BELHOSTE Victor Master definitif

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BELHOSTE Victor La pratique de la poésie à la cour abbasside (132 h/750 - 334 h/945) 1

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BELHOSTE Victor

La pratique de la poésie à la cour

abbasside

(132 h/750 - 334 h/945)

1

Mémoire de master 1 préparé sous la direction de Mme Françoise

MICHEAU

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Master d'Histoire médiévale du monde byzantin, des pays

d'Islam est de la Méditerranée

spécialité Histoire de l'Orient musulman

année 2012-2013

Tant de jours... qui faisaient la vie suave, exquise,

Tant de jours... Je traînais des habits fastueux,

Tant de jours... Je suivais ou raison ou sottise,

Tant de jours... entre amis... qui donc boirait le mieux ?

Tant de jours... se vouloir jeune, jouer l'amour...

Et puis se retrouver en plein cœur de la cible !

[…]1

1 ABÛ L-‘ATÂHIYA, Poèmes de vie et de mort, trad. de l'Arabe, présentés et 2

Illustration de la page de couverture :Livre des chants (Kitāb al-Aġānī), tome 17: Monarque sur son trône entouré de sa suite – origine probable : Nord de l'Irak (Mossoul), vers 1218-1219 (615 de l'hégire) – (170 mm x 128 mm.).Istanbul, Millet Kütüphanesi, Feyzullah Efendi 1566, folio I recto (page de frontispice).

annotés par A. MIQUEL, Arles 2000 (La petite bibliothèque de Sindbad), 96 p.

3

La pratique de la poésie à la cour

abbasside

(132 h/750 – 334 h/945)

Introduction

Dans la culture arabe, la poésie (en arabe ši‘r) est l'art par

excellence, elle jouit d'un très grand prestige dans tous les

milieux et la cour abbasside n'y fait pas exception. Ainsi de

nombreux courtisans y produisent de la poésie. En fait, la

poésie y tient une place fondamentale. Elle était déjà

traditionnellement la mémoire du groupe, de la tribu, la

mémoire des Arabes (« Ayyām al-‘Arab », littéralement les

« journées des arabes »).La poésie est, à la cour abbasside,

le fondement même de toute littérature et à l'origine de cette

poésie sont les œuvres des poètes de la ǧāhiliyya, la période anté-

islamique, dont les poèmes les plus célèbres sont réunis dans

un recueil : les Mu'allaqāt, à commencer par le plus grand d'entre

eux, Imrū al-Qays (m. v. 550).

La poésie fait ainsi partie de l'héritage spécifiquement arabe

du monde islamique, dans sa structure et dans ses thèmes, elle

se rapporte au monde bédouin. Dans cette poésie, la forme

poétique reine est la qaṣīda (pluriel qaṣā'id) ou ode. Il s'agit

d'un poème monorime qui est structurée en plusieurs parties.

D'abord le prélude élégiaque appelé naṣīb où le poète se

lamente sur les traces du campement abandonné où se trouvait

4

sa bien-aimée. Puis le raḥīl, un récit d'un parcours d'allure

initiatique à travers le désert avec une évocation plus ou

moins détaillée de sa faune et de sa flore. Enfin le ġaraḍ qui

est ce que certains considèrent comme « L'objet effectif du

poème », le panégyrique adressé à un groupe (clan, tribu) ou à

un personnage, parfois la satire et l'invective2.

Après cette poésie issue de l'âge « héroïque » de la ǧāhiliyya

qui restera à travers les âges comme un idéal insurpassable se

développent de nouveaux goûts poétiques à l'époque omeyyade

mais surtout abbasside, moment clé dans l'Histoire du monde

musulman. On peut ainsi se demander comment se constitue la

poésie à la cour abbasside à partir à la fois de l'héritage

proprement arabe issu de la ǧāhiliyya et des apports des

civilisations antérieures à l'Islam et conquises par lui, en

particulier Byzance et surtout la Perse sassanide. En effet,

dans le cadre de l'immense empire gouverné par les Abbassides

qui s'étend de l'Ifrīqiya au Sind et du Ḫwarezm au Yémen a

lieu une gigantesque synthèse entre des éléments issus des

cultures diverses de l'Empire et qui est à l'origine de la

culture islamique classique. Ainsi la cour abbasside se trouve

au cœur d'une véritable effervescence intellectuelle et

culturelle.

On peut se demander ce qu'est une cour ? Il s'agit de

l'entourage du calife. Pour Dominique Sourdel, cette élite

abbasside est constituée de « tous ceux qui entouraient le

calife, qui avaient accès auprès de lui, qui faisaient partie

de la cour ou de l'administration, qui agissaient comme ses

2 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, Paris 2003, (Champs essais), 388 p. p. 63-64.

5

délégués dans l'armée ou dans la judicature3 ». Cette cour est

ainsi constituée de nombreuses catégories de personnes :

administratifs (kuttāb), soldats, juges (qāḍi) et bien d'autres

encore. Autre notion d'importance, la distinction entre la

ḫāṣṣa, l'élite comprenant l'aristocratie et les notables, et

l'āmma, masse anonyme des gens du commun, en effet, les

membres de la cour abbasside, même s'ils venaient de milieux

modestes avait tous le sentiment aigu d'appartenir à la

première catégorie au point que le terme lui-même de ḫāṣṣa est

parfois traduit directement par cour4.

Sous les Abbassides la cour se tient d'abord, après quelques

essais sans lendemain dans d'autres sites mésopotamiens, à

Bagdad, ville fondée par le calife al-Manṣūr (règne de 136 h/

754 à 158 h /775) sur les rives du Tigre au centre de la

Mésopotamie sur un site stratégique parce qu'au croisement de

nombreuses routes commerciales, de 144 h/762 à 221 h/836. Puis

la cour se déplace à Sāmarrā', ville construite sur ordre du

calife al-Muʿtaṣim (règne de 218 h/833 à 227 h/842) et située

sur le Tigre à 125 km en amont de Bagdad, de 221 h/836 à

279 h/892 avant de revenir à Bagdad en 279 h/8925.

La période concernée par notre étude va de 132 h/750 avec la

fondation du califat abbasside jusqu'à 334 h/945, date de la

perte du pouvoir réel par les califes au profit des émirs

bouyides (règnent de 334 h/945 à 447 h/1055).

Concernant les types de praticiens de la poésie à la cour

3 D. SOURDEL L'état impérial des califes Abbassides VIIIe-Xe siècle, PUF, Paris 1999 (Islamiques), p. 212.

4 M.A.J. BEG, "al-K̲h̲āṣṣa wa-l-ʿÂmma", dans Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition, comité de rédaction : H.A.R. GIBB, J.H. KRAMERS, E. LEVI-PROVENCAL, J. SCHACHT, Leyde Paris 1991, 13 tomes, suppléments et index.

5 A. NORTHEDGE, " Sāmarrāʾ", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

6

abbasside, on remarque que parce qu'ils ont une pratique de la

poésie différente, la nature de la poésie qu'ils produisent

est différente. Dans la cadre de ce mémoire, nous introduirons

une typologie, c'est-à-dire un système de classification d'un

ensemble de données empiriques concernant un phénomène social

en types distincts6, de ces praticiens de la poésie à la cour

abbasside. Une fois ce travail accompli nous étudierons les

interactions existantes entre ces types définit de praticiens

et nous interrogerons sur la pertinence de cette typologie.

Dans cette étude, une des sources les plus importantes est le

Kitāb al-Aġānī d'Abū-l-Faraǧ al-Iṣfahānī (m. 356 h/967), le

« livre des chansons » qui n'est malheureusement disponible

qu'en arabe. Cependant, il est possible d'avoir accès à

certaines notices de cet ouvrage notamment grâce à l'ouvrage

de Jacques Berque : Musiques sur le fleuve : Les plus belles pages du Kitâb al-

Aghâni, à la thèse de Nacheat El-Khatib, Etude historique de l'époque

Abbaside à travers le Kitâb al-Aghânî, à l'article de Hilary Kilpatrick,

« Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at

the History and Sociology of Arabic Literature » et d'autres

travaux.

Cependant, il existe aussi des sources arabes traduites, que

ce soit en français comme Les prairies d'or de Mas‘ūdi, œuvre

fondamentale de l'adab, chronique universelle relatant

l'histoire du monde depuis les origines jusqu'à 945, date de

la perte du pouvoir réel des califes abbassides et dans

laquelle les citations de vers sont très nombreuses. Egalement

en français, l'Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah, histoire de la dynastie

6 « Typologie », Dictionnaire Français Larousse [en ligne], Paris 2013 (http://www.larousse.com/en/dictionnaires/francais/typologie/80387).

7

abbaside de 322 à 333/934 à 944 de Muḥammad b. Yahyā al-Ṣūlī (m. 335

h/946-7) donne en particulier des informations sur

l'utilisation de la poésie par les membres de la cour.

En anglais, The Fihrist of al-Nadīm, a tenth century survey of muslim culture

d'Ibn al-Nadīm (m. v. 385 h/995) nous donne des notices sur

toute sorte de praticiens de la poésie de cette époque.

Toujours en anglais, la traduction de l'ouvrage de Hilāl al-

Ṣābi', Rusūm Dār al-Khilāfah (The Rules and Regulations of the ‘Abbāsid Court)

nous donne des informations concernant les praticiens de la

poésie face au protocole de la cour.

Enfin, dernière source d'information concernant la pratique de

la poésie à la cour abbasside, les poèmes eux-mêmes, dont

certains de ceux des plus célèbres poètes de l'époque sont

traduits en français comme la sélection de poèmes d'Abū Nuwās

Le vin, le vent, la vie, celle du poète imaginaire Majnūn, dont le

recueil (dīwān) a été constitué sans doute à l'époque omeyyade

mais qui est le modèle de la poésie amoureuse d'époque

abbasside, dans L'amour poème. D'autres sélections, plus

nombreuses encore, de célèbres poètes de langue arabe de

l'époque abbassides existent en anglais notamment celle de

Baššār b. Burd : Selections from the poetry of Baššār,et celles d'autres

poètes traduits et expliqués dans l'ouvrage de Suzanne

Stetkevych, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in

the Classical Arabic Ode qui ont tous deux servis à cette étude.

Une série d'informations concernant les poètes cités dans le

cadre de ce mémoire est regroupée dans une base de données

située en annexe dans lequel est réalisé un travail de

prosopographie, celle-ci étant définie comme une science

auxiliaire de l'histoire, qui étudie la filiation et la

8

carrière des grands personnages7.

Dans une première grande partie, nous verrons en quoi il est

possible de différencier différentes pratiques de la poésie

qui sont chacune caractéristiques de différents types de

praticiens de cette poésie.

A l'intérieur de cette grande partie, nous nous intéresserons

dans une première sous-partie aux poètes « professionnels »,

c'est-à-dire à ceux qui font un métier de leur production

poétique. Nous verrons en quel sens peut-on parler de

« professionnalisation » de ces poètes, dans quel cadre social

cette pratique s'exerce-t-elle, et quels sont les types de

poésie produites par ces poètes professionnels.

Ainsi, cette production consiste essentiellement en

panégyriques qui sont généralement récités publiquement, dans

le cadre d'un cérémonial, à leur protecteur auquel est dédié

ce poème. Les protecteurs étant des grands de la cour ou le

calife lui-même qui est le protecteur par excellence. Cette

récitation publique de poésie va donner lieu à des récompenses

somptueuses d'ordre financière qui permettent aux poètes de

subvenir à leurs besoins voire d'amasser des fortunes dans

certains cas ou plus rarement permettre au poète d'obtenir un

poste dans l'administration califale.

Par contre, si le protecteur d'un poète professionnel est

considéré par celui-ci comme manquant de générosité, ce

dernier peut s'octroyer le droit de composer des poésies

satiriques ayant pour but de l'humilier, chose crainte par

tous les membres de la cour.

7 « Prosopographie », Dictionnaire Français Larousse [en ligne], Paris 2013 (http://www.larousse.com/en/dictionnaires/francais/prosopographie/64466

9

Enfin, nous nous pencherons sur les relations des poètes

envers leurs protecteurs, qui, si elles semblent de prime

abord être de pure sujétion, peuvent s'avérer nettement plus

complexes.

Dans une seconde sous-partie, ce sont les poètes-secrétaires

(kuttāb) qui retiendront notre attention. Ceux-ci forment le

sommet de l'administration de l'empire. On s'interrogera sur

le contexte dans lequel ils font usage de la poésie et s'il

existe un type de poésie spécifique produite par eux. En

effet, ces kuttāb voient avant tout la poésie comme une partie

de l'adab, c'est-à-dire comme faisant partie de la bonne

éducation que chaque secrétaire se doit de connaître. La

production poétique de ces kuttāb se distingue par suite de

celle des poètes professionnels en ce qu'elle se donne comme

objectif premier l'agrément. Parmi cette abondante production,

on remarque l'importance de la poésie amoureuse élégiaque qui

obéit à des codes bien précis. De plus ceux-ci se targuent de

connaître fort bien la poésie arabe et d'être capables de

réciter des vers lors de circonstances appropriées. Pour les

kuttāb, les vers peuvent également servir de moyen de

communication élégant, en particulier lors de l'échange de

billets, pour exprimer une opinion d'ordre politique ou pour

formuler une requête.

Autre catégorie de praticiens de la poésie à la cour

abbasside, les qiyān, qui sont l'objet de la troisième sous-

partie de ce mémoire. Celles-ci sont en effet réputées pour

leurs nombreux talents, dont celui de la composition poétique.

Enfin dans la quatrième et dernière sous-partie, nous nous

intéresserons à un phénomène fondamental dans l'histoire

littéraire du monde musulman qui se produit lors de la période10

abbasside, il s'agit de la mise en forme de la poésie pré-

islamique qui servira de référence commune pour toute la

poésie arabe. Cette mise en forme est l'œuvre d'autres types

de praticiens de la poésie sur lesquels nous nous pencherons :

les transmetteurs (rāwī) qui connaissent par cœur les poèmes

préislamiques et qui vont communiquer leur savoir à des

philologues qui mettront par écrit cette poésie ce qui aura

pour conséquence de la conserver inchangée jusqu'à nos jours.

Ayant ainsi établi le cadre, dans la première grande partie,

de la pratique et des praticiens de la poésie à la cour

abbasside, nous tâcherons, dans une deuxième grande partie,

d'analyser quelles sont les différentes modalités

d'interaction entre ces différents groupes de praticiens à

savoir dans quels contextes et pourquoi ceux-ci vont-ils être

amenés à interagir.

Dans une première sous-partie nous nous pencherons sur une

institution fondamentale pour ce qui concerne les interactions

entre les groupes de praticiens de la poésie : les cénacles

(maǧlis) qui sont le lieu d'une pratique poétique d'ordre plus

ou moins privée mettant en jeu les types de praticiens vus

plus haut. Ces cénacles sont aussi le lieu privilégié

d'élaboration de la poésie bachique (ḫamriyya), la poésie

amoureuse (ġazal) et de joutes poétiques entre poètes

auxquelles assistent les grands ou même le calife et dont ils

sont très amateurs. Ces joutes étant basées sur la capacité

d'improvisation de ces poètes. Ce sont également dans ces

cénacles que s'élabore une production poétique d'agrément qui

est souvent considérée comme caractéristique des secrétaires.

Dans une deuxième sous-partie, nous nous pencherons sur

quelques clivages existant chez les poètes de l'époque11

abbasside et qui vont les opposer les uns aux autres. Cette

opposition peut être d'ordre stylistique comme pour la

querelle entre les anciens, les modernes, et les

néoclassiques. D'ordre religieux, les sunnites s'opposant aux

chiites, les mu‘tazilites aux hanbalites. Il existe aussi de

nombreuses accusations de zandaqa (hérésie ou athéisme) faites

parmi les poètes et qui conduiront certains jusqu'à la mort.

D'ordre « ethnique » avec la rivalité existant entre Arabes du

Nord et Arabes du Sud. Ainsi que le mouvement de la šu‘ūbiyya,

qui oppose les non-Arabes, principalement les Persans, aux

Arabes de « souche ».

A) Différentes pratiques de la poésie -

Différents types de praticiens

Nous distinguerons ici différentes pratiques pour différents

types de praticiens.

I) Les poètes professionnels

12

Durant la période abbasside, les poètes que l'on peut

qualifier de « professionnels », c'est-à-dire ceux qui vivent

13

Figure 1 : Les séances (Maqāmāt) d'al-Harīrī : Prince sur son trône(page de frontispice), détail – origine probable : Egypte, 1334 (734de l'hégire) – (192 mm x 175 mm.). Vienne, Nationalbibliothek, A.F.9, folio I recto.Le détail de cette miniature nous montre un prince se divertissantdans un cadre public, celui des audiences. C'est ce cadre qui estégalement le lieu de la récitation du panégyrique officiel par lespoètes professionnels.

de leur poésie, sont avant tout des poètes de cour dépendant

financièrement de la faveur d'un ou plusieurs protecteurs.

Cependant, pendant toute cette période, toute personne

cultivée se devait de participer à la communication poétique,

au moins comme auditeur ou lecteur réceptif. Ainsi, la

production poétique des poètes professionnels ne forme qu'une

partie de la poésie composée à cette époque à la cour

abbasside8.

1) Le panégyrique et son cérémonial – Une pratique publique de

la poésie

Les poètes professionnels se caractérisent par une forme clef

de composition poétique : le panégyrique.

- Le panégyrique

En arabe, le poème panégyrique se dit le madīḥ. Il s'agit de

l'éloge d'une personne (mamdūh), d'un groupe, ou d'un lieu

(ville, pays, palais...). En poésie, il se présente soit comme

le ġaraḍ dans une qaṣīda, c'est-à-dire la troisième et dernière

partie de l'ode, soit comme l'objet d'un poème entier, la

‘umdūḥa.

Le madīḥ, dont la récitation était autorisée lors des audiences

publiques, domine la production poétique classique. Il est en

général composé dans l'espoir d'obtenir une récompense

financière ; c'est pourquoi l'essor de cette poésie a été

largement favorisé par la relation des mécènes aux poètes de

8 T. FAHD, « Shā‘ir, De l'époque ‘abbāside à la Naḥda », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit., (Supplément).

14

métier dont la plupart avaient pour ambition de vivre de leur

poésie. La plupart des poètes se sont exercés, avec plus ou

moins de bonheur, à l'art de la louange, dans l'espoir d'en

obtenir des avantages. Le panégyriste tirait surtout honneur,

succès et richesse d'être rattaché spécifiquement à un prince

en tant que poète particulier9.

La plupart des panégyriques de cette époque sont constitués

de deux parties : une introduction contenant un certain nombre

de thèmes, et une partie de louanges (le panégyrique

proprement dit) , le madīḥ10.

La récitation de panégyriques à la gloire des califes et des

notables fait incontestablement partie des caractéristiques de

la cour abbasside. Ces panégyriques doivent suivre des règles

de composition très précises, et lors de leur récitation

publique devant l'ensemble de la cour, les poètes étaient

généralement richement récompensés en argent et en robes

d'honneur11.

En fait, les poèmes panégyriques formèrent le discours

politique le plus important durant une grande partie de

l'histoire islamique. Dans ceux-ci, le personnage qui en était

l'objet (le mamdūḥ) était présenté comme l'incarnation de la

vertu royale, surtout pour ce qui concerne les prouesses

militaires et la générosité. Rappeler ces vertus les

confirmait et les renforçait, aux yeux de la société comme à

ceux du souverain lui-même12.

9 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, Paris 2003 (Champsessais), p. 81-82.

10 S. SPERL, « Islamic Kingship and Arabic Panegyric Poetry in the Early 9th Century », Journal of Arabic Literature, Vol.8 (1977), p.20-35, Brill. p. 25.

11 Ibid, p. 20.12 T. FAHD, « Shā‘ir, De l'époque ‘abbāside à la Naḥda », dans Encyclopédie de

15

Sous les Omeyyades, la dynastie califale précédente qui régna

de 41 h/661 à 132 h/750 les poètes se présentaient à Damas, la

capitale, afin de réciter leur production poétique à la cour,

mais repartaient ensuite, notamment vers la steppe (en arabe

badina). Avec les Abbassides et l'essor de Bagdad ou Sāmarrā',

califes, émirs et grands personnages de l'Etat s'entourent

d'un cercle permanent de panégyristes qu'ils entretiennent et

dont certains amassent des fortunes colossales et mènent un

train de maison princier.

Le mécénat favorise le développement d'une poésie solennelle

et, la poésie laudative (panégyrique et thrène, ou marthiya),

devient, quantitativement, le genre majeur, suivie de près par

la satire, l'arme par laquelle les poètes se défendent contre

les abus de leurs bienfaiteurs et les ambitions de leurs

concurrents, que nous étudierons plus loin.

La prolifération des panégyriques ne porte pas préjudice à

leur qualité : les poètes qui marquent l'époque, quels que

soient les genres dans lesquels ils ont composé, sont d'abord

de grands panégyristes. De plus en plus, ils louent les vertus

du plus puissant ou du plus offrant. Ainsi, après avoir été le

commensal de l'Omeyyade al-Walīd ibn Yazīd (règne en 125-126

h/743-744), Hammād ‘Ajrad (m. v. 161) devient, un temps, le

protégé du calife al-Mansūr (qui règne de 136 h/754 à 158

h/775).

De par leur munificence, les Abbassides s'entourent des

principaux poètes de l'époque, même les opposants et les

récalcitrants. La récitation publique des panégyriques se

déroule selon un cérémonial bien précis. Mais les califes,

l'Islam, op. cit., (Supplément).16

sous l'effet de la colère ou la contrainte des bien-pensants,

sévissent parfois de manière imprévisible avec leurs poètes,

autant qu'ils les traitent généreusement. Baššār b. Burd (m.

v. 167 h/784), Abū Nuwās (m. v. 200 h/815) ou Abū al-‘Atāhiya

(m. 210 h/825) en firent l'expérience. Le premier finit noyé

dans le Tigre pour avoir écrit un poème attaquant le calife

al-Mahdī13 (règne de 158 h/775 à 169 h/785). Le second et le

troisième payèrent leur insolence de nombreux séjours en

prison. En effet, Abū Nuwās, alors même qu'il était le

commensal du calife al-Amīn (règne de 193 h/809 à 198 h/813),

fut incarcéré un temps par celui-ci à cause de sa consommation

excessive de vin14. Quant à Abū al-‘Atāhiya, son amour

malheureux pour l'esclave ‘Utba, dont il rendit responsable le

calife al-Mahdī, lui valut le fouet et un exil dans la ville

irakienne de Kūfa15.

Tous les membres influents de la cour, princes de sang, vizirs

(comme les Barmécides), secrétaires, commensaux, musiciens,

ont leurs laudateurs16.

Une fois au pouvoir, les Abbassides eurent besoin de

propagandistes pour leur propre prétention au Califat contre

les ‘Alides. Cette prétention était fondée sur leur ascendance

de l'oncle du prophète de l'islam al-‘Abbās, et un des poètes

qui fut leur champion est Abān b. ‘Abd al-Ḥamīd al-Lāḥiqī (m.

13ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHÂNĪ, Kitāb al-Aġāni, t. III, p. 219, 243 cit.é dans la thèse de N. EL KHATIB, Etude historique de l’époque abbasside à travers le Kitâb al-Aghânî, Paris 4, 1975, 356 p., (dact.).14 E. WAGNER, « Abū Nuwās », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.15 A. GUILLAUME, « Abū al-‘Atāhiya », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.16 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », dans T. BIANQUIS,

P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), "Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes", Paris 2012 (Nouvelle Clio), 704 p.

17

200 h/ 815-16), dont les vers déclamés devant le calife Hārūn

al-Rašīd à la demande pressante des Barmécides sont restés

célèbres17 :

Which is more closely related to the Prophet of God, his uncle

or his nephew ?

Which of them has more claim on him and his legacy ; who is

rightful heir ?

If ‘Abbās has the sounder claim, then despite ‘Alī's claim,

The sons of ‘Abbās, are his heirs, just as an uncle's claim on

an inheritance debars a nephew's.18

Quelque temps plus tard le calife al-Mutawakkil, pour un

« cachet » de 10 000 dirhams, eut la satisfaction d'entendre

une autre ode édifiante sur les droits héréditaires de la

famille abbasside composée par Marwān b. ‘Abī al-Ǧanūb 19:

Yours is the inheritance of Muḥammed, and by your justice is

injustice banned,

The daughter's children desire the rights of the caliphate but

theirs is not even that which can be put under a nail ;

The daughter's husband is no heir, and the daughter does not

inherit the Imamate ;

And those who claim your inheritance will inherit only

repentance.20

17 R. RUBINACCI, “Chapter 11 : Political Poetry”, p. 185-201, dans ‘Abbasid Belles-Lettres, ed. J. ASHTIANY, T.M. JOHNSTONE, J.D. LATHAM, R.B. SERJEANT, G.R. SMITH, Cambridge 1990 (The Cambridge History of Arabic Literature), 517 p.

18 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Aġānī, t. XX, p. 76 trad. GOLDZIHER, Muslim Studies, II, 100 d'après R. RUBINACCI, “Chapter 11 : Political Poetry”, p. 194, dans ‘Abbasid Belles-Lettres, op cit.

19 R.RUBINACCI, “Chapter 11 : Political Poetry”, p.194 dans ‘Abbasid Belles-Lettres, op cit.

20 Traduction : GOLDZIHER, Muslim studies, II, 100-1 d'après R. RUBINACCI, 18

Autres grands thèmes des panégyriques dédiés aux califes,

leurs devoirs à la fois d'ordre religieux et militaire d'obéir

et de faire obéir à l'islam dans le Dār al-Islam (les pays

d'Islam) et de répandre celui-ci par le ǧihād (guerre sainte),

en particulier contre l'éternel ennemi non musulman des

Abbassides : l'Empire byzantin.

Ainsi al-Rašīd ne perdit jamais intérêt pour le ǧihād contre les

Byzantins et dans les années qui suivirent la chute des

Barmécides, il remplit très consciencieusement son rôle de

chef de l'Umma (la communauté des musulmans) contre l'ennemi

héréditaire. Il avait une qalansūwa (haut chapeau conique)

spécialement conçue pour lui avec dessus une inscription le

déclarant ġāzī wa ḥāǧǧ (guerrier de la foi et pèlerin)21, et il

consacra beaucoup de temps et d'énergie à conduire à la guerre

les musulmans en personne. Et bien sûr les poètes l'ont

célébré dans ces deux grands rôles de sa charge, tel Abū al-

Ma‘ālī al-Kilābī (dates inconnues) dans les vers suivants22 :

He who seeks you or wants to find you

Must look in the Holy cities or the remotest frontiers

In the land of the enemy, on a fiery horse

Or the land of wellbeing (?) on a camel's saddle23.

La légitimité, la justice, etc...sont les thèmes habituels

“Chapter 11 : Political Poetry”, p.194, dans ‘Abbasid Belles-Lettres, op. cit.21 AL-ṬABARI, Muhammad ibn Jarīr, Annales, éd. M.J DE GOEJE et al. Vol. iii

(Leyde, 1879-1901), p. 709 d'après H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, Londres 2004, p. 79-80.

22 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit., p. 79-80.

23 AL-ṬABARI, Muhammad ibn Jarīr, Annales, op. cit., p. 710 d'après H. KENNEDY,The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit. p. 79-80.

19

des panégyriques dédiés aux Abbassides, leurs administrateurs

et généraux, et la plupart contiennent également des éléments

que l'on pourraient décrire comme d'ordre « politique » ; on

observe aussi que les deux partis dans la polémique opposant

les Chiites aux Abbassides employèrent des armes plus

insidieuse que les vers, comme des faux ḥadīṯ ainsi que des

accusations de falsifier le texte du Coran. Cependant, la

propagande de la dynastie n'était pas dirigée contre les seuls

Chiites. Déclarant avoir inauguré un régime calqué sur celui

du prophète de l'islam et des premiers califes, les souverains

abbassides, particulièrement al-Mahdī (règne de 15 h/775 à 169

h/785), persécutèrent impitoyablement à la fois les hérésies

et la résurgence des croyances préislamiques sous le nom vague

de zandaqa. Ainsi le poète Marwān b. Abī al-Ǧanūb b. Abī Ḥafṣa

(m. 181 h/797-98), qui gagna plus tard la faveur de Hārūn al-

Rašīd en composant des vers contre les Chiites, se gagna les

bonnes grâces du calife al-Mahdī au moyen du compliment

suivant 24:

The commander of the Faithful Muḥammad [al-Mahdī] has revived

the sunnah

of the Prophet regarding what is unlawful (ḥarām) and what

is lawful (ḥalāl) !25

En revanche, ce fut au nom de la sunna, parce qu'il avait

compris le danger pour l'Etat de doctrines contraires au

sunnisme, qu'al-Mahdī ordonna la mise à mort de Baššār b. Burd

24 R. RUBINACCI,  «  Chapter 11 : Political Poetry », p.194-195, dans ‘Abbasid Belles-Lettres, op. cit.

25 ABŪ 'L-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Aġānī, IX, 45 d'après The Cambridge History of Arabic Literature, ‘Abbasid Belles-Lettres, op cit., Chapter 11 : Political Poetry, R. Rubinacci, p.195

20

et Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs ; en effet, Baššār ne dissimulait

pas ses sympathies pour les mawālī persans et on dit qu'il

professait une doctrine hétérodoxe qui incluait apparemment

des croyances manichéennes teintées de zoroastrisme ; Ṣālīḥ b.

‘Abd al-Quddūs, lui fut accusé de dualisme (thanawiyya), et l'on

raconte qu'il scella son sort en avouant à al-Mahdī qu'il

était bien l'auteur des vers suivants :26

The greybeard will not leave what in the bone is bred

Until the dark tomb covers him earth o'erspread ;

For, tho'deterred awhile, he soon returns again

To his folly, as the sick man to his pain.27

Mais le calife, malgré son importance, n'était pas le seul

membre de la cour auquel était dédié des panégyriques, les

fameux Barmécides, par exemple, avaient un véritable génie

pour la publicité et la promotion de leurs succès. Ainsi, s'il

y eût de nombreux gouverneurs du Khorassan durant le règne de

Hārūn al-Rašīd mais pour la grande majorité d'entre eux ce ne

sont guère plus que des noms : seul Faḍl le barmécide a eu ses

exploits enregistrés dans les chroniques et seul Faḍl fut loué

dans un long poème au rythme sonore par le plus grand

panégyriste du moment, Marwān b. Abī al-Ǧanūb b. Abi Hafṣa28 :

Gentle he was to all who gave the Caliph obedience

But he poured the blood of rebels for Indian swords to drink

His blades brought hypocrites and unbelievers low26 R. RUBINACCI,  «  Chapter 11 : Political Poetry », p. 195, dans ‘Abbasid

Belles-Lettres, op. cit.27 Traduction : Nicholson, Literary History, p. 374 d'après R. RUBINACCI,

«  Chapter 11 : Political Poetry », p. 195, dans ‘Abbasid Belles-Lettres, op. cit.28 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, Londres

2004, p. 64.21

An ever lasting glory for the people of the Faith29.

Cette évocation martiale des « épées indiennes buvant le sang

versé des rebelles » (l'Inde était à l'époque réputée pour la

qualité de son fer) au deuxième vers et des « lames qui

jettent à bas les hypocrites et les incroyants » est typique

de la rhétorique du panégyrique officiel qui avait une

prédilection certaine à exalter les vertus guerrières du

mamdūḥ.

Autre célèbre exemple de qaṣīda dans une forme on ne peut plus

classique, car tripartite, est donné par le poème d' Abū Nuwās

à la gloire de al-Faḍl b. al-Rabī‘, ennemi juré des Barmécides

qui remplaça Ǧa‘far comme vizir après la terrible disgrâce de

ce dernier.

Voici un extrait de la troisième partie du poème, le madīḥ, qui

est un éloge de Faḍl :

[…]

29 O Fadl ! Tes bienfaits sont inappréciables.

Quand les gens n'ont aucun recours contre la peur

30 et nul asile en cas de sourd malheur,

31 ils gémissent, deviennent méfiants, irritables.

Ils n'ont plus que ton bras pour chasser leurs soucis.

32 C'est par toi seulement que s'arrangent, en somme, nos

affaires. A toi merci !

33 Tu es comme un soleil incarné dans un homme !

[…]30

29 AL-ṬABARI, Muhammad ibn Jarīr, Annales, éd. M.. J. DE GOEJE et al. Vol. III (Leyde, 1879-1901), p. 635-637 d'après H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, Op. Cit., p. 64.

30 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V. M. MONTEIL, Arles 1998 (La petite bibliothèque de Sindbad), 190 p. (éd. Précédentes 1979, 1990), p.

22

Le destin ou temps (al-dahr, al-ayyām, al-layālī, al-zamān, etc...) est

la force majeure du monde décrit dans l'introduction, c'est-à-

dire dans la première partie d'une qaṣīda. Ceci est

particulièrement vrai dans le cas où l'ode commence par la

traditionnelle description des vestiges du campement abandonné

par la bien-aimée ; alors que dans le madīḥ, la deuxième partie,

le calife, en tant que représentant de Dieu sur terre, est le

pouvoir suprême.

Ainsi, le destin ne suit aucun principe d'ordre. Il crée la

vie et sème la mort de façon indistincte, et dans toutes les

situations, le bon et le mauvais, le négatif et le positif

s'annulent. L'être humain est ainsi laissé à la merci des

éléments et ne peut pas s'épanouir comme on le voit lors de la

séparation entre le poète et sa bien-aimée.

Au contraire, le pouvoir du calife n'est pas arbitraire mais

en accord avec la vertu, la justice et la volonté divine. Son

accession au trône marque la défaite de la fatalité ; comme

prix, il acquiert un pouvoir de vie ou de mort sur ses sujets.

Avec ses pouvoirs de force vitale, il protège et nourrit ses

sujets, et tourne les forces de mort contre ses ennemis.

Ceci est illustré par les vers suivants d' Abū Tammām (m. v.

231-232 h/845) :

« Nous prenons plaisir dans son pouvoir malgré la fatalité.

Quelqu'un peut-il s'opposer à un ordre prononcé par celui qui

est sur le trône ?

Il va mourir celui qui offre son cœur au bord d'un fer de lance

dont le manche est mis en action par la main de Dieu »31.

127.31 S. SPERL, « Islamic Kingship and Arabic Panegyric Poetry in the Early 9th 23

Cependant, la relation entre le destin et le souverain a un

« contrepoint élégiaque ». Même doté d'un très grand pouvoir,

le calife ne peut finalement jamais conjurer la fatalité.

Comme le héros pré-islamique, il est empêtré dans un combat

permanent : Il est incessamment forcé de réaffirmer l'ordre

divin face à un chaos qui peut revenir à tout moment.

Dans cette lutte sans fin, le panégyrique (qaṣīda) a sa place.

En effet, dans celui-ci, la fatalité est toujours défaite à

chaque fois, la souveraineté du monarque réaffirmée, la

victoire finale est ainsi rendu possible.

Ces panégyriques « royaux » sont ainsi l'expression rituelle

des valeurs fondamentales et de l'idéal politique de l'état

abbasside. Ils possèdent une structure stéréotypée avec

beaucoup de répétitions et un grand formalisme car il n'était

pas dans la tâche du poète de prouver sa capacité à être

inventif. En effet, celui-ci devait plutôt « ré-explorer » et

remanier les éléments préexistant de la qaṣīda afin de mettre

l'emphase sur les significations fondamentales de sa

structure32.

En tout cas, il est certain que le panégyrique ne cherche pas

à faire le portrait du monarque en tant qu'individu. Au lieu

de cela, il exalte le rôle du califat qui est rempli par un

individu.

En fait, tous ces éléments suggèrent que la récitation

publique de panégyriques est un acte rituel qui célèbre une

certaine vision de l'autorité politique dans l'état

abbasside : une monarchie de droit divin, unique garantie de

Century »,op cit., p. 32.32 Ibid, p. 33.24

paix et de stabilité pour le royaume.

