ABŪ HĀSHIM AL-ĞUBBĀ’Ī SUR LE LANGAGE DE L’ART

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ABŪ HĀSHIM AL-ĞUBBĀĪ SUR LE LANGAGE DE LART Marwan Rashed Université Paris 4 Sorbonne Les théoriciens arabes du langage – grammairiens, mais aussi philosophes, juristes et théologiens – ont rééchi sur les rapports entre l’énoncé (laf) et le sens (ma‘nā). Je ne reviendrai pas en détail sur la reconstitution des rapports historiques entre ces deux notions tels qu’ils ont été mis en lumière par Djamel Eddine Kouloughli dans un article majeur 1 . L’idée essentielle qu’il y a développée est la découverte progressive – encore que non linéaire – d’une correspondance bi-univoque entre lafet ma‘nā, culminant avec la mise au jour, par ‘Abd al-Qāhir al-Ğurǧānī (XI e siècle), d’une distinction qu’on peut assimiler à celle que la linguistique moderne postule entre signiant et signié. Djamel E. Kouloughli a montré comment, partant d’une vision plus simple où à un seul sens pouvait correspondre plusieurs expressions et où, du même coup, le « sens » (ma‘nā) est avant tout lié à la visée ou intention du locuteur, les grammairiens arabes se sont progressivement dirigés vers une autre vision des choses, où le sens s’apparente au signié. Comme l’auteur en est bien sûr parfaitement conscient, il ne s’agit pas seulement, à la n de ce parcours, avec Ğurǧānī donc, de l’idée innocente qu’à toute expression correspond un seul sens. Il s’agit, bien plutôt, d’une construction grammaticale rigoureuse de l’isomorphie, passant par la théorisation précise des catégories du langage comme système de signes. C’est parce que le langage n’est, en termes leibniziens, rien d’autre qu’une caractéristique, c’est-à-dire que l’expression d’un système de relations par un autre, que la doctrine d’al-Ğurǧānī dépasse le statut d’un postulat lexical qu’on pourrait retrouver dans d’autres contextes – qu’on pense, par exemple, à l’oikeios logos d’Antisthène 2 . Un vecteur important de l’invention linguistique des théoriciens arabes leur est fourni par leur réexion sur le statut du texte coranique. Assez vite s’est imposée l’idée que le Coran était « inimitable » (mu‘ǧiz). Djamel E. Kouloughli a bien vu que dans la théorie d’Abū Hāshim, l’excellence rhétorique consiste dans l’adéquation de la forme et du sens, que seul le Coran a portée à sa perfection 3 . Autrement dit, la catégorie générique d’un texte (nam) ne suft pas à établir sa 1 Kouloughli 1983, p. 43-63 (reproduit ici en p.15-43, augmenté de traductions par Jean- Patrick Guillaume). 2 Cf. Brancacci 2005. 3 Cf. Bohas, Guillaume et Kouloughli 1990, p. 115-116. Histoire Épistémologie Langage 36/2 (2014) p. 85-96 © SHESL

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ABŪ HĀSHIM AL-ĞUBBĀ’Ī SUR LE LANGAGE DE L’ART

Marwan RashedUniversité Paris 4 Sorbonne

Les théoriciens arabes du langage – grammairiens, mais aussi philosophes, juristes et théologiens – ont réfl échi sur les rapports entre l’énoncé (lafẓ) et le sens (ma‘nā). Je ne reviendrai pas en détail sur la reconstitution des rapports historiques entre ces deux notions tels qu’ils ont été mis en lumière par Djamel Eddine Kouloughli dans un article majeur1. L’idée essentielle qu’il y a développée est la découverte progressive – encore que non linéaire – d’une correspondance bi-univoque entre lafẓ et ma‘nā, culminant avec la mise au jour, par ‘Abd al-Qāhir al-Ğurǧānī (XIe siècle), d’une distinction qu’on peut assimiler à celle que la linguistique moderne postule entre signifi ant et signifi é. Djamel E. Kouloughli a montré comment, partant d’une vision plus simple où à un seul sens pouvait correspondre plusieurs expressions et où, du même coup, le « sens » (ma‘nā) est avant tout lié à la visée ou intention du locuteur, les grammairiens arabes se sont progressivement dirigés vers une autre vision des choses, où le sens s’apparente au signifi é. Comme l’auteur en est bien sûr parfaitement conscient, il ne s’agit pas seulement, à la fi n de ce parcours, avec Ğurǧānī donc, de l’idée innocente qu’à toute expression correspond un seul sens. Il s’agit, bien plutôt, d’une construction grammaticale rigoureuse de l’isomorphie, passant par la théorisation précise des catégories du langage comme système de signes. C’est parce que le langage n’est, en termes leibniziens, rien d’autre qu’une caractéristique, c’est-à-dire que l’expression d’un système de relations par un autre, que la doctrine d’al-Ğurǧānī dépasse le statut d’un postulat lexical qu’on pourrait retrouver dans d’autres contextes – qu’on pense, par exemple, à l’oikeios logos d’Antisthène2.

