Article Karone Ndinda

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1 L’ÉCRIVAIN, LA CRÉATION ET LA FOLIE DANS A LA RECHERCHE DU CANNIBALE AMOUR DE YODI KARONE Par Joseph NDINDA Université de Ngaoundéré e-mail : [email protected] Article publié dans Clément Dili Palai et Daouda Pare, Littératures et déchirures, Paris, LHarmattan, 2008 Résumé : A la recherche du cannibale amour de Yodi Karone est un roman singulier en ceci qu’il est l’histoire d’un personnage qui se retrouve dans un processus de création. Eugène Esselé rêve d’écrire une grande œuvre qui sera son Grand Œuvre. Mais, le personnage se retrouve face à des systèmes de domination qui phagocytent tous les individus qui veulent faire acte de création. Pour atteindre ses objectifs, le personnage est obligé de passer par des phases initiatiques qui lui permettront de traverser le royaume de la folie, de devenir enfin un créateur, un accoucheur d’œuvre littéraire. Le roman de Yodi Karone est un texte polyphonique alliant deux histoires qui s’entrecroisent à partir des éléments liés à la folie, au fantastique et au récit initiatique. Eugène Esselé, le narrateur héros rêve d’écrire un roman qui sera son Grand Œuvre, et qui lui permettra au plan social, de gagner le Bonbel, le plus grand prix littéraire, et sur le plan symbolique, de marquer sa génération par un texte majeur, fruit de la matérialisation de l’inspiration créatrice. Mais, le personnage fait face à des obstacles qui l’empêchent de se réal iser sur le plan de la création. Le texte pose ainsi le problème de la création littéraire et artistique dans des contextes de non droits, dans des environnements viciés par des déviances de toutes sortes. Le travail d’écriture, et le discours que le personnage narrateur élabore le mettent en porte à faux avec les intérêts de son milieu d’origine, et il est bien obliger de se faire exiler. Son milieu d’accueil, qui est apparemment terre de liberté et de créativité, ne lui donne pas non plus les clés lui permettant de s’épanouir. Dans le cadre de ce travail, il s’agit d’analyser les procédures de création qui passent par la rupture, les déchirements intérieurs et la folie. En effet, le texte nous permettra de voir comment la folie, qui est en principe une situation de non création, devient le lieu même de la génération d’une inspiration créatrice qui brise toutes les barrières sociopolitiques et

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L’ÉCRIVAIN, LA CRÉATION ET LA FOLIE DANS A LA RECHERCHE DU

CANNIBALE AMOUR DE YODI KARONE

Par Joseph NDINDA

Université de Ngaoundéré

e-mail : [email protected]

Article publié dans Clément Dili Palai et Daouda Pare, Littératures et déchirures, Paris,

L’Harmattan, 2008

Résumé :

A la recherche du cannibale amour de Yodi Karone est un roman singulier en ceci

qu’il est l’histoire d’un personnage qui se retrouve dans un processus de création. Eugène

Esselé rêve d’écrire une grande œuvre qui sera son Grand Œuvre. Mais, le personnage se

retrouve face à des systèmes de domination qui phagocytent tous les individus qui veulent

faire acte de création. Pour atteindre ses objectifs, le personnage est obligé de passer par des

phases initiatiques qui lui permettront de traverser le royaume de la folie, de devenir enfin un

créateur, un accoucheur d’œuvre littéraire.

Le roman de Yodi Karone est un texte polyphonique alliant deux histoires qui

s’entrecroisent à partir des éléments liés à la folie, au fantastique et au récit initiatique.

Eugène Esselé, le narrateur héros rêve d’écrire un roman qui sera son Grand Œuvre, et qui lui

permettra au plan social, de gagner le Bonbel, le plus grand prix littéraire, et sur le plan

symbolique, de marquer sa génération par un texte majeur, fruit de la matérialisation de

l’inspiration créatrice.

Mais, le personnage fait face à des obstacles qui l’empêchent de se réaliser sur le plan

de la création. Le texte pose ainsi le problème de la création littéraire et artistique dans des

contextes de non droits, dans des environnements viciés par des déviances de toutes sortes.

Le travail d’écriture, et le discours que le personnage narrateur élabore le mettent en porte à

faux avec les intérêts de son milieu d’origine, et il est bien obliger de se faire exiler. Son

milieu d’accueil, qui est apparemment terre de liberté et de créativité, ne lui donne pas non

plus les clés lui permettant de s’épanouir.

Dans le cadre de ce travail, il s’agit d’analyser les procédures de création qui passent

par la rupture, les déchirements intérieurs et la folie. En effet, le texte nous permettra de voir

comment la folie, qui est en principe une situation de non création, devient le lieu même de la

génération d’une inspiration créatrice qui brise toutes les barrières sociopolitiques et

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culturelles, pour permettre au personnage principal de se régénérer, de devenir autre, de

conquérir une liberté créatrice toujours fragile, à la merci des pouvoirs.

