À partir de la théorie léninienne du «reflet sans miroir» (ou commeréflexion) et en opposant le matérialisme au réalisme, Macherey etBalibar distinguent la littérature comme forme idéologique, commeidéologie, et la littérature comme production, comme écriture. D'unepart, comme forme idéologique, la littérature a une objectivitématérielle : elle n'est pas constituée extérieurement à l'histoired'une formation sociale, de son État et de ses appareils; comme formeidéologique, elle est inséparable des pratiques linguistiques et despratiques scolaires; la littérature a une triple détermination :

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linguistique, scolaire et imaginaire (dans ses effets de fiction). D'autrepart, à la base du processus de production littéraire, il y a unrapport inégal, contradictoire à une même idéologie, l'idéologiedominante, qui doit lutter pour sa propre domination.

Après avoir démontré l'objectivité matérielle de la littérature commeformation idéologique, Macherey et Balibar s'attardent à sa spécificitéidéologique au niveau : 1°) des textes littéraires, qui sont des formations idéologiquesparticulières et singulières; 2°) du mode d'identification idéologique produit par le travail de lafiction littéraire; 3°) de la place de l'effet esthétique littéraire dans le procès dereproduction de l'idéologie dominante.

Des textes littéraires, ce sont les contradictions qu'il faut analyseret non pas leur unité apparente et illusoire (inscrite dansl'idéologie littéraire qui accompagne toujours toute productionlittéraire). Le texte littéraire est le produit d'une ou de plusieurscontradictions idéologiques, qui ne peuvent être résolues que dansl'idéologie; le texte est leur solution imaginaire -- imaginaire parcequ'impossible --, mais aussi leur solution littéraire -- littéraire parcequ'imaginaire. Ainsi, le texte n'est pas l'expression d'une idéologie,mais sa mise en scène; il n'est pas sa "mise en mots" : il est la miseen scène -- et qui dit mise en scène dit : représentation, spectacle,pouvoir --de contradictions linguistiques, scolaires et idéologiqueset il en est la solution imaginaire et littéraire : la résolution.

Le texte littéraire produit aussi un effet de réalité; il produit en mêmetemps un effet de réalité et un effet de fiction. Ainsi, "fiction" et"réalisme" ne sont pas les concepts de la production littéraire; ce sontdes notions produites par la littérature elle-même, par l'idéologielittéraire. Aussi le référent n'est-il qu'un effet de discours; il n'estpas non discursif. Le réel, qui n'est pas le référent, est projetédans le texte littéraire sur le mode hallucinatoire -- pour ne pas direhallucinogène... Dans le texte, il y a référence hallucinatoire à une"réalité" dont on s'approche et dont on s'éloigne : c'est l'illusionréférentielle. Cette référence hallucinatoire dans le texte, ce sont les"sujets" (scripteur ou lecteur, personnes ou personnages, prénoms oupronoms, noms propres), qu'il faut opposer aux "objets", à des choses,à un monde de choses dites "réelles". Et plus il y a de "sujets" (dansles sagas ou les séries télévisées, par exemple), plus c'est fictif :plus c'est réaliste!

À partir de là, on peut constater que l'effet esthétique littérairen'est qu'un effet de domination, même s'il est un effet idéologique

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singulier, parmi d'autres dont il dépend et diffère, et même si c'estun effet irréductible à l'idéologie en général. L'effet littéraire estun effet complexe : un effet qui est à la fois la matérialité du texte(son écriture) et sa reconnaissance comme texte littéraire, sareconnaissance esthétique par l'idéologie : tout texte est littéraire,parce que le reconnaître comme texte c'est le reconnaître commelittéraire... Et il est reconnu dans la mesure où il est lu,interprété, critiqué, analysé : c'est la lecture qui le faitlittéraire et non l'écriture. La lecture (idéologique) transformel'écriture manifeste du texte en une suite de récits et d'associationslibres -- comme le rêveur pendant et après son rêve -- qui«développent et réalisent les effets idéologiques du texte».

L'effet littéraire est de provoquer -- à l'infini, chez les lecteursdes classes dominantes cultivées -- d'autres discours idéologiques surl'écriture du texte. Le texte est «l'opérateur d'une reproduction del'idéologie» dans son ensemble : par d'autres discours où se réalisetoujours la même idéologie (avec ses contradictions). L'effetlittéraire, comme effet esthétique, assujettit des individus àl'idéologie dominante et il perpétue la domination de l'idéologie dela classe dominante. C'est donc un effet inégal : il n'est pas le mêmepour un lecteur de la classe dominante que pour un lecteur de laclasse dominée -- en autant qu'il y a un lecteur de la classedominée...

