Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs

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M. Doury, Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs. Conférence faite au colloque international Communication et Argumentation dans la Sphère Publique, Université « Dunarea de Jos », Galati, ROUMANIE, 13-15 mai 2010, p.1 Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs Marianne Doury CNRS, Laboratoire Communication et politique [email protected] Si les approches visant essentiellement à l’élaboration d’un modèle théorique de l’argumentation adoptent bien souvent une perspective normative, visant, au - delà de l’identification des mécanismes argumentatifs, à en proposer une évaluation, les approches empiriques, cherchant avant tout à rendre compte de l’inscription langagière de l’argumentation et de la dynamique des échanges argumentatifs, ne peuvent pas non plus faire l’économie de la question des normes en argumentation. Une part importante de l’act ivité argumentative déployée par des locuteurs engagés dans des contextes de confrontation d’opinions vise précisément à rapporter l’argumentation de leur adversaire à leur conception, plus ou moins systématique, plus ou moins élaborée, de ce qu’est une argumentation recevable ou, plutôt, irrecevable : il s’agit le plus souvent de disqualifier le discours de l’adversaire en lui opposant quelque chose comme : « ce n’est pas un (bon) argument » - ou toute autre objection constituant une des multiples déclinaisons de cette disqualification générique. La question des normes est donc au cœur de toute approche de l’argumentation, qu’elle adopte elle-même une perspective normative ou descriptive. La présente contribution vise à illustrer ce qu’une approche descri ptive de l’argumentation peut avoir à dire de la question des normes argumentatives. Elle s’inspire très largement de la proposition faite par Plantin (1995) de « voir dans l’accusation de paralogisme non pas une sentence transcendant le débat dans lequel se situe l’argumentation ainsi rejetée, mais comme un moment de ce débat » (p.254), et de considérer que « le verdict ‘Argumentation invalide !’ n’est ni plus ni moins qu’un argument à reverser au dossier de la polémique » (p.245). Prêtant attention aux procédés de réfutation observables dans les interactions argumentatives, ainsi qu’au lexique ordinaire de l’argumentation (et en particulier, aux termes désignant des procédés argumentatifs disqualifiés), je proposerai quelques pistes pour mettre au jour les formes que peut prendre ce qu’on peut appeler « la critique ordinaire de l’argumentation ». Après avoir précisé la conception de l’argumentation qui sera développée ici, je me permettrai un retour sur mon itinéraire de recherche pour suggérer comment certaines données, associées à des questionnements de recherche, peuvent, dans une certaine mesure, imposer une perspective descriptive sur la question des

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M. Doury, Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs. Conférence faite

au colloque international Communication et Argumentation dans la Sphère Publique,

Université « Dunarea de Jos », Galati, ROUMANIE, 13-15 mai 2010, p.1

Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs

Marianne Doury

CNRS, Laboratoire Communication et politique

[email protected]

Si les approches visant essentiellement à l’élaboration d’un modèle théorique de

l’argumentation adoptent bien souvent une perspective normative, visant, au-

delà de l’identification des mécanismes argumentatifs, à en proposer une

évaluation, les approches empiriques, cherchant avant tout à rendre compte de

l’inscription langagière de l’argumentation et de la dynamique des échanges

argumentatifs, ne peuvent pas non plus faire l’économie de la question des

normes en argumentation. Une part importante de l’activité argumentative

déployée par des locuteurs engagés dans des contextes de confrontation

d’opinions vise précisément à rapporter l’argumentation de leur adversaire à leur

conception, plus ou moins systématique, plus ou moins élaborée, de ce qu’est

une argumentation recevable – ou, plutôt, irrecevable : il s’agit le plus souvent

de disqualifier le discours de l’adversaire en lui opposant quelque chose

comme : « ce n’est pas un (bon) argument » - ou toute autre objection

constituant une des multiples déclinaisons de cette disqualification générique. La

question des normes est donc au cœur de toute approche de l’argumentation,

qu’elle adopte elle-même une perspective normative ou descriptive.

La présente contribution vise à illustrer ce qu’une approche descriptive de

l’argumentation peut avoir à dire de la question des normes argumentatives. Elle

s’inspire très largement de la proposition faite par Plantin (1995) de « voir dans

l’accusation de paralogisme non pas une sentence transcendant le débat dans

lequel se situe l’argumentation ainsi rejetée, mais comme un moment de ce

débat » (p.254), et de considérer que « le verdict ‘Argumentation invalide !’

n’est ni plus ni moins qu’un argument à reverser au dossier de la polémique »

(p.245). Prêtant attention aux procédés de réfutation observables dans les

interactions argumentatives, ainsi qu’au lexique ordinaire de l’argumentation (et

en particulier, aux termes désignant des procédés argumentatifs disqualifiés), je

proposerai quelques pistes pour mettre au jour les formes que peut prendre ce

qu’on peut appeler « la critique ordinaire de l’argumentation ».

Après avoir précisé la conception de l’argumentation qui sera développée ici, je

me permettrai un retour sur mon itinéraire de recherche pour suggérer comment

certaines données, associées à des questionnements de recherche, peuvent, dans

une certaine mesure, imposer une perspective descriptive sur la question des

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normes argumentatives. Je proposerai enfin quelques études de cas illustrant

l’intérêt d’un tel programme de recherche1.

1. Préalables théoriques et méthodologiques

1.1. Définition de l’argumentation.

On considérera qu’au cœur même du fait argumentatif, il y a un mode

d’articulation bien particulier entre un discours et un contre-discours, chacun

traçant les contours de positions antagonistes ; on définira donc l'argumentation

comme un mode de construction du discours visant à le rendre plus résistant à

la contestation (Doury 2003 : 13).

L’existence d’un désaccord, d’une divergence d’opinions, plausible dans

l’univers de discours ou manifeste dans la situation de communication, constitue

une condition pour l’émergence d’une argumentation2 ; mais, si nécessaire

qu’elle soit, cette condition n’est pas suffisante. Il ne suffit donc pas qu’il y ait

confrontation d’opinions (“ moi, j’aime le music hall ” / “ moi, j’ai horreur de

ça ”) pour qu’il y ait argumentation ; encore faut-il qu’il y ait une

“ cristallisation du désaccord ”, pour reprendre les termes de Traverso (1999 :

76), cristallisation qui conduise les locuteurs à construire leurs positions et à les

soutenir par des propositions-arguments dont la relation à la conclusion

détermine des modes de réfutation spécifiques. L’argumentation suppose donc

un double mouvement de positionnement, et de justification (Micheli 2011).

L’avantage de cette définition, de mon point de vue, est double.

D’une part, elle permet de situer l’argumentation en dehors du paradigme de la

persuasion, paradigme massivement dominant dans les approches de

l’argumentation d’inspiration rhétorique, et fortement présent dans les

définitions de l’argumentation comme acte de langage3.

D’autre part, d’un point de vue méthodologique, cette définition fait la part belle

aux sciences du langage : elle invite à aborder le discours argumentatif avant

tout à partir de la façon dont s’y inscrit l’articulation du discours et du contre-

discours qui le fonde, et de mobiliser ainsi tant les outils forgés dans le cadre de

l’analyse du discours (notamment pour aborder les manifestations de

l’hétérogénéité énonciative) que les catégories de l’analyse des interactions. 1 On trouvera une version détaillée de ces études de cas dans Doury 2008, 2003 et 2009. 2 Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas pour nous de nier que l’argumentation se déploie parfois dans une

situation de consensus, entre des interlocuteurs qui se réclament d’une position commune sur un sujet ; mais

c’est alors l’évocation d’une possible opposition, au-delà du cercle des interactants rassemblés par la discussion,

qui justifie l’entrée en argumentation (voir notamment la séquence analysée dans Doury 2011). 3 Pour une discussion de la relation entre argumentation et persuasion, et des propositions pour une définition

non persuasive de l’argumentation, voir le numéro 26-1 de la revue Argumentation (G. Roque, éd.).

