CHRONIQUES DE ISTANBUL, TAKSIM & GEZI PARKI

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CHRONIQUES DE ISTANBUL, TAKSIM & GEZI PARKI: LES MANIFESTATIONS DE JUIN 2013 & L’ESPACE PUBLIC QUESTIONNÉ Mémoire de master - CLÉMENT AQUILINA Séminaire APUS, sous la direction de L. LOPEZ et M. SAÏDI

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CHRONIQUES DE ISTANBUL,TAKSIM & GEZI PARKI:

LES MANIFESTATIONS DE JUIN 2013 & L’ESPACE PUBLIC QUESTIONNÉ

Mémoire de master - CLÉMENT AQUILINASéminaire APUS, sous la direction de L. LOPEZ et M. SAÏDI

CHRONIQUES DE ISTANBUL,TAKSIM & GEZI PARKI:

LES MANIFESTATIONS DE JUIN 2013& L’ESPACE PUBLIC QUESTIONNÉ

Mémoire de master - CLÉMENT AQUILINASéminaire APUS, sous la direction de L. LOPEZ et M. SAÏDI

Je souhaite particulièrement remercier Felix Steinhoff pour son reportage photographique des évènements, en dépit des risques. Et pour m’avoir

laissé le droit d’utiliser l’ensemble de celui-ci. Vielen dank.

Illustration de la couverture: OccupyGezi Library 2013/06/01 #OccupyGezi architecture

Questionnements sur l'espace public

27-30 mai / Écologistes occupent Gezi parkı pour les arbres

Comment se définit le(s) espaces(s) public(s) en Turquie?

Taksim et Gezi parkı

30 mai-1er juin / Lutte pour reprendre Gezi parkı et Taksim

Événements politiques et urbains ayants menés aux manifestations

2-10 juin / Occuper Gezi parkı et Taksim

16-21 juin / «The standing men» et luttes pacifiques

Juillet à septembre / Manifestations réprimées mais pique-nique public

11-15 juin / Reprise violente de Gezi parkı par la police

22-30 juin / Nouvelle vague de violences

27 aout à septembre / Escaliers arc-en-ciel

Comment le contexte de crise bouleverse la situation?

Synthèse

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SOMMAIRE

Contexte

Bibliographie

Introduction

Chronique temporelle et spatiale de Taksim

« L’idée c’est qu’un homme marche. Et il créé spontanément une rue habitable, éternelle, vivante. C’est un élément humaniste de communication longitudinale et transversale. Ensuite un autre homme marche à sa rencontre. Ils s’arrêtent tous les deux et se parlent. Ils ont ainsi créé la place, un autre espace humaniste de communication.»

Lucien Kroll, Extrait de la conférence pour l’exposition

Une architecture habitée, Lieu Unique, Nantes 2013

9Introduction

Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que la notion d’espace public existe au sens architectural du non-bâti dans la cité.Avant que Lucien Kroll1 n’associe la rue et la place à l’espace de communication, beaucoup de philosophes, sociologues, chercheurs en sciences politique, ont tenté à définir ce terme, qui continue de changer aujourd’hui.

Le terme apparait d’abord avec Kant puis dans plusieurs ouvrages de Hannah Arendt. Mais l’utilisation de ce couple de mots dans les sciences sociales remonte à la thèse de 1961 du philosophe allemand Jürgen Habermas. L’écrit est titré en allemand Strukturwandel der Öffentlichkeit, et traduit par L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Jürgen Habermas va fouiller les siècles derniers pour trouver comment s’est formé ce groupe intellectuel en opposition au pouvoir, la bourgeoisie. La sphère bourgeoise est considérée par Habermas comme créative de 1- voir page prédédente

l’émancipation intellectuelle au XVIIème siècle.

L’espace public désigne alors le fait de porter son opinion au public, «le processus au cours duquel le public constitué d’individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État». Selon la thèse de Habermas, il existe trois dispositifs qui forment cet espace de critique: le café, le journal et le salon.Cependant le mot öffentlichkeit se traduit en anglais plutôt par politic sphere, sphère politique. On parle donc d’une étendue intellectuelle. Il finit par conclure qu’au XXème

siècle, cet espace public est mort. Par la suite Habermas finira par redéfinir l’espace public par l’espace de la communication.

C’est l’universitaire, sociologue et philosophe Henri Lefebvre, avec sa revendication du Droit à la ville (1968), qui va lier la ville avec les espaces de libre opinion, le rassemblement et l’échange d’idées.

11Introduction

Sans théoriser sur l’espace public et sans faire de connections avec Habermas, il va pourtant définir l’urbain comme problème majeur de notre société. Cet espace de la ville est modelé par les autorités publiques pour une fonction politique voulue. Henri Levebvre lie donc l’espace urbain à la sphère de l’opinion publique, sans parler toutefois d’espace public.

Depuis les années 70, les termes espace collectif et espaces extérieurs désignant le non-bâti d’une manière neutre, sont remplacés par espace public, plus positif. Par leurs situations centrales dans la ville ils devaient être, de la bouche des architectes et urbanistes, les lieux de création de la vie et de l’identité du quartier. L’échec global des grands-ensembles en dit long sur les abus de langage des espaces publics. Ils sont devenus des no-man’s lands en raison d’une complète indifférence par les autorités et les habitants. Ces espaces, s’ils étaient partagés sur le papiers, n’ont eu dans leur utilisation que peu de rassemblements collectifs,

et n’avaient de public que le nom.Toutefois le mot est rentré dans le vocabulaire commun, désigne aujourd’hui «l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui est à l’usage de tous» (Espace public, Wikipédia, 2013). La définition est spatiale, attachée à un territoire, c’est la rue ou la place dont parle Lucien Kroll.

Le philosophe de l’urbain Thierry Paquot a publié en 2009 un ouvrage nommé L’espace public (2009). Dans cet ouvrage il va confronter toutes les théories sur l’espace public. Il commence par une dichotomie: «L’espace public est un singulier dont le pluriel - les espaces publics - ne lui correspond pas».Il s’attache à définir de manière autonome les deux visions espace public/espaces publics et les mets en relation. Il s’interroge finalement: ces deux parties ne sont-elles pas inséparables?Il conclue son ouvrage sans réellement prendre position. Il redéfinit l’espace public comme un espace temporel dans la société moderne mais son ouverture apporte de nouveaux

13Introduction

questionnements plutôt que des solutions. La définition et les liens qui existent entre l’espace public, sphère de la communication, et les espaces publics physiques, reste donc une question ouverte qui interroge tant les sociologues que les urbanistes et architectes.

En juin dernier ont eu lieu en Turquie des manifestations d’une ampleur ayant eu peu de précédents dans l’histoire du pays. Au départ pour la protection d’un parc de 600 arbres, elles deviennent rapidement une critique de l’autoritarisme du gouvernement.Cet événement prend place dans un contexte mondial de protestations, on pense bien entendu au Printemps arabe. Ces luttes prennent souvent la forme d’occupation d’une place publique symbolique: la place Tahrir au Caire en est la plus célèbre.Mais dans le cas de la place Taksim à Istanbul, la situation est différente. La Turquie réclame depuis longtemps la culture laïque qui lui est propre, ni européenne ni arabe. Les manifestations ne portaient pas la marque d’un désir

de renversement de pouvoir sous la pression de la dictature mais quelque-chose de moins flagrant, un besoin d’expression. Un besoin de s’exprimer du même ordre, bien que sans doute plus fort, que le mouvement des indignés des pays occidentaux.

J’ai été présent lors de ces événements pendant tout le mois de juin, et durant un séjour en septembre. Bien que n’étant pas turc j’ai vécu le quotidien turc pendant une année. Particulièrement sensible aux aspects urbains et architecturaux qui ont donné le point de départ aux manifestations, j’ai senti le besoin de prendre part à cette ébullition de communication entre les manifestants, sous la répression sévère de la police.En regardant d’un œil un peu extérieur les protestations, il était possible de distinguer de nombreuses formes d’utilisation de l’espace public, au singulier comme au pluriel. Ce cadre d’émulsion spontanée d’espaces de libre opinion et de critique de l’état, en parallèle à l’occupation d’une place publique et d’un parc

15Introduction

font s’interroger sur la notion espace public/espaces publics.On cherchera dans ce mémoire à analyser comment les protestations apportent un nouveau regard sur les définitions de la notion d’espace public et si l’espace public définit par Habermas existe au même sens aujourd’hui. On s’attachera en particulier à savoir si l’espace public est séparable de son pluriel les espaces publics?

Cet écrit est construit en trois parties très distinctes. Je me suis tout d’abord attaché à décrire brièvement le contexte général politico-urbain de la Turquie menant jusqu’aux événements de juin 2013. Cette partie est alimentée de cartes qui facilitent la compréhension spatiale de la suite.La seconde partie relate l’ensemble des faits passés lors des manifestations à Istanbul. Partant de mes constats de terrain, j’ai ensuite épluché une somme conséquente d’articles issus de la presse internationale et les reports turcs sur les manifestation au jour le jour afin d’avoir plusieurs sources

validant chaque information. Cette partie prend la forme d’une chronique écrite et visuelle. D’une part cette forme me permet de raconter et de montrer ces événements que j’ai vécus. D’autre part cette forme est adaptée au fait que ces évènements font encore partie de l’actualité et qu’il est difficile de les regarder avec tout le recul nécessaire.La troisième partie est un écrit personnel théorique sur l’espace public dont les questionnements prennent racine dans les parties précédentes. Les exemples permettant en partie de répondre sont également issus des manifestations.

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Contexte

TaksimRive Européenne

Bosp

hore

Rive AsiatiqueSultanahmet

ÜsküdarBeyoğlu

Corne d’Or

Beşiktaş

5 km

Carte générale d’Istanbul et situation de la place de Taksim #Clément Aquilina

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TaksimRive Européenne

Bosp

hore

Rive AsiatiqueSultanahmet

ÜsküdarBeyoğlu

Corne d’Or

Beşiktaş

5 km

GeziParkı

Bosphore

Vers BeşiktaşTaksim

Bd Tarlabaşı

Bd C

umhu

riyet

Centre Culturel Atatürk

Aven

ue S

irase

lvile

r

Avenue Istiklal

Monument à la république

Tarlabaşı

Cihangir

100 m

Carte de générale de Taksim #Clément Aquilina

21CONTEXTE

«Aujourd’hui, la place Taksim est le châtaignier d’Istanbul, et il importe qu’elle le reste. Moi qui vis à Istanbul depuis soixante ans, je ne connais pas dans cette ville une seule personne qui n’ait au moins un souvenir lié d’une façon ou d’une autre à la place Taksim.»