1. Mise à l’écart et migration : conditions d’écriture

Eugène Esselé se caractérise par la singularité de son parcours. Elève, il est déjà poète

dans l’âme, et remporte « le titre honorifique de meilleure plume poétique du lycée

Joss »(RCA, 5-6). Garçon brillant, il se fait remarquer par son esprit de contestation. Il s’en

va en guerre contre la médiocrité de ses concitoyens. Les discours qu’il tient sont révélateurs

des comportements communément admis dans son milieu : « Mon seul défaut était une

insatisfaction chronique et un goût prononcé pour la polémique. Je m’attaquais à la petitesse

des uns et au manque d’imagination des autres »(RCA, 6) . Le conservatisme ambiant est une

donnée fondamentale qui explique l’anachronisme de ses concitoyens. Eugène Esselé vit dans

un milieu qui n’accepte pas les révolutionnaires. Tout acte posé par un individu doit avoir

l’aval et l’onction des gardiens de l’orthodoxie. Celui qui se passe de cette caution morale est

indexé et mis à l’écart, ainsi que le lui dit son doyen : « Barthélemy Kissethu, doyen de la

faculté des lettres de Yaoundé, me met en garde contre toute tentative de débaucher des idées

faussement nouvelles sans le consentement des maîtres de ce monde »(RCA, 6). C’est ainsi

que les actes contestataires du narrateur héros provoquent son exil. Son père douanier, pour

préserver son poste et surtout son travail, l’envoie en France poursuivre ses études : « Mes

parents désorientés craignent mes débordements subversifs. On pourrait supprimer la retraite

de papa douanier. Du coup, ils m’expédient en Europe étudier les spécimens rares de

papillons incas »(RCA, 6).

L’évolution dans cet espace se fait sur le mode de la marginalité. En effet, il ne suit

pas l’itinéraire estudiantin qui lui a été tracé. Il vit ainsi de petits métiers durant dix ans en

attendant de publier son premier roman. Ce texte est l’axe autour duquel s’articule la vie

d’Eugène Esselé. Son recrutement à Paris Watch (écho de Paris Match, journal des célébrités)

aurait pu lui permettre d’affiner son travail d’écriture, et d’être le déclencheur de son

processus de création. Mais son poste d’archiviste est particulièrement inhibiteur à cause de

son supérieur qui ne comprend pas qu’il puisse écrire. Nous avons là la reproduction d’un

cliché que Thomas Szasz a mis en exergue dans son livre Idéologie et folie. Il remarque :

« Quand les individus remplissent bien leurs rôles sociaux, autrement dit quand ils font ce

que la société attend d’eux, leur comportement est dit normal »(Szasz, 1976, 256). Les

catégorisations sociales sont telles que l’individu qui veut sortir du cadre dans lequel il a été

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fixé par les gardiens de l’orthodoxie, sera d’emblée considéré comme un déviant. En effet,

comment un archiviste pourrait-il avoir la prétention d’être inspiré par les muses ? Dans le

milieu, ce privilège est réservé à une catégorie bien précise d’individu.

2. Paris, espace de déchirement, espace de rencontre

Les personnages qui gravitent autour de lui ne sont pas capables de lui apporter

l’inspiration nécessaire pour véritablement travailler son œuvre. M. Lambert, son chef de

service ne veut entendre ni les demandes, ni les idées d’Esselé. C’est ainsi qu’il tance le jeune

homme qui lui dit qu’il a rendez-vous avec un éditeur : « Monsieur Esselé, dois-je vous

rappeler que le journal vous a engagé comme archiviste et non pour vos talents de

scribouillard que je vous prierai, dorénavant, d’exercer ailleurs »(RCA, 27). Adélaïde, une

quadragénaire veut le circonvenir en lui promettant d’être sa protectrice et son mécène

littéraire à condition qu’il paie de sa personne. Il a cru trouver sa voie en travaillant dans une

maison d’édition. Mais son entourage ne lui crée pas un cadre propice à son inspiration.

L’œuvre qu’il a en projet s’intitule fort opportunément À la recherche cannibale

amour. Mais il lui manque deux choses. La première, c’est une femme qui sera sa muse : « A

croire qu’aucune femme ne m’intéresse ni n’arrive à me détourner de ma secrète inspiration.

Et pourtant, sous mes airs d’intellectuel blasé je suis tel un volcan en perpétuel état d’amour

latent »(RCA, 11-12). Il lui manque aussi le déclic qui lui permettrait de crée une œuvre avec

laquelle il décrochera le Bonbel (écho du Nobel), le plus grand prix littéraire au monde.

Adélaïde qui veut être son cicérone, l’aide à rencontrer un éditeur, du nom de Henri

Dupra-Roseau de La Bidonnière, à qui il présente son manuscrit. Mais celui-ci lui fait

comprendre que son texte, même s’il est bon, ne coïncide pas avec l’horizon d’attente des

lecteurs et à ses exigences éditoriales : « On vit dans une époque extraordinairement perverse.

Vous n’avez pas de vices à vendre »(RCA, 57). Cette séquence nous dévoile les

compromissions auxquelles il arrive aux écrivains de faire face dans leur désir de se faire

publier. Comme l’avait déjà écrit Yambo Wologuem dans sa Lettres aux pisse-copies nègres,

l’écrivain est confronté aux lois du marché qui veut qu’une œuvre, pour être éditée, doit être

composée d’un tissu de perversité sexuelles et morales. Le succès éditorial est à ce prix.

Eugène Esselé ne peut accepter cela, surtout que l’éditeur lui fait des propositions sexuelles

indécentes, et lui promet de le publier à condition qu’il écrive une histoire basée sur le vice et

la perversité. Le personnage est tellement déçu qu’il se surprend à étrangler l’éditeur. Dans le

contexte de A la recherche du cannibale amour, l’homosexualité et le dévoiement de la

création sont ainsi les deux conditions à remplir pour avoir du succès dans l’espace parisien.