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Enfin, l’introduction du contre-discours (par le biais de la contestation) dans la

définition même de l’argumentation est en parfaite adéquation avec la

perspective qu’on va développer ici sur la question des normes en

argumentation.

1.2. La position du chercheur en argumentation

Quelques mots à présent sur le choix qui s’offre au chercheur en argumentation

entre une perspective normative et une perspective descriptive.

1.2.1. Approches normatives / approches descriptives

En forçant un peu le trait, on peut dire que les approches normatives de

l’argumentation cherchent centralement à répondre à la question : « qu’est-ce

qu’une bonne argumentation ? ». Elles cherchent ainsi à construire des modèles

explicitant les critères et les procédures qui seront mobilisés pour évaluer ainsi

les argumentations effectives. Ces critères peuvent être de nature logique,

éthique, interactionnels, et les modèles peuvent intégrer des normes

« hybrides », la cohérence étant assurée par l’objectif prêté à l’activité

argumentative. Ainsi, dans le modèle pragma-dialectique (Eemeren &

Grootendorst, 2004), c’est parce qu’elles concourent au succès d’une discussion

critique que les normes définies par le modèle sont cohérentes d’un point de vue

théorique, et acceptables du point de vue des interactants.

Les approches descriptives, quant à elles, visent, à la façon des sciences du

langage au sein desquelles elles s’inscrivent souvent, à rendre compte des

procédés discursifs et interactionnels mobilisés par des locuteurs amenés à gérer

de façon langagière des divergences d’opinions.

L’adoption d’une perspective plutôt que d’une autre peut être liée à des

trajectoires intellectuelles, institutionnelles, disciplinaires spécifiques ; elle peut

être aussi, dans une certaine mesure, dictée par les données argumentatives dont

on se propose de rendre compte, et par les objectifs de recherche que l’on se

donne. C’est ce que cherche à illustrer le développement qui suit, qui évoque

l’évolution de mon propre positionnement, d’une perspective a priori évaluative

sur l’argumentation, à une approche descriptive. J’espère ainsi montrer que le

choix entre approche normative et approche descriptive est une décision

radicale, qui entraîne avec elle quantité de conséquences en termes de

constitution du corpus, choix des outils d’analyse et détermination des questions

de recherche.

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1.2.2. De « l’image de la science dans le discours des pseudo-sciences » à

« l’analyse du débat autour des ‘parasciences’ » : d’une approche

évaluative à une approche descriptive

Je vais donc évoquer brièvement les divers avatars de ce qui a constitué mon

travail de doctorat4, au cours duquel s’est esquissée une position que je travaille

toujours à affiner : l’analyse de l’argumentation autour des « parasciences » (les

parasciences étant un conglomérat de disciplines et pratiques au statut

problématique, parmi lesquelles, l’astrologie, la parapsychologie, l’ufologie, les

médecines dites parallèles, etc.).

Le projet de recherche initial était de rendre compte de la façon dont la science

était utilisée comme caution par un certain nombre de disciplines que j’appelais

alors « pseudo-sciences » ; j’ai ainsi élaboré un mémoire de recherche intitulé

« l’image de la science dans le discours des pseudo-sciences », prenant pour

objet « le discours des pseudo-sciences », et mobilisant ce que je qualifierais

aujourd’hui d’analyse critique sauvage – c’est-à-dire d’analyse cherchant à

évaluer les arguments présents dans le corpus étudié sans pour autant disposer

de critères d’évaluation explicites et « faisant système ».

Dans ce cadre, j’ai été amenée à lire différents ouvrages, et en particulier, des

livres écrits par des rationalistes militant contre les pseudo-sciences, et qui, dans

le cadre de leur démarche de dénonciation, se livraient à une forme de critique

de l’argumentation des partisans de ces disciplines – critique souvent

extrêmement élaborée, et qui témoignait d’une certaine culture des théories de

l’argumentation.

Dans une large mesure, les analyses que j’avais moi-même produites entraient

en résonance avec leurs travaux. Or, une telle convergence a commencé à poser

problème quand je me suis aperçue que ces discours rationalistes, loin de

constituer un « extérieur » par rapport au discours parascientifique, participaient

en fait d’un même objet – qu’on pourrait appeler le débat sur les para- ou

pseudo-sciences -, et que le discours parascientifique, pas plus que le discours

rationaliste, ne pouvaient être étudiés isolément, autrement que comme des

discours polémiques entrant dans un débat contradictoire.

Les travaux des auteurs rationalistes, que j’avais dans un premier temps

considérés comme des béquilles de l’analyse, étaient en réalité à verser dans

l’objet même de l’analyse argumentative, qui devenait du coup non plus « le

discours des parasciences », mais « le débat sur les parasciences », intégrant

discours « pour » et discours « contre ».

Pour éviter d’être entraînée moi-même dans cet élargissement de l’objet, il me

fallait, du coup, redéfinir ma propre position – et, d’une certaine façon, cette

redéfinition du « terrain » a entraîné du même coup, et quasi automatiquement,

4 Recherche menée au sein du GRIC (Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives, CNRS /

Université Lumière-Lyon 2, sous la direction de Christian Plantin, et soutenue en 1994.

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une redéfinition de la démarche d’analyse : je suis passée d’une démarche

d’analyse critique et évaluative de l’argumentation, proche de celle des

rationalistes que je viens d’évoquer, à une démarche essentiellement descriptive,

visant à décrire les mécanismes de l’affrontement du discours et du contre-

discours dans une controverse particulière : celle autour des pseudosciences, en

essayant de ne jamais me prononcer en tant qu’analyste sur la question de savoir

qui, sur le fond, avait tort ou avait raison.

Ce que je voudrais retenir de ce petit récit autobiographique, c’est

que l’adoption d’une perspective normative en argumentation fait courir le

risque de rabattre la position de l’analyste sur celles des acteurs du débat.

L’analyste en vient à tenir un discours « de même nature » (quoiqu’un peu plus

systématique et plus savant) que l’un des camps en présence. Que l’analyse

savante d’un débat puisse toujours, au bout du compte, être considérée comme

un élément à ajouter au débat, pourquoi pas ; mais rien n’exige que l’analyste

constitue un acteur du débat au même titre que les autres acteurs.

1.2.3. Une perspective descriptive sur la question des normes

argumentatives

Cette prise de position pour une approche résolument descriptive de

l’argumentation n’implique pas, on l’a dit en introduction, de considérer que

l’activité d’évaluation des arguments – et la notion de norme argumentative qui

la sous-tend – est hors du champ d’investigation d’une étude de l’argumentation

ainsi conçue. En effet, l’observation de discours argumentés fait apparaître que

cette activité de critique de l’argumentation – associée le plus souvent à des

mouvements de réfutation du contre-discours – est essentielle pour les locuteurs

engagés dans la défense d’une thèse. Sans arrêt, les locuteurs qui argumentent

produisent des commentaires du type « ton argument ne tient pas », « c’est un

argument facile », voire « ce n’est pas un argument », ou des commentaires plus

spécifiques, associant catégorisation et évaluation, comme :

- « ça, c’est un amalgame » (énoncé qui permet de contester un rapprochement

comme abusif),

- « il ne faut pas généraliser » (énoncé qui permet de rejeter une argumentation

inductive), ou

- « il n’y a pas de rapport » (énoncé qui permet de rejeter une argumentation

pour cause de « non pertinence »).

Force est de constater que l’évaluation de l’argumentation, avant d’être prise en

charge par un éventuel analyste adepte d’une approche normative de

l’argumentation, est assurée par les argumentateurs eux-mêmes. La question

« cette argumentation est-elle acceptable / bonne / logique / valide ? » se pose en

premier lieu aux locuteurs engagés dans une interaction argumentative, et

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confrontés à des arguments qu’ils doivent comprendre, évaluer, et

éventuellement accepter ou rejeter sur la base de cette évaluation.