Les récompenses somptueuses du poète de cour font partie

intégrante de la cérémonie rituelle : il s'agit d'une

manifestation publique de la générosité du calife et symbolise

la fonction de « donneur de vie » du monarque.

Les conclusions précédentes sur la forme et la fonction des

poèmes dédiées aux califes peuvent aussi être appliquées, avec

des modifications mineures, aux autres panégyriques qui

remplissent les dīwān-s, les recueils de poésie, des poètes

professionnels Abū Tammām et de son élève al-Buḥturi (m. 284

h/897). Ceux-ci faisant l'éloge de notables, de chefs

militaires ou de gouverneurs des provinces de l'empire. Leurs

structures thématiques diffèrent à peine de celle des poèmes

adressés au calife, et l'idéal humain de responsabilité

sociale et de bonne gouvernance qu'ils déclament reste pour

l'essentiel la même. La différence entre les panégyriques

adressés au calife et les autres est de degré, non de nature :

ils sont tous représentatifs de l'autorité de l'état, de

personnes ayant des pouvoirs importants, de leaders33.

De plus, ce modèle de poème avec une interaction entre

strophes et antistrophes n'est pas spécifique des panégyriques

abbassides. En fait, on peut faire remonter les origines de ce

modèle aux poèmes arabes les plus anciens. Même chose

concernant le caractère rituel des panégyriques. La

résurrection de la société provoquée par le souverain est un

thème aussi important dans les poèmes que al-Nābiġa (m. v.

600), un des poètes les plus célèbres du temps de la ǧāhiliyya, a

écrit pour les souverains Ġassānides, une dynastie arabe pré-

islamique, vassale des Byzantins, dont le territoire33 Ibid, p. 34.25

s'étendait aux confins syriens de l'Arabie, que dans le dīwān

d'Abū Tammām en pleine période abbasside.

En fait, les véritables origines de ce rituel et de ces

métaphores par lesquelles s'expriment les éloges doivent être

recherchées dans la vision de l'autorité politique qui était

traditionnellement célébrée dans le proche orient antique.

Dans leurs panégyriques adressés au calife abbasside, les

poètes redonnent vie à cette tradition avec majesté et

splendeur. Ce qui les distingue de tous les autres

panégyriques en arabe est l'image qu'ils montrent de

l'autorité du calife : comme les rois de Babylone ou les

pharaons d'Egypte, il est le souverain du monde, celui qui est

choisi par Dieu pour apporter la prospérité et la justice dans

son royaume.

Cette toute-puissance du calife est illustrée par l'extrait

suivant du poète al-Buḥturī au calife al-Mutawakkil (règne de

232 h/847 à 247 h/861):

Tu es pour toujours une mer de nourriture pour ceux qui en ont

besoin parmi nous !

Comment cela peut-il se faire, puisque vous vous tenez devant

nous possédant le monde et tout ce qu'il contient ?Dieu vous l'a octroyé comme un droit car il vous en a jugé

digne,

Et vous, de droit divin nous l'a octroyé34.

Toute cette impressionnante production de poésie n'est pas

gratuite. Elle est rétribuée, souvent à la mesure de l'effet

produit sur le mécène. C'est à ce phénomène de rétribution des

34 Ibid, p. 35.26

poèmes

panégyriques produits par les poètes professionnels que nous

allons maintenant nous intéresser.

- Récompenses et châtiments

D'une manière ou d'une autre, les panégyriques produits par

les poètes professionnels sont rétribués. A l'époque

abbasside, comme le suggère J.E. Bencheikh, « le mécénat règne

et contrôle la majeure partie d'une production poétique mise

au service de ceux qui ont les moyens de se la voir offrir, et

d'ailleurs qui la paient »35. Il s'agit en général d'une

rétribution d'ordre financier, mais celle-ci peut également

exister sous une autre forme, comme celle de postes dans

l'administration califale ou même celle de dons plus ou moins

excentriques.

Le premier des mécènes est, bien entendu, le Calife lui-même.

Ainsi, d'après le Kitāb al-Aghāni d'Abū-l-Faraǧ al-Iṣfahānī, le

poète Ašǧa‘ b. ‘Amr al-Sullamī (m. 195 h/811), récemment

arrivé de Baṣra, la métropole de la Basse-Mésopotamie située

sur le Chatt el-Arab, estuaire commun des fleuves Tigre et

Euphrate dans le golfe Persique, sut conquérir, à Bagdad,

l'agrément du calife Hārūn al-Rašīd (règne de 170 h/786 à 193

h/809). Lors d'une récitation collective de poésie à la cour,

il reçut en cadeau du calife la somme énorme de 20 000

dirhams, une monnaie d'argent, soit le double de celle qu'ont

35 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Bulletin d'études orientales, XXIX, Damas, 1977, p. 33-52.

27

reçue les autres poètes36.

De même, le célèbre poète Abū al-‘Atāhiya quitte Kūfa où il

exerçait le métier de potier pour Bagdad où il devient

rapidement membre du cercle du calife al-Mahdī. Arrivé au

pouvoir, al-Rašīd lui attribue une allocation de 50 000

dirhams, à laquelle s'ajoutent les récompenses ponctuelles du

calife ou de ses proches, dont certains lui assuraient

également une allocation annuelle37. En effet, ce calife était

connu pour faire bénéficier ses poètes panégyristes de

pensions parfois importantes, cependant cette politique semble

avoir été peu à peu abandonnée par ses successeurs38.

De cette manière, certains grands poètes panégyristes

deviennent très riches, tels al-Buḥturi qui chanta les califes

al-Mutawakkil (règne de 232 h/847 à 247 h/861), al-Muntasir

(règne de 247 h/861 à 248 h/862), al-Musta‘īn (règne de 248

h/862 à 252 h/866), al-Mu‘tazz ( 252 h/866 à 255 h/869), al-

Muhtadī (règne de 255 h/869 à 256 h/870), al-Mu‘tamid (règne

de 256 h/870 à 279 h/892) et al-Mu‘tadid (règne de 279 h/892 à

289 h/902). Il acquit ainsi une fortune immense39 qui lui

permit d'acheter des propriétés et il usa même de son

influence à la cour pour tenter de se soustraire à l'impôt

foncier du ḫarāǧ auquel il était astreint40.

36 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al -aġānī, t. XVIII, p. 219-221 d’après J. BERQUE, Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, Paris 1995, op. cit., p.127-128..

37 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », p. 350, dans T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris 2012 (Nouvelle Clio), 704 p.

38 D. SOURDEL, L'état impérial des califes Abbassides VIIIe-Xe siècle, Paris 1999 (Islamiques), p. 215.

39 Ibid.40 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe

et IIIe siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », Journal asiatique, 263, Paris, 1975, p. 265-316.

28

Cependant, les califes n'ont certainement pas l'apanage du

panégyrique, et les poètes de métier peuvent aussi gagner leur

vie en louant les grands de la cour dont les cadeaux peuvent

également être somptueux.Par exemple, le poète Abū l-Simṭ

Marwān b. Abī al-Ǧanūb b. Abī Ḥafṣa (m. 181 h/797) se retrouve

récompensé de la somme de 100 000 dirhams pour avoir exalté

les prouesses guerrières du chef militaire Ma‘n b. Zā'ida (m.

152 h/769-70). En effet, ce dernier a porté secours au calife

al-Manṣūr, alors assiégé dans sa résidence d'al-Hāšimiyya,

ville située dans les environs de Kūfā, par des extrémistes

chiites, les rāwandiya41. Comme le poète le décrit dans les vers

suivants, où le calife est nommé « le vicaire du Dieu

clément » :

A la journée d'al-Hāšimiyya, tu n'as cessé de brandir ton

sabre pour protéger le vicaire du Dieu clément.

Tu as interdit son abord et défendu sa vie contre l'atteinte

des glaives acérés et des lances42.

De même al-Faḍl b. Yaḥyā le Barmécide (m. 193 h/808), le

célèbre vizir du calife Hārūn al-Rašīd, récompense le poète

‘Abdallah al-Taymī en lui allouant la somme de 8 000 dirhams

pour un poème à sa gloire qui lui a été transmis43.

Cependant, ces sommes que les poètes reçoivent des grands de41 D. SOURDEL, L'état impérial des califes Abbassides VIIIe-Xe siècle, Paris 1999

(Islamiques), p. 33.42 MAS‘ŪDI, Les prairies d'or, trad. fr. C. BARBIER DE MEYNARD et A. PAVET DE

COURTEILLE revue et corrigée par C. PELLAT, Paris 1962-1997 t. IV 1989 t. V 1997, (Société Asiatique collection d'ouvrages orientaux), 5 tomes, t. IV, p. 966, § 2380.

43 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ , Kitāb al-aġānī, t.XX, p. 264-266 d’après J. BERQUE, Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, Paris, 1995, p. 61.

29

la cour abbasside se doivent d'être mesurées et rester

toujours inférieures à celles accordées par le calife. Ceci

est d'ailleurs dit explicitement dans un extrait des Prairies d'Or

de Mas‘ūdi que voici :

[…] le poète al-Husayn b. ad-Dahhâk (al-Ḥusayn b. al-

Ḍaḥḥāk) al-Khalî‘ se tenait devant le calife. Ce dernier fit

signe à un jeune esclave doué d'une physionomie charmante de

verser une coupe de vin et de le saluer en lui offrant une rose

(var. : « une pomme ») d'ambre gris ; après quoi al-Mutawakkil,

se tournant vers le poète, lui demanda quelques vers de

circonstance ; al-Husayn improvisa ceux-ci :

[Beau] comme une perle brillante, il m'a salué en me donnant une rose

d'ambre ; il marchait vêtu d'une tunique couleur de rose.

Les œillades qu'il mêlait à chacun de ses saluts jetteraient le trouble

dans le cœur d'un sage.

[VII, 278] Je voudrais que sa main me versât la douce liqueur qui me

rappelle des serments maintenant oubliés.

Bénis soient ces temps fortunés où, à chaque heure de mes nuits, se

réalisait une promesse d'amour !

Al-Mutawakkil le complimenta et lui fit donner cent dinars pour

chaque vers. Mohammad b. ‘Abd Allâh dit alors au calife : « Cet

homme a répondu avec empressement [à ton ordre], il a rappelé

des souvenirs et avivé [notre] douleur ; en vérité, s'il

n'était défendu qu'une main se montrât plus généreuse que celle

du calife, je ferais au poète un magnifique cadeau, dussé-je y

consacrer ma fortune entière ». A la suite de cette

[observation], al-Mutawakkil fit donner au poète mille dinars

par vers.44

44 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, Op cit., tome V, p. 1209, § 2962.30

La récompense du poète Ḥusayn b. al-Ḍaḥḥāk pour la description

d'un échanson se voit ainsi décuplée par l'observation d'un

courtisan qui se garde bien d'enfreindre le tabou de donner au

poète une somme supérieure à la faible récompense donnée par

le calife mais qui a néanmoins l'audace de déclarer qu'il le

ferait s'il en avait la possibilité. Ceci entraîna une réponse

immédiate du calife consistant en un don beaucoup plus

important que celui prévu initialement.

Autre cas illustrant cette règle quasi-sacrée du don califal

supérieur à tout autre : lorsque le poète et érudit al-Naḍr b.

Shumayl (m. 204 h/820) se voit récompensé, non pas pour un

panégyrique, mais pour ses connaissances poétiques en langue

arabe par le calife al-Ma'mūn (règne de 197 h/813 à 218 h/833)

lors de son séjour à Merv, dans le Khorassan (l'Iran

oriental), de la somme de 50 000 dirhams alors qu'al-Faḍl b.

Sahl (m. 202/818), son vizir, ne lui en donne que 30 00045.

Si les récompenses des panégyristes les plus communes sont

d'ordre financier, elles peuvent également se concrétiser en

don de terres comme dans le cas du poète esclave noir

affranchi par al-Mahdī Nuṣayb al-Aṣġar (m. 175 h/791) dont il

était devenu le familier et qui, une fois sur le trône, lui

offrit une propriété dans le Sawād (Basse-Mésopotamie)46.

Les récompenses peuvent même être des postes dans

l'administration califale, par exemple, sous le califat d'al-

Ma'mūn, le célèbre vizir al-Faḍl b. Sahl est le protecteur du45 HILĀL AL-ṢĀBI' (ṢĀBI', Hilāl ibn al-Muhassin) Rusūm Dār al-Khilāfah (The Rules

and Regulations of the ‘Abbāsid Court), trad. de l’arabe avec introduction et notes de E. A. SALEM, Beyrouth 1977 (UNESCO collection of representative works:Arabic series), p. 47-48.

46 C. PELLAT, « Nuṣayb », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

31

poète Muslim b. al-Walīd (m. 208 h/823) et obtient pour lui

auprès du calife une fonction publique, vraisemblablement le

poste de ṣāhib al-barīd, c'est-à-dire de responsable des postes47, à

Ǧurğān, une province d'Iran située à l'angle sud-est de la mer

Caspienne48. De même le calife al-Mutawakkil, protecteur du

poète Marwān b. Abī al-Ǧanūb b. Abī Ḥafṣa qui est admis dans

son cénacle, n'hésite pas à lui accorder le gouvernorat d'al-

Yamāma et de Baḥrayn en Arabie49.

Dans certains cas, la poésie peut même s'avérer être un

tremplin vers une brillante carrière de secrétaire. Ainsi le

futur vizir Muḥammad b.‘Abd al-Malik al-Zayyāt (m. 233 h/847)

voit-il sa carrière s'amorcer grâce à une qaṣīda en l'honneur

d'al-Ḥasan b. Sahl (m. 236/850-1), influent secrétaire et

gouverneur du calife al-Maʾmūn et frère du vizir al-Faḍl b.

Sahl50.

Enfin, les rétributions attribuées au poète panégyriste

peuvent être plus ou moins excentriques selon le bon vouloir

du mécène. Ainsi l'histoire du sabre as-Ṣamṣāma, « Al-Mahdī

avait donné à son fils Mūsā [le futur calife al-Hādī qui régna

de 169 h/785 à 170 h/786] le [fameux] sabre nommé as-Ṣamṣāma,

qui avait appartenu à ‘Amr b. Ma‘dīkarib [célèbre guerrier

arabe et poète muḫaḍram, c'est-à-dire contemporain du prophète

de l'islam. Il est représenté comme un guerrier doté d'une

force physique peu commune qui participa à de nombreux combats

47 D. SOURDEL, « Barīd », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.48 I. KRATSCHKOWSKY, « Muslim b. al-Walīd », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.49 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m. 247)

contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Bulletin d'études orientales, 29, Damas 1977, p 39-40

50 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », op. cit.

32

pendant la Ǧāhiliyya51]. Devenu calife, al-Hādī se fit, un jour,

apporter ce sabre, le plaça devant lui, avec un panier plein

de dinars [monnaie d'or] et, ayant ordonné à son chambellan de

laisser entrer les poètes, il les invita à choisir le sabre

pour sujet de leurs vers.

Ibn Yamīn al-Baṣrī prit le premier la parole et dit :

Mūsā al-Amīn, seul entre tous les hommes, possède la Ṣamṣāma de ‘Amr az-Zabīdī,

Le sabre de ‘Amr, qui fut, d'après la tradition, la plus noble lame que fourreau ait

renfermée.

La foudre lui a communiqué ses étincelles, la mort l'a trempé dans son poison

foudroyant.

Quand tu le tires du fourreau, c'est un soleil dont la splendeur peut à peine être

contemplée.

L'éclat et la trempe qui circulent sur ses deux faces ressemblent à une eau limpide ;

Et quand vient le moment de frapper, peu importe que ce soit avec le tranchant de

droite, ou celui de gauche.

« Prends le sabre et la corbeille de dinars, dit le calife au

poète ; je te les donne l'un et l'autre ». Celui-ci distribua

l'or aux autres poètes en leur disant : « Vous étiez venus en

même temps que moi ; c'est à cause de moi que vous n'êtes pas

récompensés ; et ce sabre me tient lieu de tout autre

salaire ». Le calife le lui fit racheter au prix de cinquante

mille [dirhams] »52.

Cette anecdote nous montre bien que le don du sabre constitue

une source de revenu non négligeable pour un poète

professionnel étant donné qu'il le revend pour la somme

importante de 50 000 dirhams.

Dans le même ordre d'idées, le poète Ḥusayn b.al-Ḍaḥḥāk al-51 C. PELLAT, " ʿAmr b. Maʿdīkarib" dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.52 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op cit., p. 1014, § 2490-2491.33

Bāhilī, surnommé al-Ḫalīʿ « le débauché » (m. v. 250 h/864)

reçoit en 218 h/832 comme récompense pour son premier

panégyrique sous le califat d'al-Mu‘taṣim qu'on lui remplisse

la bouche de perles dont on fit ensuite un collier, sur ordre

de celui-ci, « afin que personne ne pût ignorer l'estime en

laquelle il tenait le poète »53. Là encore il s'agit du don

d'objets précieux, des perles, que le poète pourra conserver

pour rappeler à tout un chacun la faveur dont il jouit auprès

du calife ou revendre.

Enfin, autre exemple, lors d'une récitation de vers dont le

début est cité par le calife Hārūn al-Rašīd et la suite par le

poète aveugle Baššār b. Burd, ce dernier reçoit comme

récompense pour sa mémoire phénoménale la cape du calife qu'il

revend 400 dinars54.

Malgré le fait que la générosité du protecteur fasse partie

intégrante, même si ce n'est pas explicité, du rituel de

récitation d'une ode panégyrique, les exigences du poète ne

sont pas systématiquement couronnées de succès, surtout

lorsqu'elles se heurtent au pouvoir de la fonction califale.

Comme l'illustre cette anecdote biographique (aḫbār) concernant

Abū al-‘Atāhiya, qui vise à nous présenter une histoire vraie

de désir et de renoncement. En effet, dans le Kitāb al-Aġānī, on

peut lire la passion qu'éprouve Abū al-‘Atāhiya pour ‘Utba,

une esclave appartenant à une parente du calife al-Mahdī, et

les efforts du célèbre chanteur Yazīd Ḥawrā' pour aider le

poète fou d'amour :

53 C. PELLAT, « Ḥusayn b. al-Ḍaḥḥāk », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.54 BERQUE Jacques, Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, op cit.,

p. 141.34

Yazīd Ḥawrā' était un ami d'Abū al-‘Atāhiya. Ainsi Abū

al-‘Atāhiya composa des vers au sujet de‘Utba dans lesquels il

demande à al-Mahdī de tenir sa promesse de le marier à ‘Utba,

ainsi quand [Yazīd] trouverait al-Mahdī de bonne humeur, il

pourrait les lui chanter. Les voici :

J'ai respiré à plein poumons le vent en espérant y sentir

le parfum dont je me languis

Et je l'ai trouvé dans la brise de tes deux mains.

J'ai entraîné mon âme à boire l'espoir en toi

Qui m'a porté vers toi au trot et au galop,

Et je jette mon regard au ciel de ta nuée d'orage,

Regardant la foudre, regardant la pluie,

J'étais sur le point de désespérer, puis je me suis dit,

« Non,

Assurément, celui qui est la source de tout succès est

généreux. »

Donc [Yazīd] composa une mélodie pour aller avec les paroles,

attendit le moment où il trouverait al-Mahdi de bonne humeur et

la lui chanta. Dès lors [al-Mahdī] appela Abū al-‘Atāhiya et

lui dit : « Concernant ‘Utba, tu ne l'auras jamais car sa

maîtresse l'a interdit. Mais voici cinquante mille dirhams.

Utilise les pour acheter [une esclave] meilleure que ‘Utba. »

On lui donna l'argent et il s'en alla.55

55 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Aġānī, 3:1097-98 d'après PINCKNEY STETKEVYCH Suzanne, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in the Classical Arabic Ode, Indiana University Press, Bloomington & Indianapolis, 2002, p.150-151

35

Cette anecdote fait partie d'une série créant une sorte

d'histoire d'amour qui culmine au moment où Abū al-‘Atāhiya

renonce à obtenir l'objet de son désir, sa bien-aimée ‘Utba,

et quitte la cour pour se consacrer à la poésie ascétique. On

peut ainsi considérer du fait de cette tradition que l'esclave

du calife évoquée dans le poème «Ma maîtresse timide » n'est

autre que ‘Utba. Finalement, cette anecdote est un exemple

d'échec du cérémonial de récitation de la qaṣīda. Comme nous

l'avons vu, la cérémonie de récitation du panégyrique nous

montre que, en particulier pour ce qui concerne les rituels

d'échange, le poète a toutes les raisons de s'attendre que sa

requête soit tenue ; car il s'agit du rôle du mécène dans la

cérémonie, sa part du contrat. En effet le dernier vers du

poème chanté par Yazīd signifie quelque chose de très proche

de « le calife n'est pas quelqu'un qui ne tient pas ses

promesses », alors que c'est exactement ce qu'il fait. Ici le

point important est bien que les droits du calife annulent les

exigences sous-entendues par le cérémonial de la récitation de

la qaṣīda car dans ce cas précis le calife choisit sciemment de

ne pas outrepasser les droits de sa parente concernant

l'avenir de son esclave. Il est ainsi possible d'en déduire

que, dans certains cas, en particulier celui du calife, le

patron a une autorité suffisante pour ne pas tenir compte des

exigences du rituel et du cérémonial et donc le pouvoir de

frustrer les espérances du poète.56

Cependant, si généralement, les protecteurs se montrent

généreux à l'égard de leur poète, dans certains cas, ceux-ci

56 S. PINCKNEY STETKEVYCH, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in the Classical Arabic Ode, Bloomington Indianapolis 2002, p. 151.

36

peuvent au contraire se montrer féroces envers eux. Ainsi

Aḥmad b. Muḥammad al-Mudabbir (m. v. 270-271 h/883) a la

réputation d'être peu amène avec les poètes qui osent faire

son panégyrique, en effet il leur infligeait, s'il les jugeait

mauvais, une prière de cent rak‘a57. D'une manière peut-être un

peu plus subtile, on trouve dans Les Prairies d'Or un cas flagrant

de désintérêt, voire de mépris, du calife al-Mutawakkil pour

un panégyrique du grand poète al-Buḥturi.

En arrivant à Sâmarrâ, je fus introduit chez al-Mutawakkil ;

[…]. Ensuite le poète al-Buhturî (al-Buḥturī) qui se tenait

debout devant le calife, commença à réciter un poème à sa

louange : […]. Voici le début de la qasîda d'al-Buhturî :

De quelle bouche tu souris, de quel regard [sévère] tu

rends tes jugements !

Ta beauté brille de son propre éclat, et la beauté

convient bien à ta munificence.

Dis au calife Dja'far al-Mutawakkil, fils d'al-Mu'tasim,

[VII, 203] Au [souverain] bien-aimé, fils de l'Elu, au

bienfaiteur, fils du vengeur :

Quant à tes sujets, leur bonheur est inviolable, sous

l'égide de ta justice ;

Mais toi qui as relevé l'édifice de la gloire renversé et

en ruine,

Conserve-toi pour la religion de Muhammad, car son salut

dépend du tien.

Après l'aveuglement, nous avons trouvé, grâce à toi, la

lumière, et après le dénuement, la richesse.

57 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et IIIe siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique » , op. cit., p. 289.

37

Quand il eut dit ce dernier vers, le poète marcha à reculons

pour se retirer, mais Abû l-‘Anbas, se levant vivement de sa

place, dit au calife : « Commandeur des Croyants, ordonne qu'on

le ramène, car en vérité j'ai trouvé la parodie de son poème ».

Sur l'ordre d'al-Mutawakkil, le poète revint sur ses pas, et

Abû l-‘Anbas se mit à débiter les vers suivants que nous

eussions passés sous silence si ce n'était tronquer

l'anecdote :

Dans quelle fange es-tu embourbé ? De quelle main

pourras-tu manger ?

Tu as introduit dans une matrice la tête d'Abû ‘Ubâda al-

Buhturî ...

Et il ajouta d'autres vers pleins d'injures du même genre.

Al-Mutawakkil fut pris d'un tel accès de rire qu'il tomba en

arrière en trépignant du pied gauche, puis il gratifia Abû

l-‘Anbas d'un don de dix mille dirhams. Al-Fath b. Khâqân lui

dit alors : « Sire, et al-Buhturî ? Après avoir été accablé

d'invectives et abreuvé d'injures, faut-il qu'il s'en aille les

mains vides ? ». Le calife lui fit donner dix mille dirhams.

[…] Nous nous retirâmes ainsi sous les auspices de cette

bouffonnerie, sans qu'al-Buhturî ne tirât aucun avantage

particulier de son application, de ses efforts et de son

talent.58

En effet, sans l'intervention du vizir et intime d'al-

Mutawakkil al-Fatḥ b. Ḫāqān, le poète al-Buḥturi se serait vu

privé d'une rétribution à laquelle il a légitimement droit de

58 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op.  cit., tome V, p. 1180-1181, § 2885 à 2887.38

par la tradition du rituel de récitation de la qaṣīda, alors que

son agresseur, l'amuseur Abū al-‘Anbas, a été immédiatement

récompensé par un calife riant aux éclats de cette parodie

d'un goût douteux.

Un cas extrême est même relaté dans le Kitāb al-Aġānī où personne,

même Yaḥya b. Ḫālid le Barmécide (m. 190 h/806), n'ose

informer le calife al-Rašīd de la trahison d'un certain Naqfūr

(appelé étrangement « roi des byzantins »), tous les poètes,

malgré les promesses d'être généreusement rétribués,

refusèrent de chanter un poème de leur composition annonçant

au calife la nouvelle. Pourtant, finalement, un poète de

Djadda, une ville d'Arabie, du nom d'Abū Muḥtamad accepta car

il était doté « d'une audace à toute épreuve ». Il reçut alors

des Barmécides la somme de 100 000 dirhams et s'acquitta de sa

mission en chantant au Calife des vers l'informant de « La

trahison de Naqfūr et l'invitation au calife de reprendre le

combat ; la victoire lui étant assurée »59

Cependant, lorsque les rétributions sont jugées médiocres par

le poète, celui-ci a toujours la possibilité de composer un

poème satirique afin d'humilier le mécène qui l'a déçu, c'est

ce que nous allons voir dans la prochaine partie consacrée au

genre satirique.

2) Le genre satirique

Arme ultime du poète de cour, la satire ou poésie injurieuse59 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHÂNĪ, Kitāb al-Aġāni, t. XVIII, p. 239, 240,240,241,242

cit.é dans la thèse de N. EL KHATIB, Etude historique de l’époque abbasside à travers le Kitâb al-Aghânî, Paris 4, 1975, 356 p., (dact.).

39

se nomme en arabe hiǧā' et est, selon Qudāma b. Ǧa'far (m. v.

328/939-40), le célèbre philologue, historien et critique qui

fut l'un des premiers à introduire l'étude systématique des

figures de rhétorique dans la littérature arabe60, « le

contraire du madīḥ ». C'est même, pour Ibn Manẓūr (m. 711/1311-

12), auteur du célèbre dictionnaire le Lisān al-‘Arab61, « l'injure

au moyen de la poésie ». Il peut avoir la forme d'un court

poème ou constituer la troisième partie d'une qaṣīda62.

Personne d'autre que le poète Di‘bil (m. 246 h/860), célèbre

pour ses satires, n'explique plus clairement le rôle joué par

ce genre poétique à la cour abbasside :

« Selon une information de Muhammad b. ‘Imrān, à lui venue deAbū Ḫālid al-Ḫūzā'ī, celui-ci rapportait :

J'ai dit à Di‘bil : « Misérable ! Tu as écrit force satires

contre les califes et les vizirs et les généraux, soulevant

contre toi la vindicte générale. Aussi, te voilà pour toujours

un vagabond traqué, apeuré ! Que ne te retiens-tu de cette

manie et ne t'épargne-tu cette disgrâce ?

Moi, misérable ? En quoi ? C'est à bon escient que je fais tout

cela. J'ai remarqué que de la plupart des gens on ne tire parti

qu'en leur faisant peur. On ne se soucie du poète, même

talentueux, que si l'on craint sa malfaisance. On a pour lui

plus d'égard pour sauver sa réputation que de gratitude à être

encensé. Car les vices des gens sont plus nombreux que leurs

qualités. Qui tu honores n'en est pas plus honorable, non plus

que quiconque tu qualifies de généreux, de glorieux, de

courageux sans qu'il le soit ne profite de l'éloge. Tandis que

60 S. A. BONEBAKKER, « Ḳudāma Ibn Ḏja‘far », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.61 J. W. FÜCK, « Ibn Manẓūr », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.62 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, op. cit., p. 84.40

s'il te voit blesser l'honneur d'un autre et le mettre à mal,

il te comblera d'égards dans son propre intérêt, de peur que

l'attaque ne se reporte sur lui-même. Misérable, Abū Ḫālīd ! La

satire mordante renforce le bras du poète plus efficacement que

l'humiliant panégyrique. »

Ce propos me fit rire, et je lui répondis : « Voici certes le

langage de quelqu'un qui ne mourra pas de mort naturelle ! »63

En effet, une hiǧa' pouvait s'avérer être une autre source de

revenu que le madīḥ car si un poète réussissait à se faire un

nom en tant que satiriste impitoyable, il pouvait envisager

que des personnalités riches et puissantes de la cour achète

son silence par des dons. De fait, on ne sait pas vraiment si

une carrière de satiriste provenait d'une inclinaison

naturelle pour ce genre poétique ou si elle résultait plutôt

d'un calcul financier pragmatique de la part des poètes.

Toujours est-il qu'il s'agissait pour le poète d'une manière

particulièrement risquée et impopulaire de subvenir à ses

besoins car ce type de carrière implique un grand isolement à

la cour mais aussi la possibilité de représailles de la part

des puissants moqués64 comme le montre l'exemple du poète

Di‘bil, effectivement célèbre pour ses satires des califes de

Hārūn al-Rašīd jusqu'à al-Mutawakkil65 ainsi que de plusieurs

grands de la cour, ce qui lui valut des haines solides. Ainsi,

d'après le Kitāb al-Aġānī, Ibrāhīm b. al-Mahdī (m. 224 h/839),

voulut exciter le calife al-Ma'mūn contre le poète qui l'avait

insulté par vers en l'accusant d'avoir également insulté le63 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-aġānī, t. XX, p. 137 d’après J. BERQUE,

Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, op cit., p. 266-267.64H. KILPATRICK, « The Medieval Arab Poet and the Limits of Freedom », Bulletin (British Society for Middle Eastern Studies), Londres 1979, Volume 6, p. 96-103. p. 99.65 L. ZOLONDEK, " Diʿbil", dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.

41

calife avec les vers suivants :

O masse des soldats, pas de scrupules ! Contentez-vous de ce

qui est. Pas de colère!/ Vous serez gratifiés des chants de

Hunayn [m. 728], dont se délectent l'imberbe et le grisonnant/

quant aux chants de Ma‘bad [m. 743], ils sont pour vous

généreux ! Ils n'entrent ni dans vos bourses ni dans vos

mouchoirs / et c'est ainsi que gagne ses généraux un calife qui

a pour Coran un luth persan !/

Cependant, al-Ma'mūn lui répond en riant : « Tu ne veux me

monter contre lui (…) qu'à cause des vers qu'il t'a décochés »

et que, pour sa part, il a pardonné au poète sa satire à son

égard66.

En effet, la comparaison du calife avec un musicien préférant

jouer de son instrument, le « luth persan » plutôt que de se

livrer à ses devoirs d'ordre politico-religieux, le « Coran »,

est particulièrement insultante. D'autant plus que le

satiriste a également évoqué les célèbres chanteurs Ḥunayn et

surtout Ma‘bad, l'un des plus grands chanteur et compositeur

de l'époque omeyyade et figure par excellence du musicien dans

la poésie arabe (chez Abū Tammām, al-Buhturī, etc...)67, dont

les chants seraient la récompense pour, respectivement, les

soldats et les généraux au lieu du butin tant attendu. Ainsi,

le calife est présenté dans cette satire comme quelqu'un

d'incapable de mener à bien sa mission sacrée de propagateur

de l'islam et qui préfère se consacrer aux futilités que sont

le chant et la musique.66 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-aġānī, t. XX, p. 133 d’après J. BERQUE,

Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, op cit., p. 266.67 H. G. FARMER, E. NEUBAUER, " Maʿbad b. Wahb", dans Encyclopédie de l’Islam, op.

cit.

42

Cependant, les victimes des satires de Di‘bil n'ont pas

toutes la magnanimité d'al-Ma'mūn.

En plus des califes et d'Ibrāhīm b. al-Mahdī (m. 224 h/839),

prince abbasside fils du calife al-Mahdī connu pour avoir été

proclamé calife à Bagdad sous le règne d'al-Ma'mūn68, ce poète a

également fait la hiǧā' du vizir Ibn al-Zayyāt (m. 233/847), en

poste sous les califes al-Mu‘taṣim et al-Wāṯiq (règne de 227

h/842 à 232 h/847) jusqu'à sa disgrâce au tout début du règne

d'al-Mutawakkil69, pour se venger d'un panégyrique qu'il lui

avait dédié mais qui n'eût pas le succès escompté70 Il en va de

même pour Ḫālid b.Yazīd (m. 269/883), le Kātib, qu'il prend à

partie et reproche d'être un mauvais poète dont les longs

poèmes en l'honneur des victoires d'al-Mu‘taṣim sont mauvais

car l'exercice est trop difficile pour lui71. Même s'il est

sans doute le plus célèbre, d'autres poètes que Di‘bil se sont

illustrés dans le genre satirique comme Muḥammad b. Ḥāzim

b.‘Amr al-Bāhilī, poète satirique de la fin du IIe/VIIIe

siècle et du début du IIIe/IXesiècle connu pour son humour

grinçant et ses rancunes tenaces qui ont fait qu'il poursuivit

plusieurs personnages de la cour sans jamais accepter leurs

excuses72. Satiristes à leurs heures également, les poètes ‘Alī

b.Ǧabala al-‘Akkawak et ‘Alī b. al-Ǧahm (m. 249 h/863) qui se

déchaînent contre le vizir Ibn al-Zayyāt à l'instigation du

68 D. SOURDEL, " Ibrāhīm b. al-Mahdī", dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.69 D. SOURDEL, « Ibn al-Zayyāt », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.70 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II

e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 311.

71 Ibid.72 J. E. BENCHEIKH, « Muḥammad b.Ḥāzim b.‘Amr al-Bāhilī », dans Encyclopédie de

l’Islam, op. cit.

43

grand qāḍī Aḥmad b. Abī Du‘ād (m. 240 h/854), administrateur

générale de la justice de l'Empire et personnalité influente

de la cour abbasside sous le règne des califes al-Muʿtaṣim,

al-Wāṯiq et au début de celui d'al-Mutawakkil. La hiǧā' de ‘Alī

b. al-Ǧahm est d'ailleurs particulièrement violente et montre

bien la liberté de ton dont bénéficiaient les poètes à la

cour73. Enfin, et malgré cette relative liberté de ton dont

bénéficiaient les poètes à la cour abbasside, de nombreux

poèmes satiriques à propos politique sont restés anonymes afin

d'assurer la sécurité de leurs auteurs, il est cependant

certain qu'au moins une partie d'entre eux étaient l'œuvre de

poètes de cour de profession. Par exemple, concernant les

règles de succession très particulières qu'al-Rašīd avait

décidé pour ses deux fils al-Amīn et al-Ma'mūn, a été

conservée une petite pièce en vers dans laquelle le poète

exprime sa consternation devant ce que le calife avait fait :

He tried to prevent quarrels among his sons

And to produce love between them

Yet he has planted hostility without fail

And occasioned battle for their company

And caused violent conflict between them

And strung to their avoidance chains.

Woe to the subjects in a little while

For he has presented them with terrible grief.

