Cahier du CEHD n° 35, « La représentation du héros dans la culture de la gendarmerie, XIXe-XXe...

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1 LA REPRÉSENTATION DU HÉROS DANS LA CULTURE DE LA GENDARMERIE XIX E - XX E SIÈCLES Actes de la journée d’études organisée par la commission d’histoire socioculturelle des armées du CEHD en partenariat avec le département Gendarmerie du SHD * PARIS, ÉCOLE MILITAIRE 31 JANVIER 2008 * Sous la direction de Claude d’Abzac-Epezy & Édouard Ebel CAHIER N°35 2008

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LA REPRÉSENTATION DU HÉROS DANS LA CULTURE DE LA

GENDARMERIE

XIXE- XXE SIÈCLES

Actes de la journée d’études organisée par la commission d’histoire socioculturelle des armées du

CEHD en partenariat avec le département

Gendarmerie du SHD *

PARIS, ÉCOLE MILITAIRE 31 JANVIER 2008

* Sous la direction de Claude d’Abzac-Epezy

& Édouard Ebel

CAHIER N°35

2008

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SGA/SMG impressions

3e trimestre 2008

ISBN : 978-2-11-096522-6

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SOMMAIRE

Jean-Noël Luc

l’ouverture d’un nouveau chantier 5 Claude d’Abzac-Epezy et Édouard Ebel 15

Introduction 15 Aurélien Lignereux 23

L’impossible champ d’honneur ? Les gendarmes face aux rébellions (1800-1860) 23

Arnaud-Dominique Houte 39 L’invention d’un panthéon professionnel : la gendarmerie du XIXe siècle

et ses héros 39 Édouard Ebel 53

Le processus d’héroïsation du maréchal Moncey, figure emblématique de la gendarmerie 53

Olivier Buchbinder 79 Les parrains de promotion de l’école des officiers de la gendarmerie

nationale 79 Bernard Mouraz 87

Gendarmerie et résistance : mémoire, identité, refoulement ? 87 Frédéric Erzen 96

La célébration de la figure du gendarme au travers des lieux de mémoire 96

Résumés 109 Les auteurs 113

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Avant-propos

L’OUVERTURE D’UN NOUVEAU CHANTIER

JEAN-NOËL LUC

Il y a dix ans, Minerve, le précieux inventaire des travaux universitaires en histoire militaire recensait seulement sept sujets sur la gendarmerie contre plusieurs dizaines sur l’armée de Terre, la Marine et l’armée de l’Air1. Plusieurs raisons expliquaient ce retard de la recherche historique sur l’héritière de la maréchaussée2 : la particularité d’un corps jugé trop militaire ou pas assez selon les préoccupations des chercheurs, le désintérêt de l’historiographie pour les forces de l’ordre, le poids de la mémoire collective de la contestation et la propre méfiance de l’institution concernée, qui se contentait fort bien d’une ego-histoire ancienne et prolixe. Le bilan était facile à dresser : la gendarmerie restait un objet d’étude ignoré ou marginalisé. Avant l’année 2000, aucune université, aucun organisme, n’avait estimé que son histoire méritait de faire l’objet d’un colloque.

Les premiers pionniers sont apparus principalement, à partir des années 1980, parmi les historiens, anglo-saxons puis français, de la police ou du maintien de l’ordre et parmi des spécialistes de sciences sociales3. Mais l’essor durable des travaux historiques sur la gendarmerie a surtout résulté de trois initiatives : la création, en 1995, du Service historique de la gendarmerie nationale (SHGN), devenu en 2005 le département gendarmerie du service historique de la Défense (DG-SHD)4, l’ouverture, en 1999, d’un séminaire annuel – Gendarmerie, identité nationale, sécurité intérieure et Défense, XVIIIe-XXe siècles – à Paris IV-

1 CEHD, Minerve. Histoire militaire et histoire de la Défense, ADDIM, 1997, 98 p. 2 Sur ces entraves, voir Jean-Noël LUC, « La gendarmerie au XIXe siècle. “ Une arme inconnue ” », dans Jean-Noël LUC (dir), Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 16-20. 3 Tous ces pionniers sont présentés dans le texte cité supra. Parmi ex figure François DIEU, dont l’ouvrage tiré de sa thèse (Gendarmerie et modernité, Étude de la spécificité gendarmique aujourd’hui, Paris, Montchrestien, 1993) marque le point de départ d’une véritable « sociologie gendarmique ». 4 Depuis sa création, en 1995, ce service a multiplié les initiatives : ouverture d’une médiathèque, transfert en région parisienne d’une grande partie des archives de l’arme, réalisation d’inventaires et de récolements, création d’un site, inclus ensuite dans celui du SHD, enquêtes orales, rédaction de numéros spéciaux, publications d’articles, d’ouvrages et d’un guide de recherche, interventions dans des manifestations scientifiques, organisation ou co-organisation d’expositions, de journées d’études et de colloques.

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Sorbonne et la signature, l’année suivante, d’une convention entre cette université et la Direction générale de la gendarmerie nationale. Depuis cette étape, des impulsions régulières ont assuré l’institutionnalisation et la vitalité du nouveau chantier. Les travaux universitaires soutenus sur l’histoire de la gendarmerie entre 1999 et 2007 s’élèvent au moins à 130 maîtrises, DEA ou mastères (dont 86 – les deux tiers – à Paris IV) et à 6 thèses (à Paris IV ou en co-tutelle avec cette université). Plusieurs colloques et journées d’étude ont été organisés, parfois avec le concours du SHGN ou de la Société nationale de l’histoire et du patrimoine de la gendarmerie (SNHPG)5, fondée en 2005. Des communications sur l’histoire de la gendarmerie sont régulièrement présentées à d’autres colloques6. Et les publications se sont, elles aussi, multipliées, en associant les inventaires d’archives et les autres instruments de travail (dont un volumineux guide de recherche7), les articles, les numéros de revues8 et les livres, dont plusieurs études collectives9, indispensables pour faire connaître les résultats des travaux universitaires.

On ne se félicitera jamais assez de la disparition des tabous et des soupçons. Le destin et les missions des gendarmes, y compris le maintien de l’ordre, sont enfin devenus des objets d’histoire légitimes, au même titre que les opérations militaires classiques ou les troubles provoqués par l’oppression politique, économique ou sociale. Des chercheurs et des étudiants ont ouvert des pistes 5 « La Gendarmerie au XIXe siècle » (2000, Paris IV-SHGN) ; « Gendarmerie et gendarmes du XXe siècle » (2003, Paris IV-SHGN) ; « La gendarmerie, les gendarmes et la guerre » (2005, Paris IV-SNHPG) ; « La gendarmerie et les gendarmes pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre l’État et la nation » (2006, Paris IV-SNHPG) ; « Gendarmerie et transition(s) politique(s) au XIXe siècle » (2006, Rennes II) ; « La gendarmerie, force urbaine, XVIIIe-XXIe siècles ? » (2007, Paris IV-SNHPG) ; « Le héros dans la culture de la gendarmerie nationale aux XIXe-XXe siècles » (2008, CEHD) ; « Regards croisés sur les historiographies française et turques du maintien de l’ordre » (2008, Institut français des études anatoliennes-Université du Bosphore). 6 Par exemple au colloque organisé à Caen en mars 2007 : « Être policier : les métiers de police(s) en Europe XVIIIe-XXe siècles » (CRHQ Caen – CESDIP – GERN - Centre d’Histoire du XIXe siècle, Paris I – Paris IV – IRHIS, Lille III). Actes à paraître aux PUR : Dominique KALIFA et Vincent MILLIOT (dir.), Métiers de police. Être policier en Europe, 18e-20e siècles. 7 Jean-Noël LUC (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherches, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, 1105 p. 8 « Gendarmerie nationale », n° 213 de la Revue historique des armées, 1998 (réédité comme numéro spécial en 2000) ; Jean-Noël LUC et le SHGN (dir.), « La Gendarmerie, de la Révolution à l’Entre-deux-guerres », hors-série Histoire, RGN, 2000, 162 p. ; Edouard EBEL (dir), « La Gendarmerie au XXe siècle », hors-série Histoire, n° 3, RGN, 2002, 162 p. ; Jean-Noël LUC (dir.), « Figures de gendarmes », Sociétés & Représentations, n° 16, septembre 2003, 378 p.; « La violence d’État. Les fragiles naissances du maintien de l’ordre en France (1800-1930) », dossier de Déviance & Sociétés, n° 32, 2008-1 (avec notamment quatre communications à l’une des séances du séminaire de la Sorbonne). 9 Jean-Noël LUC (dir), Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, op. cit.; Pascal BROUILLET (dir.), De la maréchaussée à la gendarmerie : histoire et patrimoine, Maisons Alfort, SHGN, 2003, 216 p. ; Marc BERGÈRE (dir.), « Gendarmerie et transition(s) politique(s) au XIXe siècle », Actes de la journée d’études du 2 avril 2006, Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 114, n° 2, juin 2007 ; Jean-Noël LUC (dir), Gendarmerie et gendarmes du XXe siècle, à paraître en 2009 aux PUPS.

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fructueuses, à l’écart des voies opposées et stériles de l’hagiographie et du réquisitoire. Des responsables de l’arme ont découvert la contribution irremplaçable des historiens professionnels à la valorisation de son patrimoine archivistique et de sa mémoire. Des observateurs extérieurs ont signalé la fécondité du « défi gendarmique », selon la formule de Vincent Milliot, au sein du renouveau récent de l’histoire de la police ou des travaux sur l’histoire de la Défense10. Et l’élan se poursuit, y compris en dehors de Paris IV, grâce aux initiatives de plusieurs établissements, comme Rennes II, Caen, Montpellier III, Dijon, Le Mans, Louvain, les IEP d’Aix-en-Provence et de Toulouse ou le CESDIP, pour ne citer qu’eux. Il faut s’en réjouir. L’histoire de la gendarmerie n’appartient à aucune institution : elle ne continuera de progresser que si les travaux se multiplient dans des lieux différents et selon plusieurs approches.

Le dynamisme de ce nouveau chantier ne doit pas masquer sa jeunesse. À la différence des autres champs de l’histoire du monde militaire et de la Défense, l’histoire de la gendarmerie ne dispose pas du soutien ancien de plusieurs organismes spécialisés et d’un vivier bibliographique nourri par plusieurs décennies de recherche. C’est dire que l’initiative de la commission d’histoire socioculturelle des armées du CEHD est particulièrement heureuse, et à plusieurs titres. Elle a permis à plusieurs historiens de la gendarmerie, venus des universités ou du Service historique de la Défense, de se réunir pour confronter les résultats de leurs travaux. Elle aboutit à une publication rapide. Elle apporte un éclairage original sur les valeurs de l’arme et, surtout, sur son auto-représentation, beaucoup moins traitée que d’autres sujets dans la bibliographie disponible11.

LE RAPPORT À L’HÉROÏSME D’UNE FORCE MILITAIRE PARTICULIÈRE

L’originalité de la journée d’étude organisée par le CEHD tient presque de la gageure. Le héros est un « homme qui, par son courage, sa magnanimité, son génie, accomplit des choses grandes ou périlleuses », explique le dictionnaire Larousse du XIXe siècle, avant d’ajouter : « se dit particulièrement de ceux qui

10 Parmi les comptes rendus de Gendarmerie, État et société au XIXe siècle ou du Guide de recherche, on citera notamment : Caroline DOUKI, « La gendarmerie au XIXe siècle », RHMC, n° 50-1, janvier-mars 2003, p. 190 sq ; Renée ZAUBERMAN, « Compte rendu de Gendarmerie, État et société au XIXe siècle », Crime, Histoire & Sociétés / Crime, History & Societies, vol. 7, n° 2, 2003, p. 107-116 ; Vincent MILLIOT, « Histoire des polices : l’ouverture d’un moment historiographique », RHMC, n° 54-2, avril-juin 2007, p. 174 ; Catherine DENYS, « Compte rendu de Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche », Revue du Nord, n°371, juillet-septembre 2007. 11 Cette question n’est abordée que par le quart des contributions de Jean-Noël LUC (dir.), « Figures de gendarmes », Sociétés & Représentations, op. cit., et par 11% du texte de Yann GALERA, Les gendarmes dans l’imaginaire collectif, de 1914 à nos jours, Paris, Nouveau monde Éditions, 2008, 368 p.

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s’illustrent par leurs exploits guerriers : mourir en héros12 ». Comment une force surtout policière cultiverait-elle une vertu aussi étroitement liée au champ de bataille ? Et les anciens portraits de gendarmes les plus prégnants dans l’imaginaire national ne contribuent pas à dissiper le paradoxe en déplaçant le regard vers l’activité quotidienne des brigades. Ni la figure archaïque de Pandore, ni le personnage caricatural de Cruchot, le brigadier de Saint-Tropez, n’incitent à rechercher des hommes d’exception capables de jouer l’un des quatre rôles du héros militaire (fondateur, modèle, sacrificiel ou transgressif), selon la typologie que Claude d’Abzac-Epezy et Édouard Ebel rappellent justement dans leur introduction. Le gendarme, dans le meilleur des cas, semble voué à l’application scrupuleuse, mais sans gloire, de la loi. Comment repérer et célébrer des héros dans un contexte professionnel à première vue si peu propice ?

L’enquête peut malgré tout se poursuivre si elle s’intéresse de plus près à la multiplicité des tâches confiées aux gendarmes et à la diversité de leurs représentations, au sein de l’institution et dans la société. Depuis la Révolution, les textes organiques de la gendarmerie répètent le double caractère – militaire et civil – de son service. L’héritière de la maréchaussée a conservé dans ses missions la police générale et judiciaire des gens de guerre. En période de conflit, elle assume cette responsabilité par l’intermédiaire d’unités spéciales, les prévôtés, détachées auprès des autres troupes. Au cours de la Grande guerre, par exemple, elle fournit 18 000 prévôtaux, dont 700 meurent en service13.

La gendarmerie participe aussi à certains combats en rassemblant parfois des brigades pour faire le coup de feu contre des avant-gardes ennemies (par exemple, lors des invasion de 1814 et de 1815) et en engageant des forces préexistantes (régiment de gendarmerie à pied de la garde impériale pendant la Guerre de Crimée, compagnies de garde républicaine mobile en 1939-1940, unités de la Garde pendant la campagne de Tunisie) ou des troupes créées pour l’occasion (divisions des armées révolutionnaires, légions de gendarmerie de l’armée d’Espagne, régiments de gendarmerie à pied et à cheval de la Guerre de 1870, l45e bataillon de chars légers de combat en 1939-1940, légions de garde républicaine de marche en Indochine, commandos de chasse de gendarmerie en Algérie ). Ses pertes se montent, par exemple, à 654 hommes en Indochine, dont 489 tués au combat (pour un total de 15 000 gardes républicains mobiles) et à 560 (+ 78 supplétifs) en Algérie, dont 340 au combat ou par attentat. La période de la Seconde Guerre mondiale occupe une place particulière dans cette série, puisque, sur un total de 1250 à 1600 gendarmes décédés pour faits de guerre,

12 Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, t. IX, 1873, p. 241. 13 La gendarmerie perd aussi 250 des 850 hommes versés dans des unités combattantes, Pascal BROUILLET (dir.), op. cit., p. 100.

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environ 450 sont morts pendant les campagnes de 1939-1940 et 1944-1945, tandis que 550 à 700, tués par l’occupant (en majorité fusillés) ou morts en déportation, ont payé de leur vie leur engagement dans la Résistance. Les citations accordées à certains gendarmes au cours des conflits du XXe siècle attestent une reconnaissance officielle de leurs actions d’éclat ou de leur comportement remarquable : 5 000 en 1914-1918, 4 852 en 1939-1945 (accompagnées de 351 nominations ou promotions dans l’ordre de la Légion d’honneur, 1 060 médailles militaires et 360 médailles de la Résistance), 6 362 en Indochine et 11 000 en Afrique du Nord, entre 1952 et 196214.

L’interprétation élargie de la notion de Défense depuis le milieu du XXe siècle, en réponse aux mutations du contexte international et des risques, accroît, par ailleurs, les missions militaires de la gendarmerie. Entre 1984 et 1986, elle devient la principale force de la Défense opérationnelle du territoire, conçue, à partir de 1959, pour garantir, en cas de menace subversive ou d’agression, la liberté d’action de la puissance publique, la sécurité du territoire et de la population, le maintien du potentiel économique et militaire de la nation. Le décret organique du 24 mars 2005 confirme cette orientation en rappelant que « toutes les formations de la gendarmerie nationale ont vocation à participer à la défense du territoire ».

On attribuerait à tort une finalité hagiographique à ce panorama. Il veut simplement corriger la présentation trop rapide de la gendarmerie comme une arme forcément « non-combattante » ou étrangère au dispositif de Défense, donc rappeler l’existence, en son sein, d’un vivier de héros militaires potentiels. Mais le caractère mixte de son service interdit aussi d’enquêter sur ses figures emblématiques à l’aune des seuls critères militaires.

DE L’HÉROÏSME À L’EXEMPLARITÉ : L’ÉLARGISSEMENT NÉCESSAIRE DE L’ENQUÊTE.

Sans ouvrir un débat sur la notion d’héroïsme dans le monde civil, on propose de lui ajouter ici celle de l’exemplarité pour tenir compte des multiples tâches assumées par la gendarmerie. En période de paix, les gendarmes ne sont-ils pas les militaires les plus souvent tués ou blessés en métropole pendant leur service ? On peut donc rechercher, parmi leurs actions civiles, celles qui permettent de désigner les auteurs comme « un modèle à suivre », selon la

14 Les statistiques des pertes en 1939-1945 et en Indochine, ainsi que celles des distinctions, sont extraites des contributions de Bernard MOURAZ et de Raymond DUPLAN à Jean-Noël LUC (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie…, op. cit., p. 104 - 112. Celles des pertes en Algérie sont empruntées à Jacques FRÉMEAUX, « La gendarmerie pendant la Guerre d’Algérie », dans Édouard EBEL (dir.), La gendarmerie, de l’Entre-deux-guerres aux années soixante, op. cit., p. 95-96.

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définition du mot « exemplaire » dans le Larousse15, notamment parce qu’ils ont accompli des « choses grandes ou périlleuses » hors du champ militaire proprement dit.

En raisonnant à partir des risques encourus, on retiendra des opérations difficiles de rétablissement de l’ordre, des missions d’assistance particulièrement dangereuses (depuis les secours aux victimes d’incendies et d’inondations au XIXe siècle jusqu’au sauvetage contemporain d’alpinistes en détresse), la surveillance et l’arrestation de malfaiteurs ou de terroristes et les interventions contre des forcenés ou des preneurs d’otages. Cette approche attire l’attention sur certaines unités spécialisées, comme les escadrons de gendarmerie mobile, les unités de montagne, le groupe des spéléologues, les Groupes d’observation et de surveillance (GOS) et, bien sûr, le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), créé en 1974, et son successeur, à partir de 1983, le Groupe de sécurité et d’intervention de la gendarmerie nationale (GSIGN), que les médias présentent souvent comme les unités des « super-gendarmes ». Aussi légitime soit-elle au regard de l’échelle de la dangerosité, cette sélection présente deux inconvénients pour notre réflexion. Elle laisse dans l’ombre les multiples situations banales (factions, patrouilles, vérifications d’identité, contrôles routier), au cours desquelles le gendarme – cette « cible virtuelle pour la violence », selon la formule de François Dieu16 – peut être amené soudainement à faire preuve de courage, de détermination, de solidarité, et même à risquer sa vie, pour accomplir son devoir. Elle écarte aussi les enquêtes de police judiciaire, creuset d’un autre modèle d’exemplarité professionnelle, fondé sur l’intuition, la persévérance et la maîtrise d’instruments d’expertise sophistiqués.

Si l’histoire de la valorisation officielle des activités de police judiciaire de la gendarmerie reste à construire, on dispose déjà, grâce à la maîtrise d’Inès de Giuli17, de quelques repères sur la représentation de cette mission dans les téléfilms et les feuilletons du petit écran depuis les années 1980. Deux genres s’opposent à propos de la mise en scène télévisuelle des gendarmes. La veine ironique ou franchement critique exhibe un militaire négligent et sans scrupules (Domicile adoré, 1986), des hommes stupides, qui veulent se ranger par ordre alphabétique, les plus petits devant (Le Gendarme de Saint-Tropez par les Cocoricoboys, 1987), un brigadier incompétent, arbitraire et mesquin (Imogène,1989-1996), des personnages vaniteux et moins modernes que les policiers (Chien et chat, 1992-1995) ou des prétentieux médiocres, responsables d’énormes bavures (Á fond la caisse, 1998). En réaction contre cette galerie d’anti-héros, d’autres productions mettent en scène les exploits d’un OPJ habile 15 Pierre LAROUSSE, op. cit., t. XIII, p. 1187. 16 François DIEU, op. cit., p. 259. 17 Inès de GIULI, « Itinéraire du gendarme, personnage de fiction sur le petit écran », 1986-2003, maîtrise, histoire, sous la direction de Jean-Noël LUC, Paris IV, 2003, 205 p.

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(L’homme au képi noir, 1986), les investigations d’un colonel charismatique et perspicace (Ferbac, 1991-1994), les multiples prouesses de l’adjudant-chef Florent, grâce notamment à son intuitions et à son sens du dialogue, précieux pour mener des enquêtes (Une femme d’honneur, 1996-2007) ou les succès d'une unité spécialisée dans les affaires criminelles complexes (Section de recherche, depuis 2006). Dans toutes ces fictions, l’image flatteuse du gendarme se construit toujours autour du personnage de l’enquêteur qualifié et talentueux.

QUELQUES PISTES DE RECHERCHE

Un premier chantier peut s’ouvrir autour de l’émergence, ou non, de figures héroïques ou exemplaires dans les représentations officielles et la culture professionnelle de la gendarmerie. On sait que ses insignes privilégient la symbolique de l’arme sur la personnalité et l’originalité de chaque unité18. La même logique globalisante inspire-t-elle l’élaboration de son panthéon ? Peut-on appliquer aux gendarmes le jugement de l’un des leurs, le capitaine Henri Seignobosc, sur le destin des policiers des brigades mobiles tués en service : « Héros obscurs, ils tomberont souvent sous les coups des bandits, et leurs noms, tirés pour quelques heures de l’ombre, disparaîtront ensuite dans l’éternel oubli19 » ?. La gendarmerie consacre-t-elle durablement des gestes individuels mémorables ou s’en sert-elle momentanément pour célébrer avant tout la qualité de l’ensemble du corps ? On ne peut pas répondre à ces questions sans considérer l’évolution de l’arme, de son organisation, de ses missions et de ses rapports avec l’État et la société. Les mutations de la culture gendarmique dépendent en partie de l’existence, ou non, d’une direction autonome, d’un processus de professionnalisation, d’un mouvement associatif, d’une remise en cause de l’institution, pour ne citer que ces facteurs. C’est dire que les contributions éventuelles des héros ou des gendarmes exemplaires aux autoportraits officiels doivent toujours être contextualisées, comme s’y emploient d’ailleurs les textes rassemblés ici.

L’étape suivante conduit à analyser les figures valorisantes que les responsables de l’arme ou des associations de retraités diffusent, et associent parfois, selon les époques, les enjeux, les vecteurs20, les types de distinction et 18 Anthony JACQUET, « Les insignes de la gendarmerie nationale, outils de communication interne ou externe » ?, master II, sous la dir. de Jean-Noël LUC, Paris II, 2008, p. 83 et 87. 19 Henri SEIGNOBOSC, Une arme inconnue. La gendarmerie. Paris, Charles-Lavauzelle, 1912, p. 43-44 (citation aimablement communiquée par Laurent LOPEZ). 20 Les matériaux de l’autoreprésentation officielle de l’arme rassemblent des discours (notamment ceux de la presse officielle), les uniformes, l’équipement et les emblèmes des gendarmes (insignes, drapeaux, médailles, répertoire musical et chants), les matériels d’information réalisés par des services spécialisés, comme l’actuel SIRPA (prospectus, brochures et affiches, expositions, films et vidéos documentaires ou publicitaires, sites internet) et les lieux de mémoire ou les cérémonies qui assurent la mise en scène de l’arme (casernes, musées, salles d’honneur et de tradition,

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les publics visés. Quels modèles incarnent les gendarmes donnés en exemple, non seulement au personnel de l’institution, mais aussi aux autres militaires, aux policiers et à l’opinion publique ? Quels ancêtres glorieux ou quels contemporains illustres – et avec quelle répartition entre les sexes – sont convoqués pour entretenir la fierté du corps et le sentiment de sa particularité ? Quels personnages sont valorisés pour préserver ses intérêts au sein de l’appareil d’État, rappeler sa militarité, s’imposer à la population ou entretenir sa popularité ? Le soldat paysan discipliné ? Le défenseur de la loi, victime du service quotidien ? L’adversaire tenace des brigands ? L’agent du maintien de l’ordre maître de lui ? Le briseur de grève efficace ? Le serviteur fidèle du régime ? L’officier de police judiciaire perspicace ? Le secouriste intrépide21 ? Le sportif victorieux ? Le spécialiste du contre-espionnage ou de la lutte antiterroriste ? Le guide des convois sous la mitraille ? Le résistant ? Le combattant des guerres de décolonisation ?

En déplaçant le regard vers les gendarmes, on pourra ensuite étudier leurs réactions devant les personnages emblématiques sélectionnés par l’institution. Ces réactions transparaissent dans les autobiographies et la presse corporative, apparue à partir des années 1830, mais aussi dans les rapports de la hiérarchie, les registres des unités, les dossiers de pension, les dossiers des distinctions, qui révèlent des approbations ou des rejets, des conduites modèles ou des transgressions. On essaiera ainsi de discerner l’adaptation ou l’inadaptation de certains modèles à l’expérience du gendarme départemental, les divergences entre les officiers et la troupe et les mécanismes de l’intégration, ou non, des figures de l’héroïsme ou de l’exemplarité dans la culture identitaire de l’arme. Une fois encore, l’approche diachronique est indispensable, notamment pour apprécier la résistance ou l’érosion de la culture professionnelle de la modestie et de la discrétion prisée par les gendarmes du XIXe siècle.

En renversant la perspective, on élargira l’enquête à la place éventuelle des figures mémorables dans les images de gendarmes répandues, à chaque époque, chez les gouvernants, les autres militaires, les magistrats, les policiers et, plus

monuments commémoratifs, noms des promotions des écoles, manifestations militaires, grandes parades et journées « portes ouvertes »). Sur ce corpus, voir Jean-Noël LUC, « Du bon usage de l’histoire des représentations des gendarmes », dans Jean-Noël LUC (dir.), « Figures de gendarmes », Sociétés & Représentations, op. cit., p. 9. 21 À titre d’exemple, on pourra consulter, en plus de l’article d’Arnaud-Dominique HOUTE publié infra, Cyril CARTAYRADE, « Assister et secourir au XIXe siècle : l’exemple des gendarmes du Puy-de-Dôme », RGN, hors série histoire n° 2, 2000, « La gendarmerie de la Révolution à l’entre-deux-guerres », sous la dir. de Jean-Noël LUC et du SHGN, p. 49-53 et Xavier PERINET-MARQUET, « Militaire, juriste et protecteur : le gendarme des années 1950 et 1960 d’après la Revue d’études et d’informations de la Gendarmerie nationale », Jean-Noël Luc (dir.) « Figures de gendarmes », Sociétés & Représentations, op. cit., p. 65-76 (cet article montre notamment la reconnaissance croissante, à partir de la fin des années 1950, des risques pris par les gendarmes sauveteurs. Les promotions 1958 et 1960 de l’EOGN portent chacune le nom d’un officier – lieutenant Collard et capitaine Blazy – tué lors d’une mission de sauvetage, le premier, en montagne, le second, lors de la rupture du barrage de Malpasset).

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largement, dans l’opinion publique. Les médias fournissent ici des matériaux privilégiés pour identifier des représentations collectives dont ils sont à la fois l’inspirateur et le reflet. Sans doute prêtent-ils aux gendarmes mis en scène des visages et des gestes parfois bien éloignés de leurs profils et de leurs pratiques véritables. Le personnage créé par un chansonnier, un dessinateur, un romancier ou un cinéaste n’est jamais la copie conforme d’un membre de la gendarmerie, même s’il lui emprunte plusieurs de ses traits. C’est une figure modelée, retouchée, instrumentalisée, en fonction des besoins de la parodie, de l’intrigue, de la polémique ou de la publicité. Mais cette figure ne doit pas être négligée par l’histoire de la culture et de l’autoreprésentation d’une institution qui construit en partie ses autoportraits contre les stéréotypes exogènes, parasites ou dévalorisants. Pandore a été l’un des concurrents les plus résistants. Après l’avoir longtemps dénoncé, le discours officiel choisit de le récupérer pour mieux l’éliminer. Dans les années 1930, la Revue de la Gendarmerie s’approprie la vieille silhouette populaire tout en soulignant son anachronisme face à un nouveau personnel, instruit, qualifié, motorisé, qui symbolise l’entrée du corps dans la modernité22.

L’argumentation d’Antoine Prost en faveur d’une histoire « sociale et culturelle, indissociablement », donc attentive à « l’enracinement social et humain » des images et des idées23, incite à pousser plus loin l’investigation. On a exclusivement considéré jusqu’ici les traits, l’usage et l’audience des figures de gendarmes héroïques ou exemplaires. Mais, à la différence des archétypes ou des personnages de fiction, les portraits des hommes et des femmes distingués par l’institution renvoient à des êtres réels et à de vraies actions. Pourquoi s’intéresser seulement à la reconnaissance ou à l’utilisation officielle des gestes de bravoure, de dévouement civique, de légalisme, pour ne citer que ces valeurs parmi celles de la morale professionnelle de la gendarmerie24 ? Si les représentations méritent toute l’attention du chercheur, ne serait-ce qu’en raison des enjeux qu’elles révèlent, elles ne doivent pas masquer, en amont, les actes originaux et leurs auteurs. Pourquoi ne pas les traiter, eux aussi, comme des objets d’étude ? Par peur d’être accusé de glisser vers l’ego-histoire hagiographique ou le discours commémoratif ? Il est facile de limiter ce risque en appréciant scrupuleusement la réalité des faits, grâce à l’ensemble des sources disponibles, puis l’instrumentalisation, voire la reconstruction, dont ils peuvent être l’objet. En prenant ces précautions, il n’y a aucune raison de ne pas reconstituer la micro-histoire des comportements remarquables de certains

22 Aude PIERNAS, « L’image de la gendarmerie dans la Revue de la Gendarmerie des années trente », maîtrise, sous la dir. de Jean-Noël LUC, Paris IV, 2002, p. 215-250. 23 Antoine PROST, « Sociale et culturelle, indissociablement », dans Jean-Pierre RIOUX et Jean-François SIRINELLI (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 133. 24 François Dieu, op. cit., p. 201 sq.

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gendarmes, non seulement dans des contextes particuliers (combats, Résistance, lutte antiterroriste, secours aux individus, police judiciaire), mais aussi au cours de missions quotidiennes devenues brusquement périlleuses. Les actes mémorables accomplis au cours du service quotidien méritent d’autant plus de retenir l’attention qu’ils peuvent éclairer les formes les plus banales du métier, voire les profils des personnels, grâce à la documentation exceptionnelle dont ils sont l’objet25. Un premier échantillon pourra être établi, après une sélection et une recherche d’informations complémentaires aussi poussée que possible (par exemple, dans la presse nationale et locale), en consultant la presse officielle et corporative, les historiques des légions, les livres d’or et les autres inventaires26, les listes des « tués ou blessés en service commandé27 » et, lorsque c’est possible, les dossiers de distinctions et ceux du versement éventuel d’une pension à la veuve. Restera ensuite à tenter de comprendre certains comportements héroïques ou exemplaires en élargissant l’enquête au delà de l’influence incontestable de chaque contexte.

On peut espérer trouver quelques éléments explicatifs dans les trajectoires socio-professionnelles, les cursus de formation, les états de service, mais aussi, lorsque les sources le permettent, et parce que les facteurs individuels sont ici essentiels, dans certains traits de personnalité.

Les pistes de recherche s’avèrent finalement plus nombreuses qu’on ne l’imaginait au premier abord. Elles rejoignent quelques-uns des principaux thèmes d’étude de l’histoire de la gendarmerie : les formes et l’expression de sa militarité, sa conversion, depuis la fin du XIXe siècle, à une police de proximité28 récemment revalorisée, son engagement accentué dans la police judiciaire depuis les années 1960. Et elles invitent, en prime, à croiser l’histoire des représentations avec celle des individus et des faits. C’est dire que le sujet de cette rencontre n’est pas seulement original : il est fécond.

25 À titre d’exemples, voir l’exploitation de deux échantillons de dossiers de policiers parisiens victimes du devoir : 64 entre 1854 et 1913 (Quentin DELUERMOZ, « La police en tenue dans l’espace parisien,1854-1913 : la construction d’un ordre public », doctorat sous la dir. de Dominique Kalifa, Paris I, 2006, p. 100 et 503 sq.) et 165 entre 1900 et 1950 (Christian CHEVANDIER, étude en cours sur l’histoire sociale des policiers parisiens dans la première moitié du XXe siècle). 26 Raymond DUPLAN (major), Dictionnaire des gendarmes morts au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), t. I : Les gendarmes morts aux armées, Vincennes, SHD, 2008 (l’ouvrage présente les biographies des 540 victimes des campagnes de 1939 à 1945 ; les volumes suivants traiteront des morts durant l’Occupation et la Libération). 27 Bien que ces listes incluent des gendarmes victimes d’accidents, elles constituent un bon point de départ pour repérer des gestes courageux dans des situations difficiles. Les statistiques disponibles entre 1900 et 2001 ont été rassemblées par Raymond DUPLAN dans Jean-Noël LUC (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie…, op. cit., p. 108. 28 Arnaud-Dominique HOUTE, Le métier de gendarme au XIXe siècle, Rennes, PUR, (à paraître en 2009.)

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Introduction

HÉROÏSME ET CULTURE MILITAIRE

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY ET ÉDOUARD EBEL

Depuis 2006, la commission d’histoire socioculturelle des armées du CEHD consacre ses travaux à l’étude de l’héroïsme dans la culture militaire. Sociologues et historiens ont démontré que la fabrique des héros tient en grande partie du discours qui magnifie et orchestre des parcours ou des vies sortant de l’ordinaire. Cette fonction didactique donne un sens aux actes des hommes et permet de vulgariser auprès des masses un système de valeurs. Autour de ces personnages s’articulent des comportements, une cohérence, une pensée. Dans le prolongement de la sociologie de Durkheim, il faut donc considérer les héros comme le produit de la collectivité qui les célèbre.

Ces conduites exemplaires acquièrent une dimension qui tient du spectacle, régulièrement mise en scène par des rites commémoratifs, des publications, et par l’inscription des hauts-faits dans l’espace public. À l’instar de Georges Dumézil, on peut penser que dans une grande majorité de civilisations, l’exploit est « un bon placement »1. Militaire, sportif ou même intellectuel, accompli pour une communauté, il structure la société. Mais le parcours du héros est semé d’embûches ! Il lui faut résister au temps et à l’oubli, ce qui suppose un travail de perpétuation de la mémoire et une lecture sans cesse répétée ou renouvelée des exploits. D’autres héros potentiels sont sur des listes d’attente, ce qui montre bien que l’identité de ces hommes est une construction.

Par nature l’historien se méfie de ces figures de proue – arbitrairement choisies pour « construire » l’histoire – que l’on cite en exemple. Une partie de son travail conceptuel consiste d’ailleurs à les démythifier pour leur octroyer un visage humain et les replacer dans un contexte. Mais ce travail ne peut s’arrêter là : le récit héroïque doit étudié avec les méthodes des sciences historiques. Le processus d’héroïsation est à cet égard un révélateur utile de l’histoire des opinions politiques, des mentalités ou des perceptions et s’inscrit donc pleinement dans le champ de l’histoire socioculturelle.

Le héros guerrier est certainement bien aussi ancien que la guerre elle même. L’étymologie du mot héros nous apprend d’ailleurs que ce terme est un emprunt

1 Georges DUMÉZIL, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, PUF, 1969, p. 101.

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du grec « hérôs », c’est-à-dire un chef militaire de la guerre de Troie comme Ulysse ou Agamemnon2. Après un Moyen-âge baigné par les exploits des héros de chansons de geste, l’époque moderne exalte la figure royale du grand chef militaire victorieux puis rompt peu à peu avec cette image et lui substitue celle du « grand homme ». Voltaire n’hésite pas à railler l’héroïsme militaire : « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable, les saccageurs de provinces ne sont que des héros3 ». L’émergence des nationalités au XIXe siècle amène avec elle le retour de héros nationaux contre lesquels Hegel s’élève : « Malheur au peuple qui a besoin de héros ! ». Au XXe siècle, les guerres – froides ou chaudes – et les décolonisations entraînent l’apparition de nouveaux héros combattants qui permettent à chacun de s’identifier à une cause ou à un camp. De leur côté, le sport et la société de consommation créent de nouvelles figures, les stars, et des moyens de promotion : le « star system ».

