"Abraham et Isaac: sacrifice ou pas. De la lecture à la lettre du texte"

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Mythes sacrificiels Études réunies et présentées par Sandrine DUBEL et Alain MONTANDON collection Mythographies et sociétés Presses Universitaires Blaise Pascal et ragoûts d’enfants

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Mythes sacr i f i c ie ls

Études réunies et présentées par Sandrine DUBEL et Alain MONTANDON

20 €

collection Mythographies et sociétés

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Sacrifices d’Isaac et d’Iphigénie, avalement de Cronos, festins effroyables de Thyeste et de Térée : le sacrifice et la dévoration de l’enfant – de son propre enfant – représentent les formes de violence les plus transgressives qui puissent se concevoir, le degré suprême de l’horreur. Sans doute parce que le sacrifice infanticide pervertit doublement l’ordre du monde : celui qui définit les liens entre les hommes et les rôles familiaux, et celui qui règle les rapports avec les dieux. Sans doute aussi parce que, dans la scène de tecnophagie, l’ingestion opère comme une inversion monstrueuse de la mise au monde. Une première série d’études, consacrée aux Scandales du ventre, considère les enjeux esthétiques et éthiques, mais aussi sociaux et religieux, des principaux mythes anciens au plus près des textes antiques ou relus dans leurs redéploiements modernes, de la Bible et d’Hésiode à Racine, Voltaire ou Goethe. Viennent ensuite des Histoires de bouche, contes traditionnels d’Occident et d’Afrique, contes littéraires et romans contemporains, qui réinterprètent les scénarios mythiques de l’enfant bouc émissaire pour s’organiser autour de la puissance de sa parole et nous mener de la chair du conte aux mécanismes de la création artistique. Une troisième partie, Pratiques, fantasmes et idéologies, explore, entre vérité et fiction, dans les littératures de l’Antiquité et des temps modernes, les stratégies de mise en scène de ces sacrifices infanticides et autres horreurs culinaires. Ces récits ou schémas mythiques de la violence infanticide offrent un champ d’interrogation et de réflexion fructueux sur les représentations collectives des liens familiaux et des modalités de la filiation, propre à nourrir la réflexion sur l’enfance engagée par notre société dans tous les domaines disciplinaires.

Sandrine DUBEL est maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université Blaise Pascal.

Alain MONTANDON est professeur émérite de littérature générale et comparée à l’université Blaise Pascal et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France.

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Sacrifices d’Isaac et d’Iphigénie, avalement de Cronos, festins effroyables de Thyeste et de Térée : le sacrifice et la dévoration de l’enfant – de son propre enfant – représentent les formes de violence les plus transgressives qui puissent se concevoir, le degré suprême de l’horreur. Sans doute parce que le sacrifice infanticide pervertit doublement l’ordre du monde : celui qui définit les liens entre les hommes et les rôles familiaux, et celui qui règle les rapports avec les dieux. Sans doute aussi parce que, dans la scène de tecnophagie, l’ingestion opère comme une inversion monstrueuse de la mise au monde. Une première série d’études, consacrée aux Scandales du ventre, considère les enjeux esthétiques et éthiques, mais aussi sociaux et religieux, des principaux mythes anciens au plus près des textes antiques ou relus dans leurs redéploiements modernes, de la Bible et d’Hésiode à Racine, Voltaire ou Goethe. Viennent ensuite des Histoires de bouche, contes traditionnels d’Occident et d’Afrique, contes littéraires et romans contemporains, qui réinterprètent les scénarios mythiques de l’enfant bouc émissaire pour s’organiser autour de la puissance de sa parole et nous mener de la chair du conte aux mécanismes de la création artistique. Une troisième partie, Pratiques, fantasmes et idéologies, explore, entre vérité et fiction, dans les littératures de l’Antiquité et des temps modernes, les stratégies de mise en scène de ces sacrifices infanticides et autres horreurs culinaires. Ces récits ou schémas mythiques de la violence infanticide offrent un champ d’interrogation et de réflexion fructueux sur les représentations collectives des liens familiaux et des modalités de la filiation, propre à nourrir la réflexion sur l’enfance engagée par notre société dans tous les domaines disciplinaires.

Sandrine DUBEL est maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université Blaise Pascal.

Alain MONTANDON est professeur émérite de littérature générale et comparée à l’université Blaise Pascal et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France.