Le poème tel qu'il est parvenu jusqu'à nous fut sans doute

rédigé plus tard avec le bénéfice du recul, mais pas besoin

73 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 279.

44

d'être un devin pour s'apercevoir que, malgré tous les efforts

d'Hārūn, un drame couvait74.

Autre satire anonyme, nettement plus féroce et grossière, à

l'heure de la guerre entre al-Amīn et al-Ma'mūn qui suivit la

mort d'al-Rašīd, et alors que les troupes de ce dernier,

dirigées par Ṭāhir, progressent vers Bagdad à travers l'Iran,

un poème satirique circule et semble refléter une opinion

largement répandue à Bagdad75 :

The caliphate has been ruined by the vizier's [Faḍl ibn Rabī's]

malice

The Imam's [Amīn's] dissoluteness and the counsellor's

ignorance

Faḍl is a vizier and Bakr a counsellor

Who desire what will be the death of the Caliph

This is nothing but a path of delusion

The worst of roads are the paths of delusion

The Caliph's sodomy is amazing

While the vizier's passive homosexuality is even more so.

One of them buggers, the other gets buggered

That is the only real difference between them.

If the two only made use of each other

They could manage to keep it quiet

But one of them [Amīn] plunged into the eunuch Kawthar

While being fucked by donkeys did not satisfy the other [Faḍl

ibn Rabī]

Lord, take them quickly to Thyself

Bring them to the punishment of hellfire

Make an example of Faḍl and his party

74 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit., p. 71.

75 Ibid., p. 96-97.45

And crucify them on the bridges over the Tigris76!

De telles allégations étaient probablement tout à fait

fantaisistes, il n'empêche qu'elles circulaient largement

parmi le peuple de Bagdad qui choisit de les croire.

Tout au long de ces trois parties, nous avons pu mesurer

l'importance des protecteurs dans la carrière des poètes

professionnels, nous nous pencherons maintenant sur les

relations que ces derniers peuvent entretenir avec leurs

protecteurs.

3) Les relations des poètes professionnels avec leurs

protecteurs

La carrière de poète de cour était largement ouverte aux gens

talentueux issus de toutes les classes sociales. Certains

poètes, tel Ibrāhīm b. al-Mahdī, fils du calife al-Mahdī,

venaient des plus hautes sphères du pouvoir, mais d'autres

étaient d'origine vraiment modeste. Bien sûr, pour se faire

connaître, un poète avait besoin d'un patronage ainsi que de

beaucoup de chance s'il en venait à se rendre aux audiences

califales et de nombreux poètes de talents sont sans doute

restés à jamais dans l'ombre. Malgré cela, le degré de

mobilité sociale atteint par les poètes de cour reste

impressionnant et leurs biographies nous donnent une vision

particulièrement précieuse de la façon par laquelle des

personnes extérieures pouvaient se faire une place en tant que

76 AL-ṬABARI, Annales, op. cit., p. 804-805, trad. abrégée avec des variations basées sur Fishbein trad., p. 58-59, le tout incorporant sa lecture du texte ; d'après H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit., p. 96-97.

46

membres de la cour77.

Cependant, plus le gouvernement devient autocratique et

centralisé, moins le poète a la possibilité d'échapper aux

caprices de ses patrons. Cette vulnérabilité de la figure du

poète à la cour abbasside est clairement révélée dans des

anecdotes concernant les premiers califes, al-Manṣūr, al-

Mahdī, al-Rašīd , où ceux-ci interrogent les poètes sur des

vers suspects de leur composition et sur leurs opinions sous-

jacentes78.

Les poètes bédouins, cela concerne surtout les poètes de

l'époque omeyyade et beaucoup moins ceux de la période

abbasside, qui étaient occasionnellement de passage à la cour

y gagnaient un utile revenu supplémentaire mais restaient

indépendants de leurs patrons d'un point de vue financier.

Tout autre est la situation de la majorité des poètes « à

temps plein » qui vivent dans un environnement urbain, en

particulier les poètes de la cour abbasside qui résident soit

à Bagdad soit à Samarra, et qui dépendaient uniquement de leur

poésie pour vivre, à part s'ils étaient membres de

l'aristocratie comme Ibn al-Mu‘tazz, fils du calife al-Mu‘tazz

ou avaient d'autres talents comme Kušāǧim, la grande majorité

des poètes étaient dans l'obligation d'obtenir et de garder

les faveurs d'un mécène et, pour atteindre cet objectif, le

madīḥ était le seul moyen sûr. Cependant, même ainsi, la

situation du poète de cour à l'époque abbasside demeurait

précaire car, en plus des conflits de personnes, des intrigues

77 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit., p. 117-118.

78 H. KILPATRICK, « The Medieval Arab Poet and the Limits of Freedom », Bulletin (British Society for Middle Eastern Studies), op. cit., p. 96-103. p. 98.

47

des poètes rivaux et d'autres vicissitudes, le patron devait

toujours se trouver dans une situation où il était à même de

remplir son rôle de pourvoyeur, non seulement pour assurer le

minimum vital au poète qui lui est attaché, mais aussi de lui

payer le train de vie luxueux auquel il aspire généralement,

et dont les aléas de la vie le privait souvent.

En conséquence, très peu de poètes pouvaient se permettre de

proclamer publiquement leur loyauté à un protecteur en

disgrâce. C'est ce simple état de fait qui explique les

nombreuses anecdotes sur des poètes s'adaptant vite à une

nouvelle donne comme, par exemple, après la révolution

abbasside ou lors de la défaite d'al-Amīn. Ainsi, de temps à

autre, ceux-ci n'hésitaient pas à réécrire certains vieux

poèmes de leur composition ou à laisser de côté un vers

insultant ici et là.

Même une exception à cette attitude pour le moins versatile

des poètes comme Ḥusayn b.al-Ḍaḥḥāk (m. 250 h/864), le joyeux

convive d'al-Amīn qui s'exila à Baṣra durant le califat d'al-

Ma'mūn, illustre l'importance de l'argent dans la vie de ces

poètes. En effet, celui-ci ne put quitter la cour et subvenir

à ses besoins qu'en puisant dans la somme des présents reçus

du calife précédent79.

Souvent, les relations du poète avec son protecteur sont

cordiales voire chaleureuses à l'image de l'amitié entre le

poète Abū Tammām et son protecteur al-Ḥasan b. Wahb. En effet,

12 poèmes d'Abū Tammām sont dédiés à al-Ḥasan, du simple

billet au panégyrique d’apparat. De plus, à la mort du poète,

79 Ibid. p. 98-99.48

al-Ḥasan exprime sa douleur en vers80. Quant à al-Buḥturī,

l'élève d'Abū Tammām, celui-ci perpétue la tradition instaurée

par son maître en faisant à plusieurs reprises l'éloge d'al-

Ḥasan ainsi que celui de son fils Sulaymān et récite même un

thrène (élégie funèbre) à sa mort81.

Un autre grand de la cour entretient de très bonnes relations

avec ses protégés poètes. Il s'agit d'al-Fatḥ b. Ḫāqān qui

réunit autour de lui de nombreux poètes de qualité, en premier

lieu al-Buḥturi qui lui dédie 29 poèmes et sa Ḥamāsa, mais

aussi Abū ‘Alī al-Baṣīr, Aḥmad b. Abī Fanan qui se fait son

laudateur après avoir été celui de Muḥammad b.‘Abd Allāh b.

Ṭāhir, Ibn Abī Ḥakīm. ‘Alī b. al-Ǧahm prononce son éloge, et

glorifie le magnifique courage qu'il eut en protégeant al-

Mutawakkil de son propre corps contre les miliciens venus

l'assassiner82. Bien plus que de simples mécènes, certains

patrons étaient capables de « lancer » des nouveaux poètes à

la cour et pouvaient jouer un rôle considérable dans la

carrière de ses protégés, tels Alī b. Yaḥyā ibn al-Munaǧǧim

(201 h.-275 h.) dont Jamel Eddine Bencheikh dit que :

« Il s'intéressait particulièrement à leurs requêtes, les

introduisait auprès des califes et des princes, obtenait pour

eux des dons, offrait en leur nom des cadeaux pour leur

assurer la bienveillance protectrice des grands et, lorsque

ses démarches s'avéraient infructueuses, les consolait avec

son propre argent ». Il intervint ainsi en faveur d'Idrīs b.

Abī Ḥafṣa et Ibn Abī Fanan qu'il introduit auprès d'al-

80 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 287.81 Ibid, p. 288.82 Ibid, p. 300.49

Mutawakkil, d'al-Buḥturī qui, grâce à lui parvint jusqu'à al-

Fatḥ b. Ḫāqān et d'Ibn al-Rūmī qui lui dédie 35 pièces

réunissant un total de 1081 vers83.

De plus, les protecteurs sont souvent particulièrement

exigeants car ce sont de fins connaisseurs de poésie qui en

composent eux-mêmes (voir II, les poètes-kuttāb), ce qui fait

dire au poète Ibn al-Rūmī (m.v. 283 h/896):

Le malheur est que nous avons des mécènes lettrés et poètes

Si nous réussissons leur éloge, ils sont jaloux et nous privent

de la récompense.

Si nous échouons, ils nous réprimandent et critiquent nos vers

sans pitié,

Ils se sont érigés en rivaux et en égaux des panégyristes.84

Cet extrait rend bien compte de la difficulté d'être poète de

métier à la cour à cette époque. Face à des commanditaires

eux-mêmes poètes à leurs heures perdues, il se doit

d'exceller, quitte à attirer la jalousie car un mauvais

panégyrique sera jugé sans indulgence.

Pourtant, le facteur économique n'était pas toujours décisif.

L'obéissance servile aux caprices d'un patron afin de

s'enrichir n'empêchait pas nécessairement le poète d'exprimer

ses propres opinions, lesquelles étaient destinées à un

auditoire tout à fait différent.

Cependant, cela pouvait s'avérer dangereux : un poète qui

83 Ibid.84 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m. 247)

contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op. cit., p. 50.

50

exprimait en vers sa sympathie pour le parti alide pouvaient

se voir trahi par un rival qui pourrait réciter les vers en

question au calife abbasside en vue de l'éliminer. Ainsi, par

exemple, le poète mineur ‘Utabi apprend au calife al-Rašīd que

le poète Manṣūr al-Namarī (m. 190 h/805) louait les ‘Alides,

en représailles, ce dernier fut jeté en disgrâce, emprisonné,

torturé et exécuté85.Autre exemple, moins terrible : Le calife

al-Mahdī apprit que le poète Salm b. ʿAmr al-Ḫāsir loua

quelques ‘Alides et le menaça. Mais Salm implora son pardon

dans un long poème et l'obtint86.

Autre exemple, moins terrible : Le calife al-Mahdī apprit que

le poète Salm b. ʿAmr al-Ḫāsir loua quelques ‘Alides et le

menaça. Mais Salm implora son pardon dans un long poème et

l'obtint. P 22 Ibid.) Autre situation dangereuse pour le poète

professionnel, lorsque son auditoire s'en prend à son

panégyrique et le critique comme lorsque al-Buḥturi fait la

louange d'un calife en déclarant que nulle agressivité

n'entache la noblesse du calife, un membre de l'auditoire

rétorque : « Qu'est-ce qui entacherait la noblesse du calife ?

Ceci est plutôt un invective qu'une louange »87. C'est même le

patron lui-même, à fortiori s'il s'agit d'un calife, qui peut

mettre le poète dans une situation franchement inconfortable,

ainsi quand le calife al-Rašīd demande et reçoit des

85 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Aġāni, t. XIII, p. 149 cité dans la thèsede N. EL KHATIB, Etude historique de l’époque abbasside à travers le Kitâb al-Aghânî, op. cit., p. 21.

86 Ibid, p. 22.87 IBN RAŠĪQ (ABŪ ‘ALĪ AL-ḤASAN AL-QAYRAWÂNĪ), éd. MUḤAMMAD ‘ABD AL-QÂDIR

AḤMAD ‘ATÂ, al-‘Umda fī maḥāsin al-shi‘r wa-ādābih, 2 vols. en 1 (Beyrouth 1422 h/2001), p. 228-229 d'après J. SHARLET, Patronage and Poetry in the Islamic World : Social Mobility and Status in the Medieval Middle East and Central Asia, Londres New York 2011, p. 19.

51

invectives à propos de lui venant du poète Abū Nuwās, il

s'exclame : « Si je ne les avais pas moi-même expressément

demandées, j'aurais couvert le sol de ton sang »88. Enfin,

c'est le poète lui-même qui peut provoquer des situations à

risque si elles lui permettent de briller aux yeux de son

auditoire comme, une fois de plus, Le poète bachique et

érotique Abū Nuwās qui alla un jour voir le calife al-Amīn et

lui dit : « J'ai des vers pour toi mais je ne te les

déclamerais pas jusqu'à ce que tu dégages de ton trône et me

laisses m'y asseoir ». Le calife accepta, mais prévînt le

poète des conséquences s'il ne jugeait pas ses vers

satisfaisants et, heureusement pour Abū Nuwās, l'arrangement

finit bien89.

Après nous être plongés en détail dans la production poétique

des poètes professionnels, nous nous intéresserons maintenant

à un autre type de poètes, les poètes-secrétaires.

II) Les poètes kuttāb

A la cour abbasside, le terme arabe kātib (pluriel kuttāb) qui

se traduit généralement en français par le mot « secrétaire »

désigne toute personne dont le rôle ou la fonction consiste à

écrire ou à rédiger des lettres officielles ou des documents

administratifs. Il peut s'appliquer à un secrétaire

88 ABŪ HIFFĀN, ‘Abd Allāh b. Aḥmad b. Ḥarb al-Mihzamī, Akhbār Abī Nuwās, ed. ‘Abd al-Sattār Aḥmad Farrāj (Cairo, 1953), p.71 d'après J. SHARLET, Patronage and Poetry in the Islamic World : Social Mobility and Status in the Medieval Middle East and Central Asia, op. cit., p. 19.

89 ABŪ HIFFĀN, Akhbār Abī Nuwās, p. 70-71 d'après J. SHARLET, Patronage and Poetry in the Islamic World : Social Mobility and Status in the Medieval Middle East and Central Asia, op. cit., p. 31.

52

particulier aussi bien qu'au personnel d'un service

administratif. En fin de compte, il peut désigner un simple

« employé aux écritures » aussi bien qu'un chef de bureau, ou

un secrétaire d'Etat dépendant directement du souverain ou de

son vizir90. Dans cette partie, nous nous intéresseront à la

production poétique de ces kuttāb. En effet ils furent

particulièrement nombreux à la cour à cultiver les muses, ce

qui est à mettre en opposition avec la rareté de la production

poétique parmi les traditionnistes transmetteurs de ḥadīṯ ou

parmi les courtisans exerçant une activité d'ordre purement

intellectuel91.

1) La poésie comme une partie de l'adab – citations de vers

Le mot adab, dont le sens a beaucoup évolué au cours du temps,

a – à l'époque abbasside – le sens de bonne éducation,

d'urbanité et de courtoisie, et désigne plus particulièrement

la somme des connaissances qui rendent l'homme courtois et

urbain. C'est la culture profane (par opposition à ‘ilm : la

science, ou mieux science religieuse : Coran, ḥadīṯ et fiqh)

basée en premier lieu sur la poésie, l'art oratoire, les

traditions historiques et tribales des anciens arabes et aussi

sur les sciences relatives, rhétorique, grammaire,

lexicographie, métrique92.

Dans un premier temps, nous verrons en quoi les citations de

vers forment une partie de l'adab tel qu'il est pratiqué par

90 R. SELLHEIM, D. SOURDEL, « Kātib, Sous le Califat », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

91 KILPATRICK Hilary, «  Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at the History and Sociology of Arabic Literature », Arabica 1997, t. 44, p. 94-128, p. 106-107.

92 F. GABRIELI, « Adab », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

53

les kuttāb.

Tout adīb, c'est-à-dire tout individu connaissant l'adab, terme

dont nous avons vu le sens plus haut, se doit d'avoir une

certaine connaissance de la poésie arabe, en particulier de la

poésie anté-islamique. Et la récitation de vers de poètes

célèbres lors du moment opportun fait partie de l'éloquence,

art cultivé par tous les membres de la cour abbasside.

Ainsi, lors du règne du premier calife de la dynastie, al-

Saffāḥ (règne de 132 h/749 à 136 h/754), celui-ci récite, pour

accompagner sa remarque faite à Dāwūd b.‘Alī « Qui aime la

vie, tombe dans l'humiliation », les vers suivants du poète

jahilite al-A‘šā :

Non, la mort, si je la subis sans faiblesse, n'est pas une

honte, alors que l'existence est en péril93.

Ces citations de vers peuvent se faire, non seulement à

l'oral, mais aussi à l'écrit lors d'un échange épistolaire.

Ainsi ‘Ubayd Allāh b. Sulaymān, vizir donc chef de

l'administration de l'empire sous le règne des califes al-

Mu‘tamid et al-Mu‘taḍid, écrit-il à ‘Ubayd Allāh b.‘Abd Allāh

b.Ṭāhir des vers de Ḥammād b. Muḥammad al-Kātib sur

« l'importance de l'amitié et de savoir saisir les

opportunités lorsque l'on a le pouvoir car qui sait quand les

choses changeront »94.

Un peu plus tard, sous le califat d'al-Rāḍī (règne de 322

h/934 à 329 h/940), lors d'un cercle bachique, Rāḍī :

93 MAS‘ŪDI, Les prairies d'or, op cit., Tome IV 1989, p 938-939, § 2311.94 HILĀL AL-ṢĀBI' (ṢĀBI', Hilāl ibn al-Muhassin), Rusūm Dār al-Khilāfah (The Rules

and Regulations of the ‘Abbāsid Court), op. cit., p 54.54

Invita son frère Hârûn aux pléiades (palais). Hârûn but et

souhaita que son frère lui tînt compagnie. Il se mit à boire du

nabîdh (alcool de dattes) avec lui au point qu’il en ressentit

quelque trouble. A cette époque, il lisait avec moi les poésies

d’Abû Nuwâs. Alors, faisant allusion à son état, je récitai un

vers d’Abû Dhu’aib (poète muḫaḍram m. v. 26 h/649): (tawîl)

« Elle me vit un jour en état d’ivresse, et je lui fis peur, à

[Wâdî] Qurrân ; car les buveurs ont les cheveux en désordre et

poudreux. »

Il comprit ce que je voulais dire et répliqua : « Pourquoi

m’avez-vous fait lire hier le vers d’Abû Nuwâs : (tawîl)

« Il n’y a de chagrin pour moi qu’à me laisser voir dégrisé et

de plaisir que quand l’ivresse me fait bégayer »

Alors , il s’arrêta de boire et s’en alla.95.

Pour les kuttāb, le but est de trouver des vers dont le sens

correspond le mieux à une situation donnée.

Ces vers cités peuvent ainsi éventuellement servir de

répliques cinglantes comme le montre cette citation de vers

d'Ḥasān b.Ṯābit (m. v. 40 h/660), le « poète du prophète » :

Votre père et votre mère sont tous deux de noble naissance,

mais parfois, des parents nobles donnent naissance à un vilain.

Qu’on ne s’étonne pas de vous voir si différent d’eux ! On

trouve bien naturelles les scories de l’argent96.

Toutes ces citations se veulent exactes, c'est-à-dire que les

vers cités sont strictement les mêmes que ceux composés par le95 AL-SŪLĪ Mohammed ben Yahyâ, Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah,histoire de la

dynastie abbaside de 322 à 333/934 à 944.Traduit de l'arabe par Marius Canard, 2 tomes: tome 1, Alger, 1946, p. 59-60.

96 Ibid, p. 66.55

poète.

Cependant dans certains cas, elles peuvent être modifiées

pour correspondre au mieux à la situation présente, surtout

lorsqu'elles se font devant un personnage important comme le

calife où le récitant a peur de faire preuve de maladresse et

de paraître insolent, ce qui pourrait lui attirer des ennuis

avec des peines allant de la bastonnade à la mise à mort en

passant par l'incarcération.

Ainsi, Muḥammad b. Yahyā al-Ṣūlī (m. 335 h/946-947) fait-il

preuve de prudence lorsqu'il récite certains vers devant le

calife al-Rāḍī :

Un jour, comme nous (al-Ṣūlī et al-Munaǧǧim) étions en train de

boire devant lui (al-Rāḍī), j’observai un trait de sa finesse

et de sa vivacité d’esprit, que je considère comme le plus

étonnant de tous. Il avait demandé de qui étaient certains

vers : Ahmed b.Yahyâ Munajjim dit qu’ils étaient de Di’bil.

Quant à moi, j’affirmai qu’ils avaient pour auteur Mohammed b.

al-Hajjâj Bagdadî, ce que contesta Munajjim. « Le dernier râwî,

lui dis-je, qui m’ait récité ces vers comme étant de Mohammed,

c’est votre père, sur la foi d’Abû Haffân, et il l’a consigné

dans ses ouvrages ». Ahmed b. Yahyâ se tut alors et Râdî se mit

à rire. Puis il me demanda de les lui réciter, ce que je fis,

tandis qu’il s’approchait de moi pour mieux entendre :

O ma fortune, longtemps tu as été abreuvée par Muttalib,

et tu n’étais que parterre et jardins (fleuris).

Vous avez par votre générosité rétabli ma situation, bien

plus vous m’avez gâté, et vous m’avez fait trouver

mesquin les bienfaits des autres.

56

Si d’autres ont été généreux avant vous, vous l’avez été

plus qu’eux ; je n’ai jamais été satisfait par qui que ce

fût, avant vous.

En réalité, le dernier vers n’est pas ainsi. Le poète avait

dit : « Si d’autres sont généreux après vous, vous l’avez été

plus qu’ils ne le seront ; je ne serai jamais satisfait par qui

que ce soit après vous ». Mais il ne me paraissait pas

convenable de le réciter avec les mots « après vous » dans le

premier comme dans le second hémistiche. C’est pourquoi je fis

ce changement. Ahmed b. Yahyâ dit alors : « Mohammed b.Yahyâ

Sûlî modifie les vers quand il les récite. Ce n’est pas ainsi

qu’a dit le poète ». « Comment a-t-il dit ? Demanda le calife.

« Si d’autres sont généreux après vous... ». Râdî comprît que

j’avais fait exprès de changer l’expression, en raison du sens

qu’elle peut comporter, chose que n’avait pas comprise Ahmed b.

Yahyâ, et il lui dit : « C’est la version de Sûlî, et l’autre

version est la vôtre. [...] Mais par Dieu, Sire, ce sont bien

là les mots du poète, répliqua Ahmed, et c’est ainsi que mon

père m’a récité ces vers. [...] Je sais comment votre père vous

a aussi récité ses propres vers : si vous êtes Quraich (la

tribu de Muḥammad, le prophète de l'islam), doucement ! » Ahmed

se tut et l’entretien se termina sur ces mots97.

Cependant, si la récitation de vers est effectivement une pratique

largement répandue dans le milieu des secrétaires, ceci n'empêche

nullement à ceci de composer également leurs propres vers qui font,

de plus, souvent office de moyen de communication.

2) Utilisation de la poésie comme un moyen de communication

97 Ibid, p. 105.57

- billets

A la cour abbasside, les secrétaires ont l'habitude de

s'échanger des billets en vers, c'est-à-dire de courtes pièces

excédant rarement une dizaine de lignes. On peut considérer

que ces pièces sont de la poésie épistolaire car il s'agit de

missives entre poètes et secrétaires et que billets et

réponses utilisent, de règle, le même mètre et la même rime.

De plus ces poèmes sont motivés par les circonstances les plus

diverses de la vie quotidienne, celles qui ne prennent pas, en

général, place dans la poésie d'apparat98.

Par exemple, le secrétaire et vizir Sulaymān b. Wahb (m. 272

h/885), qui se targue de poésie, se voit adresser des

suppliques et des placets le plus souvent versifiés.

L'obligation de répondre en utilisant la même rime et le même

mètre impose un véritable exercice de style et entraîne, chez

les secrétaires rompus à la pratique du saǧ‘, la prose rimée

et rythmée, l'usage des figures du badī‘ : c'est à dire les

innovations des poètes abbassides en matière de figures de

rhétorique99 . Les billets poétiques, par leur fréquence même

et la futilité des motivations qui les dictent, provoquent non

seulement la banalisation des thèmes (comme à propos d'al-

Ḥasan b. Wahb) mais aussi le maniérisme de l'expression (comme

à propos d'Ibrāhīm b. al-‘Abbās al-Ṣūlī (m. 243 h/857)).

En fait, ces billets versifiés sont la norme à la cour

abbasside, tous les courtisans les utilisent pour toutes

sortes de sujets, comme le montre l'exemple suivant :

Un jour où c’était le tour de « service » (service de

98 Ibid, p. 286.99 M. KHALAFALLAH, « Badī‘ », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

58

courtisan) de Sūlī auprès de Rādī alors encore prince, il tomba

malade. Il lui envoya un billet pour s’excuser de cette

indisposition qui l’empêchait d’accomplir ses devoirs, et il

écrivit au dos :

Un billet m’est parvenu qui m’a causé de la tristesse, parce

qu’il m’apportait la plainte d’un ami.

L’intimité a fait place à l’éloignement, et le jour de joie a

été changé en un jour de chagrin.

(A ces deux vers, Sūlī répond par une petite pièce dans

laquelle il remercie Rādī, dont la lettre a, dit-il, amené sa

guérison, et se glorifie de la place de choix qu’il occupe

auprès du prince, parmi ses commensaux)100.

L'échange de billets entre kuttāb ou avec un poète

« professionnel » peut créer une véritable correspondance

telle celle entre al-Ḥasan b. Wahb et le vizir Ibn al-Zayyāt

(dont al-Ḥasan fut le secrétaire et l'intime) avec qui il

échange des billets d'excuse et d'amitié. Il se désole d'aimer

la même femme que son ami basrien al-Ḥasan b. Ibrāhīm b.

Riyāḥ, et en profite pour soupirer d'amour. Il est aussi lié à

Abū Tammām par une fidèle et sincère affection, ils se

disputent un bel éphèbe, partage une agréable soirée, offre

des cadeaux. Il chante enfin sa passion pour une ǧāriya (qayna)

du nom de Banān101.

Certains secrétaires se sont même spécialisés dans ce type de

poésie. Comme al-Ḥasan b. Wahb dont le Dīwān, assez important

puisque de cent feuillets d'après Ibn al-Nadīm, serait

constitué de courtes pièces excédant rarement une dizaine de100 AL-SŪLĪ Mohammed ben Yahyâ, Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah, histoire de la

dynastie abbaside de 322 à 333/934 à 944. op.  cit., t. I, p. 104.101 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II

e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 286.

59

vers102. De même pour Ibn Bassām dont la renommée repose sur ses

épigrammes, très brèves mais percutantes. On rapporte de

nombreuses anecdotes sur ses relations avec les grands de son

temps qu’il ne ménageait guère, s’attaquant aussi bien aux

califes et à leurs ministres qu’à ses propres parents103.

- Poésie politique

Les secrétaire-poètes n'ont pas seulement une production

poétique d'agrément, qui atteste leur statut d'adīb, c'est-à-

dire de leur maîtrise de l'adab dans tous ses composants, ou

une production de simples billets inoffensifs concernant la

vie de la cour. La poésie peut être également une arme dans

les mains des kuttāb, un moyen d'attaquer leur adversaire ou au

contraire de faire la louange de leurs appuis. Pour cela, les

poètes-kuttāb vont utiliser les mêmes codes que les poètes

« professionnels », à savoir les différents genres poétiques

que nous avons vus plus haut et la forme phare de la poésie

arabe, à savoir la qasīda.

Souvent, les secrétaires n'hésitent pas à donner leur avis sur

les évènements marquants de la vie de la cour, tel, au tout

début de la dynastie, le meurtre d'Abū Salama (m. 132 h/750),

premier vizir du calife al-Saffāh, éliminé car suspecté de

sympathies ‘Alides potentiellement dangereuses pour la

nouvelle dynastie. Ce qui fait dire à Sulaymān b.al-Muhāǧir

al-Baǧalī :

Le crime inspire quelquefois de la joie, et souvent on devrait

102 Ibid, p. 285.103 C. PELLAT, « Ibn Bassām », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

60

se réjouir de ce qui inspire de la répugnance.

Le vizir, le ministre de la famille de Muhammad, vient de

périr, et tu fais ton vizir de celui qui te hait !104

Autre exemple de poésie de cour très politique, les poèmes de

Muḥammad b.‘Abd al-Malik Ibn al-Zayyāt, vizir sous al-

Mu‘tasim, al-Wāṯiq et al-Mutawakkil.

Le premier poème est une qaṣīda concernant Ibrāhīm b. al-Mahdī

et sa malheureuse aventure califale. D'après le Kitāb al-Aġāni, il

l'écrivit pour obliger Ibrāhīm (b. al-Mahdī) à rembourser

l'emprunt fait à son père, mais ne le remit pas à al-Ma'mūn,

ce qui paraît douteux. En fait, l'intérêt de cette qaṣīda

réside dans ses allusions à l'affaire d'al-Amīn (règne de 193

h/809 à 198 h/813) et à la désignation de l'imām chiite ‘Alī

al-Riḍā (m. 203 h/818) comme dauphin par al-Ma'mūn et par

l'accusation portée contre le « calife-chanteur » Ibrāhīm b.

al-Mahdī d'être le champion des nābita (c'est-à-dire des

hanbalites dans leur lutte contre les mu'tazilites soutenus,

eux, par al-Ma'mūn)105.

D'autre part, à la cour, la compétition pour avoir la faveur

des grands est féroce parmi les kuttāb, et ceux-ci n'hésitent pas

à s'accuser entre eux comme dans un autre poème politique de

Ibn al-Zayyāt, un pamphlet très violent contre deux chefs

turcs – Ašnās et Itāḫ – et leurs secrétaires respectifs Aḥmad

b. al-Ḫaṣīb (m. 265 h/879), futur vizir, et Sulaymān b. Wahb,

qu'il aurait présenté comme l'œuvre d'un chef militaire. Ceci

104 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op cit., Tome IV 1989, p. 953, § 2349.105 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique, op. cit., p. 287.61

hâta l'adoption par al-Wāṯiq de sévères mesures à l'encontre

des secrétaires car il y est accusé de laisser le califat aux

mains de deux d'entre eux, d'admettre leurs exactions et leurs

injustices et de leur permettre d'accumuler des richesses

innombrables. Le poème se termine par une exhortation à leur

faire le sort qui fut jadis celui des Barmécides, la mort106.

Autre exemple, l'accusation publique d'ignorance, d'incapacité

et de manque de sérieux faite à Ibrāhīm b. al-‘Abbās al-Ṣūlī

(m. 243 h/857) par Aḥmad b.al-Mudabbir en vers. D'ailleurs, en

réponse, Ibrāhīm compose deux vers dans lesquels il reconnaît

honnêtement que l'accusation était fondée107.

Ces accusations peuvent aussi donner lieu à des satires plus

ou moins grossières, telle celle d'Abū ‘Uṯmān Sa‘īd b. Ḥumayd

(m. v. 260/874) adressée à Ibrāhīm b. al-‘Abbās al-Ṣūlī qu'il

décrit comme prenant la parole « semblable à un âne mâchant

son mors »108.

En fait, les kuttāb peuvent également s'illustrer dans les mêmes

types de poésie que les poètes professionnels, à commencer par

le panégyrique. C'est ainsi que le secrétaire Ibrāhīm b. al-

Mudabbir (m. 279 h/892-893), d'après le Kitāb al-Aġanī, compose un

panégyrique à l'occasion d'une maladie d'al-Mutawakkil109.

Les vers, chez les kuttāb, peuvent également servir pour

adresser des suppliques, à l'exemple de celle d'Ibrāhīm b. al-

Mudabbir adressée à ‘Abd Allāh b. Ḥamdūn (m. 317 h/929) pour

qu'il intercède auprès du vizir al-Fatḥ b. Ḫaqān (m. 247/861)

et du calife al-Mutawakkil et à des remerciements comme ceux

envoyés par le même Ibrāhīm à Muḥammad b.‘Abd Allāh b. Ṭāhir

106 Ibid, p. 287.107 Ibid, p. 290.108 Ibid, p. 291.109 Ibid, p. 291.62

(m. 296 h/908-9) pour une intervention faite en sa faveur110.

De nombreux kuttāb sont célèbres pour leur production poétique,

un des plus fameux est sans conteste Muḥammad b. Yahyā al-Ṣūlī

(m. 335/947) dont la production rivalise avec celle des poètes

professionnels comme l'illustre l'anecdote suivante :

J’avais, ainsi que le calife me l’avait ordonné, transformé la

pièce que j’avais composée en dâd, sur la rime de Murtadi, en

une autre également en dâd sur la rime de Râdî. Quand nous fûmes

arrivés auprès de lui ce jour-là, Ahmed b. Yahyā et ‘Alī

b.Hârûn lui récitèrent deux poésies dans lesquelles ils le

félicitaient de son avènement au califat et décrivaient leur

bonheur et leur satisfaction. Il écouta attentivement leurs

vers et manifesta son admiration pour l’une et l’autre poésie.

Puis il m’invita à lui réciter ma pièce en dâd, ce que je fis.

Je vais la rapporter ici, car elle n’est pas de ces poésies que

repousse le cœur et que l’oreille refuse d’entendre. J’y fais

aussi l’éloge de Mohammed b. Yâqût et du vizir

(Sûlî commence sur le même thème que la pièce primitive

analysée plus haut ; puis il exalte le calife, dont il célèbre

la parfaite éducation, la science et la générosité. Il décrit

ensuite sa propre situation et ses chagrins pendant le temps où

il a été séparé du prince. Puis il fait l’éloge de Mohammed b.

Yaqût et loue son dévouement pour le calife. Il parle ensuite

du vizir Ibn Muqla, de son activité, de son habilité et de ses

aptitudes financières et termine en souhaitant au calife de

fêter le Naurûz [nouvel an perse] pendant de longues années).

Le calife, qui était un connaisseur et un critique en matière

de poésie, me dit qu’il ne connaissait rien de semblable à

cette pièce en dâd, chez les anciens et les modernes. « C’est110 Ibid, p. 291.63

votre dard que vous avez jeté, me dit-il, tel le dard avec

lequel frappait ‘Ajjâj, quand il disait : Dieu a restauré la

religion, et elle est maintenant restaurée... ». « Dieu vous

conserve, Sire, répondis-je. J’ai encore beaucoup d’autres

dards comme celui-là »111.

Cette comparaison faite par le calife al-Rāḍī du talent

poétique de Muḥammad b. Yahyā al-Ṣūlī avec le poète arabe de

la tribu de Tamīm al-ʿAǧǧāǧ (m. 97 h/115) est particulièrement

flatteuse. En effet, ce dernier est resté célèbre pour la

richesse de son vocabulaire et son grand respect des règles

classiques de la versification dans ses qaṣā'id112.

Autre exemple, encore plus explicite, de la reconnaissance par

ses contemporains du grand talent poétique de ce kātib, cet autre

passage de son Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah concernant la

victoire de l'émir turc Abulwafā' Tūzūn à la bataille du Nahr

Diyālā, affluent du Tigre situé au centre-est de l'Irak. 

Des poètes récitèrent des vers vantant la résolution et le

jugement dont l'émir et Abū Ǧa‘far avaient fait preuve. Mais

ils n'obtinrent pas auprès des auditeurs un succès

satisfaisant. Tous me dirent : « Un événement aussi important

et une victoire aussi glorieuse ne trouveront-ils pas un

panégyriste qui les fasse connaître et les transmette à la

postérité ? ». Alors je composai, en dhul-hijja (25 juillet-23

août) les vers suivants : (kāmil)

Ainsi, al-Ṣūlī vante les mérites guerriers de Tūzūn, « bras du

califat et prince des émirs », à qui Dieu a donné la victoire.