Aujourd’hui le héros est à nouveau un thème en vogue chez les historiens des perceptions et des représentations4. Cependant, son étude dépasse largement le champ des sciences historiques. Les experts militaires du département d’État américain considèrent que la manière de raconter la guerre et la fabrication d’icônes médiatiques font partie intégrante de la stratégie, cette nouvelle tendance étant désignée sous le vocable de storytelling5. Les chercheurs en sciences politiques se penchent sur les liens entre héroïsation et totalitarisme6. Les ethnologues et les anthropologues, mais aussi les philosophes7 et les spécialistes de la littérature s’intéressent aussi à l’héroïsme et en font l’objet de séminaires et de colloques8. Ces recherches sont diffusées vers un public élargi : entre septembre 2007 et avril 2008, une exposition à la Bibliothèque nationale a été consacrée au « héros, d’Achille à Zidane » et un livre en a été issu9.

2 Alain REY, Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 2000, t. 2, p. 1711. 3 Voltaire, Lettre à Thieriot, 15 juillet 1735. 4 On pourra consulter par exemple Melvin Charles SMITH, Awarded for Valour, a history of the Victoria Cross and the evolution of British Heroïsm, Palgrave Macmillan, 2008, 296 p. 5 Tony CORN, « Clausewitz in Wonderland », Policy Review, sept. 2006, article téléchargeable en avril 2008 sur le site www.hoover.org. 6 Un numéro de la revue Totalitarian movement and Political Religions (vol 8, n°3/4 september/december 2007, p. 451-547) est consacré à « Héroisation and demonisation in totalitarian regimes », dossier dirigé par Peter LAMBERT et Robert MALLET avec JIE-HYUN Lim. 7 Ainsi Jean-Pierre ALBERT, directeur d’études à l’EHESS, « Pourquoi les héros nationaux sont-ils souvent des vaincus ? », Penser la défaite, sous la direction de P. CABANEL et P. LABORIE, Toulouse, Privat, 2002, p. 21-27. 8 Pierre CENTLIVRES (dir), « La fabrique des héros », Mission du patrimoine ethnologique, Cahier n° 12, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1999, 318 p. 9 Marc TOURRET et Odile FALLU (dir.), Héros, d’Achille à Zidane, Paris, BNF, 2007

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Sans perdre de vue ces recherches pluridisciplinaires, la commission d’histoire socioculturelle des armées s’est fixé pour objectif de mesurer la spécificité historique du héros militaire par rapport aux héros nationaux ou aux « grands hommes » et d’étudier quand, comment et pourquoi certaines figures héroïques s’imposent à l’intérieur comme à l’extérieur des forces armées.

Différents sujets ont été abordés par les conférenciers et feront l’objet d’un cahier à venir. Ils portent sur des périodes s’étendant du Moyen-âge aux premières années du XXIe siècle et traitent des cultures des trois armées, terre, air et mer, aussi bien que de celles de groupes plus restreints : la noblesse d’Ancien Régime, les parachutistes, les sous-mariniers, les zouaves, les pilotes de chasse… Au cours des débats est apparue très nettement la nécessité d’associer le héros à son public et de bâtir ainsi une double typologie, celle des différents groupes disposés à rendre un culte (famille, unité, armée, institution, association, nation, grand public) et celle des différentes figures archétypales.

On a pu ainsi distinguer quatre types de héros : le héros fondateur, qui a une fonction généalogique et permet de souder les différents membres d’une famille ou d’un groupe ; le héros modèle, qui permet, par le souvenir de ses actions d’éclat, de donner l’exemple de la perfection dans le métier des armes et a donc une fonction pédagogique ; le héros sacrificiel, qui ouvre la voie à l’acceptation de la mort et a donc une fonction mystique ; le héros transgressif, qui est créateur de valeurs nouvelles, à l’image des soldats de la résistance.

Parfois, certains héros arrivent à opérer la synthèse entre ces figures archétypales et ces publics. Georges Guynemer est à la fois un héros national, un héros pour l’institution (l’armée de l’air) et un héros pour l’arme (la chasse). Il cumule également les fonctions généalogique, pédagogique, mystique et transgressive. Un tel syncrétisme est extrêmement rare et, le plus souvent, le processus qui amène la cohésion d’un groupe autour d’une figure tutélaire de héros ne se produit pas.

Très vite, il est apparu que la gendarmerie soulevait une problématique particulière, précisément parce que les héros, figures rares, souvent récentes, controversées ou reconstruites ne généraient pas le même processus d’identification à un modèle que dans d’autres armes ou armées. Comme le souligne la problématique soulevée par Jean-Noël Luc dans son avant-propos, la définition du héros de la gendarmerie est complexe. Le sujet suscitait néanmoins un enthousiasme certain de la part de plusieurs chercheurs ou praticiens de la mémoire et des archives, à tel point qu’il devint vite évident que le thème ne pourrait être épuisé en une seule séance de la commission. Une journée d’étude s’imposait pour prendre connaissance des travaux récents et confronter les différents points de vue sur les rapports particuliers que cette armée entretient avec la figure du héros.

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Cette journée d’études s’est déroulée le 31 janvier 2008 à l’amphithéâtre Suffren de l’École militaire. Le colonel Dominique Renault, chef du département gendarmerie du Service historique de la défense (SHD/DG) a ouvert les travaux. La première partie, consacrée au XIXe siècle, a été présidée par Xavier Boniface, maître de conférences à l’Université du littoral et chercheur auprès de l’UMR 8529 IHRiS de Lille III ; la seconde partie par le général Philippot, ancien chef du service historique de la gendarmerie nationale.

Les communications réunies dans ce cahier montrent que, dans la gendarmerie nationale, le processus d’héroïsation est atypique et compliqué. Au cours de la première séance, les trois intervenants ont établi l’impossibilité de bâtir une véritable épopée de la gendarmerie au XIXe siècle. À partir de l’étude des rébellions en France au cours de la première partie du siècle, Aurélien Lignereux souligne combien l’ethos gendarmique, fait de grandeur obscure et d’application sans gloire du règlement, se distingue de l’idéal héroïque. Arnaud-Dominique Houte étudie comment, à la fin du XIXe siècle, des publications corporatistes tentent de diffuser des récits édifiants de « belles actions », mais montre également combien cette production heurte la culture professionnelle du corps. À travers la figure du maréchal Moncey, analysée par Édouard Ebel, la gendarmerie trouve un homme illustre qui joue le rôle de père fondateur de l’institution, mais le processus d’héroïsation de ce personnage montre la complexité et la fragilité du héros de la gendarmerie. Durant la seconde moitié du XXe siècle, l’héroïsation devient possible à travers les figures de gendarmes résistants ou de combattants des guerres de décolonisation qui se taillent une part importante dans le choix des noms de promotion – décrits par Olivier Buchbinder – et sur les monuments commémoratifs analysés par Frédéric Erzen. À travers l’étude approfondie du mythe résistancialiste dans la gendarmerie, Bernard Mouraz montre que cet hommage est en grande partie une reconstruction destinée à refouler le passé des années sombres et imposer l’image d’une gendarmerie majoritairement résistante.

L’ensemble de ces communications amène ainsi à réfléchir sur la façon dont une institution cherche à utiliser le passé. Loin d’être un phénomène spontané, l’héroïsation répond à une « économie de l’hommage » et doit avoir une valeur ajoutée. Dans la gendarmerie, cette valeur ajoutée n’est pas toujours au rendez-vous. En effet, les héros y sont presque toujours des hommes de terrain, de simples gendarmes, « des braves hommes plutôt que des braves10 ». La glorification des actions d’éclat n’est donc pas toujours compatible avec les exigences du métier et de la discipline. Seul l’engagement de la gendarmerie au front – qu’il s’agisse de la deuxième guerre mondiale ou des conflits de décolonisation – permet l’émergence de héros à l’image des autres armées.

10 Selon l’expression du général Philippot.

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Cependant, ceux-ci se cantonnent dans leur rôle de héros sacrificiel et échouent à jouer celui de modèle professionnel.

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PREMIÈRE PARTIE

ENJEUX ET FIGURES DE L’HÉROÏSATION AU XIXE SIÈCLE

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L’IMPOSSIBLE CHAMP D’HONNEUR ? LES GENDARMES FACE AUX RÉBELLIONS (1800-

1860)

AURÉLIEN LIGNEREUX

Dans le contexte des luttes politiques et sociales de la IIe République, et alors que culmine le sentiment d’une crise d’autorité, la presse conservatrice s’interroge sur les racines du mal, un mal qu’elle impute volontiers à un esprit national frondeur et prompt à la dérision. Journalistes et essayistes multiplient alors les apologies du gendarme dans l’espoir de redresser l’autorité à sa base, à l’exemple du Journal des Débats. Un article du 20 novembre 1850, relayé par la presse provinciale et professionnelle, développe ainsi, en des termes frappants, une argumentation déjà banale sur le dévouement sublime mais méconnu du gendarme : « Les honneurs de la poésie sont toujours pour la résistance, pour la révolte. Les insurgés sont toujours les héros, dans l’histoire comme dans le roman ; c’est à eux qu’appartient le côté pittoresque ; pour eux les hymnes, la mise en musique, les colonnes, les épitaphes, les dédicaces. » L’uniforme n’est pas tant en cause que le champ d’action dévolu au gendarme, donnant lieu, face au soldat, à un autre contraste amèrement déploré : « La gloire a toujours eu des muses ; le devoir n’en a pas et n’en aura jamais1. »

Représentatif de la sollicitude qui entoure le gendarme depuis les années 1840, cet article a aussi le mérite de suggérer d’emblée que les hauts-faits sont en eux-mêmes muets. L’émergence de figures héroïques passe par la médiation d’une réécriture et exige une réception complice, sur la base d’un socle de valeurs partagées, que le héros du jour illustre de façon exemplaire, à l’issue d’un stéréotypage. Pour identifier les vertus mises à l’honneur, il est inutile de répertorier toute une gamme d’événements, dans la mesure où ces qualités doivent animer le gendarme quelles que soient les circonstances, qu’il s’agisse d’opérer un sauvetage ou une arrestation. Aussi, plutôt que d’examiner des belles actions désormais bien étudiées2 et qui alignent en outre les gendarmes sur

1 J. LEMOINE, Journal des Débats politiques et littéraires, 20 novembre 1850. 2 Cyril CARTAYRADE, « Assister et secourir au XIXe siècle : l’exemple des gendarmes du Puy-de-Dôme », Revue de la gendarmerie Nationale, hors-série n° 2, 2000, La gendarmerie, de la Révolution à l’Entre-deux-guerres, p. 49-53 ; Arnaud-Dominique HOUTE, Le Métier de gendarme national au XIXe siècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la monarchie de Juillet à la Grande Guerre, thèse, histoire, dir. Jean-Noël LUC et Jean-Marc BERLIÈRE, Paris IV, 2006, p. 298-304.

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un modèle qui ne leur est nullement réservé3, peut-on se centrer sur le terrain des rébellions. À la différence des interventions qui relèvent de la protection civile, souvent récompensées parce qu’unanimement appréciées, la gestion de la violence face à des populations révoltées offre un révélateur qui met à nu les tensions constitutives du corps, soumis aux exigences parfois contradictoires du service de la loi, des autorités et des habitants.

Relativement fréquents – 3 725 rébellions collectives et violentes contre des gendarmes ont pu être reconstituées dans la France des années 1800-18594 –, ces affrontements offrent un cadre privilégié pour identifier les conduites jugées dignes d’éloge par l’institution, tout en étant suffisamment remarquables pour mériter l’admiration du corps social, en dépit de la nature éminemment délicate des opérations. Cette spécificité de l’héroïsme gendarmique peut être appréhendée au fil d’une triple distinction, en fonction des situations, des discours et des modèles de référence.

L’ÉCHELLE DES RISQUES

Sans doute convient-il au préalable de souligner que l’idéal, pour l’institution et plus encore pour les gendarmes, est d’éviter le choc. Le recours à la force, et, pire, l’usage des armes, ne sont que des pis-aller. Quelle que soit son issue, une confrontation trahit la faillite de l’autorité des gendarmes. La force morale dont ils sont censés être investis « doit être telle que leur seule présence amène ostensiblement la paix, le bon ordre et le respect aux lois5 ». Néanmoins, en cas de résistance, le danger encouru peut révéler de la part d’un gendarme un courage parfois élevé au rang d’héroïsme.

Honneur aux braves

Indéniablement, une disproportion flagrante entre le nombre des gendarmes et celui des rebelles est valorisante. Encore faut-il distinguer les points de vue institutionnel et individuel. Dans le premier cas, une infériorité numérique écrasante met en cause l’évaluation des risques et l’adéquation des répliques. Déplorée par les autorités administrative et judiciaire, cette faillite dans la gestion du personnel offre au gendarme l’occasion de se distinguer à titre

3 Frédéric CAILLE, La Figure du sauveteur. Naissance du citoyen secoureur en France, 1780-1914, Rennes, PUR, 2006, 315 p. 4 Aurélien LIGNEREUX, « Force à la loi » ? Rébellions à la gendarmerie et respect de l’État dans la France du premier XIXe siècle, 1800-1859, thèse, histoire, dir. Nadine VIVIER et Jean-Noël LUC, Université du Maine, 2006, 926 p. 5 Le procureur de Marmande au ministre de la Justice, 2 août 1829, AN, BB18 1175 ; Aurélien LIGNEREUX, « La force morale de la gendarmerie. Autorité et identité professionnelle dans la France du premier XIXe siècle », Le Mouvement social, n° 223, avril-juin 2008, Faire autorité dans la France du XIXe siècle.

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personnel, au sein d’un métier par ailleurs étroitement encadré et corseté par les règlements. Pour autant qu’il faille accorder quelque crédit à l’estimation des forces en présence, il ressort qu’un gendarme doit faire face, en moyenne, à 38 adversaires. L’affrontement médian réduit certes l’écart à un attroupement de 45 individus aux prises avec trois gendarmes, mais cela ne fait que rejaillir le mérite de ceux qui parviennent à tenir tête à une masse de mécontents plus écrasante encore, à l’exemple de trois membres de la brigade de Cocumont (Lot-et-Garonne), qui, à la fête d’Argenton, conservent un prisonnier devant 600 individus ameutés6.

Ces exploits n’ont rien d’impossible. D’une part, l’armement rééquilibre le rapport de force : nombre de gendarmes réussissent à se faire jour dans la foule en dégainant le sabre ou en croisant la baïonnette, tout en veillant à ne blesser personne, sous peine de se faire écharper. D’autre part, l’ampleur de l’attroupement, gonflé par les curieux, a davantage un poids moral : le rôle décisif revient au noyau déterminé de rebelles en contact avec les gendarmes et ne reculant pas devant le corps à corps. L’échelle des mérites tient également compte de la composition des rassemblements : il n’est jamais bon, et encore moins glorieux, de lutter face à un groupe où les femmes occupent les premiers rangs, or elles sont présentes dans 41 % des heurts et les attroupés savent en jouer, conscients que la réplique de la force publique en sera émoussée.

La vraie menace pour la vie des gendarmes ne vient pas tant d’une foule frondeuse que d’un groupe résolu à en découdre, acculé à une résistance désespérée dans l’espace du foyer où les gendarmes ont fait irruption pour saisir un fils réfractaire ou un père endetté, ou bien ayant médité une vengeance sous la forme d’une embuscade au détour d’un chemin creux. De fait, c’est au sang versé qu’est mesuré l’héroïsme des gendarmes. L’efficacité est moins récompensée que le sang versé, et cela en contradiction avec les préceptes de prudence en vigueur. Dans la nuit du 31 août 1851, à Saint-Vallerin (Saône-et-Loire), deux gendarmes de Buxy, après avoir verbalisé un cabaret encore ouvert, reculent d’abord devant une cinquantaine de buveurs en colère, avant de revenir avec le reste de la brigade. Ce renfort leur permet de faire respecter la loi, sans user de violences mais sans gagner non plus l’estime du ministre, qui juge certes leur conduite convenable, mais insuffisante pour leur valoir une marque officielle de reconnaissance7.

Au total, 107 gendarmes et 247 rebelles sont tués au cours de ces 3 725 rébellions, mais le bilan est renversé au niveau des blessés déclarés (respectivement 2 221 et 742). Il est vrai que, dans ce dernier cas, l’évaluation est faussée : autant les gendarmes, à la fois acteurs et rapporteurs

6 Journal de la gendarmerie, 24 janvier 1850, p. 27. 7 Correspondance du ministre de la Guerre, 27 septembre 1851, SHD-DAT, F1 47.

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des faits, s’empressent de mentionner leurs blessures pour obtenir quelque dédommagement, justifier leur propre violence ou rehausser leur mérite, autant ils tendent à minorer celles de leurs adversaires, faute de les connaître, mais aussi par souci de correspondre à la ligne de modération prônée par leurs supérieurs, sauf lorsqu’il s’agit d’ennemis affichés du régime ou de la société. De fait, le type de conflit infléchit sensiblement la distribution des mérites.

Hommage aux défenseurs de la société

La dramatisation des circonstances du combat ne suffit pas à faire émerger des héros dans les rangs de la gendarmerie, encore faut-il que leurs adversaires fassent l’objet d’un dénigrement indispensable au cadre manichéen au sein duquel s’épanouit le héros. La rébellion, comme rejet momentané d’un acte ponctuel de l’autorité publique, se prête mal à cette diabolisation, à l’exception des heurts qui relèvent d’une contestation plus large, aux confins de la guerre civile. La lutte contre les chouans est ainsi la seule à valoir incontestablement aux gendarmes l’auréole de la gloire. Tout y concourt : l’amalgame opéré entre la chouannerie et le brigandage, les armes et la détermination des rebelles, la tournure militaire des opérations (investissements de métairie, fusillades dans un bois, embuscades).

Il n’est pas surprenant que les plus brillants états de service soient ceux des chefs de brigade en poste dans les départements de l’Ouest intérieur, à l’exemple de Dolter, maréchal des logis à Ploërmel (Morbihan). Le Journal de la gendarmerie reproduit ses faits d’armes à l’occasion de son admission à la retraite. De 1835 à 1849, ce sous-officier aura ainsi arrêté onze insoumis armés et dangereux ainsi que sept assassins, soutenu le feu de deux bandes chouannes, réprimé avec prudence et fermeté une rébellion sur le champ de foire de Kergo (Elven), et opéré un sauvetage. D’ailleurs, ces actions d’éclat, qui ont trouvé une sanction institutionnelle (cinq témoignages de satisfaction des ministres de la Guerre, de la Justice et de l’Intérieur, une mise à l’ordre du jour de la compagnie et six à celui de la légion), ne préjugent pas des autres missions accomplies par le maréchal des logis ou par ses subordonnés8.

Le mérite est à la mesure du risque encouru : au total, plus du tiers des gendarmes tués l’ont été au cours de combats contre des chouans, combats qui ne représentent pourtant que 4,2 % des heurts. Face à des chouans volontiers dénigrés en hors-la-loi irréductibles et sans scrupules, les gendarmes gagnent en crédit et en liberté d’action, assumant les pertes qu’ils font subir à leurs adversaires, avec l’appui de la majorité de l’opinion et de la presse gouvernementale. Sous une forme atténuée, ce dualisme prévaut dans l’ensemble des violences politiques, en particulier dans les affrontements contre les rouges

8 Journal de la gendarmerie de France, 21 mai 1856, p. 152.

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sous la IIe République. Dans le cadre d’une lutte transfigurée en un choc entre l’ordre et l’anarchie, le gendarme est érigé en champion de la société et de la civilisation, en une mise en scène qui culmine en décembre 1851.

À un degré moindre, ce souffle anime le récit des grandes émeutes, en particulier frumentaires. Le respect de la propriété et de l’autorité apparaissant alors comme l’enjeu de la lutte, il n’est pas rare de constater une transcription des opérations sur un mode épique. « Vous me passerez sur le corps, je mangerai plutôt mon épée jusqu’à la garde que de vous seconder », se serait exclamé le maréchal des logis de Saint-Fargeau, aux prises avec le petit peuple souhaitant redistribuer les blés à son prix, le 22 avril 18299. Les barricades érigées à Bellême (Orne), les 19-20 octobre 1839, autorisent un récit au ton enlevé : le brigadier Passart n’a-t-il pas dû à sa seule intrépidité de s’emparer de l’une d’elles10. Dans ces conditions, le Journal de la gendarmerie ne craint pas de célébrer l’héroïsme des gendarmes ayant fait face à une foule furieuse. À Dinan, le 15 novembre 1845, le sous-lieutenant Bonneau, le sabre au poing, tient en respect, « par une résolution vraiment héroïque », « 250-300 factieux » opposés à l’exportation de grains, allant jusqu’à déclarer crânement : « Nous sommes institués pour savoir mourir11 ! »

Guérilla et vastes opérations de maintien de l’ordre ne constituent toutefois qu’une mince frange d’affrontements. Quatre rébellions sur cinq confrontent les gendarmes à des situations moins légitimantes, notamment parce qu’ils font figure d’agresseurs, ayant pris l’initiative d’une arrestation à l’encontre d’un réfractaire, d’un délinquant forestier, ou d’un jeune batailleur. Les gendarmes ne peuvent espérer retirer quelque honneur en pareils cas que par une conduite sans faille et conforme aux horizons d’attente.

LA FABRIQUE DES HÉROS

Le principal atout d’une récente exposition sur ce thème à la Bibliothèque nationale de France est de souligner qu’un héros est d’abord le produit d’un discours, et qu’à chaque héros correspond un support privilégié12. À son échelle, le corpus des 3 725 rébellions, établi grâce au dépouillement croisé de plusieurs grands gisements d’archives et de sources imprimées, confirme l’importance des

9 Cité par Jean-Pierre ROCHER, « Une émeute frumentaire à Saint-Fargeau (Yonne) en 1829 », in Actes du 92e Congrès national des sociétés savantes, Strasbourg-Colmar, 1967, Paris, Impr. nationale, 1970, p. 393-415. 10 AN, F7 4113, BB18 1379 ; Gazette des tribunaux, 19-20 septembre 1839, et Journal de la gendarmerie, octobre 1839, p. 147. 11 Journal de la gendarmerie, décembre 1845, p. 399. Dans son compte rendu pour le ministre de l’Intérieur, le commandant de la compagnie des Côtes-du-Nord ne juge pas utile de mentionner ces propos, si tant est qu’ils aient été prononcés, AN, F7 3974. 12 Héros, d’Achille à Zidane, 9 octobre 2007-13 avril 2008.

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filtres et des distorsions qui s’observent d’un canal à l’autre, à partir d’un même canevas. Le tableau suivant récapitule les différents messages propres à relayer les actes héroïques des gendarmes.

Tableau 1. Formes et acteurs du discours héroïsant

DESTINATAIRES Autorités Opinion Institution

É ME T T E URS

Autorités Correspondance administrative

Avis, proclamations par voie d’affiche

Témoignage de satisfaction, décoration, arme honorifique, gratification

Opinion Plainte, pétition, lettre ouverte ou lettre anonyme

Article de presse, plaidoyer d’avocat, essai littéraire

Souscription, lettre spontanée à la presse corporatiste

Institution Procès-verbal, rapport de synthèse

Chronique du Journal de la gendarmerie

Presse corporatiste, citation à l’ordre du jour, promotion

Sans être étanches – comme en témoigne le succès concomitant de thèmes et même de termes communs tel que l’adverbe « résolument », partout en faveur dans les années 1850 –, ces discours parallèles révèlent la gamme des positionnements à l’égard du héros légitime en matière de gendarmerie.

Un discours officiel ?

Le discours officiel s’avère contrasté. La maxime est pourtant simple : quand il s’agit de faire respecter la loi, la force publique doit l’emporter sur la violence particulière13. Un tel impératif est cependant moins propre à distinguer des héros – après tout, le gendarme tenant tête à des contestataires ne fait qu’accomplir son devoir –, qu’à stigmatiser les lâches. Irrité par la faiblesse du brigadier et d’un gendarme de Faucogney, lors d’un guet-apens pour leur arracher un déserteur, le 15 juillet 1806, le préfet de la Haute-Saône justifie la punition du chef de brigade à dix jours de prison, vu que, « dans un pareil cas, il fallait maintenir force à la loi, au risque de tuer et d’être tués14 ».

En pratique, cet absolu vacille au gré des considérations politiques. Une règle prévaut toutefois : en général, lorsque les gendarmes ont été défaits (57 % des cas), les autorités les invitent à davantage de fermeté. À l’inverse, au lendemain

13 Aurélien LIGNEREUX, « La violence d’une force de l’ordre : la gendarmerie et la répression des rébellions (1800-1859) », Déviance et Société, vol. 32, n° 1, 2008, p. 47-59. 14 Le préfet de la Haute-Saône au conseiller d’État chargé du 1er arrondissement de police, 29 août 1806, AN, F7 8487.

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de répliques trop énergiques, soldées par la mort d’un habitant, la prudence et la modération sont recommandées. La conjoncture contrarie cependant ce mouvement de balancier. Les revirements se succèdent lors des périodes post-révolutionnaires, en 1830 comme en 1848 : si les nouvelles autorités préconisent initialement aux gendarmes, dont elles se défient comme agents du régime déchu, l’abstention face aux mouvements populaires, le souci de rétablir l’ordre se traduit ensuite par des mots d’ordre de plus en plus vigoureux afin de précipiter la décrue de l’agitation.

De fait, les autorités manient de pair l’éloge et le blâme afin de tracer aux gendarmes la voie honorable. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une simple appréciation en fin de correspondance, validant pour l’essentiel un palmarès honorifique établi préalablement par l’officier de gendarmerie. De manière plus conséquente, une récompense pécuniaire peut couronner une arrestation périlleuse, en dehors même des cas donnant droit à une prime. L’attribution d’une médaille marque un palier de reconnaissance supplémentaire : sur recommandation du ministre de la Guerre, le brigadier de Callac obtient la Légion d’honneur en considération de sa belle conduite lors d’une émeute contre la perception de l’octroi, au printemps 1840, tandis que ses subordonnés bénéficient d’une gratification15.

Ces distinctions visent à encourager la gendarmerie dans la voie de l’excellence. Plus rares sont les manifestations à destination de l’opinion. L’éloge prend alors la forme de propos flatteurs au détour du réquisitoire prononcé par le procureur lors d’un procès. Il arrive cependant que la défense rejette avec indignation l’image des gendarmes que tente d’imposer le ministère public. Les récompenses dont ont bénéficié les gendarmes sont alors exploitées par des avocats habiles à souligner le revers de la médaille. Tout en insistant sur la violation de domicile dont la brigade de Saint-Béat s’est rendue coupable, l’avocat d’une famille révoltée à Chaum, la nuit du 2 décembre 1825, a beau jeu de développer le contraste entre la promotion du brigadier Laporte, devenu maréchal des logis, et le sort misérable de la famille depuis cet événement (errances de la mère, départ du fils conscrit pour un bataillon colonial, expatriation du père)16.

La susceptibilité de l’opinion freine la distinction individuelle des gendarmes, souvent ressentie comme une provocation. L’irritation est parfois telle qu’une proclamation semble nécessaire. Après la fusillade d’Ajain, les 14-15 juin 1848, alors que le bruit court que la gendarmerie se serait rendue coupable de « faits monstrueux de barbarie » – on cite des enfants embrochés à la pointe de leurs sabres –, le préfet Bureau-Desetiveaux rend hommage au comportement des

15 Compagnie des Côtes-du-Nord, résumé pour avril 1840, AN, F7 3974. 16 Gazette des tribunaux, 29 août 1826.

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gendarmes lors des événements et, plus généralement, aux services rendus au quotidien par ces « vrais soldats citoyens17 ». En d’autres circonstances, des affiches officielles distribuent les mérites des différentes forces de l’ordre. Enfin, les autorités honorent parfois la mémoire d’un gendarme tué dans l’exercice de ses fonctions, en conférant un tour officiel à ses funérailles. Le choix de la victime est en général consensuel – un gendarme abattu par un chasseur ou par un forcené18.

Un discours consensuel ?

L’onction de l’opinion est en effet indispensable au sacre du héros. Il est vrai que cette caution est délicate à saisir en dehors du cadre de la presse, qui, seule, peut assurer quelque notoriété aux beaux gestes, mais qui entend aussi orienter les populations19, parfois en fonction de sa ligne politique. Il y a donc lieu d’être attentif aux héros polémiques façonnés par les journaux. Qu’en est-il, par exemple, de ce sous-officier, objet de la haine de la foule, en marge du procès à huis clos des mutuellistes, début avril 1834 ? Le conservateur Courrier de Lyon approuve sa fermeté face aux émeutiers bien qu’il ait été ensuite contraint de fuir pour échapper à la mise à mort, laissant ses agresseurs porter en triomphe son sabre et sa croix d’honneur avant qu’ils ne les jettent dans la Saône. Au contraire, le Précurseur vise en lui un militaire ayant obtenu sa décoration grâce à la répression de l’insurrection de novembre 1831, et qui a provoqué le peuple « par des bravades indécentes et des paroles grossières : “Quarante hommes comme moi auraient bientôt mis toute cette canaille à la raison20” ».

En période de lutte politique, les journaux puisent au sein de la gendarmerie des modèles partisans. Un correspondant agenais du Journal de Toulouse ne craint pas de faire l’éloge du gendarme Tard de Cocumont. Blessé lors de l’affaire de Sainte-Bazeille en décembre 1851 et dès lors mû autant par la vengeance que par le zèle, il a pris sur lui de s’écarter de la route que lui traçait une mission d’ordonnance, pour opérer, seul et sans mandat, l’arrestation d’un chef républicain, n’hésitant pas pour cela à violer le domicile de ce dernier, à braver ses protestations et à le maîtriser grâce à ses « proportions herculéennes et surtout au sentiment dont il était animé », avant de le garrotter et de l’entraîner jusqu’à Marmande21. Si Tard a fait preuve d’une audace qui effraie tant de ses

17 « Aux habitants de la Creuse », Guéret, Impr. Duguenest, AD Creuse, 73 J 8. 18 Auguste Tierny, Funérailles du gendarme Foutreyn à Saint-Venant. Extrait du Courrier du Pas-de-Calais, 14 février 1859, Arras, A. Tierny, 1859, 7 p. 19 Dans son compte rendu des désordres frumentaires provoqués à Digne par des femmes « ivres de fureur et de vengeance », la Gazette des tribunaux du 30 mai 1832, rend un hommage appuyé au capitaine de la gendarmerie, et appelle sur lui « l’estime et l’amour de tous les habitants ». 20 Cité dans la Gazette des tribunaux, 10 avril 1832. 21 Journal de Toulouse, 29 janvier 1852.

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collègues, son exemple n’est cependant exploitable qu’à la faveur du raidissement de l’opinion contre les Jacques et les sociétés secrètes.

À l’inverse, l’opposition trouve aussi dans la gendarmerie nombre d’anti-héros, dont la brutalité et l’arbitraire servent à étayer un argumentaire politique, à moins qu’elle y puise quelques héros alternatifs, éminemment subversifs. Une polémique prolonge les échauffourées auxquelles ont donné lieu les élections lyonnaises du 10 mai 1822. Se glorifiant de la haine des libéraux à son encontre, le chef d’escadron Coste ressent comme une trahison la déposition du gendarme Vieville, qui a contribué à l’acquittement de prévenus de rébellion, puis comme un affront la souscription organisée par l’opposition pour subvenir aux frais de mutation de ce gendarme dans le Gard22. L’épisode est exemplaire en ce qu’il oppose le loyalisme et le légalisme, deux choix souvent contradictoires pour la gendarmerie, à l’origine de héros aux profils bien dissemblables. Le triomphe progressif du second se prête moins au panache héroïque mais il est plus propre à apaiser les esprits. À la suite des troubles lors d’une manifestation démoc-soc le 8 juillet 1849, le capitaine de la compagnie du Tarn s’appuie sur l’éloge consenti à ses brigades par l’Union républicaine, « journal d’Albi, qui certes, dans cette circonstance ne doit pas être accusé de flatterie23 ».

Un discours institutionnel ?

Ce même exemple suggère que le discours de la gendarmerie sur elle-même n’échappe pas en revanche à l’auto-complaisance. Félicité par le préfet pour la bonne tenue de ses hommes, cet officier se livre à une belle manifestation d’esprit de corps auprès du ministre de la Guerre : « Je n’ai que des éloges à adresser aux gendarmes placés sous mes ordres, dignes en tout d’augmenter la réputation de l’arme à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir24 ». Cette déclaration est aussi représentative de l’esprit d’un corps plus enclin à célébrer le collectif que l’individu. À l’exception de quelques personnalités qui ne craignent pas de se camper en héros25, les membres de la gendarmerie évitent l’autoglorification dans leurs procès-verbaux. Il est vrai que ces pièces, transmises au ministère public, sont soumises à un examen approfondi. C’est ainsi que le procureur général de Lyon démonte le procès-verbal du maréchal des logis de Boën (Loire), qui, pour donner davantage de lustre à sa conduite le 3 octobre 1824, à Sainte-Foy-Saint-Sulpice, n’hésite pas à imputer à une jeunesse belliqueuse de

22 Compagnie du Rhône, résumés pour mai et juin 1822, AN, F74143. 23 Journal de la gendarmerie, août 1849, p. 227. 24 Le commandant de la gendarmerie du Tarn au ministre de la Guerre, 9 juillet 1849, SHD-DAT, F1 27. 25 « Enfin, citoyen ministre, j’ai manqué d’être victime de mon zèle et de mon courage ». C’est ainsi qu’Almain, inspecteur de la 12e division de gendarmerie, achève son récit d’une rébellion, le 14 avril 1800, à Lyon (au ministre de la Guerre, 15 avril 1800, SHD-DAT, B13 122). Protégé de Fouché, ce même officier réclame une affectation plus tranquille…

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savantes combinaisons, destinées à écraser la brigade : « des groupes, embusqués et disposés en forme de croissant, l’attendaient pour le surprendre, armés de pierres et de bâton26 ».

La part de fiction, indispensable levain à l’héroïsation, n’a pas sa place dans le procès-verbal. Ce dernier ne faisant pas foi au pénal, les gendarmes sont appelés à témoigner à la barre. Certains profitent alors de cette liberté de parole, au point d’adopter une posture héroïque, sans doute poussés par la présence du public. Il en est ainsi du maréchal des logis Foutry au tribunal correctionnel de Vienne, où se juge une vive interpellation de chasseurs à Vénissieux, le 8 octobre 1848. Ce sous-officier aurait produit une grande impression en affirmant : « Entouré et menacé par plus de cent habitants armés de fourches et de bâtons, je donnai l’ordre aux gendarmes de se grouper autour de moi. Je compris que le moment était venu d’assurer force à la loi ou mourir ». Cette résolution aussi sonore que creuse est relativisée par la suite de sa déposition : « Nous opérâmes notre retraite en bon ordre et en faisant feu27 ».

Peu importe en définitive la contradiction, l’essentiel est de faire corps avec le corpus des valeurs gendarmiques. Les gendarmes s’efforcent en effet de répondre aux canons de leur institution, énoncés avec fermeté, sous le Consulat et l’Empire, dans les ordres généraux de Moncey, leur premier inspecteur général28. La disparition de l’Inspection générale en 1815 affaiblit la portée des mots d’ordre, restreints à l’échelle des citations à l’ordre de la division militaire, de la légion29 ou de la compagnie30. Les gendarmes ainsi distingués ont une double utilité : ils illustrent la conduite préconisée et ils rappellent la récompense qui revient à ceux qui s’y conforment.

Cette mise à l’honneur n’a pas qu’un usage interne. L’exemplarité de ses membres doit également rayonner à l’extérieur du corps afin de créer un climat favorable à l’obtention d’avantages catégoriels. Telle est du moins l’ambition du Journal de la gendarmerie, dont la chronique offre une caisse de résonance aux belles actions des gendarmes pour un public de gendarmes, mais invités à assurer la diffusion de ces beaux gestes auprès du petit cercle de fonctionnaires et d’habitants notables qu’ils fréquentent31. L’enjeu institutionnel n’est pas négligeable. Certains responsables entendent même que la valeur de leur arme 26 Le procureur général de Lyon au ministre de la Justice, 22 décembre 1824, AN, BB18 1117. 27 Journal de la gendarmerie, janvier 1849, p. 386. 28 Dominique RENAULT (chef d’escadron), « Les convictions du maréchal Moncey », RHA, 1991, n° 4, p. 15-21. 29 La brigade de Callac est citée à l’ordre du jour de la légion et de la division militaire pour la conduite énergique et pleine de modération qu’elle a tenue lors de la sanglante rixe du Pardon de Saint-Servais, le 12 mai 1855 ; compagnie des Côtes-du-Nord, résumé pour mai 1855, AN, F7 3974. 30 Après une rébellion le 16 avril 1832, à Montségur, la brigade de Lavelanet est mise à l’ordre du jour de la compagnie ; compagnie de l’Ariège, résumé pour avril 1832, AN, F7 3929. 31 Journal de la gendarmerie, éditorial du 1er juin 1846.