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©Maison des Sciences de l’Homme

4, rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1Tel. 04 73 34 68 09 – Fax 04 73 34 68 12

[email protected]

Diffusion en librairie : CiD – en ligne : www.lcdpu.fr

Collection « Mythographies et sociétés », publiée par le CELIS, Clermont-Ferrand

Illustration de couverture : Francisco Goya, Saturne dévorant ses fils, Madrid, Musée du Prado, peinture murale transférée sur toile,

146 cm × 83 cm, © Musée National du Prado.

ISBN (édition papier) 978-2-84516-519-9ISBN (pdf) 978-2-84516-520-5

ISSN : 2107-1098Dépôt légal : premier trimestre 2012

Études réunies et présentées par Sandrine DUBEL et Alain MONTANDON

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Mythographies et sociétésCollection dirigée par

Pascale Auraix-Jonchière et Véronique Léonard-Roques

Comité de lecture

Pascale AURAIX-JONCHIÈREProfesseur à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2

Sylvie BALLESTRA-PUECHProfesseur à l’Université de Nice

Yves CHEVRELProfesseur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne

Sylviane COYAULTProfesseur à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2

Charles DELATTREMaître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Vincent FERRÉMaître de conférences à l’Université Paris 13

Véronique GÉLYProfesseur à l’Université de Paris-Sorbonne

Ute HEIDMANNProfesseur à l’Université de Lausanne

Isabelle HOOG-NAGINSKIProfesseur à Tufts University

Rodica LASCU-POPProfesseur à l’Université de Cluj-Napoca

Véronique LÉONARD-ROQUESMaître de conférences à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2

Virginie LEROUXMaître de conférences à l’Université de Reims

Alain MONTANDONProfesseur émérite à l’Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2

Liana NISSIMProfesseur à l’Université de Milan

Sylvie PARIZETMaître de conférences à l’Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Evanghélia STEADProfesseur à l’Université de Reims

Bertrand WESTPHALProfesseur à l’Université de Limoges

Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants© Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012,

ISBN (édition papier) 978-2-84516-519-9ISBN (pdf) 978-2-84516-520-5

Abraham et Isaac : sacrifice ou pas ? De la lecture à la lettre du texte

Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD

L’histoire du voyage d’Isaac au mont Moriah avait-elle sa place dans un volume qui promet d’examiner les « expositions, ragoûts et sacrifices d’enfants » dans la littérature ? Ni sang, ni mort, ni dévoration a fortiori dans le récit que présente le 22e chapitre de la Genèse : il y avait décidément de quoi disqualifier l’épisode. Toutefois, dans la tradition culturelle occidentale, on intitule assez couramment des œuvres évoquant ce célèbre récit : « sacrifice d’Abraham » ou « sacrifice d’Isaac »1. Témoins, un certain nombre d’œuvres : celles de Rembrandt et du Caravage2 appelées Sacrifice d’Isaac ; les sculptures de Donatello et Berruguete ; les gravures de Matthieu Merian. De son côté, Andrea del Sarto3 peint le Sacrifice d’Abraham : c’est la même scène, bien sûr. Théodore de Bèze, en 1550, publie une œuvre théâtrale intitulée Abraham sacrifiant. Inutile d’allonger la liste : tant d’autres reprendront

1. Voir l’inventaire des intitulés du thème dans les principales langues européennes, dressé par Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, Ancien Testament, tome II, 1, Paris, P.U.F., 1956, p. 135. Il signale en particulier la difficulté que présente la polysémie du mot « sacrifice », seulement résolue par l’allemand : dans cette langue, Opfer désigne le sacrifice offert par Abraham et Opferung, le sacrifice dont Isaac est la victime.2. Peinture sur toile (104 x 135 cm), conservée au Musée des Offices (Florence). 3. Œuvre conservée à la Gemäldegalerie de Dresde.