Il décrit la frayeur qu'il inspire aux ennemis, la facilité

111 AL-SŪLĪ Mohammed ben Yahyâ, Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah,histoire de la dynastie abbaside de 322 à 333/934 à 944, op cit., tome I : Histoire d'al-Radi, p. 63-64.

112 C. PELLAT, " al-ʿAd̲j̲d̲j̲ād̲j̲", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

64

avec laquelle il vient à bout d'eux. Les plus puissants

seigneurs s'inclinent devant lui, et l'émirat refuse de se

donner à un autre [271, v. 12]. Son succès lui vient non

seulement de sa force propre, mais aussi des conseils qu'il

reçoit du « prince des conseillers » Muḥammad b. Yaḥyā b.

Šīrzād. Suit l'éloge d'Ibn Šīrzād « ornement de l'art du

secrétaire », et fils d'un ancien chef de la chancellerie des

califes ; il le félicite d'avoir triomphé de la conspiration de

ses ennemis. Sūlī revient ensuite [272, v. 8] à l'éloge de

Tūzūn dont le sabre a achevé l'œuvre d'Ibn Šīrzād et coupé le

mal dans sa racine. Il le décrit encore une fois dans la

bataille, ferme et résolu, jetant l'effroi sur les ennemis. Il

le loue enfin [273, v.3] d'avoir rendu l'abondance à Bagdad

après la disette ; il rappelle qu'il s’est déjà distingué à

l'époque de Baǧkam et vante la puissance à laquelle il est

arrivé par ses mérites.

Cette poésie est suivie d'une autre, composée par Sūlī dans une

autre circonstance, à l'éloge de Tūzūn (273, v. 9-10 : Lorsque

l'émir Abulwafā' Tūzūn prit comme secrétaire Abū Ǧa‘far

Muḥammad b. Šīrzād et qu'il vint à Bagdad, je me rendis chez

lui et lui récitai les vers suivants...).

Cette pièce commence par un tašbīb, un prélude en poésie

amoureuse. Ṣūlī, faisant ensuite allusion à la robe d'honneur

conférée à Tūzūn par Muttaqī, félicite l'émir d'avoir obtenu

l'émirat qu'une fortune contraire et injuste avait jusque-là

donné à d'autres [274, v. 3]. Maintenant la promesse contenue

dans son nom, Abulwafā', a été accomplie (wafā : accomplir).

Cette distinction ajoute encore à la gloire des Turcs, dans la

personne de leur plus glorieux émir, entouré de tous les chefs

turcs éminents. Ṣūlī loue en lui le « Vivificateur de

l'Empire » (muḥyī al-dawla), titre qu'il lui demande de prendre

[275, v.1]. Il vante son audace et son courage au combat, et

65

son jugement. Il lui rappelle qu'il lui a prédit son succès et

a reçu à cette occasion la promesse d'une récompense. Il fait

ensuite l'éloge d'Ibn Šīrzād et de ses qualités d'intelligence

et de décision et termine par des vœux à l'adresse de l'émir113.

Ces poèmes traitant des sujets politiques brûlants à l'époque

peuvent même mettre en danger le secrétaire qui en est

l'auteur, dont le nom peut être, en conséquence, dissimulé.

Ainsi al-Ḥasan b.Wahb, ayant écrit un thrène à la mémoire

d'Ibn al-Zayyāt peu après son exécution dans lequel il attaque

vivement la dynastie régnante, peut être une telle amertume

est-elle dû à sa condition de chrétien, dissimula avec soin ce

poème et s'en défendit d'en être l'auteur. A sa mort aurait

été retrouvé un manuscrit de ce poème écrit de sa propre

main114.

- Poésie de demande

Il s'agit de poèmes dans lesquels le kātib formule une demande

concrète, en réclamant en général de l'argent sonnant et

trébuchant ou quelque objet précieux.

Ainsi, al-Ṣūlī compose un poème pour le calife al-Rāḍī qui lui

a promis une bague. Il la lui offre une fois que Ṣūlī a

composé son poème dont il est très satisfait.

Comme Rāḍī m'avait promis une bague dont j'avais admiré la

beauté, je lui adressai un poème dans lequel je lui demande de

me l'envoyer. Il me répondit : « La seule joie que j'éprouve113 Ibid, Tome II : Histoire d'Al-Muttaqī. p. 111.114 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II

e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », op cit., p. 287.

66

est de recevoir quelque chose qui vient de vous. Faites-moi

donc parvenir des vers en sād sur la rime fass (chaton de

bague). » Je composai alors le poème suivant que je lui

envoyai: (ṭawīl)

Le prince me fit alors envoyer une bague au chaton de hyacinthe

couleur d'azur, et y joignit un cadeau. Il m'écrivit : « Je ne

connais aucun poète ayant composé une semblable pièce en sād, et

si je vous ai lésé [en réduisant] la valeur de mon présent,

c'est par nécessité et non de mon plein gré, en attendant, si

Dieu le veut, un redressement de la fortune115.

Après s'être intéressé à la production poétique des poètes

professionnels et des secrétaire-poètes, nous passons à celle des

qiyān.

III) Les qiyān

Une autre catégorie de praticiens, ou plutôt de praticiennes,

de la poésie à la cour abbasside est représenté par les qiyān

(esclaves-chanteuses, au singulier qayna). Ces femmes, formées

depuis l'enfance au chant et à la poésie, existaient déjà dans

l'Arabie préislamique mais leur activité connaît un grand

développement à partir du califat omeyyade où se créent dans

les villes saintes du Ḥijaz (la Mecque mais surtout Médine) au

Ier/VIIe siècle de véritables écoles de musiciens et de

chanteurs. Ces écoles forment de nombreuses qiyān qui suivent

une éducation musicale et poétique assez poussée. Les

meilleures élèves de l’école médinoise trouvent d'ailleurs

115 AL-SŪLĪ Mohammed ben Yahyâ, Akhbar al-Radi Billah wa al-Muttaqi Lillah,histoire de la dynastie abbaside de 322 à 333/934 à 944, op. cit., Tome I : Histoire d'al-Radi, p. 78-79.

67

aisément preneurs en Irak, tout particulièrement à Baṣra, où

ne tarda pas à prendre naissance une nouvelle école, rivale de

celle de Médine, qui forma quelques-unes des chanteuses les

plus renommées de la cour de Bag̲dad. Une fois à la cour, bien

des qiyān étaient capables d’écrire de brefs poèmes et

d’improviser des pièces de circonstance, concurrençant, sur ce

chapitre, les poètes avec qui elles rivalisaient de

virtuosité.

Parmi les esclaves-chanteuses présentes à la cour Abbasside,

on peut citer : Baḏl116, qayna d’al-Hādi et d’al-Amīn, Mutayyam

al-Hāšimiyya117, Šāriya118 adoptée par Ibrāhīm ibn al-Mahdī et

dont Ibn al-Muʿtazz ne jugea pas indigne d’écrire la

biographie.

Cependant, la plus célèbre esclave-chanteuse à avoir jamais

résidée à la cour de Bagdad était ‘Arib (m. 890), une femme

célèbre pour sa beauté, son sang-froid, et son talent de

joueuse de luth, poétesse et chanteuse. Celle-ci a vécu

jusqu'à l'âge de quatre-vingt-seize ans, après avoir servi à

la cour de cinq califes. Elle a commencé sa carrière sous le

calife al-Amīn (règne de 809 à 813) et si l'unique mention

dans le Kitāb al-Diyarat d'al-Šabušti (m. 998) est véridique, elle

a commencé sa carrière comme ġulamiyya, garçonne, c'est à dire

comme une femme travestie en garçon. Le passage qu'a connu

‘Arib en tant que ġulamiyya s'explique sans doute par les

préférences sexuelles d'al-Amīn pour les jeunes garçons. Pour

lui, une jeune fille habillée en garçon devait sûrement être

116 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Ag̲h̲ānī, éd. Beyrouth, t. XVII, p. 32-37 d'après C. PELLAT, " Ḳayna ", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

117 Ibid, t. VII, p. 280-293.118 Ibid, t. XV, p. 320-328.68

particulièrement désirable. D'ailleurs, c'est sa mère,

Zubayda, qui la première, en vint à l'idée d'avoir des

esclaves-chanteuses travesties qui le divertiraient afin

d'inciter son fils à donner un héritier au califat119.

Dans la production poétique des qiyān sont largement célébrés

les reproches amoureux (ʿitāb), les lamentations sur les

séparations forcées y abondent aussi; on y rencontre cependant

également des éloges de personnages de haut rang, des élégies

sur la mort du maître, des pièces dans lesquelles des qiyān

éloignées de leur pays natal expriment leur nostalgie; le vin,

les descriptions y occupent aussi leur place, à côté des

épigrammes, fort en honneur dans ces milieux raffinés.

Ces femmes avaient reçu une éducation soignée ; elles

devaient faire preuve de talent et de connaissances étendues

en matière de langue et de poésie arabe puisqu’on nous dit

qu’al-Rašīd, avant de prendre une décision, chargea al-Aṣmaʿī

d’en interroger une, qui répondit à son examinateur avec une

telle assurance qu’elle «semblait lire les réponses dans un

livre»120 . En fait, l'apprentissage de la langue arabe par une

qayna était souvent aussi poussé que leur instruction musicale

car beaucoup de ces esclaves n'avaient pas l'Arabe comme

langue maternelle. De manière assez exceptionnelle, on trouve

des cas de qayna qui recevaient une éducation plus approfondie.

On peut ainsi lire dans les Mille et une nuits (Alf layla wa layla) que

Tawaddud, une qayna du calife Hārūn al-Rašīd, avait étudié la

grammaire, la poésie, le droit, la philosophie, le Coran, les119 K. RICHARDSON, « Singing Slave Girls (Qiyan) of the ‘Abbasid Court in

the Ninth and Tenth Centuries », dans Children in Slavery Through the Ages, éd. G.Campbell, S. Miers, J. C. Miller. Athens (Ohio) 2009, p. 114.

120 AL-ANBĀRĪ, Nuzha, éd. ‘A. ĀMIR, p. 72-73 dans C. PELLAT, " Ḳayna ", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

69

mathématiques, le folklore arabe, la médecine, la musique, la

logique, la rhétorique et la composition. Même s'il s'agit

d'un recueil de contes dont le contenu peut s'avérer

discutable, ce n'est certes pas une coïncidence si Tawaddud

est décrite comme étant la propriété d'un calife car avec une

éducation de ce calibre, elle aurait été trop chère pour la

grande majorité des muqayyinun (propriétaires de qiyān)121.

Grâce à l’école fondée par Ibrāhīm al-Mawṣilī et développée

par son fils Isḥāq, lui-même formé en partie par une qayna du

nom de ʿAtīqa, Bagdad tendait, au début du IIIe/IXe siècle, à

ravir la prééminence à Baṣra, qui n’avait d’ailleurs pas

réussi à mettre totalement fin au monopole de la formation des

qiyān dont avait joui l’école médinoise.

Souvent, une ou plusieurs qiyān de cette catégorie étaient

offertes au calife, notamment Maḥbūba, don d’Ibn Ṭāhir à al-

Mutawakkil, sur laquelle nous reviendrons ; cependant, il

arrivait que le souverain fixât lui-même son choix: al-Wāṯiq,

après avoir entendu chanter Qalam al-Ṣāliḥiyya au cours d’une

séance privée, manifesta le désir de l’acheter.

Sur le plan littéraire, les qiyān ont contribué au

développement de la poésie dite moderniste tant par leurs

propres compositions, dont la valeur est, par la force des

choses, très variée, que par leur fonction d’inspiratrices des

poètes. A l’apogée de la civilisation abbasside, certaines

d’entre elles tenaient de véritables salons littéraires où,

tout en écoutant de la musique et des chants, les participants

121 K. RICHARDSON, « Singing Slave Girls (Qiyan) of the ‘Abbasid Court in the Ninth and Tenth Centuries », op. cit. p. 110.

70

faisaient assaut d’esprit et d’improvisation. Innombrables

sont les poètes qui, inspirés par des qiyān, ont célébré leur

séduction ou se sont plaints de leur cruauté; il faudrait

citer à ce propos presque tous les grands noms de la poésie

moderniste, quoi qu’en pense Ibn Qutayba qui, dans

l’introduction de l’Adab al-kātib, fulmine contre les scribes de

l’administration dont l’idéal est de réciter des «vers de

mirliton» à la louange d’une qayna122.

Le poète abbasside Ibn al-Rūmī (m. 896) décrit dans son poème

« Wahid l'esclave-chanteuse d'Amhamah » le pouvoir envoûtant

de séduction d'un qayna : « Ô mes deux amis, Wahid m'a

assservi... Les hommes libres sont asservis par elle ».

Pourtant, décrire sa beauté physique s'avère complexe, et

quand on le demande au poète, celui-ci réplique : « C'est aisé

et difficile en même temps. / Il est facile de dire qu'elle

est la plus belle des créatures, sans aucune exception, / mais

il est difficile de décrire sa beauté. » Ibn al-Rūmī fait

aussi le lien entre sa beauté et sa grâce lors de sa

performance musicale, son attrait apparaît ainsi comme

facilement reconnaissable, mais difficile à expliquer, et

semble constitué de nombreux éléments. En fait sa poésie, ses

talents de chanteuse et sa beauté forment un tout qui charme

son auditoire.123

Ainsi il apparaît clairement que la pratique de la poésie, et

tout particulièrement les joutes poétiques, n'étaient pas

l'apanage des hommes, les qiyān y participent également

122 G. LECOMTE, Mélanges Massignon, t. III, p. 51 dans C. PELLAT, " Ḳayna ", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

123 K. RICHARDSON, « Singing Slave Girls (Qiyan) of the ‘Abbasid Court in the Ninth and Tenth Centuries », op. cit., p. 111.

71

activement. D'ailleurs la poétesse ‘Inān (m. 226/840), qui

connut une grande célébrité dans la deuxième moitié du

IIème/VIIIème siècle et considérée comme la première femme à

avoir connu la gloire littéraire sous les Abbassides a bâti sa

réputation sur sa capacité à improviser124. De même Faḍl, la

maîtresse de Sa‘īd b.Ḥumayd et servante d'al-Mutawakkil tenait

salon et s'engageait dans des joutes poétiques avec des poètes

reconnus comme Abū Dulaf al-Qāsim al-‘Iǧli (m. 226 h/840) ou

‘Alī b. al-Ǧahm (m. 249 h/863)125. En fait, les esclaves-

chanteuses sont l'un des pivots de la société de cour

abbasside126.

Un cas typique de parcours d'une esclave-chanteuse talentueuse

est illustré en la personne de Maḥbūba sur laquelle Mas‘ūdi

s'attarde longuement dans Les prairies d'or et au sujet de laquelle

il dit :

§ 2967. – ‘Alî b.al-Djahm raconte le fait suivant:

Lorsque le Commandeur des Croyants, Dja‘far al-Mutawakkil ‘alà

llâh fut élevé à la dignité de calife, il reçut des cadeaux

proportionnés au rang de ceux qui les lui offraient. Dans le

cadeau d'Ibn Tâhir (‘Abd Allāh b. Ṭāhir b. al-Ḥusayn)

figuraient deux cents esclaves des deux sexes et, parmi eux,

une jeune femme nommée Mahbûba (Maḥbūba) ; son premier maître,

un habitant de Taïf, avait soigné son éducation, cultivé son

intelligence et l'avait enrichie des connaissances les plus124 J. E. BENCHEIKH, « ‘Inan », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.125 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », dans T. BIANQUIS,

P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, op. cit., p. 350.

126 EAD., « Chapitre XXII : Entre la taverne et la cour, les poètes de l'amour, de la nuit et du vin », p. 333, dans T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, op. cit.

72

variées ; elle faisait des vers qu'elle chantait en

s'accompagnant sur le luth, et réussissait, en un mot, dans

tout ce qui distingue les gens de mérite ; aussi fut-elle bien

accueillie d'al-Mutawakkil ; il lui donna une place importante

dans son [VII, 282] cœur et lui accorda toutes ses

préférences.127

Ainsi il apparaît clairement dans ce paragraphe que Maḥbūba,

malgré sa condition d'esclave offerte comme cadeau lors de

l'intronisation du calife al-Mutawakkil, a reçu une éducation

soignée dans la ville de Taïf, au Hijaz dans toutes les

disciplines constituant l'adab. C'est cette éducation qui lui

permet de briller à la cour et même de battre, lors d'une

improvisation en vers, le célèbre poète ‘Alī b. al-Ǧahm, comme

le racontent les deux paragraphes suivants :

§ 2968. – J'entrai un jour chez al-Mutawakkil, ajoute

‘Alî, pour boire en sa compagnie ; quand j'eus pris place, le

calife se leva et pénétra dans une des pièces réservées, puis

il revint en riant et me dit : « Mon cher ‘Alî, en entrant

[dans le harem], j'ai rencontré une esclave qui avait tracée

sur sa joue, en lettres de musc, le nom de Dja‘far ; je n'ai

rien vu d'aussi charmant. Trouve quelques vers sur ce sujet. –

Moi seul, Seigneur, lui demandai-je, ou Mahbûba avec moi ? –

Non, toi et Mahbûba ». Cette jeune esclave, se faisant apporter

une écritoire et du papier, alla plus vite que moi pour

composer des vers ; elle saisit ensuite son luth et chanta à

mi-voix ; après avoir préludé sur son instrument jusqu'à ce

qu'elle eût donné un corps à la mélodie, elle sourit pendant un

instant puis, avec la permission du calife, elle chanta ces

vers (attribués à la poétesse Faḍl ou à Maḥbūba) :127 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op. cit., tome V 1997, p. 1211, § 2967.73

Parfois une femme trace sur ses joues avec du musc le mot Dja‘far ; je

donnerais ma vie pour l'endroit charmant où le musc a laissé son empreinte.

[VII, 283] Si elle a confié à sa joue des lettres parfumées, elle a gravé

dans mon cœur de longues lignes d'amour.

Voyez cette esclave qui soumet à ses lois son propre maître, en secret

comme en public.

Voyez ces yeux qui ont contemplé un homme tel que Dja‘far ; que Dieu

répande sur Dja‘far la pluie de Ses bienfaits !

§ 2969. – ‘Alî poursuit ainsi son récit : Cependant mon

imagination flottait incohérente, et il me semblait que je ne

trouverais pas le premier mot d'un vers. « Eh bien, ‘Alî, me

demanda le calife, où en es-tu de ce que je t'ai commandé ? –

Pardon, Seigneur, répondis-je, je confesse que ma verve est

absente ». – Depuis lors et jusqu'à sa mort, al-Mutawakkil ne

cessa de me lancer ce souvenir à la tête et d'en prendre texte

pour me railler.128

Cependant malgré tous leurs talents, les qiyān restent des

êtres doublement inférieurs aux yeux des grands de la cour

qu'elles fréquentent, d'abord car ce sont des femmes dans une

société patriarcale, ensuite parce qu'elles sont des esclaves

propriétés de leurs maîtres. Ceci explique les moqueries d'al-

Mutawakkil décrites par Mas‘ūdi au paragraphe 2969 car

l'absence de réponse du poète professionnel ‘Alī b. al-Ǧahm à

la chanson de Maḥbūba, une inférieure, est vécue comme une

humiliation et donc l'objet légitime des railleries du calife.

Cette condition d'esclave de la qayna Maḥbūba est d'ailleurs

rappelée un peu plus loin dans Les Prairies d'Or au paragraphe

128 Ibid, tome V, p. 1211-1212, § 2968-2969.74

2972, où, après l'assassinat de son propriétaire, le calife

al-Mutawakkil, elle est revendue et connaît un triste destin:

§ 2972. – Après le meurtre du calife, rapporte ‘Alî (‘Alī

b. Yaḥya al-Munaǧǧim), Mahbûba fut, avec bien d'autres esclaves

de la cour, dévolue à la maison de Bughâ (en fait il s'agit de

Waṣif et non de Buġā, il s'agit là d'un lapsus de l'auteur)

l'aîné. Un jour que j'entrai chez ce dernier pour boire en sa

compagnie, il fit écarter le rideau et, sur son ordre, ses

esclaves s'avancèrent brillantes d'ornements et de parures ;

seule Mahbûba se montra sans bijoux ni vêtements de prix et

vêtue de blanc (en signe de deuil) ; elle s'assit rêveuse et la

tête baissée. [VII, 286] Wasîf l'invita à chanter, mais elle le

pria de l'excuser ; alors, il l'en adjura et fit apporter un

luth, qu'on posa sur les genoux de l'esclave. Se voyant dans la

nécessité d'obéir, elle garda le luth sur ses genoux et s'en

accompagna pour le morceau suivant, qu'elle improvisa :

Comment la vie pourrait-elle me plaire, si je ne rencontre plus Dja‘far,

Ce roi que j'ai vu souillé de poussière et de sang ?

Quiconque souffrait d'inquiétude et de maladie a retrouvé la santé,

Excepté Mahbûba qui, si elle savait que la mort s'achète,

L'achèterait de tout ce qu'elle possède, pour être portée au tombeau.

Wasîf, irrité de ce souvenir, envoya l'esclave en prison ; elle

y fut enfermée et, depuis, on n'a plus entendu parler d'elle.129

Ainsi, la condition de qayna, aussi douée soit-elle, reste

celle d'une esclave soumise à la volonté de son maître et

Maḥbūba, en refusant d'obéir à son nouveau maître car portant

le deuil de l'ancien, ce dernier fut-il calife, outrepasse sa129 Ibid, tome V, p. 1212-1213, § 2972.75

condition et se voit punie pour cela par l'emprisonnement.

Autre aspect peu reluisant inhérent à la condition de qayna,

l'exploitation sexuelle dont celles-ci peuvent faire l'objet.

En effet, les esclaves-chanteuses possédées par les nobles, à

l'inverse de celles possédées par les califes, étaient louées

à des clients en tant que chanteuses et, parfois, en tant que

prostituées130. Bien que le Coran interdise explicitement cette

pratique (verset 24:33 qui commande aux musulmans de « ne pas

contraindre vos femmes-esclaves à la prostitution »),

l'exploitation sexuelle des qiyān était suffisamment commune à

l'époque abbasside pour que ces chanteuses soient volontiers

identifiées avec la promiscuité et la licence. Le poète ‘Abbas

b. al-Ahnaf (m. après 808) a écrit un poème de 47 vers

décrivant une orgie en compagnie d'esclaves-chanteuses. Ibn

Qutayba (m. 889), un autre auteur abbasside remarquable, a

inclus le vers suivant dans son recueil littéraire ‘Uyun al-

akhbar : « Si celles-ci ne faisaient pas usage du rue [une herbe

contraceptive], les enfants des chanteuses-prostituées

[muġanniyat] couvriraient la Terre »131

Certes la pratique poétique que nous venons de décrire chez

les qiyān a une dimension publique, cependant c'est plutôt dans

les cercles privés, les cénacles, qu'on les rencontre le plus

souvent comme nous le verrons dans la deuxième grande partie.

Nous abordons maintenant un dernier type de praticien de la

poésie présent à la cour abbasside, se caractérisant par une

dimension intellectuelle plus marquée, il s'agit des rāwī ainsi130 K. RICHARDSON, « Singing Slave Girls (Qiyan) of the ‘Abbasid Court in

the Ninth and Tenth Centuries », op. cit., p. 109.131 Ibid., p. 111.76

que des philologues.

IV) La mise en forme de la poésie pré-islamique : des

rāwī aux philologues

La poésie pré-islamique, traditionnellement considérée par la

tradition comme un modèle insurpassable, a été véritablement

mis par écrit à l'époque abbasside seulement, et tout ce

processus de « canonisation » a impliqué de nombreuses

personnes ayant chacune des rôles différents. Pour

schématiser, cette poésie a d'abord été évidemment composé par

des poètes qui, à l'époque pré-islamique, évoluent dans un

cadre tribal, puis transmises à des transmetteurs, d'abord

tribaux puis hors du cadre tribal : les rāwī et enfin fut

consignée par écrit par des philologues spécialistes.

1) Rāwī

A l'époque de la ǧāhiliyya, chaque poète est accompagné de son

rāwī, qui est à la fois son élève, donc une sorte d'apprenti

poète, mais aussi un transmetteur de la poésie de son maître132.

Pour diffuser sa poésie, le poète avait un récitant, un

transmetteur (rāwī, pl. Ruwāt), le plus souvent poète lui-même.

Il est hautement probable que la relation du poète au rāwī (ou

aux ruwāt) était une relation de formation dans laquelle un

poète confirmé transmettait, par sa poésie, les règles de la

métrique et les secrets de la composition à celui qui était

132 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », dans T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, op. cit., p. 343.

77

encore un apprenti133.

En effet, le rāwī mémorise les œuvres et les récite ensuite

oralement, servant ainsi d' « archive » vivante d'ancienne

poésie arabe. Ils forment ainsi une profession distincte des

poètes à proprement parler même s'il n'y a pas de limites

précises entre les deux. De nombreux transmetteurs étant eux-

mêmes des poètes, ou au moins tout à fait compétents pour

composer des poèmes. D'ailleurs, ils n'hésitent pas à réviser,

compléter ou interpoler les poèmes de leur maître puisqu'ils

les mémorisent selon des méthodes mnémotechniques basées sur

le ma'āni, c'est-à-dire l'utilisation de topoi, d'idées ou

d'images métaphoriques et non pas en mémorisant des textes

entiers mot pour mot. A l'époque pré-islamique, le poème est

donc une entité en perpétuel changement sans contenu figé.

Ceci fait ainsi dire au célèbre transmetteur de la dernière

génération (rāwiya, terme défini plus loin) Ḫalaf al-Aḥmar (m.

v. 180 h/796) que « même pendant l'antiquité (la ǧāhiliyya), les

transmetteurs révisaient la poésie des poètes »134.Le lien entre

poète et rāwī est progressivement supplanté au début de la

période abbasside par celui entre maître (ustāḏ) et élève

(tilmīḏ). Abū l-Faraǧ reflète cette évolution dans les deux

vignettes d' al-‘Attābī (m. au début du IIIe/IXe siècle) et de

Manṣūr al-Namarī (m. v. 190/805) dans lesquelles ce dernier

est décrit en tant qu' « élève et transmetteur »135

d'al-‘Attābī. Par contre, Wāliba b. al-Ḥubāb (m. v. 180/796),133 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, Paris 2003 (Champs

essais), p. 57.134 R. DRORY, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural

Authority in the making ».Studia Islamica, 83, 1996, p. 39.135 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-aġānī, t. XIII, p. 109,140 cité dans

KILPATRICK Hilary, «  Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at the History and Sociology of Arabic Literature », Arabica 1997, t. 44, p. 94-128, p. 110.

78

lui, est simplement décrit comme étant l'ustāḏ d'Abū Nuwās136.

Cependant, autour du milieu du huitième siècle, on assiste à

l'apparition d'une nouvelle génération de transmetteurs,

toujours impliqués dans la transmission de la poésie mais

d'une manière différente de celle des transmetteurs tribaux.

En fait, ils constituent une génération intermédiaire entre

les transmetteurs tribaux et les intellectuels137.

Ces transmetteurs sont appelés rāwiya, ce sont des grands

transmetteurs de poésie sans attache à un poète particulier138.

Les représentants le plus représentatifs et les plus célèbres

de ce groupe sont le kufien Ḥammād al-Rāwiya (m. v. 155-6

h/772-773) et le baṣrien Ḫalaf al-Aḥmar (m. v. 180 h/796).

Ils diffèrent des transmetteurs arabes tribaux car ils

viennent de milieux urbanisés, de la deuxième génération

d'Iraniens convertis à l'Islam (mawālī), et donc issus d'un

milieu culturel complétement différent par rapport aux

transmetteurs arabes tribaux.

En effet, Ḥammad est d'origine daylamite, une région d'Iran

située sur la côte méridionale de la mer Caspienne, dont les

parents ont été faits prisonnier et amenés à Kūfā139. Quant à

Ḫalaf al-Aḥmar, ses parents sont originaires du Farġāna, la

vallée du cours moyen du fleuve Syr-Daria en Asie Centrale,

également faits prisonniers et déportés à Baṣra. Et ceux-ci

furent finalement affranchis140.

Il apparaît donc clairement que la transmission de la poésie

136 Ibid, t. XVIII, p. 100, dans p. 110.137 R. DRORY, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural

Authority in the making », op. cit., p 40.138 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », dans T. BIANQUIS,

P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, op. cit., p. 343.

139 J. W. FÜCK, " Ḥammād al-Rāwiya", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.140 C. PELLAT, " K̲h̲alaf b. Ḥayyān al-Aḥmar", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

79

de ces rāwiya n'était pas héritée de leurs familles mais qu'ils

ont sciemment choisi cette profession comme une façon de

s'intégrer à la société islamique naissante. C'est

effectivement une manière d'obtenir un certain statut et

d'être accepté à la cour des dirigeants, en particulier celle

du Calife, qui aimait à s'entourer d'experts dans différents

domaines du savoir. Considérant cela comme un divertissement à

la fois plaisant et édifiant141.

Ainsi, avec Ḥammad commence un nouveau type de transmetteurs

indépendant des paramètres tribaux, un transmetteur qui ignore

la répartition traditionnelle du savoir poétique selon les

tribus. Il est autonome, déclarant son autorité sur toute la

poésie Arabe et non pas celle d'une tribu spécifique. On peut

ainsi considérer qu'il opère comme un lettré. Il fait aussi la

distinction entre les ères poétiques préislamique et

islamique, avec pour la première fois l'idée d'une poésie

proprement jahilite.

Cependant, il s'attribue lui-même la liberté du transmetteur

tribal de modifier les poèmes à l'occasion et même d'attribuer

sa propre poésie à des poètes connus, ce qui causera

finalement sa perte, comme nous le verrons plus loin142.

2) Philologues

Dans son acceptation la plus générale, la philologie tend à se

ramener à l'interprétation textuelle des documents et sa

fonction consiste à maintenir les « monuments » d'une

141 R. DRORY, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural Authority in the making », op. cit.,p. 40142 Ibid, p. 41.

80

tradition dans le plus grand état de pureté, afin d'en

préserver le contenu, spécialement dans les domaines où

prédominent les valeurs imaginatives ou esthétiques comme la

littérature143.

On assiste ainsi à l'émergence, dans le dernier quart du

huitième siècle, d'un groupe de philologues qui déclarent

posséder une autorité professionnelle sur la poésie arabe

anté-islamique144.

Ceux-ci sont souvent, tout comme les «grands transmetteurs »,

des mawālī pour qui l'expertise en poésie est un moyen de

s'intégrer à la société arabo-islamique en formation. Ce sont

ces philologues qui ont rassemblés un corpus qui était

auparavant conservé dans un cadre tribal, l'ont réorganisé et

présenté comme « le corpus des connaissances autorisées sur le

passé des Arabes »145.

La poésie préislamique devient ainsi un corpus clos aux

limites précises, perçu comme le dīwān al-‘Arab, c'est à dire

l'archive de tout ce qui concerne le passé des Arabes et donc

comme un « patrimoine » à conserver absolument146. Cette volonté

de mise par écrit de la poésie de la ǧāhiliyya au début du califat

abbasside est bien illustrée par l'exemple suivant :

Une source médiévale nous informe que le calife al-Manṣūr

entendit son fils, le prince héritier al-Mahdī réciter une ode

du poète pré-islamique al-Musayyab devant son tuteur al-

Mufaḍḍal al-Ḍabbī (m. v. 168 h/784-5), un célèbre philologue

143 P. ZUMTHOR, « PHILOLOGIE », dans Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 décembre 2012. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/philologie/

144 R. DRORY, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural Authority in the making », op. cit.,p. 42.

145 Ibid, p. 43.146 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, op. cit., p. 58.81

et connaisseur de la poésie pré-islamique. Il s'est tenu là,

caché, jusqu'à ce que le prince finisse sa récitation, puis

les fit appeler dans une de ses chambres. Là, le calife al-

Manṣūr demanda à al-Mufaḍḍal son avis sur la récitation de

l'ode par le prince et ajouta : « Si vous sélectionniez pour

vos élèves les meilleurs œuvres de poètes dont la poésie est

rare (shā‘ir muqill), vous accompliriez un grand service ». Et

c'est, conclut notre source, exactement ce que al-Mufaḍḍal

fit147.

Ce récit nous donne ainsi une explication sur les origines de

la très réputée anthologie de poèmes anciens (principalement

pré-islamiques) appelée al-Mufaḍḍaliyyāt d'après le nom de son

compilateur. Cette anecdote nous montre donc clairement que la

poésie anté-islamique est tenue en haute estime dans le

répertoire culturel des Abbassides car elle fait partie de

l'éducation des courtisans et du futur calife lui-même148.

Ainsi, les califes abbassides ont généralement une formation

solide en poésie jahilite, tel le calife al-Ma'mūn qui en a

une connaissance approfondie et le prouve dans ses discussions

avec les érudits149.

De plus, ce corpus de production poétique pré-islamique va

jouer un rôle dans l'exégèse coranique vu que seule cette

poésie permettra de comprendre le sens des mots rares (ġarīb al-

lūġa) et des tournures grammaticales obscures du Coran étant

donné que celui-ci a été révélé dans la langue même de cette

147 R. DRORY, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural Authority in the making », op cit., p. 33.

148 Ibid, p. 34.149 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247)

contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires »,op cit., p. 36.

82

poésie150.

Ce fait est d'ailleurs souligné dans le Coran lui-même où il

est dit: « C'est une révélation en langue arabe pure (fuṣḥa) »151

et « nous n'avons envoyé que des prophètes qui s'expriment

dans la langue de leur peuple »152.

En fait, la poésie archaïque est conçue par les philologues

comme le conservatoire de la langue et de la culture arabe.

Pour toutes ces raisons, la profession de « savant en poésie »

(al-‘ilm bi'l-ši‘r) fut créée au début du IXème siècle en tant

qu'occupation autonome parmi les autres disciplines des

lettrés en « sciences arabes »153.

Il est important de noter que l' « expertise en poésie » fut

inventée comme un champ légitime de connaissance par

l'appropriation par les philologues de l'autorité

professionnelle sur la poésie ancienne des arabes, auparavant

aux mains des poètes et des transmetteurs.

Apparemment, les poètes n'étaient pas une menace sérieuse pour

les philologues à l'époque abbasside, car il n’avait plus

parmi leurs attributions celle de préserver l'ancienne poésie.

Ainsi, nous avons connaissance de poètes qui étaient

d'éminents experts en ancienne poésie arabe, tel Abū Nuwās,

mais dont la célébrité ne se fonde pas sur la préservation de

cette poésie.

En fait, la campagne de délégitimation menée par les

philologues était dirigée en priorité contre les

transmetteurs, en particulier ceux de la dernière génération

(les rāwiya), qui, nous l'avons vu, opèrent à la fois en tant150 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, op. cit., p. 58.151 Coran, sourate XXVI, verset 195.152 Coran, sourate XIV, verset 4.153 DRORY Rina, « The Abbassid Construction of the Jahiliyya : Cultural

Authority in the making », op cit., p. 44.83

que « transmetteurs » (tribaux) et en « philologues ». Les

principales cibles de cette campagne furent Ḥammād al-Rāwiya

et Ḫalaf al-Aḥmar. En effet, ils furent accusés d'introduire

des vers à eux dans leurs anthologies de poètes jahilites, de

présenter leurs propres poèmes comme si ceux-ci avaient été

composés par de célèbres poètes de cette époque et de modifier

les vers de cette poésie. En fin de compte, ils furent

dénoncés comme n'étant pas des transmetteurs fiables.

La méthode flexible ordinairement utilisée par les

transmetteurs pour se souvenir de la poésie ancienne a ainsi

été supplantée par le principe des philologues de conserver

cette poésie comme des « archives » de textes aux contenus

fixés, dans lequel la tâche consistant à préserver la version

correcte est primordiale.