Orhan Pamuk,Interview en juin 2013

Historique de la place:

La place Taksim tient son nom de l’arabe taqṣīm qui signifie «division», pour le réservoir qui à l’origine divisait les flux d’eau pour les distribuer entre les différents quartiers.Au sommet de la colline de Péra, au nord de la Corne-D’or, sur la rive européenne, Taksim est un emplacement central et un cœur névralgique d’Istanbul. Il a été l’objet de plusieurs projets et reconstructions avant de

prendre l’aspect qu’on lui connait aujourd’hui.

Le quartier de Péra fut longtemps le lieu de résidence des ambassadeurs, des européens et des Levantins. De plus sur l’autre flanc de la colline, les quartiers environnant (Şişli, Nişantaşı, Teşvikiye) sont devenus au cours du XIXème siècle les quartiers de la nouvelle bourgeoisie turque.

L’emplacement de Gezi parkı est occupé au XIXème par un champ de manœuvre militaire de l’empire ottoman et sur l’actuelle place de Taksim se trouvent la caserne et les baraques. La caserne est démilitarisée à la révolution en 1920 pour devenir un forum multifonction avec la nouvelle république. Elle devient un lieu de sport, de concert et de théâtre.Des premiers projets urbain essaient de désenclaver une partie de la ville européenne en traçant un boulevard à la française dont l’ancienne caserne de Taksim est l’origine. Atatürk fait ériger le monument à la république en

Taksim et Gezi parkı

GeziParkı

Bosphore

Vers BeşiktaşTaksim

Avenue Istiklal

Vers Beşiktaş

100 m

Carte des confrontations principales #Clément Aquilina

23CONTEXTE

1928, face à ce nouvel axe.La place de Taksim apparaît finalement lors du plan de réaménagement général de la ville de 1935 à 1951 par l’urbaniste français Henri Prost. La renommée d’Henri Prost, liée à ses plans des villes de Casablanca, Marrakech ou Alger Mustafa Kemal Atatürk lui-même, à faire appel à lui.Henri Prost prévoit, à l’occidentale, une série de grandes rues fonctionnelles et de larges places. Le plan est en partie exécuté, ce qui nous laisse aujourd’hui l’Istiklal Caddesi (Boulevard de l’Indépendance) et, de l’autre côté de la corne d’or, la rue du tramway et la place entre Aya Sofya et la mosquée bleue. Mais surtout les baraques militaires sont détruites pour laisser apparaître la grande place de Taksim en 1942. L’ancien champ de manœuvre, devenu entre temps terrain de football, est transformé en parc, Gezi Parkı, en 1944.

En 1946 Atatürk complète la place en faisant construire le centre culturel Atatürk qui comprend également un opéra. Ce bâtiment

est de style international, marquant la transition avec le style ottoman des anciennes baraques.

Le quartier de Taksim aujourd’hui est un centre névralgique d’Istanbul, cœur culturel et haut lieu d’hébergement touristique. De nombreux commerces font aussi de Taksim une place fréquentée autant par les visiteurs que les locaux.La place est également un carrefour important de transport. Elle est le terminus d’une gare routière, de la ligne de métro n°2, d’un petit tramway et du funiculaire (funiküler) qui mène directement au port de Kabataş et à la ligne de tramway n°1.La succession d’interventions urbanistiques avec la nouvelle république montre l’importance de cette place, forum populaire.

Symbolisme:

La place de Taksim devient dès les années 50 la place où se déroulent les manifestations politiques les plus importantes.Elle représente le lieu de nombreux

Relevé des barricades au 02/06/2013 #Clément Aquilina

GeziParkı

Bosphore

TaksimBd Tarlabaşı

Bd C

umhu

riyet

Aven

ue S

irase

lvile

r

Avenue Istiklal

GeziParkı

100 m

25CONTEXTE

affrontements dans les années 70. En février 1969, 150 manifestants de gauche ont été blessés par les militaires, alors au pouvoir. Le 1er mai 1977, lors de la célébration du jour du travail par les syndicats, 36 manifestants ont étés tués par des extrémistes de droite.Suivants d’autres incidents violents, le gouvernement interdit les manifestations sur la place, qui restera sous le joug d’une surveillance policière jusqu’aujourd’hui.Notons qu’en 2000 suite à un match de football important une émeute a éclaté entre deux équipes, entraînant la mort de deux supporter. En 2010 un attentat à la bombe a fait une trentaine de blessés, en revendication pour la cause Kurde.Depuis quelques années les manifestations de petite ampleur étaient de nouveau tolérées sur la place.

Le procès:

Le projet proposé par la municipalité d’Istanbul, tenue par l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi), Parti pour la

justice et le développement), le parti au pouvoir, rejette l’ensemble de la circulation automobile de Taksim en sous sol pour libérer la place. Il prévoit de construire à la place du parc Gezi, un des rare parc du centre d’Istanbul, la réplique des anciennes casernes militaires de l’empire ottoman. Ces casernes devraient abriter un énorme centre commercial et une mosquée. Cependant la nature du projet a changé en fonction des discours, il a aussi été mention d’ un centre culturel et d’un musée de la ville.

De plus les travaux ont commencés sans autorisations et les habitants limitrophes n’ont jamais étés consultés. Un collectif de défense du parc a rapidement été mis en place, le collectif Solidarité Taksim.Il a lancé un procès contre le projet en plus d’organiser des tables rondes dans le parc et de faire signer une pétition contre la démolition de Gezi Parkı.Cette opposition avec un projet du gouvernement intervient dans un contexte général de critique contre les très nombreuses actions de l’AKP.

27CONTEXTE

Événements politiques:

L’information est largement censurée en Turquie et le pays détient le record du monde de journalistes emprisonnés. Les prisons contiendraient également plus de 10 000 prisonniers politiques.Les droits des minorités sont depuis longtemps source de problèmes en Turquie: Kurdes, Arméniens et Alévis notamment réclament leurs droits et une reconnaissance.

À ces problèmes notoires turcs s’ajoutent les actions récentes du gouvernement. Les droits de la femme régressent, dans un pays où le droit de vote aux femmes a pourtant été accordé 10 ans avant la France. Au printemps 2013 une loi a interdit la pilule du lendemain et le premier ministre a ouvertement assimilé l’avortement à un meurtre.En mai la société du métro d’Ankara, capitale de la Turquie, a obtenu de la municipalité l’autorisation d’un édit interdisant le baiser dans les

rames et stations, engendrant une manifestation de jeunes turques venant s’embrasser en public.Les droits des personnes LGBT (Lesbiennes, Gais, Bisexuels et Transsexuels) sont un problème en Turquie. L’homosexualité y est très mal jugée et est tue dans les discours publics.

En mai un projet de loi de l’AKP adopté par la cour vient restreindre largement la consommation et la vente d’alcool. Cette loi est jugée par l’opposition comme une atteinte aux droits individuels.

Le 1er mai, la manifestation du jour du travail a été de nouveau interdite dans le centre d’Istanbul, alors qu’elle avait été rétablie 3 ans auparavant. Le gouvernement a dépêché un fort déploiement de force policière pour empêcher les rassemblements, bloquant les transports publics et empêchant l’accès à quiconque à la grande avenue Istiklal.

Événements politiques et urbains ayants menés aux manifestations

29CONTEXTE

Événements urbains:

Le parti au pouvoir multiplie le lancement de projets pharaoniques depuis deux ans, en prenant des initiatives de manière autoritaire. Les projets sont entrepris la plupart du temps sans consultation des habitants ou des chambres des architectes et urbanistes, pourtant qualifiées.

Le 3ème pont sur le Bosphore est pointé du doigt par les écologistes comme une catastrophe détruisant la forêt de Belgrade, le poumont vert d’Istanbul.Déjà un nouveau pont a été construit sur la Corne-d’Or, malgré les menaces de l’Unesco de retirer à Istanbul le statut de world heritage.Le premier ministre Erdoğan a aussi présenté ses projets de construction d’un troisième aéroport gigantesque au nord de la ville, ainsi que «la plus grande mosquée du monde» sur une colline qui domine la ville côté asiatique, dans un style purement ottoman.Dans le centre d’Istanbul, il a déjà fait démanteler l’intérieur

du centre culturel Atatürk, et l’on ignore ses intention quand à la survie du bâtiment. Le cinéma Art déco Emek, qualifié d’historique par la population, a été détruit pendant l’année 2013 pour être remplacé sous peu par un centre commercial.En septembre 2011 une loi de la municipalité de Beyoğlu (centre d’Istanbul) a touché jusqu’aux terrasses de cafés: table et chaises sur les trottoirs ont étés interdits dans la rue et des raids des autorités sont venus confisquer le mobilier qui y était installé.

Le gouvernement tend à une main-mise sur l’urbanisme en Turquie, et sa politique commence à être qualifiée de «ottomano-libérale».Il est l’initiateur de nombreuses opération spéculatives et des liens proches lient le gouvernement avec les investisseurs et promoteurs immobiliers.En multipliant les actions à différentes échelles, le gouvernement cherche à transformer la société turque. Lla destruction du parc de Gezi, central et symbolique, est le déclencheur d’une mobilisation générale.

Chronique

Premiers protestataires 2013/05/27 #Observatoire Urbain d’Istanbul

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Les écologistes occupent Gezi parkı pour les arbres

27 mai:

En ce début d’été, la soirée s’annonce tout à fait normale à Gezi Parkı. Quelques amis ainsi qu’une famille nombreuse sont assis pour pique-niquer et boire le thé, une sortie traditionnelle turque.

A la tombée de la nuit, un bulldozer et un camion entrent dans le parc. Parmi les quelques badauds étonnés de voir surgir ces énormes mécaniques, deux jeunes gens font partie du collectif de défense du parc, contre le projet de transformation par le gouvernement. Ils sont 9 ouvriers, et commencent à casser le mur du parc sur à peu-près 3 mètres. Alors qu’un des deux militants va leur parler, l’autre appelle le leader du collectif qui arrive une dizaine de minutes plus tard.

Une altercation s’en suit : alors qu’un procès était lancé contre le projet du parc, et que tout travaux aurait du être en suspend, le gouvernement AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti pour la justice et le développement) se permet d’envoyer une équipe en pleine nuit pour démanteler le parc. Le collectif connait ses droits, et exige de voir le permis de démolition, que le chef du chantier soutient avoir «oublié au bureau». Un des défenseurs monte alors sur le mur pour empêcher les ouvriers de poursuivre (photo ci-contre). Une veille s’organise, les manifestants sont 30, puis 50 pendant toute la nuit.