Il s’agit alors, pour un analyste descriptif, prêt à abandonner aux locuteurs

l’examen critique des arguments, de chercher à dégager les normes qui sous-

tendent les argumentations « en action ». Ce qui amène à la deuxième partie de

cet article, au cours duquel on montrera, à partir de différentes études de cas,

comment on peut dégager quelques normes argumentatives qui sous-tendent les

argumentations ordinaires à travers l’observation des stratégies de

réfutation menées par les locuteurs ordinaires engagés dans la défense d’un

point de vue et la critique d’un point de vue adverse, et, en particulier, à travers

l’observation des commentaires méta-argumentatifs qui sont souvent produits en

contexte réfutatif.

Il s’agit, dans une certaine mesure, de faire la place, dans le champ de

l’argumentation, à un équivalent de la folk-linguistique, ou linguistique

populaire, définie comme un « ensemble de pratiques linguistiques profanes

reposant sur une conception perceptive de la norme, et produisant trois types de

discours sur la langue (…) :

- des descriptions et (pré)théorisations linguistiques des règles de

fonctionnement de la langue (…) ;

- des prescriptions concernant les usages (…)

- des interventions spontanées sur la langue, le plus souvent régularisantes

(émotionner, aller au coiffeur, malgré que, etc.) (…).

Pour récapituler, la linguistique populaire se constituerait de trois types de

pratiques profanes à dimension perceptive : descriptions, prescriptions,

interventions. » (Paveau 2008 : 100)

Si l’intérêt pour les représentations ordinaires de l’argumentation est clairement

marginal dans l’ensemble des travaux sur l’argumentation, qu’ils soient en

langue anglaise ou en langue française, il est cependant sensible chez certains

auteurs. Ainsi, Plantin affirme vigoureusement, depuis ses premiers travaux, la

nécessité de prendre en compte les représentations ordinaires de l’argumentation

dans l’élaboration des conceptualisations savantes du domaine :

« On en vient toujours à l’argumentation avec un savoir substantiel de “ce

qu’est” l’argumentation. Ce savoir commun doit être mis en question et

problématisé. Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera possible de construire des

éléments de connaissance sur certaines formes d’argumentation. » (Plantin,

1996 : 16).

Dans le champ anglo-saxon, des auteurs comme Craig (1996, 1999, 2011, Craig

& Tracy 2005) ou Goodwin (2007) invitent eux aussi l’analyste à faire dialoguer

les théories « savantes » de l’argumentation avec les théories décelables dans les

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pratiques argumentatives elles-mêmes ; le rapprochement avec la perspective

développée par Plantin est frappante, même si Craig et Goodwin maintiennent

une perspective normative (puisqu’il s’agit pour eux, au bout du compte, de

travailler à « améliorer » les pratiques argumentatives ordinaires).

L’intérêt pour les conceptualisations ordinaires de l’argumentation peut passer

par une investigation lexicale : il s’agit alors d’étudier les mots de

l’argumentation – ce que Plantin appelle « le discours de la preuve », et qu’il

parcourt systématiquement, des substantifs (argument, preuve, raison) aux

verbes (démontrer, argumenter, prouver, raisonner) (2005 : 80-86 ; voir aussi

Plantin, 2010). Des études similaires ont été menées sur le champ lexical de

l’argumentation en anglais (voir notamment les travaux de Billig 1987, ou la

distinction désormais classique entre argument_1 et argument_2 chez O’Keefe

1977, 1982 sur le sens de argument en anglais).

On a montré ailleurs (Doury 2008) qu’en dehors de ces considérations

lexicologiques sur le sens de ces termes « en langue », l’observation, dans des

discours ordinaires, de négociations portant sur le sens du mot argument donne

un accès particulièrement riche aux représentations que les locuteurs se font de

cette activité5.

2. Définitions négatives de l’argumentation : « Ce n’est pas un argument ! »

Afin d’illustrer la proposition d’une approche descriptive de la question des

normes argumentatives, la première entrée dans l’univers de ce qu’on peut

appeler la « police argumentative ordinaire » qui sera proposée ici est

l’expression « ce n’est pas un argument », et sa variante, « ça n’a pas valeur

d’argument ».

Le jugement « ce n’est pas un argument », qui n’a rien d’exceptionnel (en

particulier en contexte polémique) est d’autant plus intriguant, pour le chercheur

en argumentation, qu’il vise le plus souvent un énoncé qui constitue, pour lui,

justement, un argument – bon ou mauvais, mais un argument quand même.

Pourtant, pris littéralement, il prétend tracer la ligne entre ce qui relève du

champ de l’argumentation et ce qui en est exclu – et esquisse donc les contours

du champ de l’argumentation pour le locuteur qui l’énonce.

En observant les occurrences de « ce n’est pas un argument » en contexte, on a

cherché à élucider en particulier deux questions :

- Qu’est-ce qui est ainsi exclu du champ de l’argumentation ? (à quoi

renvoie le « ce » de « ce n’est pas un argument » ?

5 Voir aussi, sur des données en anglais, les travaux menés par Goodwin (2007), mobilisant les outils de la

linguistique de corpus pour dégager le sens du mot « argument », de ses dérivés et de ses comparables sur un

large corpus de débats portant sur la position des Etats-Unis lors de la première guerre du Golfe.

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- Quelles sont les justifications données de cette exclusion ? (sur quelles

bases est-ce que le locuteur décide qu’un énoncé constitue, ou non, un

argument ?)

La profération de jugements de ce type témoigne du degré maximal de

normativité que peuvent atteindre les conceptions spontanées de

l’argumentation ; ils ont un fonctionnement similaires à « ça, c’est pas

français » ou « ça, ça ne se dit pas », énoncés pointés par des travaux sur la

linguistique populaire, et qui renvoient ce qui vient d’être proféré non plus

simplement hors du champ de l’argumentation, mais hors du champ du langage

même (entendez, « du langage correct »).

2.1. Les paralogismes ne sont « pas des arguments »

On accède aux représentations que se font les locuteurs de ce qu’est

l’argumentation (ou, plus précisément, de ce qu’est la bonne argumentation)

lorsque l’expression « c’est pas un argument » introduit une réfutation « méta »,

qui porte sur le schème argumentatif qui vient d’être utilisé.

Dans la plupart des cas, le schème argumentatif ainsi rejeté appartient à la liste

des types d’arguments critiqués par les logiciens, épistémologues, ou théoriciens

normatifs de l’argumentation.

Argument du nombre

C’est ainsi le cas de l’argument du nombre dans cette interview de Nicolas

Hulot, au cours de laquelle il déplore que les politiques assouplissent la

législation sur les cultures OGM sous l’influence des positions dominantes dans

le monde sur le sujet :

« Tout le monde le fait » n'est pas un argument, l'erreur commune n'est pas

une vérité. »

Argument d’autorité

C’est aussi le cas de l’argument d’autorité : le fait d’invoquer un tiers comme

garant d’une proposition est opposé à l’invocation de données factuelles, qui

seules seraient dignes du statut d’argument67

:

Et pour info, citer sarkozy a chacune de tes interventions se n'est pas un

argument... un argument c'est répondre a une chose par des faits concrets qui

se sont passé !

6 7 http://www.dailymotion.com/video/x5jzig_segolene-royal-dimanche-25-mai-2008_news, message de

jeremove, fin mai 2008.

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Argument par l’ignorance

Est encore ainsi rejeté hors du champ de l’argumentation un autre paralogisme

« classique », l’argumentum ad ignorantiam, qui, de l’incapacité de l’adversaire

à prouver la vérité de p, conclut à la vérité de non-p. L’exemple est tiré d’un

forum consacré à l’astrophysique, Benoit.d réagit au propos d’un internaute, qui,

du fait que selon lui, « Il n’y a aucune raison pour que la masse fasse exception

au changement de signe », conclut que « la masse ne fait pas exception au

changement de signe », par le commentaire méta-argumentatif suivant8 :

AMHA, l'absence d'argument contre une idée n'est pas un argument

significatif pour valoriser l'idée ;)

Pétition de principe

Certains commentaires méta-argumentatifs reflètent également ce que Plantin

(2002) pointe dans de nombreuses approches normatives de l’argumentation :

une défiance systématique vis-à-vis du langage naturel, en raison notamment de

son manque d’univocité, de sa subjectivité. Cette défiance se traduit notamment

par des mises en garde contre l’emploi de certains mots « chargés » en raison de

leur incapacité à fonctionner de façon neutre dans le débat. Ainsi, dans une

discussion sur l’euthanasie, ben_ouah demande à son interlocuteur d’éviter de

défendre le droit à l’euthanasie au nom de la dignité humaine :

Ce sujet sera certes encore débattu dans le futur, et d'ailleurs cette

commission le préconisait. Mais de grâce ne prenons pas des mots pour

des arguments, et n'essayons pas de monopoliser ce mot de dignité. Tout

le monde est pour la dignité.