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La voie du jeune homme vient d’une rencontre qu’il fait sur un quai de métro. Philodia

est une belle jeune femme de vingt ans qui se trouve à un tournant de sa vie. Très tôt, elle

manifeste des instincts de destruction qui s’accentuent avec l’âge, et qui la met à l’écart des

enfants de sa génération. Signe particulier, elle a des dons de voyance qu’elle ne maîtrise pas

encore. Au cours de son adolescence, les miroirs lui renvoient d’elle une image qu’elle

n’apprécie pas du tout, et accentue sa singularité. Le phénomène du miroir réfléchissant la

pousse à vouloir s’identifier à sa mère. Devant l’impossibilité de réaliser ce désir, Philodia se

rebelle face à une mère stressée et un père éthylique. Son déséquilibre se traduit aussi par la

drogue qu’elle consomme à l’âge de treize ans. Son agressivité, la drogue et les visions

fréquentes incitent ses parents à vouloir l’interner dans une maison de santé. Face à

l’impossibilité de contrôler une enfant déviante, les parents l’envoient à Paris chez sa tante,

qui en fait une belle jeune femme au comportement irréprochable.

L’environnement parisien de Philodia est teinté de religiosité et de mysticisme, car sa

tante est une Mambo, c’est-à-dire une prêtresse, une élue :

« La vieille dame est de ceux qui possèdent le don de savoir, de passer à

travers l’horizon des êtres, de déchirer la solitude infinie de leur âme ; héritage

ancestral qu’elle devra transmettre à une autre initiée qui, à son tour, deviendra la

princesse des Ecritures au Temple. Chacun sait que le Feu, l’Inspiration divine, le

Verbe créateur, bref le génie de l’Arts, éclôt lorsque chacun rencontre son esprit,

l’homonyme de l’au-delà. Certains l’appelleront la muse et d’autre la foi, ce qui n’est

qu’une illumination sur son chemin de croix »(RCA, 19).

Elle réconcilie Philodia avec elle-même, la rassure sur ses dons, et lui dit qu’elle doit

se préparer à la remplacer comme Princesse des Harmonies, des Ecritures. Mais à vingt ans,

Philodia manque d’amour, d’un amour qui doit la révéler et lui donner la possibilité d’inspirer

un créateur, et de devenir à son tour Princesse des Ecritures. Elle a aussi un pouvoir, celui de

provoquer le destin en choisissant elle-même celui qu’elle devra inspirer.

La rencontre du métro entre Eugène Esselé et Philodia est celle de deux marginalités

qui cherchent l’un son inspiratrice, l’autre la personne à inspirer. Cette rencontre est capitale

parce qu’elle se matérialise à la fois sur les plans physique (relations amoureuses et sexuelles

intenses), et cosmique (l’inspiratrice et l’inspiré savent tous les deux pourquoi le destin les

réunit). Seulement, dix-huit mois après, Eugène Esselé n’arrive pas à décoller du point de vue

de la création :

« Mes personnages sont aux abonnés absents, J’ai la migraine. Ma machine à

taper des mots est toujours en rade. Mon inspiration se traîne comme enterrement sur

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une autoroute. Les idées se télescopent et se chevauchent. Les lettres s’affaissent

d’épuisement. La tache qui auréole le bas de ma page provient de mon front. Ecrire,

toujours écrire, jusqu’à attraper des crampes au cerveau ; puis espérer ; attendre que

l’œuvre en gestation se fasse ; comme une bonne pâte de mil »(RCA, 49).

3. Pèlerinage et retour dans la terre d’origine

La parturition est difficile. Esselé est définitivement échaudé par les propositions de

l’éditeur et par un environnement fait de précarité et d’insécurité sociale pour les immigrés.

Face à ces facteurs, Eugène et Philodia décident de quitter un espace qui ne favorise pas

l’inspiration créatrice. Le pèlerinage qu’il effectuent pour le Cameroun intègre un itinéraire

qui lui permet de rendre visite à Mambo, un écrivain qui s’est retiré de la scène littéraire :

« Mambo est un ex-taulard retiré de la sodomite intellectuelle plus par découragement que

par nécessité. Et dire qu’on l’avait « renaudoté » comme un nègre surdoué pour son roman

le Devoir de violence. De mauvaises langues ont jeté sur son unique chef-d’œuvre l’ignoble

soupçon du plagiat »(RCA, 65)1. Le séjour chez Mambo est un stade de l’initiation que doit

subir Eugène Esselé pour devenir un écrivain accompli. L’aîné lui parle de son expérience et

de son retour au pays :

« Au début, je fis preuve d’un zèle tout révolutionnaire, suivant à la lettre les

recommandations du Parti. Cette promiscuité me fut fatale. Je pondis un chef-d’œuvre

dans lequel je parlais de misère, du complexe qui ne veut pas dire son nom, des

erreurs de jugement. J’avais l’esprit de résistance. Mon silence aurait pu me valoir

une nomination au cabinet de l’inutilité publique. Il s’ensuivit une nuit de brouillard

dans les geôles de l’Etat »(RCA, 67-68).

Mambo pose déjà à Eugène Esselé le paradigme du rapport entre l’écrivain qui veut

rester libre et l’Etat qui l’embrigade s’il n’y fait attention. Il pose donc les problèmes des

rapports entre l’écrivain et l’instance politique, la situation de l’artiste par rapport à son

environnement idéologique, politique, culturel. Il s’agit là d’une préfiguration de la situation

que vivra le narrateur à son arrivée au pays.

Arrivé à Duala en compagnie de Philodia, Eugène Esselé constate la vitalité d’un

environnement qui détruit le créateur et son œuvre. Tous ses amis qui ont choisi la voie de la

création artistique sont des marginaux. Nana le peintre est atteint de folie, comme le lui dit

1. Il faut remarquer que le texte de Yodi Karone est traversé par cette interpellation à peine déguisée du monde

de la création littéraire. Eugène Esselé rêve du Bonbel, qui est ici une anagramme du Nobel. Dans le cas présent,

Mambo renvoie de manière explicite à Yambo Wologuem.