Un vecteur important de l’invention linguistique des théoriciens arabes leur est fourni par leur réfl exion sur le statut du texte coranique. Assez vite s’est imposée l’idée que le Coran était « inimitable » (mu‘ǧiz). Djamel E. Kouloughli a bien vu que dans la théorie d’Abū Hāshim, l’excellence rhétorique consiste dans l’adéquation de la forme et du sens, que seul le Coran a portée à sa perfection3. Autrement dit, la catégorie générique d’un texte (naẓm) ne suffi t pas à établir sa

1 Kouloughli 1983, p. 43-63 (reproduit ici en p.15-43, augmenté de traductions par Jean-Patrick Guillaume).

2 Cf. Brancacci 2005.3 Cf. Bohas, Guillaume et Kouloughli 1990, p. 115-116.

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supériorité puisque, à catégorie égale, un texte peut être stylistiquement meilleur qu’un autre. D’où la conclusion d’Abū Hāshim : la supériorité stylistique du Coran, son « inimitabilité » (i‘ǧāz), se réduisent à la façon dont son texte tient compte des exigences de l’énonciation (lafẓ) et de celles du sens (ma‘nā). La découverte de Ğurǧānī est donc déjà en fi ligrane – encore qu’à l’état embryonnaire – chez Abū Hāshim. Celui-ci insiste en effet sur la nécessité que l’énoncé exprime adéquatement le sens et que les moyens qu’il peut mettre en œuvre relèvent de la « conjonction selon une voie spécifi que » (bi-al-ḍammi ‘alā ṭarīqatin makhṣūṣa). Cette conjonction recouvre trois aspects : la sélection des termes, leur marquage casuel et, enfi n, leur position relative4.

1. LANGAGE, ALGÈBRE ET COMBINATOIRE D’APRÈS ABŪ HĀSHIM

Il ne semble pas qu’on ait souligné combien cette approche du style paraît marquée par un mode de pensée combinatoire. L’idée d’adéquation entre forme et fond, au cœur de la théorie d’Abū Hāshim, pointe déjà vers celle de correspondance bi-univoque entre différents ensembles composés d’unités discrètes et en nombre fi ni, celui des signifi ants et celui des signifi és. Du côté du signifi ant, les trois plans sur lesquels peut jouer le style sont du même type : le choix des termes, en arabe, est évidemment celui des racines, c’est-à-dire d’un arrangement de lettres particulier choisi parmi tous les arrangements de lettres possibles, eux-mêmes constituant le sous-ensemble des combinaisons phonétiquement réalisées dans l’ensemble des combinaisons formellement possibles. On affectera ensuite à ce choix d’une combinaison l’un des trois marqueurs casuels. Enfi n, on réfl échira sur les combinaisons possibles des mots déjà obtenus, pour déterminer laquelle exprimera de la plus éloquente façon son signifi é.

Cette conception du langage et de l’éloquence comme application d’un schéma combinatoire (cf. le terme même de « conjonction », ḍamm) n’est pas inconsciente, mais bel et bien revendiquée. C’est Abū Hāshim lui-même qui, dans un texte resté inaperçu, assimile le langage à un fait mathématique, lui-même formulé à la lumière de l’algèbre naissante. Voici ce qu’il écrit :

La science du calcul (ma‘rifa al-ḥisāb) ne saurait être qu’innée, car elle est la science de l’addition (ǧam‘) de quantité à quantité, en sorte que son caractère revient à ce que nous avons présenté. Il n’y a de fait aucune différence entre la science de la différence entre le circulaire et le carré et la science de la différence entre dix et cent, pas plus qu’il n’y a de différence entre la science de ce qui, lorsqu’on conjoint (inḍamma) l’une de ses parties à une autre, produit un carré et celle de ce qui, lorsqu’on combine l’une de ses parties à une autre, produit cent – dès lors que tout cela ne saurait avoir lieu que de manière innée, et quand bien même cela présente des diffi cultés et des ambiguïtés (à la façon dont toutes les données de la perception présentent des diffi cultés) et nécessite, dans son

4 Bohas, Guillaume, Kouloughli, ibid.

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discernement, un usage répété et fréquent de la perception (ce qui n’interdit cependant pas que la science de ce type soit innée).

Ce texte défend une double assimilation. La première, qui saute aux yeux, est celle des mathématiques à la connaissance des données sensibles. Il n’y a là aucune naïveté de la part d’Abū Hāshim, mais une prise de position concertée sur le statut des mathématiques. En vertu du matérialisme de son ontologie, Abū Hāshim refuse de voir, dans les êtres mathématiques, quoi que ce soit de distinct du sensible. Au contraire, ils n’en sont que des déterminations, que nous connaissons avec autant d’évidence que d’autres aspects du sensible. Comme Abū Hāshim le note lui-même, cela ne signifi e pas que nos sens ne puissent parfois nous tromper. Mais un usage sain de la sensation produit, en principe, une connaissance certaine.