Arguments ad hominem

Autre schème argumentatif dont la légitimité est contestée par les locuteurs

ordinaires : les procédés relevant de la réfutation ad hominem, dans ses variantes

offensante, circonstantielle ou tu quoque, sont parfois disqualifiés. Ainsi, dans le

forum satirique consacré à Nicolas Sarkozy, une discussion se développe autour

de l’assertion « la taille de Nicolas Sarkozy n’est pas un argument ». Utiliser la

petite taille de Nicolas Sarkozy comme moyen de le discréditer comme homme

politique relève de l’argument ad hominem offensant, et est rejeté comme

indigne du débat politique.

Chacun aura reconnu, dans les extraits proposés, des illustrations de schèmes

argumentatifs identifiés comme des paralogismes (c’est-à-dire des arguments

fallacieux) par les théoriciens normatifs de l’argumentation.

8 Fr.sci.astrophysique, message de Benoit.d, 4 mai 2008.

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2.2. Certains genres ne sont pas argumentatifs

Plus rarement, c’est l’appartenance de l’énoncé à un genre présenté comme

distinct du registre de l’argumentation qui est invoquée pour justifier son

exclusion. C’est ce qu’on observe dans l’exemple qui suit. Le message reproduit

fait suite à une prise de position de Bosco, selon laquelle faire des enfants est

une manifestation d’égoïsme, et qui s’appuie sur une chanson de Henri Tachan.

La réaction de Declairvaux33 est immédiate :

"ouehhhh cette chanson, elle fait passer un message !"

il n'empêche qu'une chanson n'est pas un argument. C'est comme les

"putain", les insultes, ou les répétitions d'une même formule incantatoire,

cela ne permet pas de persuader.

Après avoir caricaturé le raisonnement prêté à Bosco (« ouehhh cette

chanson… »), il associe le recours à une chanson comme argument à d’autres

procédés discursifs faisant, eux, l’objet d’un ostracisme clair (« putain »,

insultes, « répétitions d’une même formule incantatoire »), afin d’opérer un

discrédit par contagion. Enfin, le recours à une chanson ayant été dénoncé en

tant que tel, Declairvaux se livre à une critique de l’invocation de cette chanson

en particulier, sous l’angle de sa qualité littéraire (« rien que sur le plan

poétique, cette strophe est assez minable ») aussi bien que du contenu qu’elle

véhicule.

De façon similaire, l’inscription dans un registre religieux est vue comme

antagoniste avec une argumentation rationnelle, comme le suggère la réaction de

Nicolas George à la réflexion d’un intervenant suggérant, à propos du mot

« libre » dans l’expression « logiciel libre », qu’ « il faut s’efforcer de la [la

liberté] minimiser »9 :

« Il faut » tout court ne veut rien dire. « Il faut » toujours en vue d'un

objectif. Une phrase qui contient « il faut » sans le mot « pour » un peu plus

loin, comme la tienne, est une phrase de nature religieuse, pas un argument

rationnel.

2.3. « Ça n’a pas valeur d’argument »

Passons maintenant à l’examen d’une variante de « c’est pas un argument » :

« ça n’a pas valeur d’argument ».

9 Fr.comp.os.linux.debats, message de Nicolas George, 5 mai 2008.

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au colloque international Communication et Argumentation dans la Sphère Publique,

Université « Dunarea de Jos », Galati, ROUMANIE, 13-15 mai 2010, p.11

Les procédés discursifs dont la valeur probante se trouve mise en cause par

l’expression « ça n’a pas valeur d’argument » sont (en dehors de ceux que l’on

vient d’identifier grâce à l’expression « c’est pas un argument ») :

Le recours à la force :

Chez eux la sympathie se mérite et le coup de trique n'a pas valeur

d'argument.

Les réactions émotionnelles ayant valeur évaluative :

Au soir du premier tour, un journaliste demande à marine Lepen si le FN est

mort, ce a quoi, elle répond bien évidemment: "pas du tout, en tout cas, ses

idées ont gagnées..." Perso, ça me glace le sang... mais j'en convient, ça

n'a pas valeur d'argument.

Des énoncés relevant de régimes discursifs non démonstratifs :

Une description littéraire n'ayant pas valeur d'argument, je laisse de côté

le récit, dû à la plume du petit poétaillon-branleur Mehdi Belhaj Kacem, de

l'assassinat d'une « connasse », paru dans le n° 5, décembre 1992, p. 37-38.

http://www.teleologie.org/OT/textes/txtmando2.html

Mais les procédés qui se voient le plus souvent déniés toute valeur

d’argument sont les procédés inductifs, catégorisés comme « exemples »,

« anecdotes » ou « expérience (personnelle ») :

Ce ne sont que deux exemples. Ils n'ont pas valeur d'argument.

http://unsibeaubordel.blogspot.com/2006/01/pedro-pauleta.html

Un tel rejet peut faire l’objet d’une élaboration méta-argumentative, qui spécifie

les normes au regard desquelles la valeur probante de l’énoncé est contestée.

Ainsi, dans l’énoncé suivant,

Le vécu, et l'expérience personnelle n'ont pas valeur d'arguments car ils ne

sont pas universels et ne permettent donc pas de faire avancer le débat.

http://www.digital-broadcast-

channel.com/forums/index.php?showtopic=2118&st=36

(fil de discussion « qu’est-ce qu’un artiste »)

c’est bien l’impossibilité de tirer des conclusions générales à partir d’énoncés

particuliers qui est pointée du doigt : pour le locuteur à l’origine de cette

assertion, l’argumentation ne peut avoir de valeur purement locale.

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Ces quelques observations, très partielles, à partir des entrées « ce n’est pas un

argument » et « ça n’a pas valeur d’argument », suggèrent une forte proximité

entre les représentations ordinaires et certaines conceptions expertes de

l’argumentation – en particulier, les approches normatives. L’argumentation y

apparaît comme une activité rationnelle (supposant une forme de suspension des

émotions), alternative au recours à la force. Elle est vue comme impliquant un

minimum de généralité : tout procédé d’étayage jugé trop spécifique (induction),

ou trop étroitement associé à la personne, court le risque de se voir renvoyé hors

du champ de l’argumentation.

Cette proximité n’invalide en aucune façon les approches normatives de

l’argumentation ; elle constitue en revanche un argument fort en faveur de

l’introduction d’une importante composante descriptive dans ces perspectives à

visée prescriptive, afin de systématiser un dialogue entre les pratiques effectives

et les représentations de l’argumentation qui les sous-tendent, et l’élaboration

d’un modèle idéal de la discussion argumentée. Seul un tel dialogue peut

permettre d’éviter d’écraser la position de l’analyste normatif sur celle des

argumenteurs ordinaires.

Après cet aperçu des traits prêtés à l’argumentation de façon générale, et de la

dimension normative de la compétence argumentative qu’il met au jour, on

s’arrêtera sur la façon dont certains procédés argumentatifs spécifiques sont

catégorisés et évalués par les locuteurs ordinaires. On se focalisera sur deux

procédés qui mettent en jeu des mécanismes dont on vient de voir qu’ils étaient

souvent considérés comme problématiques et, partant, sont dénoncés comme des

« scandales argumentatifs » par les locuteurs ordinaires : l’amalgame, qui

renvoie souvent une argumentation mobilisant un lien analogique, et le procès

d’intention, qui conteste la légitimité d’une argumentation établissant un lien

entre l’acte et la personne.