Fait intéressant, il est souvent dit que les philologues

manquaient de talent pour composer de la poésie. L'accent mis

sur ce fait n'est pas pour déprécier les philologues, mais

plutôt pour les défendre des potentielles accusations de

modification des poèmes. Ainsi, il s'agit donc véritablement

d'une défense de leur professionnalisme selon leurs propres

critères de philologues et non de poètes154.

Ce conflit entre transmetteurs et philologues pour

l'appropriation du champ de connaissance qu'est la production

poétique de la ǧāhiliyya se trouve clairement illustré par ce

passage tiré de la biographie d'Ḥammād al-Rāwiya dans le Kitāb

al-Aġānī :

Un groupe de transmetteurs et de philologues experts en

histoire des Arabes, leurs guerres, leurs poèmes et leur

154 Ibid, p 46.84

langue, sont rassemblés dans le palais du Calife al-Mahdī. Un

des chambellans apparut et appela al-Mufaḍḍal et Ḥammād pour

les faire entrer. Après quelques temps, le secrétaire réapparu

avec al-Mufaḍḍal et Ḥammād. Le visage d'Ḥammad était abattu et

lugubre alors que celui d'al-Mufaḍḍal était radieux et

débordant de joie. Le secrétaire déclara devant tous ceux qui

étaient assemblés : « Le Calife vous informe qu'il a accordé au

poète Ḥammād 20 000 dirhams comme récompense pour sa belle

poésie, et a annulé le statut d'Ḥammad en tant que transmetteur

puisqu'il a ajouté aux poèmes qu'il transmet des éléments qui

n'étaient pas dedans ; et le calife accorde à al-Mufaḍḍal 50

000 dirhams comme récompense pour la fidélité de sa

transmission. Celui qui désire entendre de la belle poésie doit

écouter Ḥammād, et celui qu'intéresse une transmission fidèle

doit l'obtenir d'al-Mufaḍḍal ! » Les personnes présentes

demandèrent des nouvelles à propos de la signification de tout

cela et on leur répondit : « Le calife al-Mahdi demanda à al-

Mufaḍḍal, « Pourquoi le poète jahilite Zuhayr Ibn Abī Sulmā,

ouvre-t-il un de ses poèmes au milieu d'un sujet [ce qui est

contraire à la norme poétique] ? Quelle est donc la cause de

cette négligence de la version exacte pour commencer ce

poème ? ». Al-Mufaḍḍal répondit, « Aucune information sur cela

ne m'a été transmise, mais j'atteste qu'il l'a faite de façon

délibérée, peut-être avait-il l'intention de déclamer quelque

autre poème, et a subitement changé d'avis et dit simplement

« Changeons de sujet... » Ce qui est la première ligne du poème

en question], c'est à dire qu'il a abandonné ce quoi il pensait

pour commencer à réciter des vers sur al-Harim [le personnage à

propos duquel le poème fut composé], et c'est ainsi que le

poème paraît abrupt dans son début ». Puis le calife appela

Ḥammād et lui posa la même question, lequel répondit, « Zuhayr

n'a pas dit ceci, mais plutôt cela », puis Ḥammad cita trois

85

lignes comme si elles étaient le début, supposé manquant, du

poème. [Le calife] al-Mahdī resta silencieux, considéra cette

réponse, puis contraignit Ḥammād de lui répondre sous serment

quelle était la vérité concernant ces lignes, et qui les avait

ajoutées à ce poème de Zuhayr. Ḥammād n'eut alors pas d'autre

choix que d'avouer qu'il avait composé ces lignes lui-même, et

ainsi al-Mahdī le paya comme il est dit plus haut »155.

Cette histoire illustre clairement qui est sorti vainqueur de

la lutte pour le monopole de la transmission de la poésie

anté-islamique. Pour le calife abbasside al-Mahdī, éduqué par

al-Mufaḍḍal au nouveau modèle d'expertise en poésie, le modèle

de transmission de la poésie d'Ḥammād, qui avait fait de lui

le transmetteur favori des califes Omeyyades, est désormais

obsolète. Pour al-Mahdī, les compétences professionnelles

d'Ḥammād sont principalement celles d'un poète, et en aucunes

façons celles d'un « transmetteur fidèle », c'est-à-dire d'un

philologue qui, contrairement aux transmetteurs tribaux

traditionnels, n'ose en aucun cas « bricoler » la version

originale d'un poème156.

En fait, il considère cela comme le texte final et définitif

dont les aspects inhabituels peuvent être rationalisés, mais

non changés, ce qui est précisément ce qu'a fait al-Mufaḍḍal.

Ainsi, l'on est passé d'une tradition vivante, en perpétuel

changement à la lumière des exigences du présent à des textes

de poésie pré-islamique devenus des véritables documents

d'archive, représentant un témoignage d'un passé devenu

lointain157.

155 Ibid, p. 47.156 Ibid, p. 47157 Ibid, p. 4786

Ainsi, cette poésie, conservée précieusement par les

philologues mais aussi dorénavant complètement figée deviendra

au cours des siècles un idéal quasiment insurpassable de

production poétique en langue arabe. En témoigne l'hommage du

philologue kufien Ṯa‘lab au secrétaire-poète Ibrāhīm al-Ṣūlī.

En effet, ce philologue, défenseur de la poésie archaïque, se

refusait à transmettre le moindre vers dû à un secrétaire.

Pourtant, celui-ci rend hommage, de façon inattendue, à

Ibrāhīm, jugeant que ce dernier était un des meilleurs poètes

modernes. Son jugement s'assortit, il est vrai, d'une

référence à la production classique : admirant trois vers où

sont décrites des chamelles, il les trouve dignes d'un poète

ancien158.

Parallèlement à la pratique publique de la poésie où les

différents types de praticiens ont des pratiques bien

distinctes, ceux-ci interagissent dans des cadres plus privés

comme celui du maǧlis et c'est sur les interactions de ces

différents types de praticiens que nous nous pencherons à

présent.

158 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et IIIe siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », op cit., p. 284.

87

B) Différentes modalités d'interaction entre

ces différents groupes de praticiens de la

poésie.

88

I) Les cénacles de poésie (maǧlis) – Une pratique privée de la

poésie

89

A partir du règne d'al-Mahdi, se développent des espaces plus

intimes pour la poésie et le chant dans lesquels une plus

grande variété de sujets sont être abordés. Il s'agit de

90

Figure 2 : Histoire de Bayâd et Riyâd (Hadîth Bayâd u Riyâd) : Bayâd chante en s'accompagnant sur le ‘oûd devant la noble dame et ses demoiselles d'honneur – Maghreb (Espagne ou Maroc), XIIIe siècle – (175 mm x 192 mm.).Vatican, Bibliothèque Apostolique, Ms. Ar. 368, folio 10 recto. (d'après R. ETTINGHAUSEN, La peinture arabe, Genève 1977, p. 65.)Cette miniature illustre une pratique de la poésie, qui était souventchantée, d'ordre privée dont les cénacles vont être le lieu d'expressionprivilégiée. Ceux-ci sont un lieu majeur d'interactions entre lesdifférentes catégories de praticiens de la poésie présents à la cour quenous avons vues plus haut.

réunions à caractère intime, ayant souvent lieu de nuit, où le

calife pouvait se détendre en compagnie de ses nadīm-s, ses

courtisans les plus proches, et toutes sortes de vers, même

ceux ayant un parfum de scandale, pouvaient être composés et

mis en musique. De plus, les vers considérés comme les

meilleurs étaient fréquemment publiés et circulaient dans le

public lettré159.

Ces maǧlis, comme nous nommeront désormais ces cercles, ont une

importance fondamentale pour ce qui concerne la pratique de la

poésie à la cour abbasside car ce sont des lieux d'échange et

de création privilégiés pour les différentes catégories de

praticiens que nous avons vu dans la première partie. Dans

cette ambiance relativement privée et informelle, les

différents praticiens de la poésie vont interagir et produire

une production poétique spécifique illustrée par de la poésie

bachique, amoureuse et élégiaque, d'agrément ou de joutes.

1) Poésie bachique (Ḫamriyya)

La poésie bachique est une poésie qui célèbre les plaisirs du

vin et de l'ivresse. Ce genre poétique connaît un grand

développement au début de la période abbasside, en particulier

dans la première partie du IIIème /IXème siècle. Son succès,

tantôt comme moyen de subversion et tantôt comme exaltation

des plaisirs de la vie, reflète l'oscillation de la société

musulmane naissante sur la signification et l'étendue qu'il

convient de donner à l'interdiction des boissons enivrantes.

En effet, si le Coran interdit explicitement la consommation

159 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, op. cit.,p. 116.

91

de vin, car il est dit : « Ô les croyants! Le vin, le jeu de

hasard, les pierres dressées, les flèches de divination ne

sont qu'une abomination, œuvre du Diable. Ecartez-vous-en,

afin que vous réussissiez »160, ce précepte est cependant loin

d'être complétement respecté. Preuve de cette oscillation,

dont les sources témoignent par des centaines d'anecdotes, le

succès des cercles bachiques au cœur même du pouvoir. En

effet, à la cour de Bagdad, puis de Sāmarrā', les cercles

bachiques sont devenus une véritable institution161.

Le poème bachique dépeint un monde idéalisé où les commensaux

sont des jeunes gens accomplis ; les échansons beaux, subtils

et consentants ; les marchands de vin, serviables malgré leur

cupidité ; les ustensiles (aiguière, coupe...) raffinés et

précieux ; et la boisson elle-même un nectar qui transporte ou

endort. Décrire cet univers aussi irréel qu'idyllique sert au

poète à transgresser les principes de la morale ambiante, à

exprimer son rejet des valeurs inspirées du monde bédouin162.

Pour la tradition, le premier poète bachique de l'islam aurait

été al-Harth b. Badr al-Ghaznî (m. v. 64 h/684), quoi que l'on

ne sache pas grand-chose de sa production. Plus

vraisemblablement, l'inventeur de la ḫamriyya serait Abū l-Hindī

al-Riyāhī, dont on ne sait presque rien, sinon qu'il aurait

vécu dans la seconde moitié du II e / VIII e siècle et aurait

pu être en contact avec le groupe des libertins de Kūfa. Ces

derniers faisaient de l'ivresse un mode de contestation, voire

160 Coran, sourate V verset 90161 T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de),"Les débuts

du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes",op. cit.,p. 339.

162 Ibid, p. 341.92

de rejet, des valeurs islamiques163.

Mais le plus grand poète bachique reste Abū Nuwās (m. v. 200

h/815), célèbre pour avoir été le commensal d'al-Amīn164. En

effet, le bachisme, qui s'affirme déjà sous al-Rašīd à la cour

abbasside, trouve en al-Amīn, dauphin puis souverain, un

amateur fervent ; il connaît une fortune qu'il ne retrouvera

plus165. En effet, al-Amīn est considéré comme « un homme très

cultivé, sensible à la poésie et pourvu, en ce domaine, de

plus de goût et de finesse que son frère al-Ma'mūn. Type du

protecteur joyeux et familier avec ses commensaux, il aime les

soirées fines, l'amour, la musique »166. Ce goût du vin et de la

transgression atteint des sommets dans la poésie d'Abū Nuwās

qui, en bon poète bachique, n'hésite pas à faire l'éloge de

l'ivresse, comme l'illustrent les vers suivants :

1 Dis-moi : « Voilà du vin ! », en me versant à boire.…Mais surtout, que ce soit en public et notoire.2 Ce n'est qu'à jeun que je sens que j'ai tort. Je n'ai gagné qu'en étant ivre-mort.[…]167

En effet, le plus choquant dans ces vers est que d'une part le

poète déclare qu'il veuille que son ivrognerie soit connue

« en public » comme si c'était un motif légitime de fierté. De

plus, il y ajoute une critique implicite de la loi coranique,

163 Ibid, p. 340.164 Ibid, p. 341.165 BENCHEIKH Jamel Eddine, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil

(m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op cit., p35.

166 Ibid p. 34.167 ABÛ-NUWÂS, (préf. et trad. Vincent-Mansour Monteil), Le vin, le vent, la vie,

Sindbad, coll. « La petite bibliothèque de Sindbad », Arles, 1998 (éd. Précédentes 1979, 1990), p. 70.

93

la charia, qui interdit la consommation de boissons

alcoolisées en disant au vers 2 qu'il ne sent « dans son

tort » que lorsqu'il n'est pas ivre au lieu du contraire.

D'autres vers bachiques d'Abū Nuwās sont plus spécifiquement

consacrés au vin lui-même qui est décrit de façon très imagée

avec un grand luxe de détails et un riche vocabulaire. Mais

laissons plutôt la parole à Mas‘ūdi qui, dans Les prairies d'or,

cite de nombreux vers du poète sur le vin et nous relate une

magnifique description de sa poésie.

L'auteur cité (« un des assistants »168) ajoute : Abû Nuwâs a

chanté le vin, sa saveur, son parfum, sa beauté, sa couleur,

son éclat, l'influence qu'il exerce sur l'âme. Il a décrit

l'appareil des banquets, des coupes et des amphores, les

convives, les libations du matin et celles du soir, en un mot

tout ce qui se rattache à ce sujet, et il l'a fait avec un

talent si grand qu'il aurait, pour ainsi dire, fermé les portes

de la poésie bachique, si le champ de celle-ci était moins

vaste, si son domaine avait des limites et s'il était possible

d'en atteindre les bornes. Voici en quels termes ce poète

décrit l'éclat du vin (voir le Dīwān d'Abū Nuwās, 681) :

5. – Dans la main de l'échanson [la coupe] brille comme le soleil, et cette main

a l'éclat de la lune.

Et ces vers :

10. – En se mêlant à l'eau, le vin perce les ténèbres de la caverne, comme

l'aurore les ténèbres de la nuit.

11. – Le buveur s'y dirige grâce à cette clarté, comme la caravane se guide

168 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, Op cit., tome V, p. 1417, §3544.94

d'après les feux allumés sur les hauteurs.

Du même poète :

4. – Dix années [de cave] ont rendu cette boisson si pure et si brillante que si

elle était répandue sur la nuit, elle en chasserait les ténèbres.

Et encore :

4. – Lorsqu'un des convives boit à cette coupe, on dirait qu'il approche ses

lèvres d'une étoile dans la profondeur des nuits.

5. – Tout ce que la coupe [éclaire] dans la pièce est l'orient, tout ce qu'elle

laisse dans l'ombre est l'occident.

Du même :

5. – L'éclat que le vin répand sur la coupe (var. du Dīwān : « dans la nuit ») est

si vif qu'il semble que le buveur boive à la lueur d'un brasier.

Du même :

4. – Ménage-toi, lui disais-je, car je vois l'aurore briller à travers les fentes de la

maison.

5. – L'aurore ? Répondit-il d'un air étonné ; il n'y en a d'autres ici que la lueur

répandue par le vin.

6. – Et, se dirigeant vers l'outre (var. du Dīwān : « vers le vin »), il en ferma

l'orifice ; aussitôt revint la nuit aux voiles traînants.

Du même (les vers ne figurent pas dans le Dīwān) :

Rouge avant son mélange [avec l'eau], puis jaune, on dirait le soleil qui darde

95

sur toi ses rayons.

Du même :

Il semble qu'il y ait dans le vin une flamme ardente qui t'inspire tour à tour le

respect et la crainte.

Du même :

Sa couleur est d'un rouge si vif que, si l'eau ne venait l'éteindre, elle ravirait la

lumière du jour aux yeux qui la regardent en clignotant.

Du même :

Son mélange avec l'eau fait jaillir des rayons semblables aux étoiles [filantes]

qui fondent sur les génies indiscrets.

Du même :

4. – Ayant vieilli dans l'outre, le vin a profité de la chaleur du soleil et de la fraîcheur

de l'ombre.

Du même :

3. – Il me permet de boire ce vin, dont les rayons se prolongent sans

interruption jusqu'à l'empyrée

Du même :

7. – Il me demandait un flambeau : « Va doucement, lui ai-je répondu, l'éclat

du [vin] te suffira comme il me suffit ».

8. – Et je versai dans la coupe de verre cette boisson [délicieuse] qui remplaça pour lui

96

le jour jusqu'au lever du jour véritable.

L'auteur déjà cité ajoute : Les poésies d'Abû Nuwâs sont

remplies de descriptions du même genre : le vin y est comparé

au feu ; il est assimilé à la lumière, il dissipe les ténèbres,

transforme la nuit en jour et l'obscurité en clarté ; en un

mot, l'éloge est poussé dans ces vers jusqu'aux dernières

limites de l'hyperbole. Mais il est impossible de trouver pour

la couleur et l'éclat du vin un terme de comparaison plus

heureux que celui dont le poète s'est servi, puisque la lumière

est l'expression suprême de la beauté ». – Cette description

inspira à al-Mustakfî une joie si vive et une émotion si

grande, qu'il pria le narrateur de ne pas aller plus loin.

Celui-ci obéit aux ordres du calife.169

On assiste à cette époque à une codification du cercle

bachique qui, selon Abū Nuwās, inclut idéalement 5 membres, 3

buveurs, leur hôte et un musicien. Les buveurs et l'hôte

devaient être des personnes de bonne compagnie, lettrées,

spirituelles et raffinées, sachant bien boire et converser.

Dans la réalité, cependant, les cercles étaient généralement

plus larges170.

Sous al-Ma'mūn par contre, la ḫamriyya régresse au point de

disparaître, seul s'exprime le lyrisme officiel du

panégyrique171. Par contre, sous le califat d'al-Mutawakkil, on

assiste à une renaissance des cercles bachiques, l'exemple

étant donné par le calife lui-même. Ainsi il s'entoure de169 Ibid, p. 1418, 1419, 1420, § 3546 à 3549.170 BIANQUIS Thierry, GUICHARD Pierre, TILLIER Mathieu (sous la direction

de),"Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes", op cit., p. 339-340

171 BENCHEIKH Jamel Eddine, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m. 247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op. cit., p. 36.

97

commensaux (nadīm), tels Abū ‘Abd Allāh Aḥmad b. Ibrāhīm ou

Ibrāhīm b. al-Mudabbir. Le commensal doit être prêt à obéir

aux moindres caprices du calife, il doit être capable de

réciter un poème, de débattre d'une question grammaticale, de

discuter d'un point d'histoire, de se prêter à une joute et

d'y faire preuve d'esprit172.

Ce même Ibrāhīm b. al-Mudabbir réunit également chez lui un

célèbre cercle bachique fréquenté par des chanteurs et des

musiciens comme ‘Arīb, Ǧaḥẓa (m. 324 h/936) le joueur de

ṭunbūr, un instrument à corde proche du ‘ūd (luth) et al-Qāsim

b. Zurzur ; des grammairiens tel al-Faḍl b. Muḥammad al-

Yazīdī, des secrétaires, en particulier Sa‘īd b. Ḥumayd et des

poètes comme al-Buḥturi, Ibn al-Rūmī (m. 283 h/896) ou Abū

‘Abd Allāh Muḥammad b. Ṣāliḥ b.‘Abd Allāh attaché à la famille

des Banū al-Mudabbir et qui fit leur panégyrique à plusieurs

reprises173.

La poésie bachique est, à l'époque abbasside, un genre nouveau

particulièrement prisé des muḥdathūn, c'est-à-dire les poètes

novateurs qui refusent l'imitation des anciens, en particulier

pour tout ce qui concerne le modèle classique de la qasīda

archaïque alors en train de se constituer sous l'égide d'Ibn

Qutayba (m. 276 h/889), le grand polygraphe du IIIe/IXe siècle

à la fois théologien, philologue et écrivain dont

l'introduction de l'ouvrage Kitāb al-Šiʿr wa-l-Šuʿarāʾ est souvent

considérée comme un manifeste du néo-classicisme174.

172 BENCHEIKH Jamel Eddine, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 297.

173 Ibid p. 293.174 G. LECOMTE, « Ibn Ḳutayba », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

98

D'autres poètes sont également appréciés pour leur ḫamriyya, il

s'agit de Muslim b. al-Walīd (m. 208 h/823), al-Husayn b. al-

Dahhāk (m.v. 250 h/864) et Ibn al-Mu‘tazz (296 h/908), le

« calife d'un jour », connu aussi pour ses ġazal-s175, c'est-à-

dire sa poésie amoureuse qui est liée inextricablement à la

poésie bachique.

2) Poésie amoureuse (ġazal)

- Le ġazal des poètes professionnels

A l'époque omeyyade, le ġazal apparaît dans la région du Ḥijaz,

à l'ouest de l'Arabie et dans laquelle se trouvent les villes

saintes de l'islam, la Mecque et Médine. Certains expliquent

son émergence par l'oisiveté des aristocrates mecquois et

médinois, ceux-ci s'étant en effet considérablement enrichis

grâce au butin acquis par les premières conquêtes qui a afflué

dans ces deux villes mais ont ensuite perdu tout pouvoir

politique au profit de la Syrie depuis la prise du pouvoir par

Mu‘āwiya (règne de 41 h/661 à 60 h/680) et l'avènement de la

dynastie des Omeyyades de Damas (41 h/661 à 132 h/750).

A cette époque, il existe deux types de ġazal. Le premier est

le ġazal urbain, dont le protagoniste principal multiplie les

aventures avec de nombreuses belles différentes et dont le

représentant le plus célèbre est le poète ‘Umar Ibn' Abī

Rabī‘a (m.v. 93 h/712) dont l'alter ego poétique est un véritable

Don Juan. Le deuxième type est le ġazal bédouin (ou ‘udhrite, du175 T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de),"Les débuts

du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes",op cit., p. 341.

99

nom de la tribu bédouine des Banū ‘Uḏrā dont les membres

seraient particulièrement doués pour cette poésie) où les

aventures ne sont que les péripéties douloureuses de

l'histoire unique d'un amour unique et impossible voué à une

femme unique. Amour impossible car le poète proclame, contre

l'usage tribal, le nom de sa bien-aimée et se voit donc, en

conséquence, privé de la possibilité de s'unir à elle. Le plus

connu des poètes ayant cultivé ce genre de ġazal est en fait

une figure imaginaire Qays ibn al-Mulawwaḥ, plus connu sous

son surnom de Maǧnūn Laylā (le fou de Laylā), représentant

extrême de l'amant passionné et inassouvi176. D'après la

légende, il finit par devenir vraiment fou et mourut dans le

désert entouré par les bêtes sauvages comme l'expliquent les

vers suivants :

Je baise cette terre où ton pied s'est posé,

Douce Laylâ. On crie : « Au fou ! Voyez-le faire ! »

Aimé-je donc la terre assez pour un baiser ?

Mais non ! C'est toi que j'aime et ton pas sur la terre !

De toi me voici fou, me voici, par amour,

Trouvant du charme au souvenir qui me maltraite,

Rivé, pour tout pays, au désert, et toujours

Goûtant plus de bonheur à vivre avec les bêtes.177

Même si la mise par écrit du cycle de Majnūn Laylā date

vraisemblablement de l'époque omeyyade, ces poèmes ont une

influence marquante sur le ġazal de l'époque abbasside et la

perception de la mise en poésie de la passion amoureuse à la176 ZAKHARIA Katia, TOELLE Heidi, A la découverte de la littérature arabe,op cit., p. 72.177 MAJNÛN (préf. et trad. André Miquel), L'amour poème, Actes Sud, coll. « La

petite bibliothèque de Sindbad », Arles, 1998 (éd. Précédente 1984), 107 p.

100

cour abbasside.

Cependant, à l'époque abbasside, Baššār ibn Burd apporte à ce

genre poétique une transformation déterminante. Il puise tant

dans les thèmes urbains que bédouins et mêle ġazal et

bachisme. Les plaisirs de l'amour s'associent désormais aux

cercles bachiques. Cependant, on remarque que la production de

ġazal se raréfie au début de la période abbasside même si elle

continue d'être illustrée par des poètes de talent comme

Baššar b. Burd, Abū l-‘Atāhiya ou Abū Nuwās178. De plus, à cette

époque, l'image de l'aimée connaît une importante

transformation, elle devient plus volontiers une qayna

(esclave-chanteuse) qu'une femme de condition libre comme

l'illustrent des poèmes de Muṭī‘ Ibn 'Iyās (m. 169 h/785).

Dans la poésie de cour abbasside, le sentiment amoureux est

canalisé et rendu approprié à cette société policée. Être

amoureux de femmes ou de garçons inaccessibles était considéré

comme tout à fait convenable pour les membres de la ḫāṣṣa ; même

les califes tombaient amoureux et écrivaient de la poésie sur

leurs désirs ardents, même si tout cela était sans doute

imaginaire.

Certains poètes, comme Abū Nuwās, développaient une attitude

d'hédonisme outré et transgressif. Mais la plupart étaient

plus raisonnables : l'amour malheureux était à la mode et

établissait l'amoureux comme un homme sensible et de goût,

capable d'apprécier la littérature raffinée et cherchant pour

lui-même la façon la plus élégante pour décrire la douleur

qu'il ressentait. Cette attitude de l'amant sophistiqué et

quelque peu éthéré permettait d'identifier celui qui était

épris comme un membre à part entière de la société de cour,178 Ibid p. 339101

capable de participer aux discussions raffinées du cercle

auquel il appartenait179.

Mais en fait, le tournant décisif a lieu avec Abū Nuwās dont

l'empreinte marque tout autant le ġazal que la poésie bachique

vue précédemment. Jouant sur l'ambiguïté des genres, il

célèbre les travestissements, fait coïncider l'aimé(e) et

l'échanson, et confère une place à part entière aux charmes

des éphèbes dans le ġazal ġilmānī, poésie amoureuse homosexuelle180

dont voici un extrait :

1 J'ai quitté les filles pour les garçons et, pour le vin vieux, j'ai laissé l'eau claire.2 Loin du droit chemin, j'ai pris sans façon celui du péché car je le préfère.3 J'ai coupé les rênes et sans remords j'ai enlevé la bride avec le mors.

4 Me voilà tombé amoureux d'un faon coquet, qui massacre la langue arabe.5 Brillant comme un clair de Lune, son front chasse les ténèbres de la nuit noire.[…]181

En effet, bien que cela soit réprouvé par l'islam, le grand

poète vante sans fards l'amour des garçons, généralement de

jeunes échansons imberbes d'origine persane (d'où le passage

de l'extrait où il est dit que le jeune homme dont le poète

179 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, p. 117.

180 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, op. cit., p. 69-73.181 ABÛ-NUWÂS, (préf. et trad. Vincent-Mansour Monteil), Le vin, le vent, la vie, Op.

Cit.p.91102

est tombé amoureux « massacre la langue arabe »).

La cour abbasside est également le lieu où s'épanouit le ẓarf,

terme que l'on peut traduire par « élégance »,

« raffinement », ainsi le ẓarīf est-il l'« homme du monde », une

sorte de « dandy », ou, au pluriel, ẓurafā', les « gens

raffinés ». Ces ẓurafā' vont être à l'origine d'une vision

courtoise de l'amour.

On tient le poète al-‘Abbās b. al-Aḥnaf (m. 193/808) comme le

premier représentant du ẓarf en tant qu'individu combinant les

diktats littéraires et sociaux du raffinement182. Ce poète

présente la particularité de s'être consacré uniquement à la

poésie amoureuse érotico-élégiaque (ġazal, nasīb). Il est en

faveur auprès du calife Hārūn al-Rashīd qui l'utilise non

comme panégyriste mais plutôt pour charmer ses loisirs. Il est

aussi en rapport avec les Barmécides, en particulier Yaḥyā et

Ǧa‘far, et apparemment apprécié des dames du harem califien

comme Umm Ǧa‘far, plus connue sous son surnom de Zubayda (m.

216 h/831-2), épouse du calife Hārūn al-Rašīd et mère de son

successeur al-Amīn183, qui lui donna des présents184.

Autre poète ẓarīf célèbre, le poète Ibrāhīm b. al-Mudabbir (m.

279 h/892-893), commensal (nadīm) du calife al-Mutawakkil

(règne de 232 h/847 à 247 h/861)185, dont l'essentiel de la

production se compose de poèmes ayant pour thème principal la

passion. Il est l'amant attitré de ‘Arīb, une qayna. Les deux

amants échangent de nombreux billets en vers et le caractère

public de leur relation est primordial. De même son ami Sa‘īd

b.Ḥumayd (m. v. 260 h/874), le type même du ẓarīf qui anime les

182 J. E. MONTGOMERY, « ẓarīf », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.183 R. JACOBI, " Zubayda bt. Ḏj̲aʿfar" dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.184 R. BLACHERE, “al-‘Abbās b. al-Aḥnaf”, dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.185 " Ibn al-Mudabbir" dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.

103

soirées bagdadiennes, a également une liaison avec une qayna,

Faḍl, l'une des plus grandes poétesses de l'époque. En fait,

ces couples faits d'une chanteuse et d'un secrétaire

participent grandement à cette sociabilité des ẓurafā' décrite

par al-Waššā'186. En effet cet homme de lettres faisait autorité

pour ce qui concerne les bonnes manières et l'un de ses

ouvrages, le Kitāb al-Muwaššā, est un manuel des comportements,

des manières et des goûts particuliers propres aux ẓurafā comme

la politesse, la piété et la discrétion. Un autre de ses

ouvrages, le Tafrīǧ al-muhaǧ wa-sabab al-wuṣūl ilā al-faraǧ, est même un

guide pour écrire des lettres à l'intention de l'amoureux ẓarīf

dans lequel il présente des exemples de préambule et surtout

de la poésie à citer187.

Achevons cette partie sur la poésie amoureuse des poètes

professionnels par l'analyse d'un poème célèbre d'Abū al-

Atāhiya. Il s'agit d'un poème court, de 11 lignes seulement,

composée en un mètre léger : al-mutaqārib, dont l'utilisation

suggère que le poème soit un ġazal, un poème d'amour à l'image

des fameux poètes ‘udhrites de l'époque omeyyade sur un amour

chaste, unique et non-partagé, cependant cette œuvre est

également un panégyrique à la gloire du calife.

C'est à ce poème que le poète doit le début de sa célébrité,

comme le montre cette anecdote issue du Kitāb al-aghānī (le livre

des chansons) d'al-Iṣfahānī, où nous lisons qu'un jour où le

calife al-Maḥdī tenait une audience pour les poètes se

trouvait parmi eux Baššār ibn Burd ; Ašǧa‘ al-Sulamī, un élève

186 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 291.

187 W. RAVEN, « al-Washshā' », dans Encyclopédie de l’Islam, op. cit.

104

et admirateur de Baššār ; et Abū al-Atāhiya. Et que comme le

raconte Ašǧa :

Quand Baššār entendit [Abū al-‘Atāhiya] parler, il [me] dit :

« O Aḫū Sulaym [Ašǧa‘], est-ce celui que l'on surnomme le

Kufien ? Oui, répondis-je. « Puisse Dieu ne pas le récompenser

par des bienfaits, lui qui nous a réunis ici avec lui ! »

répondit Baššār. Puis al-Mahdī dit à Abū al-‘Atāhiya,

« Récite ! » A la suite de quoi Baššār [me murmura], « Malheur

à toi ! Va-t-il commencer à réciter avant nous ? » « Il semble

bien », dis-je, et Abū al-‘Atāhīya récita les cinq premiers

vers de « Est-ce ma dame... » Puis... Baššār me dit, « Malheur

à toi, O Aḫū Sulaym ! Je ne sais ce qui m'émerveille le plus :

combien sa poésie est mauvaise, ou comme il [ose] réciter de la

poésie amoureuse à propos d'une esclave du calife pour que le

calife l'entende avec ses propres oreilles ! » Jusqu'à ce qu'il

atteigne « Vins à lui le califat... » et les cinq derniers

vers, à propos desquels Baššār, tremblant d'aise, me dit,

« Malheur à toi ! Je n'arrive pas à croire que le calife n'est

pas en train de sauter de joie de son trône !... »188

Abū al-‘Atāhiya « My Coy Mistress » (A-Lā Mā li-Sayyidatī)

1 What ails my lady ?

Is she coy ?

And I must bear her coyness ?

2 And if not, why does she accuse me ?

What crime did I commit ?

188 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHÂNĪ, Kitāb al-Aġānī, 4 :1247-48, d'après PINCKNEY STETKEVYCH Suzanne, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in the Classical Arabic Ode, Indiana University Press, Bloomington & Indianapolis, 2002, p.146.

105

May God send rain upon her ruined abode !

3 A slave girl of the Imām –

has not love been lodged

beneath her shirt ?

4 Among maidens, dark-eyed, short-stepped,

she walked, as weighty buttocks

drew her back.

5 God has tried my soul with her,

and has tired her censurers

with blame.

6 As if before my eyes,

wherever I sojourn on earth,

I see her likeness.

7 [She was] the caliphate

[and] came to him, submissive,

training the train of her gown.

8 She was right only for him ;

he only for her.

9 Should anyone else desire her,

The very earth would quake.

10 Should the hearts' daughters fail to obey him,

God would not accept their deeds.

11 And the caliph, out of hatred for the word « no »,

106

hates whoever utters it.189

Avec une grande concision Abū al-‘Atāhiya évoque, sous la

forme d'un ġazal, toutes les conventions essentielles du

panégyrique sous sa forme abbasside bipartite.

Structurellement, ce poème est divisible en deux parties,

celle comprise entre les vers 1 à 6 et celle entre les vers 7

à 11, comme l'anecdote citée plus haut le confirme. En effet,

l'histoire racontée par Ašǧa‘ al-Sulamī nous indique bien que

la tradition voit dans la lecture de ce poème une surprise

dans laquelle le poète joue avec les attentes du public pour

produire, à la fin, un effet inattendu. Comme confirmé par

l'anecdote, les six premiers vers donnent l'impression d'une

description érotico-amoureuse conventionnelle (tašbīb), qui

devient choquante une fois que nous sommes informés que

l'objet de la passion du poète est la propriété du calife. En

effet, sachant que le tašbīb de la belle était considéré comme

équivalent à une liaison d'ordre charnelle, le début du poème

d'Abū al-‘Atāhiya peut être considéré comme un outrage au

calife dont la conséquence attendue et obligatoire devrait

être son exécution sur-le-champ même s'il est clair que la

belle du poète l'a frustré dans ses désirs et que donc cet

amour est non partagé. Mais soudain, au vers 7, on se rend

compte que la concubine du calife qui vient d'être décrite

s'avère être une métaphore du califat. Ainsi, c'est

symboliquement l'umma toute entière qui se soumet au calife

al-Mahdī dans une métaphore dont les origines tiennent sans

doute dans le rite du hieros gamos (mariage sacré) du Moyen-189 Fayṣal, Abū al-‘Atāhiyah, poème no. 197, pp. 609-13 d'après PINCKNEY

STETKEVYCH Suzanne, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in the Classical Arabic Ode, Op Cit., 2002, pp.146-147.

107

Orient antique.

Néanmoins, en conformité avec les attentes du public, la

deuxième partie de la qasida, celle du panégyrique proprement

dit (madīḥ), devrait remplacer l'amour malheureux du prélude

élégiaque par la dévotion pour le calife. Au lieu de cela,

plutôt qu'un changement radical dans le ton du poème qui

devrait passer du lyrisme « efféminé » du prélude élégiaque à

la « virilité » martiale du madīḥ, l'ensemble étant à l'origine

du phénomène de contraste entre les deux parties, l'atmosphère

érotique du prélude élégiaque prévaut jusqu'à la fin du poème.

Le pouvoir et la domination du calife, exprimés de manière

conventionnelle dans les termes et le ton de l'éthos héroïco-

martiale de l'aristocratie guerrière qui caractérise le madīḥ

est métaphoriquement transférée au domaine de l'intime et de

l'érotisme typiques du ġazal.