La seconde équivalence est plus diffuse, mais aussi plus profonde. Il s’agit du rapprochement opéré entre arithmétique des entiers et géométrie des polygones5. L’exemple d’Abū Hāshim – l’équivalence de la conjonction produisant la fi gure géométrique carrée et de la conjonction produisant le nombre (carré) cent – n’est évidemment pas choisi au hasard. Ce rapprochement n’est possible que parce que nous nous écartons de la théorie aristotélicienne de la science. Dans les Analytiques Seconds, Aristote écrit :

La démonstration arithmétique a toujours le genre du sujet duquel a lieu la démonstration ; et, pour les autres sciences, il en est de même. Il en résulte que le genre doit nécessairement être le même, soit d’une façon absolue, soit tout au moins d’une certaine façon, si la démonstration doit se transporter d’une science à une autre. Qu’autrement le passage soit impossible, c’est là une chose évidente, puisque c’est du même genre que doivent nécessairement provenir les extrêmes et les moyens termes : car s’ils ne sont pas par soi, ce seront des accidents. C’est pourquoi on ne peut pas prouver par la Géométrie que la science des contraires est une, ni même que deux cubes font un cube. On ne peut pas non plus démontrer un théorème d’une science quelconque par le moyen d’une autre science, à moins que ces théorèmes ne soient l’un par rapport à l’autre comme l’inférieur au supérieur, par exemple les théorèmes de l’Optique par rapport à la Géométrie, et ceux de l’Harmonique par rapport à l’Arithmétique. La Géométrie ne peut pas non plus prouver des lignes quelque propriété qui ne leur appartienne pas en tant que lignes, c’est-à-dire en vertu des principes qui leur sont propres : elle ne peut pas montrer, par exemple, que la ligne droite est la plus belle des lignes ou qu’elle est la contraire du cercle, car ces qualités n’appartiennent pas aux lignes en vertu de leur genre propre, mais en tant qu’elles constituent une propriété commune avec d’autres genres.

Abū Hāshim s’écarte doublement du modèle aristotélicien. Tout d’abord, il n’accorde plus la moindre importance à la distinction des genres-sujets scientifi ques, qui joue un rôle fondamental chez Aristote lorsqu’il s’agit de défi nir le domaine de chaque science. Il n’y a « aucune différence », nous dit ainsi Abū Hāshim, entre la somme (arithmétique) de deux nombres et la somme des aires de

5 Abū Hāshim étant un atomiste, il est probable qu’il voyait dans le cercle un polygone constitué d’un grand nombre de côtés.

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deux fi gures rectilignes. En second lieu, notre auteur confère de l’importance au critère psychologique de la certitude. L’identité des deux sciences paraît fondée au moins en partie sur le fait qu’à la fois la nature et le degré de la certitude dont s’accompagnent leurs opérations sont identiques. Or ce critère est absent de la discussion des Analytiques Seconds. Aristote défi nissant l’unité d’une science par la nature de ses premiers principes et par celle de ses objets, il évacue tout recours à la psychologie de l’acte de science. Jusque dans sa description du sullogismos scientifi que, où il affi rme que les prémisses doivent être « mieux connues » que la conclusion, on sent Aristote soucieux de ne pas défi nir la science par la certitude de ses actes cognitifs6. Parce qu’il détache la science de l’évidence sensible, Aristote ne peut en effet associer la science à l’évidence tout court. En revanche, parce qu’il réduit la science à la connaissance des sensibles, Abū Hāshim n’a plus cette diffi culté. C’est ce qui explique, à un niveau plus profond d’analyse, qu’Abū Hāshim refuse la logique aristotélicienne, et lui substitue une canonique dont l’évidence sensible est le critère de vérité7.

On aura deviné quel nouveau cadre épistémologique permet à Abū Hāshim un tel renversement : c’est la naissance récente de l’algèbre qui explique avec quelle facilité Abū Hāshim peut assimiler arithmétique et géométrie des fi gures rectilignes. Le déplacement du centre de gravité de la défi nition de la science du genre-sujet scientifi que aux méthodes est en effet caractéristique de la nouvelle science inaugurée par al-Khwārizmī8. Les formes canoniques des équations des deux premiers degrés qui sont au centre de l’ouvrage ont vocation explicite à s’appliquer à tout ce qui relève de la quantité. L’idée est de déplacer le lieu théorique de la science, en postulant qu’une même science, en l’occurrence l’algèbre, s’applique à différents genres-sujets scientifi ques. Une critique plus subtile pourrait objecter que dans une telle opération, l’on déplace moins le lieu de la science que celui du genre-sujet scientifi que pris en considération. D’ailleurs, Aristote lui-même admettait l’existence de genres scientifi ques subordonnés. Mais il est notable que ce n’est pas ainsi que les défenseurs de la théorie aristotélicienne de la science ont tenté d’intégrer l’algèbre à un cadre aristotélicien. Pour al-Fārābī, tout particulièrement, l’algèbre est rangée du côté des sciences mathématiques pratiques et, plus précisément, des « procédés ingénieux »9. Autrement dit, l’universalité de l’algèbre n’est pas directe ou entièrement « naturelle », mais résulte d’une ruse humaine, qui parvient à manipuler, en vertu d’un certain