3. Le cas de l’accusation d’amalgame.

On a procédé, pour le cas de l’accusation d’amalgame, de la même façon que

pour l’expression « c’est pas un argument » : on s’est intéressé aux moments où,

dans des séquences argumentatives10

, un locuteur identifie l’argument de son

adversaire comme un amalgame, l’objectif étant, une fois encore, de montrer

10

Ces séquences sont tirées de matériaux divers : conversations quotidiennes, presse écrite,

débats télévisés, forums de discussion sur Internet...

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comment on peut étudier les normes argumentatives “ à l’ouvrage ” dans des

discours argumentés, et d’ouvrir la voie d’un questionnement sur l’articulation

entre normes spontanées et normes savantes en argumentation.

3.1. L’amalgame comme catégorie d’analyse savante

Le terme amalgame, comme catégorie d’analyse savante, ne fait pas partie des

termes pivots du lexique de l’argumentation. Lorsqu’il apparaît dans les travaux

du champ, amalgame est le plus souvent défini comme un rapprochement

illégitime. C’est le cas notamment chez J.-J. Robrieux (1993) qui, dans un

chapitre consacré aux “limites de l’argumentation”, en propose la définition

suivante : « vice de raisonnement, volontaire ou non, qui cause de l’embarras à

ceux qui se laissent priver d’un choix sous prétexte qu’on leur impose un

ensemble pré-constitué à prendre ou à laisser » (p.125).

Dans le même ordre d’idée, P. Oléron (1987) oppose aux rapprochements

effectués sur des bases rationnelles (ex. : liaison acte/personne), les

rapprochements de type associatif, qui jouent davantage sur les charges

affectives que sur les liens logiques – rapprochements au nombre desquels il

compte l’amalgame, qui « présente comme lié, participant d’une même nature,

ce qui peut ne comporter qu’une ressemblance ou des liens superficiels ou

accidentels » (p.101).

E. Koren (1995), quant à elle, restreint l’amalgame à un type particulier de

rapprochement : l’analogie – et, plus précisément, à sa forme « pervertie ». Elle

considère qu’il y a amalgame dès lors qu’une analogie fait fi des différences

distinguant le phore du thème au point de poser une équivalence entre eux : de A

est à B ce que C est à D, on passe à A, c’est C (1995 : 544).

3.2. Le mot amalgame dans les argumentations ordinaires

Dès que l’on s’intéresse au mot amalgame11

comme catégorie spontanée des

locuteurs-argumentateurs, on ne peut manquer d’être frappé par sa fréquence

dans des contextes argumentatifs variés, et le rôle pivot qu’il y joue.

La dimension axiologique associée au mot amalgame, quand il renvoie à des

faits de discours, apparaît dès l’examen des qualifications dont il fait l’objet

(adjectifs dépréciatifs en position d’épithète ou d’attribut). Un amalgame peut

ainsi être :

- épistémiquement critiquable : sans fondement, douteux, mauvais

11 On ne s’intéressera ici qu’aux cas où amalgame renvoie à du discours, et on ne tiendra donc pas compte de

l’« amalgame dentaire », ou de l’amalgame au sens de « synthèse réussie entre différentes composantes » (ainsi,

la femme des années quatre-vingts qui, selon le chanteur français Michel Sardou, aurait « réussi l’amalgame de

l’autorité et du charme »).

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- éthiquement critiquable : pas juste / injuste, scandaleux, intolérable /

pas tolérable

- excessivement simplificateur : grossier, réducteur, super-gros,

manichéen, facile

- critiquable au regard de ses conséquences : dangereux, fâcheux.

Les constructions verbales autour d’amalgame témoignent d’une même

orientation négative, puisqu’il s’agit de récuser tout amalgame, éviter

l’amalgame, empêcher un amalgame, condamner les amalgames, craindre

l’amalgame, accuser d’amalgame, hurler à l’amalgame, refuser un amalgame,

dénoncer un amalgame. En revanche, on ne trouve jamais d’expressions comme

« se réclamer d’un amalgame », « revendiquer un amalgame »…

Le mot « amalgame » entre souvent dans des énoncés déontiques, qui édictent

les règles de la bonne conduite argumentative :

Il faut, par ailleurs, se garder des amalgames

Il faut se retenir de faire l'amalgame.

Il faut éviter les amalgames

Ne pas faire d'amalgame !

Je ne crois pas qu’il faille faire l’amalgame.

On peut pas faire l’amalgame

Surtout, il ne faut pas faire d'amalgame entre...

je voudrais pas que vous fassiez l'amalgame

il faut pas amalgamer...

Faut pas non plus faire un amalgame

Non à l’amalgame

Pas d’amalgame !

De tels énoncés, en contexte polémique, peuvent être vus aussi bien comme de

simples mises en garde – c’est ainsi qu’ils se présentent – que comme des

anticipations sur de possibles accusations d’amalgame ou comme des

accusations d’amalgame adoucies ; ils tiennent alors parfois de la dénégation.

D’autres énoncés (non déontiques) réalisent des accusations d’amalgames,

comme dans les exemples suivants :

Belilan tu fais encore des amalgames douteux. [Forum Libération, “ Israël

va-t-il perdre la guerre ? ”, 16 mai 2002]

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Vous faites-là un amalgame scandaleux que je ne peux laisser passer.

[Forum Libération, “ Vaincre le terrorisme ”, 12 novembre 2002]

3.3. A quoi renvoie l’accusation d’amalgame ?

L’observation des occurrences de l’accusation d’amalgame suggère qu’elle peut

s’appliquer à des mécanismes discursifs très divers.

L’examen des séquences qui constituent nos données met au jour deux grandes

familles de procédés argumentatifs qui sont qualifiés d’amalgames en contexte

polémique.

3.3.1. Association de deux objets X et Y sur la base de propriétés présentées comme communes et significatives

L’accusation d’amalgame peut être déclenchée par :

- un parallèle ou une comparaison entre deux objets X et Y :

L’exemple suivant est tiré d’un débat télévisé sur l’astrologie. L’astrologue, ET,

est opposée à DB, astronome, qui rejette le principe même de l’influence astrale,

et conclut à l’inanité de l’astrologie :

ET: Vous savez qui vous me rappelez?

DB: Peu m'importe, peu m'importe.

ET: Lord Kelvin qui au début du XXe siècle disait “l'aviation n'existe pas,

on ne pourra jamais voler parce que le métal est plus lourd que l'air ;

voilà ce que vous me rappelez.

DB: Nous sommes au XXe siècle, non non non non, rien à voir, c'est un

amalgame. C'est un amalgame, vous faites des amalgames

extrêmement savants et ces amalgames, je veux les dénoncer parce

que ça c'est scandaleux.

ET: Mais si ! et Galilée, alors ? et Galilée ? alors…[“ Duel sur la Cinq ”

sur l’astrologie, La Cinq, 6 juin 1988]

Ici, l’astrologue argumente par le précédent. Elle établit un parallèle entre la

position de Lord Kelvin sur l’aviation au début du siècle, et la position de DB

sur l’astrologie aujourd’hui. Ce parallèle repose sur certaines caractéristiques

partagées par les deux situations, caractéristiques laissées implicites.

L’astrologue cherche à transférer le jugement relatif à la situation de référence à

la situation actuelle, à savoir : Lord Kelvin a manqué de clairvoyance, Lord

Kelvin a eu tort – et il en est de même pour DB. Ce parallèle est rejeté par

l’astronome comme un “amalgame scandaleux”. L’accusation d’amalgame est

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étayée par l’explicitation d’une différence présentée comme décisive : “nous

sommes au vingtième siècle”12

. L’astrologue persiste dans sa stratégie et

propose une comparaison avec une nouvelle figure de référence : Galilée. Le

second parallèle établit un lien entre l’Inquisition et l’héliocentrisme d’un côté,

et DB et l’astrologie de l’autre.

