"Bouvard et Pécuchet" de Flaubert : Rupture ?

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Rupture? Science, savoirs et littérature dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert 0. Problématique / Bibliographie 1. Rupture épistémologique a.La situation au XIXe : une lutte pour l'accès à la vérité ? b.La rupture fin de siècle- la vérité est-elle seulement accessible ? a.Relativisme de Flaubert: contre une science des origines et métaphysique 2. Problème de Flaubert a.La Bêtise b.Le roman, cristallisation du causal c.Question(s) de représentation(s) 3. Projet de Bouvard et Pécuchet a.Roman inachevé; un projet en 2 volumes b.“Une encyclopédie critique en farce” 4. Science et Savoirs a.Flaubert et la Science, un rapport intime b.La science comme savoir: Chimie, Jardinage, Spiritisme... 5. Figure du Savant a.Les Autorités b.Bouvard et Pécuchet i. Libido sciendi ii. Devenir-animal iii. La bonne bêtise 6. Expérimentation a.Problème de méthode b.Refus de soumission du réel c.L’Être-animal/Être-copiste

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Rupture? Science, savoirs et littérature dansBouvard et Pécuchet de Flaubert

0. Problématique / Bibliographie

1. Rupture épistémologique a.La situation au XIXe : une lutte pour l'accès à la

vérité ?b.La rupture fin de siècle- la vérité est-elle

seulement accessible ?a.Relativisme de Flaubert: contre une science des

origines et métaphysique

2. Problème de Flaubert a.La Bêtiseb.Le roman, cristallisation du causalc.Question(s) de représentation(s)

3. Projet de Bouvard et Pécucheta.Roman inachevé; un projet en 2 volumesb.“Une encyclopédie critique en farce”

4. Science et Savoirsa.Flaubert et la Science, un rapport intimeb.La science comme savoir: Chimie, Jardinage,

Spiritisme...

5. Figure du Savanta.Les Autoritésb.Bouvard et Pécuchet

i. Libido sciendiii. Devenir-animal

iii. La bonne bêtise

6. Expérimentationa.Problème de méthodeb.Refus de soumission du réelc.L’Être-animal/Être-copiste

7. Refus de CONCLURE

0. Problématique

Le XIXe siècle est la scène de l’autonomisation et del’émancipation de la Science d’avec la littérature. Plus deRabelais, plus de Goethe, plus de Buffon possible ; Le discoursscientifique est fondamentalement distinct du discourslittéraire. Plus que cela, dans la séparation, la Science s’estoctroyé le monopole du discours sur la Réalité et la Vérité ;l’Art, enfant pauvre de cette scission, devra se contenter del’art pour l’art, du Beau. ( Et tant pi si Platon estime que leBeau est le Vrai. Et tant pi pour la révolution kantienne. Ettant pi pour le Système hégélien. )Il va de soi qu’un tel schisme engendre des réactionsproportionnelles à la violence – fusse-t-elle symbolique –qu’il met en œuvre. Les auteurs de tous bords s’élèveront pouracclamer cette naissance ou pour conspuer cette superbe. Lesderniers cracherons sur l’hégémonie injustifiée de la Sciencesur la Vérité – Gautier, Villiers, Mallarmé –, les autresacclameront la méthode et le progrès – Verne, Zola, et certainsallant même jusqu’à les sanctifier, on pense à Comte et lespositivistes.Alors que la querelle fait rage jusqu’à la deuxième moitié dusiècle, les dernières décennies voient poindre un nouveaurelativisme dont Flaubert se fera le garant. Bien plus subtileque les positions scientistes/anti-sciences vues jusqu’àprésent, l’approche critique de Flaubert se situe à deuxniveaux : d’une part il développe une pensée de la Bêtise et dudogmatisme contre lesquels il n’aura de cesse de combattre,d’autre part il s’inscrit dans la mouvance relativiste fin desiècle avec une pensée anti-systématique, anti-totalisantefaisant la part belle au Singulier.La dernière œuvre de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, est une miseen pratique testamentaire de tous les principes esthétiquesqu’il a pu élaborer depuis ses premiers écrits de jeunessejusqu’à la Tentation de Saint-Antoine et les Trois Contes. L’auteur s’ytrouve confronté à un problème majeur : comment faire encore duroman avec ses critères théorico-critiques ?Nous allons durant ce séminaire tenter de mettre en avant tantles prétentions théoriques de Flaubert - se débattant dans unchamps littéraire donné – que les entreprises stylistiquesspécifiques à Bouvard et Pécuchet afin de s’y tenir. À la fin denotre parcours à travers le roman posthume de Flaubert, nous

devrions aboutir à un tableau compréhensif de sa vision de laScience, du rapport qu’il voit entre elle et la littérature etdes enjeux littéraires que soulève, à la fin du siècle, uneœuvre telle que celle-ci.

1. Rupture épistémologique

a. La situation au XIXe : qui a accès à la vérité ?

Le débat qui s'engage au 19è siècle autour du rapport entrescience et littérature- et de manière plus générale, entrescience et toutes les autres formes de productions d'un savoir-se situe dans le contexte de l’émancipation de la science desautres savoirs- on sait que Buffon par exemple était encoreconsidéré comme un écrivain autant qu'un scientifique- et apour enjeu la revendication de la légitimité de l'accès au réelet à la détention de la vérité. Jusque là, la science sous sesdiverses formes partage avec un certain nombres de domaines unaccès à la vérité, vérité qui est posée comme étant accessible,là. Pendant longtemps, ce furent principalement la religion etla philosophie- cette dernière infectée par la première en tantque métaphysique qui possédaient un accès privilégié au vrai.Mais l'explosion- et je ne parle pas ici que des moteurs etautres engins qui commencent à apparaître avec la révolutionindustrielle- de la science va venir remettre en cause ceprivilège. La science opère un coup d'état, renversant lesautres savoirs et se posant comme seule détentrice de lavérité. Devant son succès fulgurant, son avancée qui ne semblepas pouvoir s’arrêter, il semble difficile de lui refuser ceprivilège. Cette école de pensée, qui pose la marche infinie duprogrès,et la supériorité absolue de la science,est incarnéeentre autre par Auguste Comte et le positivisme1.

On associe souvent au XIXe siècle[...] la force d'une sciencetentaculaire et totalitaire éclairant les territoires de la cultureet de la nature humaine, morale et religion comprises. Une scienceachevée, offrant une vision synoptique et intelligible de l'horizonnaturel, un savoir unifié, capable de déduire la totalité du réel dequelques formules « expérimentales », voire d'un « axiome éternel »,

1 Sandrine Schianno-Bennis, « Portée et postérité épistémologique deBouvard et Pécuchet à la fin du XIXe siècle. Le trouble de laconnaissance », Revue Flaubert n°4, 2004, p. 3

n'était pas sans séduire les esprits : le désir de connaîtrerevendiquait un souci constant de systématiser

Face à cette science qui s'impose, les réactions au sein dumonde littéraire sont diverses : d'un côté, ceux qui restentfidèle à une métaphysique assumée, très souvent religieuse, etde l'autre ceux qui, fascinés par la science, désire que lalittérature s'adapte à celle-ci et l'incorpore dans sonécriture. Romantiques, symbolistes déplorent un monde qui perdson mystère et sa beauté, honnissent la laideur du progrès etde l'utile. Ils chantent un monde où la littérature laisse voirune beauté mystique, qui n'est pas saisissable par la science.Celle-ci ne fait que désenchanter la réalité. Naturaliste, réalistes eux veulent une écriture« scientifique », qui s'inspire des méthodes scientifiques etvisent à l'objectivité et l'exactitude rationnelle. Zola rêved'un roman expérimental qui se calque sur les avancées enmédecine de Claude Bernard. Il s'agit donc d'une guerre de territoire : qui donc peutprétendre avec plus de légitimité rendre compte du monde de lafaçon la plus fidèle, à quel approche la vérité s'offre-t-elle ? Selon les mots de Sandrine Schianno-Bennis2 :

L'optimisme progressiste du scientisme menait une guerreoffensive [...] contre les fantômes des métaphysiques et desthéologies au profit d'un univers organisé et raisonnable

Jamais la question de savoir si la vérité existe vraiment, sila réalité est accessible ou non ne rentre dans le débat. Il nefait aucun doute que ceux-ci sont accessibles, et seule laquestion de savoir quel est le meilleur moyen d'y accéder estabordée. Mais la fin du 19è siècle va être le lieu d'une criseépistémologique autour de la question de l'accès au réel, crisequi va se refléter dans la sensibilité et l'esthétique deFlaubert.

b. La rupture fin de siècle- la vérité est-elle seulement accessible ?