6 Cf. Analytiques Seconds, A 1, 71b 16-72a 1.7 Pour la fi n de non recevoir opposée par Abū Hāshim à la logique (manṭiq), qui n’est à ses

yeux rien de plus que l’énonciation (nuṭq), voir Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī 1951, p. 265. Les similitudes, sur ce point, entre les deux intuitionnistes (au sens défi ni par J. Vuillemin, cf. en particulier Vuillemin 1986) que sont Epicure et Abū Hāshim (qui lui aussi refuse le principe logique du tiers-exclu) sont frappantes. J’y reviendrai dans un travail ultérieur.

8 Cf. Al-Khwārizmī 2007, p. 94-95.9 Cf. Abū Naṣr al-Fārābī 1968, p. 109.

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artifi ce, toutes les grandeurs (arithmétiques et géométriques, en particulier mais pas seulement) d’une même manière. Ce sont les procédés réglés et apodictiques de l’algèbre qui sont cette « manière ». D’où le paradoxe, enregistré par la tradition des philosophes arabes : l’algèbre est à la fois apodictique et applicable en droit à des objets épistémiques divers10.

Abū Hāshim développe l’analogie dans les lignes qui suivent :Aucune de ces sciences ne s’écarte de ce que nous avons rappelé, même si les formulations diffèrent à ce sujet. Car la multiplication d’un nombre par un nombre ne relève que du chapitre de l’addition, à ceci près que ce que l’on entend par « multiplication » est l’addition de cinq cinq fois, tandis que ce que l’on entend par addition est l’addition de cinq à cinq. Ainsi, l’appellation diffère, mais le sens s’accorde. On dira la même chose au sujet de la division : celle-ci est une séparation de l’addition, en sorte que la connaissance de sa spécifi cité est semblable à la connaissance de l’addition. En effet, de même que nous connaissons de manière innée que lorsqu’un certain corps est conjoint à un autre, on obtient un carré, de même nous savons, si l’on sépare l’un de l’autre, ce qu’il advient. Il en va de même avec les nombres. (Al-Mughnī, XVI, p. 313.1-7)

L’insistance d’Abū Hāshim sur les notions d’addition (ǧam‘) et de séparation (tafriqa) est intéressante. Celle-là fonde la multiplication (ḍarb), celle-ci la division (qisma). On doit tout d’abord noter, dans ce contexte, que le titre d’une œuvre perdue d’al-Khwārizmī était Sur l’addition et la séparation (Fī al-ǧam‘ wa-al-tafrīq)11. Tout laisse donc supposer qu’Abū Hāshim s’appuie, dans tout ce passage, sur des idées algébrisantes développées par al-Khwārizmī. Il emprunterait au mathématicien aussi bien l’anti-aristotélisme de sa théorie de la science que le point plus particulier de sa théorie de la multiplication et de la division.

Bien que cette idée paraisse sans parallèle dans la littérature mathématique conservée, il est possible que ce soit al-Khwārizmī lui-même qui, dans le traité perdu, ait souligné l’équivalence structurelle, en dépit des appellations diverses, entre multiplication et addition des nombres d’une part, division et soustraction d’autre part12. Cette remarque lui aurait permis de réduire les quatre opérations à deux d’entre elles, l’addition et la soustraction, c’est-à-dire enfi n, comme le précise Abū Hāshim en toutes lettres, à la seule opération d’addition, accompagnée de l’opération inverse. Ces idées mathématiques auraient attiré l’attention d’Abū Hāshim car elles lui permettaient de fonder rigoureusement à son tour le caractère

10 Sur ce point, voir R. Rashed 1984a, p. 29-39, p. 34.11 Ce traité est perdu. Il est mentionné dans les bibibliographies et cité par le mathématicien

al-Baghdādī dans Al-Takmila. Cf. Saidan 1997, p. 11.12 Cette dernière affi rmation s’explique sans doute du fait que lors d’une division, l’on soustrait

autant de fois que possible le diviseur du divisé. Abū Hāshim n’explique pas ce qui se passe si cette soustraction produit un reste. En vertu de son ontologie atomiste, il considère sans doute que dans une division réelle, si l’on soustrait le reste du quotient, etc., on fi nira toujours par aboutir à une soustraction sans reste.

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« inné » des sciences mathématiques. Unifi ant en effet par l’algèbre les opérations qu’on applique à la géométrie et à l’arithmétique, puis s’efforçant de réduire ces opérations à celle d’addition (jam‘), et enfi n cette dernière à l’idée parfaitement générale de conjonction (ḍamm, inḍimām), Abū Hāshim en arrive fi nalement à asseoir tout l’édifi ce mathématique sur cette dernière.