28 mai:

Au travers des réseaux sociaux, les Stambouliotes apprennent qu’une veille a été organisée pour protéger les arbres. Vers 08h30 ils sont une centaine de plus dans le

27 au 30 mai

La femme en rouge:«La dynamique entre la femme en rouge et le policier sur la photo est fascinant, comme un microcosme qui montre la relation entre les Turcs révoltés et leur gouvernement, qu’ils perçoivent comme de plus en plus autoritaire.»

Journaliste Max Fisher pour le Washington PostFace à une simple manifestation d’écologistes, le gouvernement a sorti tout un attirail pour asperger de gaz toutes les personnes présentes, jusqu’à cette jeune femme. Habillée aux couleurs de la Turquie, elle représenta rapidement le premier symbole humain de cette lutte. Son effigie est reproduite, taguée, parfois sous-titrée par:«Plus vous nous aspergez, plus nous devenons puissants.»

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parc Gezi, dont des personnalités culturelles reconnues. Dans la matinée une première vague de policiers (une quarantaine, selon les manifestants) envoient quelques grenades lacrymogènes (teargas) dans le parc. Vers 14h, environ 200 personnes se tiennent dans le parc, face aux policiers. Arrivent deux bus dont une centaine de policiers sortent et attaquent avec beaucoup de violence. Grâce aux journalistes déjà présents, la scène fait le tour des médias sociaux et internationaux mais reste tue dans la presse turque. Une image deviens vite emblématique : « La femme en rouge » (voir encadré ci-contre). Soudain un député traverse les barrières de la police et se joint aux manifestants:

« Nous n’allons pas vous laisser arracher ces arbres. Cette ville, il ne lui reste que l’ombre de ces trois arbres, pour les pauvres, pour ceux qui ne peuvent pas consommer ! Ce système néo-

libéral, ce système inhumain ne veut même pas nous laisser ces trois arbres. Nous ne vous laisserons pas faire! J’invite ici toutes les ONG, regardez autour de vous, y a-t-il ici un seul arbres ici, à Taksim, à part ceux-là ? Et vous voulez construire ici un immeuble ? Allez construire vos « buildings » dans vos propres jardins ! Ici, nous ne vous laisserons pas faire ! Je suis aussi le député des arbres.Arrêtez cette machine, je ne bougerais pas d’ici. Cette histoire, ça n’a rien à voir avec la gauche ou la droite !»

Propos de Sırrı Süreyya Önder, député du parlement

pour le Parti pour la Paix et la Démocratie (BDP), librement

traduit par Sedef Ecer pour Trois arbres à Istanbul, France

Culture.

27 au 30 mai

La police bloque Taksim et Istiklal Avenue 2013/05/31 15:02 #Felix Steinhoff

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29 mai:

Le nombre de manifestants continue de grossir, alertés par les médias sociaux. Un campement de fortune s’installe, environ une quarantaine de tentes. Le député du Parti pour la paix et la démocratie (BDP) est rejoint par d’autres camps comme le vice-président du Parti Républicain du Peuple (CHP), ainsi que d’autres acteurs et musiciens de la scène turque.

Ce même jour, le premier ministre et premier homme politique du pays et chef du parti AKP, Recep Tayip Erdoğan, lors de l’inauguration du troisième pont sur le Bosphore, annonce que la décision de remplacer Gezi Parkı par la réplique d’un ancien bâtiment ottoman est irrévocable. Cette annonce, qui semble politiquement inacceptable dans une démocratie, va à l’encontre du procès en cours.

30 mai:

La police opère un petit raid sur le camp dans la matinée mais recule devant le poids du groupe d’«écologistes». Ce raid n’a comme effet que de rassembler un peu plus de personnes dans l’après-midi. Une scène s’installe. Des chanteurs célèbres se succèdent et plusieurs milliers de personnes signent la pétition pour la sauvegarde des arbres.

27 au 30 mai

La foule est toujours réprimée et repoussée 2013/05/31 20:09 #Felix Steinhoff

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Lutte pour reprendre Gezi parkı et Taksim

C’est le jour où commencent réellement les émeutes, où la contestation ne porte plus simplement sur les arbres de Taksim mais contre le comportement ultra-autoritaire de Erdoğan, le premier ministre.

31 mai:

À 05h du matin, la police attaque, cette fois avec un panzer et son canon à eau, en gazant massivement les occupants et en incendiant plusieurs tentes. Après avoir violemment chassé les occupants, les policiers montent des barricades autour de Taksim afin d’éviter la reprise du parc. Au cours de la journée, les forces de l’ordre continuent à repousser les manifestants en utilisant massivement le gaz lacrymogène et le gaz au poivre ainsi que le canon à eau.

L’accès au parc étant coupé, dans chaque rue limitrophe se rassemble une foule toujours grossissante. De Harbiye à Cihangir, des dizaines de milliers de personnes se rejoignent, venant de tous horizons politiques et sociaux. Ils cherchent à se rendre à Taksim, bloqués par la police et des vagues de gaz lacrymogène. La lutte continue toute la nuit sous une violence policière extrême. Parallèlement, la préfecture interdit aux ambulances de se rendre à proximité du parc, coupe le réseau de transport autour de Taksim et les liaisons fluviales entre la partie asiatique et cette partie européenne.

1er juin:

À 6h du matin, les dizaines de milliers de manifestants laissés pour compte sur le côté anatolien, prennent d’assaut le pont du Bosphore et traversent d’un continent à l’autre en un spectacle

31 mai & 1ER Juin

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La foule non-violente sur l’avenue Istiklal 2013/05/31 20:01 #Felix Steinhoff

L’usage massif de gaz dans toutes les rues adjacentes 2013/05/31 23:18 #Felix Steinhoff(A gauche) La police poursuit les manifestants 2013/05/31 21:46 #Felix Steinhoff

La police continue de gazer la place 2013/06/01 13:33 #Felix Steinhoff

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jamais vu. Ils tentent de rejoindre Taksim où les protestataires ne quittent pas les lieux, essuyant toujours la violence policière. L’ordre des médecins a créé des unités de soins et ce malgré les menaces du gouvernement (nombreuses arrestations de médecins et infirmiers). Les hôtels de luxe environnants ouvrent leurs portes pour laisser les manifestants se reposer dans les salons et recharger leurs téléphones portables. Les commerçants alentours donnent volontiers leurs codes wifi pour permettre de relayer encore plus

facilement les informations sur les réseaux sociaux. Des réseaux informatiques s’organisent. Quasiment en temps réel il est possible de suivre où la police avance, où des médecins sont disponibles, quelles denrées manquent et où les trouver.

“Ces sentiments de camaraderie et d’optimisme ont été très répandus pendant le week-end. Lorsque quelqu’un recevait une bouffée particulièrement puissante de gaz lacrymogène en allant à Taksim, des inconnus

Manifestations nationales et internationales:

Dans une dizaine de villes Turques (Ankara la capitale, mais aussi Izmir, Izmit, Antalya, Mersin, etc...) commencent alors également des manifestations. D’abord c’est un soutien à Gezi park, puis devant la violente réponse policière, les protestations sont dirigées contre l’ultra-autoritarisme du gouvernement. Tout autour du monde des manifestations de soutien se tiennent dans des lieux symboliques.

Amnesty International demande à la Turquie de mettre fin aux violence. La Commission Européenne et l’ambassade Américaine ont également fait des déclarations à l’encontre de la violence utilisée.(voir communiqué de presse d’Amnesty International Les autorités turques sont accusées d’avoir commis de graves violations des droits humains lors des manifestations du parc Gezi)«Le droit de se réunir pacifiquement a été systématiquement bafoué et les violations du droit à la vie, à la liberté et à ne pas être torturé et maltraité ont été nombreuses»

31 mai & 1ER Juin

La place Taksim reprise, ou le chantier sert pour les barricades 2013/06/01 23:30 #Felix Steinhoff

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se précipitaient avec des sprays d’antiacide dilué avec de l’eau pour atténuer les brûlures.”

Cinar Kiper le 05/06/2013, traduit par B. Viennot pour Slate

Les personnes qui, à cause de la violence policière, ne peuvent se permettre de descendre dans la rue développent une autre forme de manifestation: ils frappent bruyamment sur des casseroles depuis leurs fenêtres «et leur tintamarre était aussi audible que les explosions brutales des bombes lacrymogènes» (Cinar Kiper). Ainsi quasiment toute la ville d’Istanbul va littéralement résonner des protestations, et tous peuvent se faire entendre, même au delà des affrontements.«Quelques notes de trompette se détachent dans la nuit stambouliote [...] Ravis, les riverains se sont mis à taper avec encore plus d’entrain sur leurs ustensiles de cuisine. A 21 heures, les Stambouliotes et leurs compatriotes dans une bonne partie du pays sont

entrés en résistance pacifique contre le gouvernement islamo-conservateur»

Guillaume Perrier, le 03/06/2013 pour Le monde

Vers 16h la police abandonne la place Taksim en continuant d’asperger plusieurs fois de gaz lacrymogène et se dirige vers Beşiktaş, où se trouve le siège du premier ministre. Alors que les affrontements se sont déplacés, un ensemble de barricades est construit dans toutes les rues autour du parc et sur la longue avenue entre Taksim et Beşiktaş, pour prévenir le retour de la police à Taksim.

Pendant le début de soirée, la foule entre timidement à Gezi Parkı et une occupation nouvelle commence, elle va durer 11 jours et va voir émerger un nouvel esprit chez tous les turcs qui y auront participé.

31 mai & 1ER Juin

Participation générale au nettoyage de la place 2013/06/02 11:40 #Felix Steinhoff

472 au 10 juin

L’occupation de Gezi parkı et de la place de Taksim

Le calme après la bataille, et la ré-organisation de Taksim et le système de fonctionnement de Gezi Parkı pendant 11 jours.

Au lendemain des confrontations, de nombreux manifestants participent au nettoyage de la ville. Quelle vision surprenante que de voir des milliers de personnes faisant des chaines pour effacer les traces des affrontements des deux jours précédents.

Les affrontements dans différents quartiers de la ville, en particulier Beşiktaş, vont encore durer plusieurs jours, mais le centre ville s’est transformé. La police n’y est pas présente et un mini système va s’installer naturellement pendant 11 jours.

Parallèlement, l’après-midi du 2 juin, le premier ministre Erdoğan va donner son premier discours de réaction aux évènements. Il va traiter les manifestants de «çapulcu», en français racaille, vandale, et qualifier Twitter d’une «menace» et d’un instrument

Le rapport aux médias turcs:

C’est seulement le 2 juin que l’on entend parler des contestations sur les médias turcs, aux mains de l’AKP, avec le discours de Erdoğan. Malgré les luttes et affrontements qui déchirent pourtant l’ensemble du pays, malgré la critique virulente sur les réseaux sociaux de l’information turque, les médias resteront silencieux jusqu’au discours du premier ministre. Le 1er juin, tandis que Taksim est envahit par les protestataires et alors que les chaines du monde entier ont leurs caméras rivées sur la place, la chaine CNN-Türk diffuse un reportage sur les pingouins. Les réseaux sociaux ont eu vite fait de rebaptiser cette chaine «CNN-Pinguin», emblème du discrédit que portent les médias locaux.