2 Ibid, p. 3

Comme le dit Sandrine Schianno-Bennis3,

Science et littérature ont traversé conjointement, à la fin duXIXe siècle, ce qu'il a été convenu d'appeler undésenchantement. Ce désenchantement se référait plusprécisément à une crise épistémique dont les projectionsidéologiques allaient se déployer entre l’émergence de lathermodynamique et la découverte de l'entropie

Cette fin de siècle, marquée entre autre par les idées deSchopenhauer, met en question la possibilité même d'un accès auréel. Ce à quoi nous avons accès ne sont que représentations,et il nous est impossible d'accéder à une réalité pure. Lascience perd son statut absolu de détenteur de vérité, pour uneapproche relativiste. Elle est comprise comme une production denotre esprit comme d'autres, et ainsi comme ne pouvant pasproposer cet accès direct au monde qu'elle se targuait deposséder. Ceux-là mêmes qui quelques décennies plus tôt étaitles chantres du progrès et des bienfaits de la science avouentenfin, tel Ernest Renan4 :

La science aujourd'hui se transforme rapidement[...] Aux débutsdu XIXe siècle,on avait cru pouvoir constituer les sciences dela nature dans des formules définitives. C'était une illusionqui s'est évanouie : toutes nos théories ont été modifiées

Plutôt que d'épuiser gentiment le réel, tendant un jour à unesomme finie de savoirs, on réalise que la science, au fur et àmesure qu'elle découvre de nouvelles choses, ne faitqu'augmenter la quantité d'inconnues5 :

Si nous regardons la science comme une sphère qui s'agranditgraduellement, nous pouvons dire que son accroissement ne faitqu’accroître nos points de contact avec l'inconnu quil'environne

Impossible donc d'établir une fois pour toute la vérité. Lessavoirs ne sont pas stables, mais fragiles et mouvants dans unmonde fragmentaire et singulier. Paradoxe d'une science qui

3 Sandrine Schianno-Bennis, p. 14 Cité par Schianno-Bennis, p. 55 Herbert Spencer, cité par Schianno-Bennis, p. 7

dans sa quête pour le savoir, ne fait qu'éclairer encore plusce qu'elle ne pourra jamais savoir.La science est saisie comme une construction, une mise en ordred'éléments du réel de manière intelligible. Notre raison netrouve donc pas de vérité pré-existante, mais rend connaissabledes éléments disparates6.

Les sciences, n'étant pas infaillibles, sont vides des véritésfondamentales et n'offrent le plus souvent que des points devues partiels, nécessairement limités et appelés à êtreindéfiniment remodelés. Plus largement, les désignations de lascience renvoient-elles à une réalité, ou construisent-elles unmonde abstrait, de convention, coupé du réel ?6

c. Relativisme chez Flaubert: contre une science dogmatique

Cette approche relativiste et sceptique contraste fortementavec une approche dogmatique, qui assénaient des certitudes,que ce soit sous la forme de la religion ou de la science. Ledoute que caractérise cette nouvelle épistémologie n'est pasbien vue de tous. Comme le souligne Gisèle Séginger,

Pécuchet, qui est atteint encore plus que Bouvard du fanatisme de la certitude, préférerait le néant au doute.

Prenons encore à témoin l'entrée doute du Dictionnaire des idéesreçues : « Doute : Pire que la négation ». Le relativisme deFlaubert, nourri comme nous avons pu le voir par un contexte deremise en question de la puissance de l'intelligence, est aussinourri par des lectures personnelles qui renforcent sa visionpluraliste du monde. Spinoza bien sur, mais aussi Sade,Montaigne, ou encore Épicure. Ces auteurs vont contribuer à unevision du monde qui refuse l'unification trompeuse desreprésentations, qui se présentent comme vérités et- pire deschoses- comme dogmes. Nous savons l'horreur que Flaubert a detoutes formes de dogmatisme, et cette hantise s'étend à uneforme de science qui se rigidifie et se pose comme une nouvellereligion. Pas étonnant, dès lors, de lire, sous l'entrée« science » du DIR : « Science : Un peu de science écarte de la

6 Schianno-Bennis, p. 11

religion et beaucoup en ramène ». Et d'entendre, de la bouchede nos bonshommes, qu'Auguste Comte veut faire éduquer lesenfants par des prêtres. Flaubert s'attaque donc à une science dogmatique, qui devientune nouvelle forme de métaphysique à travers ses incessantestendances à chercher les causes premières de toutes choses, etde poser des vérités immuables.Saisissant aussi le caractère fictionnel de la représentation-nous pourrions aussi dire le caractère cognitif de la fiction-,qui ordonne et fabrique du sens là ou il n'y a que dessingularités, il va s'atteler à montrer la part de fiction quiexiste dans ces différents savoirs, ainsi que le dangertoujours présent d'une science qui écrase la multiplicité dumonde et son irréductibilité, à la faveur d'une grise et morneunicité.Flaubert va, à travers ce livre, faire exploser les savoirs,pour tenter de rendre compte du caractère fragmentaire dumonde, pointant du doigt le problème de la représentation- surlaquelle mon compadre va s'attarder tout prochainement etoffrant ainsi un roman qui rompt tant avec une formeépistémique qu'esthétique.

2. Problème de Flaubert

Après cette introduction à la rupture épistémologique quis’opère à la fin du XIXe siècle et la position que prendFlaubert dans cette transition, nous allons nous poser laquestion du problème de Flaubert.Si l’on veut être deleuzien – et on veut être deleuzien, aumoins dans une certaine mesure – alors on sait que pourcomprendre une œuvre ou un auteur, sa production esthétique ouconceptuelle, il nous faut nous interroger sur le problèmequ’il a à affronter. (Descartes la pensée scholastique, Lockele problème Molyneux, Kant l’aporie de l’empirisme). C’estprécisément ce que nous nous proposons de faire brièvementdésormais : nous interroger sur le problème de Flaubert.

a. La bêtise

Flaubert : exècre la Bêtise

Voilà une entrée qui aurait pu figurer dans le Dictionnaire desIdées reçues. On sait trop comme la bêtise est mise en scène dansMadame Bovary, notamment à travers le personnage de MonsieurHomais. Mais, précisément, c’est mal connaître tant Flaubertque la Bêtise elle-même que de vouloir la reconnaître en unsujet spécifique :

Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise. Mais elle estformidable et universelle.7

On pourrait même taxer cette entrée d’euphémisme à la lecturede certains extraits de correspondance8 :

Je connais la Bêtise. Je l’ai étudiée. C’est là l’ennemi. Etmême il n’y a pas d’autre ennemie. Et je m’acharne dessus dansla mesure de mes moyens

Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine quim’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche comme dans leshernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, ladurcir. J’en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXesiècle, comme on dore de bousée de vache les pagodes indiennes

Mais l’attaquer ne sera pas tache facile, en effet9 :

La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaquesans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit,dure et résistante

Il semble donc bien que Flaubert ait un problème avec cetteBêtise universelle et forte comme le granit. Voyons alors, dansun premier temps, ce qu’est cette Bêtise contre laquelle ilnous faut nous élever.

La forme principale, originelle de la Bêtise, on peut le direde front, avec Flaubert, c’est la conclusion. « L’ineptieconsiste à vouloir conclure »10. Mais il nous faut affiner

7 Lettre à George Sand datée du 14 novembre 1871.8 Lettre à Louis Bouilhet datée du 30.09.18559 Lettre à Parain datée du 06.10.185010 Correspondance du 04.09.1850

cette définition qui est encore bien trop générale tout en necouvrant pas l’intégralité du domaine de la Bêtise, le Tout. Àcet égard, Françoise Gaillard nous décrit la Bêtise commesuit11 :

Elle est active, agissante. Elle est surtout féconde, en raisondirectement proportionnel du nombre de gens qui parlent cettelangue dont la pauvreté lexicale, la rigidité syntaxique, lemode de raisonnement tautologique, le processus denaturalisation du sens, constituent l’efficace

On voit déjà poindre ses formes cristallisée : l’idée reçue, lamaxime, la tautologie. Autant de formes qui se retrouverontplus avant dans notre exposé. Mais pour aller encore plus loindans la définition et l’analyse de la Bêtise, il nous fautaller chercher du côté de FABRE et BACHELARD. Le premier nousindique en effet qu’il faut concevoir la Bêtise12

comme un rapport spécifique au savoir qui ne peut qu’oscillerentre dogmatisme et scepticisme par incapacité à problématiser

Et cette impossibilité de problématiser nous est conceptualiséejustement par le philosophe français Gaston Bachelard dans sonessai Le Rationalisme appliqué.

Pour Bachelard, dans son modèle de « psychologieexponentielle » le sujet en prise avec le savoir peut prétendreà trois degré de « surveillance intellectuelle de soi ». Laproblématisation ou, comme nous l’interpréterons, la Bêtise, sesitue donc sur trois niveaux :

1. la pensée plate : Aucune surveillance de soi, c’estla pure acceptation du donné empiriquecomme fait. Sa forme est la tautologie : « Le goût c’est le goût », « un fait estun fait, rien de plus qu’un fait »

11 Françoise Gaillard, « Petit éloge de la simplicité », in L’Empire dela bêtise, Anne Herschberg-Pierrot (dir.), Cécile défaut, Nantes, 2012,p.76 12 Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance àproblématiser », Le Télémaque, 2003/2 n°24, p. 137

Ce niveau est donc celui de la non-problématisation, de la non-critique, enbref, de la foi en les savoirs.

2. Le cogito au second degré :La conscience se dédouble en un Jeexpérimentant le savoir et son applicationet un Tu surplombant qui prend un rôle deMaître, de contrôle. La forme hyperboliquede ce modèle est l’application actuelle dessciences ou la physique expérimentale estdistincte de la physique théorique. Il s’agit, à ce niveau, de problématiser larelation entre fait et norme.