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soit connue par le plus grand nombre. Après les troubles précédemment évoqués à Lyon en mai 1822, le chef d’escadron Coste s’irrite que « plusieurs journaux n’aient cité que les intrépides commissaires de police32 ». Vingt ans plus tard, le chef de la 24e légion éprouve le même désappointement devant la version officielle qui a été établie d’une émeute à Roubaix. Soulignant les qualités déployées par le lieutenant Bergereau et le maréchal des logis Champier, le colonel déclare « fâcheux qu’il n’ait pas été mention de leur conduite dans l’ordre qui a paru quand toutes les troupes, qui ont bien moins fait, ont été citées33 ».

ÈTHOS GENDARMIQUE ET MODÈLE HÉROÏQUE

Ces premiers efforts pour faire entendre la voix et le mérite de la gendarmerie sont redoublés par ceux, poursuivis avec plus de constance, visant à faire ressortir la singularité du corps. L’èthos gendarmique, c’est-à-dire l’image que l’institution entend donner d’elle-même, doit en effet se démarquer du modèle héroïque classique, ancré dans un registre guerrier qui lui est étranger.

Une sentinelle vigilante sur le front de l’ordre intérieur

Corps militaire chargé de missions policières, la gendarmerie entretient, sur le plan identitaire, une relation ambivalente vis-à-vis de l’armée. L’éloignement des brigades des champs de bataille n’est pas sans répercussions sur le prestige d’une arme, dont le rang de corps d’élite est contesté. Ce déficit de légitimité s’observe y compris aux lendemains du 2 décembre 1851, alors même que la presse conservatrice exalte le martyre des soldats de l’ordre à Bédarieux, à Cuers et à Clamecy. Cette conception sacrificielle du corps conforte du reste la conviction que l’insurrection n’a été brisée que grâce à l’armée34. Des soldats s’en targuent. Le 5 janvier 1852, aux abords de l’École militaire, deux chasseurs à pied en faction prétendent avoir confondu trois gendarmes avec des policiers, en raison de leurs longs manteaux, avant de les outrager en leur lançant que « si le président n’avait eu que des hommes comme eux pour aller aux barricades, il ne serait pas là où il est aujourd’hui35 ». Bien qu’à Paris les gendarmes n’aient pas affronté directement les opposants au coup d’État36, l’offense nécessite une réparation éclatante de la part du lieutenant-colonel, président du conseil de

32 Compagnie du Rhône, résumé pour mai 1822, AN, F7 4143. 33 Compagnie du Nord, notions et observations du chef de légion, août 1842, AN, F7 4105. 34 Jean-Claude CARON, « Face au coup d’État : construction et historicisation du 2 Décembre par la propagande bonapartiste », Comment meurt une République. Autour du 2 Décembre, Paris, Créaphis, 2004, p. 14. 35 Gazette des tribunaux, 6 février 1852. 36 Fabien CARDONI, « La “garde de la République” et le coup d’État du 2 décembre », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 26-27, 2003, p. 111-130.

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guerre : « Vous avez ajouté l’épithète de lâche, adressé à un vieux soldat qui porte la croix d’honneur. Sachez que, dans ces derniers temps, comme toujours, le corps de la gendarmerie a admirablement fait son devoir37 ».

Un certain complexe d’infériorité anime les efforts pour rompre l’image courante du gendarme, celle d’un brave homme plus qu’un brave. Il est tentant de s’aligner sur le modèle militaire pour rappeler l’appartenance statutaire commune et ennoblir les opérations. À l’occasion de la grève du bassin minier de Rive-de-Gier, le Journal de la gendarmerie souligne que les gendarmes n’ont rien à apprendre des soldats en terme de courage. À la Grand’Croix, le 5 avril 1844, alors que 300 personnes attaquent un convoi de 17 prisonniers, « les troupes de ligne appelées à prêter main-forte ont elles-mêmes admiré la gendarmerie, qui les électrisait de son exemple38 ». Cette attraction se mesure au mimétisme du vocabulaire qui imprègne des rapports d’officiers – trahissant ainsi leur culture des armes initiales –, mais aussi des articles de presse portés à dramatiser les faits au renfort de la métaphore guerrière : le champ de foire devient champ de bataille, une brigade acculée dans sa caserne éprouve un siège en règle39.

Cette transposition de l’état d’esprit et de modes d’action militaires dans la sphère du maintien de l’ordre est cependant inopportune. Elle aboutit à des actes dangereux – tirs intempestifs, charges inconsidérées –, aux résultats hasardeux (vaines charges sur la place du Capitole à Toulouse, le 2 août 1830, ou sur la route de Chartres, le 7 décembre 1854) et à l’effet moral désastreux. Un ancrage militaire ostentatoire coupe la gendarmerie des populations. C’est ainsi qu’un avocat a beau jeu de s’exclamer lors du procès d’une rébellion survenue le 24 janvier 1828, près de Saint-Yriex : « On ne fera jamais croire que quatre paysans sans armes aient battu et maltraité quatre gendarmes armés40 » ! Aussi la gendarmerie veille-t-elle à mettre en évidence son savoir-faire. Lors de désordres à Montpellier, les 20-21 octobre 1818, les gendarmes se réjouissent d’avoir empêché les sapeurs de tirer, ce qui aurait abouti à un bain de sang41. La dissociation est toutefois tempérée par la mise en valeur de la carrière préliminaire des gendarmes au sein de l’armée. Ce passé contribue au portrait d’un héros magnanime, retenant à l’égard de ses compatriotes une énergie dont il a donné des gages par le passé. Au carnaval de Mèze, le 4 mars 1851, le gendarme Dubut, séparé de ses camarades, a été maltraité par un groupe de

37 Gazette des tribunaux, 6 février 1852. 38 Journal de la gendarmerie, avril 1844, p. 127. 39 Pour quelques exemples suggestifs, empruntés à la situation ardéchoise sous la IIe République : Gazette des tribunaux des 24 octobre et 2-3 novembre 1850 pour des rébellions à Villeneuve-de-Berg et à Salavas, 23 août et 30 septembre 1851à Laurac et à la Bastide-de-Virac. 40 Gazette des tribunaux, 15 mai 1828. 41 Le commandant de la 9e division militaire au ministre de la Guerre, 23 octobre 1818, SHD-DAT, D3 56.

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manifestants radicaux qui le frappent à la tête et lui coupent une phalange42. Sa déposition au tribunal correctionnel de Montpellier fait d’autant plus sensation qu’il compte seize ans de service, dont onze campagnes en Algérie.

Le soldat de la loi

Il importe en effet de soigner également la distinction à l’égard des civils, tout en s’appropriant la vertu d’humanité pour gagner en popularité. Après la mort d’un gendarme en service, l’attention accordée au sort de sa veuve et de ses enfants vise non seulement à susciter un élan d’intérêt pour assurer leur sort matériel, mais encore à magnifier le sacrifice du défunt mû par le don de soi et par le sens du devoir. Le chef de la 8e légion loue le courage du gendarme Laurent, qui, alors que son prisonnier allait être délivré, le 10 octobre 1828, n’a pas voulu lâcher prise, se laissant entraîner dans un ravin, alors qu’il est marié et père de plusieurs enfants43. Ce choix, qui peut paraître aberrant, est assumé d’une part pour couper court aux insinuations de certains chefs militaires sur l’excès de prudence naturel à des hommes ayant des familles à charge, et d’autre part pour étayer le pari institutionnel de la distinction. Les exigences du service priment les intérêts personnels. Au moment des révoltes forestières du printemps 1848, le chef d’escadron du Bas-Rhin insiste sur le dévouement du lieutenant de Saverne : « Ce soir, on doit, dit-on, piller la ferme du lieutenant de gendarmerie. Il en fait le sacrifice pour rester à son poste44 ».

Intégrés dans le monde des bourgs, les gendarmes n’en sont pas moins porteurs d’une culture professionnelle qui rompt avec les normes locales. La gestion de la violence est exemplaire de ce souci de se démarquer. Un gendarme ne doit pas céder à la provocation et s’il lui faut verbaliser les insultes dont il est l’objet, c’est en tant qu’outrage à la gendarmerie et non à sa personne. Il importe que le code pénal guide sa conduite sans qu’interfère le code de l’honneur. Il est très rare qu’un gendarme relève le défi d’un duel, et encore s’agit-il alors de frères d’armes. Plus largement, la gendarmerie doit défendre et illustrer l’exercice de la justice officielle, ce qui impose de renoncer à toute tentation justicière.

Se restreindre aux limites légales n’a cependant rien d’héroïque en soi, aussi est-ce en démontrant des qualités exceptionnelles d’endurance et de patience que le gendarme accède à une forme de consécration. En définitive, il y a héroïsme gendarmique lorsqu’un gendarme, par fidélité à l’idéal de mesure et de retenue promu par son institution, ne craint pas d’aller au-delà de son devoir légal. Tel 42 Le procureur général de Montpellier au ministre de la Justice, 5 mars 1851, AN, BB30 392, Gazette des tribunaux, 16 juin 1851. Il est fait chevalier de la légion d’honneur, le 23 mars 1851. 43 Compagnie de l’Allier, notions et observations du chef de légion, octobre 1828, AN, F7 3915. 44 Le commandant de la compagnie du Bas-Rhin au ministre de la Guerre, 2 avril 1848, SHD-DAT, F1 5.

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est le cas, le 13 août 1843, à Briennon, près de Roanne, des gendarmes qui résistent stoïquement aux violences de jeunes gens en colère, veillant à ne pas les blesser de leurs sabres, « dans un moment où la loi les autorisait à ne rien ménager45 ». La monarchie de Juillet correspond à l’âge d’or de ce type d’exemplarité. Sous la IIe République et sous le Second Empire, les gendarmes restent globalement fidèles à cette ligne de conduite, en dépit des injonctions martiales des autorités, dont l’application, à coups de sabre et de fusil, aurait pour conséquence paradoxale de niveler le mérite des gendarmes, en alignant leurs attitudes sur les réflexes ordinaires.

Individu et institution

Cette mise en scène des vertus de la gendarmerie accorde-t-elle la possibilité à ses membres de se distinguer pour leurs qualités personnelles ? Il est permis d’en douter tant les critères d’appréciation s’avèrent étroitement codifiés. Le vocabulaire mis à l’honneur est centré sur la maîtrise de soi et la discipline de groupe et ne célèbre guère les aptitudes individuelles, si ce n’est la présence d’esprit. La valorisation du sens de la mesure est d’autant plus explicite que des binômes significatifs ancrent ce souci d’équilibre : le courage n’est jamais cité sans qu’il soit fait mention de la prudence, la fermeté ne va pas sans générosité, ni l’énergie sans sang-froid. L’harmonie des contraires constitue le bon gendarme, comme s’en félicite le lieutenant de Mayenne, après une rébellion à Contest, dans la nuit du 2 mai 1852 : les gendarmes ont été « admirables de prudence et de fermeté, si des malheurs plus grands ne sont pas arrivés, c’est qu’ils ont su allier la générosité et l’énergie46 ».

Cette exigence de sagesse reste cependant subordonnée au bon accomplissement de la mission et plus encore de l’exécution d’un ordre ou d’une réquisition. À l’occasion d’une rixe de cabaret, le 12 juin 1844, à Fay-le-Froid (Haute-Loire), le maire a cru bon de demander aux gendarmes d’arrêter l’un des perturbateurs. Deux gendarmes obéissent mais un troisième blâme cette décision. Pour avoir méconnu l’autorité d’un magistrat, il est puni de quinze jours de prison47, bien que les faits lui aient donné raison puisque l’individu a été arraché des mains de la brigade. À en croire la chanson de Pandore, c’est au sein de la gendarmerie que la doctrine de l’obéissance passive aurait trouvé l’un de ses plus scrupuleux champs d’application, ce qui est propre à étouffer la part d’initiative, pour ne pas dire d’aventure, nécessaire aux héros. Le respect de la hiérarchie constitue en tout cas un filtre incontournable dans la présentation des faits. La distribution des mérites suit toujours l’ordre des grades, comme l’illustre ce compte rendu d’un affrontement à Céret, le 11 août 1841, où l’on

45 Journal de la gendarmerie, septembre 1843, p. 312. 46 Le lieutenant de Mayenne au ministre de la Guerre, 4 mai 1852, SHD-DAT, F1 61. 47 Journal de la gendarmerie, juillet 1844, p. 234.

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cite « d’une manière particulière le lieutenant Maher, le maréchal des logis Castel et le gendarme Boudin, qui ont fait preuve de beaucoup de sang-froid et d’une rare intrépidité48 ».

Du reste, les beaux gestes débouchent rarement sur l’épaulette. Le courage qu’a prouvé le brigadier Samson à l’occasion d’une embuscade tendue par des insoumis du Morbihan, le 27 juin 1842, lui vaut des éloges, mais cet homme « n’a pas assez de capacité pour qu’on puisse lui accorder de l’avancement49 ». Ce n’est qu’en cas de faute caractérisée que la hiérarchie peut être battue en brèche, et encore cette remise en cause emprunte-elle d’autres voies que celles de l’institution. Le correspondant de la Gazette des tribunaux, présent aux assises des Vosges où l’on juge une rébellion lors de l’adjudication des biens communaux, le 30 juin 1830, note que les débats ont mis en évidence « l’humeur irascible et le peu de sang-froid du brigadier, et par un contraste remarquable la conduite modérée et franche du nommé Leloup, simple gendarme50 ». En quête de héros, la littérature ne manque pas de donner plus de consistance à un personnage de gendarme, tel que celui de Nicolas Sautereau imaginé par Ponson du Terrail. En poste dans le Morvan, il est le vrai maître d’œuvre d’une enquête à la suite d’un meurtre : « Le brigadier semblait donner des ordres, mais il ne faisait en somme qu’exécuter le plan de Nicolas51 ».

Le rapport complexe entre l’individu, l’institution et la fiction trouve dans les phrases héroïques une remarquable illustration. Tombé dans un guet-apens le 21 mai 1808 et sommé de se rendre, le maréchal des logis Théarde aurait répondu à ses assaillants que « la gendarmerie savait repousser la force par la force et qu’elle périrait plutôt52 ». Répétée des dizaines de fois, cette alternative héroïque constitue un topos. Du reste, constater la standardisation de ces fières déclarations n’ôte rien au courage des gendarmes, à l’instar de celui de Durieux, lors de la foire de Poncin (Loire), le 6 juin 1839. Criant à la foule qu’on lui « arracherait le prisonnier de ses mains qu’après lui avoir ôté la vie », il joint le geste à la parole et s’attache à lui. Ainsi exposé, il reçoit onze blessures, qui lui vaudront d’être alité douze jours durant mais aussi d’être décoré de la Légion d’honneur53. De tels propos n’ont pas le sens du traditionnel défi héroïque, moment par excellence d’hybris – de démesure –, ils attestent bien plutôt l’alignement sur un modèle institutionnel qui circule d’ordres de légion en

48 Compagnie des Pyrénées-Orientales, résumé pour août 1841, AN, F7 4132. 49 Le procureur général de Rennes au ministre de la Justice, 29 juin 1842, AN, BB18 1404. 50 Gazette des tribunaux, 17 septembre 1830. 51 Pierre-Alexis PONSON DU TERRAIL, Mémoires d’un gendarme, Paris, Belles Lettres, 2005 [1865], p. 171-186. 52 Le Premier inspecteur général de la gendarmerie au ministre de la Police générale, 28 mai 1808, AN, F7 8351. 53 Ordre du jour de la 19e légion reproduit dans le Journal de la gendarmerie, juillet 1839, p. 48.

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articles de journal. Il est toujours possible de mettre en doute l’authenticité de ces phrases pompeuses censées avoir été prononcées dans le feu de l’action, mais, plutôt que d’en faire des paroles apocryphes, il est préférable de les tenir pour de nouveaux rituels auxquels les gendarmes ont recours après avoir constaté l’impuissance des sommations légales. N’est-ce pas là le signe d’une institutionnalisation aboutie, en mesure de déplacer l’héroïsme de l’individu à la défense d’une identité collective ?

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« Votre témoignage honore trop le corps de la gendarmerie pour que je ne le reçoive pas avec plaisir. Mais vous devez être convaincu que les militaires de cette arme remplissent partout leurs devoirs avec le même dévouement et la même prudence54 ». C’est sur cette réponse du ministre de la Guerre à une lettre du Garde des Sceaux, qui applaudissait la conduite des gendarmes confrontés à une rébellion à Chanteuges (Haute-Loire), le 26 mai 1844, que l’on peut clore cette exploration des sentiers de la gloire gendarmique. Si les chefs de la gendarmerie se félicitent de l’héroïsme de ses membres, il ne s’agit cependant pas de promouvoir leurs actions à titre individuel, de façon à doter l’arme de quelques héros de référence, mais bien plutôt d’exploiter l’écho soulevé par ces faits spectaculaires pour rappeler l’étendue des services remplis au quotidien par l’ensemble du corps. Aussi n’existe-il pas de gendarmes illustres mais seulement une galerie de héros du jour ayant vocation à laisser le devant de la scène à d’autres camarades, en un mouvement constant illustrant la continuité des mérites de la gendarmerie.

Ce primat du collectif, fruit d’un èthos axé sur la discipline, le dévouement et le dépassement de soi, relève d’un proto-maintien de l’ordre. Certes, il n’existe pas encore de formation professionnelle ni d’unité spécialisée dans la France du premier XIXe siècle ; en revanche, une culture du maintien de l’ordre, fondée sur la dépersonnalisation et la retenue, imprègne déjà les gendarmes, aimantés par des modèles auxquels il leur est aisé de s’identifier et qui exaltent la patience plutôt qu’un héroïsme à double tranchant. À la fois produits par l’institution et plébiscités par l’opinion, sur la base d’un même corpus de valeurs, au premier rang desquelles figurent la modération et le sang-froid, ces figures contribuent ainsi à la cohésion du corps et à la pacification de la société.

54 Le ministre de la Guerre à celui de la Justice, 14 juin 1844, AN, BB18 1422.

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L’INVENTION D’UN PANTHÉON PROFESSIONNEL : LA GENDARMERIE DU

XIXE SIÈCLE ET SES HÉROS

ARNAUD-DOMINIQUE HOUTE

Le 8 juin 1878, le gendarme Guillaume, des brigades de Nevers, se fait particulièrement remarquer par son courage et son sang-froid en s’élançant à la rencontre d’une vache furieuse qui venait de blesser cinq personnes, dont une mortellement, et qu’il réussit à tuer à coups de sabre après avoir été renversé deux fois par cette bête1.

Les beaux livres illustrés qui ont longtemps constitué l’essentiel de l’historiographie disponible sur la gendarmerie du XIXe siècle multiplient les récits édifiants réunis à la gloire d’une institution peuplée de héros ordinaires2. L’histoire scientifique qui s’est désormais saisie du bicorne est tentée de passer par pertes et profits cet héritage encombrant. Il faut pourtant prendre le temps d’analyser, et le contenu de cette geste héroïque, et surtout sa signification profonde.

Pourquoi une institution a-t-elle besoin de héros ? La réponse est connue, au moins depuis Marc Bloch, qui y voyait l’un des principaux ressorts de ce « sentiment d’une sorte de prestige collectif » qui soude le groupe3. Dans un ouvrage plus récent, mais tout aussi célèbre, Luc Boltanski évoquait l’importance de ces « lieux-dits » autour desquels l’institution peut s’inventer une âme4. Quand la solidarité mécanique ne fonctionne pas, il faut essayer de tisser d’autres formes de lien : c’est ce qu’a bien compris la gendarmerie du XIXe siècle, éparpillée sur l’ensemble du pays et composée de chefs de familles dont on déplore systématiquement qu’ils partagent peu avec leurs collègues5. Ainsi, la reconnaissance de figures emblématiques peut-elle devenir l’un des

1 SHD-DGN, 1122, historique de la 8e légion, s.d. [exemplaire copié vers 1930]. 2 Jean-Noël LUC (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2004, p. 387-476. 3 Marc BLOCH, L’étrange défaite, Paris, rééd. Gallimard, 1990, p. 62-63. 4 Luc BOLTANSKI, Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982, notamment p. 471-488. 5 Cet article s’appuie sur les principaux résultats de notre thèse de doctorat : Arnaud-Dominique HOUTE, Le métier de gendarme national de la monarchie de Juillet à la Grande Guerre. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale (1830-1914), sous la dir. de Jean-Noël LUC, Paris IV, 2006, 978 p.

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éléments constitutifs de l’esprit de corps. Fruit d’une construction corporatiste, le héros ne surgit toutefois pas au seul gré de l’institution. Il naît également d’un imaginaire qui dépasse de beaucoup le strict champ professionnel. Il ne survit, enfin, que s’il est accepté à la base. Faire l’histoire des héros de la gendarmerie suppose donc de reconstituer le triangle formé par le projet institutionnel, par les représentations sociales et par les aspirations des simples gendarmes.

L’IMPOSSIBLE HÉROÏSATION DU GENDARME DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XIXE SIÈCLE

Il suffit de feuilleter les archives pour relever quantité d’arrestations délicates ou de sauvetages périlleux accomplis par des gendarmes de la première moitié du XIXe siècle6. En témoigne le spectaculaire palmarès de François-Joseph Payelle, récompensé d’une première médaille en 1844 « pour avoir sauvé au péril de ses jours un jeune enfant au berceau qui se trouvait dans une maison envahie par les flammes », puis d’une seconde distinction, trois ans plus tard, « pour avoir sauvé au péril de ses jours une femme tombée dans la Bourre7 ». Choisi parmi une large sélection d’exploits plus glorieux les uns que les autres, l’acte héroïque est constitué, mais il ne bénéficie d’aucune véritable publicité dans la compagnie du Nord. Comment expliquer cette discrétion ?

Une première réponse renverrait à la sociologie des gendarmes. Dispersés par petits groupes de cinq ou six dans des brigades, mariés et souvent attachés à la société du bourg, ces anciens soldats – on les qualifie souvent de « vétérans » –peuvent privilégier leur tranquillité et leur position sociale. Pourquoi affronter le danger, quand on est marié et père de famille ? L’idée est assez présente chez les observateurs de la gendarmerie qui peignent volontiers une « arme limitée à un service sédentaire et routinier8 ». Pourquoi, ensuite, s’exposer à la curiosité – si ce n’est aux jalousies ou aux représailles ? Cas extrême, le capitaine Capdevielle ne survit pas à la Légion d’honneur qui lui est remise en avril 1851, en récompense de la répression des troubles de Bourg-Saint-Andéol. Éloquente, la lettre qu’il laisse avant de se suicider explique que « c’est un malheur que d’être décoré suite à des troubles civils9 ». À plus forte raison, les gendarmes du premier XIXe siècle ne se définissent peut-être pas prioritairement par l’uniforme qu’ils ont revêtu. Quand l’un d’eux explique au correspondant du Journal de Vitré les raisons qui l’ont poussé à engager une opération de sauvetage, ce sont

6 Cyril CARTAYRADE, « Assister et secourir au XIXe siècle : l’exemple des gendarmes du Puy-de-Dôme », Revue de la gendarmerie Nationale, hors-série n° 2, sous la dir. de Jean-Noël LUC et du SHGN, 2000, La gendarmerie de la Révolution à l’Entre-Deux-Guerres, p. 49-53. 7 Annuaire statistique du département du Nord, Lille, 1844 et 1847. 8 Journal de la gendarmerie, novembre 1842. 9 Journal de la gendarmerie, 11 avril 1851.

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« la conscience, la religion et la civilisation » qui sont citées : l’acte héroïque n’est pas naturellement associé au devoir professionnel10.

Cette humilité s’explique aussi par l’apparent désintérêt d’une institution qui ne se préoccupe guère des moyens d’exalter la fierté du métier. On pourrait naturellement citer les Légions d’honneur et les médailles de dévouement qui récompensent les plus valeureux des gendarmes. Mais ces trophées restent rares : 84 % des retraités de l’année 1858 quittent l’arme sans arborer la moindre distinction11. Encore ceux-là ont-ils déjà pu bénéficier de la création, en 1852, de la médaille militaire, qui a largement démocratisé la distribution des honneurs. À la différence de leurs successeurs, les gendarmes du premier XIXe siècle ne sont pas encore familiarisés avec cette « société des émules » qu’analyse Olivier Ihl12. Certains préfèrent d’ailleurs percevoir en argent le prix de leur héroïsme, comme s’ils se désintéressaient de la dimension spécifiquement honorifique des médailles13. Rien d’étonnant à cela, puisque la gratification monétaire reste le principal mode de reconnaissance de la « belle action ».

Particulièrement chiche en récompenses symboliques, la gendarmerie ne cherche pas plus à entretenir une tradition héroïque. Avant 1836, aucun texte imprimé ne formalise les grandes heures de la gendarmerie. À cette date, l’avant-propos du Dictionnaire de la gendarmerie propose un bref aperçu historique rédigé par le chef d’escadron Cochet de Savigny14. Il faut ensuite attendre un quart de siècle pour lire une première somme qui reste, de toute façon, un ouvrage d’histoire institutionnelle centré sur l’Ancien Régime15. Dans l’intervalle, quelques essais abordent les glorieuses racines gréco-latines ou chrétiennes de la gendarmerie, mais ces textes restent confidentiels. Ce silence généralisé ne vaut pas amnésie. On sait que la mémoire héroïque du Premier Empire et des légions de gendarmerie employées en Espagne reste vive. Si l’on en croit le témoignage tardif du colonel Delattre, « nos pères en parlaient souvent, et c’était toujours avec un respect mêlé d’admiration16 ». Mais ce souvenir survit indépendamment du discours institutionnel. Rien n’est fait pour le structurer, ni pour le développer.

10 Journal de Vitré, 30 mai 1851. 11 Cette statistique est calculée à partir des listes de retraités publiées dans le Journal de la gendarmerie. 12 Olivier IHL, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007, 495 p. 13 A.D. Hérault, 5R 4, lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, 21 octobre 1843. 14 Melchior COCHET DE SAVIGNY, Dictionnaire de la gendarmerie, Paris, Léautey, 1836, p. V-XLV. 15 G. CHAMBÉRET, Précis historique de la gendarmerie, Paris, Léautey, 1861. 16 Hippolyte DELATTRE, Historique de la gendarmerie française. Origine, organisation, dénominations diverses, attributions, services rendus, Paris, Léautey, 1879, p. 267.

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Les raisons de ce désintérêt résident certainement dans l’organisation hiérarchique de la gendarmerie. Sous le Premier Empire, l’arme était fermement tenue sous la tutelle de son Premier Inspecteur général, le maréchal Moncey. Écrivain prolixe, Moncey multipliait les « ordres généraux » qui permettaient, d’une part d’unifier la pratique professionnelle, d’autre part, de remobiliser des troupes dispersées dans l’Europe napoléonienne17. Rien de tel après la disparition de cette institution, sous la Seconde Restauration : aucune figure charismatique ne s’impose. Les inspecteurs généraux de la gendarmerie sont nommés pour de courtes périodes et sur une portion limitée du territoire. Apparemment peu actifs, ils connaissent généralement mal la gendarmerie et ne se préoccupent guère du moral des troupes. Ainsi s’explique le constat accablant que dresse, en 1851, le jeune lieutenant Godey de Mondésert : « L’esprit de corps a besoin d’être refait dans nos rangs. Qu’est-ce qui l’a perdu ? – Les officiers.18 » Il y a sans doute des héros dans la gendarmerie du premier XIXe siècle, mais il n’y a pas encore de héros de la gendarmerie.

La vacuité du discours hiérarchique officiel ouvre néanmoins un boulevard pour le Journal de la gendarmerie que fonde, en 1839, un chef d’escadron retraité, Cochet de Savigny. Comme tant d’autres périodiques corporatistes, le Journal compile textes officiels et informations pratiques. Mais son succès se fonde sur une double originalité, puisqu’il s’efforce, d’une part, de produire un véritable savoir professionnel adapté aux compétences des chefs de brigades et qu’il tente, d’autre part, de réunifier la communauté dispersée des gendarmes en publiant des « chroniques » qui recensent les « belles actions » accomplies dans l’ensemble du pays. Fondée sur un réseau de correspondants locaux – surtout des maires et des juges de paix –, la rubrique s’étoffe rapidement. L’index du Journal peut ainsi recenser, dès 1842, plus de 1 300 noms cités – soit 7 % de l’ensemble du corps. Ce travail de synthèse relève d’abord d’une stratégie commerciale. Il s’agit, en effet, de consolider l’audience du Journal, qui revendique 3 000 abonnées en 184719, chaque gendarme pouvant espérer trouver son nom dans les colonnes du périodique.

Mais l’ambition de Cochet de Savigny est aussi et surtout de revaloriser l’image du métier en l’assimilant au devoir des combattants : « Votre bravoure

17 MONCEY, Collection des ordres généraux donnés par S. Ex. le Premier Inspecteur-général de la gendarmerie impériale, depuis leur création jusqu’au 1er janvier 1810, Paris, Impr. de Lefebvre, s.d., 522 p. 18 Charles-Auguste GODEY DE MONDÉSERT, Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie, Châteaubriant, V. Monnier, 1851, p. 21. Sur ce thème et sur cet auteur, on voudra bien consulter notre article, « Refonder la gendarmerie : réflexions de crise d’un gendarme au milieu du XIXe siècle », in Vincent MILLIOT (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006, p. 287-304. 19 La circulaire du ministre de la Guerre du 9 janvier 1850 « recommande » l’abonnement de chaque brigade. Pour donner un ordre de comparaison, le Journal de la gendarmerie bénéfice d’un tirage équivalent à celui du Moniteur de l’Armée, dont la base sociale est pourtant bien plus large.

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silencieuse ne prime-t-elle pas celle qui attend un projectile dans un peloton ? Si votre courage n’a pas l’orgueilleux stimulant d’un tournoi et de l’amour propre, n’êtes-vous pas journellement en prise, corps à corps, avec des adversaires adroits, dangereux et souvent féroces ?20 » Chaque exploit individuel est intégré à une mise en scène institutionnelle de l’héroïsme de la gendarmerie. Les inondations de la Loire, en 1846, offrent l’occasion d’une première systématisation, et le Journal consacre une large partie de ses colonnes aux 20 Légions d’honneur, aux 64 médailles d’honneur et aux 159 citations qui sanctionnent la belle conduite du corps. Le vibrant éloge du général Ornano –« sa conduite, dans ces circonstances douloureuses, a été un modèle d’intelligence, de courage sublime quelquefois et d’abnégation21 » – reste toutefois inconnu du plus grand nombre. Il faut attendre décembre 1851 pour voir s’ouvrir une nouvelle époque.

1852, LA FIÈVRE HÉROÏQUE ET LA GENDARMERIE

Les événements de décembre 1851 bouleversent l’œuvre aussi patiente que discrète du Journal de la gendarmerie. Le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte suscite en effet des résistances provinciales qui se heurtent au bicorne. Les affrontements culminent à Clamecy, à Cuers, à Bédarieux, où des gendarmes sont massacrés, dans des circonstances particulièrement tragiques. Ces épisodes de violence extrême permettent de construire l’image dénigrante de la « jacquerie » et de ruiner l’argumentation légaliste des républicains opposés au coup d’État. Placés au cœur du dispositif, les gendarmes tués sont érigés en martyrs de l’ordre social. Tel avocat rend hommage aux gendarmes dont « les sabres [viennent de] tracer une épopée de gloire22 ». Tel magistrat veut rappeler que, « partout où le 2 décembre a été pour les anarchistes l’occasion ou le prétexte d’arborer leur hideux étendard, partout la gendarmerie a eu ses martyrs et ses héros23 ».

« On ne saurait donner trop de publicité à des actions honorables qui ont fixé l’attention de la France, en rehaussant à leurs propres yeux les militaires qui en sont l’objet et en reflétant sur l’arme l’auréole de gloire qu’elle s’est acquise24 », explique à son tour Cochet de Savigny. La Notice historique qui est distribuée à tous les abonnés du Journal recense les exploits. On y lit l’héroïsme du

20 Journal de la gendarmerie, décembre 1846. 21 SHD-DAT, E5 160, lettre du général commandant la 4e division militaire au ministre de la Guerre, 4 novembre 1846. 22 Le Messager du Midi, 1er janvier 1852. 23 L. LECLERC (premier président de la Cour d’appel), Tribunal civil de Nancy. Audience du 26 avril 1852. Discours prononcé par M. Leclerc avant la prestation de serment des gendarmes de l’arrondissement, Nancy, Crépin-Leblond, 1853. 24 Encart publicitaire pour la Notice, collection reliée du Journal de la gendarmerie, année 1851.

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gendarme Ressy, qui, « vaincu par le nombre, le bout du fusil sur la poitrine, fut sommé de se rendre et de servir la Montagne, à quoi il répondit qu’il préférait la mort que de déroger à l’honneur et à son devoir ». Ce nouveau discours atteint sa forme la plus aboutie dans la courte plaquette que Joachim Ambert consacre en 1852 à la gendarmerie :

Le gendarme est l’expression la plus complète, la plus éloquente, la plus vraie, du dévouement, du sacrifice. Le gendarme est l’héritier direct des ordres de chevalerie nés au douzième siècle. Les chevaliers disaient : « Mourir pour la foi et défendre le faible ». Le gendarme dit : « Mourir pour la loi et défendre la justice ». Leurs casernes sont de petits monastères où se conserve pure la religion du devoir.

Les faits sont incontestables : la gendarmerie de 1852 se peuple brusquement de héros. On n’efface pourtant pas si rapidement quatre décennies de tradition satirique et d’humilité institutionnelle. On en voudra pour preuve le succès fulgurant de la chanson de Nadaud, « Pandore ou les Deux Gendarmes ». Parmi les ressorts comiques qui font le sel de ce texte, on relève, en effet, une opposition caricaturale entre la noblesse du propos – « Ah ! C’est un métier difficile, garantir la propriété ; défendre les champs et la ville du vol et de l’iniquité » –, inspirée de la nouvelle doxa héroïque, et le cadre général d’une chanson qui encourage plutôt l’image populaire du gendarme inutile ou fainéant. Revivifiés par la démesure outrancière du discours hagiographique, les vieilles représentations retrouvent très vite une place privilégiée. En témoigne la notice « gendarmerie » du dictionnaire de Pierre Larousse, qui sacrifie au rite de la citation glorieuse, non sans rappeler, dans le même mouvement, « qu’il n’est pas un vaudeville dans lequel, l’occasion aidant, on n’ait raillé le bon Pandore25 ». Contestée, la mise en scène héroïque de la gendarmerie est surtout décrédibilisée par l’usage politique qui en est fait. À la fin du Second Empire, la presse s’amuse ainsi du « gendarme de M. Forcade La Roquette », du nom de ce ministre qui essaie de détourner l’attention des opposants en pleurant, tout à fait hors de propos, le sort des gendarmes tués en service26.

Mais il faut surtout prendre la mesure des réticences qui s’expriment au sein même de l’appareil d’État. « On a beaucoup trop fait mousser la gendarmerie », résume simplement le préfet des Vosges27. Tout prouve, en effet, que l’héroïsation du corps excite localement des fantasmes d’autonomie et contrarie l’ordre hiérarchique des pouvoirs administratifs. Aussi les officiers doivent-ils

25 Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. 26 Le Journal de Roubaix consacre sa « chronique parisienne » du 4 février 1869 à ce tour de passe-passe ministériel. Pendant quelques semaines, « le gendarme de Forcade La Roquette » désigne « les allégations matériellement vraies, mais qui n’ont aucun rapport avec l’objet de la discussion ». 27 Cité par Louis SAUREL (capitaine), La gendarmerie dans la société de la Seconde République et du Second Empire, thèse, Histoire, Sorbonne, 1957, vol. 3, p. 780 et 855.

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calmer les ambitions de leurs hommes pour restaurer l’équilibre du système. Ils le font avec d’autant plus de force que le nouvel imaginaire héroïque perturbe aussi l’organisation traditionnelle du métier. L’institution s’est efforcée, depuis les réformes du XVIIIe siècle et surtout depuis les années 1830, de construire une culture professionnelle fondée sur le respect des règlements, sur l’obéissance passive, sur la hiérarchie, etc. Autant de valeurs difficilement incorporées qui sont profondément remises en cause par l’exaltation désordonnée de la bravoure individuelle.