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Samuel : « Notre ami n’avait plus sa tête ces derniers temps ! dit-il en mimant la folie. Il

brûlait tout ce qu’il peignait. Au début, il croyait pouvoir vivre de son art, mais personne ne

comprenait ses œuvres ! »(RCA, 81). Dina, le génie de la musique a vu ses compositions

pillées par des pirates, et envisage de s’expatrier vers les Etats-Unis. Seul Jo Blaze a réussi,

parce qu’il est devenu architecte par défaut. Il réitère à Esselé les mêmes conseils que Henri

Dupra Roseau de la Bidonnière : « Ce qui est important de comprendre ici, c’est de

comprendre que rien n’a plus d’importance que ta misérable existence. Le monde se fiche pas

mal de tes angoisses. Un conseil, écrit du porno »(RCA, 81).

Cette situation désespérante n’empêche pas Eugène Esselé de participer à un

mouvement de revendication culturelle à l’occasion de la visite du président français au

Cameroun, en lançant un tract avec la maquette d’une machine à imprimer. Il est intéressant

de noter que ce tract demande la réhabilitation d’un bien culturel camerounais, à savoir

l’alphabet shümon inventé par le Sultan Njoya. Mais, l’initiative mène le personnage droit

dans la cellule d’un commissariat d’où il n’en sort que grâce à l’intervention d’Adélaïde qui a

réussi à se retrouver à la Présidence de la république. Il s’agit là d’une procédure de

récupération, puisqu’il lui est proposé de devenir le biographe du président. Il lui est demandé

de mettre ses talents au service de l’orthodoxie.

4. L’intellectuel organique du pouvoir.

C’est ainsi que le créateur cède aux sirènes du pouvoir, et s’en gargarise : « Je cours,

je vole dans la spiritualité. Après vingt ans d’errance, j’ai enfin trouvé ma vraie place parmi

les miens, chez moi. Et tous semblent me reconnaître d’authentiques mérites. Imbibé de

paroles initiatiques venues d’en haut, je prend la mienne pour clamer mes connaissances à la

face des universitaires, des élites et du bon peuple médusé »(RCA, 99). Le changement

radical d’Eugène Esselé inquiète plus d’un. Il évolue dans les hautes sphères du pouvoir, et a

oublié ses objectifs premiers. Il devient un hédoniste qui jette aux orties son ambition d’être

un écrivain aspirant au Bonbel. Les facilités des conditions matérielles liées à son allégeance

le conduisent à la folie des grandeurs : « Je nage dans l’ivresse. Des images hallucinantes se

bousculent dans ma tête : la prison, le palais, bientôt les palmes académiques et tout ça sans

avoir fourni le moindre effort… »(RCA, 102).

Il suit la trajectoire de l’intellectuel organique du pouvoir, aidé en cela par Adélaïde, et

le Chef de l’Etat qui lui propose d’être son scribe, de rédiger ses mémoires et en retour,

l’aidera à obtenir un poste à l’Unesco. Non seulement il délaisse son manuscrit, mais encore

refuse de faire œuvre de création. Philodia son inspiratrice est impuissante devant l’abdication

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et la dérive de son compagnon qui lui signifie brutalement : « Ecoute, j’en ai assez de ces

chiures sentimentales ! dis-je avec lassitude. Ça fait dix ans que je bouffe du corned-beef en

conserve ! Notre roman c’est de la merde. Et j’ai envie de voler de mes propres ailes »(RCA,

111). Eugène Esselé privilégie donc l’avoir par rapport au savoir. Après avoir vu les sorts de

Nana, Dina ou Marlène, il conclut que l’art ne fait pas vivre. Seule la possession de l’avoir à

travers la compromission de soi permet de manger au quotidien.

Mais le problème d’Esselé demeure. En changeant de registre, il n’arrive pas à

accomplir le travail de scribe qui lui est assigné. Il est atteint de stérilité créatrice, et se trouve

dans une voie sans issue. En choisissant de rédiger les discours du président, il résout ses

problèmes alimentaires. En même temps, il inhibe sa véritable flamme créatrice, parce qu’il

est convaincu que rien dans son environnement, ni personne, en dehors de Philodia ne

l’encourage à suivre sa véritable voie. Il se fait ainsi violence pour refouler le désir de

réalisation de soi. Ce qui justifie l’angoisse qui l’étreint, et qui s’accentue à la mort de son

père, lorsqu’il découvre que celui-ci lisait en cachette son manuscrit. La mort du père résonne

comme un écho de la mort du créateur.

5. La rupture, la folie et la mort initiatique

Pour échapper à tous, le personnage-narrateur choisit la voie de la folie, et Philodia

désespère : « Mais que peut-elle faire pour qu’il écrive le livre pour lequel il s’est dépouillé,

prostitué, et à cause duquel il est entrain de crever ? »(RCA, 129). Sa mère n’est pas en reste.

Elle sait pourquoi son fils se retrouve en pleine atopie, dans le non lieu de la folie, qui lui fait

perdre une deuxième fois sa personnalité. Elle sait aussi que l’unique voie de guérison se

trouve dans la rédaction de son roman qui pourra libérer tout le monde de l’angoisse. Voilà

pourquoi elle l’interpelle : « Quand est-ce que tu vas finir ce maudit bouquin, nous mettre

dedans et respirer à nouveau ? »(RCA, 130).