3. Libido dominandi : Le sujet en prise avec les savoirsveut/croit pouvoir s’approprier le monde.Il tente de l’enfermer dans desreprésentations presque totémiques. Laforme de ce niveau est le modèlescientifique. De la mappemonde au HumanBrain Project. La conscience outrepasse sonpouvoir de connaître en croyant pouvoirrendre l’infinité du monde : La carte et leterritoire de la nouvelle de Borges.

On a vu à travers cette rapide exposition du modèle (sic) deBachelard ce que pouvait être la Bêtise : c’est une relation duSujet connaissant à son Objet, soit solipsiste, autistique,soit problématique, schizophrénique, soit transcendante,délirante. Il est important de préciser que le deuxième degréde la bêtise, bien qu’il soit encore bêtise, reste le degré dela problématisation, c’est-à-dire le degré de la bonne bêtise,celle consciente d’elle même, celle qui peut opérer un contrôle– tout relatif – sur elle-même.

Il faudra alors à Flaubert mettre en scène ces trois formes dela bêtise pour en faire la « pâte » dont il souhaite« barbouiller le XIXe siècle ». Cette pâte serait-elle Bouvardet Pécuchet ?

b. Le roman, cristallisation du causal

Flaubert, au sein de cette bêtise omniprésente, craint toutparticulièrement l’un de ses domaines : la propension à lamétaphysique de tous ses contemporains. Il faut entendre parmétaphysique – domaine ô combien vaste et problématique– lebesoin de retourner aux origines, aux causes premières13 :

La philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’ellesubsiste sont des verres de couleur qui empêchent de voir clairparce que : 1° on a d’avance un parti pris ; 2° parce qu’ons’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment ; 3° parceque l’homme rapporte tout à soi. “Le soleil est fait pouréclairer la terre.” On en est encore là

Notre auteur, en effet grand lecteur de Spinoza, préfère à unmonde finaliste et réducteur, un monde complexe, éternel,infini et incréé. Plus que cela, il attribue à la métaphysiqueles maux de ses correspondants et de l’humanité14 et 15 :

La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang

Je crois que toutes vos douleurs morales viennent surtout del’habitude où vous êtes de chercher la cause. Il faut accepteret se résigner à ne pas conclure. Remarquez que les sciencesn’ont fait de progrès que du moment où elles ont mis de côtécette idée de cause […] il n’y a que des faits et des ensemblesdans l’Univers

« Alors, me direz-vous, qu’il se débarrasse de la métaphysique,grand bien lui fasse ! ». Oui mais voilà, vous répondrai-je,Flaubert évolue dans le domaine de la littérature et ce qu’ilveut faire, c’est du roman. Or comme le fait très justementremarquer Gisèle Séginger16 :

Dans sa structure syntagmatique, la forme narrative a unesimilitude avec la pensée métaphysique qui s’élance vers lesconclusions comme l’arbre rêvé des scénarios

13 Lettre à Mlle. Leroyer de Chantepie datée du 12.12.185714 Lettre à Louise Colet datée du 22.09.184615 Lettre à Mlle. Leroyer de Chantepie datée du 18.12.185916 Gisèle Séginger, « Bouvard et Pécuchet : le monde commereprésentation », Épistémocritique n° 10 ("Fictions du savoir. Savoirsde la fiction"), printemps 2012, p. 5

En effet, quoi de plus linéaire, de plus causal que le romanclassique depuis la Chanson de Roland ? Des péripétiesaristotéliciennes (bien que le roman n’avait pasinstitutionnellement pris forme alors) jusqu’au modèleDéductif-Nomologique mis en scène par Zola dans ses romans, larelation de cause à effet est omniprésente et pourrait mêmeêtre placée au rang de Principe littéraire. Dans la nouvelle Adieu de Balzac, c’est encore la cause de lafolie qui est au cœur du récit ! Et la volonté de contrevenir àcette causalité par une causalité proportionnelle !Dans le Vingt mille lieues sous les mers de Verne, la question de lacause du retrait de Nemo est sur toutes les bouches, et surtoutcelle des lecteurs ! Si bien que Verne a pu écrire une suite,L’Île Mystérieuse, dans laquelle il l’explique !Dans la nouvelle Le secret de l’échafaud de Villiers, c’est une foisde plus la causalité qui est interrogée : La section de la têtecause-t-elle invariablement la mort du sujet ?La liste est longue puisqu’elle concerne tout le corpus de lalittérature existante jusqu’au XIXe siècle (sauf réserve afind’éviter la Bêtise trop grossière). Ainsi, s’émanciper du carcan métaphysique de la littérature nesera pas si simple pour Flaubert et sa seule issue sera laréinvention du genre roman, la révolution esthétique.

c. Question de représentation

Mais la forme causale du roman classique n’est pas le seulproblème que ce genre pose à Flaubert. Toute sa stylistique,qui vous sera présentée sous peu, prétend problématiser laquestion épistémologique : comment peut-on savoir ? C’étaitdéjà la question de Kant dans sa Critique de la Raison Pure : « Waskann ich wissen ? », c’était encore celle de Hegel dans laPhénoménologie de l’Esprit : « Comment savoir si sujet et objet sontdistinct ? ». Mais surtout sa question est la suivante :Comment peut-on se prétendre Réaliste ou Naturaliste quand onfait de la fiction17 ?

Flaubert pense d’une part la relativité de l’homme et d’autrepart l’historicité des choses humaines ainsi que la précarité

17 Ibidem.

de nos représentations, toutes relatives à un point de vue et àun moment donné

C’est que les représentations nous sont propres, elles sontpropres à une époque et elles sont propres à une culture. Nousallons rapidement analyser cette relation problématique du réelet de la fiction18.

L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’àreprésenter

Comme on l’a vu plus tôt, Flaubert est spinoziste dans saconception du monde : il pense la réalité comme une infinité defaits irréductibles. Rien de plus bête alors que la conclusion,que le fait d’arrêter la connaissance sur la naturalisationd’un savoir. Et en effet, c’est ce que fait toutereprésentation.

La représentation, pour avoir une définition initiale, estl’activité de mimer dans la conscience, l’objet de lareprésentation. Or cette simple formulation postule déjà unedualité : objet, représentation. Et le passage de l’un àl’autre, pour que les projets Réaliste et Naturaliste tiennentla route, doit se faire sans aucune perte. Mais, comme le gloseGaillard19 :

… pour faire sens, ou pour faire Tout (chez Flaubert c’est toutun), le factuel le donné doit être investi par l’imaginaire quiopère la médiation entre lui et l’entendement. Lareprésentation, qui est toujours feintise, une fiction,étymologiquement parlant, est le détour obligé de touteconnaissance, car il n’y a pas de savoir sans passage del’empirie au concept (image ou représentation de la chose dansl’entendement). Et ce “passage” est une opération derégulation, de législation. En un mot, la représentation estbien ce qui mime le réel, mais dans l’ordre ! Est-ce encore mimer ?s’agit-il encore d’une mimesis ?

En décrypté, le réel est une infinité de singularitésirréductibles sur laquelle la conscience va appliquer des

18 Lettre à Louise Colet datée du 13.09.185219 Françoise Gaillard, « Le réel comme représentation », Études deLettres, n°2, 1982, p. 81

modèles et des lois réductrices afin de la saisir. C’est ainsique l’on peut parler d’humanité ou d’homme en général devant lenombre infini d’individus singulier que cette planète a porté.Mais lorsque l’on opère se genre de réductions sur la réalité,on cesse de la reproduire, de la représenter, pourl’interpréter. Mais qu’est-ce qu’une interprétation, sinon uneopinion ? Qu’est-ce que le Réalisme, sinon la Bêtise quis’ignore ?Les savoirs cherchent l’ordre de la réalité mais n’y trouventque l’ordre de la conscience, l’ordre que la conscience apposesur la réalité.

Flaubert n’est pas Réaliste car il a trop conscience duparadoxe de la représentation. Mais aussitôt que l’on prendconscience de cette aporie, le problème de la fictionromanesque se pose20 :

Comment concevoir une forme nouvelle de roman, unereprésentation indépendante de tout jugement lorsqu’on areconnu que tout récit est déjà une forme de jugement ?

Et Flaubert de répondre avec véhémence21 :

Il ne s’agit pas seulement de voir, il faut arranger et fondrece que l’on a vu. La Réalité, selon moi, ne doit être qu’untremplin. Nos amis sont persuadés qu’à elle seule elleconstitue tout l’Art ! Ce matérialisme m’indigne, et presquetous les lundis, j’ai un accès d’irritation en lisant lesfeuilletons de ce brave Zola. – Après les Réalistes, nous avonsles Naturalistes et les Impressionnistes – quel progrès ! Tasde farceurs, qui veulent se faire accroire et nous faireaccroire qu’ils ont découvert la Méditerranée !

Ou encore22 :

Ne me parlez pas du réalisme, du naturalisme ou del’expérimental ! J’en suis gorgé. Quelles vides inepties !

20Gisèle Séginger, « Forme romanesque et savoir, Bouvard et Pécuchet etles sciences naturelles », Revue Flaubert, n°4, 2004, p.421 Lettre à Mme. Roger de Genettes datée du 08.12.187722 Lettre à Guy de Maupassant datée du 21.10.1879

Il semble donc que la révolution esthétique de Flaubert doiverépondre à ces trois exigences : terrasser la Bêtise, éviter lamétaphysique causale et ne pas tomber dans la représentationnaïve.