«Cette fois, les gens ont compris que les médias ici ne faisaient pas ce travail d’information. Du coup, on commence à mieux utiliser les réseaux sociaux pour faire du journalisme citoyen»

Ece Baykal, étudiante en sciences politiques, pour Le Monde, 04/06/2013

La facade du centre culturel Atatürk se couvre de drapeaux 2013/06/02 13:35 #Felix Steinhoff

492 au 10 juin

extrême de mensonge.

Sur la place Taksim qui contient une foule toujours plus nombreuse, se dressent de nombreux partis politiques. Sur la haute façade du Centre Culturel Atatürk, bâtiment symbolique que l’AKP a entièrement détruit de l’intérieur, toutes les couleurs de la vie politique turque viennent cohabiter: nationalistes, kurdes, mouvements féministes, musulmans anti-capitalistes, associations gay et lesbiennes (LGBT) et enfin des équipes de foot dont la rivalité est pourtant célèbre.

«La brutalité de la réponse des forces de l’ordre a réussi le tour de force de rassembler des groupes qui s’ignoraient ou s’opposaient. ‘‘Nous dansons, nous chantons tous ensemble, s’enthousiasme Filiz, étudiante en droit. Nous en profitons, car la police va revenir, mais nous n’abandonnerons pas’’»

Laure Marchand le 06/06/2013 pour Le Figaro.fr

Dans le parc, une nouvelle vie s’est organisée, en dehors des partis politiques. Certains sont

Qui sont les contestataires?

La manifestation ayant fusé spontanément, il est difficile de savoir exactement qui y prenait part et dans quel but. Pendant l’occupation du parc, la prestigieuse université Bilgi a mené un sondage portant sur plus de 3000 jeunes participants qui n’étaient à 70% identifiés à aucun parti politique. Leur raison d’être là était de prôner la liberté et lutter pour la nouvelle Turquie, respectueuse des différences. A ce combat pour la nouvelle Turquie étaient joints les luttes pour la liberté et la reconnaissance qui tiraillent depuis longtemps les minorités turques: kurdes, alévis, kémalistes, communistes et LGBT. Tous sont rassemblés dans leur critique du gouvernement vieillissant, ce parti autoritaire où ils ne se retrouvent pas. Erdoğan va rapidement leur donner raison, en annonçant qu’il «retenait à peine ses 50% (des votes) chez eux». Par ses dires, il montre une conception de la démocratie éminemment discutable. Il a égalementréussi à souder les autres 50% en une force contre sa propre personne et son parti L’AKP est tellement personnalisé que certaines critiques qualifient son chef de sultan.

Une ambiance spontanée de festival à Gezi Parkı 2013/06/02 15:40 #Clément Aquilina

512 au 10 juin

maintenant «habitants du parc». Selon tous les dires, c’est un espace de solidarité incroyable. Tout y est gratuit, les boulangers arrivent le matin avec de la nourriture et tous les visiteurs participent en amenant des victuailles.Les médecins et infirmiers sont aussi organisés, ils ont créé l’infirmerie du parc, et reçoivent les médicaments qu’il leur sont nécessaires.

Tous partagent de la musique, des savoirs et leur propre histoire. On peut voir des groupes danser au son de la musique kurde, celle-là même qui était encore interdite il y a à peine 20 ans.

«On a vu aussi sur la place Taksim et dans le parc Gezi des femmes turques d’âge moyen [...], danser avec de jeunes Kurdes»

Ahmet Insel pour Acturca

Musulmans et fêtards cohabitent naturellement et s’auto-régulent: alors que la loi sur l’interdiction

de l’alcool dans l’espace public était votée la semaine précédente, dans le parc personne ne s’indigne devant des groupes partageant des bouteilles d’Efes, la bière locale. De la même manière, les temps de prières sont respectés par une diminution du niveau sonore. Le 2 juin des manifestants ont même fait un cercle autour des prieurs, comme une mosquée humaine.

Des forums de discussion se tiennent plusieurs fois par jour et tous les soirs. Réunissant les participants sans leur donner de couleur politique, de vrais débats sont lancés quand au mouvement et sa suite, mais aussi sur la cohabitation de la laïcité et la religion en Turquie et d’autres sujets qui sont les fondements de la Turquie.

Dès le 3 juin on peut observer des infrastructures qui rapidement forment une mini cité. Une cuisine est montée où des chefs renommés se relaient, une bibliothèque faite

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Panneau réalisé avec les débris du chantier 2013/06/10 #Clément Aquilina

Un jeu de tavla (backgammon) improvisé avec des plots de la police 2013/06/10 #Clément Aquilina(A gauche) Le chantier est détourné en salon 2013/06/02 #Clément Aquilina

OccupyGezi Library 2013/06/01 #OccupyGezi architecture

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de parpaings issus du chantier est montée. Les occupants du parc amènent leurs propres livres et forment bientôt un large espace de lecture proposant de nombreux ouvrages.Le nettoyage de l’endroit est effectué par des volontaires, et chaque soir une grappe de tente deviennent «L’hotel de Gezi»Un plan indiquant les différents services et les associations dans le parc est téléchargeable sur internet, et largement relayé par les réseaux sociaux.

«La parenthèse de la commune, pendant l’occupation du parc de Gezi à Istanbul, à duré 11 jours. Nous y avons appris à vivre ensemble, kurdes, turcs, arméniens, alévis, gay, lesbiennes, transsexuels, femmes voilées, croyants, athées, supporteurs d’équipes de foot adverses, riches, pauvres, de gauche et de droite, on était en empathie. Dès que la police s’en-allait, la sécurité était

parfaite.»Sedef Ecer pour Trois arbres à

Istanbul, France Culture.

Le point le plus important est d’être ensemble dans cette assemblée qui s’auto-gère. Non contente de critiquer le pouvoir en place, elle vit, sans lui, une «parenthèse».

Mais le premier ministre Erdoğan, suivit par son parti, ne considérera pas les revendications, estimant que l’espace doit être rendu à la protection de la police.Le 11 juin à 4h du matin la police charge pour «ouvrir la place de Taksim au trafic» et la «nettoyer pour ne pas l’abandonner aux terroristes».

2 au 10 juin

La police charge la place Taksim 2013/06/11 08:47 #Felix Steinhoff

5711 au 15 juin

Reprise violente de Gezi parkı par la police

La police reprend d’abord la place, interdisant les regroupements à Taksim, puis charge les manifestants du parc.

11 juin:

Au petit matin la police enfonce une à une les barricades qui la séparent de Taksim. Elle s’empare de la place en utilisant de nouveau massivement la violence: gaz lacrymogène utilisé abondamment, balles en plastiques et canons à eau. Pendant le reste de la journée elle empêche tout rassemblement autour et sur la place Taksim. Elle isole le parc sans tenter encore de déloger les manifestants présents à l’intérieur mais coupés du reste de la ville. Le soir un van contenant un système destiné à améliorer la réception des téléphones portables

est incendié au milieu de la place.

12 juin:

Les confrontations avec la police continuent. A la fin du jour la place est un peu plus calme. La police siège devant le centre culturel Atatürk. Elle monte la garde, et laisse un répit d’un soir.

Le soir du 12 juin un piano à queue est installé sur la place par l’artiste allemand Davide Martello, en tournée à Istanbul. Il jouera sur la place en duo avec Yiğit Özatalayl, un artiste local. Chants traditionnels turcs, chants révolutionnaires vont se fondre avec des chansons internationales comme Let it be ou Imagine (The Beattles).

14 juin:

Le premier ministre Erdoğan accepte finalement une rencontre

Le parc, barricadé, guette les mouvements de la police 2013/06/12 07:23 #Clément Aquilina

5911 au 15 juin

avec une délégation de 16 représentants de la plateforme Taksim Solidarity. Les membres de l’AKP font d’abord le point sur le procès en cours à propos du projet de destruction du parc. Si la cours refuse finalement le projet, il restera un parc. Et si la cours se montre favorable à la destruction, le parti propose un référendum à l’échelle de la Turquie.Les membres de la plateforme se montrent hostiles à cette proposition. La cours est notoirement acquise à Erdoğan et le référendum n’est pas une solution, la question du parc ne concernant qu’Istanbul. De plus le gouvernement a déjà essayé de commencer les travaux malgré le procès, engendrant une réaction de défiance. L’AKP appelle ensuite à stopper la manifestation et à faire rentrer chez eux les habitants du parc. La réponse des protestataires est qu’ils sont venus par eux-même, qu’ils ont décidé également de

rester face à la violence policière. Ils partiront de leur propre gré lorsqu’ils estimeront avoir reçu des réponses concrètes à leurs demandes.Erdoğan répète qu’il est arrivé au bout de sa patience et exige la fin de l’occupation du parc.

15 juin:

«I’m saying it again, leave the square. The square bellongs to all Istanbulers. It’s not a place for illegal organizations to occupy.»

Discours de Erdoğan pendant l’après-midi

D’après les médias turcs, un millier de policier sont transférés en renfort à Istanbul depuis Diyarbakır, dans l’Est de la Turquie.À 17h40, après les derniers mots du muezzin appelant à la prière, la police charge le parc, sous un nuage épais de gaz lacrymogène, qui en se dissipant découvrira une scène de violence et de

Avant la charge, un couple tient face 2013/06/11 08:53 #Felix Steinhoff

6111 au 15 juin

destruction.Les occupants du parc se réfugient là ou ils peuvent. Quelques prestigieux hôtels environnants ouvrent leurs portes mais la police les poursuit jusqu’à l’intérieur, gazant tout sur son passage.

«All of a sudden teargas grenades were fired at the people, water canons wiped away the people. We where indered in getting in, so we couldn’t really see what they did exactly.Later having seen all the wounded, we realized how brutal the police proceeded.»

Témoignage de Uli Gack, pour la ZDF, télévision nationale

allemande

Tard dans la soirée, sans répondre aux accusations de violence extrêmes prononcées par le monde entier, , les annonces du gouvernement sont d’interdire purement l’accès au parc.« Everyone who enters Istanbul’s Taksim Square, [...] will be

considered a member or a supporter of a terrorist organization»Egemen Bağış, chef du Ministère

Turque de l’Union Européenne.

La place interdite d’accès. Mouvements policiers 2013/06/12 07:23 #Clément Aquilina

6316 au 21 juin

«The standing men» et luttes pacifiques

L’accès au parc est interdit, toute tentative de rassemblement sur la place de Taksim est réprimée. Cependant d’autres systèmes de manifestations vont être expérimentés.