Mais Eugène Esselé persiste dans son attitude. La folie devient son rempart, sa

protection contre toute agression, contre tout embrigadement. Il s’installe comme fou à la

jonction des avenues de l’Indépendance et de la République. Seulement, le fou qu’il est

devenu intéresse toujours les membres de l’orthodoxie. Voilà pourquoi Adélaïde vient le

relancer en lui faisant remarquer que Sammy Ofong, un jeune loup « sans état d’âme » vient

de le remplacer auprès du président. Ces affirmations montrent que beaucoup d’écrivains

acceptent volontiers de mettre leurs talents aux services de l’orthodoxie pour des raisons

matérielles et de promotion sociale.

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Il faut noter que dans tout système, lorsqu’un individu est déjà considéré comme un

déviant, les membres de l’orthodoxie tentent de le récupérer comme le fait Adélaïde. Eugène

Esselé le constate : « Ainsi, malgré ma folie, je continue de camper dans un espace dévié

entre vainqueurs et vaincus, entre oppresseurs et opprimés. Son Excellence est la plus forte

parce qu’elle occupe le soleil sans laisser de place au contradicteur. Accepter le combat,

c’est rester dans l’espace clos du Puissant. C’est respecter ses idoles, c’est confirmer ses lois,

c’est enfin lui appartenir »(RCA, 140). Eugène refuse l’offre que lui fait Adélaïde, parce qu’il

a constaté que son entrée dans le système prébendier a détruit son génie : « Vous avez tué le

poète, chère madame »(RCA, 141).

Si le déviant refuse de rentrer dans le système, de respecter les idoles du dictateur,

alors s’enclenche la procédure de mise à l’écart qui est ici l’internement dans un asile.

Philodia a récupéré Eugène qui est soigné à la maison et qui ne sort plus. Mais il est rattrapé

par un système bien décidé à le mettre à l’écart, ainsi que le déclare le docteur Boiló Boiló, ci-

devant psychiatre à l’asile aux Ecuelles : « Je viens chercher M. Esselé Eugène qui est fou à

lier selon les termes de la loi »(RCA, 144). Le médecin constate par ailleurs que cet homme

que l’Etat lui ordonne d’interner est tout à fait singulier, car d’habitude, l’on n’active pas les

mécanismes de mise à l’écart pour les fous qui pullulent dans les rues : « Il faut croire que

votre mari est un homme important pour qu’on se dépêche de le retirer de la circulation.

D’habitude, les dingues sont abandonnés dans la rue. Ils amusent le peuple »(RCA, 144).

C’est justement parce que Eugène Esselé est un créateur, un agitateur d’idées qu’il inquiète

les membres de l’orthodoxie. L’écrivain est perçu ici comme un élément dangereux qu’il faut

isoler s’il ne rentre pas dans les rangs. La réplique du docteur Boiló Boiló est intéressante

pour ce qui est du statut de l’écrivain dans ce milieu : « Dans ce cas, il aurait mieux valu

rester en exil, dans l’illusion. Mais puisqu’il est rentré au bercail, mon devoir est de le

soigner, de le greffer au mieux au corps social. Un rejet peut lui être fatal »(RCA,147).

Tout est dit dans cette phrase. L’exil serait encore la meilleure situation pour l’écrivain

qui veut évoluer en toute autonomie. S’il rentre dans son espace d’origine, il doit

obligatoirement s’adapter aux normes de son milieu, par la force s’il le faut. Face donc à une

société prébendière qui privilégie l’avoir au savoir, Esselé se retrouve seul, comme le suggère

la consonance de son nom. Son itinéraire à travers la folie passe par plusieurs phases.

Après avoir été Diogène dans son tonneau avant d’entrer dans l’asile, une première

phase de guérison s’amorce avec la chanson "Tam-tam pour l’Ethiopie". Le rythme de la

musique le met en transe, et les muses de la création volètent dans sa tête. Il est à remarquer

que c’est le fruit de l’art qui met Eugène Esselé sur la voie de la guérison, et lui permet de

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retrouver son inspiration, comme il le dit à Philodia : « Philo, tout à l’heure en dansant, j’ai

eu envie d’écrire »(RCA, 150). A partir du moment où la volonté d’écrire se fait présente, la

fusion entre Eugène Esselé et son âme sœur se réalise, et Philodia prédit : « Bientôt tout sera

clair dans ta tête. Je partirai à Allada, au berceau des esprits. Tu m’auras donné l’enfant que

j’initierai à l’amour de l’art. Et comme moi, il ira de par le monde à la recherche de son âme

sœur »(RCA,154).

La fusion amoureuse procède ici d’un double processus de création de la chair et de

l’esprit, et qui passe nécessairement par les voies de la folie, qui est ici celle de vouloir être

semblables aux dieux, c’est-à-dire, créateurs : « Par ces chemins intrigués, je traverse le

miroir de la folie, reflet du monde et de l’au-delà. Nous dormons dans la couche des dieux et

nous payons le sacrilège »(RCA, 155). La fusion charnelle donne à Eugène Esselé, l’espace

d’un week-end, la renaissance nécessaire à son inspiration. En effet, le personnage meurt une

deuxième fois pour renaître autrement, par la grâce des Muses : « On dit qu’après la mort, on

renaît quelque part […] Ecrire, c’est ouvrir une brèche dans le livre de la jungle, c’est le

singe donnant à boire au chasseur à l’agonie dans la fosse aux lions. Le verbe tue l’angoisse.

Une fois ce roman activé, chacun des personnages aura repris sa place dans l’ordre des

choses »(RCA, 158-159).