L'effet de domination suppose d'abord que le texte refoule l'idéologiedominée : le français populaire par exemple; il suppose ensuite que lascolarisation contribue autant à la littérature que la littérature necontribue à la scolarisation; il suppose enfin qu'il y a là aussilutte des classes. L'effet littéraire ne peut être qu'un effet dedomination : la littérature, bien plus que d'être une littérature declasse, ne peut être que dominante. Pierre Macherey et Étienne Balibar. «Présentation» de Les français fictifs. Gérard Delfau et Anne Roche. Histoire/littérature.

Par rapport à la théorie sociologique de la littérature, la théoriesocio-historique prend parti pour l'histoire, la science de l'histoirequ'est le matérialisme historique selon le marxisme, plutôt que pourla sociologie et elle affirme qu'il y a matérialité de l'idéologie etdonc du phénomène littéraire (institution littéraire : corpus, attitudes etétudes littéraires; autres institutions : rhétorique, canonique, juridique,publicitaire, etc.; appareils d'institution : instances comme les maisonsd'édition; appareils idéologiques d'État : École surtout, mais aussi Milieu,Foyer, Associations et Communications de plus en plus) et équipementscollecteurs (enseignement et divertissement). Le social est donc alors

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irréductible au sociologique... Mais en privilégiant quasi exclusivementla matérialité de l'idéologie, de la littérature comme art, les deuxthéories négligent la matérialité de l'écriture, de la littératurecomme langage, et elles passent ainsi à côté d'une science de lalittérature, d'une science littéraire qui soit complète ou, tout aumoins, en voie d'être complétée (et complexifiée).

4) LA POÉTIQUE Il existe, au XXe siècle, deux principales tentatives de fonder une science spécifiquement littéraire : la poétique (à base rhétorique ou linguistique), qui est une approche de la littérarité et la sémiotique (à base logique ou linguistique), qui est une approche de la littéralité. La poétique a pour objet la littérature, mais ce n'est pas proprement unescience; la sémiotique est une science (ou, tout au moins, un projet et une méthode scientifique), mais elle n'a pas proprement pour objet la littérature mais le langage (ou la signification).

La poétique est une partie de la rhétorique chez Aristote; chez lesFormalistes russes, elle se donne une base plus linguistique; chezGenette, il y a un retour certain à Aristote et un certain détour parla linguistique. La poétique veut être la science de la littérature,du discours littéraire, de la littérarité, celle-ci étant ce qui faitqu'une oeuvre littéraire est littéraire, spécifiquement littéraire; laspécificité littéraire ou la littérarité consisterait en grande partieen la fonction poétique. Chez Jakobson, la poétique est une partie de lalinguistique et elle a pour objet la fonction poétique en poésie;cette poétique du poème est une phonologie. Chez Todorov et Genette, lapoétique est une partie de la rhétorique; cette poétique du roman estune philologie ou une narratologie. Alors que la poétique (structurale) deGenette est une poétique narrative, la poétique (historique) de Bakhtineest une poétique discursive.

Pour Genette, la littérature est l'art du langage; la littérarité estl'aspect esthétique de la littérature, l'oeuvre littéraire ayant unefonction esthétique, une intention esthétique. Selon lui, il y a deuxrégimes de littérarité : un régime constitutif (objectif) marqué par lesintentions, les conventions et les traditions; un régime conditionnel où ily a appréciation subjective et jugement. L'établissement de ces deuxrégimes peut reposer sur un critère thématique (le contenu) ou sur uncritère rhématique (l'expression, la manière, le style). De cescritères, vont dépendre des modes de littérarité : le critèrethématique commande la fictionalité (en régime constitutif), la fiction, etle critère rhématique commande la poésie (en régime constitutif) et laprose non fictionnelle ou factuelle (en régime conditionnel), la

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diction.

La littérature se définit donc ici comme fiction ou comme diction etdans la transcendance du genre. Il y a chez Genette dénégation de lafonction sociale (matérielle) de la littérature au profit de safonction esthétique (spirituelle). Par contre, il ne considère pas quela littérarité soit synonyme de qualité, de valeur; c'est une questionde genre (régime/mode/registre) : de poétique (génologie ou théoriedes genres, typique ou typologie des genres stylistique, rhétoriqueréduite à une tropologie et faisant donc partie de la poétique à sontour).