« ILS N’ONT FAIT QUE LEUR DEVOIR »

La stratégie de la gendarmerie doit donc prendre en compte une double préoccupation de reconnaissance des exploits et de perpétuation de l’ordre professionnel. Ce travail de canalisation s’exprime d’abord dans la rhétorique de la célébration. Le meilleur exemple reste, à cet égard, la Notice historique que Cochet de Savigny consacre aux gendarmes de 1851. À l’exception de quelques envolées lyriques, c’est la sécheresse narrative du texte qui saute aux yeux. Pour mieux confondre les événements exceptionnels du coup d’État et le travail routinier des brigades, Cochet de Savigny reste parcimonieux en superlatifs, comme le montre une rapide analyse lexicographique (tableau n° 1) : le champ sémantique des valeurs surhumaines reste maigre ; les vertus professionnelles l’emportent nettement sur les prouesses individuelles. Mieux encore, les événements ne bousculent pas la répartition hiérarchique des attributs : l’esprit d’initiative et le sens de la direction restent l’apanage des officiers.

Tableau n° 1 – Caractéristiques attribuées aux gendarmes par Cochet de Savigny dans la Notice historique sur la révolution du mois de décembre 1851 (sondage au

quart) Gendarmes Officiers Total Prévoyance, initiative 1 (0,9 %) 4 (6 %) 5 (2,9 %) Intelligence, direction 3 (2,6 %) 16 (23,9 %) 19 (10,5 %) Résolution, sang-froid 6 (5,3 %) 6 (8,9 %) 12 (6,6 %) Énergie, zèle 47 (41,2 %) 30 (44,8 %) 77 (42,5 %) Courage, dévouement 34 (29,8 %) 8 (11,9 %) 42 (23,2 %) Distinction, dignité 6 (5,3 %) 2 (3,0 %) 8 (4,4 %) Intrépidité, abnégation 9 (7,9 %) 1 (1,5 %) 10 (5,5 %) Autres qualificatifs 8 (7,0 %) 0 (0,0 %) 8 (4,4 %) Total 114 (100 %) 67 (100 %) 181 (100 %)

Cette institutionnalisation rhétorique de l’héroïsme trouve son pendant dans la gestion des récompenses. La première vague des décorations de 1852

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privilégie logiquement les participants directs du coup d’État28. Mais les autorités choisissent ensuite de récompenser la longévité des services plutôt que l’éphémère éclat des prouesses29. C’est en vertu de cette logique que l’institution lutte contre le péril d’une inflation des honneurs. La valorisation des héros ne doit pas s’accomplir aux dépens de leurs collègues plus expérimentés, qui gardent un quasi-monopole des médailles militaires et, à un degré moindre, des Légions d’honneur. Ce sont donc des médailles d’honneur et surtout des diplômes30 ou des citations, qui viennent couronner les exploits individuels.

Encore faut-il souligner que ces récompenses exceptionnelles ne s’obtiennent qu’au prix d’un long parcours administratif. Il faut prouver que l’on a « exposé sa vie » pour obtenir la médaille d’honneur ; de « sérieux dangers » doivent être démontrés pour justifier l’attribution d’une citation. De telles précisions n’ont rien de théorique, et les registres de correspondance des officiers sont remplis de discussions sur la nature des risques encourus et sur la validité des témoignages recueillis pour appuyer un dossier. Pour n’en donner qu’un exemple, le gendarme André doit se mettre en quête de témoins d’un sauvetage qu’il vient d’accomplir et qui lui vaut les honneurs médiatiques : « La gendarmerie ne peut pas se contenter de suivre les articles de journaux », explique son chef d’escadron31.

L’anecdote illustre le décalage qui sépare la clameur publique de la reconnaissance institutionnelle. Les notables savent en effet signaler les exploits de leurs gendarmes. Le Journal de la gendarmerie reçoit ainsi son lot de lettres présentant « sous un trop joli jour » les prouesses des brigades. Rejoignant la ligne officielle, la revue choisit, en 1855, de « s’en tenir aux faits régulièrement communiqués sous le contrôle hiérarchique » et d’ignorer tous les courriers spontanés – la rubrique des « belles actions » est d’ailleurs bientôt remplacée par une recension des citations à l’ordre des légions32. L’institution entend garder la main, contre l’opinion publique et contre la nouvelle soif de reconnaissance qui saisit les gendarmes.

Les officiers ne sont toutefois pas aveugles à la demande sociale, et l’institution ne reste pas hermétique aux nouvelles représentations de l’héroïsme. Alors que les gratifications du premier XIXe siècle récompensaient tout aussi

28 Terry. W. STRIETER, « Louis-Napoleon’s Coup d’État and the Police : the Activities of the Gendarmes during 2 December », Proceedings of the Annual Meeting of the Western Society for French History, 19, 1986, p. 165-177. 29 Circulaire du ministre de la Guerre aux chefs de légion de gendarmerie, 1er avril 1852. 30 Sauf « acte tout à fait exceptionnel », la médaille d’honneur cesse d’être attribuée aux gendarmes en 1883. On lui substitue un plus modeste « diplôme d’honneur » ; circulaire du ministre de l’Intérieur, 14 janvier 1882 et 26 février 1883 ; Moniteur de la gendarmerie, 1er avril 1883 et 20 janvier 1884. 31 SHD-DGN, 35E 13, note du chef d’escadron de l’Ille-et-Vilaine, 13 mai 1908. 32 Journal de la gendarmerie, 21 janvier 1855.

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bien les sauvetages périlleux que les enquêtes fructueuses, la légitimité sociale de la mission devient désormais un critère décisif : on distingue plus facilement le sauveteur que le briseur de grèves (tableau n° 2).

Tableau n° 2 – Répartition des citations à l’ordre des légions de gendarmerie (1857-80)33

1857 1862 1872 1880 Arrestation 30,07 % 33,53 % 46,39 % 19,68 % Arrestation altruiste34

1,40 % 2,97 % 7,22 % 4,31 %

Émeute, rixe, grève 3,26 % 4,15 % 13,92 % 6,47 % Enquête 1,63 % 2,97 % 3,09 % 1,08 % Acte de sauvetage 58,97 % 56,68 % 28,87 % 69,00 % Animal emballé 30,07 % 30,27 % 10,82 % 41,24 % Fait de probité 5,13 % 2,08 % 3,61 % 1,89 % Divers 5,13 % 2,38 % 4,13 % 1,89 % Total 429 337 194 371

La sobriété qui caractérise le genre relativement confidentiel des citations à l’ordre de la légion entre également en phase avec l’attitude adoptée par la gendarmerie dans les années 1870-1880. L’avènement de la République provoque, en effet, un prudent repli, l’arme ayant beaucoup à se faire pardonner et peu d’intérêt à s’afficher de quelque manière que ce soit. Les héros se font donc très discrets, au nom de l’apaisement social, comme au nom de la doctrine institutionnelle. Cette mutation convient, enfin, à la génération de gendarmes recrutée sous la République, plus soucieuse de s’intégrer aux populations que de s’en démarquer.

RAVIVER LA FLAMME HÉROÏQUE : LA TARDIVE CONSTRUCTION D’UN PANTHÉON

Cette stratégie institutionnelle entre en crise au tournant du siècle. À peine remise des secousses qui ont suivi la victoire des républicains, la gendarmerie se trouve contestée quant à l’efficacité de son action, en particulier après 1897 et le scandale médiatique de l’affaire Vacher, du nom de ce tueur en série que les gendarmes n’avaient pas réussi à identifier. Le corps traverse une crise d’identité. « Inquiets, à la lecture de la presse, de savoir à quelle sauce ils vont être mangés35 », les gendarmes manquent incontestablement de repères ; aussi

33 Source : Journal de la gendarmerie 34 Cette catégorie regroupe les interpellations de forcenés dont on précise explicitement qu’ils menaçaient des « populations innocentes ». 35 Journal de la gendarmerie, 3 mars 1907.

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les officiers s’efforcent-ils de remobiliser leur troupe en déployant et en enrichissant la rhétorique de l’honneur.

Au moment même où éclate l’affaire Vacher, la gendarmerie peut trouver un peu de réconfort à la lecture de la presse, qui consacre partout sa première page à l’exploit des gendarmes Jolly et Sollot36. Lors de la revue militaire de Saint-Quentin, ces deux hommes se sont jetés au beau milieu d’une cavalcade pour sauver un soldat désarçonné qui risquait de succomber au piétinement des chevaux. L’épisode est d’autant plus remarqué qu’il se déroule sous les yeux du président de la République et du roi de Siam, lesquels décorent en grande pompe les deux héros. En dépit du relief exceptionnel de cet exploit, l’épisode n’est pas d’une grande originalité, et d’innombrables gravures de L’Illustration ou du Petit Journal peignent le même type de scènes37. Mais la vraie nouveauté réside dans l’intervention remarquée du colonel Sousselier, chef de la légion de Paris, qui insiste très longuement sur le courage méconnu d’une troupe qui a participé en première ligne aux guerres d’Espagne et de Crimée et qui donne chaque jour de nouvelles preuves de bravoure. Le ton est donné, il s’agit bien de dissiper le désarroi ambiant en redorant le blason terni du métier.

Cette contre-offensive trouve de nombreux relais, à différents niveaux. Rédacteur en chef d’un important journal corporatiste, Le Gendarme, le capitaine Paoli rompt ainsi avec la concision traditionnelle des revues professionnelles. Il n’hésite pas à manier le lyrisme pour décrire le décès du brigadier Poncet, qui « se défendit seul contre tous, avec sa seule épée qui, chaque fois qu’elle s’abattait, laissait sur le visage de celui qui était touché une marque ineffaçable ». « On croira lire la plus belle page de l’histoire de Bayard », explique Paoli, qui conclut : « Tous les gendarmes français voudront s’inspirer des nobles vertus de l’héroïque aîné.38 » Cette péroraison témoigne d’une préoccupation de plus en plus insistante parmi des officiers appelés à former des gendarmes dont on regrette qu’ils soient moins expérimentés et surtout moins militaires qu’auparavant. Comment « faire l’éducation morale de la troupe ? », comment lui donner « une haute opinion de la grandeur de sa mission » et « un idéal plus élevé que les règlements39 » ?

L’heure est donc aux récits édifiants. On retrouve sans peine le petit opuscule de 1852 du colonel Ambert, « cette page sublime, écrite de main de maître »,

36 L’Écho de la gendarmerie, 26 septembre 1897 ; Le Petit Méridional, 15 septembre 1897 ; Journal de Roubaix, 22 septembre 1897. 37 Édouard EBEL et Yann GALERA, Les gendarmes de la Belle Époque au miroir du « Petit Journal », Vincennes, SHD, 2005, 283 p. 38 Le Gendarme, 21 février 1900. 39 Georges LÉLU (lieutenant), L’éducation morale dans la gendarmerie, Paris, Le Papier, 1905, p. 2-3 ; Henri SEIGNOBOSC, Une arme inconnue. La gendarmerie, Paris, Charles-Lavauzelle, 1912, p. 41.

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que l’inspecteur général de la 4e légion recommande de faire apprendre par cœur40. Mais le renouveau de l’imaginaire héroïque s’appuie surtout sur les historiques de légion, qui sédimentent la mémoire du corps et qui regorgent d’exemples glorieux. Ces grands récits fondateurs existent depuis l’Ancien Régime pour de nombreux régiments. Le ministre de la Guerre ordonne leur généralisation, en 1839, puis en 187241. Mais la gendarmerie s’en désintéresse, à l’exception notable de la Garde de Paris 42 et de quelques unités pionnières43. Comme l’avait déjà remarqué Paul Gerbod, il faut finalement attendre 1887 et le ministère Boulanger pour observer la tardive généralisation d’une « éthique héroïque44 ». Les officiers sont invités à réunir toutes les informations utiles et à composer des « historiques ». On envisage même de recenser les « principales actions d’éclat » pour les graver sur les murs de la caserne Napoléon, à Paris 45. Projet sans suite, mais chaque compagnie de gendarmerie est désormais dotée d’une mémoire officielle. Parmi les plus enthousiastes, le lieutenant Tailhade parvient même à faire imprimer son ouvrage dont il explique clairement la portée pédagogique :

L’éducation du gendarme deviendra d’autant plus difficile qu’il nous arrivera désormais plus jeune et ayant passé moins de temps au régiment. Il faudra qu’il acquière cependant l’esprit de discipline et surtout les deux qualités essentielles chez le gendarme, l’abnégation et le dévouement. J’ai pensé que le meilleur moyen de faire naître ces qualités était de mettre constamment sous ses yeux les hauts faits accomplis par ses prédécesseurs dans cette noble carrière46.

Chargés de perpétuer, selon les termes d’un journal corporatiste, « les idées de devoir, d’abnégation, d’honneur47 », les historiques de gendarmerie doivent officiellement « contenir la relation des faits mémorables, des actions remarquables, les noms de leurs auteurs et la liste des victimes de leur dévouement48 [sic] ». Spécifiquement pensés comme des instruments de galvanisation des troupes, ils ne rompent pourtant pas avec l’héritage de rigueur 40 Georges LÉLU (lieutenant), L’éducation morale dans la gendarmerie, Paris, Le Papier, 1905, p. 2-3 ; Henri SEIGNOBOSC, Une arme inconnue. La gendarmerie, Paris, Charles-Lavauzelle, 1912, p. 41. 41 SHD-DAT, G9 5, circulaire du ministre de la Guerre, 3 juin 1872. 42 Fabien CARDONI, « Miroir ! Ô beau miroir ! Le premier historique de la garde républicaine sous le Second Empire », Sociétés & Représentations, n° 16, septembre 2003, p. 281-293. 43 Dans l’Ille-et-Vilaine, comme dans les Deux-Sèvres, des « historiques de compagnie » sont rédigés autour de 1875. Mais ces feuillets restent l’œuvre d’officiers férus d’histoire et ne bénéficient d’aucune publicité. 44 Paul GERBOD, « L’éthique héroïque en France (1870-1914) », Revue Historique, octobre-décembre 1982, p. 409-430. 45 Journal de la gendarmerie, 21 décembre 1886. 46 E. TAILHADES (lieutenant), Historique de la 9e légion (1373-1888). Indre-et-Loire, Maine-et-Loire, Indre, Vienne, Deux-Sèvres, Sarthe et Loir-et-Cher, Poitiers, Millet, Descout et Pain, 1889, p. 5-6. 47 L’Écho de la gendarmerie, 8 avril 1900. 48 SHD-DGN, 855 bis, ordre général d’inspection de la 5e légion pour 1905.

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et d’humilité qui caractérisait l’institutionnalisation professionnelle du genre héroïque : « Pas d’emphase ! Quelques lignes en style concis apprennent qu’un militaire a reçu un coup de feu, qu’un autre a été assez heureux pour sauver un de ses semblables49. » En vertu de cette trame classique, l’identité du héros compte plus que la verve du récit. Cette démarche est couronnée, en 1913, par la publication d’un volumineux Livre d’Or de la gendarmerie. Rédigé sous la tutelle d’une commission d’inspecteurs généraux, l’ouvrage prend la forme d’un mémorial consacré aux héros et aux martyrs de la gendarmerie50. Synthèse nationale des historiques de légion, ce volume dont on précise qu’il sera régulièrement actualisé constitue l’aboutissement de deux décennies d’exaltation du prestige professionnel et de l’héroïsme des gendarmes.

PERCEPTIONS ET USAGES DE L’HÉROÏSME AU DÉBUT DU XXE SIÈCLE

Le plus difficile reste à faire : comment les officiers et les gendarmes ont-ils compris cette nouvelle politique institutionnelle ? Comment lit-on ces historiques ou ce Livre d’Or qui prennent la forme de longues listes à peine égayées de quelques détails et de rares commentaires ? Les règlements tiennent compte de cet écueil et suggèrent d’adopter des procédures solennelles. Dans la compagnie de l’Hérault, par exemple, l’historique « sera lu à l’arrivée des nouveaux admis dans les brigades. À cet effet, une feuille en blanc sera ajoutée pour recevoir l’émargement des intéressés après lecture. Il sera également lu, une fois par an, dans les brigades51 ». La rigueur du dispositif fait écho au serment professionnel que prononce chaque recrue du corps. Mise en scène, la lecture de l’historique s’accompagne, de plus, d’une « causerie morale » où les citations d’Ambert, de Cochet de Savigny, etc., tiennent une place privilégiée. Il s’agit de jouer sur toutes les cordes d’une pédagogie de l’honneur professionnel.

Cette démarche repose cependant sur la bonne volonté de la hiérarchie locale. Certains officiers ne sont manifestement pas convaincus par la pertinence du dispositif. C’est ainsi que le chef d’escadron Kervella constate, à son arrivée dans la compagnie des Hautes-Alpes, en 1900, qu’aucun historique n’a encore été constitué. Deux ans plus tard, l’oubli n’est toujours pas réparé52. Plusieurs historiques sont également composés vers 190853, sans que l’on sache s’ils reproduisent d’anciennes versions imparfaites ou s’ils répondent avec beaucoup

49 Eugène-Louis BUCQUOY (lieutenant), Causeries morales. Canevas-guide à l’usage des chefs de brigade, Valognes, Pillu-Roland, 1913, p. 5. 50 Mémorial de la gendarmerie. Livre d’Or de la gendarmerie, 1791-1912, Paris, Charles-Lavauzelle, 1913, 354 p. 51 SHD-DGN, 34E 6, note de service du chef de la 15e légion, 5 septembre 1906. 52 SHD-DGN, 5E 4, lettre du chef d’escadron des Hautes-Alpes au chef de légion, 2 novembre 1900 ; ordre général d’inspection pour 1902. 53 SHD-DGN, 3069, historique de la 16e légion ; 1779, historique de la 12e légion.

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de retard aux consignes officielles. Il convient également de rappeler que les chefs de brigade n’ont pas toujours les compétences rhétoriques nécessaires à l’entretien d’une geste héroïque qui n’est pas au cœur de leurs préoccupations. Comme le montrent les registres de correspondance des unités, la lecture de l’historique – quand il existe – passe généralement au second plan d’une instruction essentiellement consacrée à l’apprentissage des règlements.

Faut-il y voir un effet du manque de temps, une hiérarchisation des priorités ou, plus profondément, une discrète réticence à l’égard de la nouvelle politique d’héroïsation ? Il est difficile d’exprimer des réserves sans faire affront aux martyrs. Aussi ne trouve-t-on aucune critique directe. Mais il faut bien comprendre le sens de cet entrefilet, dans lequel Le Phare de la gendarmerie évoque la mise en chantier du Livre d’Or et le considérable développement d’une mémoire professionnelle :

S’il est beau d’honorer la bravoure des victimes du devoir, de prononcer sur leurs tombes des discours bien sentis et profondément émus, de s’appesantir au long des colonnes d’un journal ou d’une revue sur l’héroïsme, l’esprit de sacrifice, le malheur des veuves, les pleurs des enfants, il est plus pratique et non moins beau de tout prévoir pour empêcher de tels deuils ou de tels sacrifices54.

On retrouve ici le discours hétérodoxe et le ton provocateur de ces journaux de retraités qui naissent à la Belle Époque. Le rédacteur prend d’abord position dans le débat sur l’usage des armes qui traverse alors la police et la gendarmerie. Mais il dénonce également la fonction purement consolatrice d’un discours héroïque qui ne s’accompagne d’aucune mesure concrète et qui contraste notamment avec la maigreur des contingents de médailles. L’idée chemine au détour des complaintes qui entonnent le thème d’une « gendarmerie qui se meurt » et qui n’est plus à la hauteur de ses modèles passés.

On peut lire ces réserves ou, pour le dire plus exactement, ce manque d’enthousiasme comme une conséquence du malaise de la gendarmerie. Rémunérations insuffisantes, retraites réduites, manque de considération, etc. : tous ces éléments limitent considérablement la portée du nouveau discours d’exaltation héroïque. Au-delà de ces caractéristiques conjoncturelles, il semble toutefois nécessaire de prendre la mesure du décalage qui sépare l’imaginaire militaire de la prouesse et la culture professionnelle des gendarmes. Écoutons, par exemple, ces propos du gendarme Jacob, qui reconnaît sans peine « que [ses] devoirs envers [sa] famille priment sur toute autre considération55 ». Les officiers s’indignent naturellement devant la banalisation de ces attitudes : « On va où on vous envoie, sans geindre ni se plaindre, ni invoquer toute une série de

54 « L’usage des armes », Le Phare de la gendarmerie, 10 avril 1912. 55 SHD-DGN, 34E 15, punition infligée au gendarme Jacob, 22 mars 1913.

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considérations qui n’ont rien à faire dans la carrière militaire. Et comment fera donc ce gendarme le jour où on lui dira d’aller se faire tuer ?56 » Pétries d’une culture héroïque, ces grandes phrases entrent pourtant en contradiction avec la réalité d’une troupe qui ne manifeste aucune vocation au sacrifice et qui, selon la formule d’un observateur attentif, « aspire plutôt à se dépouiller de ses attributs guerriers57 ».

*

Rappelons-le : il ne s’agissait pas de mesurer la propension des gendarmes à accomplir quelque acte héroïque – une telle tâche serait aussi vaine qu’impossible. On peut, en revanche, distinguer trois phases bien distinctes. Dans un premier temps, qui s’étend sur la première moitié du siècle, les gendarmes héroïques ne sont pas encore des héros de la gendarmerie. Ce n’est qu’après 1851 – césure capitale – que l’institution se préoccupe de professionnaliser la nouvelle gloire du corps. Pendant la seconde moitié du siècle, les prouesses sont intégrées à une gestion systématique et prudente des honneurs. L’équilibre ainsi construit se disloque à la toute fin du XIXe siècle, quand des officiers s’efforcent de raviver une flamme héroïque trop longtemps canalisée. Leur offensive suscite toutefois des réticences auprès des gendarmes, attachés à la culture professionnelle de l’humilité. Brisée par la première guerre mondiale qui impose un nouveau rapport au héros, cette résistance reste fragile, mais elle mérite attention. À l’heure où toutes les administrations – à commencer par la police parisienne58 – se soucient d’entretenir l’émulation, les gendarmes se placent à contre-courant. À titre d’explication provisoire, on se contentera de suggérer que, contrairement à leurs collègues policiers, ils ne cherchent peut-être pas tant à se distinguer qu’à se banaliser. Il est vrai aussi qu’ils se soucient sans doute moins de plagier la culture militaire que de s’en démarquer.

56 SHD-DGN, 5E 4, punition infligée au gendarme Moulin, 31 août 1900. 57 Revue pénitentiaire, séance du 19 février 1908. 58 Quentin DELUERMOZ, Les policiers en tenue dans l’espace parisien (1854-1914), doctorat, histoire, Paris I, sous la dir. de Dominique KALIFA, 2006, 741 p.

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LE PROCESSUS D’HÉROÏSATION DU MARÉCHAL MONCEY, FIGURE

EMBLÉMATIQUE DE LA GENDARMERIE

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Si les héros naissent avec la littérature, les historiens jouent un grand rôle dans le processus de leur sanctification. Les héros tiennent, pour une part, du divin. Leur fonction est d’attribuer une origine au temps présent. Cette figure est exaltée et présentée comme un modèle à imiter : « Le récit de sa vie dit aux enfants le bien et le mal, il les encourage à la vertu et à la vaillance.1 » Pour Dominique Borne, le héros détient au moins trois qualités : il enracine les mythes fondateurs, il sert de support aux leçons de morale et il constitue éventuellement un artifice pédagogique permettant de valoriser la communauté2 ; dans ce sens il possède une dimension didactique.

Cette fabrique du héros est au cœur de l’imaginaire social des sociétés mais aussi de certaines institutions, comme la gendarmerie, où les notions de tradition et de patrimoine culturel sont importantes. Avec la conception de tels personnages, un glissement s’opère vers le modèle et l’archétype. Le héros surgit notamment lorsque la communauté risque de régresser vers le désordre, ou en période de mutation importante.

Dans son étude des imaginaires sociaux, Bronislaw Baczko évoque la nécessité pour tout pouvoir, mais aussi pour les institutions, de s’entourer de représentations collectives autour desquelles s’articulent des idées, des affects, des rites, des façons d’être. La maîtrise du domaine de l’imaginaire, ainsi que l’élaboration d’un système symbolique par lequel une institution s’attribue une identité, constituent des enjeux décisifs dans le domaine politique et dans celui des représentations. Ce dispositif détermine l’adhésion à un système de valeurs et intervient dans le processus de leur intériorisation par les individus pour modeler leurs conduites et les entraîner dans une action commune3.

1 Dominique BORNE, « L’enseignement de l’histoire : des héros aux victimes ? », Héros, d’Achille à Zidane, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 221-227. 2 Ibid. 3 Bronislaw BACZKO, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, 242 p.

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Moncey, maréchal du Premier Empire, grand chef militaire, remplit les conditions d’une popularité et d’une place dans le panthéon militaire, à l’instar d’autres maréchaux comme Ney, Davout, Soult ou Murat. Comment expliquer alors son absence dans l’histoire nationale, sa présence très discrète dans l’histoire des armées et sa popularité bien réelle dans l’ego-histoire de la gendarmerie ?

MONCEY, HÉROS NATIONAL, HÉROS LOCAL OU GRAND HOMME DE LA GENDARMERIE ?

Au plan national, les enquêtes par sondage réalisées entre 1980 et 2000 dans le magazine L’Histoire font figurer le général de Gaulle, Napoléon Ier, Louis XVI et Jeanne d’Arc parmi les personnages remportant les palmes de la popularité4, mais le premier inspecteur général de la gendarmerie n’est pas cité. Une étude réalisée par Christian Amalvi sur la publication de biographies populaires et scolaires montre que le panthéon de la IIIe République réserve un sort modeste aux militaires au profit des héros politiques. De cette diffusion, quelques chefs comme Hoche, Kléber, Desaix, Ney ou Brune sortent du lot par le nombre de biographies publiées, mais il n’est nullement question de Moncey5. Le tableau bibliographique des œuvres consacrées à ce personnage sous les IVe et Ve Républiques n’est guère plus représentatif6. En effet, hormis quelques articles parus principalement dans la presse corporative ou dans les revues institutionnelles de la gendarmerie, on ne dénombre au XXe siècle qu’une seule véritable biographie consacrée à Moncey, parue en 20047.

À l’évidence, Moncey fait partie des proscrits de la grande histoire de France : son nom n’est cité ni par Augustin Thierry, ni par Ernest Lavisse, pas plus qu’il ne figure dans Le tour de France par deux enfants de G. Bruno ou dans la plupart des ouvrages d’histoire contemporaine parus au XXe siècle. Edgar Faure, dans la préface d’un ouvrage consacré à la vie de Moncey, souligne d’ailleurs la malédiction et le « regard dédaigneux » qui pèsent sur lui jusqu’à son décès, trop tardif, en 1842 à l’âge de quatre-vingt-huit ans8 ! En cela, il ne

4 Philippe JOUTARD et Jean LECUIR, « Le palmarès de la mémoire nationale », L’Histoire, n° 242, avril 2000, p. 32-39 5 Christian AMALVI, Les héros de l’histoire de France : comment les personnages illustres de la France sont devenus familiers aux Français, Paris, Privat, 2001, 159 p. 6 Aurélien LIGNEREUX, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel Moncey-Fouché, Maisons-Alfort, Service historique de la gendarmerie nationale, 2002, p. 90 et suiv. 7 Michel MOLIÈRES (colonel), Le Maréchal Moncey. Duc de Conegliano (1754-1842). L’intraitable officier de Napoléon, Paris, Le livre chez vous, 2004, 254 p. 8 COLLECTIF, Le maréchal Moncey 1754-1842, Association de sauvegarde à la mémoire du maréchal Moncey, dactylographié, s.l.n.d. (1986 ?), 156 p. + annexes.

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correspond pas au héros homérique, défini par Jean-Pierre Vernant, qui recherche une mort éclatante9.

Peut-on alors considérer Moncey comme un héros de la gendarmerie ? Dans une étude sur la représentation du héros au XVIIIe siècle, Mona Ozouf utilise une typologie distinguant le héros, c’est-à-dire l’homme salutaire d’un exploit spécifique, du grand homme, se situant, lui, dans l’expérience cumulative et additionnelle d’une vie entière10. Il faut certainement envisager le maréchal comme une figure emblématique et un grand homme de la gendarmerie, mais non comme un héros, demi-dieu militaire ayant transfiguré l’institution. Cependant, il est vrai que l’histoire, et l’histoire de la gendarmerie notamment, présente au travers de ce personnage un modèle de l’excellence, aux vertus admirables11.

Typologie du héros de la gendarmerie

Quels sont alors les éléments constitutifs d’un grand homme de la gendarmerie ? Comment s’élabore l’image d’un personnage tutélaire dans une institution du maintien de l’ordre, c’est-à-dire dans un domaine peu propice à l’émergence de grandes figures ?

Plusieurs éléments, inhérents aux structures de la gendarmerie, semblent compromettre l’apparition du héros. Par construction, ce corps se caractérise par son maillage territorial, principalement mis en place entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Cette institution décentralisée, présente sur tout le territoire, comprend depuis l’origine une série de chefs locaux, jugulant par là-même l’apparition d’un surhomme. Cette notion spatiale, liée à l’implantation de la gendarmerie, n’est pas propice au développement de l’image des héros.

Durant le XIXe siècle, si l’on excepte la période du Premier Empire, qui est celle du maréchal Moncey, aucune direction n’est mise en place pour commander la gendarmerie. Après les Cent-Jours, l’inspection générale, devenue suspecte aux yeux des royalistes, est rayée d’un trait de plume le 24 juillet 181512. Les grands personnages de ce corps sont écartés du pouvoir et payent au prix fort leur collaboration avec Napoléon. Plus encore, ces mesures spectaculaires frappent de plein fouet l’institution qui perd une partie de son

9 Jean-Pierre VERNANT, L’individu, la mort, l’amour : soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, 232 p. 10 Mona OZOUF, « Le Panthéon », dans Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1997, t. 1, p. 155-178. 11 Marc TOURRET et Odile FALLU (dir.), Héros, d’Achille à Zidane, Paris, BNF, 2007, p. 10-11. 12 Bulletin des lois, Ordonnance du roi qui supprime l’inspection générale de la gendarmerie, 21 juillet 1815, t. 49, n° 36, p. 83-84.

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influence13. Surtout, la gendarmerie est désormais privée d’une véritable direction. Placée sous la tutelle de la direction de la cavalerie, elle végète dans l’ombre de la hiérarchie militaire et ne parvient plus à faire entendre sa voix. Il faut attendre la fin de la première guerre mondiale pour voir apparaître une sous-direction, puis une direction de la gendarmerie – en 1920 –, centralisant la gestion et le commandement de l’arme.

L’absence d’une structure cohérente de commandement, elle non plus, n’a pas favorisé le culte de la personnalité. La véritable hiérarchie au XIXe siècle est constituée par des inspecteurs généraux, qui servent surtout de relais technique entre les gendarmes et le ministère. L’authentique hiérarchie se situe plutôt à l’échelon régional, avec les chefs de légions, qui semblent cependant assez éloignés des brigades14. Cette institution a par ailleurs été régulièrement sous-encadrée en officiers généraux, peu nombreux par rapport aux cadres des autres armées. François Alègre de la Soujeole remarque qu’en 1882 aucun des vingt-deux inspecteurs généraux n’a jamais servi dans la gendarmerie15 !

Par ailleurs, dans son versant militaire, et sur le long terme, la gendarmerie participe systématiquement à la prévôté des armées mais plus rarement aux combats. Ce n’est peut-être pas un hasard si Moncey souffre de la malédiction de n’être attaché à aucune grande bataille de l’Empire. Cette participation secondaire aux faits d’armes nuit d’une manière plus générale à la formation de héros, surtout lorsque l’on sait que l’exploit guerrier est favorable à l’émergence de figures populaires et nationales.

D’autres motifs plus structurels, tenant plutôt à la « fabrication » du héros, semblent nuire à l’apparition d’une telle figure dans la gendarmerie. En effet, les héros s’affranchissent souvent des règles pour accomplir leurs exploits. Or le cavalier de la maréchaussée ou le gendarme jouent un rôle social normatif, régulièrement rappelé par les grandes lois d’organisation, dont il est difficile de s’affranchir. On constate aussi une certaine impopularité de l’action coercitive du maintien de l’ordre et de l’emploi des forces de l’ordre par l’État. L’arrestation de malfaiteurs n’est généralement pas considérée par la communauté sociale comme un acte héroïque, même si dans la gendarmerie ce type d’action est valorisé au sein de la presse interne, aux XIXe et XXe siècles16.

13 Édouard EBEL « D’une légalité à l’autre : gendarmerie et épurations, 1815-1816 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 114, n° 2, juin 2007, PUR, p. 147-158. 14 Arnaud-Dominique HOUTE, Le métier de gendarme national au XIXe siècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la monarchie de Juillet à la Grande Guerre, doctorat, histoire, dir. Jean-Noël LUC et Jean-Marc BERLIÈRE, Paris IV, 206, p. 137-140 et 374 et suiv. 15 François ALÈGRE DE LA SOUJEOLE, Les officiers de gendarmerie sous la Troisième République (1880-1913), DEA, dir. William SERMAN, Paris I, 1991, p. 36. 16 Voir par exemple la relation faite par la presse de la gendarmerie au XIXe siècle dans le Journal de la gendarmerie de France puis Journal de la gendarmerie nationale, mensuel et non politique, puis

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La lutte contre les criminels ou les franges marginales de la société ne fait pas non plus l’objet d’une reconnaissance sociale généralisée, ce qui se traduit d’ailleurs pendant longtemps dans l’historiographie contemporaine des forces de police17.

La gendarmerie ne favorise pas le développement du culte de la personnalité en son sein. L’historiographie, et notamment l’endo-histoire, insiste sur des référents communs liés aux règles de conduite, aux codes de la vie militaire, à l’obéissance, à la discipline18, ou encore aux valeurs morales comme le courage, le civisme, le dévouement, l’humanisme19. Le héros réside plutôt dans la masse des gendarmes anonymes20 : il s’agit probablement d’un trait culturel d’une institution qui demeure avant tout discrète, et a érigé un système de valeur fondé sur le communautarisme, la collectivité, le groupe, plutôt que sur celui d’ancêtres communs et tutélaires21.

Moncey est pourtant indéniablement une grande figure de l’arme, alors que les héros ne sont pas légion dans le panthéon de la gendarmerie. Cependant, l’institution peut se fonder sur l’ancienneté de la maréchaussée, qui prend forme au XIVe siècle22. Parmi ces personnages anciens, le prévôt des maréchaux Le Gallois de Fougières, tué en 1415 à Azincourt, aurait peut-être pu émerger de l’oubli, mais la découverte relativement récente de son corps par le capitaine Benoît-Guyod en 193523 n’a guère fait l’objet d’études ou d’un culte particulier,

Journal de la gendarmerie (1839-1914), ainsi qu’une publication plus récente qui paraît depuis 1979 sous le titre de gendarmerie Informations puis Gend’Info. 17 Jean-Noël LUC, « L’histoire de la gendarmerie : l’essor d’un nouveau chantier », RGN, hors-série histoire n° 2, 2000, La gendarmerie de la Révolution à l’entre deux-guerres, sous la dir. de Jean-Noël LUC et du SHGN, p. 8-30. 18 Vincent AUDIGIER, La gendarmerie selon la revue corporative « Le gendarme, moniteur de la gendarmerie et de la garde républicaine » de 1897 à 1913, Maîtrise, histoire, dir. Jean-Noël LUC, Paris IV, 1999, 162 p. La presse corporative de la Belle Époque elle-même insiste sur les valeurs normatives de l’institution. Entre 1897 et 1913, par exemple, la revue Le gendarme, moniteur de la gendarmerie et de la garde républicaine consacre 9 % de ses articles à la discipline et au nécessaire respect de la hiérarchie. 19 Voir à ce propos, Alain BROCHOT-DENIS (capitaine), Florilège, SHGN, 1995, tome 1 « Les valeurs du gendarme », 419 p. 20 Hubert LAFFONT et Philippe MEYER, Le nouvel ordre gendarmique, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 38-39. Selon ces auteurs : « L’idéal gendarmique, c’est en effet l’antihéros, et ce qui fait la nature et la force de l’arme, c’est sa banalité, sa disparition dans le paysage, son évidente familiarité. Le gendarme ne touche à sa perfection que lorsqu’il œuvre et peine jour et nuit afin qu’il ne se passe rien, si bien que le succès de ses efforts le voue à l’ignorance des autres et à leur oubli ». 21 Alain BROCHOT-DENIS (capitaine), op. cit., t. 1, p. 332. À la rubrique héroïsme du Florilège, le capitaine ne fait aucune référence à des figures de gendarmes illustres. Il mentionne toujours la masse des gendarmes anonymes, dans son évocation des faits de la première guerre mondiale par exemple. 22 On peut d’ailleurs déplorer l’absence de recherches universitaires et de connaissances sur cette période fondatrice. 23 BENOÎT-GUYOD (capitaine), « Le prévôt des maréchaux de France. Le Gallois de Fougières », dans Georges LÉLU (colonel), (dir.), Grand livre d’or historique de la gendarmerie nationale, Édition du comité du monument à la gloire du gendarme, Beaune, Imprimerie Girard, 1939, t. 5, p. 203-229.