16 juin:

Les principaux syndicats de Turquie appellent à la grève générale pour dénoncer la violence policière des derniers jours.«Until now this place here was dominated by a festival atmosphere. Now I just see rage and anger. Rage against the police and against Erdoğan.Erdoğan who dared to disperse this peaceful atmosphere with the most brutal instruments.»

Uli Gack, pour la ZDF

Tout rassemblement est rapidement dispersé dans les

villes de Turquie. De nombreuses arrestations ont lieu suite à des twitts ou des posts sur internet.Une vingtaine de médecins ayant exercé leurs compétences à Gezi parkı ou autours lors de l’attaque du 15 juin, sont arrêtés, malgré les protestations de l’ordre des médecins de Turquie.

L’AKP organise un ralliement géant à Kazlıçeşme sur le côté asiatique d’Istanbul. Le parti rassemble nombre de ses supporteurs en dépêchant de nombreux bus municipaux et des bateaux. Pendant son discours Erdoğan accuse les chaines internationales BBC et CNN de fabriquer les informations et fait une annonce quant aux manifestations:

«Ce pays n’est pas une terre ordinaire. Vous ne pouvez pas organiser de rassemblement partout où vous le souhaitez. Vous pouvez le faire là où c’est autorisé»

Les partisans de Gezi parkı,

Erdem Gündüz, le «standing men» 2013/06/17 #Observatoire Urbain d’Istanbul

6516 au 21 juin

désireux de se retrouver pour continuer à échanger sur les sujets qui sont les piliers de leur rassemblement, organisent un forum géant dans un parc d’une autre partie d’Istanbul. Bientôt de nombreux parcs accueillent tous les soirs des cercles de discussion.

17 juin:

Face à un gouvernement qui confond majorité parlementaire et pouvoir absolu, le dernier recours est la manifestation. Cependant, que reste-il quand la police patrouille dans les rues et disperse tout rassemblement ? A 19h, Erdem Gündüz, un chorégraphe, vient se tenir debout sur Taksim, les mains dans les poches et son sac à ses pieds, droit face au centre culturel Atatürk. Il y restera immobile pendant 7 heures.Dès 23h, il est remarqué et suivit par une centaine de personnes, sur la place et dans les rues

environnantes. Rapidement on twitte à son sujet, donnant un nom à cette forme de protestation: le «standing men». Le même soir dans d’autres villes de Turquie on observe des standing men et women.La police va venir dans la nuit et exiger de ces personnes qu’elles quittent les lieux.

18 juin:

Les «standing men» se multiplient dans toute la Turquie, même dans les villes les plus conservatrices. Des standings de soutien ont lieu à Times Square ou sur la place de la tour de Pise. Jusqu’au samedi 22 juin les personnes immobiles se multiplient et par leur simple présence, tentent de manifester leurs revandications. Il est signalé que dans plusieurs endroits certains standing men/ women ont été arrêtés. Arrêtés pour s’être tenu debout sur une place.

Gay pride d’Istanbul 2013/06/30 Image Wikipédia libre de droits

6722 au 30 juin

Nouvelle vague de violences et autres manifestations pacifiques pendant l’été.

Un appel au rassemblement sur Taksim donne lieu à une nouvelle répression policière.

22 juin:

Sur les réseaux sociaux un appel général au rassemblement à Taksim va amener une foule immense, face à la police toujours en place dans le parc. Les manifestants vont lancer dans le ciel des milliers d’oeillets, fleur de l’amour. Ils en offriront à la police en appelant à ne pas frapper ses propres frères. La police charge et poursuit les manifestants dans les rues de nouveau. Lassée et fatiguée après 20 jours d’émeutes, la police franchit de nouvelles limites dans l’utilisation de la violence, du fait également du recrutement de nombreux civils partisans de l’AKP venus grossir les rangs.

30 juin:

La gay pride à Istanbul rassemble près de 100 000 personnes, les LGBT sont rejoints par les supporteurs du mouvement Gezi Parkı.Sous la pression de l’Union Européenne la manifestation se passe sans accrocs.

Dîner de l’iftar 2013/07/09 Image Wikipédia libre de droits

69Juillet à Septembre

Manifestations réprimées mais pique-nique public.

La police veille à disperser systématiquement toute tentative de protestation. Les jours de ramadan marquent un événement insolite, et la réouverture du parc.

9 juillet:

Même si presque toute forme de manifestation est réprimée par la police pendant l’été, durant le ramadan de nouvelles pratiques de manifestation dans la rue vont apparaître. Le premier jour de jeûne est marqué par une double occupation. La municipalité d’Istanbul a organisé un iftar (dîner à la nuit tombée lors du mois de ramadan) officiel sur la place Taksim, interdite pourtant de tout rassemblement. On y distribue de petits paniers-repas dans des tentes montées pour l’occasion. Mais sur la grande avenue Istiklal c’est un tout autre spectacle. Sur

toute la longueur de la rue on partage joyeusement le festin, tous assis sur des journaux à même le sol. Chacun a amené un petit quelque-chose de chez soi. Guillaume Perrier, correspondant du Monde à Istanbul a reporté qu’en partageant leurs victuailles, tous scandaient: «Partout l’occupation, nous continuons la lutte.» Les manifestants de Gezi Parkı profitent de ce que la police ne peut se permettre d’attaquer des personnes partageant l’iftar. Ce pied-de-nez est une réponse à la distribution de nourriture sur Taksim. Un porte-parole de l’événement annoncera:«L’iftar luxueux des riches: capitalisme. L’iftar sous les tentes de la municipalité: exploitation. L’iftar dressé à même le sol: la liberté.»

Après le repas, tous les manifestants se dirigent vers Gezi Parkı. Une trêve avec les autorités se met silencieusement en place et dès le premier soir du ramadan,

Le forum de Abbasağa Parkı et sa bibliothèque 2013/09/09 #Clément Aquilina

71Juillet à Septembre

ils sont des milliers à rendre hommage dans le parc aux jeunes disparus pendant les émeutes.Le parc est donc réouvert au public, mais les rassemblements dits politique, dans la pratique ceux qui rassemblent plusieurs dizaines de personnes, sont toujours dispersés hormis pour l’iftar jusqu’au 9 aout, dernier jour du ramadan.La biennale d’art contemporain d’Istanbul, pourtant planifiée depuis 2 ans, a du annuler toutes ses performances dans l’espace public par ordre de la municipalité.

Dans les autres parcs de la ville cependant, les forums continuent de rassembler des personnes de tous horizons tous les soirs pendant tout l’été. Certains sont même organisés sous forme de centre culturels précaires et abritent une bibliothèque et un café.

Un des escaliers de Cihangir 2013/09/10 #Clément Aquilina

7327 aout à septembre

Les escaliers arc-en-ciel.

Un acte isolé devient une nouvelle forme de manifestation pacifique.

27 aout:

Un retraité désireux de repeindre les quelques marches devant chez lui à Cihangir, quartier mixte largement fréquenté par les artistes, est tenté de peindre tout l’escalier au vu des commentaires positifs des passants. Il choisit alors les couleurs de l’arc-en-ciel pour égayer les marches grises. L’acte indépendant et isolé est relayé encore une fois par les médias-sociaux. Il aurait pu s’évanouir dans la masse d’informations si les autorités n’y avaient pas porté attention.

28 aout:

Au réveil, le voisinage a la surprise de retrouver l’ensemble des

marches repeintes en gris par la municipalité. L’ensemble de la ville est marqué des ces «patchs» de peinture grise, destinés à couvrir les innombrables messages de protestation. Cette fois-ci le message est trop symbolique. Cacher les couleurs par le gris transforme l’acte anodin de peinture en un acte politique engagé et une nouvelle forme de manifestation.

31 aout:

L’escalier est repeint en arc en ciel, ainsi que 2 escaliers environnants.Les jours suivants, des escaliers sont peints dans tout Istanbul, ainsi que dans différentes ville de Turquie.

«Qui peut bien avoir peur des couleurs de l’arc-en-ciel? Les dictateurs», a estimé le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (rapporté par G.Perrier pour Le Monde).

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Questionnements

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Comment se définit espace public/espaces publics en Turquie?

Les espaces publics ottomans et turcs sont fragmentés:

Dans son article L’espace public existait-il dans la ville ottomane? Des espaces libres au domaine public à Istanbul (XVIIe-XIXe siècles) (2007)1, Cânâ Bilsel, sociologue et géographe, nous explique que le mot espace public pose en Turc également des questions. En effet le terme «kamusal alan» comprends ce qui est public et relatif à l’état autant que la sphère de discussion pour le bien de la société. Pour s’interroger sur l’espace public en Turquie, il est utile de remonter de la période Ottomane à la libéralisation au XIXème siècle. Nous relirons donc l’évolution de l’espace public en nous appuyant sur l’article de Cânâ Bilsel.

De nombreux sociologues et historiens, turcs ou occidentaux 1- Etudes Balkaniques, Cahiers Pierre Belon, Cânâ Bilsel, p. 73-104

pensent, à l’image de Max Weber2, que les espaces publics ne sont nés que tardivement en Turquie. Pour eux, les villes orientales étaient le centre d’organisation du pouvoir et le siège des activités commerciales mais ne présentaient pas d’organisation collective où se rassemblaient l’ensemble des communautés. D’après les descriptions des voyageurs, la vie sociale orientale se déroulait exclusivement à l’intérieur de la mosquée ou dans le çarsı, le centre de commerce. Effectivement l’empire Ottoman ne verra se développer ses places qu’au XIXème siècle.

Cânâ Bilsel affirme qu’au contraire «l’espace public ottoman existe non au sens occidental du terme ‘‘place’’, mais en tant «qu’espace de plaisance, libre d’accès». En s’aidant des récits du voyageur et chroniqueur ottoman Evliya Çelebi (XVIIème), elle pointe du doigt les meydan, espaces libres qui sont, dans leur définition sémantique, ouverts à l’utilisation

2- Réinterprété par Câna Bilsel, M. Weber, La Ville, traduit de l’allemand par Philippe Fritsch, Paris, 1986

Questionnements

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générale. Ces jardins, plages, cours extérieures des mosquées et ces larges espaces utilisés pour les cérémonies officielles sont des formes d’espace public où la société turque se représente.De même que le çarsı, lieu de commerce, où les communautés s’interpénètrent: «le çarşı est un espace social mixte où toutes les communautés sont représentées, et en cela il constitue un espace public de communication, un espace de publicité».Enfin les espaces entourant les mosquées ottomanes comprennent tout un complexe éducatif et hospitalier, ainsi que des commerces et des cafés. Cet ensemble, appelé külliye, abrite «les rassemblements de la communauté musulmane entière». La distinction entre civique et religieux ne se faisant en Turquie qu’au XIXème siècle, les meydan des mosquées peuvent être compris comme des sphères publiques.