Les Formalistes russes se sont eux-mêmes aperçu qu'il est impossiblede définir la littérature ou de distinguer le littéraire et le non-littéraire par des critères formels : le littéraire et le non-littéraire partagent les mêmes formes, les mêmes genres, les mêmesstyles; la définition de la littérature varie selon la fonctionsociale qu'elle joue à une époque donnée et dans un espace donné : cen'est pas une question de forme, de littérarité. Jean-Marc Lemelin. «(Méta)langues; pragmatique et grammatique desétudes littéraires : Les théories de l'écriture» dans La puissance du sens;essai de pragrammatique [p. 59-99, surtout p. 70-75] et Kristeva/Meschonnic;théorie de l'écriture et/ou théorie de la littérature. Roman Jakobson. Essais de Linguistique générale et Questions de poétique. Tzvetan Todorov. «la notion de littérature» dans Qu'est-ce que la poétique?,Littérature et signification, Introduction à la littérature fantastique, Poétique de la prose etGrammaire du Décaméron. Groupe u. Rhétorique générale. Gérard Genette. Introduction à l'architexte, Fiction et diction et L'Oeuvre de l'art;immanence et transcendance. Henri Meschonnic. Pour la poétique. Iouri Tynianov. «L'évolution littéraire». Formalistes russes. Théorie de la littérature Mukarowsky, Tomachevsky, Lotman. Wellek et Warren. La théorie littéraire.

5) LA SOCIO-SÉMIOTIQUE «Pour la sémiotique, la littérature n'existe pas», disait jadisKristeva : la sémiotique n'est pas une théorie de la littérature, maisune théorie générale de la signification et une théorie particulièrede l'écriture (ou du texte); c'est pourquoi nous ne nous y attarderonspas plus, ici, qu'aux autres théories de l'écriture, dont nous avonsdéjà traité ailleurs [cf. Lemelin dans références qui précèdent]. Maisla socio-sémiotique, elle, est une théorie de la littérature.

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a) Zima Avec Zima, il y a une tentative théorique de synthèse d'une sociologie littéraire (influencée par la sociocritique et la théorie critique) et d'une sémiotique littéraire (inspirée des Formalistes russes et de Bakhtine). Cette «sociologie de l'écriture fictionnelle» ou romanesque ou cette sociologie du texte littéraire peut être considérée comme étant une véritable socio-sémiotique. Zima rejette lasociologie littéraire des contenants extérieurs (public, écrivain, édition) et la sociologie littéraire des contenus intérieurs (information contenue par l'écriture), en les accusant de manquer l'écriture ou de la considérer comme dénotative et monosémique, alors qu'elle est connotative etpolysémique.

C'est parce que la «structure significative» de Lukacs, puis deGoldmann, est une structure profonde, donc une «structure monosémiquede signifiés» qu'elle ne peut rendre compte du texte fictionnel, qui aune «structure (superficielle) de signifiants». La polysémie est doncproduite à la surface comme images par les signifiants. C'est pourquoiZima oppose «les aspects mimétiques (non conceptuels, figuratifs) deslangages littéraires« au «caractère conceptuel» du langagecommunicatif (dénotatif). Contrairement à Goldmann, Zima ne peut queséparer la littérature de la philosophie et de l'idéologie; parcontre, contrairement à Benjamin et à Adorno, la littérature nes'identifie pas à sa technique.

De là, Zima propose trois hypothèses, dont les deux premières sontempruntées à Bakhtine et la troisième à Goldmann : 1°) la langue n'est pas neutre; 2°) les problèmes socio-économiques peuvent être représentés comme desproblèmes linguistiques sur le plan textuel et intertextuel :l'idéologie est dans la forme, dans le signe, dans la langue; 3°) l'autonomie de l'art est inséparable de l'individualismebourgeois. C'est donc par le socio-linguistique que le socio-économique advientau textuel, au fictionnel, au littéraire.