6. Travail d’écriture et fusion des romans

Au moment où le docteur Boiló Boiló vient le chercher, Eugène Esselé a déjà l’amorce

de l’histoire de son roman. Nous pouvons constater à ce niveau que la traversée du miroir de

la folie a des conséquences sur la structuration du roman de Yodi Karone. La page manuscrite

que l’on trouve sur la machine à écrire fonctionne, si l’on peut dire, en intratextualité. Il

fonctionne comme le miroir réfléchissant du roman de Yodi Karone dont Eugène Esselé est le

personnage principal. En effet, la page manuscrite d’Eugène Esselé qui se trouve à la page

159 est ici la réduplication du prologue du roman qui se trouve à la page 5. Ainsi, le prologue

du roman que le lecteur lit est en une sorte de jeu de miroir, le début du roman d’Eugène

Esselé, qui s’intitule lui aussi A la recherche du cannibale amour.

Il faut noter que pour ce qui concerne notre personnage, le titre et le scénario de son

roman sont emprunté à Albert Dingaud, un reporter de Paris Watch, qui « se prend parfois

pour Gide et rêve de publier à la recherche du cannibale amour, une aventure de Finfin et

son chien Zazou. A l’entendre, ce serait le clou de l’année bissextile »(RCA, 13). Le nom du

reporter est assez symptomatique de son état d’esprit, et le fait de vouloir à tout prix le publier

au cours d’une année bissextile confirme davantage sa folie. Nous voyons ici que c’est

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justement dans l’univers de la folie que Eugène Esselé trouve le thème de son futur roman. Il

retravaille l’idée en introduisant les personnes de son entourage comme personnages

romanesques. Ainsi, dans son premier manuscrit, Gédéon dit Finfin, est inspiré d’Albert

Dingaud, et M. Lambert, le chef de service d’Eugène Esselé, contempteur de créateurs et

d’écrivains, est celui qui envoie le petit reporter de Paris Watch en Afrique à la recherche de

la déesse du cannibale amour.

Il faut noter que les premiers jets de l’aventure de Finfin, le personnage d’Eugène

Esselé sont présentés dans le texte en italique et entre parenthèse, que l’on peut retrouver aux

pages 49, 55 et 56. Le manuscrit qu’il rédige juste avant l’arrivée du docteur Boiló Boiló est

tout juste entre parenthèse, et n’est plus en italique. Il y a donc au départ un enchâssement

d’un récit dans un autre, qui correspond à une différentiation nette entre les aventures

d’Eugène Esselé et celles de Finfin.

Mais à partir du moment où notre personnage traverse le miroir de la folie, les

barrières entre son histoire personnelle et celle de son personnage disparaissent. Il fait corps

avec lui, et leurs histoires se confondent au point que le texte de Yodi Karone intègre tout

naturellement l’histoire de Finfin dans le fil du récit. La folie étant lieu et moment de rupture,

Eugène Esselé sait qu’il en a besoin pour s’épanouir : « Folie pour graine de folie, je change

de tamis, de peau, de nom. J’abandonne mon corps à l’asile. Il n’y a pas de quoi crier à

l’imposture si je vis les aventures de Gédéon dit Finfin, le petit reporter de Paris Watch. C’est

mon négatif …»(RCA, 159).

Ainsi, notre écrivain intègre une deuxième fois l’univers de la folie pour deux raisons.

Tout d’abord, cela lui permet de ne pas ressentir la rigueur de son séjour dans un asile

d’aliénés. Ensuite, l’univers de la folie lui permet de faire corps avec sa création romanesque,

et l’aventure de Gédéon dit Finfin devient la sienne. L’on comprend donc pourquoi il n’y aura

pas de différentiation scripturaire entre l’histoire qui commence à partir de la page 159 et qui

est celle de Finfin, et l’histoire d’Esselé, qui continue jusqu’à la fin du roman.

La folie adoptée par le personnage crée donc la fusion de deux histoires, et pose ainsi

la problématique des rapports entre la folie et la création et l’écriture. Au plan prosaïque la

notion de folie a toujours été liée au concept de déraison, de l’incapacité à dire, à

communiquer, à écrire. Mais il faut rappeler que de par sa relativisation, la folie « est une

déviance par rapport à la norme »(Jaccard, 1984, 61). La norme peut être du milieu ambiant,

ou être imposée de l’extérieur. Celui qui n’obéit pas à la norme est généralement indexé

comme fauteur de trouble et mis à l’écart, ainsi que le système l’a fait par deux fois avec

Eugène Esselé. Mais nous savons aussi que les procédures d’indexation sont liées à la lutte

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pour le pouvoir, parce que « le détenteur du Verbe possède le privilège de définir et de

classer »(Jaccard, 1984, 35). Ce privilège se matérialise par le biais d’une classification

formelle et institutionnelle qui fonctionne comme un assommoir sémantique.

Mais celui qui est considéré, classé comme fou est ici le créateur. En effet, le créateur

se situe toujours au point de rupture, et est le transgresseur par excellence des normes. Voilà

pourquoi l’écriture devient à ce niveau un langage sur la folie, un langage qui permet à

l’écrivain d’exprimer sa liberté vis-à-vis des normes qui l’ont envoyées dans l’espace clos de

l’asile. La folie d’Eugène devient ainsi un langage, un moyen d’expression qui trouve sa

pleine réalisation dans l’écriture, ainsi que le remarquait déjà Shoshana Felman : « Ecrire sur

la folie et écrire la folie, parler sur la folie et parler la folie ne se rencontrent-ils pas quelque

part ? Quelque part où ils ne se donnent pas rendez-vous ? Ne serait-ce pas dans ce quelque

part justement que pourrait se situer l’écriture ? »(Felman, 1978, 14).