L’accusation d’amalgame peut être encore portée contre :

- une proposition généralisante rejetée comme généralisation abusive :

C’est du moins ainsi que F1 comprend l’accusation d’amalgame portée contre

elle par C dans la séquence ci-dessous. F1 est une cliente d’un magasin de

presse ; elle discute avec C, le commerçant, et défend la thèse que “ le

gouvernement a peur des noirs ” et qu’“ on leur donne tout ”. F2 est une cliente,

témoin de l’échange :

F1 : Mais eux ils leur filent tout…

F2 : C’est pas vrai, on leur file pas tout.

F1 : Vous savez pas ce que m’a dit mon amie ? mon amie, vous m’avez

déjà vue avec elle, non ?

C : Oui

F1 : Elle, elle habite Aulnay-sous-bois, et y a des… y a des tours là-bas

c’est très populaire ; et bien euh y a une dame qui avait beaucoup

d’enfants et qui habitait un HLM, et comme maintenant elle reste

avec un seul fils dedans et ben vous savez pas ce qu’ils font ? i v- ils

lui ont dit “ madame on va vous donner un appartement plus petit

maintenant que vous avez plus qu’un enfant ”

C : Ben oui !

F1 : “ Parce que maintenant on va loger, il faut qu’on loge des émigrés des

familles nombreuses ”

C : C’est logique

F1 : C’est sûr que là, la révolte gronde, hein.

C : Non mais attendez, non mais attendez attendez, là y a une amalgame

là, je comprends pas ; si si si elle a qu’un enfant elle va pas garder un

F5 ou un F6 pour UN enfant ! Faut pas non plus faire un amalgame

F1 : Non elle a peut-être pas… elle a peut-être pas… non mais écoute

arrête, me fais pas la morale

C : Je te fais PAS de la morale

F1 : Parce que je généralise pas ! mais… non mais ça devient inquiéTANT !

Dans cet exemple, la locutrice F1 étaye la thèse “ le gouvernement a peur des

noirs, on leur donne tout ” par une argumentation par l’exemple. Elle considère

12 Si l’on comprend ainsi l’intervention de DB (et c’est la seule interprétation plausible à notre disposition), il

faut entendre : “ nous sommes à la fin du XXème siècle ”, afin de rétablir le contraste avec la mention “ au début

du XXème siècle ” produite par ET.

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donc que l’anecdote qu’elle raconte est un cas particulier susceptible de fonder

la loi générale. Lorsque C l’accuse de pratiquer l’amalgame, c’est le lien entre le

cas particulier et la règle générale qu’il conteste ; pour lui, le cas évoqué est

“ normal ”, et n’illustre pas la lâcheté supposée des autorités face aux immigrés.

F1, elle, prend l’accusation d’amalgame portée contre elle comme une

contestation de la généralisation à laquelle elle se livre (“ parce que je généralise

pas ! ”) ; se confrontent donc deux acceptions distinctes du terme amalgame, qui

désigne, pour C, le choix d’un cas particulier qui échoue à illustrer le principe

général qui fait l’objet de l’argumentation ; pour F1, une généralisation abusive

à partir d’un cas particulier.

On soulignera enfin l’échange “ me fais pas la morale ” / “ je te fais pas la

morale ”, qui témoigne que pour ces locuteurs, l’accusation d’amalgame a aussi

une dimension éthique : c’est pourquoi on a considéré que l’accusation

d’amalgame entrait dans les dénonciations des « scandales argumentatifs »

menées par les locuteurs ordinaires en contexte polémique.

La deuxième famille de procédés identifiés comme des amalgames repose sur :

3.3.2. L’établissement d’un lien entre deux objets X et Y sur la base d’une relation de dépendance entre X et Y.

Le plus souvent, l’accusation d’amalgame concerne une relation causale

dénoncée comme erronée. Dans l’exemple qui suit, le mot amalgame est dirigé

contre l’affirmation selon laquelle il existe une relation de cause à effet entre le

piratage musical sur Internet et la baisse des ventes de CD. L’interviewée étaye

cette accusation d’amalgame en proposant des causes alternatives (“ A mon avis

[...] l'arrivée de nouveaux acteurs ”).

mercredi 5 décembre 2001, 16h45 (Dépêche AFP):

01net.: A combien évaluez-vous les pertes financières causées par le

piratage de la musique?

Catherine Kerr-Vignale (Sacem): Nous ne pouvons chiffrer précisément les

pertes de l'industrie du disque imputables au piratage. Cependant, l'Ifpi

(l'industrie phonographique) donne des chiffres que l'on peut analyser

comme une tendance. Surtout, il ne faut pas faire d'amalgame entre

l'utilisation d'Internet et la baisse des ventes de CD dans le monde. Ce n'est

pas parce qu'un internaute va télécharger illégalement de la musique qu'il

n'achètera pas le CD du chanteur ensuite. En fait, on ne sait pas réellement

à quoi cette baisse est due. A mon avis, c'est un ensemble de facteurs

comme le piratage, peut-être la mauvaise qualité des directeurs artistiques

ou la concentration des majors qui ne favorise pas l'arrivée de nouveaux

acteurs.

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L’exemple suivant, relevé sur le vif lors d’une conversation portant sur une

femme en cours de divorce et suspectée de négliger ses enfants, entre encore

dans cette catégorie :

Attention, c’est pas parce qu’elle leur fait manger des chips et du poisson

pané que c’est une mauvaise mère, il faut pas amalgamer...

Ici, c’est une relation non plus causale, mais indicielle, qui est contestée par

l’accusation d’amalgame (une alimentation à base de chips et de poisson pané ne

constitue pas un indice suffisant pour conclure au manquement au devoir

maternel).

3.3.3. Le “vidage sémantique” de l’accusation d’amalgame

Par ailleurs, il arrive que l’analyste se révèle incapable d’identifier un

événement de discours précis susceptible de déclencher l’accusation

d’amalgame, et qui correspondrait à une des catégories repérées précédemment.

Dans de tels cas, l’accusation d’amalgame semble se réduire à “je n’accepte pas

votre argument”, quel que soit ledit argument.

C’est ce que suggère l’extrait suivant, issu du même débat télévisé que

précédemment. Selon l’astrologue ET, au cours d’un dîner, l’astrophysicien

Hubert Reeves aurait admis ne pas exclure l’hypothèse astrologique.

L’astronome DB conteste cette affirmation :

(23) DB: Il n'a jamais dit ça

ET: Mais vous étiez là? vous étiez dans ce déjeuner?

DB: Mais lui il me l'a dit, il me l'a confirmé; voilà le genre d'amalgame

que je dénonce. C'est scandaleux de dire des choses comme ça.

Ici, l’identification de ce qui déclenche l’accusation d’amalgame ne fait guère de

doute : c’est la négociation de la position d’Hubert Reeves sur l’astrologie.

Pourtant, la signification de amalgame, dans cette séquence, est obscure – sinon

une évaluation morale du type : “ce que vous dites là est scandaleux”.

En bref, l’examen de diverses occurrences d’accusation d’amalgame dans des

discours argumentatifs montre que l’on a affaire ici à une réfutation méta-

argumentative “à spectre large ”, dont la définition serait :

A affirme que B a établi un rapprochement indu entre X et Y.

B l’a fait sur la base d’une ressemblance, ou d’une relation causale, ou d’une

généralisation, que l’accusation d’amalgame rejette comme fallacieuse,

erronée ou trompeuse.

L’argument de B est rejeté au nom d’une norme implicite, mais dont on

suppose qu’elle n’est pas propre à A (son caractère implicite contribuant à la

présenter comme communément admise) – d’où la possibilité d’exploiter des

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formulations elliptiques de l’accusation d’amalgame, hors de toute

justification, chacun étant présenté comme à même de comprendre ce qui est

en jeu.