D'une part, «en opérant un affaiblissement du lien conventionnel entrele signifiant, le signifié et le référent -- car «les signes d'untexte n'ont pas de valeur existentielle, ne sont pas signes d'objetsréels» -- le texte fictionnel acquiert une autonomie relative àl'égard de la structure socio-idéologique qui l'a engendré»; d'autrepart, ce même texte est irréductible à un système conceptuel : «Auniveau du texte, la non-identité entre image et concept équivaut à unerupture entre la littérature et l'idéologie». Le texte fictionnel adonc un double caractère : il a une autonomie relative (c'est le

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caractère asocial de l'art selon Adorno) et il est irréductible à unsystème conceptuel (c'est son caractère mimétique).

Un texte est autonome parce qu'il est mimétique, parce qu'il a unestructure non figurative (selon Mukarowsky); en outre, c'est sur leplan de l'écriture que se manifeste le sens social du texte. «Laparticularité du texte littéraire réside dans sa capacité detransformer les signifiés (les concepts) en des signifiantspolysémiques qui, dans le cas idéal, peut absorber tous les sens».C'est pourquoi, dans le texte littéraire, l'écriture est-elle un butet un moyen, un lieu et un enjeu d'abord linguistiques «[c]ar l'impactdes structures sociales sur la production littéraire n'est repérableque sur le plan général de la situation socio-linguistique et sur leplan spécifique de l'évolution littéraire. Pour l'écrivain et pourl'écriture, la réalité sociale se présente comme une réalitélinguistique et littéraire, ce qui signifie qu'une rupture avec lediscours littéraire traditionnel (par exemple avec celui du romanclassique, du roman psychologique) a certes des raisons sociales, maisqu'elle doit d'abord être coupure sur le plan linguistique ou plusexactement : sur celui du discours littéraire».

C'est avec le texte proustien que Zima cherche à éprouver sa socio-sémiotique. Il affirme que la cohérence d'un texte n'est pas synonymede valeur; puis, il rappelle que le roman proustien n'est pasconceptuel parce qu'il transforme le langage communicatif en langagemimétique. Le discours mimétique refuse de fonctionner comme un message,comme une conversation, comme une communication : comme «la valeurd'échange qui impose ses lois au langage de tous les jours». «Dans laRecherche proustienne, chaque mot est imprégné de significationssociales et résiste en même temps à une traduction conceptuelle enlangage philosophique ou idéologique. Dans ce roman, le langage luttepour la singularité et l'irréductibilité de ses signes, utilisés commemoyens échangeables par la communication commercialisée de la sociétédu marché».

Ainsi À la Recherche du temps perdu de Proust s'oppose-t-elle à l'écritureconceptuelle, philosophique et sociologique, de La Comédie humaine deBalzac. Pour Proust, la vérité n'est pas conceptuelle, logique; ellen'est pas abstraite : «Les romans de Proust, Joyce et Musil, nés audébut du XXe siècle, au début de l'ère monopoliste, attaquent le noyaudu discours idéologique dans lequel se cristallise le sens de touténoncé conceptuel structuré suivant les lois de la logique : lasyntaxe», proclame Zima.

La structure narrative est le plan le plus général sur lequel se situe latransformation du communicatif en mimétique : du syntagmatique en

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paradigmatique. C'est pourquoi les épisodes de la Recherche refusentd'être résumés et d'être transposés en d'autres systèmes sémiotiques,résistant au concept (signifié) et insistant sur le signifiant(image). Au niveau même de la phrase, «le syntagme par excellence»,l'écriture proustienne continue et radicalise la lutte du romantismecontre la phrase et pour le mot, contre la loi et pour le hasard (dela mémoire). Chez Proust, le mot devient nom, le mot dénotatif devientnom connotatif, l'image l'emportant sur le concept; et il y aaffaiblissement du lien entre les deux, ce qui transforme le signeverbal dans le texte fictionnel et fonde son autonomie.

Mais cette autonomie est conditionnée par l'évolution linguistique etdonc socio-économique de la société française à la fin du XIXe siècle;apparaît alors le «vocabulaire de la réclame» : les mots mêmesdeviennent des marchandises. On assiste en même temps au déclin del'individualisme, rendu superflu par le marché. À un langagecommercialisé et une idéologie de plus en plus stéréotypée, Proustoppose une «particularisation radicale de l'écriture». Dans les romansmêmes de Proust, il y a une telle opposition entre la conversation dessalons et une écriture très particulière, entre le snobisme mondain etsa parodie ou son pastiche : entre la réalité et la fiction, entrel'objectif et le subjectif, entre le général et le particulier...