Toutefois l’analyse que fait Cânâ Bilsel n’est pas catégorique. La ville musulmane avant d’être libéralisée et cadastrée est une ville de droit

communautaire, délimitée de façon alvéolaire selon Stéphane Yérasimos3. L’état n’ayant qu’un pouvoir limité sur ces quartiers aux rues tortueuses, c’est peut-être la raison de ne pas y voir l’apparition de places publiques.La présence de cette forme urbaine qui ne favorise pas les espaces publics mais les espaces communautaires montre à quel point la société ottomane est divisée en groupes ethniques et religieux.

Pendant le XIXème siècle la centralisation du pouvoir administratif par une suite de réformes et par la dissolution du corps des janissaires va entrainer des changements sur la gestion urbaine et la société, calqués sur les modèles occidentaux. Apparaissent alors pour la première fois dans un pays Islamique une loi pour les droits individuels à la propriété et les bien et intérêts publics, au dépend de la religion.

3- Réinterprété par Cânâ Bilsel, «Réglementation urbaine et municipale (1839-1869)», in A. Borie, P. Pinon, S. Yérasimos, L’Occidentalisation d’Istanbul (Bureau de la Recherche Architecturale, École d’Architecture de Paris-La Défense), Paris, 1991

Questionnements

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Questionnements

Le nouveau gouvernement ottoman va alors lancer des appels à projets pour les architectes et urbanistes européens qui vont dessiner tour à tour de nombreux plan de réaménagement urbains. Même s’ils sont plus ou moins utopiques, leurs idées générales vont guider l’établissement de réglementations urbaines pour la construction et la voirie. Les premières grandes artères voient le jour ainsi que la notion occidentale d’espace public. Vont suivre les premières places au début du XXème siècle et le plan d’Istanbul de Henri Prost en 1936 avec la volonté d’établir une vie politique moderne dans la toute nouvelle république de Turquie.

Certes les espaces libres sont le premier plan de la politique publique de l’état mais la vie quotidienne est exprimée lors de petites assemblées dans les maisons de thé, les cafés et théâtres, ainsi que dans les meydans. Les cafés traditionnels datant de l’empire ottoman vont au XIXème siècle devenir des lieux de réflexions. Le lieu de divertissement devient lieu

de critique. L’émergence des théâtres a également une importance majeure en Turquie. L’art de la scène va permettre l’expression publique de critiques en s’échappant des doctrines que la religion avait sur l’art. La construction de théâtres dans des endroits clés de la ville vont voir émerger une publicité pour des groupes comme les radicaux de gauche ou les kémalistes.Une sphère publique commence à se dessiner mais elle reste, à l’image de son origine ottomane, alvéolaire. On peut associer la critique politique turque à des groupes éthnico-religieux.

L’espace public turc est donc un espace relativement fragmenté où les espaces de rassemblement qui mixent les communautés ethniques et religieuses sont limités. Lors de la modernisation du pays et de la nouvelle république, les espaces vont être encore fragmentés et spécialisés. La société va être profondément transformée et voir émerger une sphère publique. Cependant celle-ci, à la différence de la bourgeoisie décrite par

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Questionnements

Habermas, demeure attachée à un grand nombre de groupes communautaires différents.

L’espace public turc: apologie de la mixité:

L’espace public en Turquie est fragmenté, et ces fragments sont ceux d’une mixité ethnique et religieuse. Les communautés Kurdes qui cherchent à faire reconnaitre leur culture, sont elles même partagées entre de nombreux mouvements, luttant pour l’indépendance où l’intégration. Les Alévis, groupe religieux libéral chiite aux pratiques culturelles avec peu d’interdits cherchent à combattre les discriminations.Certains groupes sont plus politiques et prônent jusqu’à une autre forme de gouvernement. Les kémalistes sont les républicains nostalgiques de la grandeur d’Atatürk. L’extrême gauche est également présente mais explosée en de nombreux petits partis.

Envisager une cohabitation dans la ville de ces communautés passe

par la reconnaissance de celles-ci et le respect de l’intégrité de chacun.L’espace étant communautaire, le système turc fonctionne sur une apologie de la sphère privée, où la liberté de culte et les opinions de chacun sont préservées. La laïcité est un débat des plus importants en Turquie. Le système Turc réside dans l’équilibre de l’entente entre les pouvoirs publics et une population à très forte majorité de confession islamique. Cette cohabitation est possible grâce à un état laïque qui offre à chacun les possibilités d’exprimer son individualité.

Parallèlement à ce morcellement, la Turquie est le 6ème pays au monde par son nombre d’utilisateurs facebook4. 41% des Turcs5 auraient un compte facebook consulté régulièrement.Istanbul serait la 3ème ville6 au monde d’utilisateurs de facebook, devant New-York ou Londres.Chiffres également édifiants: la Turquie est parmi les 10 pays 4- Statistiques du site socialbakers.com, spécialisé dans le chiffrage des réseaux sociaux5- Statistiques de Wikipédia.org6- socialbakers.com

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Questionnements

les plus utilisateurs de Twitter. 70% des turcs utilisant internet posséderaient un compte twitter selon les statistiques de GlobalWebIndex.On peut s’interroger devant la profusion de ces réseaux sociaux. Ils forment une publicité de la sphère privée individuelle jusque là inconnue. L’espace privé devient aujourd’hui une notion plus floue. Thierry Paquot7 estime que c’est la fin de l’espace public qui existe dans son opposition public/privé. Mais l’espace public est réinventé dans sa cohabitation avec la sphère privée, que l’on publie via internet. On montre plus son histoire personnelle que son opinion politique. Cette nouvelle sphère publique n’est pas tant liée à la critique de l’état qu’à l’affirmation de chaque sphère communautaire.

Les dérives autoritaires du premier ministre et le non respect des sphères privées:

La Turquie se targue d’être une 7- L’espace public, Collection repères, La découverte, 2009, p106-107

république parlementaire, laïque et démocratique, pour respecter les individualités de chacun.Le parti politique au pouvoir, l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti pour la justice et le développement)est au pouvoir depuis 2002 par deux ré-élection successives, à la quasi majorité (49.9% des scrutins en 2011). Il a été fondé et est toujours dirigé par Recep Tayip Erdoğan, l’actuel premier ministre.Se réclamant d’un parti conservateur et islamiste modéré, les gouvernements issus de l’AKP ont en une dizaine d’année de nombreuses réussites à leur actif. Ils ont amené la Turquie à la modernité et une croissance importante, faisant du pays une des nouvelles puissances économiques émergentes.De plus, c’est sous le gouvernement AKP qu’on été réalisées de vraies avancées pour la cause Kurde.

Mais les faits observables des deux dernières années montrent d’une part un autoritarisme de plus en plus fort du premier ministre Erdoğan sur l’état turc et d’autre part une tendance de l’AKP à devenir un parti fortement religieux.

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Questionnements

Les lois proposées autant que les propos tenus par le gouvernement contredisent la laïcité si chère à la Turquie. De nombreuses réformes poussent à la régression des droits sociaux.On peut rappeler que la Turquie détient le triste record du monde de journalistes emprisonnés8, dépassant la Chine ou la Corée. La population turque subit depuis longtemps une censure des informations mais s’attendait à des améliorations avec les avancées de la cause Kurde.

A cela s’ajoute une attitude d’interventionnisme du premier ministre qui multiplie les actions et les paroles impliquant l’ensemble de la vie turque, en dépassant largement les limites de la vie politique. Les discours incitant les femmes turques à avoir au moins 3 enfants pour «soutenir la nation»9, les lois anti-pillule d’avortement ou la main-mise sur les projets urbains et immobiliers sont des écarts à

8- On compte 72 professionnels des médias emprisonnés en Turquie en 2012 selon Reporters sans Frontières9- A plusieurs reprises, 2008 à Usak, 2011 lors de la Journée de la Femme, et en aout 2013 pour l’ouverture du ramadan

l’exercice d’un état démocratique.

De plus l’AKP s’est improvisé promoteur de grands projets immobiliers en faveur des investisseurs privés, opérations spéculatives dirigées par l’agence nationale TOKİ en expropriant sans conditions les habitants de quartiers démunis10. En poussant la volonté d’un état islamique largement capitaliste, le gouvernement commence à susciter les inquiétudes de la population.En effet l’apologie du privé et de la privatisation ne signifie par le respect des individualités. Les nombreux projets de complexes de centre-commercial luxueux associé à une mosquée finissent par indiquer la répression de la sphère publique laïque. L’état qui choisit de multiplier ces projets met à part la population n’ayant pas les moyens financiers de fréquenter ces endroits et repousse l’espace public en faveur d’un espace privé qui n’est pas celui des individus mais celui des entreprises.

10- Visionner notamment le documentaire d’Azem Imre, Ekümenopolis (2011)

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Questionnements

Et lorsque cette ivresse de pouvoir amène la suppression des lieux de manifestation politique, lorsque l’action gouvernementale détruit les espaces publics, la symbolique de la destruction de la sphère publique entre en résonance avec les aspirations de la population. Elle devient un syndrome de la révolte populaire.L’abus de violence sur la place publique de Taksim contre des particuliers souhaitant simplement préserver leur parc va être le déclencheur des événements de juin 2013.

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Comment le contexte de crise bouleverse la situation?

Pourquoi l’étude de l’espace public en temps de crise est elle intéressante?

Une des critiques majeure faite à la définition de l’espace public de Habermas est qu’il décrit uniquement la sphère intellectuelle bourgeoise. Au XVIIème siècle le développement du libéralisme en Europe amène une émancipation générale de la sphère privée. Au moment où la classe aisée se retrouve dans les salons (un des dispositifs de formation de l’espace public habermassien), dans des cafés moins luxueux vont naître les syndicats ouvriers et d’autres sphères de pensées qui réclament aussi leur publicité. Seul le manque de moyens des classes moyennes et ouvrières va rendre plus difficile la publication et la publicité de leur sphère privée.

Pourtant on garde la mémoire de ces sphères car elles ont su se faire en partie entendre depuis leur développement au XVIIème

siècle. Elles se sont régulièrement exprimées publiquement en temps de crise. Lorsque les moyens manquent pour rendre son opinion publique face à une autorité il ne reste plus que l’option d’expression par la manifestation populaire.On garde en mémoire la commune de Paris, dont Henri Lefebvre était un spécialiste, où l’ensemble de la ville s’est barricadée en réaction à une autorité que les manifestants réfutaient. S’il en a résulté une semaine de massacres, l’épisode a traversé les âges comme un exemple important de revendication publique.En contexte de crise contre l’autorité, l’espace public de critique explose grâce à la manifestation et il touche une part de la population beaucoup plus grande par sa publicité et son retentissement qui dépasse largement la simple sphère des syndicats ou de la bourgeoisie.