A partir de l’expérience carcérale d’Esselé, nous remarquons que l’écriture devient

justement le lieu de l’accomplissement de cet écart qui se veut liberté. Si la folie est la

destruction des normes établies, alors, « le roman […] entretient avec la folie un rapport

fondamental, dont les implications peuvent se vérifier tant sur le plan thématique que sur le

plan structural »(Felman, 1978, 125). Voilà pourquoi sur le plan de la structure du texte de

Yodi Karone, l’histoire du roman d’ Eugène Esselé s’insère dans le fil du récit de manière

logique. Le corps de l’écrivain est emprisonné dans l’asile aux Ecuelles, mais pas son esprit,

pas ses désirs. L’écriture devient donc pour Esselé une aventure du désir, car il s’agit pour lui

de retrouver sa liberté, et surtout de rencontrer cette déesse dans laquelle il a envie de se

perdre, de mourir pour renaître définitivement à l’écriture. C’est là toute la signification de

l’œuvre de l’écrivain, car « tout roman est un cheminement à l’intérieur du langage. Tout

roman est une aventure du désir »(Felman, 1978, 125), surtout que écrire des romans, « c’est

déjà du même coup délirer : réécrire le livre du monde »(Felman, 1978, 125).

La réécriture du livre du monde se fait ainsi à travers les aventures de Gédéon Finfin-

Esselé, qui s’étend sur 24 pages (159 à 182). Philodia s’en est allée à Allada attendre la

naissance de la princesse des Harmonies qui s’appellera Philoména. Eugène Esselé, sur les

ailes de la folie créatrice, s’en va à la recherche du cannibale amour qui est en même temps le

titre du chapitre 24 du roman. Le redoublement du titre, qui est à la fois celui du roman et

celui du chapitre 24 consacré déjà à l’aventure d’Eugène Esselé-Finfin est ici, à n’en pas

douter, la métaphore de l’aventure de l’écrivain.

Mais comme le remarque André Djiffack, l’assimilation des deux personnages sonne

comme une dénonciation de la perpétuation des clichés sur l’Afrique. Le négatif Gédéon

12

Finfin est chargé de retrouver au Kongoland la confirmation des clichés qui falsifient les

cultures et travestissent les réalités africaines. Cette aventure au départ a pour objectif la

perpétuation d’une idéologie de la francofaunie qui veut que les territoires africains restent

terres d’exotisme, de cannibalisme et de sauvagerie. En arrivant au pays Tupuri, Gédéon

Finfin-Esselé pense y trouver des éléments pour confirmer les clichés de vie primitive qui

sont diffusés en Occident à propos des Noirs. Il est abasourdi par la constatation du contraire :

« Et voilà ! le pays qu’on transporte avec soi s’évanouit soudain devant

l’irruption d’un monde à vous flanquer le vertige. Je déboule avec mon appareil photo

sur la place paisible du village. C’est le choc. Je pensais rencontrer des primitifs

hilares dans leur nudité tatouée, des femelles aux déhanchements chastes et intenses,

ou encore des bébés à la délicatesse cannibale. Miracle fulgurant ! Mise à mort de

mes illusions. Ainsi, sans rien dire à personne, les Tupuris ont troqué leur case de

boue séchée pour de la brique, revêtu des habits de cotons, chaussés cuir et plastique.

Ils écoutent la radio et boivent de la bière fraîche. Comment ai-je pu vivre pendant ces

années-lumière de dissemblance sans même me rendre compte que l’exotique, c’est

encore moi ? »(RCA, 176-177).

Ainsi, les préjugés colonialistes que Gédéon Finfin doit confirmer se trouvent détruits

devant les réalités qu’il découvre. Ses transmutations successives au cours de son itinéraire

initiatique dénotent des crises identitaires qui le traversent, et de la destruction des préjugés

sur l’Afrique. En effet, après une nuit d’amour avec la déesse du cannibale amour qui

ressemble à Philodia, Gédéon Finfin est devenu noir, à l’exception des yeux bleus et du nez

aquilin qui trahissent encore la personnalité occidentale qui subsiste encore en lui. Après la

nuit passée au pays Tupuri en compagnie des trois femmes qu’il doit honorer et féconder, afin

que le pays soit productif, le personnage se réveille le lendemain tout « blanc comme la neige

de Savoie mais le sexe noir comme la corne d’ébène »(RCA, 182). Il devient ainsi « le

créateur mythique de l’univers » au sens de Wolfgang Kayser. Et le récit mythologique qui se

développe dans le texte amène ainsi le lecteur à lire le roman de Yodi Karone provoque des

glissements entre le mythique et le réel d’Eugène Esselé, entre le temporel et le cosmique,

créant nécessairement « le plaisir du texte »2

Pour ce qui est d’Eugène Esselé, sa mutation dure vingt ans, car c’est le temps qu’il lui

a fallu pour achever et publier son roman, dès son entrée à l’asile et à sa sortie. Mais il ne rêve

plus du Bonbel, parce « qu’un certain Wole avait finalement décroché le titre au nom de sa

2 . Titre de Roland Barthe, Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973.

13

tigritude intégrale. Comme quoi, tout n’est pas perdu pour la race des « interprètes ».

L’esprit d’Ogun a récompensé son fidèle disciple »(RCA, 183). Il sera donc l’homme d’une

œuvre dont la parturition a été difficile à cause de l’inadéquation de ses aspirations avec celle

des environnements qu’il a intégrés. A sa sortie de l’asile et après, il y a toujours la pression

sociale : « L’alternative : rentrer dans le rang ou partir ; je n’ai pas choisi, maman est morte

au village, simplement. Alors, conformément au vœu paternel, je me suis reconverti dans le

commerce : je fabrique l’élixir d’amour que Philodia m’avait appris. Ça se vend comme du

pain béni. Depuis deux ans, je vis à Harlem chez Jason, musicien poète des

Amériques »(RCA, 183).