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sinon que sa dépouille figure désormais dans un hypogée du monument de la loi à Versailles, honorant la gendarmerie. Cette figure, paradoxalement trop ancienne et trop contemporaine, n’a pas eu le temps de s’installer durablement dans l’histoire de l’institution.

À l’époque moderne, aucune individualité n’émerge de la masse du personnel de la maréchaussée, aucun grand officier ne sort véritablement de l’oubli. Les concurrents sérieux se situeraient plutôt à l’époque du Premier Empire. Les généraux Wirion ou Radet, grands organisateurs de la gendarmerie sous l’Empire, auraient éventuellement pu prétendre au statut de héros. Mais leurs rapports complexes avec Moncey – qui ne supporte pas la concurrence –, leurs rôles de planificateurs, ou d’exécuteurs des basses œuvres de Napoléon ne leur permet pas d’accéder à ce statut. Un autre officier général, Savary, dispose des qualités pour devenir une figure emblématique de la gendarmerie. Cet officier général a dirigé la légion d’élite, mais surtout, il s’agit d’un gendarme promu ministre de la Police, à l’issue d’une carrière contestée. On mesure aussi l’actualité de ce personnage qui pourrait symboliser le passage de l’arme dans le giron de l’Intérieur ! Mais le duc de Rovigo, sérieux rival de Moncey, souffre d’une disgrâce générale de l’historiographie. On lui reproche son rôle dans l’affaire du duc d’Enghien, il est généralement considéré comme l’homme lige et le séide de Napoléon24. La nouvelle de sa nomination au poste de ministre de la Police, il l’affirme lui-même dans ses Mémoires, aurait fait le même effet que si l’on annonçait la peste25! Malgré une carrière brillante mais controversée, Savary ne parvient pas à faire l’unanimité. Il est souvent considéré avec circonspection, même au sein de l’ego-histoire, qui fustige notamment son rôle dans l’enlèvement du duc d’Enghien. Si l’on s’en tient aux grandes figures du XIXe siècle, Moncey remporte – faute de véritable compétiteur ! –indéniablement la faveur des historiens de la gendarmerie.

Pourquoi Moncey est-il populaire au sein de la gendarmerie ?

Plusieurs éléments expliquent la popularité de Moncey au sein de la gendarmerie et son élévation au statut de grand homme. La mise en perspective historique de ce personnage est facilitée par sa stature de premier grand chef de l’institution. Sa fonction de premier inspecteur général confirme cette dimension. Reconnu comme tel par ses hommes, il lui est plus facile de transmettre ses messages et ses doctrines. Moncey est par ailleurs compris au troisième rang dans la première et grande promotion des maréchaux de l’Empire de 1804. La dignité militaire et les distinctions lui confèrent une légitimité

24 Bernardine MELCHIOR-BONNET, Un policier dans l’ombre de Napoléon. Savary, duc de Rovigo, Paris, Perrin, 1962, 352 p. 25 Anne-Jean-Marie-René SAVARY, Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon, Paris, A. Bossange, 1828, t. 4, p. 311.

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incontestable auprès de sa troupe. À ces marques de pouvoir vient se joindre le lustre de son statut social : nommé duc de Conegliano en 1808, il dispose désormais, à l’instar des grands notables du régime napoléonien, d’une envergure et d’une dimension qui le placent au zénith de l’institution.

Moncey a su utiliser son aura et instrumentaliser son pouvoir pour communiquer avec « ses » gendarmes. S’affranchissant des règles hiérarchiques habituelles, il sollicite les chefs de brigade de correspondre directement avec lui dans les cas d’urgence. Les ordres généraux, destinés aux militaires de la gendarmerie, sont souvent marqués par le paternalisme de leur ton. Certes, le mode de diffusion de ces directives est encore restreint ; le maréchal Moncey s’adresse uniquement au personnel de l’arme. Mais le ton de ces messages – leur style aussi – est celui d’un chef qui s’adresse à ses subordonnés : il demeure directif26. Toutefois, en mentionnant les militaires qui se distinguent par leur bravoure et leur courage ou en fustigeant les comportements répréhensibles, Moncey dessine le profil d’un gendarme « idéal », brave et honnête. La propagation de ces portraits, mais aussi leur contenu, laissent une place importante aux valeurs morales et militaires, contribuent au renforcement de la cohésion et développent le sentiment d’une communauté partageant les mêmes valeurs. En ce sens, l’action de Moncey, au moins sur le plan de la représentation interne crée, peut-être pour la première fois de manière visible et palpable, une cohésion, une homogénéité, une harmonie au sein du personnel dont les valeurs sont magnifiées par la parole d’un chef, au style parfois grandiloquent. Cette manière très directive de s’adresser aux gendarmes est également employée avec les officiers. La correspondance de Moncey aux colonels chefs de légion est à ce titre significative27.

Dans ses ordres généraux28, Moncey emploie souvent le pronom personnel « nous », qui dénote une certaine familiarité avec sa troupe, mais aussi sa propre implication dans la gendarmerie. La longue durée de son mandat à la tête de l’institution constitue un autre avantage pour un homme qui souhaite marquer sa présence. De plus, il bénéficie du prestige, dans la perspective d’une héroïsation, d’avoir effectué la plus illustre partie de sa carrière sous la Révolution et le Premier Empire, c’est-à-dire une période historique favorable à l’émergence des héros : les guerres incessantes, les batailles célèbres, les périodes de réformes 26 Dominique RENAULT (capitaine), L’inspection générale de la gendarmerie au début de l’Empire, mémoire de diplôme technique (enseignement militaire supérieure scientifique et technique), 1986-1987, 88 p. Le capitaine Renault analyse 137 ordres généraux de l’an X à 1809. Les rubriques relatives aux récompenses représentent 40,87 % de l’ensemble, les punitions 9,18 %, le service 20,96 %, l’administration 14,01 %, l’organisation 9,30 % et les mentions diverses 5,83 %. 27 Voir sa correspondance dans le fonds du Musée de la gendarmerie, 1Mu, 2Mu, 3Mu et 5Mu notamment. 28 MONCEY, Collection des ordres généraux donnés par S. Ex. le Premier Inspecteur-général de la gendarmerie impériale, depuis leur création jusqu’au 1er janvier 1810, Paris, Impr. de Lefebvre, s.d., 522 p.

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sont autant de facteurs favorables à un militaire pour se hisser au sein du panthéon national. Nombre d’auteurs et d’historiens de l’institution érigent d’ailleurs cette période au rang d’âge d’or de la gendarmerie : considérée comme une arme d’élite et présente dans tout l’Empire, les effectifs croissent constamment sous l’œil bienveillant de Napoléon.

Il est finalement peu aisé de mesurer l’impact réel de l’image de Moncey auprès de sa troupe. Tout laisse pourtant penser que le chef militaire demeure très populaire dans la Gendarmerie impériale29. Cependant, une lecture synchronique de sa carrière permet de revenir sur quelques moments forts et quelques épisodes de sa vie ayant cristallisé la production bibliographique. Ces commentaires, fixant en quelque sorte une vulgate et un credo, serviront de repères pour jauger l’homme et la carrière de Moncey.

LES « GRANDS MOMENTS » DE LA CARRIÈRE DE MONCEY

Les « grands moments » de la vie de Moncey ont permis de bâtir un discours, des problématiques, des topoi suscitant des consensus ou des polémiques. L’examen des crêtes ou et des creux de sa carrière permet d’envisager comment l’historiographie a pu parfois instrumentaliser certains aspects de la mémoire du maréchal. Il est évidemment exclu ici de polémiquer. En revanche, les points d’achoppement de son parcours permettent de comprendre le cheminement et l’infléchissement d’un parcours héroïque.

Un personnage complexe

Les panégyristes ou les biographes les plus favorables au personnage de Moncey soulignent un esprit ombrageux et inquiet. Ce trait de caractère est relayé comme un véritable leitmotiv dans tous les portraits psychologiques. Certes, la droiture ou l’honnêteté de Moncey ne sont pas contestables. En revanche, mis à part l’ouvrage d’Aurélien Lignereux, cette question n’a pas fait l’objet de commentaires précis, dans la mesure où l’endo-histoire considère ce caractère bien trempé comme le signe du chef sachant se faire respecter30. Il faut tout de même noter que le parcours de Moncey est jalonné de colères, d’emportements, de jalousies, voire d’une paranoïa qui sont les signes, pour le

29 Voir Médard BONNART, Souvenirs d’un capitaine de gendarmerie (1775-1828), Maisons-Alfort, SHGN, 2004, 659 p. 30 CONEGLIANO (duc de), Le maréchal Moncey, duc de Conegliano 1754-1842, Paris, Calmann Lévy, 1902, p. III : « Le duc de Conegliano, très grand, très mince, de tournure distinguée, était un homme de bonne compagnie et d’extrême politesse ; sa conversation était sérieuse, toujours intéressante, mais elle manquait de brillant. Son caractère était franc, honnête, loyal, mais difficile, ombrageux et d’une extrême susceptibilité. Dans le service, il était très sévère, très exigeant pour ses subordonnés, il les traitait durement, mais ils étaient forcés de reconnaître chez lui un esprit juste et impartial… »

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moins, d’un comportement parfois troublé. Les nombreux conflits avec les généraux peuvent se comprendre dans la mesure où une véritable compétition oppose les grands chefs pour la direction des armées. En revanche, Moncey a tenté d’écarter quasiment tous ses subordonnés, à commencer par le général Radet. En effet, ce dernier prépare les textes constitutifs de l’inspection générale, dont la direction revient finalement à Moncey. Radet, qui se serait probablement bien vu à la tête de l’institution, suggère – en filigrane – dans ses Mémoires le manque de scrupules de Moncey. Cette question a fait l’objet de nombreux commentaires dans l’historiographie, mais les véritables raisons de la nomination de Moncey demeurent encore obscures. On peut cependant constater, a posteriori, que les missions politiques seront aussi bien effectuées par Moncey, avec des réticences toutefois, et par Radet, lors de l’arrestation du pape Pie IX ou de l’épisode des Cent-Jours.

Avec le général Savary, le problème est un peu différent dans la mesure où les personnages ne s’apprécient guère ; tandis que Savary obtient de Napoléon la direction autonome de la gendarmerie d’élite en 1803, il s’émancipe définitivement de la tutelle de Moncey, qui devient – à son grand dam – son subordonné lors de la guerre d’Espagne, en 1808. Les deux personnages coopèrent néanmoins, par la force des choses, à partir du moment où Savary dirige le ministère de la Police. D’autres gendarmes ou militaires subiront d’ailleurs les foudres de Moncey, comme le général Lauer – trop éprouvé par la campagne de Russie, dont les séquelles finissent par provoquer son décès –, véritable bouc émissaire31 du chef de la gendarmerie. Avec le général Buquet encore, chef d’état-major, Moncey se montre très jaloux de ses prérogatives et critique ouvertement cet officier qui le supplée en 1808, alors qu’il combat en Espagne. Le maréchal dénonce un ambitieux qui rêve de prendre sa place et parvient à écarter Buquet en l’envoyant dans le bourbier espagnol pour diriger les escadrons de gendarmerie32. Cette intempérance est d’ailleurs à plusieurs reprises portée sur la place publique. En 1823 par exemple, un auteur anonyme critique la fureur de Moncey à l’égard du colonel de la Nougarède, accusé de s’être comporté de manière indigne durant la campagne d’Espagne. Ce texte met en avant l’intransigeance du maréchal, incapable d’adopter une attitude magnanime33.

Aurélien Lignereux a souligné la complexité de ce personnage34. Les exemples de sa générosité, voire de sa bonté35, contrastent fortement avec un

31 Jean-François DUHARD et Caroline LAUER, Jean-Baptiste Lauer, 1759-1816, général comte d’Empire, Sarreguemines, Éditions Pierron, 1993, 269 p. 32 Gildas LEPETIT, L’intervention de la gendarmerie impériale en Espagne (1809-1814), thèse d’histoire (dir. Jean-Noël LUC), en préparation. Aurélien LIGNEREUX, op. cit., p. 156. 33 ANOMYME, Mémoire pour M. de la Nougarède, s.l.n.d. (1823), 18 p. 34 Aurélien LIGNEREUX, op. cit., p. 93-95.

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caractère fort, jaloux et ombrageux. Au total, et Michel Molières le résume très bien : tout semble « excessif » chez Moncey36.

Ses biographes insistent généralement peu sur les débuts de sa carrière. En effet, sa vocation militaire est très précoce : Moncey intègre les rangs de l’armée à quinze ans. Il abandonne à trois reprises avant de décider de poursuivre, définitivement, une carrière dans l’armée. Ce point ne fait jamais l’objet de commentaires, mais apparaît plutôt comme une curiosité. Il est vrai que cet engagement, pour le moins confus, ressemble à l’image d’un jeune homme qui a pu hésiter ou tergiverser avant de choisir définitivement sa voie.

Le domaine de la participation de la gendarmerie à la police politique de l’Empire constitue indéniablement un épisode sulfureux évoqué diversement par l’historiographie. Aurélien Lignereux dénombre dans les bulletins de police édités par Ernest d’Hauterive, dix-neuf cas d’emplois de gendarmes déguisés37. Il n’est pas toujours aisé de déterminer les donneurs d’ordres, qui peuvent également être des magistrats ou des préfets. Les séries M des archives départementales montrent cependant l’utilisation relativement courante du déguisement. Moncey ne semble pas véritablement favorable à ces usages ; du moins, par pragmatisme, les tolère-t-il durant son mandat. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter le désir de Moncey, manifesté au début de l’été 1814, de supprimer l’inspection générale et de rendre à la gendarmerie « le nom et la constitution de la maréchaussée38 ». La politisation de l’arme est cependant dénoncée dans les pamphlets, mais aussi chez des mémorialistes comme Vitrolles, évoquant dans ses Souvenirs l’inspection générale comme une véritable officine de police secrète39. Cette critique d’une gendarmerie partisane persiste d’ailleurs sous la Restauration. Saint-Edme est un des relais de cette littérature pamphlétaire. À la rubrique « gendarme », il fustige le déguisement des militaires pour accomplir des missions de renseignement : « On prétend, car que ne prétend-on pas, qu’il [le gendarme] cache sous l’habit et le chapeau

35 Ceux-ci sont nombreux et l’historiographie souligne par exemple son refus initial lors de sa nomination au grade de général de division, son attitude magnanime à l’égard du général Müller en 1794, dont il refuse de prendre la place, son amitié fidèle pour de nombreux généraux et politiciens, sa grande intégrité à l’égard de l’argent, sa philanthropie réelle pour son département et sa commune. 36 Michel MOLIÈRES, op. cit., p. 72. 37 Ernest d’HAUTERIVE, La police secrète du Premier Empire 1804-1810 : bulletins quotidiens adressés par Fouché à l’Empereur, Paris puis Perrin, Clavreuil, 1908-1964, 5 vol. 38 Le premier inspecteur général au roi, 24 juin 1814, SHD-DAT, 1M 1957. 39 Mémoires de Vitrolles, Texte intégral établi par Eugène Forgues, présenté et annoté par Pierre Farel, Paris, Gallimard, 1950-1952, 2 vol.

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bourgeois son allure militaire, et qu’alors il exerce les fonctions d’observateur.40 »

Moncey militaire

La vie militaire de Moncey a fait l’objet de nombreux commentaires. Là aussi la diversité domine, mais nombre d’auteurs évoquent les capacités manœuvrières limitées de Moncey. Dans une galerie des figures célèbres, genre littéraire à la mode à la Belle Époque, Maurice Lanthenay soulignait que « dans l’histoire des guerres de la Révolution et de l’Empire, le nom du maréchal Moncey ne brille pas du même éclat que ceux des Ney, des Lannes, des Murat, des Davout, des Masséna : Moncey n’a pas comme eux été moissonner la gloire sur les champs de bataille immortels d’Austerlitz ou d’Iéna, de Friedland ou de Wagram…41 » Dans un dictionnaire récent, un biographe s’étonne de sa promotion au maréchalat. Selon cet auteur, Moncey doit cette nomination à l’estime dans laquelle l’Empereur tenait la gendarmerie42. Deux épisodes font notamment l’objet des commentaires. Après l’enfermement de Masséna à Gênes par les Autrichiens, Bonaparte, impatient, reproche à Moncey son manque d’initiative43. Durant la seconde partie de la campagne, en janvier 1801, le général Landon encerclé par les Français a recours à un stratagème qui va mystifier Moncey. En lui faisant croire qu’un armistice est signé, Landon parvient à s’échapper, au grand dam de Brune et du premier consul.

Alors que Moncey souhaitait participer aux campagnes de 1805 et 1806, Napoléon préfère ne pas l’envoyer. Un autre épisode, souvent commenté, se situe au moment de la guerre d’Espagne. Malgré des succès éclatants contre les troupes du général Cerbellón, Moncey ne parvient pas à prendre Valence. Mais surtout, on lui reproche – le baron Marbot, ennemi de Moncey, évoque cet épisode dans ses Mémoires – son attitude attentiste lors de la poursuite des troupes du général Castaňos, qui permet à ce dernier de s’enfermer à Saragosse.

En revanche, la carrière militaire de Moncey est généralement magnifiée par sa défense de Paris 44, à la barrière de Clichy, épisode qui fera par ailleurs l’objet

40 M.B. SAINT-EDME, Biographie des lieutenans-généraux, ministres, directeurs généraux, chargés d’arrondissements, préfets de la police en France et de ses principaux agents, Paris, Amable Costes, 1829, 526 p. 41 Maurice LANTHENAY, « Maréchal Moncey, duc de Conegliano (1754-1842) », Les Contemporains, Paris, 1910, p. 934-949. 42 Jean-Claude BLANC, Dictionnaire des maréchaux de Napoléon, Paris, Pygmalion, 2007, p. 249-263. 43 Michel MOLIÈRES, op. cit., p. 64. 44 En effet, il s’agit là d’un épisode où la quasi-unanimité des auteurs souligne le courage et la fidélité de Moncey. Il faut quand même souligner une tradition défavorable dans l’ouvrage du comte de Ségur (Philippe de SÉGUR, La campagne de France, du Rhin à Fontainebleau, 1814, Genève, éditions de Grémille, 1969, p. 216). Il y évoque en termes peu affables les compétences militaires de

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d’une peinture et de tirages dans le Petit Journal à la Belle Époque. Il occupe alors l’emploi de colonel général de la garde impériale auprès de la régente, ce qui prouve, une nouvelle fois, le degré de faveur dont il dispose auprès de Napoléon.

Moncey, homme politique sous la Restauration

Dans le prolongement de la défense de Paris, le ralliement à Louis XVIII soulève des questions. Il s’agit d’un moment très important de la carrière de Moncey, souvent déformé par l’historiographie. Au lendemain des défaites de la campagne de France, Moncey joue un rôle considérable dans le ralliement de la gendarmerie au nouveau régime de la Restauration. Dans un courrier au colonel Martin Charly, Moncey demande à l’officier de recueillir l’adhésion de sa légion. Le maréchal affirme s’être « empressé d’assurer au gouvernement provisoire qu’il était porté de lui représenter l’adhésion de l’arme entière45 ». Dans cet échange épistolaire, Moncey écrit à deux reprises « Buonaparte », plutôt que Bonaparte. On perçoit dans cette orthographe connotée – soulignant l’origine étrangère de l’Empereur et typique de la Restauration –, que Moncey se plie très rapidement au nouvel ordre des choses. Dans sa correspondance avec les légions ou dans ses circulaires, Moncey allie d’ailleurs implicitement, aux promesses, des menaces visant ceux qui contesteraient la légitimité du pouvoir de Louis XVIII46.

Toujours dans le domaine politique, une écrasante majorité d’ouvrages – reproduisant les informations sans les vérifier ? – prétend que Moncey n’a pas prêté le serment de fidélité à Napoléon lors des Cent-Jours. Au contraire, les biographes insistent sur la probité du premier serment prêté à Louis XVIII, parole que le maréchal n’aurait pu renier et qui expliquerait sa position. Cette affirmation provient probablement de l’ouvrage de Chénier qui relate largement cet épisode47. Or ceci est totalement faux, puisque le serment signé par Moncey lors des Cent-Jours figure dans son dossier48. L’ego-histoire a souvent représenté

Moncey dans la défense de Paris : « Ces fatales instructions avaient été trop respectées par l’esprit fébrile et inquiet d’un vieux maréchal, en qui l’énergie du soldat ployait devant les responsabilités du général ». On peut noter que Pierre Miquel, généralement peu favorable à Moncey, ne voit dans ce combat qu’un « simulacre de résistance ». Pierre MIQUEL, Les Gendarmes, Paris, Olivier Orban, 1990, p. 110. 45 Moncey au colonel Charly, 13 avril 1814, Musée de la gendarmerie, 5 Mu 147. 46 Circulaire de Moncey aux colonels sur les devoirs et les missions de la gendarmerie, 30 novembre 1814, Musée de la gendarmerie, 5 Mu 149. 47 Louis-Joseph-Gabriel CHÉNIER (avocat), Éloge historique du maréchal Moncey, duc de Conegliano, suivi de notes et de pièces justificatives, Paris, J. Dumaine, 1848, p. 61 : « Cette conduite du maréchal Moncey était le résultat d’un effort de sa volonté contre les sentiments de son cœur. Attaché à Napoléon qu’il appelait son bienfaiteur, il lui en coûtait de ne pouvoir lui donner une preuve de sa profonde gratitude ; mais il avait juré solennellement, comme tous ses compagnons d’arme, de servir le roi… » 48 SHD-DAT 6YD3, pièce 194, 18 avril 1815. « Je jure d’être fidèle à l’Empereur Napoléon mon souverain », écrit Moncey.

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la personnalité d’un maréchal résolu et surtout d’une fidélité sans faille aux engagements pris. Cette image d’une inaltérable droiture, sans être totalement fausse, doit cependant être modulée. Moncey figure d’ailleurs en bonne place dans le dictionnaire des girouettes de 181649.

Enfin, les biographes soulignent unanimement son attitude admirable lors du procès du maréchal Ney. Désigné par le roi pour présider le tribunal, Moncey ne cède pas face aux multiples pressions. Fouché et Vitrolles, mandés par Louis XVIII pour le convaincre, ne parviennent pas à le persuader d’assumer ce rôle. Cette attitude vertueuse est soulignée par tous, mais ce refus est lourd de conséquence : Moncey, qui a profondément irrité le roi, perd tous ses fonctions et titres. Ultime disgrâce, il subit un emprisonnement au fort de Ham. Ce discrédit momentané au début de la Seconde Restauration prouve cependant une évidente liberté de pensée d’un maréchal refusant de mettre son honneur militaire en jeu.

Si la bibliographie a fixé la mémoire de Moncey autour de ces épisodes, une approche diachronique permet de distinguer les grandes étapes du processus de construction de la mémoire du maréchal.

LES ÉTAPES DE LA « SANCTIFICATION » DE MONCEY DANS L’EGO-HISTOIRE

La genèse d’une mémoire autour de la figure de Moncey (1800-1842)

La production littéraire du vivant de Moncey est assez peu abondante. Cependant, les Souvenirs, à commencer peut-être par les plus célèbres d’entre eux, le Mémorial de Sainte-Hélène, évoquent sa figure. Alors que la plupart des maréchaux sont critiqués par Napoléon, l’empereur le qualifie « d’honnête homme50 ». Les mémorialistes soulignent volontiers son physique avantageux, sa tenue, ses formes graves et majestueuses. À ces avis favorables, viennent aussi se joindre les moments de peine, qui humanisent le personnage. Dans la lignée de cette tradition favorable, la duchesse d’Abrantès souligne la dignité de l’homme au moment du procès du maréchal Ney51. Dans le discours prononcé au moment de la mort de son fils, en janvier 1818, Moncey est présenté comme un « vénérable vieillard qui perd le soutien de son grand âge52 ».

49 Alexis EYMERY et alii., Dictionnaire des girouettes, ou nos contemporains peints par eux-mêmes. Par une société de girouettes, Paris, A. Eymery, 1815, p. 312. 50 LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Seuil, 1968, Vendredi 10 mai 1816, p. 253. 51 ABRANTÈS (duchesse d’), Mémoires sur la Restauration ou souvenirs historiques sur cette époque, la Révolution de 1830 et les premières années du règne de Louis XVIII, t. 3, Bruxelles, Louis Haman et compagnie, 1836, 352 p. 52 Discours composé par quelques amis du colonel Moncey, et prononcé par l’un d’eux dans l’hôtel de M. Le maréchal duc de Conegliano à l’occasion du service funèbre célébré le 5 janvier 1818, Paris, Smith, 1818, 14 p.

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Plus généralement, durant cette première phase d’accumulation des témoignages, le portrait du maréchal est contrasté, comme l’a remarqué Aurélien Lignereux53. Se met alors en place une série d’éléments que les biographes commenteront à leur tour. Pasquier insiste sur la susceptibilité du maréchal, on souligne aussi son caractère inquiet mais surtout ombrageux. De son côté, Marbot véhicule l’image d’un chef militaire un peu dépassé au moment de la prise de Saragosse54. Ces critiques sont réitérées dans une publication anonyme d’officiers de l’armée, publiée en 1840 qui, tout en louant sa justice et sa modération, fustige son trop grand dévouement à l’empereur : « Jaloux de complaire à un maître à qui il appartenait depuis le 18 brumaire, [il] ne fit rien pour empêcher la moralité des hommes qui lui étaient soumis de se pervertir. » Pour ces officiers, la tradition d’une gendarmerie s’impliquant dans la police politique remonte à l’instauration de l’inspection générale55.

Par ailleurs, des pamphlets plus corrosifs paraissent au lendemain de l’Empire. Dans l’un d’eux, les talents militaires de Moncey sont critiqués, alors qu’on lui reproche – de manière inédite et injuste – d’avoir espionné Pichegru pour le compte du Directoire56. Mais ces libelles, très nombreux sous la Restauration, épargnent plutôt Moncey pour vilipender Fouché ou Savary57. Parallèlement, le maréchal n’est pas cité dans les Mémoires de Fouché, ni dans ceux de Savary. Il profite d’une certaine manière d’un relatif oubli – volontaire ou non –, qui a pour conséquence de le placer dans une sorte de second rôle de l’histoire.

Moncey n’a pas publié ses Souvenirs, et bien qu’une abondante correspondance comble ce vide, cette absence a probablement contribué à l’oubli de son action. Au total, la période du vécu est celle d’une accumulation d’éléments biographiques mais aussi d’une carrière brillante : militaire de haut rang, premier inspecteur général de la gendarmerie, gouverneur des Invalides, Moncey a réalisé un long parcours et a gravi toutes les marches du cursus honorum des « grands hommes » d’État.

La « geste » de Moncey (1842-1918)

La période qui débute avec le décès de Moncey, le 20 avril 1842, est fondamentale dans la « fabrication » de la renommée du maréchal. En effet, selon le processus classique du fonctionnement de la mémoire et de sa

53 Aurélien LIGNEREUX, op. cit., p. 93. 54 Mémoires du général baron de Marbot, Paris, 1891 (première édition de 1844), t. 2, p. 62-63. 55 Une société d’officiers de l’ancienne armée, Les maréchaux de l’Empire précédé d’un précis historique de Napoléon, Paris, Les marchands de nouveauté, 1840, 144 p. 56 Lewis GOLDSMITH (notaire), Histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparté et de la cour de Saint-Cloud, Londres-Paris, t. Hasper, 2e édition, 1814, p. 211-212. 57 M.B. SAINT-EDME, op. cit., 526 p.

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sédimentation, une histoire officielle se met en place58. D’une certaine manière, le souvenir du maréchal s’est polarisé autour d’un certain nombre d’épisodes de sa vie. Cette mémoire sélective n’a d’ailleurs rien d’artificiel, puisqu’elle retient du passé les éléments qui sont encore vivants dans la conscience du groupe qui l’entretient. Le discours prononcé à l’occasion de la cérémonie funéraire de l’enterrement du maréchal, par le député de la Nièvre, Charles Dupin, publié à plusieurs reprises, sert de support à la formation morale des écoles régimentaires de l’armée59. À cette occasion, Charles Dupin évoque l’humanité, l’équité, la juste sévérité et le « désintéressement chevaleresque » du maréchal. Il souligne notamment son attitude lors du procès du maréchal Ney. Durant cette même cérémonie, Soult, le duc de Dalmatie, évoque les quarante années d’amitié et les combats de Moncey. En revanche, son commandement dans la gendarmerie n’est pas cité, comme s’il fallait privilégier le combattant à l’organisateur et le soldat au policier.

Le décès du duc de Conegliano est également largement relayé par le Journal de la gendarmerie60. Dans une chronique reprenant une notice parue dans le Moniteur de l’armée, le rédacteur évoque, dans un parallèle tout symbolique, les gendarmes et le maréchal Moncey. Ce dernier est présenté comme la personne ayant façonné l’institution : « Ce gendarme, tour à tour soldat intrépide et citoyen dévoué ; ce gendarme que l’on retrouve partout où s’offre le danger, qui veille nuit et jour sur les personnes et les propriétaires ; ce gendarme juge de paix dans les champs, magistrat dans les villes ; ce gendarme que nous envient tous les peuples civilisés, est l’œuvre du maréchal Moncey. Cela vaut toutes les gloires et les conquêtes. » On remarquera que l’esprit de ce courrier – résumant les mérites de Moncey à la construction de la gendarmerie et occultant sa carrière militaire – place le maréchal au niveau du gendarme.

L’année de sa mort, en 1842, le capitaine Joachim Ambert publie une notice biographique sur la vie de Moncey61. Ce panégyrique évoque les moments forts de sa carrière : il souligne tour à tour sa modestie lorsqu’il refuse la place de général en chef à la place du général Müller, son impulsion qui permet à la gendarmerie de prospérer62, son amitié pour Pichegru, son innocence dans

58 Maurice HALBWACHS, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (première édition 1950), 295 p. 59 Discours prononcé par M. Dupin le 25 avril 1842 aux obsèques de M. le maréchal Moncey, duc de Conegliano, Paris, Cosson, 1842, 4 p. Voir encore Chambre des Pairs. Séance du 14 janvier 1823. Éloge de M. le maréchal Moncey, duc de Conegliano, par M. le baron Charles Dupin, Paris, Crapelet, 1843, 33 p. 60 Journal de la gendarmerie de France, n° 34, avril 1842, p. 124-125, p. 156, p. 165. 61 Joachim AMBERT (capitaine), Notice historique sur le maréchal Moncey, Paris, Lange et Lévy et compagnie, 1842, 19 p. 62 Ibid., p. 11 : « Nul mieux que lui ne pouvait, en effet, imprimer une haute impulsion au corps de la gendarmerie, dans lequel se retrouvent les vertus qui distinguèrent éminemment le maréchal

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l’affaire du duc d’Enghien, sa grandeur dans l’affaire du procès de Ney, sa philanthropie à la fin de sa vie. Avec Ambert, la « geste » de Moncey se met en place. Nombre d’auteurs reproduiront d’ailleurs ou s’inspireront fortement de cette biographie qui tient lieu de Septante et fixe une bonne partie de l’historiographie jusqu’à nos jours.

Une autre publication joue un grand rôle dans la biographie de Moncey, dans la mesure où elle aussi sera largement utilisée par les historiens de la gendarmerie. Il s’agit d’un éloge historique rédigé par le neveu des poètes et écrivains André et Marie-Joseph Chénier63. Cet ouvrage remporte le prix d’éloquence dans un concours proposé par l’Académie des belles-lettres et arts de Besançon en 1847, ce qui souligne d’une certaine façon la production locale de cette œuvre, toutefois publiée à Paris. Mais, surtout, Chénier propose une histoire moralisante au style emphatique64. Moncey est présenté comme un guerrier illustre et un administrateur habile, aux éminentes qualités et au caractère loyal. Les étapes de sa vie font l’objet de développements importants, mais les épisodes un peu plus contestés durant la campagne d’Italie, ou la disgrâce militaire après 1808 sont occultés. De la même manière, l’auteur ne souffle mot de la politisation du corps sous l’Empire ou bien encore de son rôle dans la conscription. Chénier insiste sur une conduite qu’il juge irréprochable durant la Première Restauration et les Cent-Jours et se trompe lorsqu’il prétend que Moncey reste premier inspecteur général en 181565.

Parallèlement, la mémoire de Moncey se propage dans une production historique diversifiée. Tout d’abord dans les portraits de contemporains, sortes de Who’s Who du XIXe siècle, qui sont publiés régulièrement. Ces biographies, plus ou moins fouillées, ne sont cependant pas unanimes et reprennent parfois certaines critiques adressées à Moncey, notamment sur ses qualités militaires ou son défaut d’esprit de décision66. On remarque également – et cela n’est guère

Moncey : dignité humaine, probité, droiture, désintéressement, modestie, justice, douceur, mais caractère inébranlable ». 63 Louis-Joseph-Gabriel CHÉNIER (avocat), op. cit., 146 p. 64 Ibid., p. 40 : « Il voulut enfin, et il y réussit, que la gendarmerie présentât les éminentes qualités de son illustre chef ; qu’avec le sentiment de la dignité humaine, il y eût dans ce corps d’élite, probité, droiture, désintéressement, modestie, douceur, mais fermeté intelligente, amour éclairé du devoir. Cette partie des travaux du général Moncey est peut-être celle qui lui donne le plus droit à la reconnaissance nationale ». 65 Ibid., p. 61. Chénier explique l’attitude de Moncey durant les Cent-Jours en utilisant une argumentation liée à l’éthique de Moncey : « Cette conduite du maréchal Moncey était le résultat d’un effort de sa volonté contre les sentiments de son cœur. Attaché à Napoléon qu’il appelait son bienfaiteur, il lui en coûtait de ne pouvoir lui donner une preuve de sa profonde gratitude ; mais il avait juré solennellement, comme tous ses compagnons d’arme, de servir le roi […] Napoléon qui, depuis longtemps, avait su apprécier Moncey, devina ses scrupules et les respecta. Il ne cessa pas, pour cela, de lui continuer la haute direction de la gendarmerie : il le laissa même en qualité de premier inspecteur général de cette arme ». 66 Louis de LOMÉNIE, Galerie des contemporains illustres, Paris, A. René et Compagnie, 1842, t. 4, p. 1-36. Voir encore Maurice LANTHENAY, op. cit., p. 934-949.

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étonnant – que les écrits du Second Empire67 sont bien plus favorables à Moncey que ceux de la monarchie de Juillet et de la République, qui égratignent son image, sans pour autant aborder sa biographie avec trop de sévérité : on est loin de la littérature pamphlétaire de la Restauration.

Les dictionnaires encyclopédiques, édités sous la monarchie de Juillet, mentionnent le personnage68. Les monumentales biographies nationales et internationales de Michaud et de Hoefer, parues sous le Second Empire, s’inspirent du tableau d’Ambert et de Chénier nourrissant leur production de cette tradition bienveillante. Elles présentent Moncey sous un jour plutôt favorable, insistant sur la confiance que lui portait Napoléon, et soulignant à demi-mot les revers militaires69.

Moncey est également cité dans L’histoire des deux Restaurations d’Achille de Vaulabelle, dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire d’Adolphe Thiers, ou dans celle de la Révolution française de Louis Blanc, mais il y apparaît comme un personnage secondaire70.

La monarchie de Juillet et le Second Empire constituent une période essentielle dans la mémoire de Moncey. Une grande variété d’ouvrages, à caractère plus ou moins historique, évoque son parcours. Les critiques sont généralement mesurées – elles s’attachent plus d’ailleurs à sa carrière militaire qu’à son parcours policier, si ce n’est pour souligner sa proximité avec Napoléon ou pour insister sur le caractère fondateur de l’inspection générale, donnant naissance à une nouvelle gendarmerie. Les ouvrages d’Ambert et de Chénier sont à ce titre emblématiques de cette production. Ils fondent une tradition historiographique dont s’inspireront la plupart des auteurs évoquant la carrière de Moncey.