Pierre Zima. Le désir du mythe -- une lecture sociologique de M. Proust, Goldmann --dialectique de l'immanence, L'École de Francfort -- une dialectique de la particularité, Pourune sociologie du texte littéraire, L'ambivalence romanesque et «Littérature etsociété» dans A. Kibédi-Varga et al. Théorie de la littérature. Mickhaïl Bakhtine. Le marxisme et la philosophie du langage, La poétique deDostoïevski, Esthétique et théorie du roman et L'oeuvre de Rabelais et la culture populaire auMoyen Âge. Henri Godard. Poétique de Céline. Claude Abastado. Mythes et rituels de l'écriture.

b) Grivel S'inspirant d'une part de la sémanalyse de Kristeva (elle-même influencée par la psychanalyse de Freud et de Lacan, par la grammatologie de Derrida et par la sémiotique de Barthes ou de Greimas) et d'autre part par la théorie de l'idéologie d'Althusser, Grivel cherche à joindre théorie de l'écriture et théorie de la littérature dans une socio-sémiotique qui est d'abord et avant tout une sémiotique textuelle; il cherche à fonder, non pas une théorie du texte littéraire, mais une théorie littéraire du texte. Nous nous limiterons ici à une série de remarques ou de formules au sujet du texte, des rapports entre écriture et idéologie et du roman comme texte, en adoptant et en adaptant les thèses de Grivel.

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1°) Sur le texte 1. Le texte est son effet; son effet le contient : le texte est donchistoire, dans l'histoire. 2. Le texte n'est pas (relativement) autonome, même s'il y a coupureentre l'idéologie et l'écriture : l'autonomie du texte est un mythe. 3. Le texte est sa lecture, même s'il commande sa lecture : il estengendrement des lectures et de la lecture de ces lectures qu'est lathéorie. 4. Le texte renvoie à la fiction qui renvoie au référent. 5. Le contexte fait partie du texte; il mène au sens du texte, commele texte mène à son effet. 6. L'usage du texte produit son usure (à la fois son intérêt et sadétérioration). 7. Le sens du texte est le produit et la finalité du texte. 8. À partir de son effet, tout le texte sera pris pour vrai. 9. Le titre ne raconte pas le texte mais son intention, son projet. 10. Le texte accomplit un service idéologique. 11. Toute littérature est propagande. 12. Dans le texte, il y a des universaux, des archétypes, desidéologèmes (des énoncés idéologiques, selon Bakhtine et Kristeva),qui font le «code dans l'écrit». 13. Le sens d'un texte est le rapport de son dire à sa pratique,c'est-à-dire à son utilisation institutionnelle en fonction del'intertexte. 14. L'idéologie représente le champ d'existence du texte, son origine,sa fin, aussi bien que son milieu même. 15. Le texte est un effet de production idéologique (soumis à ladictée institutionnelle et prenant part à sa profération) : ilillustre, accumule, réalise le sens idéologique; le texte est produit-producteur d'idéologie. 16. Le texte est un effet idéologique d'obnubilation de l'idéologique.17. L'intention d'un texte est une pratique de classe.

2°) Sur le roman 1. Le roman est un instrument de connaissance idéologique. 2. Le roman n'a pas de sens : il est un sens, celui de l'idéologie. 3. Le roman, comme tout récit, est un texte. 4. L'auteur n'est pas l'auteur du roman; l'art est une œuvre non del'homme mais de ce qui le produit : l'idéologie; il n'y a pas de sujet(individuel ou collectif) de l'œuvre. 5. Le texte romanesque est un effet sur le sens idéologique donné. 6. Le roman se définit par son efficacité, son efficace, son effet. 7. Le texte romanesque vérifie et démontre, en fiction, le sensidéologique de base. 8. Le roman est de l'intérêt produit à partir d'une histoire.