3. Projet de Bouvard et Pécuchet

a. Roman inachevé; un projet en 2 volumes

Le problème spécifique à Flaubert dégagé, il s'agit maintenantde regarder comment il se propose d'y répondre dans Bouvard etPécuchet, de saisir la particularité de cet ultime livre.Un avertissement est de rigueur: ce livre-testamentaire, desmots mêmes de Flaubert23 :

[...] les difficultés d'un pareil livre m'épouvantent, et pourtant je ne voudrais pas mourir avant de l'avoir fait, car en définitive c'est mon testament

dont la rédaction occupèrent les dernières années de sa vienous est arrivé inachevé : quand Flaubert meurt le 8 mai 1880,il laisse un dernier chapitre ébauché, ainsi qu'un dossierénorme qui aurait constitué un deuxième volume de BP, et dontaurait fait partie, entre autres, Le Dictionnaire des idées reçues.Flaubert nous laisse inachevé son chantier titanesque, soncompendium de la bêtise humaine, ce qui semble particulièrementapproprié à celui pour qui la bêtise consistait à vouloirconclure. Tel un treizième travail d'Hercules, une tâcheinfinie que serait de cerner une bêtise sans bornes. Difficiledonc de cerner exactement la place et la forme que devaitprendre tout le matériel que Flaubert avait récolté pour lasuite de son livre, mais ses notes et sa correspondance nousdonne quelques idées de la mise en place de son projet. Bouvard et Pécuchet, ayant subi échec sur échec dans leurtentative de comprendre le monde et de s'en approprier lessavoirs, « retournent » à leur occupation initiale : celle decopistes. Nous reviendrons sur la signification de ce retour-mais en est-ce vraiment un ?- à la copie ultérieurement, maisil suffit pour le moment de savoir que cette copie aurait duintégrer un certain nombres de documents, tel le Le Dictionnairedes idées reçues.

23 Lettre à George Sand du 18 février 1876

La place que devait prendre ce document n'est pas tout-à-faitclair. On sait que déjà une vingtaine d'années auparavant, ceprojet de dictionnaire existait dans les papiers de Flaubert.Comme le montre une lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre185024,

Tu fais bien de songer au Dictionnaire des idées reçues. Ce livrecomplètement fait a été précédé d'une bonne préface où l'onindiquerait comme quoi l'ouvrage a été fait dans le but derattacher le public à la tradition, à l'ordre, à la conventiongénérale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sachepas si on se fout de lui ou non, ce serait peut-être une œuvreétrange, et capable de réussir, car elle serait touted'actualité

Flaubert envisage le dictionnaire de manière autonome,demandant une préface qui introduirait ce projet. Vingt ansplus tard, cette préface est devenue un roman, dans lequel doitvenir s'insérer le dictionnaire. Nous avons affaire ici àl’œuvre de toute une vie, se modifiant, évoluant au cours deson écriture et des autres projets de Flaubert. Après ce bref aparté sur la particularité de ce roman dans sonensemble, approchons nous maintenant de la manière dontFlaubert répond à ces problèmes évoqués tout à l'heure par moncollègue.

Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert se propose de faire une« encyclopédie critique en farce ». A travers les péripéties denos deux bonshommes, ce sont une multitude de savoirs qui sontmis en scène, afin de pointer du doigt la bêtise humaine. Ceprojet encyclopédique embrasse tous les domaines du savoir, lesconfrontant entre eux pour les faire éclater dans leur rigiditéet leur dogmatisme. Toujours coincés dans une volontéd'expliquer le monde, de lui donner une finalité, Bouvard etPécuchet se heurte à la réalité d'un monde qui ne correspondabsolument pas aux savoirs qu'ils trouvent dans leurs livres.

Une mise a mal de la forme du roman

Nous avons vu que Faubert refuse un modèle épistémologiquebasé sur la connaissance des causes. Dans un monde pluriel et24 Lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850

singulier, chercher à retrouver les causes et les finalités detoute choses est de l'ordre de la Bêtise. Le monde ne peut doncêtre expliqué : il s'agit de le saisir dans sonirréductibilité. Or, le roman fonctionne justement sur le moded'une évolution temporelle qui tente d'expliquer et comprendrele monde. Comme le souligne Gisèle Seginger25 :

L'épistémologie visée par le roman est celle que fonde le romantraditionnel : raconter c'est comprendre et expliquer parce quele temps construit logiquement, transforme irréversiblement ets'écoule en sens unique

La crise épistémologique amène ainsi une crise esthétique,venant chambouler la forme du roman. Celui-ci n'évolue plusselon une temporalité rationnelle, mais par juxtapositions, parhasards et accrocs. Les intrigues qui sont insérés dans leroman- les histoires d'amour avec Mélie et la veuve Bordin, larévolution, sont irrémédiablement mises à l’échec, et ne fontjamais avancer l'histoire.Au contraire, le roman semble structuré par une spatialité plusqu'une temporalité. Nous constatons avec Gisèle Séginger qu26

L'imaginaire spatial l'emporte sur l'imaginaire temporel, etstructure un nouveau type de roman dont les chapitrescorrespondent moins à des grands moments du récit qu'a desdomaines de connaissance, à des divisions qui pourraient êtrecelles d'une bibliothèque

Yvan Leclerc voit même dans la bibliothèque lacunaire etdésordonnée de Pécuchet un programme du roman27 :

Le bric-à-brac de la chambre de Pécuchet métaphorise par avancele désordre des connaissances, certes, mais les bonshommesreprendront les livres qu'ils y trouvent dans l'ordre où ilsont été nommés ; ils recourront à l'Encyclopédie Roret pourl'agriculture (chap. II), puis au Manuel du Magnétiseur (chap.VIII) sous le nom de Guide du Magnétiseur, mais c'est le même

25 Gisèle Séginger, « Forme romanesque et savoir, Bouvard et Pécuchet etles sciences naturelles », Revue Flaubert, n°4, 2004, p.526 Gisèle Séginger, « Forme romanesque et savoir, Bouvard et Pécuchet etles sciences naturelles », Revue Flaubert, n°4, 2004, p.527 Yvan Leclerc, p.66

puisqu'on nous dit que Pécuchet le possède et qu'il le relit,enfin le Fénelon, rouvert en philosophie (VIII) et en pédagogie(X) Sous le désordre du pêle-mêle se cache un ordre constituant

Bouvard et Pécuchet évolue donc dans un espace, celui d'unebibliothèque dont ils visiteraient tour à tour les rayons,prenant un livre pour le reposer ensuite. Le temps n'a pasgrand chose à faire la-dedans, comme le montre les difficultésd'établir une chronologie précise du roman. Celle-ci se déliteen faveur d'une topologie. Cette spatialisation permet doncd'effacer toute nécessité au déroulement du roman, en faveurd'une contingence du tâtonnement et de l'errance.

Une progression par le hasard et l’échec

Mais la manière dont nos deux savants en herbes passent d'unsavoir à un autre ne bouleverse non seulement la formeromanesque, mais aussi la rationalité positive. Au lieu d'uneévolution qui se baserai sur des savoirs précédemment acquispour continuer plus loin, de manière méthodique et sûre, lechemin de BP suit celle d'une régression. Chaque échec les faitpasser à un savoir qui leur manquerait pour comprendre celuid'avant, et ils continuent ainsi, sans jamais repartir del'avant. Pour reprendre Leclerc :

La progression dans l'encyclopédie prend les allures d'unerégression à l'infini. Pas de passage positif d'un acquis à unautre, mais une fuite en arrière, d'un savoir lacunaire à unautre supposé préalable dont on espère qu'il servira defondement et qui se relève tout aussi défectueux, et ainsi desuite à rebours. On les croyait s'élevant, et voici qu'ilss'enfoncent le long de la spirale.Quand ce n'est pas par régression que s'effectue le passagevers un nouveau savoir, c'est par hasard ; ainsi la découverted'un vieux meuble les passionne pour les antiquités.

La copie : mort du roman

Déjà mise à mal dans le premier volume de BP, le deuxièmevolume aurait vu la forme romanesque voler en éclat. Bouvard etPécuchet, ayant raté leur projet, retourne à leur occupation

première, la copie. Ils n'ont pas réussi à s'extraire de leurcondition de copiste, malgré toutes leur tentatives. Mais ce« retour » n'en est pas vraiment un. Les deux compagnonsdécident de copier de manière compulsive tout document qui leurtombe sous la main. La volonté de classification oud'explication est abandonnée, il ne reste plus quel'accumulation sans jugement. Deux affirmations paradoxales seretrouvent donc côte à côte dans leur registre. (On pense àl'entrée équitation du DIR : Bon exercice pour faire maigrir.Ex:tous les soldats de cavalerie sont maigres. Bon exercicepour engraisser. Ex. : tous les officiers de cavalerie ont ungros ventre). On peut constater avec Séginger que

La classification horizontale n'implique pas de rapport decausalité mais de contiguïté. Le second volume ne devait-il pasopérer une véritable révolution épistémologique et donner lespectacle d'une conversion anti-religieuse des deuxpersonnages ? Copier, c'est sans doute renoncer à Dieu,renoncer à la vérité, à l'origine, à la conclusion, auxarticulations, à la syntaxe générale du monde pour se convertirau divers, accepter le différent, l'irrégulier. »

Le deuxième volume aurait laissé de côté toute intrigue, pourn'être plus que copie.