Ainsi, après la traversée du royaume de la folie, Eugène Esselé se retrouve face aux

réalités du terroir qui, jusque là n’encouragent pas toujours la création artistique, et qui pousse

les créateurs dans le ghetto de la misère. Il est obligé de se reconvertir pour avoir son pain

quotidien. Il est en même temps obligé d’émigrer à nouveau. Mais il ne va plus en France,

espace qui a montré ses limites en matière de liberté créatrice, mais plutôt aux Etats-Unis,

nouvel Eldorado des créateurs. Nous avons là la préfiguration des nouveaux espaces de liberté

que rechercheront les écrivains migrant africains comme V.Y. Mudimbe, Alain Patrice

Nganang, Alain Mabanckou, Dany Lafferière, Maryse Condé, etc.

Sur les plans métaphorique et symbolique, il va aussi aux Etats-Unis pour rechercher

Philoména, la fille qu’il a eu avec Philodia. Il va sans dire qu’il cherche une seconde muse,

une deuxième inspiratrice. Mais la rencontre avec une jeune fille qui lui ressemble (encore

qu’il ne l’a jamais vu même en photo), et qui se prénomme justement Philoména, lui fait

revivre pour un instant la magie du verbe créateur. Mais comme il le dit lui-même, sa quête a

été pour lui une illusion qui l’a aidé à vieillir : « La vérité, c’est qu’elle n’est pas comme je me

l’imaginais. Après tout, cela n’a pas d’importance parce qu’elle n’est pas mon enfant. C’est

une illusion qui m’aide à vieillir. Tu vois Jason, comme tout créateur assassin, il fallait que je

revienne sur les traces de mon inspiration née ici pour m’en rendre compte »(RCA, 191).

L’écrivain qu’est Eugène Esselé poursuit ainsi une inspiration qu’il eue et qu’il

voudrait retrouver à travers une autre personne. Sa dernière décision de laisser Jason se lier

avec Philoména s’apparente à une transmission de témoin. Il faut que son protégé fasse sa

propre expérience de l’itinéraire créateur avec une jeune femme qui possède l’Esprit, en

l’occurrence Philoména. Et Jason se propose d’intituler son œuvre musicale African dream,

du nom de l’élixir d’amour que Esselé commercialise.

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En guise de conclusion

En somme, à travers l’aventure d’Eugène Esselé, le texte de Yodi Karone pose le

problème de l’écrivain face aux réalités de son environnement. Jeune homme, le personnage

se caractérise par sa fronde qui lui vaut l’exil. Son séjour en terre parisienne fait en même

temps ressortir le problème du statut de l’immigré, ainsi que la perception que l’on a de lui.

Son séjour dans une structure journalistique est supposé lui donner un cadre d’écriture qui

pourrait lui permettre de manifester son génie d’écrivain. Seulement, son statut au sein de

l’entreprise crée des blocages exacerbés par son chef de service qui n’entend pas l’encourager

à écrire. Adélaïde qui lui fait du charme songe surtout à instrumentaliser l’écrivain en

puissance qui sommeille en Eugène Esselé. L’éditeur que rencontre le jeune homme lui fait

découvrir le côté scabreux de la réussite dans le monde littéraire parisien. La seule chose

positive qui lui arrive est sa rencontre avec Philodia, celle qui sera sa Muse, son inspiratrice.

Celle-ci est aussi à la recherche d’une âme sœur qu’elle doit inspirer, et qui doit lui permettre

de perpétuer la lignée des Princesses des Harmonies. Elle est la seule qui croit à la force, à la

magie de l’art, de la création artistique. Face à un milieu qui ne lui permet pas de s’épanouir

artistiquement sans se prostituer, Eugène Esselé décide de rentrer dans son pays où il est

phagocyté par le pouvoir. Répondant aux sirènes de la facilité, et il faut le dire, poussé par les

impératifs du pain quotidien, Eugène Esselé devient le biographe du président. Mais il ne

remplit pas son rôle jusqu’au bout, parce qu’il a des scrupules que son compatriote Sammy

Ofong n’a pas. Il fuit les cercles du pouvoir, et n’a que la folie pour le sauver des pressions de

l’orthodoxie. Son itinéraire à travers la folie lui permet de libérer son génie, et d’écrire enfin

l’œuvre de sa vie. Le texte de Yodi Karone semble donc dire que la folie serait dans ce

contexte la seule voie permettant au génie créateur de produire son œuvre. L’écrivain a donc

l’obligation d’être un transgresseur, au risque de perdre définitivement la raison, d’être en

permanence dans la logique migratoire afin de se réaliser.

Références bibliographiques

Barthes, Roland, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1972.

---------------, Le Plaisir du Texte, Paris, Le Seuil, 1973.

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Djiffack, André, A la recherche du cannibale amour, in Dictionnaire des œuvres de

littératures négro-africaines au sud du Sahara, 1979-1989, Paris, L’Harmattan, 2001.

Felman, Shoshana, La folie et la chose littéraire, Paris, PUF, 1978

Jaccard, Roland, La folie, Paris, PUF, Que sais-je, 1984.

Kayser, Wolfgang,« Qui raconte le Roman ? », Poétique du récit, Paris, Le Seuil, 1977.

Szasz, Thomas, Idéologie et folie, Paris, PUF, 1976.