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9. Un roman sans extraordinaire est un faux roman. 10. La poésie est l'extraordinaire de la prose. 11. Le sens du récit, du roman, va de l'infirmation à la confirmation.12. L'effet du roman est une réduction de l'écriture, de la fiction. 13. Le lecteur, prévu par le texte, est un rôle du roman. 14. La fiction, pour être efficace, se fait passer pour l'histoire. 15. Le personnage n'est personne; la personne est la fiction,projetée, reçue pour vraie, du personnage. 16. Tout élément du texte romanesque est instrument de lavraisemblance. 17. Toute subversion, ou toute soumission romanesque, commence par lenom propre; le nom propre signifie la fiction et la vérité de lafiction. 18. Le roman ne peut pas montrer le roman. 19. L'extraordinaire masque l'origine romanesque du texte. 20. Le roman est le signifiant de l'archétype idéologique; il est laleçon du roman : le propre discours de l'archétype. 21. Il n'y a pas de roman sans contradictions, sans antagonismes. 22. Le roman ne représente pas la lutte des classes; il la manque, ilen représente l'état idéologique : il représente la représentation duconflit entre le réel et l'oeuvre -- l'instance idéologique. 23. Quand le roman peint la lutte des classes, il cesse d'être roman. 24. Le roman est théoriquement inimaginable dans une société sansclasses. 25. Le roman est une proposition idéologique dans sa portée et sonfonctionnement. 26. Plus le roman dénonce sa textualité, plus il donne à croire à sajustesse. 27. La réalité est l'apparence du roman. 28. Le roman est un des procédés de vraisemblabilisation (devérification) de l'idéologique. 29. La fiction se fait vraie pour être lisible (lue) dans son effet defiction. 30. La vérité de la fiction est l'archétype. 31. Le roman accomplit l'idéologique. 32. C'est le code idéologique qui est l'auteur du livre, du roman. 33. Le roman démontre le code; il ne le démonte pas. 34. Le roman se définit par son rendement idéologique. 35. L'intérêt romanesque est un intérêt idéologique. 36. Le roman, via l'idéologique, sert le politique; mais la politiqueest le refoulé du roman. 37. Le roman est un instrument, une parole, de la classe dominante. 38. La lecture du roman se joue à propos de la reconnaissance del'ordre de classe.

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39. Le capitalisme provoque l'apparition du roman; l'apogée de labourgeoisie coïncide avec le roman réaliste. 40. Le roman est une projection de l'idéologie dominante sur la classedominée. 41. On ne peut changer le roman qu'en faisant cesser le roman : le"roman socialiste" est une contradiction dans les termes. 42. Le roman développe et soutient la pénétration idéologique de laclasse dominée. 43. Le roman est une tactique d'épuration idéologique. 44. Le roman est une censure; il réalise une police culturelle(idéologique). 45. Le roman signifie la mise à mort de la conscience de la classedominée. 46. Le roman ne se nie pas dans le roman; aucun roman ne sort duroman; il n'y a pas d'anti-roman. 47. Le roman est un genre faux; il ne peut constituer une parolevraie. 48. Le roman n'engendre que le roman, c'est-à-dire l'idéologique;c'est sa seule réalité. 49. Il n'y a pas de roman véritablement réaliste possible. 50. Le roman répète le roman; du roman succède au roman : le roman estinterminable. Charles Grivel. Production de l'intérêt romanesque, «Modes de réductioninstitutionnelle du texte (romanesque)» dans le tome II de Production del'intérêt romanesque, «Pour une sémiotique des produits d'expression, 1 :Le texte», «Théorie du récit ou théorie du texte». Charles Bouazis.Littérarité et société, Essais de la sémiotique du sujet et Ce que Proustsavait du symptôme. Charles Bouazis et al. Essais de la théorie du texte. Julia Kristeva. Le texte du roman. Léo Hoek. La marque du titre. Roland Barthes et al. Littérature et société. Colloque de Cluny II. «Littérature et idéologies» dans La Nouvelle Critique39bis, 1970. Littérature. Degrés. Semiotica.

6) LA GRAMMATOLOGIE Nonobstant la poétique de Meschonnic et la sémanalyse de Kristeva, dont nous avons longuement traité ailleurs et en marge de la phénoménologie (herméneutique) et de la psychanalyse (métapsychologique), il est une théorie de l'écriture qui est irréductible aux théories esthétiques de l'écriture (littéraire) ou aux théories littéraires de l'écriture (esthétique), c'est la grammatologie de Derrida comme théorie de la déconstruction. La déconstruction n'est pas seulement une théorie littéraire mais aussi,

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sinon surtout, une théorie philosophique; ou plutôt, c'est une théoriequi questionne la distinction de la littérature et de la philosophie.