Séginger conclut ainsi :

Bouvard et Pécuchet est le seul roman conçu en deux volumes parFlaubert pour exposer structurellement une double modification :la transformation des personnages, la sortie du régime anciendu roman. Cette organisation devait en outre faire ressortir lecontraste entre deux pratiques. Le premier volume est en effetl'opposé de l'acceptation finale de tout, de l'ascèse du secondvolume qui consiste à circuler non dans la matière mais dans labêtise du monde.[...] De la classification des sciences dans lepremier volume à la collection de fragments de style et d'idéesdans le second, Flaubert invente une structure sériellemoderne, une forme de déliaison dont il faudrait peut-êtrealors chercher le modèle épistémologique du côté des penséesmatérialistes (Lucrèce et Sade en particulier)

On a vue qu'une certaine science et une certaine littératuresont visées par Flaubert. Mais si Flaubert rejette la science

dogmatique, il est par ailleurs un amoureux de la science- àprendre au sens de méthode peut-être, et celle-ci va avoir uneinfluence énorme dans l'élaboration de son style. Flaubertessaye de retirer tout point de vue du narrateur, pour ne fairequ'exposer des éléments les uns à côtés des autres. L'écriturede Flaubert s'inspire de la science, mais de la science tellequ'il l'expose à Louise Collet : « C'est là ce qu'ont de beaules sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver ».Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour lapensée ! Il faut traiter les hommes comme des mastodontes etdes crocodiles. Est-ce qu'on s'emporte à propos de la corne desuns et de la mâchoire des autres ? Montrez-les, empaillez-les,bocalisez-les, voilà tout ; mais les apprécier non. »Flaubert ne se donne pas le droit d'accuser, seulement demontrer. C'est à travers une exposition des différents savoirsque ceux-ci d'eux-mêmes en quelque sorte se défont. Il expliqueainsi sa vision de l'écriture dans une lettre à Georges Sand en68 à propos de l'éducation sentimentale :

Je me suis mal expliqué, si je vous ai dit que mon livre"accusera les patriotes de tout le mal" ; je ne me reconnaispas le droit d’accuser personne. Je ne crois même pas quele romancier doive exprimer son opinion sur les choses dece monde. Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à cequ’il la dise. (Cela fait partie de ma poétique, à moi.)Je me borne donc à exposer les choses telles qu’elles meparaissent, à exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pispour les conséquences. Riches ou pauvres, vainqueurs ouvaincus, je n’admets rien de tout cela. Je ne veux avoirni amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quant à de lasympathie, c’est différent : jamais on n’en a assez

4. Sciences et/ou Savoirs

a. Flaubert et la Science, un rapport intime

Comme le souligne Stéphanie Dord-Crouslé :

Une part importante de l’esthétique de Flaubert s'est elleaussi construite en référence directe à la science, et plusparticulièrement aux sciences de l'observation. Il admireprofondément leur objectivité et leur impartialité souveraines

qu'il aspire à intégrer dans le processus de la créationlittéraire. D'après lui, « plus il ira, plus l'art serascientifique, de même que la science deviendra artistique (24avr. 1852)

Mais par ailleurs, on voit les sciences apparaître sous un fortmauvais jour dans ce livre. Traitée à part égale avec dessavoirs comme le spiritisme ou le magnétisme, on pourraitcroire que Flaubert s'attaque à la science. Il s'agit icid'éclaircir le rapport de Flaubert à la Science, et la manièredont elle apparaît dans BP, c'est-à-dire sous la forme d'unsavoir, distinction que nous expliquerons dans un deuxièmetemps.Difficile de nier la fascination de Flaubert pour la science.C'est tout d'abord une histoire de famille : fils et frère demédecins, Flaubert grandit à côté d'un hôpital :

Quels étranges souvenirs j'ai en ce genre ! L'amphitéâtre del'Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec masœur, n'avons-nous pas grimpé au treillage et , suspendus entrela vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! (7 juillet1853)

Flaubert est fasciné par la science, qui permet d'évacuer lesdogmes de la religion et de la philosophie :

Nous manquons de science avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages : la philosophie telle qu'on la fait et lareligion telle qu'elle subsiste sont des verres de couleurs quiempêchent de voir clair.

affirme-t-il en 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie. Deux annéesplus tard, c'est dans une autre de ses lettres qu'il seconfie : « Combien je regrette souvent de n'être pas unsavant ! ». La science, avec un s minuscule, voilà ce qu'admireFlaubert : un méthode impartiale, qui ne vise pas à conclure, àjuger, comme nous avons pu le voir précédemment, et dont lalittérature doit s'inspirer. Flaubert côtoie par ailleurs desgrands noms du scientisme de l'époque, avec qui il entretientde relations étroites, tel Hippolyte Taine et Ernest Renan. Difficile donc de voir en Flaubert un pourfendeur virulent dela science. La question se trouve ailleurs. Car dans Bouvard etPécuchet, ce n'est pas tant des différentes sciences et de leurs

contenus dont il s'agit, mais d'une certaine tendance de lascience, qui se poserait cette fois ci avec un S majuscule, audogmatisme et à l'explication du monde.Flaubert cherche d'ailleurs à désarmer une attaque de lascience sur son terrain, en desactualisant es savoirsscientifiques représentés dans le roman. En situant sonhistoire autour des années 50, Flaubert ne cherche pas àattaquer la science contemporaine, mais un travers de lascience de manière plus générale. Comme le dit Gisèle Seginger,L'objectif de Flaubert n'est pas de faire un tableau dessciences modernes et de s'en prendre à la science de son tempsmais d'explorer l'imaginaire des savoirs

b. La science comme savoir: Chimie, Jardinage, Spiritisme...

C'est d'ailleurs ce qui lui permet de traiter aussi bien deChimie, de Jardinage que de Spiritisme ou de magnétisme de lamême manière. Car Bouvard et Pécuchet ne s'attaque pas à lascience, mais aux savoirs, et à la science en tant qu'elle estun savoir. Tombe sous l'étiquette savoir toute tentative deconnaître le monde, tout essai de l'expliquer. Les savoirs sontdes schémas d'intelligibilité du monde, qui vise à l'expliqueret à le comprendre. Ainsi, cela peut autant englober spiritismeet physique mécanique, biologie et phrénologie. Ces savoirs onttoujours la tendance de s'établir en système qui propose uneexplication exhaustive du monde. Il est évident que pour Flaubert lui-même, chimie et magnétismen'ont pas la même valeur. Mais, comme le souligne Dord-Crouslé,Dans l'univers fictionnel et farcesque que construit leromancier, chimie et spiritisme sont traités de la même manièrecar, avec des finalités et sur des modes différents, ilsambitionnent tous deux de construire un système explicatif, unethéorie qui rende compte, dans une visée relevant souvent deconsidérations idéologiques, d'un ensemble de phénomènes.Les savoirs possèdent tous une tendance à exiger une adhésiontotale à leurs propos. Ils procèdent de manière totalitaire surnos deux lecteurs, qui se plient au moindre ordre des livresqu'ils parcourent. Mais ces exigences sont tellementcontraignantes, que souvent BP les abandonnent avant même deles avoir totalement saisis. Dord-Crouslé explique ainsi que

Le savoir se donne comme une verité à laquelle il fautsouscrire et dont le pouvoir suscite l'adhésion. [...] Car,dans leur diversité, les savoirs ont un point commun. Ilsproduisent tous des systèmes de règles dont les prescriptionssont irréfragables aux yeux de Bouvard et Pécuchet.

Ceci répond par ailleurs aux exigences de nos deux explorateursdes savoir, qui attendent de ceux-ci qu'ils leurs livrent desmodes d'emplois prêt à l'emploi pour comprendre le monde. Uneautre caractéristique des savoirs, qui rentre aussi dans lesattentes de nos sympathiques amis, est celle de l'autorité quesemble conférer celui qui s'investit d'un savoir. On peutobserver à travers le roman que ce n'est souvent pas tant lascience pour elle-même qui excite Bouvard et Pécuchet, mais leprestige qu'ils pensent pouvoir en tirer. Malheureusement, ceprojet ratera aussi, et leur boulimie de savoir leur porterapréjudice aux yeux du village dans lequel ils se sontinstallés. Ces savoirs leur permettent d'investir des postures,tel celui de médecin- en concurrence avec Veaucorbeuil, dontmon collègue va vous parler dans un instant, ou du voyageurgéologue. C'est maintenant des différentes postures du savoir,les différentes figures du savant telles qu'elles apparaissentdans ce roman, dont va nous parler Lucas, ainsi que destentatives d'acquisition des savoirs de BP, dont ce livre esten quelque sorte la chronique.

5. La figure du savant

Comme le décrit si bien Jacques Noiray dans son article« Figures du savant », celle-ci a pris une place toujours plusgrande dans l’imaginaire du XIXe siècle. Grâce notamment auxdéveloppements scientifiques et technologiques dont lescontemporains ont étés témoins. Cette figure de savant moderneest celle d’un « homme d’expérimentation et d’action »28 mais,par ailleurs, le savant est aussi29 :

Conformément à l’étymologie, […] celui qui sait. Mais il n’estpas seulement cela : le savant au XIXe siècle est encore celui

28 NOIRAY, Jacques, « Figure du Savant », Romantisme n°28, 1998, p.14329 Ibid., p. 144

qui sait tout. Il reste le fils de l’idéal encyclopédique de laRenaissance et des Lumières. Son savoir n’est pas (comme de nosjours) une spécialité, mais une totalité, ou un désir detotalité.