Cette métaphore sexuelle du calife et de sa concubine (aux

vers 7-8) exprime parfaitement d'un côté la relation de

soumission et de domination et de l'autre la complémentarité

parfaite qui définit la relation du souverain à ses sujets. Si

le désir du poète lors du prélude élégiaque (nasīb) se trouve

être frustré, il est évident que ce n'est pas le cas de celui

du calife dans le madīḥ. De plus, la relation de maître à

esclave évoquée par le poète ajoute aux dimensions mythiques

et sexuelles du hieros gamos celle de la propriété légitime ; une

relation de propriétaire envers sa propriété légitime. Dans un

tel contexte, la véhémence de la jalousie d'ordre sexuelle du

poète sert à exprimer à la fois la colère du calife outragé et

la fureur cosmique, le tremblement de terre, dont une autre

conception du califat serait la cause (vers 9).

Dans les deux derniers vers, le poème change la relation du108

calife au califat à celle des sujets au califat. D'abord, au

vers 10, l'obéissance et la soumission au calife devient une

partie de la foi islamique, sans laquelle les bonnes actions

de quelqu'un sont caduques aux yeux de Dieu. En effet, la

revendication d'obéissance politique exclusive au calife de

tous les musulmans est un élément central de la théorie du

pouvoir califal. Ici ce concept est représenté par une

métaphore sexuelle à travers la description de la loyauté

politique des musulmans comme des « filles de cœur » (banātu l-

qulūbi) : ils sont ainsi présentés comme des jeunes filles ou

des concubines qui doivent se soumettre aux exigences

sexuelles de leur maître. Cette métaphore étant comprise, elle

permet de comprendre le dernier vers (vers 11). Le « non »

doit se lire comme un refus aux droits et aux avances d'ordre

sexuel du calife, ce refus devient ainsi assimilé à une

négation d'allégeance politique, niant au calife l'obéissance

qui lui est due.

Le charme et l'efficacité de ce poème résident tous deux dans

son audace contrôlée : l'utilisation de ce qui est du point de

vue de la forme un ġazal pour remplir la fonction d'une qaṣīdat al-

madḥ (une ode panégyrique). En d'autres termes, utiliser un

genre poétique « léger » pour transmettre la gravité de la

monarchie absolue.190

- La poésie élégiaque chez les secrétaires

La poésie élégiaque est un genre très prisé par les kuttāb qui

vont ainsi s'approprier les codes de la poésie amoureuse

190 PINCKNEY STETKEVYCH Suzanne, The Poetics of Islamic Legitimacy : Myth, Gender, and Ceremony in the Classical Arabic Ode, Bloomington Indianapolis 2002, p. 147-150.

109

(ġazal) des poètes « professionnels » que nous venons de voir.

En fait, la poésie élégiaque est caractérisée par une langue,

un vocabulaire et des thèmes convenus, tout entier vouée à une

créature au demeurant parfaitement vague et anonyme, le poète

ne voit dans l'amour que l'impossibilité où il se trouve de le

réaliser. La passion est douleur, elle s'efface devant son

effet, elle ne révèle ni une âme ni un destin particuliers. Le

poème qui l'exprime se fixe en attitudes, et chacun peut les

reconnaître pour siennes. Œuvres nées d'une même inspiration,

fruits d'une même écriture, elles ne caractérisent pas leur

auteur, elles sont au-delà de sa personnalité ; elles ne

traduisent pas une conscience, elles se fondent dans leur

objet, et celui-ci ne saurait être réservé à un individu191.

Un exemple typique de kātib célèbre pour sa poésie élégiaque est

Ḫālid b. Yazīd (m.v. 269 h/883), c'est un poète de l'amour et

dans sa poésie, il dépeint les tourments sans fin de l'amant,

ses larmes, ses insomnies, la cruauté de sa solitude. Le

souvenir de l'aimée le hante et la fatalité de l'amour le

torture. Son cœur :

« chaque jour saigne d'une blessure d'amouret d'un tourment nouveau inventé chaque jour »192

Il faut noter que ses hommages ne s'adressaient pas uniquement

à des femmes, en effet, Ḫālid était très amateur d'éphèbes, et

leur consacra de nombreuses pièces193.

3) joutes poétiques et improvisation

191 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. Cit., p. 307.

192 Ibid, p. 311193 Ibid, p. 312110

A côté des genres poétiques stéréotypés que nous avons étudiés

plus haut, les poètes se livraient régulièrement à des joutes

verbales, souvent pour le plus grand plaisir de leurs

protecteurs. La capacité à improviser des vers était donc une

qualité fondamentale pour les poètes.

A la cour abbasside, les poètes avaient l'habitude de se

mesurer à leurs contemporains en s'engageant dans des combats

de vers satiriques. Parfois ceux-ci étaient de même niveau ou

alors il n'y avait pas clairement de vainqueur. Mais prendre

un rival restait risqué car si l'un des participants était

totalement vaincu, sa carrière à la cour pouvait être brisée

nette, c'est d'ailleurs ce qui arriva au malheureux Wāliba b.

al-Ḥubāb qui se retira à Koufa après avoir été vaincu par les

poètes Baššār b. Burd et Abū l-‘Atāhiya194. Pire encore, le

poète vaincu pouvait perdre le soutien de son clan comme dans

le cas d'Abū Sa‘d al-Maḫzūmī (m.v. 230/845) qui fut carrément

radié de l'arbre généalogique de son clan après avoir perdu

une joute poétique face au redoutable Di‘bil195. La chose la

plus humiliante que pouvait faire un poète célèbre était de ne

même pas daigner répondre aux attaques d'un soi-disant

concurrent.

Quelle que soit l'issue de ces compétitions, elles jouaient un

rôle important une sorte d'ordre hiérarchique parmi une

génération donnée de poètes et influençaient le jugement de la

194 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-Aġānī (XVIII, 100) d'après KILPATRICK Hilary, «  Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at theHistory and Sociology of Arabic Literature », Arabica 1997, t. 44, p. 94-128, p. 112.

195 Ibid, (XX, 120).111

postérité sur chacun d'eux196.

Ainsi, sous le règne du calife al-Mutawakkil par exemple, on

observe que la cour est le lieu de joutes poétiques féroces,

d'autant plus que les récompenses sont somptueuses. Le calife

prend plaisir à exciter ses poètes-courtisans les uns contre

les autres. ‘Alī b. al-Ǧahm, en particulier, fut souvent

victime de ces assauts au cours desquels une certaine lenteur

de réaction le livrait à la verve féroce d'ennemis qui

finissent par le jeter dans la plus profonde disgrâce. En

fait, al-Mutawakkil aime organiser des joutes injurieuses

entre poètes, il les utilise pour se distraire et les réduit

souvent au rôle de bouffons de cour. Un des poètes qui tire le

plus de profit de ces affrontements est certainement Marwān b.

Abī al-Ǧanūb b. Abī Ḥafṣa197.

Peu de poètes échappèrent aux flèches de ce dernier mais ‘Alī

b. al-Ǧahm fut sa cible favorite. Il sait trouver pour lui les

injures les plus grossières, les moqueries les plus acérées.

Il ne recule devant aucun procédé pour ridiculiser son

adversaire dont la lenteur de réaction le sert à souhait. On

le voit ainsi s'adresser à lui comme à une femme, le traiter

de chien et de bâtard, suggérer qu'il est poète pour être né

des œuvres de son propre père, à lui Marwān, prendre à partie

sa généalogie. Lorsque ‘Alī b. al-Ǧahm, déjà emprisonné, écrit

une belle qaṣīda qui touche le souverain et l'incline à la

clémence, Marwān défend le cénacle dans une satire et obtient

le maintien du prisonnier dans sa geôle.

196 KILPATRICK Hilary, «  Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at the History and Sociology of Arabic Literature », Arabica T.44, 1997, p. 112.

197 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op cit., p 38-39.

112

Cependant, tous les poètes du cénacle d'al-Mutawakkil n'ont

pas la lenteur et la pusillanimité de ‘Alī b. al-Ǧahm. ‘Alī b.

Yaḥya b. al-Munaǧǧim, injurié par Abī l-Ǧanūb, n'hésite pas un

instant : il le fustige, prenant à partie son honneur, sa

qualité de mawlā d'ennemis des Abbasides et du Prophète. Cette

réponse possède un grand nombre d'allitérations dues à

l'emploi de procédés stylistiques du badī‘. Il n'est donc pas

impossible, vu l'atmosphère de ce cénacle et les mœurs

agressives qui y régnaient, que les poètes se soient préparés

à ce genre de duel. Sachant qu'un jour ou l'autre ils

pouvaient être pris à partie, ils gardaient en réserve quelque

épigramme soigneusement affûtée et faisaient mine de

l'improviser sur le champ198.

4) La poésie d'agrément des secrétaires

Pour les secrétaires, la poésie n'est qu'un exercice de

lettrés, un aimable divertissement d'hommes cultivés. En

effet, ceux-ci ne sont pas et ne prétendent pas être des

créateurs. Comme nous l'avons déjà vu plus haut pour ce qui

concerne la poésie amoureuse, ils s'emparent d'un langage créé

par de « véritables poètes », c'est-à-dire les poètes que nous

avons qualifiés de « professionnels » et que nous avons

étudiés précédemment, ils en banalisent les thèmes et les

figures, ils multiplient l'emploi de ses clichés et de ses

poncifs199.

198 Ibid, p. 39-41.199 ID., « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e

siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 286.

113

Comme le déclare Ibn Rašīq (m.v. 456 h/1063-4), le célèbre

homme de lettres de l'Ifrīqiya (la Tunisie actuelle) dans son

œuvre, la ‘Umda200 :

« Le kātib ne s'attache pas à le disputer au poète pour la

maîtrise de l'art poétique. Ce qu'il recherche, c'est la

douceur des mots, leur légèreté, la rareté de l'artifice et

l'emploi, à cette fin, de tout ce qui peut en délivrer

l'esprit. D'autre part, la plus grande partie de sa production

relève exclusivement de l'exercice d'esprit, elle n'est due ni

au besoin ni à la crainte »201.

Avec une telle conception de la poésie, la production des kuttāb

est souvent assez différente de celle des poètes

professionnels dont ils s'inspirent comme le montre ce passage

du Kitāb al-Aġānī d'après Abū l-Faraǧ concernant la poésie

d'Ibrāhīm b. al-‘Abbās al-Ṣūlī (m. 243 h/857), le célèbre

secrétaire-poète et maître de prose ornée et de poésie de

style badīʿ, grand-oncle de Muḥammad b. Yaḥyā : « Il composait

puis soumettait son poème à un examen critique. Il éliminait

les vers les moins bons, puis ceux de qualité moyenne et enfin

ceux de facture courante. Il ne laissait ainsi d'une qaṣīda

que très peu de choses, parfois un ou deux vers seulement »202.

Cette volonté de concision s'applique chez lui à tous les

genres : panégyriques, thrène, satire, ġazal, billets. Elle est

notable à une époque où la tendance est au contraire de donner

aux compositions, surtout officielles, l'extension maximale.200 C. BOUYAHIA," Ibn Ras̲h̲īḳ" dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.201 Ibid, p. 267.202 ABŪ AL-FARAJ AL-IṢFAHĀNĪ, Kitāb al-aghānī d'après J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. Cit., p 282.114

La raison première de ce fait est, nous l'avons vu, d'ordre

sociologique : le Secrétaire-poète n'est pas tenu de prononcer

de longues odes. Son goût va plutôt à d'élégantes mais brèves

réussites. Il cisèle avec soin une petite pièce, polit

l'expression d'un sentiment subtil, détache d'un thème un

motif, et brode autour de lui de savantes arabesques où le

maniérisme du langage exprime déjà par lui-même la recherche

de la pensée. La conséquence évidente de cette méthode de

production poétique est que son Dīwān regroupe de courtes

pièces n'excédant pas dix vers, ce qui ne l'empêche pas d'être

reconnu comme un homme de lettres de premier ordre qui

maîtrise tous les domaines de l'adab. Les célèbres poètes de

profession Abū Tammām et Di‘bil admettent même que si Ibrāhīm

avait fait de son métier la poésie, sa concurrence aurait été

des plus rudes203.

Autre particularité de la production poétique des secrétaires,

ceux-ci sont absolument libres de composer ce que bon leur

semble et ne sont donc pas astreints comme les poètes

professionnels à produire des panégyriques pour gagner leur

vie ou des satires pour se faire un nom. C'est cette liberté

qui fait dire au célèbre courtisan Kušāǧim : « Et si j'ai

composé des vers, je n'ai pratiqué ni la satire ni le

panégyrique, Car j'ai jugé que la poésie devait être

l'éloquente traduction de l'adab204»

En fait, tout membre de la cour ayant la maîtrise de l'adab

203 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. Cit., p. 282.204 Ibid, p 268.115

sait tourner un poème et l'on attribue des essais aux

personnages les plus inattendus: pieux docteurs de la loi,

magistrats, érudits, etc...205. Même le calife n'hésite pas à

composer des vers, à l'image d'al-Manṣūr (règne de 95 h/ 754 à

158 h /775) qui déclare à propos de la mort d'Abū Muslim, le

principal artisan de la prise du pouvoir par les abbassides

assassiné sur ordre du calife car devenu trop puissant :

Tu prétendais que les dettes ne se réclament pas. Tiens, reçois le paiement de la

mienne à pleine mesure, ô Abū Mudjrim.

A la coupe que tu as souvent présentée aux autres, bois à ton tour [un breuvage] plus

amer au gosier que la coloquinte206.

C'est cette absence de contraintes d'ordre matériel qui

établit la distinction fondamentale entre les poètes-

secrétaires et les poètes professionnels, d'où cette

affirmation tirée également de la ‘Umda : « On ne doit pas

exiger des califes, des émirs, de tous les hommes de pouvoir

gâtés par la fortune, ce que l'on exige du grand poète dont la

poésie est le métier et le panégyrique la marchandise »207

Malgré le fait que le maǧlis soit un lieu privilégié d'échange

entre les différents types de praticiens de la poésie de la

cour, ceci n'exclue nullement l'existence de fractures parmi

ceux-ci comme nous allons le voir dans la partie suivante.

205 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires »,op cit., p.33.206 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op cit., Tome IV 1989, p 972, §2395.207 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique , op. cit., p. 267-268.116

II) Quelques clivages existant parmi les poètes

Parmi les poètes de la cour abbasside, des facteurs

politiques, doctrinaux et ethniques d'une grande complexité

agissent pour le regroupement des affinités et la constitution

de clans208.

On peut ainsi distinguer trois lignes de fractures majeures au

sein du groupe des poètes de la cour abbasside, la première

concerne le style, avec trois groupes différents de poètes

existant: les anciens, les modernes (muḥdathūn) et les

néoclassiques.

La deuxième ligne de fracture est religieuse ; en effet, on

distingue des poètes sunnites et chiites, au sein des sunnites

les mu'tazilites et les hanbalites et même les poètes

musulmans et ceux accusés de zandaqa, c'est-à-dire d'athéisme

ou de paganisme.

Enfin s'y ajoute un troisième clivage d'ordre ethnique avec la

rivalité entre Arabes du Nord et Arabes du Sud et la shu'ūbiyya,

la rivalité entre Arabes et Persans.

1) Concernant le style : Les anciens/les modernes

(muḥdaṯūn)/les néoclassiques

Une vue d'ensemble des œuvres en vers produites durant la

période étudiée dans le cadre de ce mémoire nous permet de

relever l'existence d'une opposition entre les artistes

frondeurs et volontiers irrévérencieux envers la tradition

208 ID., « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m. 247) contributionà l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op. cit., p 34.

117

poétique du Désert et une autre famille intellectuelle se

recrutant en majorité parmi les grammairiens et les

philologues nourris précisément de cette tradition. On doit

constater d'ailleurs que les tenants même du modernisme

poétique appelés muḥdaṯūn n'ont jamais pu aller jusqu'au bout

de leur théorie ; sous la pesée du conformisme et aussi du

fait qu'ils étaient contraints de satisfaire les goûts de

leurs mécènes, ils se plièrent en effet à certains impératifs

qui, bon gré mal gré, les placent dans le clan des

« classiques ». De ce compromis, se dégage peu à peu les

éléments d'une doctrine qui sera un néo-classicisme209.

Les muḥdaṯūn, en proposant de nouveaux critères d'évaluation du

poème et en rejetant l'imitation des anciens, contestent le

modèle classique de la qaṣīda archaïque en train de se

constituer210. Les chefs de file de ce mouvement sont les poètes

Abū Nuwās et Baššār ibn Burd. Ils se distinguent par leur

rejet du thème classique des ruines et des campements

abandonnés.

Les poètes que l'on nomme, les « anciens » sont d'abord ceux

de la ǧāhiliyya et tous ceux qui s'inspirent de la poésie de

cette période. Ils sont souvent d'origine bédouine, tel le

poète ‘Umāra b.‘Aqīl ou très attachés au classicisme comme Abū

l-‘Amayṯal (m. 240 h/854)211, très appréciés du calife al-Ma'mūn

dont les goûts sont clairement en faveur du traditionalisme

209 R. BLACHERE, « La poésie arabe au ‘Irāq et à Baġdād jusqu'à Ma‘rūf al-Ruṣāfī », Arabica T. 9, Volume spécial publié à l'occasion du mille deux centième anniversaire de la fondation de Baġdād, 1962, p. 424.

210 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXII : Entre la taverne et la cour, les poètes del'amour, de la nuit et du vin », dans T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes,op. cit., p. 341.

211 " Abū l-ʿAmaythal ", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

118

arabe212.

‘Umāra b.‘Aqīl, poète d'origine bédouine, formé dans la bādiya

de Baṣra, faṣīḥ, maître du langage pur est admiré par al-Ma'mūn

même s'il ne comprenait pas toujours ses œuvres tant il

accumulait de mots rares dans ses qaṣā'id bédouines. Il s'y plie

à la règle de l'articulation tripartite du panégyrique

introduit par l'élégie aux lieux désertés suivie du voyage à

travers le désert et se terminant par le panégyrique

proprement dit; il glorifie les vertus consacrées et se livre

à des invectives de type classique.

Cependant, le tripartisme de la qaṣīda n'établit plus vraiment à

cette époque l'influence de la bédouinité et, d'une manière

générale, celle d'un classicisme qui reste à définir. Les

poètes citadins et modernistes se plient eux aussi, pour la

plupart, à cette obligation (ex : Baššār b. Burd, Abū Nuwās),

en particulier lorsqu'ils composent des panégyriques pour le

Calife et les grands de la cour. En fin de compte, le

bédouinisme poétique doit se chercher essentiellement dans le

domaine lexical et celui des figures, images, comparaisons,

métaphores, etc...

En effet, à cette époque, la production bédouine est encore

déclarée insurpassable par les puristes, mais l'on ressent

également, comme Ibn Qutayba, « la répulsion du citadin

raffiné pour le mode de vie et d'expression des bédouins »213.

À la transition entre la période précédente et celle traitée

dans ce mémoire, se trouve une personnalité d'une rare

212 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op. cit., p. 36.

213 Ibid, p. 42-43119

vigueur :Baššār ibn Burd (m. 167 h/783-784). Né vers 95 h/714

d'une famille iranienne transférée à Baṣra, ce poète célébra

les derniers Omeyyades avant de chanter de hauts personnages

Abbassides ; il cultiva à la perfection à la fois les genres

traditionnels comme le panégyrique et l'élégie d'amour à la

manière des Hijaziens ; sa maîtrise de la langue arabe et son

aptitude à traiter de genres très différents dans leur

l'inspiration, sa verdeur satirique et sa sensibilité firent

de lui un des maîtres de l'art des vers à un moment où les

poètes recherchaient des voies nouvelles. En fait, son

influence fit déterminante et fit de lui un chef de file dont

l'originalité a été bouleversante214.

Pour H. Kennedy, ce sont ses innovations de style et d'images

qui ont conduit ultérieurement les critiques littéraires et

les orientalistes à voir en Baššār l'inspirateur du style

« moderne ». L'éclosion de ce nouveau style étant considérée

comme caractéristique de la cour abbasside par rapport à celle

de la ǧāhiliyya et de la période Omeyyade215.

Après Baššār, une génération montante s'engagea dans la voie

tracée par lui. On peut citer de célèbres poètes muḥdaṯūn comme

Muṭī‘ ibn Iyās (m. vers 170 h/787), al-Sayyid al-Himyarite (m.

171 h/787-8), al-‘Abbās ibn Aḥnaf (m. après 193 h/808-809) et

bien sûr les célèbres poètes Abū Nuwās (m. entre 197 et 200

h/813 et 816) et Abū al-‘Atāhiya (m. v. 213/828)216.

Face à cette querelle des anciens et des modernes, certains

poètes vont s'illustrer par leur volonté d'un retour aux

214 R. BLACHERE, « La poésie arabe au ‘Irāq et à Baġdād jusqu'à Ma‘rūf al-Ruṣāfī », op. cit.,p. 425.

215 H. KENNEDY, The Court of the Caliphs : The Rise and Fall of Islam's Greatest Dynasty, Londres 2004, p. 120.

216 R. BLACHERE, « La poésie arabe au ‘Irāq et à Baġdād jusqu'à Ma‘rūf al-Ruṣāfī », op. Cit.,p. 425-426.

120

racines bédouines de la poésie arabe. Un des plus célèbres

représentants de cette mouvance est le poète Abū Tammām (m. v.

231-2 h/845) dont les innovations archaïsantes vont provoquer

d'âpres controverses entre admirateurs et réfractaires

auxquelles lui-même, creusant son propre sillon, est resté

parfaitement indifférent217. Ces poètes seront appelés

« néoclassiques » par les orientalistes218.

Pourtant, ce retour à la tradition n'est pas complet pour

autant. Ainsi, par exemple, l'ode la plus célèbre d'Abū

Tammām, celle sur la prise de la ville d'Ammorium

(al-‘Ammūriya) par le calife al-Mu‘taṣim en 838 aux Byzantins,

utilise le mètre basīt qu'affectionne le poète et par quoi il

tranche, en dépit de sa réputation de néoclassique, autant sur

les poètes bédouins que sur la plupart de ses émules

contemporains. On remarque cependant que si Abū Tammām a des

détracteurs, le Kitāb al-Aġāni contient une page « de grande

finesse critique » selon J. Berque et lui est donc très

favorable219. De même l'élève d'Abū Tammām, al-Buḥturi (m. 284

h/897) est également considéré par les orientalistes comme un

poète néoclassique220.

D'une veine très différente procède l'inspiration d'un autre

groupe de praticiens de la poésie qui comprends les

philologues mais aussi des poètes dont la production est

dominée par les thèmes laudatifs. Muslim ibn al-Walīd (m.

187 h/803) est l'un des premiers représentants de cette

tendance, appelée néo-classicisme. Son œuvre est constituée en217 H. KILPATRICK, « The Medieval Arab Poet and the Limits of Freedom »,

Bulletin (British Society for Middle Eastern Studies), op cit. p. 101.218 J. BERQUE, Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitāb al-Aghāni, op cit.,p. 26.219 Ibid220 C. PELLAT, « al-Buḥturi », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

121

majorité de pièces d'apparat écrites dans une langue très

savante. Pour la génération suivante Muslim demeurera le

modèle d'un nouveau style poétique où la recherche verbale et

l'emploi des figures de style sont la préoccupation

essentielle. Il en va de même pour Abū Tammām ; artiste

profondément imprégné de culture arabe car auteur d'une

anthologie fameuse : la Ḥamāsa, il fut un panégyriste itinérant

successivement au service de dignitaires égyptiens et syriens,

avant de s'attacher à des califes abbassides, notamment al-

Mu‘taṣim ; son œuvre est surtout constituée de qaṣā'id

tripartites dédiées à des protecteurs. Dans la même veine

s'inscrit le poète Di‘bil (m. 246 h/860) fameux notamment par

sa culture et son respect de certaines formes poétiques

archaïques. Autre grand poètes néoclassiques, Ibn al-Rūmī et

al-Buḥturī (m. 284 h/897), ce dernier, élève d'Abū Tammām, lui

ressemblait par sa culture arabe, car il est lui aussi auteur

d'une anthologie, et par l'usage qu'il fit de son talent ; en

effet il fut tour à tour panégyriste d'émirs syriens, puis de

hauts dignitaires de Bagdad et de Califes. À certains égards,

cette mouvance poétique s'achève avec un membre de la dynastie

abbasside, Ibn al-Mu‘tazz (m. 294 h/907), qui pourrait bien

avoir réussi une sorte de synthèse où la turbulence des

Modernes s'assagit, tandis que la recherche des néo-classiques

cède à la simplicité et à la spontanéité.

Dans l'histoire de la poésie arabe, la période illustrée par

les poètes dont on vient de parler a été sans nul doute celle

où toutes les virtualités ont été en présence. Reprenant les

cadres et les genres hérités de la tradition péninsulaire, les

poètes ont poussé aussi loin qu'il était possible de la faire122

cette tradition, en l'adaptant à un public qui n'était pas

celui du Désert ; le lyrisme qui les anime les conduits à

certaines mutations ; des genres triomphent pour un temps

comme l'élégie courtoise, la chanson bachique ou la poésie

ascétique.

Contre ces efforts pour un renouvellement profond, se dresse

le conservatisme littéraire des Anciens. Ceux-ci ont eu certes

le dernier mot sur les Modernes mais non sans eux-mêmes se

plier à certaines exigences. Ibn al-Rūmī en est la preuve

vivante, car ce représentant du néo-classicisme, et son

contemporain plus jeune Ibn al-Mu‘tazz, ont su vivifier

l'héritage poétique du passé en y incorporant ce que le

modernisme apportait d'essentiel221.

Après avoir vu le clivage purement littéraire concernant le

style, intéressons-nous à un autre clivage, celui concernant

les vues politico-religieuses de ces différents types de

praticiens de la poésie.

2) Clivages d'ordre politico-religieux : Les sunnites/ Les

chiites/ Les mu'tazilites/ Les hanbalites/ La Zandaqa

La révolution abbasside n'a pas seulement accentué les

différences idéologiques, elle a provoqué la mise en place

d'un gouvernement centralisé qui a cherché à éliminer les

opposants. Ainsi, les premiers abbassides, avec leurs

campagnes contre les partisans des Omeyyades, les

sympathisants des Alides et ceux qui furent décrits comme

zanadiqa évoque l'existence d'une censure impitoyable222.221 R. BLACHERE, « La poésie arabe au ‘Irāq et à Baġdād jusqu'à Ma‘rūf al-

Ruṣāfī », op. cit., p. 427-429.222 H. KILPATRICK, « The Medieval Arab Poet and the Limits of Freedom »,123

Cette censure, d'ordre idéologique, présentait la

caractéristique de s'appuyer sur des châtiments physiques

comme le passage à tabac, l'emprisonnement ou la mise à mort

comme moyen de contrôle. Cela était probablement inévitable

car dans une culture où la transmission orale continuait à

remplir un rôle fondamental la simple interdiction des textes,

en particulier de la poésie, n'aurait eu que peu d'effet223.

Les premiers califes abbassides peuvent être considérés comme

ayant amené la censure de la poésie à un point extrême et, par

la suite, les exemples de poètes ayant subi des

interrogatoires sur leurs compositions devient plus rares car

leur statut a changé. Ils sont en effet à cette époque de plus

en plus considérés comme de simples amuseurs.

Néanmoins, un poète qui dans son œuvre exprime de la sympathie

pour un groupe suspect continue de courir un risque

considérable. Comme le montre l'exemple du philologue expert

en poésie arabe Ibn al-Sikkīt (m. 244 h/858), piétiné à mort

par la garde turque pour avoir manifesté ses opinions chiites

pendant la persécution dirigée par le calife al-Mutawakil

contre les Alides et leurs partisans224.

Les poètes à la cour abbasside sont également divisés selon

leurs croyances. En effet, si certains poètes suivent

l'orthodoxie sunnite tels Abū Nuwās, ‘Alī b.al-Ǧahm ou Ibn al-

Mu‘tazz, ils sont nombreux à être d'obédience chiite et

certains n'hésitent pas à défendre la cause des Ahl al-Bayt (les

gens de la maison, c'est à dire pour les chiites les

descendants du prophète de l'islam par son gendre ‘Alī), dansBulletin (British Society for Middle Eastern Studies), Londres 1979, Volume 6, p. 99-100.

223 Ibid, p. 100.224 Ibid, p. 100.124

leurs poèmes. Un des poètes chiites les plus célèbres est

certainement le grand satiriste Di‘bil (m. 246 h/860), célèbre

pour sa marṯiya Madāris Ayat où il fait l'éloge de l'imam chiite

‘Alī al-Riḍā225.

Un exemple de poésie chiite typique d' Īsā b. ‘Abd Allāh b.

al-Qāsim b. Muḥammad b. Ǧa‘far est un thrène sur la mort des

imams chiites Ḥasan ( m.v. 49 h/669-70) et Ḥusayn (m. 61

h/680) dont voici quelques vers :

Je veux pleurer et gémir sur le sort d'al-Husayn et d'al-

Hasan ;

Sur le fils de ‘Âtika, qui fut inhumé sans linceul.

On les abandonna, le matin, dans la plaine de Fakhkh, loin de

leur foyer, loin de leur patrie226.

Le premier vers de cet extrait fait allusion au sort tragique

des deux fils de ‘Alī et Fāṭima, petit fils de Muḥammad, le

prophète de l'islam : Ḥasan, mort empoisonné selon les chiites

et Ḥusayn, qui trouva la mort lors de la bataille de Karbalāʾ

en combattant la troupe envoyée par le calife omeyyade Yazīd I

qui lui avait tendu une embuscade. De plus, l'évocation de la

plaine de Faḫḫ est une allusion au massacre d'une centaine de

‘Alides et de leur partisans qui s'étaient révoltés par les

forces loyales aux abbassides et qui eut lieu en 169 h/786

dans cette localité proche de la Mecque227.

On remarque que le chiisme de ces poètes a souvent une origine

familiale et que les familles de poètes assurent la

225 N. EL KHATIB, Etude historique de l'époque Abbaside à travers le Kitâb al-Aghânî, op. cit., p. 52.

226 MAS‘ŪDI, Les Prairies d'or, op. cit., tome IV, §2475.227 L. VECCIA VAGLIERI, " Fak̲h̲kh" dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

125

transmission d'un héritage, la persistance de tendances et la

continuité de certains courants. De génération en génération,

on fréquente les mêmes cénacles, on est introduit dans les

mêmes sphères de la société, on emprunte un même itinéraire

culturel. Il existe ainsi des cas fréquents de continuité

idéologique, surtout en ce qui concerne la doctrine chiite228.

Par exemple, les poètes issus du clan des Banū al-Munaǧǧim

sont des mu'tazilites et des alides convaincus229. De même ‘Alī

b. Muḥammad al-‘Abarta'i est chiite, tout comme son oncle Abū

‘Abd Allāh Aḥmad b. Ibrāhīm. ‘Alī est auteur de satires très

virulentes, brèves pour la plupart, et de thrènes à la mémoire

des Alides auxquelles il exprime son attachement230. Egalement

chiites sont les membres de l'illustre famille bagdadienne

d'origine iranienne des Banū Nawbakht. En effet, cette famille

fut très influente durant les deux premiers siècles de la

dynastie abbasside231. Ils furent les protecteurs d'Abū Nuwās à

la cour califale, ce qui n'empêcha pas ce dernier, sunnite, de

composer contre eux des épigrammes anti-chiites dont voici un

exemple ci-dessous :

1 Comment fréquenter des Shî‘ites

qui vous regardent de travers ?

2 Ils voudraient que je loue ‘Alî

et renonce à Abû-Bakr.

3 Mais je rejoins leurs adversaires

228 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique, op. cit., p. 308.229 Ibid, p 304.230 Ibid, p 298.231 L. MASSIGNON, " Nawbak̲h̲t" dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

126

et les accuse d'être impies,

4 et il faut que je remercie

ceux qui ont frappé leurs martyrs.232

Dans cette épigramme, Abū Nuwās fait preuve d'une grande

indépendance d'esprit car il n'hésite pas à attaquer ses

propres protecteurs, même s’ils ne sont pas explicitement

nommés. Ils sont qualifiés de chiites et, comme il est dit au

vers 2, souhaiteraient qu'Abū Nuwās embrasse leurs vues

religieuses en rejoignant le parti de ‘Alī (Šī‘at ‘Alī), le seul

des quatre premiers califes dits bien-guidés (Rāšidūn) qu'ils

reconnaissent, les trois autres : Abū Bakr (le seul mentionné

dans le vers 2), ‘Umar et Uṯmān étant considérés comme des

usurpateurs.

Enfin, à l'inverse, les Ibn Abī Ḥafsa sont par tradition

violemment anti-‘Alides et leur représentant le plus célèbre

Marwān b. Abī al-Ǧanūb b. Abī Ḥafṣa composa de cruelles

satires contre les chiites sous le califat d'al-Mutawakkil,

lui-même connu pour sa haine des ahl al-bayt. Ce sont d'ailleurs

ces satires qu'al-Mutawakkil affectionnaient tant qui

conduisirent Marwān à sa perte. En effet, à l'avènement du

nouveau calife al-Muntaṣir, plus favorable aux chiites, Marwān

se retrouve chassé de la cour à cause de son extrémisme et

reçoit l'ordre de retourner dans son Yamāma natal, en Arabie233.

Ces liens entre poètes qui trouvent leur fondement dans une232 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, Arles 1998 (La

petite bibliothèque de Sindbad), 190 p. (éd. Précédentes 1979, 1990), p. 141.

233 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op cit., p. 40.

127

croyance religieuse commune peuvent aussi concerner des poètes

n'ayant pas de liens familiaux entre eux, comme l'illustre

l'amitié entre Ibrāhīm b. al-‘Abbās al-Ṣūlī (176 h-243 h), Abū

Tammām et Di‘bil dont l'amitié se trouvait renforcée par leur

commune sympathie pour le parti ‘Alide234.

Si les poètes aux tendances chiites sont nombreux et

s'opposent aux sunnites, à l'intérieur même de ces derniers,

il existe un conflit entre deux écoles. En effet les partisans

de l'école mu‘tazilite, influencée par l'hellénisme et

souhaitant en conséquence faire une place à la raison dans le

dogme de l'islam, s'opposent aux Ḥanbalites, du nom du

fondateur de l'école Aḥmad b. Ḥanbal (m. 241 h/855) dont

l'interprétation des textes est beaucoup plus littérale. Si

les poètes de cour vivant de leur poésie se sont

majoritairement tenus à l'écart de ces querelles théologiques,

se contentant de faire allégeance au dogme tel qu'il a été

approuvé par le calife, c'est-à-dire une sorte de sunnisme

anti-mu‘tazilite en voie d'élaboration sous les premiers

abbassides (de 132 h/750 à 197 h/813), puis à partir du règne

d'al-Ma'mūn de l'instauration du mu‘tazilisme comme doctrine

officielle de l'Empire (de 197 h/813 à 234 h/848), puis à sa

révocation sous le règne du calife al-Mutawakkil à partir de

234 h/848. Quelques rares théologiens se sont illustrés par

leurs talents de poètes, notamment les mu‘tazilites Bišr al-

Mu‘tamir (m.v. 210-226/ 825-840) et Ṯumāma ibn Ašras (m.

213/828), ce dernier est resté célèbre car al-Ma'mūn voulut en

234 ID., « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique,op. cit., p. 281.

128

faire son vizir, mais il déclina l'offre235.

Concernant Bišr al-Mu‘tamir, Hārūn al-Rašīd, qui était hostile

à la doctrine muʿtazilite, le fit jeter en prison. C’est alors

que celui-ci composa quelque quarante mille vers d’une

exceptionnelle éloquence sur «la justice» (al-ʿadl), «le

monothéisme» (al-tawḥīd) et «la menace» (al-waʿīd), trois principes

fondamentaux de l’école muʿtazilite. Ces vers traversèrent

bientôt l’enceinte de la prison; on se les répétait dans

toutes les réunions. al-Rašīd, ayant appris que les vers de

Bišr ainsi colportés avaient plus d’influence que

l’enseignement qu’il donnait avant d’être emprisonné, le fit

relâcher236.