La déconstruction est déconstruction de la métaphysique, celle-ciétant entendue comme histoire de la philosophie, comme humanisme(philosophie de l'homme ou anthropologie), comme rationalisme, commedualisme et comme réalisme, comme idéalisme ou comme matérialisme :comme (phal)logocentrisme. La déconstruction est la stratégie de lagrammatologie comme «science de l'inscription de l'écriture». Ladéconstruction est en dialogue avec : la linguistique, la pragmatique,la psychanalyse, la sémiologie, l'ethnologie, la phénoménologie etd'autres philosophies et même la théologie (négative). Déconstruire n'estpas détruire, mais démonter, distinguer, différencier, différer; c'estl'opération de la différance, qu'il y a à l'origine, avant toutedistinction, séparation ou opposition, avant toute présence (duprésent-vivant). La différance est la non-origine de l'origine... Dans ses avancées théoriques, la grammatologie de Derridapostule que la métaphysique a toujours considéré l'écriture commesecondaire par rapport au parler -- que Derrida confond avec la parole --et donc que l'écriture est dérivée, reléguée à un rang moins important(par la linguistique elle-même). Au contraire, la grammatologiepropose que l'écriture est originaire et qu'elle n'est donc pas lasimple reproduction de la langue parlée. Mais l'écriture n'est pas lasimple graphie -- la grammatologie n'est pas une graphologie -- maisl'inscription et l'articulation de la trace, qui est écarts et retards,durée, mémoire, espace-temps, espacement et temporation. Associée augraphe (gestuel, visuel, pictural, musical, verbal), la trace estgramme (lettre); le gramme est la mesure du graphe. La trace estoriginaire et non originelle; si elle est originale, ce n'est pascomme origine, mais en tant qu'elle est l'impossibilité de l'origine :non-origine de l'origine. C'est pourquoi Derrida va souvent parlerd'archi-trace ou d'archi-écriture : d'écriture généralisée par la différance.Par exemple, la différance est la trace de l'écrit dans le parlé :a/e; les signes de ponctuation s'ajoutent au parlé, en sont lesupplément et non la reproduction. L'écriture est l'impossibilité d'un signifié sanssignifiant, d'un concept sans itération, c'est-à-dire sans répétition :la répétition est à l'origine, comme le figuré précède le propre. Letexte ne saurait donc s'expliquer par l'origine : par l'auteur et lasociété qui l'entoure ou par l'histoire. Le texte est écriture, maisl'écriture n'est pas intention, vouloir-dire : elle est langue; elleest la langue par rapport au discours qui la met en scène et en oeuvre.Cependant, il n'y a d'écriture, il n'y a de texte, que par la lecture --ce que nous appelons, mais pas à la manière de Genette, l'archi-texte : le procès ou la chaîne de lecture --; la lecture étant à la

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fois tradition et trahison ou (tra)duction. L'écriture généralisée ou l'archi-écriture, c'est la lecture incluant l'écriture. La lecture est textualisation de l'écriture : à la fois liaison --lire = lier -- et livraison -- livrer à destination selon une destinée,tel est le destin du livre. Selon nous mais pas selon Derrida, latextualisation est oralisation et vocalisation. Ce qui caractérisel'écriture, c'est donc la textualité, qui est à la fois texture et stricture(et non structure), sous l'opération de la striction, qui est unmouvement de découpage, de décryptage, de déchiffrage, de déchiquetage: de dissémination. La textualité est à la fois la clôture et la non-clôture du texte.Il y a clôture du texte par le livre; il y a du livre dans le texte :c'est ce que nous appelons la topique rédactionnelle. Mais parce qu'il y adu texte dans le livre : c'est ce que nous appelons la topique éditoriale,il y a aussi non-clôture du texte par le livre. La rencontre du texteet du livre (ou de l'archi-texte), de l'écriture et de la lecture,c'est la signature; mais la signature n'est pas le nom propre del'auteur : c'est la loi du nom propre ou le nom propre de la loi(comme rapport de la littérature et du droit, comme rapport àl'institution). La signature diffère l'écriture, par la lecture,dirions-nous, dans ce lieu ou ce milieu qu'est la topique titrologique. En nous éloignant de Derrida, terminons en posant que lasignature -- le non-concept -- est la généalogie -- le non-propre :l'inapproprié du propre, la non-propreté de la propriété, la non-propriété du propre ou de l'approprié -- du nom propre. Elle estl'ensemble des topiques de l'architexte (ou du récit) qui instituent lascripture du regard et des tropiques de l'archétexte qui constituent l'orature dela voix (comme récit et rythme). La signature est la parole (re)liantl'animalité de la bête humaine et l'oralité de l'animal parlant dans latextualité... Jacques Derrida. L'écriture et la différence, La voix et le phénomène, De lagrammatologie, La dissémination, MARGES De la philosophie, etc. Jean-Marc Lemelin. Signature; appellation contrôlée et «Rousseau et Derrida :L'oralité et la textualité» dans Le sujet ou Du nom propre [p.91-104]. Ainsi s'achève le projet de fonder une théorie de lalittérature qui se veut scientifique et qui se démarque del'idéologie, c'est-à-dire de l'histoire et de la critique littéraires.Viennent ensuite d'autres idéologies ou optimismes littéraires : post-structuralisme, post-modernisme, féminisme, résistance à la théorie,qui sont des prises de parti et des agences de promotion de lalittérature ou des littératures : littérature mineure ou minoritaire,littérature nationale, littérature transculturelle, littératureféminine, littérature homosexuelle, littérature postmoderne, etc.