La fonction réfutative de l’accusation d’amalgame peut même supplanter son

sens propre (qui est pourtant, on l’a vu, déjà assez flou) ; l’accusation

d’amalgame est alors mobilisée presque indépendamment de l’argument

adverse : sa seule fonction est de disqualifier le discours adverse comme

coupable d’atteinte aux règles universellement admises d’une saine discussion

argumentative.

Le cas de l’accusation d’amalgame est particulièrement intéressant, du fait qu’il

re-modèle la catégorie savante de l’amalgame (ou sans doute faudrait-il voir, à

l’inverse, la catégorie savante comme une spécification de la constellation de

sens que peut actualiser le mot amalgame dans le discours ordinaire) à des fins

stratégiques. Par ailleurs, l’accusation d’amalgame, dans sa fonction de rejet

d’un large éventail de procédés argumentatifs, semble propre à la langue

française (les équivalents proposés par d’autres langues semblent en effet soit

trop larges, comme hotch-potch, soit trop spécifiques, comme hasty

generalization) : elle invite donc à explorer la piste du lien entre critique

argumentative et système linguistique.

On peut mener le même type d’investigation à partir d’autres expressions

relevant du vocabulaire critique de l’argumentation ordinaire ; et c’est, au-delà

de l’accusation d’amalgame, ce que propose la dernière partie de cet article, à

partir de l’expression « procès d’intention ».

4. Acte et personne dans l'argumentation: le cas du procès d’intention

On s’efforcera une fois encore d’établir un parallèle entre les voies savantes de

la critique de l’argumentation et ses réalisations ordinaires, en s’interrogeant sur

le pendant académique de l’accusation de procès d’intention.

On partira de quelques rappels et considérations générales sur les

argumentations ad hominem et, plus largement, sur les liens entre acte et

personne dans l’argumentation. On verra comment l’accusation d’intention

s’article avec cette problématique. Enfin, on s’attachera à décrire la forme

linguistique des occurrences de l’accusation de « procès d’intention » et on

cherchera à mettre au jour la dynamique argumentative dans laquelle elle

s’inscrit.

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4.1. Argumentation sur l’acte, argumentation sur la personne et argumentum ad hominem

Du point de vue des théoriciens normatifs de l’argumentation, l’argument ad

hominem (comme d’ailleurs l’argument d’autorité) a longtemps été disqualifié

par la logique, en raison de l’exigence qu’elle imposait à toute argumentation de

faire abstraction de ses conditions d’énonciation (Plantin 1990 : 208). Mais les

évolutions plus récentes de la logique non formelle prônent une évaluation

contextuelle des arguments ; ainsi, le ad hominem est désormais plus souvent

considéré comme une forme de critique de l’argumentation acceptable sous

conditions, en particulier lorsqu’il participe à l’évaluation d’un appel à

l’expertise ou d’un témoignage.

Perelman (1989), dans une perspective rhétorique, offre un cadre dans lequel

penser, en deçà de toute approche critique, la notion de procès d’intention, en

reconnaissant le rôle majeur joué par l’interaction entre l’acte et la personne

dans l’argumentation. Perelman envisage la relation de coexistence entre acte et

personne comme un des mécanismes fondamentaux par lesquels les individus

cherchent à faire sens du monde social qui les entoure. Il part de l’affirmation

que la personne, le sujet, n’est accessible aux autres qu’au travers de ses actes –

que ceux-ci soient verbaux, ou de toute autre nature. C’est donc par

l’interprétation et l’évaluation des actes que l’on peut faire des hypothèses sur la

personne qui en est à l’origine. A l’inverse, l’idée que l’on se fait préalablement

d’un individu influe sur la façon dont on perçoit ses actes, par l’effet de

préventions positives ou négatives. La personne constitue l’élément supposé

stable, les actes étant davantage soumis à la contingence.

C’est pourquoi l’imputation d’intentions à la personne est un ressort majeur de

l’interprétation des actions humaines.

Et les hypothèses que l’on peut faire sur ces motifs de l’action sont

déterminantes dans la compréhension et l’évaluation que l’on porte sur elle.

Comme le souligne Perelman (1989), « Le même acte accompli par quelqu’un,

sera considéré comme différent et autrement apprécié parce qu’on le croira

accompli dans une intention différente » (p.272). Ce mécanisme interprétatif fait

prévaloir la morale de l’agent sur celle de l’acte. Dans la plupart des situations,

l’interprétation du monde social met en œuvre les deux logiques, entre lesquelles

s’établit un compromis : certes, participer à de grands shows caritatifs peut

contribuer à rétablir la popularité d’artistes sur le déclin ; mais leur participation

permet quand même de renflouer les caisses d’organisations défendant de

grandes causes.

4.2. Accusation de procès d’intention

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L’expression « procès d’intention » est propre au répertoire critique spontané de

l’argumentation, et n’apparaît pas dans les nomenclatures savantes identifiant

classiquement les paralogismes. On peut considérer que le procédé qu’il désigne

entre dans une sous-catégorie de l’argument ad hominem circonstanciel, qui

consiste à rejeter une thèse ou une ligne d’action par le dévoilement des

intentions mauvaises qui présideraient à sa défense.

Si l’on en revient aux réflexions de Perelman évoquées précédemment,

l’accusation de procès d’intention vise à bloquer le mécanisme d’interaction acte

/ personne, qui consiste ici à faire des hypothèses sur les intentions de x,

intentions supposées peu avouables, et à en conclure à l’irrecevabilité de sa

position. L’accusation de procès d’intention présente l’imputation d’intention

comme un processus purement spéculatif et hasardeux, ne reposant sur aucune

preuve rationnelle, et ne prouvant rien d’autre que la prévention de celui qui en

est à l’origine à l’encontre de celui qui en est victime.

Pourtant, comme le rappelle Perelman, une imputation d’intention peut être

fondée par l’observation d’actes antérieurs répétés et concordants, ayant permis

de construire une image de la personne supposée stable, et donc susceptible à

son tour de servir de prémisses à un calcul intentionnel (1989 : 272) : elle n’est

pas nécessairement arbitraire, et peut, on l’a dit, être centrale dans la

compréhension d’un acte.

4.3. L’accusation de procès d’intention en discours

Comme « amalgame », l’appellation « procès d’intention », lorsqu’elle désigne

l’argumentation de l’adversaire, est nécessairement disqualifiante. En effet, on

ne la trouve que dans des énoncés à orientation négative, qui axiologisent en

retour le syntagme « procès d’intention » 13

:

« Pas de procès d’intention ! »

« On me fait un procès d’intention ».

« je me refuse à faire des procès d’intention »

« je ne veux pas entrer dans un procès d’intention »

« arrêtons de faire un procès d’intention à… »

« X dénonce un procès d’intention »

« victime d’un procès d’intention »

« … vire au procès d’intention »

« ras le bol des procès d’intention »

« … abuse des procès d’intention »

13

Les exemples sont tirés de divers sites Internet et forums de discussion, à partir d’une recherche autour de

l’expression « procès d’intention ».

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Dans le même esprit, les qualificatifs associés à « procès d’intention » sont

clairement disqualifiants, un procès d’intention étant nécessairement « odieux »,

« injuste », « mauvais », « sinistre ».