Il intéresse directement notre propos qu’Abū Hāshim associe, aux différentes sciences mathématiques, la science du langage. Celle-ci est aussi « innée », donc certaine, que la science du nombre. La raison théorique sous-jacente est évidemment que la science du langage est, en dernière instance, réductible à la science de la quantité et de l’ordre. Abū Hāshim est ici le fi ls de son temps. La fi liation khalīlienne est nette, et tout le contexte d’un rapprochement de la combinatoire, de la linguistique et de l’algèbre13. Citons ses propres mots :

Il en va aussi de la sorte pour la science du langage et de sa composition, car celui qui en fait usage doit posséder la science des unités de langage, les conditions pour qu’elles soient conjointes et connaître, quand on conjoint une unité à une autre, quel fait de langage se produit, et ce qui le distingue de ce qui est autre que lui. On dira de même pour la séparation des unités. La science de cela est donc innée, comme nous l’avons mentionné. (Al-Mughnī, XVI, p. 213.7-10)

Après ce qui vient d’être dit, il ne faut pas prendre l’assimilation de la science de la langue à celle des fi gures et des nombres comme un vœu pieu, fondé sur une analogie vague. La réduction n’est permise que parce que l’on a préalablement montré que le ressort fondamental de l’unité des sciences « innées » était fourni par les opérations de l’algèbre. C’est parce que tout ce qui est combinatoire est algébrique, et que le langage est combinatoire, que l’on peut traiter ensemble de l’arithmétique, de la géométrie et du langage.

2. LA SIGNIFICATION, ENTRE INTENTIONNALITÉ ET COMBINATOIRE

C’est dans le contexte de ce rapprochement que la diffi culté surgit pour les défenseurs de l’inimitabilité. Si la langue est susceptible d’un traitement mathématique, devra-t-on dire que les mathématiques donnent lieu à l’i‘ǧāz, ou bien que la langue s’y soustrait ? Ou l’alternative est-elle insatisfaisante ? En d’autres termes, la théorie purement combinatoire de la langue qui se dessine ici prête le fl anc à l’objection du singe tapant Hamlet sur un clavier. La théorie de l’inimitabilité coranique valant y compris pour un verset unique, il était à la portée des savants de l’époque de calculer l’éventualité que le singe tape un verset coranique d’une longueur donnée. Cette voie a d’ailleurs été frayée par un quasi contemporain d’Abū Hāshim. Le littérateur al-Tawḥīdī, dans ses Muqābāsāt, nous dit que le philosophe Yaḥyā b. ‘Adī (m. 974) avait recherché le nombre de

13 Sur ces imbrications, voir R. Rashed 1984b, p. 245-257 et surtout R. Rashed 2011, p. 111-132.

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signifi cations de la phrase al-qā’im ghayr al qā‘id, selon les différentes nuances temporelles attribuables à ses éléments14. Le problème revient à une manipulation combinatoire de l’énoncé, qui aboutit à plus de vingt mille interprétations possibles. De telles manipulations d’un énoncé simple font planer leur menace sur l’inimitabilité coranique. Ce que le théologien chrétien Ibn ‘Adī obtient sur un énoncé au prosaïsme trop ostentatoire pour être sans malice – l’arabe signifi e « celui qui est debout n’est pas assis » – pourrait être obtenu sur n’importe quel verset du Coran, même d’un nombre supérieur de lettres (du moment qu’il est fi ni). Il suffi t de faire varier non plus les temps mais, simplement, les lettres. Et dans ce cas, l’inimitabilité s’écroule : si l’on a assez de patience pour écrire toutes les combinaisons de groupes de lettres de longueur plus ou moins égale à quatorze lettres, on fi nira tôt ou tard par obtenir mécaniquement des versets coraniques.

Le danger théologique était d’autant plus vif que durant le siècle qui avait précédé Abū Hāshim, les bons esprits avaient rapproché le Coran des grands ouvrages de science. En quoi cette œuvre était-elle plus inimitable que les Eléments d’Euclide ou l’Almageste de Ptolémée ?15 Abū Hāshim répond de manière implicite à la première aporie – beaucoup plus profonde – en répondant de manière explicite à la seconde. Voici ce qu’écrit le Qāḍī ‘Abd al-Ğabbār, une centaine de pages plus bas dans le même livre :

Et si quelqu’un disait : « Et Euclide, et l’auteur de l’Almageste, et l’auteur de la Métrique, et Sībawayh, et d’autres encore, se sont distingués, grâce aux sciences qu’ils ont produites, dans des domaines où d’autres qu’eux se sont illustrés. Cela n’a pourtant jamais prouvé leur qualité de prophètes. Que l’on n’aille pas chercher, à leur propos, de défi pour cela ! Ne faut-il donc pas dire la même chose pour le Coran, même s’il s’est distingué par son excellence, puisque son excellence ne surpasse pas celle de ce qui est apparu dans les livres que nous avons mentionnés ? », qu’on lui réponde que notre maître Abū Hāshim a répondu à cela de la manière suivante. (Al-Mughnī, XVI, p. 304.18-305.3)