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de semblables titres, sans paraître s’inquiéter non plus de l’issue heureuse du récit4. Comme le signale à juste titre Walter Vogels :

La tradition chrétienne est portée à l’intituler « le Sacrifice d’Isaac » […] Mais Isaac n’étant pas sacrifié, on pourrait aussi bien l’appeler : « le non-sacrifice d’Isaac ».5

Y a-t-il ou non sacrifice ? Tant d’artistes seraient-ils des lecteurs inconséquents de la Bible ? Voire. À moins que la figure du fils, lié sur l’autel au mont Moriah par un père à l’allure de vieillard têtu et fanatique, qui a tellement stimulé l’inspiration des poètes et des peintres, ne hante l’imaginaire et n’occulte la lettre du texte biblique. À moins, tout au contraire, que ces lecteurs n’aient saisi la fine pointe de la lettre des Écritures. Tel est le premier problème auquel je me heurte, avant même d’ouvrir le Livre et de relire le fameux chapitre où je ne trouve ni grandiloquence, ni grands effets, ni matière au pathétique. Que dit-il, ce texte si ancien, si scruté, si glosé ? Il est imprudent sans doute, après tant de voix autorisées, d’en reprendre l’interprétation. Mais rien n’interdit de le lire avec ceux qui m’ont précédée – et avec leur aide – pour tenter d’éclairer cette simple question : dans le cas de Genèse 22, est-il pertinent de parler de « sacrifice » ?

Un sacrifice attendu : (més)aventures de la lecture typologique

À examiner les réécritures littéraires ou picturales de l’épisode de Gn 22, on repère assez vite dans l’interprétation du passage par les artistes occidentaux les premiers signes d’une rupture qui coïncide en Occident avec l’avènement des Temps modernes6,

4. Une réserve s’impose cependant en ce qui concerne par exemple William Blake. Il intitule en effet d’une manière très intéressante Abraham et Isaac une représentation du thème conservée au Museum of Fine Arts de Boston (c. 1783, drawing and watercolor) qui renouvelle la représentation entre les acteurs de la scène (Isaac, Abraham et Dieu). Le patriarche et son fils agenouillé devant lui forment un bloc homogène qui s’oppose à l’autel massif en second plan. 5. Walter Vogels, Abraham et sa légende, Paris, Éditions du Cerf, coll. « lire la Bible », 1996, p. 299.6. Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon article : « “Une terrible boucherie” ? Autour de quelques relectures du sacrifice d’Abraham », dans Figures bibliques, figures mythiques. Ambiguïtés et réécritures, textes édités par Cécile Hussherr et Emmanuel Reibel, Paris, Éditions ENS, coll. « Coup d’essai », 2002, p. 47-61.

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sans doute parce qu’il s’agit là du moment où l’art commence à assumer une fonction plus séculière ; cette rupture trouvera son réel achèvement au XIXe siècle. Jusqu’à la Renaissance, l’histoire du patriarche faisant monter son fils sur le mont Moriah afin d’obéir à l’injonction d’Élohîm semblait interprétée d’une manière univoque, en dehors de l’univers juif où l’épisode revêt une signification particulière, sur laquelle on reviendra7. De l’Antiquité chrétienne au Moyen Âge prévaut en effet une lecture typologique qui regarde l’épisode comme une préfiguration de la Résurrection du Christ8, en s’appuyant sur la lettre aux Hébreux (11,17-19) où l’offrande du patriarche9 est interprétée comme une « parabole » (parabolè), c’est-à-dire une comparaison, une similitude, un type. Le récit de l’offrande du fils, loin de se clore sur lui-même, ouvre alors sur un autre récit : celui de la Passion et de l’offrande du Christ sur la Croix, qui donne à la première offrande son « accomplissement »10 (He 11,40 : teleioô).

La primauté accordée au sens théologique de l’épisode peut peut-être expliquer que la plupart des représentations iconographiques de la scène éludent tout pathétisme ; l’on voit bien souvent Isaac les yeux bandés, priant à genoux sur le bûcher de l’holocauste11, tandis que son père lève le couteau qui doit lui ôter la vie. L’ange est là, le bélier est là, comme sur l’une des miséricordes du chœur de la cathédrale d’Amiens, sculptée au début du XVIe siècle. Le moment retenu par l’artiste télescope l’économie progressive du récit biblique pour donner à voir d’un coup d’œil le dénouement. Même absence