Quant à Ṯumāma, fameux pour sa virulence, voire la grossièreté

de ses réparties face à ses adversaires doctrinaux, il acquit

la faveur de Hārūn lui-même ; et jouit ensuite d'un crédit

presque sans bornes auprès d'al-Ma'mūn. C'est en présence de

celui-ci, ainsi le veut l'une des multiples anecdotes le

concernant, qu'il aurait réduit au silence le poète Abū

al-‘Atāhiya qui critiquait les partisans du libre-arbitre,

c'est-à-dire les mu‘tazilites, et qui lui demandait par défi,

après avoir sorti une main de sa manche : « qui a déplacé

cette main ? ». Réponse de Ṭumāma : « Celui dont la mère a

forniqué ». Al-Ma'mūn de se tordre de rire sur son siège,

l'autre de se plaindre d'avoir été insulté, et Ṯumāma de

répliquer : « Ignorant, tu déplaces ta main et tu demandes qui

l'a fait ; si c'est toi, voilà l'opinion que je professe ; si

ce n'est pas toi, je ne t'ai pas insulté ». On saisit le ton

235 IBN AL-NADIM, The Fihrist of al-Nadīm, a tenth century survey of muslim culture, éd. et trad. B. DODGE, Londres New-York 1970, 2 vol.

236 A. N. NADER, " Bis̲h̲r b. al-Muʿtamir." dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

129

et la manière de ce genre de discussion237.

D'autres part certains poètes, souvent à cause d'un

comportement libertin ou excentrique, sont accusés d'être des

zindīq-s, c'est-à-dire accusés d'impiété.

Comme tous ceux qui ne se moulaient pas dans ces nouvelles

valeurs, ces libertins furent accusés de zandaqa. Le terme,

d'origine peut-être syriaque mais plus probablement perse,

aurait d'abord désigné – au sens strict – les adeptes du

manichéisme, particulièrement si, convertis à l'islam, ils

étaient soupçonnés d'être relaps. Peu à peu, la zandaqa acquit

une définition élastique, plus administrative que théologique.

Malgré ce flou, ou peut-être à cause de lui, l'accusation de

zandaqa permettait de sanctionner, dans leur diversité, tous

ceux qui, d'une manière ou d'une autre, paraissaient menacer

l'ordre ou le pouvoir califal et étaient donc zindīqs. Un

système inquisitorial, sous l'autorité du ‘ārif ou sāhib al-

zanādiqa, aboutit à l'emprisonnement, la torture et l'exécution

de nombreuses personnes, comme les poètes Baššār b. Burd et

Sāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs (m. 167 h/783), coupables surtout

d'irrespect238. En effet Baššār s'était moqué ouvertement de

nombreux rites de la religion musulmane comme l'appel à la

prière et le pèlerinage. Quant à Sāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs,

c’était un moraliste qui rendit publique ses idées sur la

religion par l’intermédiaire de dictons sapientiaux, la

237 R. BRUNSCHVIG, « Mu‘tazilisme et Aš‘arisme à Baġdād », Arabica T. 9, Volume spécial publié à l'occasion du mille deux centième anniversaire dela fondation de Baġdād, 1962, p. 345-356.

238 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXII : Entre la taverne et la cour, les poètes del'amour, de la nuit et du vin », dans T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris 2012 (Nouvelle Clio), p. 340.

130

considérant comme un enseignement moral et non comme un

système rationnel ou juridique. Ceci ayant été interprété

comme une incitation à l'athéisme, Goldziher suppose que c’est

la raison pour laquelle il fut compté parmi les zindīq-s et

exécuté239.

Ces accusations de zandaqa sont souvent de la calomnie pure et

simple. Comme dans le cas du poète Sa‘īd b. Ḥumayd dont

l'anti-chiisme était de notoriété publique au point d'obliger

son amante, la célèbre qayna Faḍl, à professer les mêmes

opinions que lui. En effet, celui-ci fut accusé d'hérésie par

un poète anonyme qui écrivit :

1 Nous ne connaissons pas à Sa‘īd b. Ḥumayd de pareil !

2 Pourquoi outrage-t-il l'Envoyé de Dieu en injuriant son

frère ?

3 C'est que le zindīq reste fidèle à la foi de son père.

Pour ce qui concerne le deuxième vers, le « frère » de

Muḥammad, l'Envoyé de Dieu, injurié par Sa‘īd b. Ḥumayd, n'est

autre que ‘Alī cousin et gendre du prophète de l'islam, figure

la plus révérée par les chiites mais qui jouit également d'un

très grand respect auprès des sunnites en raison de sa

proximité avec Muḥammad, d'où l'utilisation du qualificatif

« frère ». Ainsi, le poète anonyme feint de croire que Sa‘īd

cherche en fait à insulter Muḥammad, donc l'islam, à travers

‘Alī alors qu'il est bien plus probable que celui-ci n'injurie

la mémoire de ce dernier qu'en raison de son opposition aux

chiites (le parti de ‘Alī). Cette accusation d'hérésie de

239 M. ZAKERI, " Ṣāliḥ b. ʿAbd al-Ḳuddūs." dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

131

Sa‘īd par le poète se retrouve étayée par le vers suivant dans

lequel celui-ci est appelé zindīq, où il est fait allusion à

l'origine zoroastrienne de sa famille avant sa conversion à

l'islam, religion à laquelle il serait resté secrètement

fidèle240.

Autre calomnie, celle d'Abū Nuwās vis-à-vis de son rival, le

poète Abān b. ʿAbd al-Ḥamīd

al-Lāḥiqi (m.v. 200/815-16). Ce dernier étant le protégé des

Barmécides, il est fort probable que ce fait ait excité la

jalousie d'Abū Nuwās, lui qui ne s'estima jamais suffisamment

reconnu à la cour. Dans tous les cas, celui-ci écrivit une hiǧā'

(poème satirique) dans laquelle il accuse Abān,

vraisemblablement sans fondements, de manichéisme.

1 Je me trouvais un jour auprès d'Abân

(puisse le lait de ses troupeaux tarir !)

[…]

3 L'appel à la prière vint à retentir

4 et Abân se leva, comme un pieux Musulman,

5 pour donner, en priant, un exemple éloquent.

[…]

7 Il dit alors : « Vous portez témoignage

de Celui que vous n'avez jamais vu ?

8 En tout cas, moi, jamais je ne m'engage

sans être sûr que mes yeux ont bien vu. »

9 Je m'écriai : « Louange à Dieu mon maître ! »

240 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », op. cit., p. 308-310.

132

Il répondit : « Que soit loué Mâni ! »

10 Je dis alors : « Jésus est un apôtre... »

Il répondit : « ...apôtre du Malin ! »

11 Je dis : « Moïse est l'interlocuteur

privilégié de Dieu le bienfaiteur. »

12 – « Ton dieu a donc des yeux et des oreilles ? »

13 fit-il : « Est-il son propre Créateur ?

Sinon, qui a créé cette merveille ? »

14 Je me levai et plantai là cet infidèle

qui ne croit pas en Dieu, Notre Seigneur.

[…]241

Il semble pourtant que dans certains milieux, surtout urbains,

une sorte d' « athéisme » se soit développé. Ces milieux, en

particulier ceux de Bagdad, exercèrent une forte influence sur

la cour abbasside. Ils sont appelés « dahriyya » et Ibn al-

Mu‘tazz nous précise que le poète bédouin ‘Umara b. ‘Aqīl

perdit la foi à force de les fréquenter et qu'il revint, une

fois fortune faite, parfaitement incroyant dans sa badiya

(steppe, habitat des bédouins)242.

À ces rivalités d'ordre stylistique ou politico-religieuse

s'ajoute enfin des rivalités d'ordre ethnique.

3) D'ordre ethnique : La rivalité Arabes du Sud/Arabes du Nord

et la šu‘ūbiyya

241 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit., p. 142-143.242 J. E. BENCHEIKH, « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m. 247)

contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op. cit., p. 44.

133

- La rivalité Arabes du Sud/Arabes du Nord

La rivalité d'ordre ethnique la plus ancienne dans l'empire

arabo-musulman est en fait entre Arabes mêmes. Il s'agit de la

rivalité entre les Arabes du Sud, c'est-à-dire les Arabes du

Yémen principalement et les Arabes du Nord, ceux du Najd et du

Hijaz. Cependant, suite à des migrations, certaines tribus, en

particulier d'Arabes du Sud, se sont retrouvés au nord de la

péninsule arabique et vice-versa.

Les Arabes du Nord et du Sud ont, en effet, des ancêtres

différents. Les Arabes du Nord se disent descendants de

‘Adnān243 et, pour la majorité, de Nizār244 alors que les Arabes

du Sud se réclament de Qaḥṭān245. Cette rivalité, d'origine pré-

islamique, perdure sous le califat des Omeyyades et est encore

suffisamment vivace au début du califat des abbassides pour

faire dire à Mas‘ūdi :

« Al-Saffāḥ aimait la causerie ; il se plaisait au récit des

compétitions de gloire entre les Arabes de Nizār et ceux du

Yémen. Les faits intéressants, concernant Khālid b. Ṣafwān et

d'autres Qahtānites, leurs joutes de jactance, leurs entretiens

dans les réunions du soir chez al-Saffāḥ [...] 246».

Ainsi, sous le règne d'al-Saffāḥ, des joutes poétiques ont

encore lieu prenant pour prétexte l'antique rivalité entre243 W. CASKEL, « ‘Adnān » dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.244 G. LEVI DELLA VIDA, « Nizār b. Ma‘add b. ‘Adnān » dans Encyclopédie de l'Islam,op. cit.245 A. FISCHER, A. K. IRVINE, « Ḳaḥṭān » dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.246 MAS'ŪDI, Les Prairies d'or, trad. fr. C. BARBIER DE MEYNARD et A. PAVET DE COURTEILLE revue et corrigée par C. PELLAT, Paris 1962-1997 t. IV 1989,(Société Asiatique collection d'ouvrages orientaux), p. 954, § 2350.134

Yéménites et Arabes du Nord. A cette rivalité d'ordre

ethnique, s'ajoute fréquemment une rivalité religieuse. Ainsi

le célèbre poète satiriste Di‘bil est chiite et partisan des

arabes du sud, il est donc ennemi lors des joutes poétiques

des partisans des arabes du nord tels Abū Tammām qui est, de

plus, sunnite247 et du poète al-Kumayt (m. 126 h/743) qui avait

attaqué les tribus yéménites et auquel il répondit de façon

mordante248.

Autre partisan des Arabes du Sud, Abū Nuwās, de son nom

complet Abū Nuwās al-Ḥasan b. Hāni' al-Ḥakamī, dont le père

était mawla d'un membre de la tribu sud-arabique des Banū Saʿd

b. ʿAšīra249. Ainsi, le poète se considérait comme yéménite et

n'hésitait pas à glorifier ces derniers et à dénigrer les

Nordiques, comme l'illustrent les vers suivants :

1 Qu'ai-je à faire d'une maison

que battent les vents et la pluie,

2 des campements à l'abandon,

des hyènes et de leurs petits ?

3 Je ne mesure pas mes pleurs

à la distance, au voyageur.

4 Nous sommes, nous, des Yéménites

et, de leurs hauts lieux, les seigneurs.250

[…]

Dans les 3 premiers vers de cette célèbre satire contre les

Arabes du Nord, Abū Nuwās fait allusion aux conditions de vie

247 L. ZOLONDEK, « Di‘bil », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.248 J. BERQUE, Musiques sur le fleuve Les plus belles pages du Kitâb al-Aghâni, op. cit.249 E. WAGNER, " Abū Nuwās", dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.250 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit., p. 144.135

frustres de ces derniers, considérés comme des bédouins vivant

sous la tente (vers 1) et cultivant une poésie du plus grand

classicisme consistant en qaṣīda-s tripartites commençant par un

prélude élégiaque (nasīb), où le poète se lamente sur les

traces du camp abandonné par les membres du clan de sa bien-

aimée, dont le poète se moque au vers 2, suivi du voyage dans

le désert (raḥīl) pour oublier celle-ci, avec lequel Abū Nuwās

prend résolument ses distances et ridiculise également au vers

3.

Autre célèbre charge anti-Arabes du Nord d'Abū Nuwās (m. v.

200 h/815), celle contre les Muḍarites (de Muḍar, l'ancêtre

dont se réclament la majorité des tribus nord-arabiques) et

les Bédouins qui ne font qu'un pour Abū Nuwās. Le poète prend

toujours le soin de bien le spécifier. Son insistance viserait

à chasser le moindre doute chez le lecteur. Dans une de ses

ouvertures anti-vestiges les plus célèbres, il le répète de la

façon la plus claire :

Vous avez mentionné les zones de mouvance de Asad, ont-ils

dit ! Puissiez-vous être poursuivis par l'insuccès, qui sont

les Banū Asad ?

Qui sont Tamīm et Qays et leurs contribules ? Les Bédouins ne sont pour Dieu

que quantité négligeable !

On le voit bien, pour lui, « Bédouins » équivaut à Asad, Tamīm, Qays et

leurs contribules, c'est à dire la confédération nordique.

Les Muḍarites, ces Bédouins, sont méprisables à cause de leur

façon de boire et de leur boisson : ils boivent du lait et

délaissent le vin.

136

Les goûts grossiers des bédouins sont également exprimés par

un autre symbole dans les ḫamriyyāt : l'opposition entre le goût

de ces Muḍarites pour la flore désertique et celui du poète et

des gens civilisés pour les plantes aromatiques du ‘Irāq251.

Toujours dans sa satire contre les Arabes du Nord, Abū Nuwās

va encore plus loin et n'hésite pas à vilipender, l'une après

l'autre, les tribus nord-arabiques, à commencer par la plus

noble et célèbre d'entre elle : les Qurayshites, tribu du

prophète de l'islam et de ses successeurs, les califes. En

effet, ceux-ci ne sont considérés par lui que comme de

vulgaires marchands. Ce rappel méprisant du statut de

marchands mecquois des Quraysh à l'époque de Muḥammad a

d'ailleurs provoqué l'ire du calife Harūn al-Rašīd qui jeta

Abū Nuwās en prison pour cette raison.

[…]31 Le seul titre de gloire des Quraishites, ce serait le négoce et ses beaux bénéfices...32 Si l'on mentionne leurs hauts faits, tout doux ! Qu' alors de commerce il s'agisse !252

[...]

Plus loin dans le poème les tribus bédouines de la

confédération nordique, celles-là même qui se réclament de

Nizār, sont insultés, souvent de façon grossière par le poète

qui se fait le champion du Yémen :

[...]

251 A. ARAZI, « Abū Nuwās fut-il šu‘ūbite ? », Arabica, t. 26, 1979, p. 21.252 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit., p. 145.137

33 Brocarde donc les nordiques Nizâr et mets en pièces cette race et le voile de leur disgrâce ![…]36 S'ils tiennent à tout prix à crier leurs exploits, que les Tamîm célèbrent Hajîb et son arc !37 Quelle misère d'être fier d'un bout de bois tout jauni, qui pendouille à leur ceinture ![…]40 Que dire des Banî-Asad, mangeurs de chiens, esclaves de chameaux secs comme un coup de trique ?41 Le clan des Bakr bin Wâ'il n'a pas d'autre titre que sa sotte Dugha et son prophète feint.42 Les Taghlib pleurent sur les traces et les ruines, mais ils n'ont même pas pu venger un seul mort.[…]47 Et l'avarice, chez Qâsit et ses frères, est telle qu'ils vont jusqu'à retenir...leurs pets !253

En effet, le héros de l'importante tribu des Tamīm n'est autre

que Ḥāǧib b. Zurāra (m.v. 620), célèbre pour son arc qu'il

aurait donné en gage au roi de Perse254 et dont la figure se

trouve ridiculisée par Abū Nuwās qui le qualifie, au vers 37,

de « bout de bois tout jauni, qui pendouille à leur

ceinture ». Pour ce qui concerne les Banū Asad, grande tribu

nomade d'Arabie du Nord, ils ne sont pour le poète que des

« mangeurs de chiens », aux « chameaux secs comme un coup de

trique » (vers 40), ce qui est sans doute une allusion à la

famine qui a atteint cette tribu lors de sa lutte contre

Muḥammad (vers l'an 9 h/630)255. Quant à la confédération253 Ibid, p. 145-146.254 M. J. KISTER"Ḥād̲j̲ib b. Zurāra" dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.255 H. KINDERMANN, " Âsad " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

138

tribale des Bakr b. Wā'il, Abū Nuwās les réduit à la figure à

demi-mythique de Dugha al-‘Iljiyya, une femme d'une bêtise

proverbiale256 et au « faux prophète » Musaylima (m. 10 h/632)

mort lors d'une bataille de la ridda (« apostasie », série de

bataille opposant les musulmans aux tribus arabes ayant

apostasié l'islam à la mort de Muḥammad) qui l'opposa à Abū

Bakr257. Les Taghlib sont considérés comme des couards,

incapables de protéger l'honneur (‘irḍ) de la tribu, et enfin

les Qāsiṭ sont accusés en termes grossiers d'être avares, la

pire insulte pour un arabe, dont la qualité première est

d'être généreux258.

Plus tard dans l'Histoire du califat abbasside, alors que

l'arabisation de nombreuses régions de l'Empire et, en

particulier de l'Irak, est bien entamée, le poète Muḫallad ibn

Bakkār ose faire la satire du grand-cadi sous le règne d'al-

Mu‘taṣim : Aḥmad b. Abī Du'ād (m. 239 h/854), dont l'origine

Arabe s'avère plus que douteuse, dans les vers suivants :

With me thou art of Iyād, this is not mere talk.

An Arab art thou, an Arab in truth, not by coercion.

The hair of your legs and thigs is khuzāmā and thumām,

Your chest bones show with moles.

If you make a motion, there will not flee from you even an

ostrich,

Or prolific gazelles with large loins.

What fault of mine is it if people lie about thee ?

For verily they say that he is a Ḥām of the Banū Anbāṭ.256 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit., p. 187.257 W. M. WATT, " Musaylima " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.258 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit., p. 188.139

Verily a true Arab art thou in lineage ; So farewell259.

En effet, on raconte que même si le grand-cadi déclare

appartenir à la tribu nord-arabique des Iyād, ce qui est

rappelé au premier vers, celui-ci aurait en fait été adopté

par ceux-ci et serait en fait d'origine nabatéenne d'Irak (« a

Ḥam of the Banū Anbāṭ »). Tout le long du poème, et en cela réside

l'effet comique, le poète feint visiblement de croire que les

déclarations de ses ennemis ne sont que calomnie (« What fault of

mine is it if people lie about thee ? ») et n'hésite pas à faire des

éloges tirés des topoi de la poésie bédouine sur les chasseurs

du désert que l'on imagine fort peu convenir à un grand-cadi.

Assurément, la description des mouvements d'Aḥmad comme

suffisamment furtifs pour lui permettre de ne pas faire fuir

l'autruche et la gazelle (« If you make a motion, there will not flee from

you even an ostrich,/ Or prolific gazelles with large loins. ») est d'un effet

tout à fait comique lorsque l'on pense au bureaucrate citadin

qu’il devait sans doute être.

Cependant, ces rivalités d'ordre ethnique ne sont pas

l'apanage des Arabes mêmes mais concernent également les

relations que les Arabes entretiennent avec les autres peuples

de l'Empire islamique, d'où la naissance et le développement

de la controverse de la šu‘ūbiyya.

- La šu‘ūbiyya

Il s'agit à l'origine d'un mouvement de contestation de la

primauté des Arabes au sein de l'empire arabo-musulman. Elle

259 IBN AL-NADIM, The Fihrist of al-Nadīm, a tenth century survey of muslim culture, éd. et trad. B. DODGE, Londres New-York 1970, 2 vol., p. 410.

140

s'inspire d'un passage du Coran où il est dit :

Hommes! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et

Nous vous avons constitués en peuples (šu‘ūb) et en tribus

(qabāʾil) pour que vous vous connaissiez. Le plus noble d’entre

vous aux yeux de Dieu est [néanmoins] le plus pieux260.

La Šu‘ūbiyya, terme dérivé du mot šu‘ūb, est à l’origine le

principe d’instauration de l’égalité entre šuʿūb et qabāʾil afin

qu’il englobe l’ensemble des Musulmans. Le mouvement šuʿūbite,

qui apparaît au IIe/VIIIe siècle et atteint son apogée au

IIIe/IXe, avait d’autres buts, plus divers. Ils allaient d’un

appel à l’égalité entre non-Arabes (ʿAǧam) et Arabes, dont les

avocats portaient aussi le nom d’ahl al-taswiya (les gens de

l'égalité), à l’exigence d’une suprématie des non-Arabes

déniant toute importance particulière aux Arabes dans le passé

comme dans le présent. Dans les faits, la plupart des

šu‘ūbites étaient Persans même si les sources font également

état d’Araméens, de Coptes et de Berbères261.

Cependant, c'est parmi les secrétaires où les Persans sont

très nombreux, voire majoritaires dans la deuxième partie de

la période que couvre le sujet de ce mémoire, que la šu'ūbiyya

atteint le maximum de sa virulence. En effet, si certains

šu‘ūbites restent modérés comme le secrétaire-poète Saʿīd b.

Ḥumayd (m. v. 257-260 h/871-874) dont la famille provenait de

la petite noblesse persane ; il était parfois appelé lui-même

al-Dihqān et revendiquait une ascendance royale. Son ouvrage,

260 Coran, sourate XLIX, verset 13.261 S. ENDERWITZ, « al-Shu'ūbiyya », dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

141

aujourd'hui perdu, le K. Intiṣāf al-ʿaǧam min al-ʿarab, «revendication de

la justice pour les Persans de la part des Arabes» est

également connu aussi sous le titre al-Taswiya «l’égalité». Le

choix des mots révèle ici un modéré, qui ne postule pas la

supériorité des Persans262.

Parmi les poètes de la cour, nombre d'entre eux sont d'origine

persane et s'illustrent en tant que šu‘ūbi, tel Baššār b. Burd

dont la sympathie pour la šu‘ūbiyya est manifeste dans certains

vers qui lui sont attribués : « Obscure est la terre, lumineux

est le feu ; le feu que l'on vénère depuis lors qu'il est

feu », aurait-il récité pour glorifier les rites religieux de

la Perse pré-islamique263.

Le penchant šu‘ūbi de Baššār transparaît également dans les

panégyriques destinés aux māwālī, c'est à dire des clients

non-arabes des tribus arabes, de la cour abbasside, par

exemple, il loue Ḫālid b. Barmak – un membre de la famille des

Barmécides – pour la simple raison qu'il n'est pas de souche

arabe264.

De plus, d'après l'Aġānī, le même poète :

Quand la Shu'ūbiyya atteignit l'apogée de sa gloire, [...] devenait si acerbe dans sa

critique qu'il n'épargnait pas le calife lui-même. Baššār attaquant al-Mahdi le critiqua

de traîner entre la coupe et le luth lui, qui était le calife de Dieu. Ce poème fut la

cause de son assassinat par al-Mahdī, alors que Ya‘qūb b. Dāwūd était son vizir265.

262 W. P. HEINRICHS, " Saʿīd b. Ḥumayd." dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.263 H. TOELLE, K. ZAKHARIA, A la découverte de la littérature arabe, Paris, Flammarion,

2003, p. 67.264 N. EL KHATIB, Etude historique de l'époque Abbaside à travers le Kitâb al-Aghânî, op. cit.,

p. 41.265 Ibid, p. 41.142

Par contre concernant le poète Abū Nuwās, de père arabe et de

mère persane, si certains de ses vers peuvent être considérés

comme pro-persans, celui-ci reste plus provocateur que šu'ūbi

comme on a pu l'affirmer un temps266car on constate que

l'inclination yéménite chez le poète l'emporte sur les

sympathies pro-sassanides. En effet, son admiration pour les

Persans n'a jamais atteint l'adhésion sans équivoque au ḥayy al-

yamānī (le clan des yéménites). D'ailleurs, si les Persans sont

appelés banū al-aḥrār (les descendants des seigneurs), les sud-

arabiques eurent droit au titre de banū al-mulūk (les descendants

des rois)267.

Une preuve de cette adhésion aux descendants de Qaḥṭān plus

forte même que son soutien à la cause des Persans peut être

trouvée dans sa célèbre satire contre les Arabes du nord, où

le célèbre poète n'hésite pas à déclarer :

[…] 6 Les bienfaits de nos rois antiques ont frappé les peuples poltrons. 7 Contre la Perse et ses satrapes, c'est Bahrâm qui fut notre élu.268

[…]

Le « nous » de ces vers signifie « Yéménites », groupe auquel

s'identifie totalement Abū Nuwās, alors que les Perses sont

des étrangers contre lesquels il faut se battre pour installer266 K. ZAKHARIA, « Chapitre XXIII : La poésie solennelle », dans

T. BIANQUIS, P. GUICHARD, M. TILLIER (sous la direction de), Les débuts du monde musulman (VIIe-Xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris 2012 (Nouvelle Clio), p. 341.

267 A. ARAZI, « Abū Nuwās fut-il šu‘ūbite ? », Arabica, t. 26, 1979, p. 20.268 ABÛ-NUWÂS, Le vin, le vent, la vie, trad. fr. V.-M. MONTEIL, op. cit. ., p 144.143

sur le trône Bahrām Gūr (l' « onagre »), l'héritier légitime

du trône de Perse élevé parmi les Arabes laḫmides de Ḥīra269, un

royaume arabe pré-islamique vassal des Sassanides dont la

capitale Ḥīra se trouve en Mésopotamie, sur l'Euphrate au sud

de Kūfa270 et dont la tribu dominante, les Banū Laḫm, est

d'origine qaḥṭānite.

Cependant, tous les šu'ūbites n'ont pas la modération de

Sa‘īd b. Ḥumayd et certains poètes comme Ismā'il b. Yassar

étalent la fierté des « ‘Aǧam » ; mot arabe signifiant à

l'origine étranger, celui qui ne parle pas l'arabe, analogue

dans son sens au mot grec barbaroi et a fini par désigner quasi-

exclusivement les Iraniens271 ; ces poètes n'hésitant pas à

déclarer leur supériorité sur les Arabes272.

Ainsi, l'un des poèmes les plus célèbres qui clame que les

Persans sont supérieurs aux Arabes est l'œuvre du célèbre

poète Baššār ibn Burd, shu'ubite notoire, dont voici quelques

extraits :

1 Is there a messenger, who will carry my message to all the

Arabs,

[…]

3 To say that I am a man of lineage, lofty above any other of

lineage :

4 the grandfather in whom I glory was Chosroes, and Sāsān was

my father,

269 C. HUART, H. MASSE," Bahrām " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.270 A. F. L. BEESTON, I. SHAHID, " al-Ḥīra " dans Encyclopédie de l'Islam,

op. cit.271 F. GABRIELI," ʿAd̲j̲am " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.272 N. EL KHATIB, Etude historique de l'époque Abbaside à travers le Kitâb al-Aghânî,Op Cit., p

42.144

[…]273

Ainsi, Baššār exalte ses origines persanes et se vante d'une

fausse ascendance royale qui le ferait remonter à Chosroès, le

célèbre empereur sassanide et même au fondateur éponyme de la

dynastie, Susan. Un peu plus loin, le poète se livre à une

violente diatribe contre les mœurs des arabes bédouins qu'il

considère comme barbares, comme le montre ce passage :

[…]

He (a forebear I have) was not given to drink the thin milk

of a goatskin, or to sup it in leather vessels,

12 never did my father sing a camel song, trailing along behind

a scabby camel,

nor approach the colocynth, to pierce it for very hunger ;

14 nor approach the mimosa, to beat down its fruit with a

stave ;

nor did we roast a skink, with it quivering tail ;

16 nor did I dig for and eat the lizard of the stony ground ;

nor did my father warm himself standing astraddle to the

flame ;

18 no, nor did my father use to ride the twin supports of a

camel saddle.

We are kings, who have always been so through long ages

past ;

[…]274

Tout le long de cet extrait, Baššār énumère les coutumes des

arabes bédouins de la péninsule arabique qu’ils trouvent

273 BASHSHÂR IBN BURD, Selections from the poetry of Baššār, trad. A. BEESTON Cambridge1977, p. 50.

274 Ibid, XXVI, p.50.145

répugnantes. Il s'agit tout d'abord de la consommation de lait

de chèvre mêlée à de l'eau et du lait fermenté en cas de

famine (vers 11), des traditions liées à l'élevage des

chameaux, en fait des dromadaires (vers 12 et vers 18), de la

consommation des fruits de la coloquinte (vers 13),

extrêmement amers, et du mimosa (vers 14). De la chasse et la

consommation de gerboises (vers 15) et de lézards (vers 16) et

même de la façon de se tenir, pour lui obscène, pour se

réchauffer à la flamme du feu de camp (vers 17).

Et le poète de conclure que lui est un roi descendant de toute

une dynastie perse (vers 19).

Malgré tout le dégoût que lui inspirent les coutumes

bédouines, on constate que Baššār les connaît parfaitement

puisqu'il a été capable de les énumérer sur de nombreux vers.

Ainsi, celui-ci est visiblement imprégné de culture arabe, non

seulement d'un point de vue strictement linguistique, mais

aussi d'un point de vue culturel au sens large.

D'ailleurs, une autre preuve de ce lien profond qui unit

Baššār à la culture arabe réside dans son attachement,

contraint ou non, à l'islam. En effet, un peu plus loin dans

le poème, il déclare :

[…]26 So that we restored the sovereignty into the family of the

Arabian Prophet.

Who is there that has fought against guidance and religion

without being stripped ?

28 Who, o who, has rebelled against it without being

plundered ?

For the sake of God and of Islam we are wrathful with a

146

most noble wrath :

30 We are the possessors of crowns and of disdainful stiff-

necked kingship.275

Ainsi, le poète considère les Iraniens comme les défenseurs du

véritable islam car ils ont appuyé la révolution abbasside,

les descendants de ‘Abbās étant considérés par lui comme la

véritable famille de Muḥammad le prophète de l'islam face aux

usurpateurs omeyyades dont les soutiens se trouvaient surtout

parmi les Arabes de Syrie (vers 26).

Les Arabes sont ainsi accusés d'avoir trahi leur prophète

(« the Arabian prophet » au vers 26) et l'islam (vers 28), ce qui

déclencha le courroux légitime et noble (« most noble wrath » au

vers 29) des Iraniens, considérés comme les détenteurs

naturels du pouvoir (vers 30).

On peut relier la šu'ūbiyya avec l'ascension culturelle brillante

de l'ethnie persane dans l'empire abbasside avec de grandes

familles de lettrés comme les Barmécides, ou les Munaǧǧim. Ces

derniers ayant eu aux IIIème et IVème siècles une activité

littéraire, artistique, ou scientifique de premier ordre276. On

pense aussi à des personnages aussi puissants que le vizir Ibn

al-Zayyāt dont l'activité poétique affirme la prépondérance

d'une génération de Secrétaires d'origine persane qui tout à

la fois occupent les plus hauts postes administratifs et

cultivent les muses277.275 Ibid, XXVI, p.51.276 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au

II e et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », Op cit., p 303.

277 ID., « Le cénacle poétique du calife al-Mutawakkil (m.247) contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », op cit., p 37-38.

147

Cette ascension des Persans n'a pas été sans soulever bien des

irritations. Abū al-Asad, poète tamīmite de pure « souche »

arabe, traduit, semble-t-il, un sentiment répandu, dans une

pièce de 21 vers toute entière consacrée à ‘Alī b. Yaḥyā ibn

al-Munaǧǧim (201h.-275h.) :

1 Bienfait de Dieu ! Je vous connaissais, avant l'opulence,

vêtus de caleçons courts.

2 A peine une année s'écoule et je vous voie marchant dans la

soie, les robes du Ḫuzistān, et l'aisance.

[…]

Pour souligner que leur richesse est bien récente, il décrit

la condition misérable de leur prétention à une haute

naissance :

[...]

6 Une fois riches, ils disent – mais ils mentent –

nous sommes nobles fils de Dihqān.

[...]

Les Dihqān étant les membres de la petite noblesse féodale de la

Perse Sassanide278, puis il se livre à une attaque véhémente des

Chosroës, du nom du plus célèbre des empereurs sassanide, et

des Nabatéens, mot désignant vraisemblablement les

Mésopotamiens279, qualifiés d'« enfants de Satan » (v.10).

[...]

278 A. K. S. LAMBTON, " Dihḳān " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.279 " Nabaṭ " dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

148

14 Ils ont quitté les stalles de légumes

pour la demeure des rois et le seuil des souverains.

15 Leurs chaudrons bouillonnent de colère contre les Arabes

et d'hostilité contre l'Envoyé de Dieu et la religion.

[...]

Il dépeint le danger qu'ils représentent pour le calife

hachimide dont il fait l'éloge, et termine par une invocation

des Qaḥṭān et de leur mépris pour les Nabatéens à la

prononciation défectueuse280.

Cette attaque n'est pas la seule qu'eut à subir ‘Alī b. Yaḥyā.

A l'incitation d'al-Mutawakkil, qui aimait ce genre de joutes,

Marwān b. Abī al-Ǧanūb lui adresse une satire des plus

injurieuses (mentionnée par Yāqūt). Il l'y traite de Nabatéen,

de maquis (Perse zoroastrien), de misérable au discours grossier

et de raidi (hérétique).

Il existe d'autres réactions qui nous montrent que la gloire

des secrétaires et hommes de lettres d'origine persane était

durement ressentie par l'élément arabe ; mais elles furent

vaines, et l'emprise des kuttāb iraniens ne cessa de s'étendre

sur l'organisation et l'activité du milieu littéraire de la

cour281.

Cependant, il faut se garder d'exagérer l'importance de la

šu‘ūbiyya et de trop accentuer les différences entre Arabes et

non-Arabes car certains auteurs y sont complètement

280 J. E. BENCHEIKH, « Les secrétaires poètes et animateurs de cénacle au IIe et III e siècles de l'hégire : contribution à l'analyse d'une production poétique », op cit., p 304.281 Ibid, p 304.149

indifférent. Ainsi pour Abū l-Faraǧ al-Iṣfahānī, lui-même né à

Ispahan, en Perse, mais de pure « race » arabe et issu de

Quraych282, l'origine et les ancêtres des poètes et musiciens

cités n'a rien à voir avec des sentiments pro- ou anti-Arabe ;

Cela nous montre bien que dans le domaine de la poésie et de

la musique, la culture Arabo-islamique telle qu'Abū l-Faraǧ la

connaissait était ouverte aux personnes de tous horizons qui

pouvaient ainsi y contribuer, du moment qu'ils avaient une

maîtrise suffisante de la langue arabe ainsi que les talents

artistiques nécessaires283.

282 M. NALLINO " Abū l-Faradj̲ ʿAlī b. al-Husayn b. Muḥammad b. Aḥmad al-Ḳuras̲h̲ī al-Iṣbahānī." dans Encyclopédie de l'Islam, op. cit.

283 H. KILPATRICK, «  Abū l-Faraǧ's Profiles of Poets A 4th/10th Century Essay at the History and Sociology of Arabic Literature », Arabica 1997, t. 44, p. 94-128., p. 99.

150

Conclusion

Après avoir établi une typologie des praticiens de la poésie à

la cour abbasside dans laquelle nous avons distingué les

poètes professionnels, les secrétaires-poètes, les qiyān ainsi

que les rāwī et philologues, nous avons étudié plusieurs

modalités d'interactions existantes entre ces différents types

de praticiens en mettant l'accent sur ce qui les réunit ou, au

contraire, ce qui les sépare.