Sous la Troisième République, des histoires de la gendarmerie, jusque-là quasiment absentes du paysage bibliographique, sont publiées. L’archétype de ce

67 Ed. DE LA BARRE DUPARCQ (capitaine du génie), Portraits militaires. Esquisses historiques et stratégiques, Paris, Ch. Tanera, 1853, 343 p. et p. 104-120 pour Moncey. L’auteur établit un portrait très favorable de l’activité militaire de Moncey. L’archiviste A. Regnault préfère évoquer le pouvoir considérable de Moncey sous l’Empire et la confiance absolue que lui porte Bonaparte. Voir A. REGNAULT, Notice biographique sur le maréchal Moncey, duc de Conegliano, Poligny, Mareschal, 1868, 16 p. 68 Philippe LE BAS, France. Dictionnaire encyclopédique, t. 7, Paris, Firmin et Didot frères, 1842, 803 p. 69 Louis-Gabriel MICHAUD, Biographie universelle, ancienne et moderne, Paris-Leipzig, 1858, t. 28, p. 601-603 ; Ferdinand HŒFER (docteur), Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à 1850-1860, Paris, Firmin-Didot frères, MDCCC LXI, t. 35, p. 946-947. 70 Achille de VAULABELLE, Histoire des deux Restaurations, jusqu’à la chute de Charles X, en 1830, précédée d’un précis historique sur les Bourbons et le parti royaliste depuis la mort de Louis XVI, Paris, Perrotin, 1844-1853, 7 vol. ; Adolphe THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, t. 9, Paris, Paulin, 1849, 596 p. ; Louis BLANC, Histoire de la Révolution française, t. 12, Paris, Pagnesse, Furne et compagnie, 1862, 516 p.

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genre est certainement l’ouvrage du colonel Delattre, officier de l’arme, réédité à quatre reprises chez des éditeurs militaires71. Cette littérature écrite par des militaires et à leur destination présente essentiellement une description institutionnelle de la maréchaussée et de la gendarmerie. Le but de ces ouvrages est d’informer le public sur les fonctions, les devoirs, les attributions de ce corps. Les publications se caractérisent également par l’absence de vues conceptuelles : il ne s’agit pas d’élargir la focale pour examiner la dualité policière ou de s’interroger sur les fondements politiques et institutionnels de la gendarmerie dans la société. Les démonstrations monolithiques présentent d’abord l’institution. Il faut remarquer surtout que la figure de Moncey est paradoxalement loin d’être omniprésente. La biographie du personnage est évoquée uniquement dans la mesure où elle permet de comprendre le fonctionnement de l’inspection générale. Son rôle d’acteur de l’histoire est peu développé. La représentation de la gendarmerie dans ces manuels privilégie l’institution plutôt que les hommes. Elle insiste sur l’autonomie du corps par rapport au ministère de la Police et évoque volontiers la correspondance directe entre l’inspection générale et les chefs de brigade. Tout au plus explique-t-on que Moncey doit abandonner ses fonctions à la suite de son refus de présider le tribunal du maréchal Ney. Les sujets polémiques sont occultés et à aucun moment on n’envisage les conséquences de la suppression de l’inspection générale.

La dernière pierre à l’édifice mémoriel est apportée par un descendant du maréchal, qui publie les papiers de Moncey. Il ne s’agit pas d’une biographie, mais du rassemblement d’un imposant volume de pièces, par ailleurs très utile pour les historiens. Cette mise en scène de la vie de Moncey par sa correspondance, souvent originale, permet de mieux comprendre l’homme72.

À la Belle Époque, la presse des retraités de la gendarmerie évoque les questions liées à l’actualité, mais s’intéresse peu au maréchal. Cependant, on peut remarquer que certains brûlots d’avant la première guerre mondiale mentionnent la nécessité d’une direction, mais n’appuient pas leur argumentation sur l’exemple du Premier Empire73.

71 H. DELATTRE (colonel), Historique de la gendarmerie française. Origine, organisation, dénominations diverses, attributions, services rendus, Paris, Léautey, 1879, 269 p. Réédité en 1879, 1885 et 1891. Voir encore : Gabriel CHAMBERET, (lieutenant-colonel), Précis historique de la gendarmerie. Depuis les premiers temps jusqu’à nos jours, Paris-Lyon, 1861, 200 p. ; Louis LÈQUES (sous-intendant militaire), Histoire de la gendarmerie, Paris, Léautey, 1874, 141 p. (réédité à deux reprises) ; Léon LE MAÎTRE (lieutenant-colonel), Historique de la gendarmerie. Origines de cette arme, ses attributions et ses services aux différentes époques de notre histoire, Orléans, 1879, 183 p., (réédité à cinq reprises). 72 CONEGLIANO (duc de), Le maréchal Moncey, duc de Conegliano 1754-1842, Paris, Calmann Lévy, 1902, 626 p. 73 Pierre RADOU (directeur du Progrès de la gendarmerie), La gendarmerie, son passé et son avenir, ce qu’elle est et ce qu’elle devrait être, Paris, Éditions du Progrès de la gendarmerie, 1913, 81 p.

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La figure de Moncey dans l’historiographie contemporaine (1918 à 2004)

Au lendemain de la première guerre mondiale, la gendarmerie connaît d’importants changements structurels lui permettant de se réformer. L’apparition d’une sous-direction en 1918 puis d’une direction en 1920, la création de la garde républicaine mobile, sont des étapes essentielles de sa modernisation. Dans un premier temps, la guerre et ses conséquences semblent capter certains écrivains militaires. Le capitaine Seignobosc, dans un essai sur les gendarmes et la guerre, cite le général Battesti, tué à la tête de la 52e division d’infanterie de réserve, mais ne parle pas de Moncey74. Les articles publiés par le général Larrieu dans la Revue d’études et d’informations des années 1950 évoquent la figure de Moncey au travers de l’inspection générale, mais ne s’attardent pas sur la carrière du maréchal.

La tradition des « histoires de la gendarmerie » se poursuit, mais à un rythme un peu moins soutenu que lors des débuts de la Troisième République. La carrière du maréchal y figure souvent, en s’inspirant des anciens historiques75. Ces ouvrages, favorables au Premier Empire, s’attaquent en revanche à la Restauration qui aurait « policiarisé » la gendarmerie. Enfin, en 1939, paraît le Grand livre d’or historique de la gendarmerie qui fustige Fouché « dont le nom seul était déjà synonyme de trahison et de fourberie ». On attribue à Moncey, ce « chef illustre », d’avoir contribué à faire « grandir » la gendarmerie76.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le colonel Coulin publie une histoire de la gendarmerie à l’attention de l’école des officiers de Melun77. Ce regard officiel met à l’honneur le Premier Empire. Le colonel Coulin décrit le duel Fouché-Moncey. Favorable dans l’ensemble à Moncey – il le fait figurer en premier d’une liste des grands hommes de l’institution78 –, il évoque cependant l’activité de police secrète de la gendarmerie, réitérant les critiques formulées par le regard lucide et bien informé du général Larrieu dans ses articles publiés par la Revue d’études et d’informations. La tradition d’une histoire épurée de toute référence aux personnes se perpétue par ailleurs dans les historiques79.

74 Henri SEIGNOBOSC (capitaine), Les gendarmes, les gardes et la guerre, Paris, A. Le Normand, 1917, 30 p. 75 BÉRINGUIER (lieutenant-colonel) et LASSERRE (chef d’escadron), Conférences sur la gendarmerie française, Paris, Charles-Lavauzelle et Cie, 1923, 239 p. 76 Grand livre d’or historique de la gendarmerie nationale, Beaune, 1939, t. IV, p. 3-24. 77 R. COULIN (colonel), Historique et traditions de la gendarmerie nationale, Melun, École des officiers de la gendarmerie nationale, 1954, 175 p. 78 Ibid., p. 125. 79 DEROME (capitaine), La gendarmerie nationale, son histoire, son organisation, ses missions, dactylographié, s.l.n.d. (après 1961), 26 p.

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Plus généralement, la presse corporative ou institutionnelle n’évoque pas avec une grande régularité la figure du maréchal. Le Journal de la gendarmerie ne célèbre dans les années 1850-1870 ni la date anniversaire de la naissance ni celle du décès de Moncey. Des sondages réalisés dans l’Écho de la gendarmerie entre 1887 et 1914 dévoilent l’absence du maréchal dans les chroniques de ce périodique. Les bulletinages effectués dans la Revue de la gendarmerie puis Revue d’études et d’informations entre 1933 et 1999 montrent que les articles concernant directement le maréchal sont peu nombreux – son nom n’apparaît d’ailleurs pas dans le titre des articles –, même si son parcours est souvent évoqué dans les articles relatifs au Premier Empire. Enfin, la revue corporative l’Essor entre 1973 et 1986 présente dans ses colonnes le prix littéraire Moncey et l’histoire du commandement supérieur de la gendarmerie, mais la figure de ce militaire n’apparaît que très irrégulièrement.

À partir des années 1980, des publications au contenu plus léger sont éditées. Le maréchal y est représenté en « enfant chéri » de Bonaparte. Moncey aurait donné un visage moderne à la gendarmerie. Dans la hiérarchie des officiers, il est l’officier supérieur le plus connu et le plus cité en exemple80. Un autre ouvrage met en scène, sous la forme d’un dialogue, la donation de Bonaparte du château de Baillon à Moncey. Il souligne la fidélité absolue de Moncey récompensé pour son dévouement et son honnêteté81. Un travail au contenu plus dense et descriptif, comme le livre du général Besson et de Pierre Rosière, privilégie les épisodes des combats de l’institution et l’importance des unités prévôtales. Il place cependant Moncey au premier rang des « grandes figures » de la Gendarmerie impériale82.

Dans un souci de valorisation du patrimoine, le capitaine Brochot-Denys rassemble en 1995 neuf volumes sur différents aspects culturels de la gendarmerie. Le premier tome, intitulé « Le regard officiel », présente un Moncey apolitique aux vertus héroïques : « Moncey, le chef illustre, le doyen, est peut-être le plus grand des maréchaux qui, fier de commander à un corps comme la Gendarmerie impériale, sut en faire une troupe à sa taille et lui donner son vrai rang : le premier.83 »

Un dernier genre littéraire florissant, les dictionnaires des maréchaux, évoque systématiquement Moncey84. Il est difficile de trouver une ligne directrice,

80 Jean-Paul NORBERT, Si la gendarmerie m’était contée…, Paris, Garnier, 1981, p. 89-91. 81 Marcel DIAMANT-BERGER et Camille CRUZEL Camille (de), Maréchaussée et gendarmerie : huit siècles de gendarmerie, préface de Pierre Messmer, Paris, J.-F. Éditions, 1967, p. 158-159. 82 Jean BESSON (général) et Pierre ROSIÈRE, La gendarmerie nationale, Paris, Xavier Richer, 1982, p. 112. 83 Alain BROCHOT-DENYS (capitaine), Florilèges, SHGN, 1995, tome 1 : Les valeurs du gendarme, p. 482-483. 84 Plus d’une dizaine de dictionnaires des maréchaux, parus entre 1900 et 2007, a été consultée.

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hormis le fil chronologique qui guide généralement le parcours des maréchaux. Cette littérature insiste souvent sur la carrière militaire et souligne, globalement, les qualités moyennes du Moncey combattant tout en minimisant, voire en occultant, son rôle à la tête de l’inspection générale.

L’historiographie universitaire, dont la tradition est très récente, n’a pas consacré un grand nombre de travaux à la figure de Moncey. Les historiens anglo-saxons, à l’instar de Clive Emsley ou Michael Broers, situent leurs problématiques dans la perspective de la construction de l’État, et ne s’attardent guère sur les portraits biographiques. De la même manière, le nouveau chantier historiographique ouvert par l’université de Paris IV privilégie également une approche plus conceptuelle de l’histoire de la gendarmerie. Au bout du compte, ce n’est qu’en 2004 que le colonel Molières fait paraître une biographie très favorable à Moncey. La seule étude universitaire concernant le maréchal est un mémoire de maîtrise publié en 2002 par le Service historique de la gendarmerie nationale. Aurélien Lignereux y évoque les relations houleuses entre Fouché et Moncey et les formes multiples de ce face-à-face. Si le personnage de Moncey n’est pas au centre de cette étude – il ne s’agit pas d’une biographie –, ce portrait croisé constitue finalement le seul véritable travail de type universitaire sur le premier inspecteur général de la gendarmerie.

Les relais de la mémoire du maréchal Moncey

La mémoire de Moncey se perpétue également par le biais d’une série de « relais mémoriels » qui rappellent le souvenir du maréchal. Dans le domaine de la peinture ou de l’iconographie, aucun recensement exhaustif n’a encore été réalisé. Plusieurs tableaux relativement connus sont cependant exposés dans les musées. Une huile de la Révolution et une autre de l’Empire, peintes par Jacques-Luc Barbier-Walbonne, sont exposées au château de Versailles. Une peinture monumentale de la Restauration, intitulée « La défense de la barrière de Clichy en 1814 » se trouve au Louvre. Si le musée de l’armée à Paris détient certaines pièces, le musée de la gendarmerie possède également toute une série d’œuvres artistiques représentant les traits du maréchal : un portrait d’un peintre anonyme présentant Moncey en tenue de général sous le Consulat, une miniature dorée signée Brunet, exécutée sous le Premier Empire, une gravure de l’époque de la Restauration réalisée par Delpech, un grand tableau datant de la monarchie de Juillet du peintre Jean Gigoux. Le musée rassemble aussi certaines pièces importantes, comme le sabre du maréchal Moncey par exemple. D’autres portraits, comme dans la caserne Martin David à Orléans, évoquent sa figure.

La mémoire du maréchal est très présente à Paris. C’est sous le Second Empire, un moment où la mémoire de Napoléon Ier est célébrée, que le souvenir de Moncey se perpétue. Le parallèle entre une production de mémoire écrite et celle d’œuvres artistiques entre 1852 et 1870 montre qu’au milieu du XIXe siècle

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la représentation du maréchal Moncey connaît une sorte d’âge d’or. Un « socle mémoriel » se constitue à cette époque, il servira de fondement et de vecteur pour la diffusion de l’image du maréchal.

Dans le XVIIe arrondissement, une statue est élevée place Clichy. « La défense de la barrière de Clichy par le maréchal Moncey » est érigée en souvenir de la défense du chef de la garde nationale parisienne en 1814. Ce monument, mis en concours en 1863 par la ville de Paris, est achevé en 1869. Le sculpteur Doublemard représente une allégorie de Moncey en héros, protégeant une femme – symbolisant la ville –, alors qu’un polytechnicien blessé s’écroule. Toujours sous le Second Empire, une statue du maréchal est incrustée dans une alcôve du mur d’une des façades du musée du Louvre, rue de Rivoli.

À Paris, la rue Moncey, dans le IXe arrondissement rappelle le souvenir du maréchal. On retrouve également un quartier Moncey-Voltaire à Lyon, et une rue Moncey à Besançon. Sous le Second Empire à Paris déjà, un magasin de vêtements est baptisé Moncey ! Dans sa région d’origine ou à Lyon notamment, des sociétés commerciales, des fiduciaires, des assurances, portent et diffusent le nom de Moncey.

Si dans son village natal, situé à vingt-deux kilomètres de Besançon, aucune plaque ne signale la maison familiale du maréchal, un monument a cependant été érigé à sa mémoire. Par ailleurs le château, propriété du maréchal, existe toujours.

La gendarmerie honore également le souvenir du maréchal Moncey. Il a été choisi dès 1924, c’est-à-dire très rapidement, comme parrain de promotion de l’école des officiers, ce qui souligne son statut de grand homme de l’institution85. À Melun, une plaque en plâtre inaugurée en 1977, associée à une grenade à huit flammes, représente le maréchal de profil. À Satory, le quartier Moncey rassemble les unités opérationnelles du groupement blindé de la gendarmerie mobile et du Groupe de sécurité et d’intervention de la gendarmerie nationale. Une autre caserne corse porte le nom de cet homme illustre. À Paris, un hôtel dans le XIVe arrondissement « Le relais Moncey » accueille les gendarmes. De nombreux amphithéâtres, à l’école des officiers de la gendarmerie nationale et au fort de Charenton notamment, servent de lieux de cours. On ne compte plus les bâtiments dans les casernes baptisés du nom du maréchal. Enfin, un prix littéraire décerné annuellement par la gendarmerie porte son patronyme. L’institution joue un rôle important dans la perpétuation du souvenir. Un recensement des « lieux de mémoire de la gendarmerie » est actuellement en cours. Ce travail de longue haleine devrait surtout permettre de dresser l’inventaire des différents monuments, plaques, œuvres d’art et autres

85 Benoît HABERBUSCH, sous-lieutenant (dir.), Pour la patrie, l’honneur et le droit. Les parrains de l’École des officiers de la gendarmerie nationale (1919-2004), Maisons-Alfort, SHGN, 2004, p. 40.

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supports et de mieux comprendre le processus de diffusion de la mémoire de Moncey.

Sur un tout autre plan, de nombreux sites Internet concernent plus ou moins directement la figure de Moncey. Une fédération du maréchal Moncey, composée d’historiens amateurs de la période du Premier Empire, véhicule notamment au travers des associations napoléoniennes et des groupes de reconstitution historique, l’image du maréchal. Cette société, dirigée par un ancien gendarme, Pierre Saghaar, organise régulièrement des bivouacs et a édité un ouvrage louant l’action du maréchal au sein de l’armée86.

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La représentation de l’image de Moncey est entretenue et véhiculée par plusieurs types de médiums, « d’outils mémoriels », de lieux de mémoire et de scénographies. Ce passé – mais il s’agit d’un truisme en histoire – a été reconstruit et remodelé à partir des récits fixés durant sa vie et après sa mort. Ce processus d’enracinement temporel, propre à la mémoire collective, montre que la figure de Moncey s’est maintenue dans la gendarmerie, même si l’on perçoit une sorte d’hésitation de l’institution, privilégiant l’image du groupe au détriment de l’homme.

Les quelques années qui précèdent son décès sont essentielles pour la mémoire de Moncey, dans la mesure où une tradition favorable s’affirme dans l’ego-histoire, notamment autour d’un consensus fixant une sorte de liturgie : Moncey est un homme juste et fidèle, il a contribué à la pérennité de la gendarmerie en lui assurant des bases stables, il a combattu la criminalité et le banditisme. En revanche, le rôle direct et personnel de Moncey dans la conscription, dans la lutte contre la criminalité, dans la police politique, dans le ralliement de la gendarmerie à la Restauration, dans la construction d’une institution « moderne », mériterait sans doute de plus amples développements.

Dans l’historiographie, Moncey est plutôt présent dans la para-histoire : les dictionnaires, les portraits, les historiques, etc. Condamné et cantonné dans une sorte de second rôle, il fait rarement l’objet d’un chapitre spécifique dans les ouvrages. L’historiographie « corporatisante » insiste souvent sur les référents communs liés à la morale, ou aux valeurs militaires. Elle présente en Moncey une sorte d’archétype et ce personnage figure indéniablement à la première place du panthéon de l’institution.

L’image de Moncey persiste d’ailleurs dans le discours officiel. Un encart paru dans un mensuel en juin 2007 évoquait une cérémonie aux Invalides rappelant la mémoire du maréchal. Cet article soulignait deux faits : il présentait

86 Association de sauvegarde à la mémoire du maréchal Moncey, Le maréchal Moncey 1754-1842, dactylographié, s.l.n.d. (1986 ?), 156 p. + annexes.

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Moncey comme le fondateur du Mémorial de la gendarmerie87 et rappelait aussi qu’il était un acteur actif du rapprochement entre la police et la gendarmerie88 ! Il ne s’agit pas de revenir sur ces erreurs, peu intéressantes en soi, mais surtout sur le message subliminal qu’elles contiennent. À partir du moment où l’on attribue à un personnage des actions glorieuses, dans lesquelles pourtant il n’est pour rien, le passage de l’histoire au mythe, des faits à l’allégorie, des actes à la parabole constitue le signe indéniable du processus d’héroïsation d’un homme, dont on instrumentalise volontiers la vie. C’est dire si Moncey a fini par incarner l’institution qu’il a servie ! Dans ce sens, il est devenu un archétype, un exemple, symbolisant la gendarmerie dans son ensemble.

87 Le chef d’escadron Cochet de Savigny a fondé le Journal de la gendarmerie en 1834. 88 Gend’info, « L’hommage au maréchal Moncey célébré à Paris », n° 298, juin-juillet 2007, p. 39.

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DEUXIÈME PARTIE

LE PROCESSUS D’HÉROÏSATION AU XXE SIÈCLE

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LES PARRAINS DE PROMOTION DE L’ÉCOLE DES OFFICIERS DE LA GENDARMERIE

NATIONALE

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Comme la plupart des objets auxquels s’intéresse l’histoire des représentations, l’héroïsation est un phénomène immatériel par définition difficile à évaluer. L’existence d’une série de personnalités choisies, tout au long du XXe siècle, comme figures tutélaires des nouvelles promotions d’officiers de gendarmerie, offre une assise permettant de mieux l’appréhender, à cette réserve près que ces choix sont ceux que l’institution entend promouvoir, et sans préjuger de leur impact réel sur les esprits.

Le choix des symboles et des personnes distingués comme parrains de promotion laisse apparaître des évolutions significatives1. C’est tout d’abord, dans la première moitié du siècle, la formation d’un modèle héroïque, celui de l’officier mort pour la France ou tué en service, qui s’affranchit progressivement des références purement internes liées aux mutations de la gendarmerie, des symboles abstraits et des évocations historiques anciennes. Cette tendance se renforce pendant la période de l’Occupation, alors qu’est honorée, pour la première fois, la figure d’un officier tué dans l’exercice d’une fonction purement civile de police judiciaire et que dans le même temps, le choix des parrains se porte exclusivement vers des officiers issus de la gendarmerie.

Au temps du souvenir des faits d’armes et des hommages rendus aux officiers tombés pendant les combats de la Libération succède, après la guerre, celui des victimes des conflits de décolonisation. Ceux-ci font alors l’objet d’une longue phase d’occultation, de 1957 à 1979, avant que soit choisi de nouveau comme parrain de promotion un officier tombé en Indochine.

Depuis lors, le baptême des promotions est l’occasion de rappeler les sacrifices consentis pendant les deux guerres mondiales et les conflits de décolonisation, ainsi que celui des victimes du devoir, tuées en service commandé, réaffirmant la nécessaire pluralité de valeurs d’une institution civilo-militaire.

1 Benoît HABERBUSCH (lieutenant) (dir.), Pour la Patrie, l’honneur et le droit. Les parrains de promotion de l’école des officiers de la gendarmerie nationale, Maisons-Alfort, SHGN, 2004, 227 p.

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Créée par décret du 31 décembre 1918, l’école des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN) regroupe des militaires de toutes provenances. Jusqu’en 1967, l’école forme des officiers provenant des différentes armes et qui ont fait le choix de la gendarmerie, ainsi que les gradés admis après concours. En 1967, les officiers de l’école spéciale militaire peuvent intégrer directement l’EOGN et, en 1976, cette possibilité est étendue aux élèves de l’école navale, de l’école de l’air et de l’école polytechnique. En 1983, les femmes sont admises à l’EOGN. En 2001, un concours d’entrée est ouvert aux étudiants titulaires d’un diplôme de fin de second cycle d’études supérieures, sans formation militaire préalable.

Le recrutement des futurs cadres, officiers-élèves et officiers d’active du 1er groupement, élèves-officiers du 2e groupement, est donc marqué par une hétérogénéité croissante2. La fonction symbolique du parrain de promotion en tant que modèle identitaire doit s’en trouver renforcée.

L’ENTRE-DEUX-GUERRES : LE TEMPS DES SYMBOLES ET ALLÉGORIES

Les dix premières promotions, pendant la période 1920-1925 où les promotions d’officiers-élèves et d’élèves-officiers ont chacune leur nom de baptême, font référence à des symboles nationaux : La Victoire, en 1919, Flamme du souvenir, en 1924 – alors qu’André Maginot a inauguré le 11 novembre 1923 le monument de l’Arc de Triomphe –, ou sont relatifs à la vie de l’EOGN et à la scolarité : en 1920, Alpha et Le Grand Renfort, promotion regroupant trente-deux officiers s’étant distingués sur les champs de bataille du premier conflit mondial ; en 1922, La 1re des cinq mois, allusion à la durée du stage ; en 1923, Trèfle d’argent, quand ce parement est adopté. L’organisation de la gendarmerie est rappelée par les promotions de 1921, La nouvelle direction et La Mobile. Font référence à l’ordre symbolique le patron de la cavalerie, Saint Georges, en 1922 et en 1925, Maréchal Moncey et Général Béteille, personnages emblématiques de la Gendarmerie impériale3. On relève, en 1923, une allusion à l’action internationale de la France, La Ruhr. La promotion 1924 porte pour la première fois le nom d’un officier mort pour la France, le général Battesti, tombé le 25 septembre 1914 devant Reims, à la tête de la 104e brigade d’infanterie.

En 1926, la promotion Lieutenant Tiné, la première à porter un nom unique, inaugure le choix d’un modèle héroïque, dans le sens où il permet aux officiers

2 Notons que dans les périodes 1920-1925, 1942-1944 et 1946-1948, les promotions d’officiers-élèves, issus des différentes armes, et les élèves-officiers, issus du corps des sous-officiers de gendarmerie, ont chacune leur nom de baptême. 3 Aurélien LIGNEREUX, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel Moncey-Fouché, Maisons-Alfort, SHGN, 2002, 275 p.

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de s’identifier à lui. Commandant la compagnie de la Békaa, il a en effet été tué l’année précédente par les rebelles Druzes dans l’exercice d’un commandement territorial. Territoire mandataire confié à la France par la Société des Nations, le Liban est alors considéré comme partie intégrante de l’Empire. L’année suivante, la promotion Capitaine Paoli est baptisée d’après le nom du fondateur d’une société d’entraide, considéré comme un bienfaiteur.

De 1927 jusqu’au début de la seconde guerre mondiale se succèdent des symboles internes à l’arme et des personnalités nationales. Une seule promotion reçoit le nom d’un officier mort pour la France. Les noms du Maréchal Foch, en 1929, puis en 1931 du Maréchal Joffre et en 1934 celui du roi chevalier Albert Ier, sont honorés aux mêmes dates par l’École spéciale militaire. L’ancien ministre André Maginot, personnalité emblématique des Anciens Combattants, est choisi en 1932 alors que l’affaire de la carte du combattant, dont le bénéfice est refusé aux gendarmes4, est amèrement perçue. L’année suivante est rappelé le souvenir du Président Doumer, assassiné par un terroriste. Les promotions Garde Républicaine mobile, à l’occasion de la création de la subdivision d’arme en 19285, Croix du Drapeau, en 1930, alors que le président de la République décore de la Légion d’honneur le drapeau de la gendarmerie départementale, Du Drapeau en 1937, quand est remis à l’EOGN un emblème propre, constituent des références purement internes à l’institution. Seule la promotion 1935 porte le nom d’un officier de gendarmerie tué dans l’exercice de ses fonctions, le lieutenant Huzol, détaché à la mission de réorganisation de la gendarmerie syrienne et tué en 1933 dans la région de Naoura. Il s’agit là encore d’un territoire mandataire, comme dans le cas de la promotion Lieutenant Tiné.

Au cours des vingt-et-une premières années de son existence, l’école honore à trois reprises seulement des officiers morts pour la France, l’un pendant la Grande Guerre et deux, pendant l’entre-deux-guerres, dans des territoires mandataires. Aucun n’est tombé dans le cadre d’une unité de gendarmerie opérant sur le territoire métropolitain. C’est sous l’Occupation que s’affirme le choix d’un modèle héroïque préfigurant les codes actuels de désignation des figures tutélaires.

L’AFFIRMATION D’UN MODÈLE IDENTITAIRE SOUS L’OCCUPATION

La promotion 1942, formée à l’école repliée à Pau après la défaite, est baptisée Lieutenant Pichard. Cet officier est tombé pendant la campagne de France à la tête d’un peloton du 45e bataillon de chars de combat de la

4 Louis N. PANEL, Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), Maisons-Alfort, SHGN, 2004, 250 p. 5 Jean-Noël LUC (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, 1105 p.

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gendarmerie (BCC), le 13 juin 1940. Ce choix revêt une forte portée symbolique. La création du 45e BCC répondait en partie à une volonté interne à l’institution de voir constituer une unité combattante composée de gendarmes alors que le refus, pour des raisons pratiques, de l’état-major d’en former une pendant la Grande Guerre avait contribué à ternir, aux yeux des soldats mobilisés, l’image d’une arme qu’ils considéraient comme non combattante6. D’autre part, le lieutenant Pichard est tombé face à un ennemi avec lequel n’existe qu’un traité d’armistice. En lui rendant hommage, la gendarmerie affirme son adhésion aux valeurs militaires et aux lois de la guerre, alors qu’elle est considérée désormais comme une force civile de police, afin de ne pas grever les quotas d’effectifs alloués à l’armée d’armistice. La promotion Lieutenant Marsault, en 1943, met l’accent sur la mission de police judiciaire et de maintien de l’ordre intérieur dorénavant dévolue à l’institution de préférence à toute autre. Il s’agit en effet d’un officier mort en service commandé, abattu à Sète par des criminels de droit commun. Innovation importante, le risque des missions de service courant est placé sur le même plan que celui des opérations de guerre.

Installée à Courbevoie dans le courant de l’année 1943, l’école se montre fidèle à l’usage récent de choisir des parrains morts pour la France. Les promotions Capitaine Lescot et Capitaine Delpal rendent hommage à des officiers tués à l’ennemi en 1940, le premier au sein d’un groupe de reconnaissance de corps d’armée et le second au 45e BCC. La promotion d’officiers-élèves de 1944 est baptisée Capitaine Chevalier, d’après un officier de la mission de réorganisation de la gendarmerie syrienne mort pour la France en 1941. Cette désignation reflète sans doute les inquiétudes qu’inspirent les mandats du Levant, contestés par les Britanniques.

Le choix de modèles héroïques appartenant à la gendarmerie s’affirme donc pendant l’Occupation, au détriment des noms de baptême symboliques ou extérieurs à l’institution privilégiés dans l’entre-deux-guerres.

LES GUERRES DE DÉCOLONISATION : DE L’HOMMAGE IMMÉDIAT À L’OCCULTATION

Après la promotion Libération de 1945, les noms de baptême perpétuent le souvenir de la seconde guerre mondiale. La promotion Lieutenant Milbert, officier de la Garde tombé dans le Haut-Rhin à la tête du 1er commando de France le 31 janvier 1945 est suivie en 1947 des promotions Capitaine d’Hers, tué dans une action de résistance contre les Japonais après le coup de force du 9 mars 1945 et Capitaine Chalvidan, tué pendant les combats de la Libération. Les faits d’armes de Kilstett et Medjez el Bab sont commémorés, ainsi qu’en

6 Olivier BUCHBINDER, Gendarmerie prévôtale et maintien de l’ordre (1914-1918), Maisons-Alfort, SHGN, 2004, p. 115-119.

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1947 et 1948 deux officiers supérieurs morts en déportation, les lieutenants-colonels Vessières et Vérines. Les promotions 1948 à 1952, Lieutenant Piquet, Lieutenant Tucoulou-Tachouères, Capitaine Declerck et Lieutenant Lacoste, portent le nom d’officiers tués en Indochine. Les élèves de l’EOGN rendent hommage à leur sacrifice, en sachant que dès la fin de leur formation7, ils seront peut-être conduits à l’imiter. L’année suivante, la promotion Croix de Guerre rappelle la distinction dont fait l’objet l’école le 20 juin 1952, en présence du président de la République, des ministres de la Défense nationale et de l’Intérieur et du directeur de la gendarmerie et de la justice militaire. La citation évoque les morts de la seconde guerre mondiale et « le sang versé actuellement pour la défense de l’Union française ». En 1953, le général de brigade à titre posthume Jean Raby, commandant de la légion de Tours, fusillé en Allemagne en octobre 1943, est choisi à l’occasion du 10e anniversaire de sa mort.

L’alternance entre évocation de la seconde guerre mondiale et des conflits de décolonisation se poursuit jusqu’en 1958. Le parrain de 1954, le sous-lieutenant Blanzat, est tombé en Cochinchine en 1947. La promotion 1955 prenant le nom de France d’Outre-Mer, le défilé est ouvert par les cavaliers de l’escadron rouge du groupe mobile de Dakar, alors que l’empire, devenu Union puis Communauté, s’achemine vers la dissolution. En 1956, le parrain est le capitaine Catteaud, officier de la Garde en Afrique du Nord tombé le 24 mai 1944 à la tête d’une compagnie du 4e régiment de tirailleurs marocains, pendant les opérations autour de Cassino. Le parrain de la promotion 1957, Lieutenant Terracher, est un pilote d’hélicoptère du groupement n° 2, qui a trouvé la mort au mois de janvier précédent au cours d’une mission de transport de commandos en Algérie. L’attention portée par l’institution à l’emploi des hélicoptères, dont un certain nombre était déjà armé par des gendarmes dans le cadre du groupement des formations d’hélicoptères de l’armée de Terre en Indochine, apparaît encore dans le choix du parrain de la promotion 1958, Lieutenant Collard. Commandant de la section d’hélicoptères de la 8e région militaire, il meurt en service commandé à l’occasion d’une mission de sauvetage en montagne dans le Mont-Blanc. Enfin le lieutenant Gilly, choisi en 1959, trouve la mort en août 1944 dans un maquis de l’Hérault, au cours des combats de la Libération.

Les vingt années suivantes se caractérisent par l’occultation complète des guerres d’Indochine et d’Algérie, tandis que le recours à la figure du parrain mort pour la France est moins systématique et que sont choisies des références historiques parfois lointaines. C’est le cas en 1962 pour la promotion Montereau, d’après un épisode des guerres napoléoniennes. Le baptême a lieu le 30 juin 1962, quelques jours avant le référendum d’autodétermination de l’Algérie. De façon assez significative, le choix se porte sur un symbole ancien

7 Témoignage oral du colonel Georges Aubin, SHD/DITEEX/BTO, 3 K 98.

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alors que les événements contemporains provoquent dans l’armée des tensions très vives. L’année précédente, la promotion Général Larrieu avait rendu hommage à un officier ayant fait œuvre d’historien de la gendarmerie, mort en 1958 à l’âge de quatre-vingt-huit ans. En 1964, 1972 et 1973 les promotions Général Ambert, Colonel Raffé et Général Deflandre sont nommées respectivement d’après un écrivain militaire du Second Empire et de la IIIe République, un officier tué lors de l’attentat de Fieschi et un officier général tué à l’ennemi dans l’armée Chanzy. Les promotions 1967 et 1971 bénéficient du parrainage du maréchal Juin et du général de Gaulle, à l’occasion de leur décès.

Les références au second conflit mondial sont les plus fréquentes, avec les morts pour la France en déportation : Colonel Robelin, en 1963 ; Chef d’escadrons Descamps, en 1965 ; pendant la campagne de 1940 : Sous-lieutenant Peticuenot, en 1968 ; Lieutenant Lagathu, en 1976 ; et lors des combats de la Libération : Lieutenant Giudicelli, en 1970 ; Lieutenant Villatoux, en 1977. C’est également en raison de leur action en faveur de la Résistance que les généraux Le Flem, Vessereau et Duin, décédés respectivement en 1966, 1961 et 1965, parrainent les promotions 1969, 1975 et 1978. De façon analogue, la promotion Colonel Daubigney, en 1974, rappelle le souvenir d’un officier qui, après avoir exercé à la Libération la fonction sensible de sous-directeur technique, sert en Indochine et décède des suites d’une maladie à son retour en métropole, en 1951. Même s’il échappe à la figure de style de l’officier tué à l’ennemi, ce choix préfigure un réinvestissement mémoriel des guerres d’Indochine et d’Algérie.

La tradition de l’hommage aux victimes du service courant, initié dans la période antérieure, n’est pas interrompue mais demeure à un niveau assez bas. Les promotions 1960 et 1966 sont parrainées par des officiers qui trouvent la mort en dehors d’actions de guerre, le capitaine Blazy, commandant la section d’hélicoptère de la 9e légion de gendarmerie, qui meurt en portant secours aux victimes de la catastrophe de Fréjus en 1959, et le chef d’escadrons Bergeret, tué dans un accident de la route en 1963.

1979-2005 : LA FIXATION DES ENJEUX MÉMORIELS

C’est avec l’hommage rendu par la promotion 1979 au sous-lieutenant Moricet, tué en Indochine en février 1948, que les conflits de décolonisation sortent de l’oubli dans lequel ils étaient plongés. À partir de cette date, le choix des parrains oscille entre quatre modèles principaux.

La dimension historique ou symbolique est représentée, avec les promotions Hommage aux drapeaux en 1980, Général Radet en 1988, Hondschoote en 1989, Bicentenaire de la gendarmerie en 1991, Sous-lieutenant Foulon (tombé

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dans les rangs de la Gendarmerie impériale en Espagne en 1813) en 2001, Le Gallois de Fougières, prévôt des maréchaux mort à Azincourt, en 2004. Ce type de références anciennes signifie l’ancrage de l’institution dans l’histoire de France, tout en présentant des modèles identitaires consensuels.