Abū Hāshim met en place une batterie d’arguments pour répondre à l’attaque effectivement percutante d’Ibn al-Rāwandī (puisque c’est de lui qu’il s’agit). Après avoir critiqué l’argument adverse en se réclamant de critères formels, il propose divers types de réponses. La première est gnoséologique, c’est-à-dire fondée sur la spécifi cité de la connaissance mathématique. La deuxième est historico-sociologique, Abū Hāshim s’appuyant sur le fait qu’une production mathématique, dans l’Antiquité, ne donnait pas forcément autant lieu à la compétition qu’une composition littéraire à l’époque du Prophète. La troisième réponse est purement historique, et fondée sur les vicissitudes – très bien décrites – de l’histoire des textes. La dernière, enfi n, est épistémologique, s’appuyant sur la nature essentiellement accumulative de la science, qui seule explique ses progrès16 :

14 Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī 1960, p. 127.5-8.15 J’ai consacré un article à cet argument. Cf. M. Rashed 2008, p. 277-293.16 Al-Mughnī, XVI, p. 305.3-306.10..

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a. Critique formelle de l’argument adverse

« Cette question implique que ces choses soient miraculeuses et non pas qu’elles mettent à mal le caractère miraculeux du Coran, car nous avons déjà montré à son propos, de manière probante, son caractère miraculeux : si en effet ce dont ils veulent parler a les mêmes caractéristiques que lui, il s’ensuit que ce dont ils veulent parler est miraculeux, car la voie unique de toute preuve et de toute cause consiste en ce que leur existence à l’une et l’autre implique corrélativement le jugement qui en dépend, et non que l’on mette à mal ce qui est prouvé, puisque justement l’on a affaire à une cause ou à une preuve. Et il ne s’oppose au propos concernant les choses qui relèvent de la nécessité qu’en découvrant comment la preuve n’obéit pas à son caractère de preuve ».

b. Critique gnoséologique : réduction des cas à un modèle mathématique unique

Et il a répondu : « Le défi fondé sur ces livres n’est pas valide, car s’il l’était, il concernerait le sens et non la lettre, or le sens n’accepte pas ici la possibilité d’une différentiation, du fait que l’arithmétique et la géométrie n’ont lieu que selon une modalité unique, car leur fondement est la multiplication et la division, sans que leur état diffère. En sorte que celui qui a la suprématie dans ces deux disciplines ne l’a qu’en raison de la pratique, de la précellence de son apprentissage et de son naturel, et cela ne donne pas cours à la voie du défi . Il en va en revanche différemment pour le discours, comme nous l’avons étudié dans une section précédente.

c. Critique historico-sociologique : Euclide n’a pas déclenché la jalousie comme le Coran

« Ensuite, celui qui a posé cette question a bien montré son peu d’intelligence de ce que nous disons du Coran. Car nous avons tout d’abord montré, de manière contraignante, quel il était, ainsi que la situation privilégiée de l’Envoyé à son endroit ; nous avons également éclairci ce qu’il présuppose comme réprimande et comme défi et le zèle intense qu’on a mis à anéantir la position du Prophète ; nous avons éclairci l’impossibilité de la compétition sous tous les aspects que nous avons mentionnés. Mais ce qui fait l’objet de sa question ne s’impose que si le Coran se trouve égalé sous ces aspects. Or d’où vient que cet objet aurait provoqué un zèle destructeur dans les proportions où le Coran l’a provoqué ? Il se peut très bien qu’à l’époque d’Euclide, ce qu’il a composé ne lui ait pas valu une suprématie de nature à engendrer rivalité et zèle destructeur.

d. Critique historique : il est possible qu’Euclide ait été surpassé dans l’Antiquité

« Ensuite, d’où tire-t-on que rien de semblable n’ait été produit, alors que nous tenons pour possible, en raison de l’éloignement temporel, et qu’il y ait eu dans l’histoire quelqu’un qui l’a surpassé mais qui n’a rien composé, et que l’œuvre composée ne nous ait pas été transmise, du fait que l’éloignement temporel, pour ce dont le besoin n’est pas intense et qui ne fait pas l’objet de fortes incitations, implique par sa nature la possibilité que la transmission n’ait pas lieu ?

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e. Critique épistémologique : la nature accumulative de la science

« Ensuite, d’où vient, si ce que nous rappelons n’est pas établi, que celui qui l’a composé ait été unique, sans s’être inspiré des savants ni avoir rassemblé leurs propos ? Car le savant rassemble les propos d’autres que lui, en sorte qu’il se singularise plutôt par ce rassemblement que par l’invention, conformément à ce que nous savons de ce qui a eu lieu chez les savants de l’Islam. Il est de fait reconnu, pour ce qui concerne le développement du droit chez les Irakiens, que ces derniers, loin d’inventer, l’on construit à partir d’autres qu’eux, à ceci près que s’ils l’ont pris chez les autres, ils ont ensuite consacré tous leurs efforts à le développer. Il en va de même, chez Sībawayh, pour la grammaire qu’il a rassemblée. Si donc l’on admet cela, d’où vient qu’on l’assimile au Coran ? ».