Dans le cas des manifestations de Gezi Parkı la figure est particulièrement intéressante car une part représentative de la société est présente dans la foule des protestataires. La

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critique contre l’autoritarisme et la violence du gouvernement crée une crise populaire qui rassemble les groupes communautaires qui forment alors des groupes d’actions et de réflexions communes.

Le contexte de crise permet une observation plus intense de l’espace public, un échantillonnage global. La profusion de cultures à Taksim crée une sphère publique d’une ampleur sans précédent en Turquie en profitant d’une publicité spectaculaire. L’étude de l’espace public dans ce contexte est donc d’un intérêt majeur pour comprendre comment s’exprime et peut se rassembler la sphère publique au départ très morcelée et en partie privée de lieux d’expression.

Le rôle des réseaux-sociaux dans l’espace de communication

Denis Delbaere résume1 la publicité d’Habermas à un ensemble de stratagèmes destinés à développer

1- Denis Delbaere, La Fabrique de l’espace public. Ville, paysage et démocratie, édition ellipses, 2010, p. 32

et montrer les opinions et intérêts des sphères privées face à l’autorité.Les salons, cafés et journaux sont les stratagèmes du XVIIème qu’a isolé Habermas en 1961 dans sa thèse. Il est aisé de comprendre que ces dispositifs ont évolué et il faut se demander comment se développe l’expression de la critique menée par la sphère privée au XXIème siècle.Il est utile de rappeler que la thèse de Habermas porte le sous-titre d’Archéologie de la publicité, ses conclusions sont basées sur une recherche presque archéologique des éléments de formation de la sphère publique bourgeoise. L’augmentation conséquente de la sphère publique en contexte de crise étant un bon médium pour observer la formation de l’espace public, on peut fouiller les informations disponibles sur cet événement récent afin d’en isoler les éléments récurrents.

Les médias internationaux ont eu beaucoup l’occasion d’écrire sur le rôle des réseaux sociaux lors des manifestations de juin 2013 en Turquie. En effet ceux-ci ont permis

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de relayer les informations au travers du pays, particulièrement lorsque les médias turcs ont tu toute information lors des premiers jours. Ces outils ont offerts la possibilité de communiquer rapidement et gratuitement, via Facebook ou Twitter notamment, avec des groupes de personnes plus ou moins sélectionnés. Laissant pour compte les médias officiels, des comptes twitter et des groupes facebook officieux ont joué le rôle d’informateur en temps réel des actions de la police ou des protestataires dans chaque ville du pays, grâce à la facilité d’accès à ces outils. Le soir du 31 mai, alors que la lutte pour la préservation du parc se transforme en une manifestation générale, le nombre de twitts comportant l’un des trois principaux hashtags #OccupyGezi #GeziParki et #DirenGeziParki (Résistez Gezi Parkı) a explosé jusqu’à plus de deux millions de twitts2. Dans la journée du 1er juin, 90% des twitts mondiaux émanaient de la Turquie, soit environ 15 millions3. 2- Barbera Pablo et Metzger Megan, A breakout role for Twitter in the Taksim Square protests?, Aljazeera3- Statistiques du site socialbakers.com, spé-

Des milliers de vidéos ont fait le tour de la Turquie puis le tour du monde, ainsi que des pétitions et des appels à médecins pour les premiers soins.

Cet accès à l’information n’était limité que par l’accès à internet, facile avec un smartphone et une borne wi-fi. Pendant les manifestations un partage commun de la wi-fi s’est engagé. De nombreuses listes des mots de passe des hôtels et commerces environnants ont circulé grâce à l’appui des gérants de ces structures, certains allant jusqu’à supprimer le mot de passe pour offrir un accès total. De plus des multiprises ont étés offertes pour permettre de recharger les téléphones, allant même jusqu’à dérouler des rallonges électriques jusqu’au parc. De nombreuses sources témoignent de coupures du réseau 3G et du réseau téléphonique par le gouvernement pendant les manifestations, celui-ci comprenant leur importance. Le collectif Anonymous a couvert une partie du parc en installant un camion qui offrait une couverture cialisé dans le chiffrage des réseaux sociaux

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(bas débit) en cas de coupure. Il a également perpétré plusieurs hacks contre les sites officiels et les comptes twitter gouvernementaux, montrant une fois encore qu’une partie de la lutte s’établissait sur la toile d’informations virtuelle.Ces actions qui paraissent marginales ont été les signes d’une volonté de partage de l’information à l’ensemble des personnes présentes, tous groupes confondus.

Les réseaux sociaux ont également été la plateforme de chaque appel à rassemblement. La possibilité de créer des événements dits «ouverts» permet de relayer l’invitation rapidement et de couvrir un grand nombre de personnes sans qu’elles soient affiliées à un parti ou un groupe spécifique. On peut rappeler avec quel humour les appels ont été passés: le rassemblement du 1er juin à Istanbul, qui a sonné le début du mouvement général, était intitulé «Istanbul gaz festivali», (festival du gaz d’Istanbul). L’utilisation de l’humour et du second degré a été une des armes majeures des manifestants. Arme qu’ils

ont développée jusque dans les moments les plus intenses de la lutte. La satire politique comme une simple réponse à la brutalité policière.

Un point important dans ce mode d’information est que l’utilisation de ces réseaux est individuelle. Ces réseaux sont le moyen permettant à chacun d’exprimer son appréciation du mouvement. Une telle couverture des réseaux sociaux invite l’ensemble de la population non-militante à s’exprimer personnellement publiquement. Le fait que les appels au rassemblement soient des appels anonymes, en tout cas d’un individu non-affilié, est la raison majeure pour laquelle le mouvement Gezi n’a pas été attribué à un groupe politique ou une organisation. Ces appels représentent une incitation à la publicité.

En Turquie, dans un pays où la laïcité encourage l’expression de la sphère privée, la forte présence de ces réseaux sociaux laisse envisager que ces nouveaux

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médias permettent d’offrir un médium de communication efficace de sa propre personne à la sphère publique, ici virtuelle sous la forme des réseaux sociaux.

On commence à distinguer un nouveau dispositif de l’espace public où la mise en scène politique a quasi disparu au profit de la mise en valeur des individualités. Les réseaux sociaux des individus (l’utilisation récente des réseaux sociaux par les partis et institutions ne rentrent pas dans cette catégorie) offre une alternative au café et au salon décrits par Habermas comme dispositifs d’expression de la sphère publique.

Le gouvernement Erdoğan l’avait pressenti. Les critiques ouvertes du premier ministre à propos de Twitter montrent la peur du gouvernement face à ce nouvel outil. La réponse à ces twitts a été immédiate: de nombreuses personnes ont été arrêtées à la suite de twitts. L’autorité à tenté de stopper les rassemblements physiques en s’attaquant aux twitteurs virtuels. Mais déjà les

appels étaient lancés et les protestataires descendaient dans la rue.

Le rassemblement autour des espaces publics physiques

Si l’expression individuelle était particulièrement remarquable sur les réseaux sociaux, la visibilité du mouvement s’est formée avec l’occupation des espaces publics physiques. Le parc, la place, la rue ont été les terrains de la critique des protestataires.Il est possible d’exprimer son opinion privée sur les réseaux sociaux mais c’est tout de même lorsqu’elle descend dans les espaces publics qu’elle prend toute sa visibilité face à l’ensemble de la société.

La manifestation que l’on pourrait qualifier de «classique» comme on en voit en France est une forme d’expression mais elle n’est pas la seule et de nombreux autres média ont été expérimentés en juin 2013 en Turquie. Investir l’espace publique sonore était une façon de soutenir le mouvement et le fracas de milliers

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de casseroles dans la nuit en étaient la preuve. Suivant l’appel mené sur les réseaux sociaux, de nombreux citadins des villes de Turquie frappaient avec fougue leurs ustensiles, faisant glisser leur intimité privée depuis leurs balcons et fenêtres jusque dans la rue.Au contraire, la protestation pouvait être totalement muette, montrant son opinion par sa seule présence dans l’espace public, comme l’ont montré les «standing men» dans toutes les villes de Turquie. Un homme seul se tenant dans la plus simple posture dans l’espace public physique est parfaitement visible et étend la sphère de l’espace public critique.

En Turquie la critique du gouvernement n’est certainement pas née en 2013 mais elle peinait à être visible, morcelée entre les partis d’oppositions. Ce que les manifestations apportent c’est une prise de possession des espaces publics de la ville. La protestation générale est née de la volonté de protéger un parc et une place, les espaces de représentation de chacun où le gouvernement

souhaitait construire un complexe privé et religieux. La protestation est née de la protection des espaces publics au singulier comme au pluriel.

Il est utile de mettre ces événements importants en rapport avec un autre événement marquant de l’histoire: la Commune de Paris en 1871. Wikipédia4 nous rappelle: «La Commune de Paris est une période insurrectionnelle de l’histoire de Paris qui dura un peu plus de deux mois, du 18 mars 1871 à la ‘‘Semaine sanglante’’ du 21 au 28 mai 1871. Cette insurrection contre le gouvernement, issu de l’Assemblée nationale, qui venait d’être élue au suffrage universel, ébaucha pour la ville une organisation proche de l’autogestion.» Henri Lefebvre, entre ses implications politiques et son occupation d’enseignant, a consacré une partie de sa vie à l’étude de la Commune. Dans la lignée de son droit à la ville (1968), il émet l’hypothèse que l’un des déclencheurs crucial de la Commune de Paris est l’espace 4- Commune de Paris (1871), Article Wikipédia

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urbain. Comme l’espace urbain est modelé par volonté de l’autorité, il devient codé en suivant une fonction servant la cause du décideur. L’espace est politique et Lefebvre proclame le droit à l’insurrection. La Commune de Paris intervient juste à la fin des grands travaux de Haussmann à Paris. Dans la ville est apportée une nouvelle forme urbaine, le boulevard. Ces larges voies commerçantes du centre de la ville servent le capitalisme de la classe bourgeoise et la société de consommation naissante, en même temps qu’elle permettent une défense efficace contre les insurrections et leurs barricades. Sous prétexte d’hygiénisation, la ville est transformée pour servir une idée qui n’est pas celle des citoyens. L’espace urbain est une lutte sociétale et selon Henri Lefebvre, le soulèvement de 1871 est la réaction directe à la confiscation de la ville par l’haussmannisation. Dans le cas de l’occupation du parc Gezi, la protestation est faite au nom de l’intérêt public contre la prolifération de projets urbanistiques du gouvernement qui intègrent une pratique sociale

de consommation. Les grands projets de l’AKP visent à créditer cette société d’argent et entraînent en même temps un cloisonnement des sphères populaires.L’explosion de la lutte nationale en juin peut être assimilée à une lutte pour le droit à la ville, quand on commence à ressentir que l’autorité manipule pour empêcher les rassemblements et toute action collective touchant à l’espace urbain. Les protestations ont débuté à cause d’un parc et sa préservation est devenu le symbole d’une critique contre l’autorité.