Si l’on s’intéresse aux termes méta-argumentatifs associés, dans les

argumentations ordinaires, au terme « procès d’intention », on peut élaborer un

paradigme des procédés argumentatifs délictueux, qui constitue un inventaire à

la Prévert des comportements communicatifs délinquants :

« après le procès d'intention, voici le délit d'opinion. »

« les rumeurs et les procès d’intention »

« écarter tout anathème et autres procès d’intention. ... »

« dégager la pépite du désaccord de la gangue du malentendu et du

procès d’intention »

« un tel déchaînement d’agressivité, d’injures, de procès d’intention, un

tel abus des qualificatifs les plus insultants »

« restent le délire et les procès d’intention »

« Anathème et procès d'intention »

« la stratégie du discrédit, qui passe par les faux procès d’intention et

par les mensonges »

« Il s’agit de dépasser les incompréhensions et les procès d’intention »

« selon des critères qui relèvent à la fois du procès d’intention et de la

calomnie, et de la soumission à la loi du plus fort »

« champion des procès d'intention et des mauvaises foi ! ... »

"Je ne suis pas dans le procès d'intention, je ne suis pas dans l'opprobre

lancée sans savoir et je ne suis pas dans les bagarres de personnes"

« Ils ont donné dans tous les genres. Le mépris, l'insulte, le coupage de

parole, les commentaires à haute voix, les procès d'intention, la

mauvaise foi, la haine... »

« Le procés d'intention ne constitue pas un argument. La dérision n'est

pas un palliatif à l'ignorance. Encore moins le début d'une réflexion. »

De tels paradigmes frappent par deux caractéristiques :

- d’une part, ils exhibent une dimension émotionnelle très présente (à

travers notamment un lexique émotionnel associé : « haine, mépris,

agressivité… »…)

- d’autre part, ils tracent un portrait de victime. En effet, certaines formes

d’arguments classiquement envisagés comme des sophismes ou des

paralogismes, et en particulier, les stratégies relevant du ad hominem sont

caractérisées par le fait qu’elles mettent en relation un locuteur en position

de « bourreau », et un locuteur en position de « victime ». On n’est pas

« victime » d’une pétition de principe ou d’un argument d’autorité ; en

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revanche, on est victime d’un procès d’intention, qualifié en retour

d’« injuste », ou d’« odieux »14

.

De ce fait, accuser l’adversaire de faire un procès d’intention a une double

répercussion sur l’ethos de celui qui porte l’accusation :

- c’est une façon d’exhiber une compétence méta-argumentative qui permet

de catégoriser les procédés argumentatifs en circulation et de leur attacher

une étiquette valorisante ou, ici, disqualifiante (cette conséquence sur

l’ethos vaut pour tous les commentaires méta-argumentatifs, et

notamment pour l’accusation d’amalgame abordée ci-dessus) ;

- c’est aussi une façon d’assigner aux partenaires de l’échange argumenté

des rôles spécifiques, dans un rapport duel de « bourreau » (ou du moins,

d’agresseur) à « victime », ou dans un rapport ternaire de bourreau,

victime et défenseur de la veuve et de l’orphelin, lorsque l’accusation de

procès d’intention est portée par un tiers, non visé directement.

Enfin, l’observation des termes méta-argumentatifs en co-occurrence avec

« procès d’intention » permet, à l’inverse, de dresser un inventaire des

antonymes – ou, plus largement, des comportements argumentatifs valorisés :

« Encore une fois, pas de procès d’intention, jugeons sur pièces »

« aborder les problèmes franchement et ne plus se faire de procès

d'intention »

« sur des bases sereines, sans amalgame ni procès d’intention. ... »

Le procès d’intention s’opposerait donc à une argumentation ad rem (portant sur

la thèse elle-même), et se développant dans un contexte dépassionné.

En guise de conclusion

Dans cet article, et à travers les recherches dont il rend compte, on a cherché à

illustrer les voies que pourrait emprunter une approche descriptive des normes

argumentatives, fondée sur l’observation du fonctionnement du jugement « ce

n’est pas un argument » et des accusations d’amalgame et de procès d’intention.

Ces études de cas nous amènent, en conclusion, à insister sur l’intérêt qu’il peut

y avoir à prendre au sérieux la matérialité langagière de l’argumentation – et les

14

Une recherche sur Internet via le moteur de recherche Google suggère qu’on peut aussi être

« victime d’amalgame », comme dans l’exemple suivant, tiré du

site http://soutien.hicheur.pagesperso-

orange.fr/Revue%20de%20Presse/la%20voix%20de%20l%20oranie_10_2009.pdf (consulté

le 17/02/2012): « En fait, le cas de Adlane Hicheur, qui assume son appartenance religieuse,

rappelle curieusement celui de plusieurs autres Algériens, notamment le pilote Halim Raissi,

victime d’amalgame et de bavure des services policiers occidentaux qui l’ont accusé de

terrorisme pour se débarrasser de lui. »

M. Doury, Amalgames, procès d’intention et autres scandales argumentatifs. Conférence faite

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ressources linguistiques que chaque langue offre à ses locuteurs pour mettre en

mots leurs stratégies15

. Cet intérêt – particulièrement central pour l’auteur en

raison de sa formation linguistique – a été mis en évidence de façon inaugurale

par les travaux de Ducrot et de son école autour des connecteurs et opérateurs

argumentatifs (Ducrot et al. 1980), puis étendu à l’ensemble du lexique

(Anscombre & Ducrot 1983). Il est actuellement repris et appliqué à la plus

large catégorie des « indicateurs d’argumentation » [argumentative indicators]

par l’école d’Amsterdam (Eemeren, Houtlosser, Snoeck Henkemans 2007,

2010) ; et on peut considérer que l’attention prêtée à des désignations comme

« procès d’intention » ou « amalgame » – voire à des unités plus larges, comme

des aphorismes du type « c’est l’Hôpital qui se fout de la Charité » (et qui

dénoncent des argumentations ad hominem tu quoque) participent du même

souci pour la matérialisation discursive de l’argumentation.

La proximité qui émerge des études précédentes entre théories spontanées de

l’argumentation et approches « savantes » (en particulier, approches normatives)

ne devraient pas surprendre, les liens entre contre-argumentation, évaluation

“ savante ” et évaluation “ spontanée ” des arguments ayant été évoqués par

plusieurs théoriciens de l’argumentation, parmi lesquels :

Frans van Eemeren, et, autour de lui, les tenants de l’école d’Amsterdam, qui

cherchent à établir les points de convergence et les points de rupture entre les

critères d’évaluation des arguments définis par le modèle pragma-dialectique

et les évaluations spontanées produites par des locuteurs ordinaires en

situation expérimentale. Une des méthodes employées pour mettre au jour

ces évaluations spontanées est de demander à des informateurs, confrontés à

des saynètes argumentatives, de produire des contre-arguments (voir par

exemple les études de Garssen, 2002 et Eemeren & Meuffels, 2002 sur la

perception de l’argument ad hominem).

Trudy Govier, qui, dans son manuel de référence A practical study of

argument (2001), propose à l’analyste qui se donne pour tâche d’évaluer une

argumentation de prendre en compte ce qu’elle appelle le contexte

dialectique [dialectical context], d’étudier les objections formulées dans les

données, de chercher à en formuler lui-même d’originales, et de “ peser ”

ainsi le pour et le contre. Ainsi, l’analyste de l’argumentation qui cherche à

évaluer un argument ne fait que reprendre et systématiser la façon dont s’y

prennent les locuteurs ordinaires engagés dans des interactions

argumentatives (Govier 1987 : 129).

Robert Craig, qui rappelle que les praticiens de l’argumentation théorisent

toujours, peu ou prou, leur activité (1996 : 463), et qu’il n’y a pas rupture,

mais continuité, entre les théorisations « savantes » et les théorisations

« ordinaires » (Craig 1996 : 472, 1999 : 21) ;

15

Sur l’inscription langagière de l’argumentation, voir notamment le numéro de la revue Verbum (XXXII-1,

2010) qui y est consacré.

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Christian Plantin enfin, dont on a rappelé combien la position sur la question

de l’évaluation de l’argumentation est décisive pour notre démarche, et qui

propose de considérer toute évaluation d’un argument comme l’élément d’un

contre-discours, que la norme sous-jacente à l’évaluation soit explicite ou

implicite, qu’elle soit “ savante ” ou “ spontanée ” (Plantin 1995, 2002).

Affirmons une fois encore que le constat de cette proximité entre théorisations

savantes et théorisations ordinaires de l’argumentation, évaluation technique et

jugements « sauvages » sur l’acceptabilité des arguments, ne vise en aucun cas à

discréditer les approches normatives ; il montre en revanche combien est

indispensable la description minutieuse des normes argumentatives

« ordinaires », afin de permettre aux approches normatives de se construire en

explicitant leur position par rapport à ces répertoires critiques spontanés.

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