Mais alors qu’il distingue les figures de savant positivisteset romantiques, il laisse de côté la figure du savantflaubertien30. Celle mise en scène dans Bouvard et Pécuchet.Flaubert qui n’avait, à l’origine, pas l’intention de centrerle roman sur un (ou deux) personnage principal mais bien surune accumulation de personnages dont la dissonance des voixaurait finit par se faire cacophonie, choisit finalementd’avoir un personnage principal, double : Bouvard et Pécuchet,qui s’entoure de figures d’autorités : Monsieur de Faverges, leDocteur Vaucorbeil et l’Abbé de Jeufroy sortent à cet égard dulot par leur récurrence.Nous analyserons la figure du savant d’abord chez les autoritésqui entourent nos bonshommes, puis chez le double personnageprincipal que sont Bouvard et Pécuchet.

b. Les Autorités

Il convient de remarquer avec Stéphanie Dord-Crouslé que lestrois figures d’autorités qui se distinguent dans le roman parleur récurrence et leur prégnance sont L’Abbé Jeufroy, ledocteur Vaucorbeil et monsieur de Faverges. Ils ont « toustrois en commun de représenter un savoir fixe et se comportent,de ce fait, d’une manière comparable »31. Intéressons-nous àleur figure du savant.

Ils ont la particularité de se voir propulsés, de par leursavoir, au sommet de l’autorité. C’est ce qui autorise Favergesà reprocher à Bouvard et Pécuchet le choix de leur petitpersonnel (p. 174-5), c’est ce qui permet à Vaucorbeil de lesblâmer d’apprendre la chimie (p. 77 PC), c’est encore ce quilaisse Jeufroy louer le travail de géologue des bonshommes (p.

30 Si l’on omet sa référence à l’entrée du Dictionnaire des idéesreçues qui lit : « Savant : […] Les blaguer » de laquelle il sepermet de sous-entendre que Flaubert appartient à la classe dusavant romantique. 31 Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, uneencyclopédie critique en farce, Paris, Belin (coll. Sup), 2000, p. 45

100 PC), du moins tant que celui-ci ne vient pas nier la ParoleDivine.

Cette autorité est incarnée dans leur discours par un doublepenchant, contradictoire à première vue, au scepticisme et audogmatisme. Mais c’est que le scepticisme s’attarde surtout surla pensée d’autrui afin de protéger le dogme défendu. Ainsi,l’Abbé se permet quelques remarques ironiques à l’égard de lascience aussitôt que nos compères l’accablent de faitscientifiques contrevenant à sa croyance : (p. 111-2 PC) 

Nierez-vous qu’on a trouvé des coquillages sur les montagnes ?qui les y a mises, sinon le Déluge ? Elles n’ont pas coutume,je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme descarottes ! […] À moins que ce ne soit encore une desdécouvertes de la science ?

Leclerc ne met pas autre chose en exergue lorsqu’il relèvecette remarque portant sur Vaucorbeil : « Il jugeait les chosesavec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de lascience, et cependant ne tolérait pas la moindrecontradiction » (p.105). C’est aussi ce que Claude Bernardprofesse dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale :« le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et croiten lui-même » (Partie 1, Ch. 2, VI).

Ce scepticisme xénophobe entraîne les figures d’autorités à nejamais prendre en considération l’avis opposé, soit en lerefusant tout bonnement, dans un tiers exclu grossier, c’est lecas de Jeufroy : « Monsieur, on est pas savant si l’on estChrétien » (p. 347) ; soit en l’écrasant de paternalisme, cesera Faverges au sujet de la religion : « Prenez-garde […] Voussavez le mot, cher monsieur, un peu de science en éloigne,beaucoup y ramène. […] Croyez-moi ! vous y reviendrez ! vous yreviendrez ! » (p. 112 PC)

Cette fixité dogmatique, croient-ils, leur confère un pouvoirsocial non négligeable. Il leur donne la supériorité lesautorisant à juger (Faverges cité plus haut) et il leur donnel’autorité de dire ce qui est juste et bon pour la communautéde Chavignolles, dans l’épisode du spiritisme, par exemple :«on regardait Bouvard et Pécuchet. Leur science avait despérils pour la société » (p. 289) puis, plus loin, Jeufroy :

« Êtes-vous fous ? Sans ma permission ! des manœuvres défenduespar l’Église ! » (p. 290). On voit bien ici comme ils sepermettent de juger et d’évaluer les actions des deuxBonshommes. C’est pourquoi, bien sûr, tous autant les uns queles autres s’offusquent lorsque leur statut est remis en causecomme c’est le cas lorsque Pécuchet soigne le malade deVaucorbeil (p. 91 PC) :

Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans saprérogative, dans son importance sociale ! Sa colère éclata : -« nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pourexercice illégal de la médecine ! »

Les figures d’autorités qui entourent Bouvard et Pécuchet nesemblent pas être tant savants, au sens où Noiray l’entend, quereprésentant d’un savoir figé. Ils sont la fossilisation d’unétat du savoir qui se barricade, croyant tirer un pouvoir decette solidification. On est loin de l’Aronnax de Verne quisouhaite tout apprendre de Nemo, loin aussi de l’Edison deVilliers qui ne s’interdit pas le magnétisme et les sciencesoccultes. On est loin, avec le Paternalisme de Faverges,l’institutionnalisme de Vaucorbeil et le fidéisme de Jeufroy,de la figure du savant du XIXe, ayant foi en une science totaleet en le Progrès.

Il convient désormais pour favoriser le passage des autorités ànos bonshommes de citer une fois encore Dord-Crouslé32 :

Ainsi, tous les personnages secondaires se caractérisent par lesavoir statique qu’ils incarnent et le pouvoir qu’il leurconfère. Tandis que Bouvard et Pécuchet ne cessent de passerd’un savoir à l’autre, ils demeurent, eux, étrangementimmobiles. En cela, ils soulignent la rigidité des savoirs quiapparaissent comme les résidus d’un processus vivant deconnaissance 

On voit clairement chez ces trois personnages se cristalliserla Bêtise dans sa forme la plus pure, celle qu’exècreprofondément Flaubert, celle dont il a voulu faire une pâtequ’il tartine à travers cette mise en scène sur le XIXe siècle.

32 Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, une encyclopédie critique en farce, Paris, Belin (coll. Sup), 2000, p. 48

b. Bouvard et Pécuchet

Alors que les autorités que l’on vient de passer en revue sonttoutes l’incarnation d’un savoir monolithique et suffisant enune personne, Bouvard et Pécuchet incarnent le savoir enmouvement ou, plutôt, le mouvement à travers les savoirs.

Libido sciendi

Contrairement à la figure canonique du savant présentée parNoiray, qu’elle soit positiviste ou romantique, Bouvard etPécuchet ne savent pas. Précisément, ils ignorent et c’est laleur moteur, le moteur même du récit. Plutôt qu’un savoirtotal, ils possèdent une ignorance totale. Et pas uniquement audébut du récit33 :

En premier lieu, les personnages doivent pouvoir aborder chaquedomaine de l’encyclopédie sans aucun a priori. Cette naïvetépersiste en dépit de la succession des expériences […] lespersonnages ne progressent pas dans l’ordre de laconnaissance : leur ignorance est toujours totale

Cette ignorance totale qu’est celle de nos protagonistes est laconséquence du projet flaubertien, une nécessité de formeromanesque choisie par l’auteur. Les personnages ne peuvent pasdevenir savants, ne peuvent jamais déjà savoir, ils doivent aucontraire toujours ignorer. C’est pourquoi jusqu’au chapitre X,dans lequel ils enseignent certains des savoirs traversésprécédemment, ils échouent à les enseigner à Victor etVictorine.Ainsi, là où Verne nous présente un Nemo qui a toujours un coupd’avance sur le raisonnement et les découvertes d’Aronnax, làoù Villiers nous présente un Edison qui maîtrise jusqu’auxarcanes de la magie noire, là où Zola nous présente un DocteurPascal si savant qu’il se confond avec l’écrivain démiurge quil’a créé, Flaubert nous présente des personnages dont lacaractéristique essentielle est l’absence toujours absolue,toujours totale de connaissance34 :

33 Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, uneencyclopédie critique en farce, Paris, Belin (coll. Sup), 2000, p. 3734 Ibid., p. 37

… en dépît du nombre élevé des savoirs successivementtraversés, les personnages retombent toujours dans uneignorance à peu père complète

Et s’ils sont deux, c’est qu’ils doivent incarner lamultiplicité (qui commence toujours par la dualité) despositions quant à un savoir35 :

… souvent, chaque personnage épouse une théorie différente. Ilsjouent alors cette contradiction dans l’espace de la fiction etne recherchent pas la résolution du conflit dansl’harmonisation des jugements. Ils s’attachent, au contraire, àprouver l’inanité de la théorie adverse

Subterfuge de l’auteur pour multiplier les points de vues,procéder de façon différente et plus approfondie à l’expositiondes savoirs qu’en listant des auteurs et des idées.