CONCLUSION

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Selon la célèbre 11e thèse sur Feuerbach énoncée par Marxvers 1845, ce qui importe, ce n'est pas seulement d'interpréter le monde,c'est surtout de la transformer; Thom, lui, inverse la formule. Lacritique littéraire ne fait qu'interpréter la littérature en laréduisant à l'écriture; de la critique à la théorie et avec lathéorie, ou bien il est question encore d'interpréter la littérature,ou bien il est question de la transformer : soit par l'écriture (latechnique) et donc par l'esthétique (le réalisme, socialiste ou pas),soit par la lecture (l'idéologie) et donc par la politique (larévolution)... Alors que la théorie critique, sous la primat des forcesproductives et de la fonction sur la fiction, réaffirme le rôle ou lepouvoir de l'art, la socio-sémiotique, sous le primat de la fictionsur la fonction et conférant à l'écriture le pouvoir d'une forceproductrice, insiste plutôt sur le rôle du langage : la valeuresthétique y est ici linguistique (la valeur étant source de sens),tandis qu'elle est là davantage économique (la valeur d'usages'opposant à la valeur d'échange ou à la valeur d'exposition). Avec lathéorie critique, la forme est contre la norme; avec la socio-sémiotique, la forme est la norme. Pour une véritable science de la littérature, il ne suffit pasde décrire et d'expliquer le régime socio-historique de l'archi-texte,il faut aussi comprendre le système esthétique du texte (incluant lasurface du phéno-texte et la profondeur du géno-texte), mais pas selonune esthétique transcendante de l'agréable (ou du bon) et du beau. Ilnous faut une esthétique transcendantale ou immanente du sublime : nonpas une esthétique du plaisir (l'effet esthétique), mais une esthétique dela jouissance (la cause esthétique comme origine et destin ou devoir). Pour cela, les approches suivantes sont nécessaires : 1°) une approche latérale de la littérature comme art et langage : uneprag(ram)matique sociologique et socio-historique comme construction(institution, constitution, reconstitution); 2°) une approche littérale de la langue et du discours ou de l'écriture etde la lecture : une grammaire de la signification qui nous est fourniepar la sémiotiquecomme reconstruction du sens; 3°) une approche littorale de la signature par la déconstruction(grammatologique ou métapsychologique, phénoménologique oupsychanalytique) : une (pra)grammatique. Ainsi est possible une approche littéraire de la parole : une(dia)grammatique de la voix comme récit --(archi)texte ou archigenre :grammaire du sens -- et rythme -- archétexte : signifiance --;grammatique qui inclut donc une narratique et une rythmique, sousl'instruction de la diagrammatique du langage, elle-même sous lepatronage de la struction et de la (trans)duction de la pragrammatique commescience générale de l'homme et comme science du sens (qui est à la

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fois monde et langage, animalité et oralité). Dans la réduction de la bibliothèque à la librairie, de lacollection à la série, de l'édition ou de la version à l'exemplaire,les études littéraires se découvrent ou s'inventent un nouvel objet :l'objet-livrecomme artefact de l'archi-texte et comme prise de contact oumise en contact avec le texte, comme (mi)lieu de la textualité. Jean-Marc Lemelin. La puissance du sens; deuxième livre : «La jouissance dunom propre : La signature de quatre romans québécois» [p. 113-196], Durécit, Œuvre de chair et Le sens. André Kibédi-Varga et al. Théorie de la littérature. Maurice Genevoix et al. Méthodes du texte. Marc Angenot et al. Théorie littéraire.

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