Si ce texte méritait d’être lu intégralement, le point qui intéresse directement notre propos est le paragraphe (b), la « critique gnoséologique » de l’argument d’Ibn al-Rāwandī. Abū Hāshim lui objecte que le défi est invalide dans les sciences mathématiques au sens strict parce que celles-ci ne donnent pas lieu à une pluralité du sens (ma‘nā). Seul l’énoncé (lafẓ), en mathématiques, diffère. À première vue, l’argument est curieux. Les théorèmes diffèrent les uns des autres, certains sont beaucoup plus diffi ciles que d’autres, et l’on peut démontrer différemment, et plus élégamment, le même théorème. Voici ce qu’Ibn Sinān, mathématicien de génie (précisément), écrivait à la même époque :

J’ai fait un ouvrage sur La Mesure de la parabole, en un seul livre. Mon grand-père avait déterminé la mesure de cette section. Certains géomètres contemporains m’ont fait savoir qu’il y a sur ce sujet une œuvre d’al-Māhānī, qu’ils m’ont présentée, plus facile que celle de mon grand-père. Je n’ai pas aimé qu’il y ait une œuvre d’al-Māhānī plus avancée que l’œuvre de mon grand-père, sans que parmi nous il y en ait un qui le surpasse dans son œuvre. Mon grand-père avait déterminé cela en vingt propositions. Il l’a fait précéder de nombreux lemmes arithmétiques, compris dans les vingt propositions. La question de la mesure de la section lui est apparue clairement par la voie de l’absurde. Al-Māhānī a aussi fait précéder ce qu’il a démontré de lemmes arithmétiques. Il a ensuite prouvé ce qu’il voulait par la voie de l’absurde, en cinq ou six propositions, qui comportent des longueurs. J’ai alors déterminé cela en trois propositions géométriques, sans les faire précéder d’aucun lemme arithmétique. J’ai montré la mesure de cette même section par la voie de la preuve directe, et je n’ai pas eu besoin de la voie de l’absurde. (Ibrāhīm ibn Sinān in R. Rashed et H. Bellosta 2000, p. 18-19)

L’argument d’Abū Hāshim serait donc faible, voir invalide. Il viendrait d’ailleurs apparemment contredire l’intuition profonde d’une correspondance entre le sens et l’énoncé. Aussi avons-nous deux raisons fortes pour nous y opposer : l’argument du singe tapant Hamlet et la connaissance mathématique de la langue qui est la nôtre.

Pour entrevoir l’intuition d’Abū Hāshim, il faut commencer par lire la fi n de ce paragraphe (b) : un naturel supérieur ne constitue pas pour lui, comme nous serions tentés de le penser, une marque du miracle, mais, au contraire, s’explique

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de façon très prosaïque : par la qualité de l’apprentissage et le don naturel. On peut être le meilleur mathématicien du monde, en d’autres termes, mais pas un mathématicien inimitable. Tout est donc lié à la question du sens (ma‘nā). Pour que la théorie d’Abū Hāshim fonctionne, elle a besoin d’échapper au couple signifi ant-signifi é qui se fait jour dans la conception combinatoire du langage, pour réintroduire un paramètre caché, que je proposerais d’appeler l’engagement assertorique du locuteur. Il y a une différence fondamentale avec un singe tapant un verset coranique, ou un mathématicien rédigeant la preuve du plus beau théorème du monde, c’est que l’individualité du sujet parlant est absente de leur acte. Le singe ne comprend pas le verset qu’il tape, le mathématicien se contente en un sens d’accéder à une vérité éternelle, une vérité sans lieu ni temps, et partant sans locuteur. L’idée d’Abū Hāshim serait donc que pour qu’il y ait art oratoire accompli, l’on doit certes assister à une symbiose parfaite du signifi ant et du signifi é, mais celle-ci doit aussi s’accompagner de l’autre sens de ma‘nā, le sens comme intentionnalité. Pour qu’il y ait accomplissement oratoire, il faut qu’il y ait un rapport du locuteur au sens.

Sommes nous revenus à la vieille notion du « sens », celle ancrée, selon Djamel E. Kouloughli, dans « le “sol primitif” des représentations arabes sur le discours et ses fonctions »17 ? Il le semble. Et ce retour pourrait expliquer la constatation de l’auteur, d’après laquelle le « nouveau » rapport du lafẓ et du ma‘nā comme signifi ant et signifi é ne parvint jamais, même après Ğurǧānī, à s’imposer18. Dans le cadre d’une théorie de l’inimitabilité coranique, cette réforme, si elle permettait de décrire la beauté oratoire du texte, ne permettait pas, par là-même, d’en démontrer l’inimitabilité. Bien au contraire, la théorie du signifi ant et du signifi é menaçait l’inimitabilité puisque, une fois les règles syntaxiques exhibées, elles paraissaient s’offrir à tous. C’est probablement ce qui explique que la tradition ne sut jamais rompre avec une notion psychologique du sens.