Si les catégories que nous avons distinguées se sont avérées

essentielles pour les besoins de l'analyse, notre travail a

montré qu'elles étaient loin d'être étanches. C'est tout

d'abord le cas pour les groupes que forment les poètes-

secrétaires et les poètes professionnels. En effet, il est

tout à fait possible, par exemple, pour un poète, de se voir

attribuer un poste administratif à la cour. Nous en avons

rencontré des cas. L'inverse est cependant plus rare. Il y a

donc une circulation des individus entre ces différentes

catégories, ceux-ci ayant en conséquence une grande variété de

pratiques de la poésie. On observe en fait que toute la cour

abbasside est littéralement « imprégnée » de poésie, ses

membres sont ainsi tous susceptibles d'en produire. Cependant,

certains genres comme le panégyrique restent généralement le

« pré carré » des poètes « professionnels ».

On s'accorde en général pour parler d'une sorte d' « âge

d'or » de la poésie arabe sous les premiers califes

abbassides : d'al-Saffaḥ à al-Mutawakkil. On relève par la

151

suite ce que l'on peut être tenté de décrire comme un déclin

relatif de la production poétique. Ce phénomène est-il lié à

la montée en puissance de groupes comme les Turcs qui parlent

peu, voire pas du tout l'arabe ? C'est la thèse qu'avance

Hilary Kilpatrick dans un article intitulé « The Medieval Arab

Poet and the Limits of Freedom ». Elle y souligne que le poète

de cour s'exprimant en arabe voit son public décliner dans la

mesure où celui-ci n'est pas constitué d'arabophones. La

poésie est sans doute particulièrement difficile pour des

personnes n'ayant qu'une connaissance limitée de cette langue.

La poésie souffrit donc d'une diminution de son prestige et,

parallèlement, d'un formalisme de plus en plus grand pour ce

qui concerne ses thèmes et ses images284.

Au terme de ce mémoire, un vaste chantier s'ouvre devant moi.

S'interroger sur la poésie arabe à l'époque abbasside requiert

de se placer à la croisée de diverses disciplines. En effet,

s'il est nécessaire d'adopter une perspective historique, la

nature des sources exige de se pencher sur des travaux de

littérature poétique de langue arabe d'époque abbasside. De

fait, cette étude de la poésie s'avère une véritable mine pour

comprendre l'histoire des faits, mais surtout des mentalités

de cette période, étant donné que la poésie était le mode

d'expression artistique privilégié dans la culture islamique.

L'apport de la poésie à l'histoire de la cour abbasside

apparaît de plus comme un champ de recherche encore largement

ouvert. La majorité des travaux sur le sujet sont récents et

tentent d'ouvrir de nouvelles perspectives de recherche à ce

284 H. KILPATRICK, « The Medieval Arab Poet and the Limits of Freedom », Bulletin of the British Society for Middle Eastern Studies,op. cit. p. 102.

152

domaine relativement difficile d'accès puisqu'il exige de

l'historien une bonne connaissance de la langue arabe. En

effet, la langue poétique est souvent obscure et archaïsante,

en particulier pour ce qui concerne les poèmes panégyriques.

Pourtant, c'est la connaissance de cette langue et de cette

poésie qui est la véritable porte d'entrée pour comprendre

l'imaginaire et les mentalités de cette période.

153

ANNEXES

- Tableaux issus de ma base de données des poètes de la cour

abbasside (132 h/750 – 334 h/945).

Abbréviations Tableau 1:

EI : Encyclopédie de l’Islam

CHAL : The Cambridge History of Arabic Literature

Enc. Iranica : Encyclopedia Iranica

MPO : MAS‘UDĪ, Les prairies d’or

F : Fihrist

Aġ : Kitāb al-Aġānī

Tab: TABARĪ

KB: Kitāb al-Bayān

154

Tableau 1

nom usuel date de naissance

date de naissance calendrier grégorien

lieu de naissance

date de décès

date de décès calendrier grégorien

lieu de décès

sources

Abān al-Lāḥiqī Fasā (Fārs, Iran)

200 816 EI,CHAL

Abū al-ʿAtāhiya

130 748 Kūfa (ou ʿAyn al-Tamr)

211 826 Bagdad? EI

Abū al-Qanāfiḏ 8 EIAbū al-‘Amayṯal Rayy 240 854 EI, Enc.

IranicaAbū Dulāma 160 777 EIAbū Hiffān Baṣra 257 871 EIAbū Nuwās 130 747 al-Ahwāz 200 815 Bagdad EI,MPOAbū Tammām 188 804 Ǧasim 232 845 Mossoul EI,MPO,

CHALAbū Ya‘qūb Al-Ḫuraymī éduqué à

Bagdad214 829 Bagdad? EI, MPO

Abū ‘Alī al-Baṣīr Kūfa 279 892 EIAl-‘Abbās b. al-Ahnaf

133 750 Bagdad 193 808 Baṣra EI, CHAL

155

Al-Buḥturī 206 821 Manbiǧ 284 897 Manbiǧ EI,CHALAl-Fatḥ b. Ḫāqān

200 815 247 861 Sāmarrā' EI

Al-Sayyid al-Ḥimyarī

105 723 élévé à Baṣra

179 795 Bagdad EI

Al-‘Akawwak 160 776 Bagdad 213 828 Bagdad EIAšǧaʿ al-Sulamî

163 780 Raqqa,Yamamapuis éduqué à Baṣra

195 811 EI

Baššār b. Burd 95 Baṣra 167 783 Baṭiḥa EIDi‘bil b. ‘Ali 148 765 éduqué à

Kūfa246 860 Tīb (ville

d'Irak)EI

Faḍl al-Šāʿir Yamāma, élevée à Baṣr

260 873 EI

Ḫalaf al-Ahmar 115 733 Baṣra 180 796 EIHusayn b. al-Daḥḥak

150 Baṣra 250 864 EI,F

Ibn Abī ‘Uyayna le jeune

150 767 Baṣra EI

Ibn al-Dumayna EIIbn al Mu‘tazz 247 861 Sāmarrā’ 296 908 EI,MPO,

CHALIbn al-Rūmī 221 836 Bagdad 283 896 Bagdad EI, CHALIbn al-Zayyāt Bagdad

(Karḫ)233 847 EI

156

Ibn al-‘Allāf 218 833 318 930 EIIbn Bāna 278 891 Sāmarrā‘ EIIbn Bassām 303 915 Bagdad? EI, MPOIbn Da'b Médine 171 787 EIIbn Durayd 223 845 Baṣra 321 943 Bagdad EI, MPOIbn Harma 90 709 Médine 170 786 EI, FIbn Munāḍir ‘Adan puis

éduqué à Baṣra

198 813 La Mecque EI

Ibrāhīm al-Ṣūlī 243 857 EIIbrāhīm b. al-Mahdī

162 779 224 839 EI

Ibrāhīm b. Sayāba 193 EIIsḥaq b.Ḥassān al-Ḫurramī

200 CHAL

Kušāǧim Al-Ramla 350 961 EI, MPOManṣūr al-Namarī Ra's al-’Ayn

(Jazira)190 Bagdad EI, Aġ

Marwān al-Akbar b. Abī Ḥafṣa

Yamāma 181 797 EI

Marwān al-Aṣġar b. Abī al-Ǧanūb

Yamāma 248 862 Bagdad EI, Aġ, Ṭab

Muḥammad b. Ḥāzim b. ‘Amr al-Bāhilī

Baṣra Bagdad EI

Muḥammad b. Umayya

200 815 Bagdad EI

Muslim b. al- 130 747 Kūfa 208 823 Ǧurǧan EI, F

157

WalidMuṭī'b. Iyās Kūfa 169 785 Baṣra EI, CHALNubāta b. ʿAbd Allāh Dīnawar (Iran

occidental)8 EI

Nuṣayb al-Aṣġar Yamāma 175 791 EIRuʾba b. al-ʿAǧǧaǧ

65 685 Arabie 145 762 Baṣra EI

Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs 167 783Salm b. ‘Amr al-Ḫāsir Baṣra 186 802Saʿīd b. Ḥumayd

260 874 EI

Yazīd b. Muḥammad al-Muhallabī

259 872 Aġ

Ya‘qūb al-Tammār 8‘Abdallah b. Ayyūb al-Taymī

Kūfa 8 Aġ

‘Alī b. al-Ǧahm

188 804 eduqué à Bagdad

249 863 Bagdad EI, F

‘Alī b. Yaḥya b. al-Munaǧǧim

275 889 Sāmarrā'

‘Inan Yamāma 226 841 Egypte EI‘Umāra b.ʿAqīl formé à

BaṣraAġ,F,KB

158

Tableau 2Nom usuel Calife(s) Protecteur(s) Religio

nTribu Profession Secréta

ireAbān al-Lāḥiqī

al-Rašīd al-Rašīd, Barmécides sunnite mawlā des Banū Rakāš poète non

Abū al-ʿAtāhiya

al-Hādī, al-Rašīd, al-Faḍl b. Rabīʿ, Zubayda

mawlā des ‘Anaza vendeur de poterie dans les rues puis poète

non

Abū al-Qanāfiḏ

B. Sulaym poète

Abū al-‘Amayṯal

al-Ma'mūn Ṭahirides: Ṭāhir b. al-Ḥusayn et son fils ʿAbd Allāh, fils de Sahl: al-Ḥasan et al-Faḍl

soi-disant mawlā des Banū Hāšim

poète, philologue, secrétaire, précepteur

oui

Abū Dulāma al-Saffaḥ, al-Manṣur, al-Mahdī

al-Saffaḥ, al-Manṣur, al-Mahdī

esclave noir client des Banū Asad de Kūfa

non

Abū Hiffān ʿAlī b. Yaḥyā al-Munaǧǧim, ʿUbayd Allāhb. Yaḥyā b. Ḫāqān

Banū Mihzam des ʿAbd al-Ḳays et se glorifiede son origine arabe

poète, collecteurd'aḫbār poétiques, rāwī mais à la fin de sa vie vend des vêtements pour senourrir

non

Abū Nuwās Harūn al-Rašīd, al-Amīn

Hārūn al-Rašīd,Barmécides,al-Amīn

sunnite poète non

Abū Tammām al-Ma‘mūn, al-Mu‘tasim al-Mu‘tasim, al-Wāṯiq,Al-Ḥasan b.Wahb

sunniteMuʿtazilī

al-Tayyi‘ tisserand, porteur d'eau, poète, anthologue

non

Abū Ya‘qūb Al-Ḫuraymī

Harūn al-Rashīd,al-Amīn, al-Ma'mūn

Barmakides: Yaḥya, al-Faḍl, Ǧa‘far.

mawlā de Khuraym.b ‘Amir et son fils

non

159

‘UthmanAbū ‘Alī al-Baṣīr

de al-Mu‘taṣim à al-Mu‘tamid

calife, al-Fatḥ b. Ḫāqān et son neveu ʿUbayd Allāh b. Yaḥyā

chiite origine persane poète et secrétaire

oui

Al-'Abbās b. al-Ahnaf

Hārūn al-Rashīd al-Rašīd, Barmécides: Yaḥya, Ǧa‘far.Umm Ǧa‘far (Zubayda)

poète non

Al-Buḥturī al-Mutawakkil, al-Muntasir...jusqu'à al-Mu‘tadid

Calife,al-Fath b.Khākān, wazīr Aḥmad b. al-Khaṣib

chiite al-Tayyi' poète, anthologue non

Al-Fatḥ b. Ḫāqān

al-Mutawakkil al-Mutawakkil secrétaire d'al-Mutawakkil, surintendant des travaux à Sāmarrā', gouverneur d'Egypte, lieutenant à Damas

oui

Al-Sayyid al-Ḥimyarī

al-Saffāḥ, al-Manṣūr, al-Mahdī, al-Rašīd

al-Saffāḥ, al-Manṣūr, al-Mahdī, al-Rašīd

chiite non

Al-‘Akawwak al-Ma'mun Abū Dulaf al-‘Iǧlī, Humayd b. ‘Abd al-Hamīd al-Ṭūsī, wazīr Ḥasan b. Sahl

Ḫurāsānien mawlā khurassanien

poète nonnon

Ašǧaʿ al-Sulamî

al-Rašīd Barmécides,al-Qāsim b.al-Rašīd, al-Amīn,al-Faḍl b. al-Rabī‘

adopté par les Qaysites

non

Baššār b. Burd

Califes Omeyyades puisal-Mansūr,al-Mahdi

Calife, notables de Baṣra

accusations dezandaqaet exécuté

famille originaire du Thukaristan mawlā des ‘Ukayl

poète oui

160

sur ordre d'al-Mahdi

Di‘bil b. ‘Ali

Harūn al-Rašīd chiite al-Khuzāʿî poète non

Faḍl al-Šāʿira

al-Mutawakkil admirateurs plutôt: lepoète Ṣa‘īd b.Ḥumayd et le musicien Bunān b.ʿAmr al-Ǧarrāḥ

esclave muwallada puisaffranchie

qayna non

Ḫalaf al-Ahmar

mawlā de Bilāl b. Abī Burda

rāwiya non

Husayn b. al-Daḥḥak

de al-Rašīd à al-Mutawakkil avec une interruption sous le règne de al-Ma'mūn

Calife (sauf al-Ma'mūn), Salih b.al-Rashīd, Muḥammad (futur al-Amin)

Ḫurāsānien mawlā des Bāhila

poète non

Ibn Abī ‘Uyayna le jeune

poète non

Ibn al-Dumayna

Khath‘am poète non

Ibn al Mu‘tazz

de al-Mu'tamid à lui-même

wazīr ‘Ubayd Allāh b.Sb.Wahb et son fils al-Ḳasim

sunnite prince abbasside non

Ibn al-Rūmī Banū Ṭāhir, Wahb, Djarrāh, l-Furāt, Nawbakht

chiite,mu‘tazilite

mawlā de ‘Ubayd Allāh b.‘Isa b.ǧa‘far

poète non

Ibn al-Zayyāt

al-Mu‘taṣim, al-Wāṯiq,al-Mutawakkil (quelques semaines)

al-Mu‘taṣim, al-Wāṭiq wazīr oui

Ibn al-‘Allāf

al-Mu'tadid al-Mu‘tadid, Ibn al-Mu‘tazz

poète non

Ibn Bāna Al-Mutawakkil, Ibrāhim mawlā des Ṯaqif poète non

161

b. al-MaḥdīIbn Bassām ouiIbn Da'b al-Mahdī, al-Hādī calife (surtout al-

Hādī)traditionniste, généalogiste, rāwī, poète

non

Ibn Durayd lexicographe, philologue, poète

non

Ibn Harma califes omeyyades (al-Walīd b. Yazīd), al-Manṣūr, peut-être al-Mahdī

chiite qurayš non

Ibn Munādhir

Al-Mahdi, al-Rašīd califes, Barmécides accusations dezandaqa

mawlā des Banu Ṣubayr b.Yarbū‘ (Tamīm)

poète non

Ibrāhīm al-ṢūlīIbrāhīm b. al-Mahdī

al-Ma'mūn sunnite prince abbasside prince abbasside non

Ibrāhīm b. Sayāba

al-Mahdī Yaḥya b. Ḫālid le Barmécide, al-Faḍl b.al-Rabī‘,

soupçons de zandaqa

mawlā des abbassides secrétaire d'al-Mahdī

oui

Isḥaq b.Ḥassān al-Ḫurramī

origine iranienne, participe à la šu'ūbiyya

poète non

Kušādjim famille originaire du Sind

secrétaire, astrologue, maître-queux

oui

Manṣūr al-Namarī

al-Rašīd Barmécides (al-Faḍl, Ǧa‘far), Ṭāhir, al-Faḍl b.al-Rabī‘ b.Yunūs

Ḫariǧite puis shi'iteet exécutésur

Namir b.Qāsiṭ, une destribus de Rabī‘a b.Nizār

poète non

162

ordre d'al-Rašīd pour cela

Marwān al-Akbar b. Abī Ḥafṣa

al-Manṣūr, al-Mahdī Abū al-Walīd Ma‘n b. Zā'ida

sunniteanti 'Alides

mawlā des Omeyyades non

Marwān al-Aṣġar b. Abī al-Ǧanūb

al-Mu‘tasim, al-Wāṯiq,al-Mutawakkil

al-Mu‘tasim, al-Mutawakkil, Aḥmad b. Abī Du'ād

sunniteanti ‘Alides

mawlā des Omeyyades poète non

Muḥammad b.Ḥāzim b.‘Amr al-Bāhilī

Ibrāhīm b. al-Mahdī, al-Ḥasan b. Sahl

mawlā des Bāhila poète non

Muḥammad b.Umayya

appartient à une famille de kuttāb

non

Muslim b. al Walid

Harūn al-Rashīd,al-Amin, Al-Ma'mun

Barmécides, al-Faḍl ibn Sahl

mawlā des Anṣar poète non

Muṭīʿ b. Iyās

al-Manṣūr al-Manṣūr tendances hétérodoxes (zandaqa)

poète non

Nubāta b. ʿAbd Allāh

Al-Mahdi al-Fayḍ b. Abī Ṣāliḥ Šīrawayh, vizir du calife al-Mahdī

poète non

Nuṣayb al-Aṣġar

de al-Manṣūr à al-Rašīd

al-Mahdī, al-Rašīd, Zubayda,Ṯumāma et Šayba b.al-Walīd al-‘Absī, Barmécides

mawlā d'al-Mahdī,esclave noir affranchi

non

163

(al-Faḍl en particulier)

Ruʾba b. al-ʿAǧǧaǧ

Califes omeyyades, al-Saffāḥ, al-Manṣūr

califes et fonctionnaires omeyyades, al-Saffāḥ, son oncle Sulaymān b. ʿAlī, al-Manṣūr

Banū Mālik b. Saʿd b. Zayd Manāt b. Taraîm

poète, informateur des philologues à Baṣra

non

Ṣāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs

al-Manṣūr, al-Mahdi al-Manṣūr accusé de dualisme (zandaqa) et exécutésur odre d'al-Mahdi

mawlā des Azd ou des Asad

poète non

Salm b. ‘Amr al-Ḫāsir

al-Mahdī, al-Hādī, al-Rašīd

al-Mahdī, al-Hādī, Barmécides

mawlā rāwī de Baššār b.Burd, poète.

non

Saʿīd b. Ḥumayd

al-Muntasir, al-Mustaʿïn

Aḥmad al-Ḫaṣīb (ministre d’al-Muntasir), al-Mustaʿïn

persan, issu d'une famille de dihqān

secrétaire oui

Yazīd b. Muḥammad al-Muhallabī

al-Mutawakkil,al-Muhtadī

al-Muntaṣir, al-Mutawakkil, al-Fatḥ b.Ḫāqān

chiite appartient à l'illustre famille baṣrienne des Muhallabī

poète non

Ya‘qūb al-Tammār

non

‘Abdallah b. Ayyūb al-Taymī

Harūn al-Rashīd Barmécides, émir Yazīdb.Mazyad (m.801)

non

164

‘Alī b. al-Ǧahm

Al-Ma'mun, al-Wāṯiq,,al-Mu‘tasim,al-Mutawakkil

al-Mutawakkil sunnite, appuie ibn Ḥanbal contre les mu'tazilites

Banu Sāma b.Lu‘ayy, une tribu de Baḥrayn

poète non

‘Alī b. Yaḥya b. al-Munaǧǧim

al-Mutawakkil al-Mutawakkil secrétaire, savant

oui

‘Inan Harūn al-Rashīd al-Rašīd, esclave d'Abū Ḫālid al-Nāṭifī

esclave muwallada qayna non

‘Umāra b.ʿAqīl

Al-Ma'mūn, al-Waṯiq, al-Mutawakkil

‘Alī b.Hišām poète non

165

Tableau 3

nom usuel genres poétiques principaux

diwan

nom du diwan

elève maître particularités

Abān al-Lāḥiqī

oui Kalila wa dimna

Abū al-ʿAtāhiya

Wāliba b. al-Ḥubāb

poète novateur

Abū al-Qanāfiḏ

poète bédouin

Abū al-‘Amayṯal

panégyrique oui Dīwān perdu poète bédouin

Abū Dulāma poésie satirique,dédie une qasida à son âne

oui esclave noir, rôle de bouffon de cour

Abū Hiffān panégyrique, satire, ġazal, poésie bachique

Abū Nuwās

poète libertin mineur

Abū Nuwās panégyrique, poésie bachique, ġazal

oui Wāliba b.al-Ḥubāb, Khalaf al-Ahmar

poète novateur, partisan des Arabes du Sud

Abū Tammām panégyrique, oui Al-Buḥturī

poète néoclassique, partisan des Arabes du Nord

166

Abū Ya‘qūb Al-Ḫuraymi

panégyrique (qasida) non

Abū ‘Alī al-Baṣīr

panégyrique, satire oui Dīwān perdu

Al-'Abbās b. al-Ahnaf

ġazal et nasīb uniquement (pas de panégyrique)

oui neveu: Ibrāhīmal-Ṣuli

poète novateur

Al-Buḥturī panégyrique (qasida),élégie poète néo classique

oui Abū Tammām poète néoclassique

Al-Fatḥ b. Ḫāqān

oui mécène de nombreux poètes

Al-Sayyid al-Ḥimyarī

poésie chiite oui poète novateur

Al-‘Akawwak panégyrique oui Dīwān perdu panégyriste "sacrilège" dont al-Ma'mūn aurait fait arracher la langue et dont ilserait mort

Ašǧaʿ al-Sulamî

panégyrique

Baššār b. Burd

panégyrique, élégie, satire

oui poète novateur, šu‘ūbi

Di‘bil b. ‘Ali

satire (hiǧā'), panégyrique

oui Kitāb al-Šu‘arā'

Ibn Qutayba

Muslim b. al-Walīd

poète néoclassique

167

Faḍl al-ŠāʿiraḪalaf al-Ahmar

oui

Husayn b. al-Daḥḥak

panégyrique, poésie bachique, ġazal

non poète novateur, libertin, type achevé du poète de cour

Ibn Abī ‘Uyayna le jeune

ġazal, satire, poèmesdescriptifs de Baṣra

oui

Ibn al-Dumayna

ġazal, panégyrique oui

Ibn al Mu‘tazz

sharab, ġazal,fakhr, panégyrique

oui poète novateur

Ibn al-Rūmī panégyrique oui Dīwān ibn al-Rūmī

poète néo-classique

Ibn al-Zayyāt oui wazīr d'al-Mutaṣīm, d'al-Wāṯiq, d'al-Mutawakkil et misà mort par ce dernier

Ibn al-‘Allāf panégyrique ouiIbn Bāna Kitāb

Mudjarrad al-aghānī

168

(livre sur la musique)

Ibn Bassām épigrammes nonIbn Da'bIbn Durayd panégyrique ouiIbn Harma panégyriques (qaṣīda

de type bédouine), satire, ġazal, poésiebachique

oui

Ibn Munāḍir satire, panégyrique, thrène

Ibrāhīm al-ṢūlīIbrāhīm b. al-Mahdī

panégyrique non

Ibrāhīm b. SayābaIsḥaq b.Ḥassān al-Ḫurramī

poète šu‘ūbī

Kušādjim ouiManṣūr al-Namarī

Kulṯūm b.‘Amr al-‘Itābī

Marwān al-Akbar b. Abī

panégyrique,thrène oui dīwān perdu poète muqill (rare)

169

ḤafṣaMarwān al-Aṣġar b. Abī al-Ǧanūb

satire (hiǧā), panégyrique

appartient au cénacle d'al-Mutawakkil

Muḥammad b. Ḥāzim b. ‘Amral-Bāhilī

satire: muqaṭṭa'a (pièce brève)

non

Muḥammad b. UmayyaMuslim b. al Walid

non diwan perdu Di'bil poète néoclassique

Muṭīʿ b. Iyās panégyrique, ġazal, poésie bachique

non dīwān perdu poète novateur

Nubāta b. ʿAbd Allāh

compagnon du chanteur ‘Allawayh

poète bédouin

Nuṣayb al-Aṣġar

panégyrique, satire oui

Ruʾba b. al-ʿAǧǧaǧ

panégyrique (qaṣīda en mètre raǧaz)

oui poète bédouin

Ṣāliḥ b. ‘Abdal-Quddūs

poésie ascétique

Salm b. ‘Amr al-Ḫāsir

panégyrique, élégie oui Dīwān perdu Baššār b. Burd

poète libertin

170

Saʿīd b. Ḥumayd

non tendances šu‘ūbī (mais modéré)

Yazīd b. Muḥammad al-Muhallabī

panégyrique, thrène poète néoclassique

Ya‘qūb al-Tammār‘Abdallah b. Ayyūb al-Taymī‘Alī b. al-Ǧahm

panégyrique, thrène oui

‘Alī b. Yaḥyab. al-Munaǧǧim

non

‘Inan oui‘Umāra b. ʿAqīl

poète bédouin

171

INDEX

‘A‘Abbās, 12, 36, 39, 64, 71, 74, 79, 91‘Abbas b. al-Ahnaf, 47‘Abd Allāh b. Ḥamdūn, 39‘Abdallah al-Taymī, 19‘Adnān, 83‘Alī, 12, 27, 31, 34, 38, 39, 45, 46, 69, 70, 77, 78, 81, 92, 93‘Alī al-Riḍā, 77‘Alī b. al-Ǧahm, 27, 31, 70‘Alī b. Muḥammad al-‘Abarta'i, 78‘Alī b. Yaḥyā ibn al-Munaǧǧim, 92‘Alī b.Ǧabala al-‘Akkawak, 27‘Alides, 12, 32, 38, 77, 78‘Amr b. Ma‘dīkarib, 21‘Arib, 42‘Atīqa, 44

AAbū ‘Abd Allāh Aḥmad b. Ibrāhīm, 60, 78Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Ṣāliḥ b.‘Abd Allāh, 61Abū ‘Uṯmān Sa‘īd b. Ḥumayd, 39Abū al-‘Anbas, 24Abū al-‘Atāhiya, 11, 18, 22, 23, 65, 66, 67, 74, 80Abū al-Asad, 92Abū al-Ma‘ālī al-Kilābī, 13Abū Bakr, 78, 86Abū Dulaf al-Qāsim al-‘Iǧli, 45Abū l-Hindī al-Riyāhī, 57Abū Muḥtamad, 25Abū Muslim, 72Abū Nuwās, 5, 11, 15, 32, 49, 52, 57, 58, 60, 62, 63, 73, 74, 77, 78, 81, 83, 84, 85, 86, 88, 89

Abū Sa‘d al-Maḫzūmī, 69Abū Salama, 38Abū Tammām, 15, 16, 17, 27, 30, 37, 71, 74, 75, 79, 83Abū-l-Faraǧ al-Iṣfahānī, 5, 18Abulwafā' Tūzūn, 40, 41Aḥmad b. Abī Du‘ād, 27Aḥmad b. Abī Fanan, 31Aḥmad b. al-Ḫaṣīb, 38

172

Aḥmad b. Ḥanbal, 79Aḥmad b. Muḥammad al-Mudabbir, 23Aḥmad b.al-Mudabbir, 39al-A‘šā, 34al-ʿAǧǧāǧ, 40al-Amīn, 11, 21, 28, 30, 32, 38, 42, 57, 64al-Aṣmaʿī, 43al-Buḥturi, 16, 18, 23, 24, 31, 32, 61, 75al-Faḍl b. Muḥammad al-Yazīdī, 61al-Fatḥ b. Ḫāqān, 24, 31al-Ḥasan b. Ibrāhīm b. Riyāḥ, 37al-Ḥasan b. Sahl, 21al-Ḥasan b. Wahb, 30, 36, 37al-Husayn b. al-Dahhāk, 61al-Kumayt, 83al-Mahdī, 11, 13, 14, 18, 20, 22, 26, 27, 29, 32, 38, 42, 51, 53, 65, 67, 88

al-Ma'mūn, 20, 26, 27, 28, 30, 38, 51, 57, 60, 73, 79, 80al-Manṣūr, 4, 19, 29, 51, 72al-Mu‘tadid, 18al-Mu‘tamid, 18, 34al-Mu‘tazz, 18, 30, 61, 75, 76, 77, 82al-Mufaḍḍal al-Ḍabbī, 51al-Muhtadī, 18al-Muntaṣir, 79al-Musayyab, 51al-Musta‘īn, 18al-Muʿtaṣim, 4, 27al-Mutawakkil, 12, 17, 18, 19, 20, 23, 24, 26, 27, 31, 38, 39, 44, 45, 46, 51, 57, 60, 64, 69, 70, 72, 73, 79, 82, 91, 93, 94

al-Muttaqi, 5, 34, 37, 40, 42al-Nābiġa, 17al-Naḍr b. Shumayl, 20al-Qāsim b. Zurzur, 61al-Rāḍī, 34, 35, 40, 41al-Rašīd, 12, 18, 25, 28, 29, 32, 43, 57, 79, 85al-Saffāḥ, 34, 83al-Walīd ibn Yazīd, 11al-Waššā', 64al-Wāṯiq, 27, 38, 44Ašǧa‘ al-Sulamī, 65, 66Ašǧa‘ b. ‘Amr al-Sullamī, 18Ašnās, 38

BBaḏl, 42Baǧkam, 41Bahrām Gūr, 89

173

Banān, 37Banū ‘Uḏrā, 62Banū al-Mudabbir, 61Banū Anbāṭ, 87Banū Asad, 84, 86Banū Laḫm, 89Banū Nawbakht, 78Banū Saʿd b. ʿAšīra, 83Barmécides, 11, 12, 13, 14, 15, 25, 39, 64, 81, 88, 91Baššār b. Burd, 5, 11, 14, 22, 69, 74, 80, 88Bišr al-Mu‘tamir, 79

CChosroès, 90

DDi‘bil, 25, 26, 27, 69, 71, 75, 77, 79, 83Dugha al-‘Iljiyya, 86

FFaḍl, 14, 15, 19, 20, 21, 28, 29, 45, 46, 61, 64, 81

ĠĠassānides, 17

ǦǦa‘far, 15, 40, 41, 64, 77Ǧaḥẓa, 61

HHammād ‘Ajrad, 11Hārūn al-Rašīd, 12, 13, 14, 18, 19, 22, 26, 43, 64, 79Hilāl al-Ṣābi', 5

ḤḤāǧib b. Zurāra, 86Ḥammād al-Rāwiya, 49, 52Ḥammād b. Muḥammad al-Kātib, 34Ḥasān b.Ṯābit, 35Ḥunayn, 27Ḥusayn b. al-Ḍaḥḥāk, 19, 20, 22

ḪḪalaf al-Aḥmar, 49, 52Ḫālid b. Barmak, 88

174

Ḫālid b. Yazīd, 68Ḫālid b.Yazīd, 27

I

Ibn Abī Fanan, 31Ibn Abī Ḥakīm, 31Ibn al-Nadīm, 5, 37Ibn al-Rūmī, 31, 44, 61, 75, 76Ibn al-Sikkīt, 77Ibn al-Zayyāt, 27, 37, 38, 41, 91Ibn Bassām, 37Ibn Manẓūr, 25Ibn Qutayba, 44, 47, 61, 74Ibrāhīm al-Mawṣilī, 43Ibrāhīm al-Ṣūlī, 54Ibrāhīm b. al-Mudabbir, 39, 60, 64Idrīs b. Abī Ḥafṣa, 31Imrū al-Qays, 3Itāḫ, 38

‘I‘Inān, 44

KKhālid b. Ṣafwān, 83Kušāǧim, 30, 71

MMa‘bad, 26, 27Ma‘n b. Zā'ida, 19Maǧnūn Laylā, 62Maḥbūba, 44, 45, 46, 47Majnūn, 5, 62Manṣūr al-Namarī, 32, 49Marwān b. ‘Abī al-Ǧanūb, 12Mas‘ūdi, 5, 19, 45, 46, 58, 83Mohammad b. ‘Abd Allâh, 19Muḍar, 84Muḫallad ibn Bakkār, 86Muḥammad, 5, 13, 21, 23, 27, 31, 34, 35, 36, 38, 39, 40, 41, 61, 71,77, 81, 85, 86, 91, 93

Muḥammad b. Ḥāzim b.‘Amr al-Bāhilī, 27Muḥammad b. Yahyā al-Ṣūlī, 5, 35, 39, 40Muḥammad b. Yaḥyā b. Šīrzād, 40Muḥammad b.‘Abd al-Malik al-Zayyāt, 21Munaǧǧim, 31, 35, 46, 70, 78, 91, 92175

Musaylima, 86Muslim b. al-Walīd, 20, 61Mutayyam al-Hāšimiyya, 42Muṭī‘ Ibn 'Iyās, 62

NNaqfūr, 25Nizār, 83, 85Nuṣayb al-Aṣġar, 20

QQaḥṭān, 83, 89, 92Qalam al-Ṣāliḥiyya, 44Qāsiṭ, 86Qays ibn al-Mulawwaḥ, 62Qudāma b. Ǧa'far, 25Quraysh, 85

SSa‘īd b. Ḥumayd, 61, 81, 89Salm b. ʿAmr al-Ḫāsir, 32Sāsān, 90Sulaymān b. Wahb, 36, 38Sulaymān b.al-Muhāǧir al-Baǧalī, 38

ṢṢāliḥ b. ‘Abd al-Quddūs, 14

TTaghlib, 86Tamīm, 40, 84, 86Tawaddud, 43

ṬṬāhir, 28, 31, 34, 39, 44, 45

ṮṮa‘lab, 54 Ṯumāma ibn Ašras, 79

UUmm Ǧa‘far, 64Uṯmān, 39, 78

176

‘U

‘Ubayd Allāh b. Sulaymān, 34‘Umar, 62, 78‘Umar Ibn' Abī Rabī‘a, 62‘Umāra b.‘Aqīl, 73‘Utabi, 32‘Utba, 11, 22, 23

WWahid, 44Wāliba b. al-Ḥubāb, 49, 69

YYaḥya b. Ḫālid le Barmécide, 25Yazīd Ḥawrā, 22Yazīd I, 77

ZZubayda, 43, 64

177

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- TRAVAUX

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S. SPERL, « Islamic Kingship and Arabic Panegyric Poetry in the Early 9th Century », Journal of Arabic Literature, 8, 1977, p. 20-35.

181

Table des matières

Introduction p. 3

A)Différentes pratiques de la poésie – Différents

types de praticiens p. 8I) Les poètes professionnels p. 8

1) Le panégyrique et son cérémonial – Une pratique publique

de la poésie p. 10

- Le panégyrique p. 10

- Récompenses et châtiments p. 17

2) Le genre satirique p. 25

3) Les relations des poètes professionnels avec leurs

protecteurs p.29

II) Les poètes kuttāb p. 33

1) La poésie comme une partie de l’adab – citation de vers

p. 33

2) Utilisation de la poésie comme un moyen de communication

p. 36

- Billets p. 36

- Poésie politique p. 37

- Poésie de demande p. 41

III) Les qiyān p. 42

IV) La mise en forme de la poésie pré-islamique : des rāwī

aux philologues p. 48

1) Rāwī p. 48

2) Philologues p. 50

182

B)Différentes modalités d’interactions entre ces

différents types de praticiens p. 55I) Les cénacles de poésie (maǧlis) – Une pratique privée de

la poésie p. 55

1) Poésie bachique (ḫamriyya) p. 56

2) Poésie amoureuse (ġazal) p. 61

- Le ġazal des poètes professionnels p. 61

- La poésie élégiaque chez les secrétaires p. 68

3) Joutes poétiques et improvisation p. 69

4) La poésie d’agrément des secrétaires p. 70

II) Quelques clivages existant parmi les poètes p. 72

1) Clivages concernant le style : les anciens/ les modernes

(muhdaṯūn)/ les néoclassiques p. 73

2) Clivages d’ordre politico-religieux : les sunnites/ les

chiites/ les mu‘tazilites/ les hanbalites/ la zandaqa p.

76

3) D’ordre ethnique : la rivalité Arabes du Sud/ Arabes du

Nord et la šu‘ūbiyya p. 82

- La rivalité Arabes du Sud/ Arabes du Nord p. 82

- La šu‘ūbiyya p. 87

Conclusion p. 94

Annexes p. 96

Index p. 108

183

184