La quête de savoirs de Bouvard et Pécuchet est aussi singulièreque leur rapport à celui-ci. En effet36,

Bouvard et Pécuchet veulent moins apprendre que savoir. Et poureux, ce qui compte en définitive, c’est de pouvoir fixer lacroyance, annulant ainsi l’inquiétude de la recherche. Leurdésir est finalement un désir de repos, de fixité. Le savantavance de problème en problème en acceptant d’emblée que toutesolution ouvre d’autres questionnements, en admettant même queles bases soient remises en question au fur et à mesure de laconstruction de l’édifice. Le désir du croyant est, aucontraire, d’accéder d’un seul coup à la totalité du savoir etsurtout de se reposer sur des certitudes définitives

Nos deux protagonistes, d’ignorants absolus veulent devenirsavants totaux. Ils veulent qu’un savoir soit définitif etvérifiable (comme on le verra plus en détail dans la partie surl’expérimentation). À ce titre, ils ne peuvent tolérer que lesautorités qu’ils lisent se contredisent ! Ils se trouvent faceà face avec la réalité qu’a pensée Flaubert : infinie etirréductible. C’est pourquoi ils s’offusquent quand37 :35 Ibid., p. 7836 Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance àproblématiser », Le Télémaque, 2003/2 n°24, p. 15037 Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert, une encyclopédie critique en farce, Paris, Belin (coll. Sup), 2000, p. 77

Chaque notion d’un champ épistémologique particulier estdéfinie d’une manière différente par chaque théorie quis’applique à ce champ […quand ils] ne peuvent tirer aucuneunité qui leur permettrait de synthétiser les différentesapproches. Aussi se réfugient-ils dans la (fausse) sécurité dela tautologie, seul moyen pour eux de dépasser l’aporie sansavoir à la résoudre

Et on reconnaît la forme cristallisée de la « pensée plate » deBachelard : la tautologie. Ce qui nous permet de placer lavolonté de croire de Bouvard et Pécuchet sur le niveau 1 del’échelle de la Bêtise, une bêtise qui refuse de rendre comptede l’infinité de la réalité devant laquelle ils se trouvent.Ainsi, alors qu’ils tentent de trouver la règle qui soumettraitle réel, lorsqu’ils étudie l’arboriculture38 :

- et, non seulement, chaque espèce réclame des soinsparticuliers, mais encore chaque individu, suivant leclimat, la température, un tas de chose ! Où est la règle,alors ?

Il n’y en a pas, donc ils passent à autre chose ; ilsrecherchent l’exception qui confirme la règle (idée reçue…) etne sont pas moins déçus39 :

Dans l’épisode de la botanique, Bouvard et Pécuchet classentles plantes rencontrées au hasard de leurs séancesd’herborisation dans la campagne. Or, le calice de la shérardecontrevient au statut d’exception qui est normalement réservé àcette plante dans la classification raisonnée des espècesvégétales. Les deux personnages en tirent la conclusiondésabusée : “Allons, bon ! Si les exceptions elles-mêmes nesont pas vraies, à qui se fier ?”

La volonté de croire plutôt que de savoir de Bouvard etPécuchet est symptomatique de leur incapacité à faire face auxdonnées du réel, infinies et contradictoires. Ils n’arriventpas à s’élever au second niveau de la Bêtise, laproblématisation, le dédoublement de la conscience théorisé parBachelard. Ils sont coincés dans la foi et sont content d’yêtre : « Qu’importe la croyance ! Le principal est de croire »38 p. 9939 Ibid., p. 79

(p.369) nous dit triomphalement Pécuchet à la fin du chapitresur la religion.Mais dire qu’ils sont coincés est en fait un peu prématuré. Eneffet, ils finiront par réaliser cette faiblesse et se fondredans la copie. Leur incapacité à sortir de la Bêtise est lepremier moment de leur devenir-copiste.

Mais puisque les savoirs ne leur apportent pas tant desatisfaction qu’ils ne l’auraient cru, et puisque les auteursse contredisent et qu’ils échouent à synthétiser, ils tententune autre approche : plutôt que d’être, ils vont par-ê-tre. Etce sera le second moment de leur devenir-copiste40 :

La quête du plein s’inverse immédiatement en son contraire : levide de la pure apparence. Car finalement il ne s’agit que deparaître ! Nos deux “bonshommes” s’avèrent moins des opérateursde savoir que des “copieurs de codes”

Ils s’évertuent alors à ressembler aux savants qu’ils aspirentà être : C’est le cas lorsqu’ils s’adonnent à l’arboriculture(p. 95) :

Quelques fois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il enétudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui,dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre.Cette ressemblance le flatta même beaucoup.

Ou lorsqu’ils s’intéressent à l’histoire médiévale et qu’ilsfont visiter leur « musée » (p. 172) :

Bouvard s’éloigna, et reparut, affublé d’une couverture delaine, puis s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes endehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sursa calvitie, - et il avait conscience de cet effet, car ildit : - “Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen-age ?” Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés,faisant prendre à sa figure une expression mystique

Ou encore dans le chapitre de la politique, lorsque le monde serue dans la salle pour entendre les nouvelles de Marescot(p.237):

40 Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance àproblématiser », Le Télémaque, 2003/2 n°24, p. 147

Le bruit redoublait, cependant. La Place était couverte demonde ; - et tous observaient le premier étage de la mairie,quand à la croisée du milieu, sous l’horloge, on vit paraîtrePécuchet.Il avait pris adroitement l’escalier de service ; - et voulaitfaire comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple : -“Citoyens !”

Les exemples pourraient être multipliés sans qu’on enapprennent d’avantages : Les deux bonshommes sont plus savantsdans leur par-ê-tre que dans leur être. Jamais ils ne sont siproches d’être des artistes que quand « Pécuchet [se met àporter] des moustaches, et Bouvard [ne trouve rien de mieux],avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une “tête àla Béranger !” »41. À défaut de pouvoir devenir savant, ilsdeviennent copie-de-savant. Ils ne font qu’actualiser la Copiedans cet incessant devenir-copiste qu’ils incarnent.

Devenir-animal

Mais une erreur naïve consisterait à croire que Bouvard etPécuchet sont voués à rester dans la Bêtise du niveau 1, laBêtise qui s’ignore et que Flaubert les voulait bêtes et visaitdans sa critique leur bêtise. Alain Vaillant n’a pas fait cetteerreur en écrivant son essai Le Veau de Flaubert, dans lequel ilreplace le bovin dans le « système » flaubertien. Certes leveau est signe de bêtise. Le bourgeois est toujours incarné parun bœuf chez Flaubert (Bouvard, Pécuchet, Bovary, Vaucorbeil,…) mais il est aussi le ruminant par excellence ! Et larumination, c’est le propre du savant tel que l’entendFlaubert. Il doit ruminer son sujet, pour en faire du lait etde la merde, de la Science et des idées reçues. Car l’un ne vapas sans l’autre.

De plus, avant d’être ruminant, le bœuf (ou la vache, ou leveau) est animal ! Et l’animalité et le seul moyen d’accéder àla réalité dans son infinité irréductible42 :

41 p. 21342 Alain, Vaillant, Le Veau de Flaubert, Hermann, Paris 2013, p. 20

La bête, la vraie, a un rapport purement sensoriel au monde ;elle ne le pense pas, elle ne l’abstrait pas, elle se contentede l’éprouver, exclusivement mais pleinement, pendant toute ladurée de sa vie

C’est exactement l’état dans lequel se trouve Pécuchetlorsqu’il ressent l’ataraxie recherchée (p. 115PC) (relativement tôt dans le récit pourtant) :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par desfrênes dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, desmenthes des lavandes exhalaient des senteurs chaudes,épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dans unesorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrableséparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, auxsources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, auxoiseaux dans leur nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature,sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force,perdu dans sa grandeur

Aussi il est possible de dire que Bouvard et Pécuchet setrouvent dans un processus qu’on a tantôt appelé leur devenir-copiste et qu’on peut parallèlement (mais pas synonymement)appeler leur devenir-animal.

Le moment crucial de ce devenir est en effet le moment où ilsdeviennent sensibles à la Bêtise (p. 319) :

Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit,celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames desjournaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexionentendue par hasard.

Autant de choses qu’ils vont relever et copierprécautionneusement dans le recueil qui devait servir deseconde partie à ce roman.

La bonne bêtise

Aussi il convient de distinguer deux choses : D’une part, labonne Bêtise, celle de l’animalité, la Bêtise qui se sait etqui se prend en compte : Bouvard et Pécuchet prennent acte deleur Bêtise et décident de Copier pour devenir les Savoirs, à

défaut de les posséder. D’autre part, la mauvaise Bêtise, celledes niveaux 1 et 3 de l’échelle de Bachelard. Le premierniveau, nous l’avons déjà visité, c’est celui de latautologie et de la foi ; le troisième, nous allons l’aborderdésormais, fera l’objet de la partie sur l’expérimentation.