Le même constat peut être dressé à propos des officiers tombés pendant la première guerre mondiale et qui, fait nouveau, apparaissent parmi les parrains : Lieutenant Save, en 1990 ; Capitaine Fontan, en 1997 ; Capitaine Gauvenet, en 2002. La seconde guerre mondiale demeure omniprésente avec les promotions Lieutenant-colonel Fontfrède, en 1982 ; Capitaine Martin, en 1983 ; Capitaine Ettori, en 1984 ; Chef d’escadrons Morel, en 1987 ; Chef d’escadrons Martin, en 1992 ; Capitaine Vimard, en 1994 ; Général Guillaudot, en 1995 ; Lieutenant Cambours, en 1996 ; Chef d’escadrons Berger, en 1999 ; Réseau Saint-Jacques, en 2003.

À la suite de la promotion de 1979 – au nom du Sous-lieutenant Moricet –, les combattants des guerres d’Indochine et d’Algérie sont régulièrement évoqués : en 1981, Capitaine Prud’homme, tué en Algérie en décembre 1961 ; en 1986, Sous-lieutenant Toucheron, tombé en Indochine en décembre 1948 ; en 1998, Capitaine Vaché, mort pour la France lors d’une émeute en Tunisie ; en 2000, Lieutenant Bricot, mort au Sud-Vietnam ; et enfin en 2005, à titre collectif, avec la promotion Ceux d’Indochine.

Enfin le quatrième type de sacrifice rappelé par le biais des cérémonies de baptême de promotion est celui des victimes du devoir : le général Delfosse, assassiné lors de l’attaque d’une banque, en 1985, et le capitaine Girard, tué par un forcené, en 1993.

*

En 1962, la promotion Montereau renouait avec l’usage de choisir les parrains de promotion en référence à un passé lointain, le plus souvent appartenant à la période révolutionnaire et impériale. Si ce type de parrainage, qui fait appel à la fibre historienne des jeunes officiers, n’est pas porteur de controverse – c’est là sans doute l’explication du choix de 1962, alors que l’armée et la Nation sont divisées par l’issue tragique de la guerre d’Algérie – il présente l’inconvénient de ne pas permettre l’identification avec le parrain. Il se maintient toutefois avec six occurrences dans la période actuelle, de 1980 à 2004. Parallèlement, les guerres de décolonisation, tombées dans l’oubli après une phase d’exaltation des sacrifices consentis au nom de l’Union française, contemporaine des conflits, sont réintégrées progressivement à partir de 1979 dans la sphère commémorative. La dimension mémorielle de la seconde guerre mondiale demeure dominante, avec dix occurrences entre 1982 et 2003, tandis que l’on assiste à une résurgence de la Grande Guerre, commémorée à trois reprises entre 1990 et 2002, alors qu’elle n’avait plus été représentée

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depuis... 1924, avec la promotion Général Battesti. L’évocation des victimes du devoir se maintient à un niveau assez bas, cinq parrains seulement rentrant dans cette catégorie, de 1945 à nos jours.

Après la définition progressive du type de modèle héroïque promu par l’institution pendant l’entre-deux guerres et sous l’Occupation, la période 1945-1962 voit se succéder sans solution de continuité l’hommage aux victimes du second conflit mondial et à celles des guerres d’Indochine et d’Algérie. Les conflits de décolonisation, perçus comme porteurs de divisions au sein de l’armée et de la société, sont ensuite occultés par une institution privilégiant des symboles consensuels. Un phénomène analogue se produit au lendemain de la Grande Guerre, aucun des officiers de gendarmerie morts pour la France pendant ce conflit n’étant, à l’exception du général Battesti, choisi comme parrain de promotion. Ces omissions ont aujourd’hui pris fin et ce sont désormais, conséquence d’un modèle héroïque résolument militaire, les victimes du devoir qui font l’objet d’une sous-représentation relative. Quant à la référence majoritaire à la seconde guerre mondiale et plus particulièrement à la Résistance, elle soulève la question du devoir de mémoire de la gendarmerie dans son ensemble, plutôt que de la simple commémoration de ceux ayant fait le choix de la clandestinité ou de la dissidence8.

8 Bernard MOURAZ (dir.), Gendarmes et résistants, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, p. 8 et suiv.

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GENDARMERIE ET RÉSISTANCE : MÉMOIRE, IDENTITÉ, REFOULEMENT ?

BERNARD MOURAZ

C’est pendant les quatre années de l’Occupation que la gendarmerie a vécu une des pages les plus difficiles de son histoire. Amenée à appliquer les directives d’une hiérarchie soumise au gouvernement de Vichy, les gendarmes participent, plus ou moins consciencieusement, à une collaboration d’État avec la puissance occupante, qui s’ajoute à une collaboration administrative prévue par la convention d’armistice. Officiellement, l’instauration du nouveau régime en juillet 1940 ne modifie en rien les missions des gendarmes. Ceux-ci continuent donc, comme sous la République, mais dans des conditions toutefois particulières, à assurer l’ordre public et à réprimer toute activité « antinationale ». Beaucoup, s’appuyant sur l’obéissance aux règlements, le font avec conviction ou sans trop se poser de questions. Les militaires de la gendarmerie vont donc naturellement réprimer ceux qui ont choisi le camp de la résistance à Vichy et à l’occupant. En même temps, quelques gendarmes, s’opposant à leur hiérarchie, vont délibérément faire le choix de ce camp et de la lutte clandestine contre les Allemands. Bien qu’il soit actuellement impossible de chiffrer l’effectif de ces gendarmes résistants, on peut affirmer que, peu nombreux en 1940, leur nombre a augmenté au fur et à mesure de l’évolution de la guerre et de la radicalisation de Vichy dans sa collaboration avec les autorités du Reich. Au cours de l’été 1944, quelques milliers de gendarmes, oubliant parfois – ou aussi pour faire oublier – leur comportement des années précédentes, participent, les armes à la main aux combats pour chasser l’ennemi du territoire national.

À la Libération, quand s’amorce le difficile retour à la légalité républicaine, alors que les forces traditionnelles – police et gendarmerie – n’ont plus le monopole du maintien de l’ordre, les pouvoirs publics se prononcent pour le maintien de l’arme en écartant les éléments qui se sont trop compromis. En gendarmerie, les militaires résistants et ceux qui, par conviction ou par manque d’audace, n’ont pas rejoint leurs rangs, vont donc devoir vivre ensemble. Cette cohabitation va obliger la direction de la gendarmerie à présenter une image déformée, mais « héroïque », des premiers, sans incriminer les seconds et, indirectement, l’institution.

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LES GENDARMES RÉSISTANTS AU POUVOIR ?

Dès le 13 septembre 1944, dans une circulaire adressée aux légions libérées, le nouveau commandement de la gendarmerie assure que les militaires de l’arme « ont, dans leur immense majorité, noblement servi les intérêts de la France1 ». Néanmoins, cette même circulaire répartit le personnel en trois catégories, selon son comportement sous l’Occupation.

La première concerne les gendarmes qui « sont restés sur place », dans leur résidence, et ont su « concilier la protection des personnes et des biens avec résistance aux exigences de l’ennemi ». Certains pourront être récompensés.

La deuxième catégorie concerne ceux qui « n’ont pas hésité à abandonner leur famille, leurs fonctions et leur uniforme pour se joindre aux forces françaises de l’intérieur et apporter leur anonyme contribution à la libération du pays ». Outre les citations et les décorations qui leur seront attribuées, la direction leur promet « une marque tangible de l’estime qui leur est due » : le choix de l’affectation et, « pour les meilleurs », un avancement.

Puis, viennent ceux qui, « peu nombreux, ont failli à leur devoir » : ils seront l’objet de « mesures énergiques, parfois sévères ».

Deux mois plus tard, le commandement entend faire un point exact sur la participation de son personnel à la Résistance. C’est l’objet d’une autre circulaire, en date du 13 novembre 19442. La direction demande que lui soit adressée, pour le 15 février 1945, « un rapport complet sur les services rendus par notre personnel à la cause de la libération depuis le 25 juin 1940 », et prescrit de « ne donner que les renseignements absolument sûrs en précisant les dates, lieux, noms, grades des militaires de la gendarmerie qui se sont distingués ». Le point de départ des actions de résistance à recenser se situe donc dès l’entrée en vigueur des armistices signés avec l’Allemagne et l’Italie. L’essentiel du texte porte sur une typologie d’actes considérés comme résistants envers les autorités d’occupation et le gouvernement de Vichy. On y retrouve les critères aujourd’hui admis pour définir la Résistance : résistance armée, résistance civile et résistance humanitaire3.

La plupart des réponses, rédigées au début de l’année 1945, sont conservées dans les archives de la gendarmerie. Il faut les lire très prudemment, car leur

1 Circulaire n° 532/Gend.P du 13 septembre 1944 reproduite en partie dans : Colonel Marc WATIN-AUGOUARD, « La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine », dans Le rétablissement de la légalité républicaine - 1944, actes du colloque de Bayeux, Bruxelles, Éditions Complexe, 1996, p. 474-475. 2 Circulaire n° 5690/Gend.T du 13 novembre 1944. Mémorial de la gendarmerie, fascicule de la Libération, 1944, p. 71-72. 3 François BÉDARIDA, « L’histoire de la Résistance. Lectures d’hier, chantiers de demain », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 11, juillet 1986, p. 130.

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rédaction se fait alors que l’épuration de l’institution est à peine commencée. Toutes les formations, de la brigade à la légion, entendent démontrer que la plupart du personnel a « résisté » ou, pour le moins, n’a rien à se reprocher. À la lecture des textes, on s’aperçoit qu’une grande partie des actions décrites se rapportent aux combats de la Libération. Or nous savons que les comportements de l’été 1944 sont souvent bien différents de ceux des années qui précèdent, y compris pour la gendarmerie. Par ailleurs, les militaires de la gendarmerie insistent beaucoup plus sur l’aide apportée aux maquis et aux réfractaires du STO, qui avait durement touché la population française, que sur l’aide apportée aux juifs traqués par l’occupant allemand et Vichy. L’image que les gendarmes veulent donner de leur participation « à la cause de la Libération » se veut très proche de celle que les Français de 1945 avaient de la Résistance après l’Occupation. Même si beaucoup de faits cités dans ces rapports ne peuvent être mis en doute, il s’agit bien ici d’une auto-célébration.

Cette représentation justifie également le maintien de l’institution (au contraire des GMR4). Et, dès septembre 1944, un commandement de la gendarmerie (embryon d’une future direction) se met en place à Paris pour réorganiser l’arme. Le Front national de la gendarmerie de l’Île-de-France, organisation issue du Front national de la police et créé dans la clandestinité au printemps 1944, entend bien participer à cette réorganisation en plaçant ses représentants à des postes de décision. Cet organisme est surtout présent en région parisienne et son « directeur », le lieutenant-colonel et général FFI Capdevielle, est d’ailleurs à la tête de la gendarmerie de toute la région parisienne depuis le 19 août 19445. Véritable mouvement politique soutenu par le parti communiste, le Front national de la gendarmerie, qui rencontre un certain succès dans sa campagne d’adhésion auprès des gendarmes franciliens, va mettre en place des comités de caserne chargés de surveiller et de contrôler la hiérarchie. Cette situation n’est pas admissible pour le haut-commandement. En novembre 1944, ayant la preuve que Capdevielle est intervenu en faveur d’un individu soupçonné d’avoir été un « agent commercial de l’Allemagne », le colonel Meunier, directeur de la gendarmerie, le met à la retraite6. La remise au pas se termine le 19 mars 1945 : la direction reçoit une note du ministre de la

4 Rattachés au ministère de l’Intérieur, les groupes mobiles de réserve (GMR) ont été créés par Vichy (loi du 27 avril 1941). Dissous le 8 décembre 1944 par le Gouvernement provisoire de la République française, ils sont immédiatement remplacés par les compagnies républicaines de sécurité (CRS). 5 Personnage ambigu, Jacques Capdevielle (1880-1972) a commandé le régiment de cavalerie de la garde républicaine de Paris avant de prendre sa retraite en 1938. Sous le pseudonyme d’Ursus, il est placé à la tête du Front national de la gendarmerie de l’Île-de-France en juin 1944, et nommé commandant de la gendarmerie de l’Île-de-France au début de l’insurrection parisienne. 6 Claude CAZALS, Mission secrète en France occupée d’un officier de gendarmerie. Décembre 1943-Avril 1944, Ludres, Distriforce, 2006, p. 214.

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Guerre spécifiant que les militaires en situation d’activité ne peuvent adhérer « qu’aux associations d’entraide s’interdisant toute activité politique7 ».

50 ANS D’AMBIGUÏTÉ

La plupart des gendarmes sont donc rentrés dans le rang, ont donné leur démission ou ont été mis à la retraite tel le chef d’escadron Jean Favre, authentique résistant qui adhérera au parti communiste en 19478. La direction va devoir gérer, selon les termes du général Parayre en 2005, « l’ambiguïté de souvenirs mitigés9 ». Les rapports de 1945 vont servir à propager l’image d’une gendarmerie résistante, mais ceux-ci ne sont qu’une représentation des gendarmes résistants, plutôt qu’une représentation de la résistance de l’institution.

Comment présenter et préserver l’image de « héros de la Résistance » sans ternir celle des militaires qui ont servi sous Vichy et poursuivent leur carrière dans l’arme ? Mais aussi sans ternir l’image d’une institution dont la direction, jusqu’au bout, a soutenu un gouvernement ayant volontairement collaboré avec l’ennemi ? Héroïser les gendarmes résistants, c’est montrer que cet engagement était possible et rejeter l’argument de tous ceux qui ont justifié leur passivité par l’impossibilité de combattre un occupant omniprésent.

Les associations de retraités vont prendre la défense des seconds en argumentant sur le devoir d’obéissance imposé à tous les militaires. On peut lire dans Le Progrès de la gendarmerie et de la garde républicaine10, du 10 mars 1947 :

Désobéir à Vichy, c’était sans doute le devoir de tout patriote, mais c’était aussi la menace constante de la sanction grave, impitoyable, inhumaine et cruelle […]. Transgresser les instructions de Londres, c’était la quiétude du moment assurée, l’avancement rapide, l’obtention de lettres de félicitations et de décorations ; mais c’était aussi le risque de représailles de la Résistance et pour demain la honte de la trahison. Rude combat pour ces hommes de devoir qui ont longtemps cherché leur voie sans autre directive que celle de leur conscience, [...]11.

7 Note du ministère de la Guerre (cabinet civil) n° 1020-C/C du 6 mars 1945. SHD-DIMI (Bureau Résistance), Fonds Daniel Kerjan. 8 Pierre FAVRE, Histoire d’un militaire peu ordinaire. Fragments du siècle, Paris, L’Harmattan, 1992, 265 p. 9 Voir infra. 10 Organe de la Fédération nationale des retraités de la gendarmerie et de la garde républicaine. 11 Jonas CAMPION, « France, Belgique, Pays-Bas : regard croisé sur les gendarmeries en guerre. Les mémoires de l’Occupation à travers une décennie de presse corporative (1945-1955) », dans La gendarmerie, les gendarmes et la guerre, actes du colloque 2005 de la

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Et les temps ont bien changé : l’Union des personnels de la gendarmerie et de la garde républicaine12, issue du Front national de la gendarmerie et d’abord ouverte en 1946 aux seuls résistants, reprend les mêmes arguments après avoir élargi son recrutement13.

Ce combat d’arrière-garde est repris en 1952 par une grande figure de la gendarmerie : le général Louis Larrieu, placé en deuxième section depuis 192914. Dans une brochure publiée anonymement15, il prend la défense du comportement de l’institution pendant les années noires en rappelant que les militaires de la gendarmerie sont contraints d’obéir aux ordres qui leur sont donnés. Tout en affirmant que « 12 000 gendarmes ont participé à titre divers à la Résistance »16, il rappelle insidieusement que parmi les « partisans », il y avait « de nombreux éléments qui, ayant eu peu ou prou maille à partir avec la gendarmerie, lui gardaient rancune » et qu’il était « difficile de faire observer les lois dans cette période ». Pour Larrieu, il n’y avait en fait qu’une seule Résistance : celle de l’Armée secrète (AS), dont les principaux objectifs, selon lui, étaient la destruction des voies et moyens de communication, le recrutement de l’armée d’Afrique et l’« action patriotique ». Et il n’oublie pas de signaler au passage que l’action de la gendarmerie était « plus réservée que celle des GMR et de la milice ».

La direction de la gendarmerie va, au prix d’un exercice difficile, célébrer ses Résistants en occultant le comportement de l’institution entre 1940 et 1944. Cette « protection » de l’arme est soutenue par les pouvoirs publics : en 1956, le représentant du ministère de la Défense nationale et des Forces armées au sein de la commission de contrôle cinématographique obtient que la silhouette d’un gendarme, reconnaissable à son képi, soit gouachée sur une photographie du camp de Pithiviers figurant dans une séquence du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais17.

Les célébrations de la Résistance sont cependant visibles dans les baptêmes de promotions de l’École des officiers de la gendarmerie nationale (EOGN). Des

Société nationale Histoire et Patrimoine de la gendarmerie, Force publique, n° 1, février 2006, p. 97-111. 12 Future Union nationale des personnels retraités de la gendarmerie (UNPRG). 13 Joseph d’HAUTEFEUILLE, De La Voix à L’Essor. La gendarmerie nationale au prisme de sa presse corporative (1946-1958), Vincennes, Service historique de la défense, 2007, p. 198. 14 Auteur d’une histoire de la maréchaussée en 1924, le général Larrieu (1870-1958) poursuivait la publication d’une histoire de la gendarmerie depuis la Révolution, publiée à partir de 1950 dans l’organe de la direction de la gendarmerie : Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations. 15 Général ***, Le drame de la gendarmerie sous l’Occupation allemande, Toulouse, Éditions Privat, 1952, 38 p. C’est à l’occasion du dépôt légal que l’auteur a été identifié. 16 Ce chiffre, souvent repris par l’institution, ne s’appuie sur aucune étude scientifique. 17 Sylvie LINDEPERG, « Nuit et Brouillard ». Un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 143-156.

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noms d’officiers fusillés par les Allemands, morts en déportation où dans les combats de la Libération sont ainsi donnés en exemple aux futurs officiers. Les biographies « officielles » rédigées à l’occasion mettent en valeur l’aspect patriotique de leur résistance et le terme de « dissidence » employé dans les rapports du temps de l’Occupation n’apparaît pas : ils combattent l’ennemi au sein des réseaux de la France libre, seule Résistance « présentable ». Les gendarmes « morts pour la France » qui se sont engagés aux côtés des FTP ou du Front national de la gendarmerie peuvent être honorés localement par l’apposition d’une plaque sur une caserne ou par une stèle sur le lieu d’un combat, sans que leur appartenance soit explicitement mentionnée.

Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, organe de la direction, qui consacre régulièrement des pages à l’histoire de la gendarmerie, évoque volontiers la campagne de 194018. Ce n’est qu’en 1967 que l’on peut lire un article sur la Résistance : encore s’agit-il du soulèvement des élèves de l’école de la garde de Guéret en juin 194419. Puis, en 1983 la revue publie un texte sur un maquis en Haute-Saône : il s’agit des souvenirs du général Omnès, un authentique résistant, fils de gendarme, mais qui n’entre en gendarmerie qu’en 194920. Néanmoins, entre ces deux dates, des comptes rendus de baptêmes de promotions et de casernes rappellent les noms de gendarmes résistants : Robelin21, Descamps22 et Raby23. En 1986, le général Giguet publie enfin un article de souvenirs sur la Résistance dans la gendarmerie24 et en 1994, le colonel Watin-Augouard signe un texte consacré aux trois officiers faits compagnons de la Libération : Maurice Guillaudot, Paulin Colonna d’Istria et Jean d’Hers25.

18 Jean-François NATIVITÉ, « La gendarmerie nationale durant la seconde guerre mondiale : entre mémoire du silence et silences de la mémoire », dans Revue historique des armées, 2004/1, p. 106. 19 Adjudant BONTÉ, « De Guéret à Buchenwald ou les souvenirs d’un élève garde sur le chemin de la déportation », dans Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 72, 2e trimestre 1967, p. 52-57. Précisons que la garde républicaine mobile, qui prend l’appellation de garde en 1941, a été détachée de la gendarmerie le 17 novembre 1940. Elle ne réintègre l’arme que la 14 janvier 1945. 20 SIMOUN (général OMNÈS), « Le maquis 82 », dans Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 136, juillet 1983, p. 7-14 ; n° 137, octobre 1983, p. 18-24. 21 Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 57, 3e trimestre 1963, p. 49-52. 22 Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 65, 3e trimestre 1965, p. 72-76. 23 Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 66, 4e trimestre 1965, p. 76-80. 24 Général GIGUET, « La Résistance dans la gendarmerie », dans Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 147, avril 1986, p. 55-64. 25 Colonel Marc WATIN-AUGOUARD, « Trois gendarmes, trois compagnons », dans Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations, n° 174, 3e trimestre 1994, p. 55-58.

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Dans ce dernier article, l’activité résistante de ces trois militaires est bien évoquée, mais l’auteur évite d’aborder la suite de la carrière des deux premiers. Seul Jean d’Hers, mort en combattant les Japonais en Indochine en 1945, n’a en effet posé aucun problème à la hiérarchie. Le général Maurice Guillaudot, violemment critiqué par les FTP après la Libération, est placé en 2e section en 1949 après avoir été accusé de complot contre la République26. Quant à Colonna d’Istria, en froid avec la direction à la fin de 1944 et brièvement tenté par la politique en 1951, il poursuivra et terminera néanmoins brillamment sa carrière dans l’institution. Toutefois, malgré ses brillants états de service, son nom n’est toujours pas donné à une promotion de l’EOGN.

Sans trop insister sur le contexte des années 1940-1944, l’institution veut montrer l’image d’une gendarmerie globalement résistante et tout article consacré à la Résistance en gendarmerie ou à la biographie d’un militaire résistant se transforme en hagiographie.

LE TOURNANT DES ANNÉES 90

Les années 1970-1975 voient un renouvellement de la recherche sur la période de Vichy27. Ce renouvellement est favorisé par un débat qui agite l’opinion et les médias sur cette période, ou plus exactement sur deux thèmes : la collaboration et la persécution des juifs. Deux sujets très sensibles pour l’institution. Paradoxalement, pour une question de vocable, ce débat semble moins préjudiciable à l’image de la gendarmerie qu’à celle de la police. De même que les manifestants du printemps 1968 invectivaient les CRS, en ignorant les gendarmes mobiles, les accusations portées contre les « forces de l’ordre » ou les « forces de police » de Vichy, semblent, dans les médias, épargner les gendarmes28.

Néanmoins, à l’image d’une gendarmerie résistante, issue des rapports rédigés après la Libération, se substitue celle d’une institution qui a pu échapper aux foudres de l’épuration. Alors que quelques institutions commençaient, plus 26 Jean-Marie AUGUSTIN, Le Plan bleu. Un complot contre la République en 1947, La Crèche, Geste éditions, 2006, 317 p. En 2007, l’auteur, professeur à l’université de Poitiers, publie un article sur le rôle tenu par le général Guillaudot dans cette affaire, dans la Revue de la gendarmerie nationale (qui a pris la suite de la Gendarmerie nationale. Revue d’études et d’informations), n° 225, 4e trimestre 2007, p. 111-125. 27 Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil (Points Histoire), 1990 (2e édition revue et mise à jour), 414 p. 28 Le même phénomène s’était déjà produit sous l’Occupation : Éric ALARY, « Les années noires du maintien de l’ordre : l’exemple de la gendarmerie entre omnipotence allemande et emprise de la milice », dans Stephan MARTENS et Maurice VAÏSSE (dir.), Frankreich und Deutschland im Krieg (November 1942 – Herbst 1944). Okkupation, Kollaboration, Résistance, actes du colloque franco-allemand (Paris, 22-23 mars 1999) organisé par le Centre d’études d’histoire de la défense et l’Institut historique allemand de Paris, Bonn, Bouvier Verlag, 2000, p. 555 ; Jean-François NATIVITÉ, loc. cit., p. 104.

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ou moins publiquement, à se pencher sur ce passé « qui ne passait pas », le silence de la gendarmerie devenait pesant.

Le véritable tournant, pour l’institution, se produit trois ans après la « fronde » des gendarmes de 1989. Le 23 juin 1992, Jean-Pierre Dintilhac, directeur général de la gendarmerie nationale, dans une allocution qu’il prononce à l’EOGN à l’occasion du baptême de la promotion « chef d’escadron Martin », reconnaît « les souffrances que la gendarmerie, comme d’autres services de l’État, a pu occasionner, volontairement parfois, involontairement le plus souvent, à toutes les victimes innocentes, combattants de l’ombre, déportés pour des motifs politiques ou raciaux, requis pour le STO ». Il poursuit par un hommage aux grands Résistants de l’arme29.

En 1994, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Libération, un officier de l’arme publie encore une véritable hagiographie sur les gendarmes résistants de l’Île-de-France en s’appuyant uniquement sur les rapports de 1945, évoqués au début de cette étude30. Mais c’est aussi la même année que le colonel Watin-Augouard, dans un colloque sur le rétablissement de la légalité républicaine, évoque clairement la collaboration et l’épuration de la gendarmerie31, et qu’un officier à la retraite, le colonel (er) Cazals, publie le premier ouvrage entièrement consacré à la gendarmerie sous l’Occupation32. Ces travaux pionniers mais non scientifiques ne sont pas sans défauts. Néanmoins, la présentation qu’ils font de l’institution sous Vichy n’occulte plus ses aspects négatifs. Ces deux études marquent une étape capitale avant l’ouverture annoncée des archives de l’arme sur la deuxième guerre mondiale33.

En 2004, lors des dernières grandes commémorations de la Libération, la direction générale de la gendarmerie demande à son service historique de réaliser un ouvrage consacré aux gendarmes résistants. Elle souhaite expressément que cet ouvrage, très illustré et essentiellement destiné au grand public, présente tous les aspects de la résistance des militaires de l’arme et cite un grand nombre d’entre eux. Mais elle admet aussi qu’une longue introduction rappelle le rôle exact de la gendarmerie pendant l’Occupation et qu’une conclusion aborde l’épuration de l’institution après la Libération. Toutefois, de par sa nature, cet ouvrage n’est pas une étude scientifique sur la résistance des gendarmes. Des recherches approfondies au niveau de chaque légion de 29 Ce discours sera en partie repris dans un article publié l’année suivante : Jean-Pierre DINTILHAC, « La gendarmerie dans la Résistance », dans Revue historique des armées, 1993/2, p. 3-12. 30 Jean-Paul LEFEBVRE-FILLEAU, Gendarmes FFI de l’Île-de-France, Luneray, Éditions Bertout, 1994, 205 p. 31 Colonel Marc WATIN-AUGOUARD, « La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine », loc. cit., p. 465-488. 32 Claude CAZALS, La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, Éditions La Musse, 1994, 320 p. 33 Le Service historique de la gendarmerie nationale (SHGN) est créé en 1995.

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gendarmerie restent toujours à faire afin, notamment, de quantifier très exactement ce que fut cette Résistance34.

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Aujourd’hui, la direction générale de la gendarmerie semble admettre que des militaires de l’arme aient pu désobéir dans une période exceptionnelle. Tout en rejetant ceux ayant eu une « conduite inacceptable », elle souhaite rendre hommage, non seulement aux militaires ayant fait le choix de la Résistance « en toute conscience », mais également à ceux qui, sans avoir fait ce choix, n’ont pas failli à l’honneur militaire. Le 10 mai 2005, au fort de Charenton, le directeur général de la gendarmerie nationale, le général Parayre, inaugure une plaque à la mémoire « des gendarmes morts pour la France ou victimes du devoir au cours de la deuxième guerre mondiale35 ». Il déclare à cette occasion :

Le moment semble aujourd’hui venu de regarder notre histoire en face, d’assumer les fautes commises, mais aussi d’exalter les sacrifices et les dévouements exceptionnels des gendarmes pendant cette période. […] Débarrassés de l’ambiguïté de souvenirs mitigés, nous pouvons mieux rendre l’hommage que méritent ceux d’entre nous qui ont donné leur vie.

Aux gendarmes résistants se sont donc ajoutés, dans un véritable œcuménisme, tous les militaires de l’arme ayant été victimes de cette « période difficile ».

34 Citons cependant la communication que Jean-François NATIVITÉ a faite au colloque gendarmerie et gendarmes du XXe siècle, organisé par l’université de Paris IV (avec le soutien du SHGN) en 2003 : « Volontariat et Résistance officielle : l’engagement des gendarmes dans les FFI et les FFL (1940-1944) » (les actes sont en cours de parution, sous la direction du professeur Jean-Noël LUC). 35 Documentation de l’auteur. Un compte rendu de cette cérémonie, avec quelques extraits du discours, est publié par la revue de l’UNPRG : A. V. (Alain VAUJANY) : « Face à l’histoire », dans L’Essor de la gendarmerie nationale, n° 370, juin 2005, p. 8.

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LA CÉLÉBRATION DE LA FIGURE DU GENDARME AU TRAVERS DES LIEUX DE

MÉMOIRE

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André Thiéblemont soulignait dans un ouvrage consacré aux traditions militaires :

Le fait culturel militaire en France est ignoré. Il trame pourtant la vie du corps militaire et en partie celle du paysage national, territorial, social et culturel. Des pouvoirs l’instrumentent [...]. On ne sait rien ou presque rien des rapports du militaire à l’espace et au temps, à la violence au politique et au sacré, pas plus que l’on s’interroge sur les sens contingents de ses expressions ou de ses productions physiques, gestuelles, langagières, matérielles, mythiques, symboliques ou rituelles que sous-tendent ses modes d’existence et de ses rapports au monde1.

Partant de ces observations, la délégation au patrimoine culturel de la gendarmerie a entrepris, depuis 2005, un recensement des lieux de mémoire de l’institution visant à dresser un constat de l’existant, puis à comprendre la signification de ces productions. Cette réflexion autour de la mémoire s’est exclusivement orientée vers le patrimoine matériel de la gendarmerie, et en particulier le patrimoine du souvenir. Il s’agissait pour les acteurs de ce projet de circonscrire leur action au culte des morts et au patrimoine, et d’en exclure l’essentiel des éléments qui administrent « la présence du passé dans le présent2 », distinguant clairement ce travail de l’entreprise monumentale consacrée par l’ouvrage éponyme. Ce projet a nécessité l’engagement de l’ensemble des unités des deux subdivisions de la gendarmerie et des formations spécialisées. Elles ont prospecté leurs circonscriptions pour transmettre les renseignements nécessaires à la rédaction ultérieure d’un ouvrage. De multiples témoignages de l’histoire de l’institution ont été ainsi identifiés, dont de nombreux qui avaient été jusqu’alors négligés, oubliés et ainsi laissés à l’abandon. Ce recensement initial a permis de poser une première question essentielle pour leur interprétation : ces lieux sont-ils une production subjective

1 André THIEBLEMONT, Cultures et logiques militaires, Paris, PUF, 1999, p. 3. 2 L'auteur reprend la fameuse typologie retenue dans l'ouvrage de Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Quarto Gallimard, Paris, 1997, p. 39. Le patrimoine immatériel, les chants ou l'argot par exemple, a été exclu de ce travail, de même que les formes manuscrites comme le Livre d'or.

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ou un état objectif de l’histoire de la gendarmerie ? Les différences notables observées entre le nombre d’hommages rendus et l’ensemble des gendarmes victimes du devoir permettent d’ores et déjà de considérer que ces productions reposent sur des choix et des arbitrages. Les éléments ainsi recensés permettent donc de se demander si ces lieux de mémoire ne sont pas une forme de réification du héros, l’expression matérielle du processus d’héroïsation. Si le travail déjà réalisé ne permet pas de tirer des conclusions définitives, nous pouvons émettre des hypothèses autour de l’existence de ce héros, ouvrir des champs de réflexion et tout de même en vérifier ou en invalider certaines.

Certes, on pourra objecter que le héros n’a pas besoin d’être fait de chair ou de disposer de lieux de culte, l’ombre d’Achille domine la Grèce antique sans pour autant être visible, mais peut-on vraiment concevoir un héros sans évocation physique de son passage ? En outre, le lieu ne favorise-t-il pas la naissance même du culte comme le prouve la naissance des monuments aux morts après la Grande Guerre. Au sein même de la gendarmerie, la postérité du Gallois de Fougières, dont les restes sont inhumés sous le Monument de la Loi à Versailles, doit autant à ce monument3 qu’à la conscience qu’ont les gendarmes d’en être les héritiers. En raison de leur importance quantitative et du nombre de gendarmes ainsi honorés, il est toutefois pertinent de se demander si le culte organisé en ces endroits permet d’identifier ce héros que les chercheurs et historiens déclarent introuvable. En particulier, nous pouvons nous demander si ce héros que l’historien de la gendarmerie cherche n’est pas sous nos yeux dans et sur les lieux de mémoire. La question qu’il convient de résoudre est bien de savoir si ces lieux de mémoire constituent une hypostase de ses valeurs : ce Panthéon laïc dont aurait besoin un groupe pour forger son identité ? Afin de répondre à ces interrogations, il convient de présenter brièvement ce que sont ces lieux de mémoire, de dresser un premier bilan, de se demander de quoi et de qui traitent-ils, qui en sont les initiateurs et les commanditaires. Il sera alors possible d’apprécier les points qui militent en faveur de l’idée de lieux de mémoire figeant les héros de la gendarmerie, dressant les caractéristiques de ceux-ci avant peut-être de mesurer, de nuancer cette analyse.

LES LIEUX DE MÉMOIRE DE LA GENDARMERIE CONSTITUENT UNE TRAME QUI ASSURE UN MAILLAGE DU TERRITOIRE

Rassemblant l’ensemble des signes disposés sur l’espace public (les monuments, les bornes, les stèles, les plaques de noms de rues) ou dans des zones intermédiaires comme les cimetières mais également, et surtout doit-on

3 Ce monument, ainsi que l'indique le Grand livre d'or de la gendarmerie, tome V, p. 179, a pour objet de « rendre hommage à l'arme... en faisant élever un monument à la mémoire de ses morts tombés héroïquement au champ d'honneur et rappelant son glorieux passé ».

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ajouter, dans le domaine militaire (les monuments, les stèles et plaques apposées dans les unités à la faveur d’occasions particulières, tels les baptêmes des casernes, ou exclusivement en vue du recueillement), ils sont une source importante pour appréhender l’histoire de la gendarmerie. Il s’agit d’un patrimoine de basse intensité au sens où ces lieux sont de faible importance, eu égard à leur intérêt architectural ou pour l’histoire nationale.

L’essentiel est d’ailleurs constitué par les plaques commémoratives apposées par le commandement. Ces lieux ne sont pas en eux-mêmes des attractions touristiques. Les riverains férus d’histoire militaire les ignorent, à l’exception de quelques sites4. Ils échappent même bien souvent à l’attention des passants. Ce sont des témoins muets, des ombres fugaces d’événements trop souvent tragiques que l’on balaie du regard sans y prêter attention.

Les monuments sont eux-mêmes trop souvent mal mis en valeur, tant et si bien que nos concitoyens en ignorent la signification. Nous pouvons citer, par exemple, le monument à la mémoire du maréchal Moncey, place de Clichy à Paris, dressé au milieu du carrefour, noyé dans le flot de la circulation et invisible. La plupart d’entre eux ont une dimension tragique car ils évoquent dans leur immense majorité la mort en service de militaires. Il s’agit de mettre en perspective les sacrifices consentis. Ces hommages peuvent être individuels ou collectifs. Ils reflètent bien la dissémination des unités de gendarmerie mais également la diversité de leurs missions. On peut répartir ces lieux par zones et par la nature des événements qu’ils évoquent. Ils sont autant de témoignages des heures fortes de cette force armée. Sans exposer en profondeur les lignes de force de ce patrimoine, nous pouvons observer sur les sept cents lieux ainsi relevés, renvoyant à près de mille trois cents gendarmes, quelques tendances intéressantes et dresser un panorama des lignes de force.

Avant d’étudier les phases temporelles découpant ces lieux, il faut relever leur distribution extrêmement inégalitaire. Certes les circonstances historiques expliquent les différences régionales, mais dans de nombreux cas ce sont d’abord des initiatives, publiques ou privées, qui ont présidé à leurs créations. L’ouest de la France est assez bien pourvu (en particulier la Bretagne où l’on dénombre plus d’une quarantaine de sites). Dans le sud-est et l’Île-de-France, on relève près de trois cents sites. En revanche, le quart nord-est de la France offre moins de témoignages. Le sud-ouest n’évoque que certaines périodes et quelques événements isolés.

4 Les monuments évoquant l'engagement du 45e bataillon de chars de combat, dans les Ardennes, ont été insérés dans un circuit de visite par une association qui cherche à promouvoir le souvenir des affrontements de la campagne de France. Les sites honorant les élèves de l'École de la garde de Guéret, tombés pendant les combats de la Libération, bénéficient apparemment également de l'attention d'amateurs éclairés.