De plus Gezi Parkı s’est transformé en un forum de discussion. A la manière des cités grecques, tous les jours dans un endroit aménagé du parc se tenaient des séances de partage et de réflexion ouvertes à tous et à toutes. Ce forum s’est rapidement répandu dans d’autres villes importantes de Turquie, dans les parcs principaux. Lorsque la police a repris Gezi parkı, d’autres parcs ont immédiatement été utilisés pour de nouveaux cercles de pensée.Les forums dans les parcs

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sont devenus un symbole de l’expression de la critique populaire. Ils peuvent facilement êtres définis comme un autre dispositif de l’espace habermassien.Ces rassemblements dans les parcs continuent encore aujourd’hui de rassembler des personnes souhaitant soumettre leurs opinions.

La différence principale de la lutte de juin en Turquie avec les printemps arabe est la diversité des communautés. En Tunisie ou en Egypte, la communauté largement majoritaire possédait sa sphère critique qui, à cause de la dictature, a fini par exploser en rassemblant une foule immense qui est descendue dans la rue et a occupé les places. En Turquie une telle sphère n’existait pas. Elle s’est crée autour des parcs de la ville où l’on a voulu un peu rapidement la surnommer printemps turc. C’est l’occupation de la place de Taksim et des autres places majeures des autres villes, associée à des groupes de réflexions dans les forums des parcs turcs qui va faire se

rencontrer toutes les individualités impliquées dans la lutte. Ces sphères publiques bouleversent le carcan que restreint la cohabitation de groupes ethno-religieux.La lutte prône l’apologie des individualités mais dans un espace libre et commun, cette fois, pour la première fois en Turquie. Ce lien entre individualité et collectivité montre à quel point la phase de manifestations interroge sur le lien entre espaces publics où se vivent les individualités et espace public en tant que sphère d’expression collective.

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Synthèse

Cet écrit est une tentative d’interpréter la notion d’espace public au travers des manifestations de juin 2013 en Turquie. Cette mobilisation est très récente, et possède des prolongements aujourd’hui qui rendent encore complexe son interprétation tant les événements de juin continuent de résonner dans l’actualité turque. Cette période de crise met néanmoins en lumière deux éléments qui permettent d’apporter des éléments de réponse à la question sur les liens entre l’espace public et les espaces publics.

Le besoin d’expression de la sphère publique: vers de nouvelles formes d’expression?

Ainsi qu’on a pu l’analyser plus haut, le travail de Cânâ Bilsel montre qu’une sphère critique a toujours été présente à Istanbul, quelle qu’en soit la structure. Isolées par communautés, ces sphères expriment leur publicité dans les meydans, les espaces libres. Elles

trouvaient avant la modernisation d’Istanbul des lieux et des modes d’expression. Au cours du XXème

siècle, avec la république de Turquie se développent les cafés et les théâtres qui permettent l’expression de groupes politiques. Et si aujourd’hui le gouvernement met en place une politique qui concoure à empêcher tout rassemblement pour garder le pouvoir sur une société cloisonnée, les différents sphères ont la nécessité de créer leur espace critique public pour continuer à exister.

On peut observer certains changements quant à l’espace public en Turquie. Avec les protestations générales et la mobilisation de l’ensemble des sphères ethniques, culturelles et religieuses, la sphère de critique à l’encontre du gouvernement s’est agrandie et transformée. De communautés séparées, les protestataires se sont trouvés liés lors des manifestations. On peut le voir en se penchant sur les cohabitations entre tous les protestataires à Gezi Parkı.

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Si les cafés, journaux et salons n’étaient pas des lieux de publicité de la sphère critique dans le cas des manifestations en Turquie, on peut néanmoins définir de nouveaux dispositifs.

Lors de la profusion d’interactions entre les personnes pendant la «commune de Gezi Parkı», de nombreux espaces spécifiques ont été mis en place comme une bibliothèque, des forums, des scènes de concert ou des endroits de partage de nourriture, de médicaments.La création anonyme de chacun de ces espaces comme espace libre d’accès, de pensée et d’usage est un dispositif d’expression publique.

Les réseaux sociaux ont un rôle important dans l’espace de communication aujourd’hui car ils apportent un accès direct et individuel à l’information. La possibilité de publier librement sur une plate-forme générale étend l’espace public jusque dans une partie de la sphère privée. Pendant le mois de juin celui-ci a abrité une véritable explosion de la libre opinion.

Et la publication individuelle sur les réseaux sociaux s’est illégalement retrouvée présente aussi sur les murs de la ville où les très nombreux graffitis étaient, à l’image des murs facebook ou des comptes twitter: un message inscrit visible par tous. Ces actes, pourtant actes de vandalisme, nous aident à comprendre le lien actuel émergeant entre les réseaux sociaux et les espaces collectifs de la ville.

À chaque étape des protestations, celle-ci se manifestaient par un acte inscrit dans l’urbain visible de tous. Que l’acte soit sonore, qu’il soit de se tenir immobile ou d’occuper un parc, il est rendu public par sa présence dans les espaces publics physiques. Cet acte ne peut rester cantonné à une sphère de critique ou un espace virtuel.

Les événements de la «commune de Gezi Parkı» nous permettent d’observer une évolution majeure de l’expression de l’espace public aujourd’hui. En effet, si la publicité de la sphère publique n’est pas nouvelle, et même si

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les réseaux sociaux apportent une nouvelle forme d’expression, il est particulièrement intéressant de noter l’irruption de la sphère individuelle dans l’expression de la sphère publique. Chaque personne peut, en affichant sur un mur, sur un espace sonore ou physique ses convictions, participer de l’expression globale de l’espace public. Alors que la publicité nécessitait des formes réductrices (le parti, le syndicat, la guilde, le groupe…) l’expression collective peut désormais revêtir la forme d’une somme d’individualités communicantes.Le rassemblement des partis et des groupes ethno-culturels s’est fait dans les espaces non-bâtis de la ville, devenant symbole du lien entre la formation de l’espace public et les espaces publics.

L’espace public et les espaces publiques : un lien indissoluble?

Il est particulièrement frappant de voir, malgré le rôle majeur des réseaux sociaux, l’importance qu’ont pris les lieux physiques durant les manifestations. Cette

analyse nous aide à comprendre le lien entre l’espace public et les espaces publics physiques.La présence importante des protestations sur les réseaux sociaux est à mettre en connexion avec la possibilité à chacun de se rassembler physiquement dans les espaces publics. En effet le rôle majeur de ces réseaux virtuel a été d’amener au rassemblement sur les places principales des villes turques.

En turc le mot meydan désigne donc un espace libre, sans rôle quotidien définit. La traduction de cet espace avec la Turquie moderne sera les places, dont le rôle quotidien est d’être libre. Mais d’être libre d’accès, libre d’être occupées afin de permettre l’expression dans un lieu fréquentable par tous. Il n’y a pas que les places qui prétendent à ce rôle, les murs et les escaliers également. On peut rappeler l’importance qu’ont eu les murs, devenant des espaces de profusion d’expression plastique, où les graffitis devenaient des messages engagés.Ces espaces, qui en soi peuvent n’être que d’une importance

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mineure, à l’image des escaliers de Cihangir, sont le symbole de la possibilité de s’y regrouper, d’y parler librement ou de s’y exprimer en les agrémentant de couleurs.

Par définition, le symbole est une résonance de ce qui n’est pas visible à travers une forme, un lieu. Ici, l’escalier, le mur, la couleur, deviennent significatifs de l’expression de la colère contre une forme de politique. L’expression d’un refus d’une «privatisation» par une toute petite sphère de personnes du pouvoir et de l’espace public. Rappelons que le déroulement des manifestations est lié à la politique d’urbanisation de la ville.C’est la fermeture de l’espace public par le gouvernement qui rend les espaces publics signifiants pour l’espace public. Leur suppression met en évidence la résonance profonde et le lien indissoluble entre espace public et espaces publics.

Conclusion

L’étude des manifestations laisse

envisager deux stratagèmes majeurs comme médium d’expression critique de la population. Les réseaux sociaux et l’occupation des parcs, des rues et des places peuvent être les nouveaux dispositifs de l’espace public habermassien.

L’espace public est particulièrement visible en temps de crise, même si ses dispositifs ont changé aujourd’hui. Il s’en retrouve redéfinit et n’est plus visible par la nette opposition privé/public. Il inclue les «profils privés» des protestataires et permet l’expression critique publique en mettant en avant les individualités de chacun.

L’espace public en Turquie s’est recomposé pendant les manifestations, fort des nombreuses individualités. Mais cet espace public s’est composé autours des espaces publics physiques, liant le pluriel et le singulier de la notion.

En tant que futur architecte, comprendre ce lien et avoir eu la possibilité de l’observer dans

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un tel contexte qu’étaient les manifestations de juin 2013 en Turquie marque l’esprit.

En regardant, participant aux protestations et en écrivant cette chronique, j’ai pu pressentir le lien entre la libre opinion et les espaces publics. Et en assimilant les thèses de Jürgen Habermas ou Henri Lefebvre l’exemple de Taksim restait un exemple prenant, qui m’a incité à redéfinir l’espace public en tenant compte de mon expérience.

S’interroger sur l’espace public est pour moi une prise de conscience de l’importance du sol, de l’espace libre, du meydan. Qu’ils sont le symbole de la résonance de la participation libre à la cité.

L’intuition que les manifestations de juin 2013 sont étroitement liées aux espaces publics de la ville continue d’être d’actualité quand au moment même de nouvelles manifestations de grande ampleur ont éclatées suite à des scandales de corruption portés sur le gouvernement.Ces scandales éclaboussent

largement l’AKP en impliquant des fils de ministres et des sociétés immobilières proches du gouvernement, accusés de blanchiment d’argent lors d’opérations immobilières de logements sociaux.

Her yer Taksim! Her yer direniş!Taksim est partout! La résistance est partout!

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Bibliographie

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Bibliographie

Bibliographie sélective(par ordre alphabétique d’auteur)

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Delbaere Denis, Paysages de la ville la fabrique contemporaine de l’espace public, Elipses, 2010

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Hersek Bosna, Once upon the time in Anatolia, Memento films, 2011

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