6. L’expérimentation

Pierre-Marc de Biasi le fait remarquer dans son entréeEncyclopédie Universalis pour Flaubert, le roman Bouvard et Pécuchet estconstruit sur une succession de séquences « documentation-expérimentation-évaluation ». La phase de documentation, nousavons pu le constater, est principalement constituée d’unrassemblement livresques gargantuesque et de débats théoriquesincarnés. Nos deux compères abandonnent déjà à ce stade à denombreuses reprises, découragés par la contradiction dessources. Ainsi pour la Chimie qui ne retient pas leur intentionplus de deux pages dans le roman car :

Puisque une molécule de A, je suppose, se combine avecplusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit sediviser en autant de parties ; mais si elle se divise, ellecesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je necomprends pas (p. 76 PC)

Mais lorsqu’ils s’intéressent assez à la matière pour passeroutre ces contradictions (c’est le cas pour l’agronomie, lamédecine, la littérature, etc…), ils passent àl’expérimentation. Seulement, leur façon d’expérimenters’éloigne passablement du modèle méthodique développé parClaude Bernard !

En effet, alors que le scientifique doit avoir à cœurd’entretenir un dialogue avec la réalité qu’il étudie, entretheoria et praxis, comme la physique expérimentale dialogue avecla physique théorique pour que cette dernière prenne en compteles derniers faits expérimentaux, alors que la physiquethéorique demande à la physique expérimentale de vérifier deshypothèses théoriques. Et comme le Docteur Pascal qui basculede son monde théorique, sur papier, à son monde expérimental,avec ses patients. L’un influençant toujours l’autre (Pascalcesse les piqûres quand il réalise qu’elles peuvent comporter

un danger, la mort de LaFouasse e.g.). Et bien tout cela,Bouvard et Pécuchet ne le font pas. Car ils ont un autrerapport à l’expérimentation43 44 :

Les deux bonshommes tantôt réduisent les sciences à une“poussière de recettes” et tantôt les dissolvent dans unidéalisme épuré sans jamais pouvoir entamer ce dialogue fécondde la raison et de l’expérience en quoi consisterait levéritable esprit scientifique

…au lieu de tenter l’analyse des causes de leurs échecs, ilsabandonnent purement et simplement le terrain de leursexpériences infructueuses et s’engagent aussitôt sur une autrevoie, chevauchant doctement de nouvelles chimères

C’est que, pour eux, l’expérience est uniquement unevérification du savoir livresque. Et si par malheurl’expérience échoue, c’est le savoir qui échoue ! Par exemplelorsque Bouvard attend de sa communion (p. 342) des effetsimmédiats qui se font attendre. Il en conclut que la religionest fausse. À chaque fois qu’une série d’expérience échoue. Ilsdécident que le savoir est contradictoire, qu’il ne se vérifiepas, qu’il est faux. Ils passent donc à autre chose. Ce quiest, on doit en convenir, plutôt anti-scientifique45.

Cet entêtement (aveuglement ?) est un des grands ressorts ducomique, et toute la drôlerie des chapitres précédentl’expérience cruciale que nous analysons, tient à l’obstinationde Bouvard et Pécuchet à faire coïncider la réalité empiriqueavec ses représentations livresques (le savoir), laquelle n’ad’égal que l’obstination de cette même réalité à dénoncer touteressemblance à ce à quoi on veut la faire ressembler

On a vu la volonté de Bouvard et Pécuchet de faire coïnciderl’expérience avec leur savoir livresque, sans faire d’aller-retour entre eux. Mais il y a en effet un autre pan à ceproblème de méthode et c’est l’objet de l’expérience qui serefuse à la domination. 43 Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance àproblématiser », Le Télémaque, 2003/2 n°24, p. 14644 Gilles Granger, « Savoir scientifique et défaut de jugement dans“Bouvard et Pécuchet“ », Littérature, n°82, mai 1991, p. 645 Françoise Gaillard, « Le réel comme représentation », Études de Lettres, n°2, 1982, p. 78

Chaque objet, dans l’univers de nos deux Bonshommes, sembleavoir sa volonté propre lorsqu’il s’agit de l’observer oud’expérimenter sur lui. Ceci est particulièrement visible dansle chapitre de l’arboriculture :

Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmess’enterrèrent et les arbres s’affranchirent. […] Bouvard tâcha deconduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il abattit leurstroncs à ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers,auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme.(p. 96)

C’est le cas dans quasiment toutes les circonstances, durantl’épisode de la météorologie, de la Bouvarine, del’archéologie, etc… Dans le chapitre sur l’éducation, autantVictor et Victorine (qui sont proprement l’objetd’expérimentation) sont insoumis « Pécuchet aux heures desleçons avait beau tirer la cloche, et crier par la fenêtrel’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas » (p. 310 PC)que les objets qui les entourent : « La position du corps étaitmauvaise. Il fallait les redresser. Leurs pages tombaient, lesplumes se fendaient, l’encrier se renversait » (p. 303 PC)

On pourrait croire qu’au fait qu’ils aient un mauvais rapport àla méthode, (le Dictionnaire des Idées reçues prévient d’ailleursqu’elle « ne sert à rien »), s’ajoute que le monde a un mauvaisrapport avec eux ! Que c’est « La Nature [qui] se révoltecontre l’obstination des savoirs à la vouloir régenter »46 maisc’est en fait encore un défaut de méthode, un défautd’appréhension du monde. Et c’est vers la correspondance deFlaubert qu’il faut à nouveau se tourner47 :

Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mesespaliers détruits, toutes les fleurs hachées en morceaux, lepotager sans dessus dessous. En contemplant tous ces petitsarrangements factices de l’homme que cinq minutes de la Natureont suffi pour bousculer, j’admirais le Vrai Ordre serétablissant dans le faux ordre. – Ces choses tourmentées parnous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent

46 Stéphanie Dord-Crouslé, DORD-CROUSLÉ, Stéphanie, Bouvard etPécuchet de Flaubert, une encyclopédie critique en farce, Paris, Belin (coll.Sup), 2000, p. 8647 Lettre à Louise Colet datée du 12.07.1853

pas, légumes d’autres pays, ont eu dans cette rebiffadeatmosphérique une sorte de revanche. – Il y a là le caractèrede grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus bêteque des cloches à melon ? […] Cela est bon, on croit un peutrop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que defaire pousser les choux. Il faut replacer de temps à autres lebon Dieu sur son piédestal. Aussi se charge-t-il de nous lerappeler, en nous envoyant par-ci par-là quelques pestes,cholera, bouleversement inattendu, et autres manifestations dela Règle. – À savoir le Mal-contingent qui n’est pas peut-êtrele Bien-nécessaire, mais qui est l’Être, enfin, chose que leshommes voués au néant ne comprennent pas

On peut voir que Flaubert pose une opposition entre l’OrdreVrai de la Nature et le faux ordre que lui impose l’Homme.Si le monde semble se « rebiffer », s’il prend vie devant nosdeux expérimentateurs pour se « révolter », c’est qu’ils luiapposent des catégories et des savoirs qui lui font violence.Le rapport représentation – réalité dans tout ce qu’il a defaussé se présente à nouveau à nous. Et c’est le troisièmedegré de la bêtise qui se dévoile : la volonté de réduire lemonde à un modèle. Ce à quoi sont confrontés Bouvard etPécuchet dans leur expérimentation, c’est la vacuité etl’absurdité des modèles qu’ils appliquent au monde et qui n’ycorrespondent absolument pas.

Mais l’expérimentation n’est pas toujours un échec, du moinspas au sens large. Car elle réussit quand, précisément, ellen’est pas expérimentation, quand elle n’est pas vérificationd’un savoir. Une fois de plus, c’est le rapport animal au mondede Bouvard et Pécuchet qui leur garantit la réussite de leurentreprise. C’est le cas lors de leur première tentativeagricole48 :

Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et répétaientchaque matin : - « Tout part. » Mais la saison fut tardive ; etils consolaient leur impatience, en se disant – « Tout vapartir. » Ils virent enfin lever les petits pois. Les aspergesdonnèrent beaucoup. La vigne promettait »

48 p. 78

Alors que le savoir ne leur garantit pas du tout la réussite del’expérimentation, on constate leur succès dans l’ingénuité laplus totale.Et ce sera encore le cas, finalement, quand ils prendrontconscience de la Bêtise et qu’ils se mettront à copier, àruminer, à être-Animal/être-Copistes.

7. Refus de Conclure

« Mais surtout, en recourant à la fiction, l'écrivain metdéfinitivement un terme aux ravages de l'opinion. Car lafiction a l'extraordinaire capacité d'exposer ses objets sansavoir à trancher en faveur d'un parti ou de I'autre. Ellen'emprunte pas la voie du raisonnement, de l'argumentation etde la démonstration. Elle ne vise pas à résoudre les problèmesdont elle traite. Elle en effectue un montage signifiant dontl'interprétation est toujours plurielle et conflictuelle. Dès1850, Flaubert proclamait que “l'ineptie consiste à vouloirconclure” (4sept.). Même si certains épisodes de Bouvard etPécuchet, semblent incriminer un aspect plutôt qu-'un autre(bêtise des personnages ou failles d'un savoir),.il n'y a pasde cible identifiable pour la totalité du roman. Or, l'écrivaina insisté sur le fait que son livre “n'aura de significationque par son ensemble” (5.oct. 1877) »49

49 Dord-Crouslé, p. 104-105

BIBLIOGRAPHIE FLAUBERT

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CORRESPONDANCE DE FLAUBERT EN LIGNE (avec moteur de recherche) :

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