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La première observation chronologique est que toutes les périodes ne bénéficient pas des mêmes honneurs. La couverture du XIXe siècle est fragmentaire, à l’exception de certains événements liés au contexte politique ou social, et surtout des campagnes coloniales. Deux lieux renvoient directement au coup d’État de 18515, un autre évoque la question du braconnage6, la Commune est rappelée au travers du mausolée érigé au cimetière de Belleville, en 1877 grâce à une souscription, pour honorer l’exécution des gendarmes-otages de la rue Haxo. Quelques faits divers tragiques, sous la IIIe République naissante, puis à la Belle Époque ont suscité l’érection de monuments sur la voie publique7. À cette période, les pouvoirs publics civils et les collectivités sont les promoteurs de ces réalisations. Cette tradition de l’hommage municipal, repris de manière plus systématique par les autorités républicaines, était plus ancienne.

On trouve quelques exemples dispersés, dans la première moitié du XIXe siècle, de manifestations publiques. La plus ancienne connue est celle de Montsalvy, en Auvergne, où une stèle honore le souvenir des gendarmes Auzolles et Acier, assassinés en service le 9 mars 1800. Au cimetière de Saint-Venant, une stèle indique sur la tombe du gendarme Foutreyn, mort en 1859, que « l’administration du département, le maire et les habitants de la cité et du canton ont élevé ce monument ». Il s’agit bien d’un témoignage de l’estime des autorités à l’égard de ce militaire mort en service et de se dissocier des auteurs de l’acte. Le préfet ne manquera pas, lors de l’inauguration de cette stèle, de souligner les vertus de l’intéressé :

Celui dont nous déplorons la perte était véritablement un homme de bien, un de ces hommes rares qui, placés entre la mort et le devoir, n’hésitent pas un instant à sacrifier leur vie et cela naturellement sans bravade et sans ostentation ; un soldat enfin qui après une vie exempte de reproches, est mort en héros, victime volontaire de son courage et de son dévouement.

Cette politique d’hommages ne prend un relief important que dans le monde colonial. Les gendarmes victimes du devoir en Algérie sont honorés au sein des brigades territoriales de ce territoire tout au long des XIXe et XXe siècles. On peut suivre toutes les péripéties de l’histoire de la conquête et de la présence

5 Un monument a été érigé, à Angerville, en 1912, grâce à une souscription publique pour rendre hommage au brigadier Elie-Jules Dormoy abattu dans la nuit du 30 au 31 janvier 1912, au lieu-dit « Les Quatre-Vents », près du hameau de Montdésir, sur la commune de Guillerval. 6 Au sein du cimetière Saint-Pierre, à Aix-en-Provence, une stèle surmontée d’un lion couché rappelle le souvenir du gendarme Pierre Pecot, tué en 1852 par un braconnier. Ce monument funéraire a été élevé par la municipalité d’Aix « à la gloire de la gendarmerie ». 7 La Motte-Servolex. En 1875, de graves inondations ont ravagé cette localité. À cette occasion, les gendarmes de la brigade se distinguèrent particulièrement en sauvant au péril de leur vie les habitants de deux maisons isolées. Le brigadier Laborde fut particulièrement mis à l’honneur par le général Bourbaki. Ce dernier écrivait que : « de pareils actes honorent au plus haut degré la gendarmerie qui donne chaque jour de nouvelles preuves de son dévouement et de l’excellent esprit dont elle est animée ».

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française sur cet espace (faits divers, actes de brigandage, soulèvements). Il est d’ailleurs significatif que les plaques apposées au sein de ces unités aient été rapatriées au moment de l’indépendance et sont aujourd’hui déposées au sein de l’école de gendarmerie de Châteaulin. Au XXe siècle, ce sont le commandement et les associations corporatistes qui prennent le relais. Certes, les municipalités marquent parfois encore leur attachement à la contribution du gendarme à la paix sociale, mais il s’agit de l’identifier individuellement, de singulariser son acte. Les hommages généraux à l’institution se raréfient. Lorsqu’en 1932, le conseil municipal de Paris offre un monument au cimetière du Montparnasse aux gardes républicains morts en service, il sert plutôt à souligner les liens unissant cette formation à la ville de Paris qu’à évoquer la gendarmerie dans son ensemble. Le rôle de la hiérarchie militaire devient essentiel à partir de cette époque dans la création de ces lieux. Le Grand Livre d’or historique de la gendarmerie nationale8 souligne d’ailleurs, en 1939, que :

La plupart des colonels de gendarmerie se sont, depuis un certain nombre d’années, efforcés, par des plaques apposées aux murailles, ou sur le terrain même par des bornes-souvenirs de perpétuer la mémoire de ceux des nôtres tombés isolément pour la défense de la société ou pour la gloire de la France. Il est fort à désirer que cette initiative soit généralisée. Nul ne peut demeurer indifférent devant le sacrifice de ceux qui donnent leur vie en accomplissant leur service avec bravoure. Chaque fois qu’un des nôtres tombe héroïquement, c’est un devoir pour ses chefs, pour ses camarades, pour nous de perpétuer sa mémoire et de transmettre son noble exemple aux générations de l’avenir.

Dès les années 1930, avec par exemple la 9e légion à Tours, en 1933, où celle du Maroc, en 1935, les hommages collectifs rendus au sein des états-majors prennent de l’ampleur. Ce n’est toutefois qu’après la seconde guerre mondiale que l’on assiste à leur multiplication par des stèles communes sur la plupart des places d’armes des casernes et des quartiers. Les dispositifs ainsi créés offrent l’opportunité de rendre des hommages publics et confèrent du sens à l’engagement des militaires de l’institution. Cependant, tous les personnels ne sont pas traités de manière identique et si les stèles collectives honorent l’unité, les lieux de mémoire individuels répondent à une logique, à un traitement différencié des sacrifices. Il est possible de repérer des tendances dans les sélections opérées par le commandement. Elles nous éclairent sur la manière dont la hiérarchie pouvait considérer les sacrifices des gendarmes et quelles étaient les missions valorisées. L’identité militaire, au travers des missions combattantes, a été à cette occasion particulièrement mise en valeur.

Au cours du siècle écoulé, les événements les plus souvent évoqués, y compris par rapport au nombre de gendarmes victimes du devoir, sont les deux guerres mondiales, et en particulier la seconde. Les combats de la décolonisation

8 Grand livre d'or de la gendarmerie nationale, Paris, 1939, tome V, p. 283.

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sont solidement mis en perspective. A contrario, l’action quotidienne du gendarme dans certaines périodes semble laisser indifférent. Par exemple, aucune des victimes métropolitaines des années 1922, 1927, 1929, 1932 ou 1936 n’est rentrée dans l’histoire. Dans le même intervalle, seule une part marginale, résiduelle, des autres (un gendarme sur quatre ou cinq) bénéficie d’une attention particulière. On pourrait parler d’indifférence à l’égard de certaines morts si l’on s’en tenait à ces éléments. En effet, ce sont bien les missions militaires et combattantes de l’institution qui sont valorisées au détriment des services ordinaires.

Les débuts de la Ve République s’inscrivent dans la continuité : seuls 5 à 10 % des gendarmes décédés en service dans les années 1960 font l’objet d’une célébration matérielle. En revanche, à partir de la fin des années 1970, puis dans les années 1980 et encore maintenant, la tendance est à une reconnaissance plus forte des individus (entre 15 et 30 % des gendarmes morts en service). Les hommages pouvant être tardifs, il est donc intéressant de constater que près de 25 % des gendarmes tombés dans les années 1980 sont aujourd’hui déjà célébrés. Ce taux devrait probablement remonter lorsque les promotions d’élèves-gendarmes viendront chercher des parrains de promotion dans cette période.

On le constate, il n’y a pas encore d’hommages systématiques lors d’un décès en service. Il y a toutefois bien une reconnaissance de plus en plus forte. Cette évolution appelle une autre observation : les gendarmes sont tués dans le cadre de leurs missions civiles et non dans celui des grands conflits. Ces missions de service ordinaire font donc plus qu’autrefois l’objet d’honneurs particuliers. De même, on assiste à un raccourcissement des délais séparant le moment du décès du temps de l’hommage. Même si la population des victimes en service est très réduite dans les années 1990, près de 20 % d’entre elles ont été reconnues par une plaque ou une inscription. Cette observation permet d’affiner l’analyse en soulignant que la naissance de ces lieux de mémoire n’a pas été linéaire. Il existe en effet, un décalage chronologique important entre l’événement et l’apparition du lieu le consacrant. Ainsi pour la deuxième guerre mondiale, si plusieurs baptêmes de casernes, appellations de rues ou érections de stèles ont eu lieu aux lendemains du conflit, le plus grand nombre de ceux-ci n’auront lieu qu’à partir de la fin des années 1970, de manière encore réduite, puis avec un certain éclat à l’occasion du quarantième anniversaire des combats de la Libération et surtout à partir du cinquantième anniversaire. La période coloniale est, elle aussi, assez présente depuis les années 1980. Cette dernière tranche de mémoire peut être vive, comme en témoignent les tensions sur le travail accompli par une association autour de la Nouvelle-Calédonie qui, sans attendre le recul nécessaire face à l’événement, souhaitait honorer les gendarmes tombés pendant les opérations. Le temps qui permettait de lisser les dimensions politique ou polémique s’est effacé, laissant place à un besoin de simultanéité entre le décès

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et l’hommage. Cette observation ne vaut cependant que pour le patrimoine matériel, les baptêmes de casernes ou de promotions conservent un autre rythme.

LES LIEUX DE MÉMOIRE, UNE CONTRIBUTION À LA DÉFINITION DE L’IMAGE DU HÉROS EN GENDARMERIE

Ces premières informations nous permettent donc de décrire la figure type du gendarme des lieux de mémoire et de déterminer en quoi ils aident à façonner l’image du héros. Il faut d’abord souligner qu’il n’est pas de héros sans volonté d’en faire un. Or, la construction de ces lieux, par exemple avec les appositions de plaques, vise bien à offrir aux gendarmes des modèles qui rassemblent les qualités essentielles de l’institution. En rappelant le sens du sacrifice, inhérent à la condition militaire, c’est aussi un message que l’on délivre aux mondes civil et militaire : le gendarme remplit sa mission sans esprit de retenue. La démarche est analogue à celle des baptêmes de promotion. Les élèves-officiers et sous-officiers se rendent d’ailleurs bien souvent sur les lieux de mémoire évoquant la carrière de leurs parrains de promotion et c’est alors l’occasion d’une manifestation cultuelle déployant avec une liturgie bien rodée tout le faste nécessaire à ce type d’événement (présence des autorités civiles et militaires, des corps constitués, éloge du gendarme, recueillement des promotions...)

Lorsque des militaires se trouvent associés dans un recueillement chargé de sens, les lieux de mémoire remplissent une fonction pédagogique organisée et voulue. Le sujet est suffisamment important pour qu’un texte réglemente et codifie la création de ces lieux. La circulaire relative à l’appellation des casernements indique d’ailleurs :

[...] qu’il est important d’honorer la mémoire et de perpétuer le souvenir de militaires de la gendarmerie particulièrement méritants. Le nom proposé doit être celui d’une personnalité ou d’un militaire dont le comportement a été glorieux et sans équivoque, mort au champ d’honneur ou en service, ou ayant accompli des actions d’éclat au cours de sa carrière.

Ce texte reprend l’esprit de celui du général Boulanger, alors ministre de la Guerre, qui avait lancé la politique d’appellation des casernes en 1886. Certes, à l’époque, les modèles à imiter étaient ceux des officiers généraux, mais l’extension de ce principe à l’ensemble des officiers et sous-officiers a permis d’élargir la force du message. Avec les lieux de mémoire, il s’agit bien de promouvoir des militaires que l’on identifie comme des figures exemplaires.

Le sujet est suffisamment important pour que la sous-direction des bureaux du cabinet du ministre de la Défense soit saisie afin d’accorder son agrément. En cas de réponse positive, un arrêté préfectoral met en application la décision ministérielle. Outre ces observations générales, il est possible d’identifier des tendances intéressantes parmi la qualité même des personnels honorés. Les

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gendarmes départementaux ont bénéficié de l’attention des collectivités et la gendarmerie mobile, forte d’une tradition militaire entretenue par ses missions de défense, a conservé de manière autonome le souvenir de nombre de ses militaires. Toutefois, c’est parmi une catégorie particulière de personnels que l’on trouve des éléments pouvant justifier l’hypothèse selon laquelle les lieux de mémoire constituent des moyens visant à renforcer la cohésion de ces groupes autour de figures s’approchant de celles de héros.

Dans certaines formations spécialisées, ou parmi de nouvelles technicités, on assiste à une reconnaissance très précoce qui semble témoigner d’un intérêt particulier pour les gendarmes tombés en service. Les gendarmes occupant des emplois exposés (pilotes d’hélicoptères, personnels des unités de montagne) sont prompts à inscrire dans la durée, par des monuments ou des appellations de casernes, les drames qu’ils subissent. La dangerosité du métier est manifestée aux yeux du plus grand nombre et souvent sur les lieux mêmes des drames, c’est-à-dire sur le domaine public. S’agit-il de l’expression d’un esprit de corps, d’un rapport particulier à l’espace ou d’un besoin de reconnaissance ? Il est difficile d’apporter des réponses définitives mais dans le cas des montagnards qui distribuent des signes sur les lieux mêmes des tragédies (Bourg-Saint-Maurice, Chamonix...), il s’agit vraisemblablement bien de cette volonté de montrer au plus grand nombre l’intégralité et l’authenticité de l’engagement aux populations directement concernées par leurs actions. Ces lieux sont appropriés par la communauté montagnarde et deviennent même des points de repère.

De manière plus générale, chaque groupe cherchant à se distinguer, l’événement tragique permet de rassembler autour du segment que constitue la spécialité. L’histoire dramatique et cruelle de la mort, pendant la guerre d’Algérie, du chien Gamin et de son maître, le gendarme Godefroid illustre ce glissement qui va de la médiatisation à la Panthéonisation. Le 28 mars 1958, lors d’une opération conjointe avec des militaires du 1er régiment étranger de parachutistes, l’animal est retrouvé blessé par balles auprès du corps de son maître qui, lui, est décédé après un échange de tirs avec un combattant de l’Armée de libération nationale. Il apparaît très vite que le chien a protégé son maître jusqu’aux dernières extrémités. Le rebelle aurait, semble-t-il, succombé aux morsures du chien. L’histoire fait grand bruit et se diffuse dans la presse. Aussi, dès le 23 novembre 1960, le centre de formation cynophile de Gramat prend sur décision ministérielle le nom de « Godefroid-Gamin ». Cette affaire prend un relief funeste puisque l’animal, par la suite, refusera de s’associer à un autre maître-chien et quand il meurt, en mars 1962, une urne contenant ses cendres est déposée au sein du centre de formation. Cette anecdote offre l’opportunité de s’interroger sur la quête de légitimité conduite par les nouveaux métiers au sein de l’institution. De même, le traitement très rapide de ce dossier par la plus haute hiérarchie – il ne s’écoule que deux ans entre le décès du

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militaire et le baptême de la caserne – laisse à penser qu’il s’agissait bien de mettre en place des références pour les stagiaires cynophiles.

De ces observations, nous pouvons affirmer que le message des lieux de mémoire est à dimension interne : fédérer les personnels derrière des figures porteuses de valeurs fortes, assurer la cohésion de l’institution, socialiser les jeunes gendarmes, redonner du sens à la mort, mais qu’ils sont aussi des vecteurs à l’égard de la société civile. L’ensemble que constituent, par exemple, les lieux du souvenir de la résistance de la gendarmerie bretonne, consacrés aux combats du général Guillaudot pendant l’Occupation, sont autant de signes de la bonne intégration de ce corps au sein de la population locale. Il faut relever qu’à la fin du XIXe siècle, les monuments à la gloire de la gendarmerie participaient à la républicanisation de la société, principe développé par Michel Foucault9. Au XXe siècle les lieux de mémoire témoignent de l’enracinement de la gendarmerie au sein de la société. À la légalité, l’acte héroïque ajoute-t-il la touche de légitimité indispensable à l’action ?

LES DISTINCTIONS ÉTABLIES PAR LES LIEUX DE MÉMOIRE SUFFISENT-ELLES À REPÉRER LES HÉROS DE LA GENDARMERIE DANS ET SUR CES ESPACES ?

On le voit certains faits plaident en faveur de l’idée selon laquelle les gendarmes honorés dans et par les lieux de mémoire constituent une trame héroïque de l’institution. Il faut nuancer ce propos pour plusieurs raisons. Il convient déjà de souligner l’ignorance relative des militaires eux-mêmes face à la signification de ces lieux. Les gendarmes ne s’approprient pas réellement ces lieux. Ils leur restent assez étrangers. Il n’est pas innocent que la collecte d’informations organisée par les unités ait été, dans bien des cas, une opportunité pour celles-ci de découvrir ou connaître ce patrimoine. Confronté à cette situation, on ne peut qu’émettre des hypothèses : existe-t-il un fossé trop profond entre les faits évoqués et le métier même du gendarme ? Comment en effet le gendarme départemental de Corrèze, nourri d’un quotidien fait de patrouilles de surveillance générale, de missions de police route pourrait-il s’identifier aux gardes républicains servant comme chefs de sections dans des régiments d’infanterie au milieu des tranchées pendant la Grande Guerre et affrontant les groupes de choc de l’armée impériale ? La représentation d’un héros consacré par des missions de guerre est trop lointaine pour le gendarme qui est occupé à des tâches plus anonymes. Il est probable que la condition de gendarme le rapproche davantage de la conception socratique du courage, un courage raisonné, que de celle de Lachès prompt à admirer l’acte plus que le résultat10.

9 Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire et population, Paris, Hautes-Etudes-Gallimard, 1997, 430 p. 10 PLATON, Lachès, Paris, GF Flammarion, 1997, 349 p.

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Par ailleurs, certains choix valorisent l’image générale de l’institution, mais ne semblent pas concerner directement les militaires. Il est probable que ce besoin de reconnaissance de la dangerosité du métier soit à l’origine des évolutions observées plus haut (reconnaissance plus rapide des victimes, y compris celles tombées dans l’exécution de services de police ordinaires). Cette problématique renvoie à la question plus large de la diversité des métiers qui ne favorise pas toujours non plus l’unité, l’homogénéité de l’institution et, en filigrane, se dessine la problématique plus générale de la culture d’armes, voire de leur identité. Certes, on assiste bien à une multiplication des hommages rendus. Mais, il s’agit d’abord d’une logique institutionnelle. Or, ainsi que le rappelle Pierre Nora « Ordre est donné de se souvenir, mais c’est à moi de me souvenir et c’est moi qui me souviens.11 » Ce commandement du souvenir ne saurait remplacer l’accaparement, l’assimilation à la mémoire personnelle, si nécessaire à la pérennité du souvenir authentique. Le caractère très solennel de la création de ces lieux, un ordre reçu de la hiérarchie, ne permet pas aux gendarmes de les absorber, d’en prendre possession, d’en faire des outils de socialisation et d’acculturation.

Enfin, cette expansion du champ de la mémoire pose la question de sa prégnance. Assiste-t-on à cette « dilatation indifférenciée du champ du mémorable […], liée au sentiment même de sa perte, et au renforcement corrélatif de toutes les institutions de mémoire12 » ? Tandis que le souvenir s’efface, les autorités répondent par une multiplication des hommages. Ces observations valent hélas aussi parfois pour les parrainages de promotion. Il faut aussi observer qu’un certain nombre de ces lieux doivent aussi davantage actuellement à l’émotion qu’à la consécration, au sens étymologique, du militaire. Comment interpréter autrement que par l’émotion l’apposition immédiate, par ses camarades de brigade, d’une plaque à la mémoire d’une gendarme victime de son concubin ? On ne peut parler en l’espèce d’un culte du héros.

En dehors de ce cas paroxystique, résultant d’une initiative locale et exécutée en dehors du commandement, il est possible d’interpréter à l’aune du facteur émotif le raccourcissement des délais séparant l’acte évoqué de l’hommage. Or, la compassion n’est pas la reconnaissance dans la durée. L’émotion retombée, le souvenir s’étiole, les faits perdent de leur signification. Les lieux de mémoire souffrent alors de cette distance et ne sont plus alors que des témoignages jetés à la postérité. C’est probablement l’intensité de l’émotion qui explique que les gendarmes retenus sur certaines plaques ne sont pas plus méritants que les autres. Certains d’entre eux n’ont pas de citations, tout en étant inscrit au Livre d’Or, tandis que des gendarmes bénéficiant de citations élogieuses ne sont pas 11 Pierre NORA, op. cit., p. 33. 12 Ibid., p. 31.

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honorés dans les mêmes conditions. Il est possible d’évoquer un autre argument pour expliquer la faible représentativité de ces lieux. Leur multiplication contribue à diluer la force du message : à l’instar du paganisme, la multiplicité de divinités locales nuit à l’universalité du message. Pris individuellement, la plupart d’entre eux n’ont qu’une résonance locale. C’est sans doute là un des dangers de l’hypermnésie, cet excès de mémoire porté par les lieux de mémoire. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion, le problème majeur est qu’il n’est pas de héros sans récit. Le héros méconnu ne peut pas servir de modèle, de référence. Il n’a pas de fonction d’identification au sein du groupe. Or, ces lieux restent inertes pour les raisons évoquées. Ils sont aussi muets, étrangers aux gendarmes que la pierre de leur support. Cette situation s’explique tant par l’absence du travail de l’historien que par un manque d’actions pédagogiques. Pour que ces lieux fassent sens, il faudrait probablement leur agréger un discours, des traditions, la tradition au sens propre servant à transmettre et relier, une organisation du culte, à l’instar des cérémonies de Camerone dans la Légion étrangère, toutes choses difficiles à mettre en place dans une institution caractérisée par la dispersion des unités et la diversité des métiers. Il n’est d’ailleurs pas étonnant, a contrario, que des formations marquées par une culture du groupe, comme les pelotons de gendarmerie de haute montagne, conservent eux avec soin le souvenir de leurs membres morts en service.

Nous touchons à un des paradoxes de la situation puisque s’il n’est pas de récit sans rédacteur, ce dernier, l’historien, peut entrer en conflit avec l’idée même de mythologie portée par la mémoire. L’historien éclairant les événements, il efface cependant le souffle épique qui fait le héros. Pierre Nora souligne bien que « la mémoire est toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. L’histoire est délégitimation du passé vécu13 ». Bien qu’étant réducteur, il est possible de conclure cette intervention en exprimant l’idée que si les lieux de mémoire témoignent du geste héroïque du gendarme, ils ne sont pas pour l’instant l’expression d’une production héroïque mais plutôt un martyrologe. Ils sont certes le réceptacle des valeurs les plus élevées de l’institution, le sacrifice suprême en faisant partie sans qu’il ne soit d’ailleurs l’apanage de celle-ci, mais laissés en l’état, dans une sorte de friche ouverte, et ne permettent pas de construire ce récit qui produit le héros.

Outre les différentes raisons et causes évoquées dans cet article, il ne faut pas perdre de vue que le sacrifice subi n’est pas le sacrifice choisi. Le héros est d’abord celui qui délibérément fait un choix et non celui qui est victime d’une situation. En réunissant dans une même communauté les gendarmes victimes d’accidents de la circulation, certes morts en et pour le service, avec ceux qui ont pris des risques mortels en vue d’exécuter leurs missions, les lieux de mémoire ne permettent pas de distinguer les héros de la gendarmerie des victimes du 13 Ibid., p. 25.

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devoir. Cette absence de héros n’est pas sans conséquence sur l’institution puisqu’ainsi que le rappelle Michel de Certeau : « À toute volonté constructrice il faut ces signes et ces accords tacites sur des conditions de possibilité, pour que lui soit ouvert un espace où se déployer [...]. Des représentations reçues inaugurent une nouvelle crédibilité en même temps qu’elles l’expriment.14 » Ce manque de repères, de représentations à une époque où la gendarmerie s’interroge sur elle-même lui est probablement assez préjudiciable. L’exploitation de ce patrimoine mémoriel, encore laissé en friche, pourrait constituer une piste de réflexion en vue de la redéfinition de l’identité générale de l’institution.

14 Michel DE CERTEAU, La culture au pluriel, Paris, Points-Essais, 1993, p. 27.

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RÉSUMÉS

AVANT-PROPOS

« L’ouverture d’un nouveau chantier », par Jean-Noël Luc

La recherche historique sur la gendarmerie a connu depuis une dizaine d'années un prodigieux essor. À l'écart des voies stériles de l'hagiographie et du réquisitoire, la synergie entre l'université et l'institution a permis un important renouvellement historiographique. Même s'il semble difficile de définir un modèle héroïque dans la gendarmerie nationale – le héros militaire, par définition, s'illustre par ses exploits guerriers – un travail sur les valeurs de l'arme et son autoreprésentation permet de réfléchir sur la notion d'exemplarité, plus large que celle d'héroïsme proprement dite. De nombreuses questions restent en effet en suspens : la culture officielle de la gendarmerie favorise-t-elle ou pénalise-t-elle l'émergence des figures héroïques ? Comment et pourquoi certaines figures valorisantes sont-elles récupérées par des associations ? En quoi cette mémoire évolue-t-elle selon les époques, les enjeux, les vecteurs ? Quel est le regard des gendarmes sur l'ego-histoire de leur arme et le discours commémoratif ? Ces pistes de recherche invitent à croiser l'histoire des représentations avec celle des individus et des faits. C'est dire que le sujet de cette rencontre n'est pas seulement original : il est fécond.

PREMIÈRE PARTIE : ENJEUX ET FIGURES DE L’HÉROÏSATION AU XIXE SIÈCLE

« L’impossible champ d’honneur : les gendarmes face aux rébellions dans la France du premier XIXe siècle », par Aurélien Lignereux

Au cours du premier XIXe siècle, l’instabilité politique et l’imposition du Nouveau Régime civique concourent à la multiplication des heurts contre les gendarmes. Ces rébellions offrent un support de choix pour interroger le rapport délicat qu’entretient la gendarmerie à l’égard de la figure du héros. Confrontés à des foules en colère, les gendarmes doivent faire preuve de vaillance et de discernement, sans pour autant espérer s’illustrer au cours de ces affrontements. Militaires de carrière, quel mérite auraient-ils à avoir tenu tête à des mères désespérées, à des jeunes gens emportés ou à des villageois acculés à la résistance ? Soldats de la loi, les gendarmes doivent se garder de tout geste inconsidéré. Comment sauraient-ils dès lors se défaire du corset de règlements pour agir en héros sans encourir le désaveu des autorités et de leur hiérarchie ? Les motifs des récompenses et la teneur des articles de presse révèlent pourtant

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une voie d’accès aux honneurs pour les gendarmes qui, aux prises avec l’émeute, ont su agir en conformité avec un ethos gendarmique, soigneusement distingué du modèle héroïque.

« Un corps sans panthéon : la gendarmerie du XIXe siècle a-t-elle besoin de héros ? » par Arnaud-Dominique Houte

Durant la plus grande partie du XIXe siècle, la gendarmerie ne dispose ni de l’envie, ni des moyens, qui lui permettraient de construire un panthéon de héros. Ce sont d’abord les structures qui manquent dans cette institution dispersée et dépourvue de véritable chef, après l’éviction de Moncey. Première publication corporatiste, le Journal de la gendarmerie comble partiellement ce vide et consacre une rubrique aux « belles actions » de l’arme. Tel qu’il y est représenté, l’héroïsme des gendarmes reste toutefois l’œuvre, sinon d’anonymes, du moins de simples serviteurs que l’on ne cherche pas à mettre en valeur. En partie subie, en partie intériorisée, cette humilité de la gendarmerie ne résiste pas aux dernières décennies du siècle : de nouveaux officiers s’efforcent de rédiger et de diffuser des récits édifiants ; de grandes figures sont sorties de l’ombre. Ainsi émerge un panthéon de « victimes du devoir ». Mais l’offre précède la demande : les gendarmes de la Belle Époque restent réticents devant cette héroïsation qui heurte la culture professionnelle du corps.

« Le processus d’héroïsation du maréchal Moncey, figure emblématique de la gendarmerie » par Édouard Ebel

La gendarmerie est une institution qui se caractérise par l’absence de la figure du héros. La bibliographie, souvent interne à la gendarmerie, s’appuie plutôt sur l’anonymat des gendarmes qui composent ses rangs, au détriment de tout culte de la personnalité. Dans ce tableau de groupe, une individualité émerge cependant. Moncey n’est peut-être pas un « héros » de l’histoire de la gendarmerie – et encore moins de l’histoire de France ! – mais, pour reprendre la typologie établie par Mona Ozouf, on peut le considérer comme un grand homme ou une figure illustre de l’institution. Cette communication a pour but de décrypter le parcours historiographique du maréchal, d’en examiner les jalons et les étapes, pour analyser la « construction » d’une figure héroïque de la gendarmerie et l’instrumentalisation dont elle a pu faire l’objet.

DEUXIÈME PARTIE : LE PROCESSUS D’HÉROÏSATION AU XXE SIÈCLE

« Les parrains de promotion et la construction d’un modèle héroïque », par Olivier Buchbinder

L’identité des parrains de promotion de l’École des officiers de la gendarmerie nationale offre un point de vue privilégié pour l’observation de la

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construction d’un modèle héroïque au sein de l’arme. Morts pour la France pendant les deux guerres mondiales et les conflits de décolonisation, tombés sur les champs de bataille ou en déportation, le choix des figures tutélaires que la gendarmerie propose comme modèles à ceux qui deviendront ses cadres reflète autant les évolutions historiques que les enjeux de mémoire.

« Gendarmerie et Résistance : mémoire, identité, refoulement ? » par Bernard Mouraz

De 1940 à 1944, la gendarmerie a résolument appliqué la politique de collaboration d’État prônée par le gouvernement de Vichy. Néanmoins, des militaires de l’arme, formés à la culture de l’obéissance et du respect de la hiérarchie, ont non moins résolument pris le parti, à des degrés divers, de la lutte clandestine contre l’occupant. À la Libération, la gendarmerie dont l’existence n’est pas remise en cause, va demander – tout en cherchant à se débarrasser des militaires qui se sont trop compromis – à l’ensemble des unités de rédiger des rapports sur l’aide fournie par l’ensemble du personnel à « la cause de la Libération ». Pendant cinquante ans ces rapports vont être utilisés pour montrer l’image d’une gendarmerie résistante… et aussi donner l’impression que l’arme fut, en partie, épargnée par l’épuration.

« La célébration de la figure du gendarme à travers les lieux de mémoire » par Frédéric Erzen

Le territoire national est parsemé de nombreux hommages rendus aux sacrifices consentis par les gendarmes depuis deux siècles. Ces manifestations situées sur l’espace public ou dans les enceintes mêmes sont le fait d’acteurs extérieurs (collectivités, associations...), ou issues de décisions du commandement. Elles empruntent différentes formes (plaques, stèles, appellations de rues...) Elles constituent autant de lieux de mémoire, qui ont certes moins de visibilité que les grands monuments rappelant les faits d’armes de l’histoire militaire française, mais n’en sont pas moins des signes évoquant des moments importants de la gendarmerie. Un travail actuellement conduit par la délégation au patrimoine culturel en assure le recensement. Après avoir dressé un bilan initial (distribution spatiale, périodes évoquées...), il sera possible de s’interroger sur le sens à donner à ces lieux, et en particulier de déterminer si ces lieux constituent la trame héroïque du gendarme.

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LES AUTEURS

Jean-Noël Luc

Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et docteur d’État, Jean-Noël Luc et professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris-Sorbonne et directeur de l’UFR d’histoire de cette université. Il collabore, depuis 2000, avec le Service historique de la Gendarmerie nationale, devenu Département Gendarmerie du Service d’histoire de la Défense. Il dirige un séminaire, Force publique, régulation sociale, sécurité intérieure et Défense (XVIIIe-XXe siècles), ouvert, à la Sorbonne, dans le cadre d’une convention Paris IV- Direction générale de la Gendarmerie nationale. Au 1er janvier 2008, 81 maîtrises, DEA ou masters et 6 doctorats ont été soutenus dans le cadre de ce séminaire. Jean-Noël Luc a notamment dirigé : Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 510 p. (colloque de la Sorbonne, 2000 et Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, 1105 p.

Claude d’Abzac-Epezy

Agrégée de l’Université et docteur en histoire, Claude d’Abzac-Epezy est chargée de recherches au centre d’études d’histoire de la défense où elle anime la commission d’histoire socioculturelle des armées. Auteur d’une thèse sur L’armée de l’air de Vichy 1940-1944 (publication SHAA 1997 et Economica 1998), elle s’intéresse tout particulièrement aux relations entre armée, pouvoir et société en France durant la seconde guerre mondiale et l’immédiat après guerre. Sur ce thème, elle a publié récemment « Le secrétariat d’État à l’aviation et la politique d’exclusion des Juifs », Archives Juives, n° 41/1, 1er semestre 2008, p. 75-89 ; « Survivre et renaître, l’organisation du service militaire en France de 1940 à 1950 », Cahier spécial du CEHD, CEHD, C2SD, DSN, 2007, p. 37-47.

Édouard Ebel

Docteur en histoire et auteur d'une thèse intitulée « Police et société. Histoire de la police et de son activité en Alsace au XIXe siècle », publiée aux Presses universitaires de Strasbourg (1999, 784 pages), le chef d'escadron Edouard Ebel est notamment l'auteur d'un ouvrage sur « Les préfets et le maintien de l'ordre public en France au XIXe siècle »,

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paru à la Documentation française (1999, 265 p.) et de plusieurs articles relatifs à l'ordre public aux XIXe et XXe siècles. Il dirige depuis 2001 le bureau Études, traditions et symbolique du département gendarmerie du Service historique de la défense.

Aurélien Lignereux

Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, Aurélien Lignereux est agrégé et docteur en Histoire. Sa thèse, « Force à la loi » ? Rébellions à la gendarmerie et respect de l’État dans la France du premier XIXe siècle, 1800-1859, sous la direction de Nadine VIVIER et de Jean-Noël LUC, université du Maine, 2006, 926 p., a été distinguée par le Prix d’histoire militaire 2007 et paraîtra aux Presses universitaires de Rennes. Il exerce actuellement les fonctions d’ATER à l’Université de Savoie.

Arnaud Dominique Houte

ATER à Paris IV-Sorbonne, agrégé d’histoire, ancien élève de l’ENS LSH. Il a soutenu en 2006 une thèse sur « Le Métier de gendarme national au XIXe siècle : pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la monarchie de Juillet à la Grande Guerre », Paris IV, sous la direction de Jean-Noël Luc, à paraître aux Presses universitaires de Rennes. Sur le thème de la culture chevaleresque dans la gendarmerie, il a notamment publié « La gendarmerie au miroir de Décembre : Cochet de Savigny et la légitimation du coup d’État » (in 1851, d’une République à l’autre, Paris, Créaphis, p. 201-210) et « Refonder la gendarmerie : réflexions de crise d’un gendarme au milieu du XIXe siècle » (in V. Milliot (dir.), Les mémoires policiers, XVIIIe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2006, p. 287-304).

Olivier Buchbinder

Olivier Buchbinder est doctorant en histoire contemporaine à l'Université de Paris IV-Sorbonne. Sa thèse, sous la direction de Jean-Noël Luc, porte sur « La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine, 1944-1946 ». Il a publié un ouvrage sur L'action de la prévôté aux armées pendant la première guerre mondiale, La gendarmerie prévôtale et le maintien de l'ordre sur le front occidental, 1914-1918, SHGN, Maisons-Alfort, 2004, 188 p. Actuellement enquêteur au bureau des témoignages oraux du Service historique de la Défense, il a contribué au Guide de recherche en Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie, SHGN, Maisons-Alfort, 2005,

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1105 p. et à l’Inventaire analytique de la sous-série 3 K (histoire orale), SHD, Vincennes, 2006, 185 p.

Bernard Mouraz

Attaché du ministère de la défense au département gendarmerie du Service historique de la défense, Bernard Mouraz a dirigé l’ouvrage Gendarmes résistants. Du refus aux combats de la Libération (1940-1945), édité par le SHD en 2006, et a collaboré au Dictionnaire historique de la Résistance, publié sous la direction de François Marcot, Bruno Leroux et Christine Lévisse-Touzé. Il a par ailleurs participé à plusieurs colloques consacrés à la période de l’Occupation.

Frédéric Erzen

Titulaire d’un DEA d’histoire, et d’un DESS en « Politiques culturelles, muséographie et spectacle vivant », le capitaine Frédéric Erzen sert comme officier concepteur à la Ddélégation au patrimoine culturel de la gendarmerie. À ce titre, il participe à la conservation, la gestion et la mise en valeur du patrimoine de l’institution. Auteur de différents articles consacrés à ces questions, il contribue à la rédaction d’un ouvrage consacré aux « Lieux de mémoire » de la gendarmerie. Il est également intervenant à l’Université de Marne-la-Vallée.