Un mot sur ce rapport du locuteur au sens. L’oraison est pleine de l’orateur non parce qu’il lui imprimerait un peu de ses passions, ou qu’il tiendrait son auditoire sous l’emprise de son art. L’oraison est oratoire parce qu’égocentrique. Il y a, dans le discours proféré par l’orateur, un référent spatio-temporel dont celui-ci est l’origine. Son point de vue sur les choses implique le perspectivisme de la description qu’il en fournit. Plus son point de vue sera intéressant, meilleur sera son discours. On glisse donc d’un premier sens du « langage » à un second, étonnamment moderne – celui en lequel nous disons que l’art est un langage. Non parce qu’il exprime un état d’âme (qui est une parcelle du monde comme une autre) mais parce que le langage artistique est créé en même temps que l’œuvre qu’il exprime – bien plus, qu’il en est la trame. L’art oratoire donne lieu au défi parce que le sens qu’il exhibe est une projection d’un moi qui ne se borne pas à

17 Cf. Kouloughli 1983, p. 43 et H.E.L., 36 (2), p. 15-43.18 Id., ibid., p. 61-62.

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enregistrer le sens de ce qui l’entoure, mais qui, au contact du monde, le produit, en lui conférant une intelligibilité jusque là inédite. Le défi peut dès lors se nouer. L’artiste sera celui qui, par la force de son art, conférera du sens à l’objet de son discours.

Peut-être retrouve-t-on par ce biais une thèse cardinale des Mu‘tazilites, partie intégrante du vieux débat les opposant aux déterministes. Vouloir dire quelque chose, adhérer à son propos, parler pour dire quelque chose, autant d’actes auxquels un déterministe ne peut se livrer que faussement, dans la mesure où ce ne sera pas vraiment lui qui adhère à son propos au moment où il fait mine de le faire. Autant donc la correspondance lafẓ/ma‘nā est acceptable par le déterminisme ash‘arite – et Ğurǧānī, ce n’est pas un hasard, est un ash‘arite –, autant l’engagement assertorique du locuteur est, d’après l’ash‘arisme, un « comme si » : comme si j’étais libre de dire autre chose que ce que je dis. Bref, un orateur dont les actes ne seraient pas libres ne serait pas éloquent ; et l’idée même du défi coranique sombrerait, dès lors que les Arabes à qui le défi est adressé ne jouiraient pas de leur liberté de parole. C’est ce qui explique, semble-t-il, que les Ash‘arites aient eu tendance à adopter une autre théorie de l’inimitabilité coranique, fondée soit sur la présence, dans le livre de Dieu, de faits dont la connaissance dépasse les capacités humaines, soit sur le genre littéraire (naẓm) du texte divin. Les Ash‘arites ont besoin de neutraliser le soubassement égologique du défi (al-taḥaddī), pour le réduire à ne plus être que la constatation froide de la supériorité intrinsèque de l’artefact Coran sur tout autre texte. C’est en effet la seule issue possible face à l’aporie qui les guette, consistant à dire que c’est Dieu qui à la fois produirait le Coran et l’oraison rivale malheureuse, proférée par celui qui aurait répondu au défi prophétique. A contrario, Abū Hāshim aurait assis sa conception de l’i‘ǧāz sur l’existence d’un moi en l’homme capable d’assumer son égocentricité artiste.

Pour conclure, la polémique sur l’inimitabilité du Coran a conduit Abū Hāshim non seulement à mettre en place des jalons importants d’analyse de la langue et du discours, mais aussi à s’interroger sur un sens étendu du langage – à savoir, sur la spécifi cité de la langue mathématique et de la langue des beaux-arts. Son questionnement l’a conduit à mettre au jour la différence entre les beaux-arts, où le génie – niveau zéro de l’inimitabilité – peut se produire, et les sciences, où il ne le peut pas. Une distinction qu’il faudra attendre un autre intuitionniste, I. Kant, pour retrouver formulée en des termes presque identiques :

Ainsi peut-on parfaitement bien apprendre tout ce que Newton a exposé dans son œuvre immortelle sur les Principes de la philosophie de la nature, si vaste qu’ait dû être le cerveau qu’exigeaient de semblables découvertes ; mais on ne peut apprendre à composer des poèmes d’une manière pleine d’esprit, si détaillés que puissent être tous les préceptes conçus pour l’art poétique et si excellents qu’en soient les modèles. L’explication tient au fait que Newton pouvait rendre entièrement claires et distinctes non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs toutes les étapes qu’il eut à accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; en revanche, aucun Homère, aucun

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Wieland ne peut indiquer comment ses idées poétiquement riches et pourtant, en même temps, intellectuellement fortes surgissent et s’assemblent dans son cerveau – cela parce qu’il ne le sait pas lui-même, et dès lors ne peut non plus l’enseigner à personne. Dans le registre scientifi que, le plus grand auteur de découvertes ne se distingue donc de l’imitateur et de l’écolier le plus laborieux que par le degré, alors qu’il est spécifi quement différent de celui que la nature a doué pour les beaux-arts. » (Critique de la faculté de juger, §47)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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