7. La lecture typologique ne s’éteint pas cependant dans l’interprétation chrétienne de l’épisode. Hors de la sphère pure de la théologie, un historien de l’art comme Louis Réau (loc. cit.) peut écrire : « Pour éprouver Abraham, Dieu lui demande d’accomplir ce qu’il n’hésitera pas à faire lui-même en sacrifiant son fils ».8. Pour suivre l’influence iconographique de ces lectures patristiques et médiévales, voir Isabel Speyart van Woerden, « The iconography of the sacrifice of Abraham », Vigiliæ christianæ, n° 15, 1961, p. 216 sq.9. C’est le verbe prospherô qui est utilisé (offrir, présenter) dans le verset 11,17.10. Le verbe teleioô signifie précisément : mener à bien, accomplir ; au passé : atteindre la perfection. Rappelons que la lettre aux Hébreux cherche à démontrer à un lectorat juif que le Christ est l’accomplissement des promesses de salut faites à Israël. Sur ce chapitre 11 de la lettre aux Hébreux repose toute la lecture typologique qui inspire les premiers siècles du christianisme pour l’épisode qui nous concerne. La lettre de Jacques (2,21-23) l’évoque en insistant sur l’acte d’offrande (anapherô) comme œuvre de la foi vive d’Abraham. Le patriarche est ici vu comme un modèle, mais l’épisode n’est pas utilisé dans un sens typologique. 11. L’holocauste désigne un sacrifice où la victime est intégralement brûlée, par opposition aux sacrifices de communion (zèbah shelamîm), où la communauté mange une partie de la bête sacrifiée.

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de pathétisme dans la représentation de Giusto de’ Menabuoi au baptistère de Padoue, où, dans un décor minéral, Abraham, immense, levant le couteau, est même auréolé d’un nimbe d’or, ce qui traduit, sur le mode iconique et conformément à la tradition, la proximité du patriarche avec le Dieu saint. Nul soupçon de meurtre ou de violence dévoyée ici. On remarquera encore que, dans nombre de ces représentations, Isaac, victime consentante, n’est même pas lié sur l’autel, comme le précise pourtant le texte biblique (Gn 22,9). Ce détail semble devoir être mis en relation avec la lecture typologique qui fait du fils d’Abraham la préfiguration du Fils de Dieu, lui qui, selon le Nouveau Testament, s’est livré librement pour le salut des hommes12. La scène appelle donc à convoquer un « plus haut sens » qui éteint d’emblée le scandale d’une volonté divine réclamant la mort du fils pour des raisons obscures – et peut-être arbitraires.

Les choses changent-elles fondamentalement à la Renaissance ? Les réécritures, quels que soient les arts convoqués, peuvent bien défendre la même lecture typologique, elles accordent néanmoins une place plus grande à l’expression du trouble intérieur, qu’il s’agisse de celui d’Abraham ou de celui d’Isaac, alors même que, comme le précisait Gerhard von Rad « ce morceau […] s’abstient de tout trait sentimental »13. C’est le cas dans l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze où le fils exhorte le père hésitant devant le mystère des intentions divines14. La fin de la pièce, par la voix de l’ange, réitère la promesse de la Genèse et y ajoute l’annonce du Messie sauveur :

Et par celuy qui de toy sortira, Sur toutes gens et toutes nations Je desploiray mes benedictions […]15

La manchette marginale se charge de préciser : « Christ promis ». Nul doute n’est possible. Mais par la plume du théologien réformé, Abraham devient le modèle de la foi susceptible d’être montré en

12. L’évangile de Jean donne une formulation claire de la liberté du Christ à l’heure de la Passion (Jn 10,11-18). Les épîtres pauliniennes évoquent cette idée à plusieurs reprises ; voir Gal 1,4 ; Eph 5,2 ; 1 Tim 2,6 ; Ti 2,14. C’est le verbe didomi qui traduit la notion traduite par « livrer ». Sur le Targum de Gn 22, voir R. Le Déaut, La Nuit pascale, Rome, Institut biblique, 1963, p. 153 sq.13. Gerhard von Rad, La Genèse, Genève, Labor et Fides, 1968, p. 245. Sara Japhet, dans son article « Abraham et Job, une même épreuve ? », Cahiers du judaïsme, n° 16, 2004, p. 9-20, insiste avec justesse sur le silence d’Abraham qu’elle compare à sa loquacité quand le patriarche s’adresse à Dieu pour sauver Sodome (p. 16).14. Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, Genève, Droz, 1967 [1550], v. 930-937.15. Id., v. 967-969.

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exemple à la communauté de Genève ; la mise en relief de son débat intérieur accentue encore la grandeur de son obéissance16.

Dans le cas de la célèbre toile du Caravage, brossée vers 1603-1604, où certains critiques d’art ont voulu montrer la persistance d’une lecture typologique évidente17, il semble bien que les codes d’exécution d’une scène si souvent représentée suivant des canons très précis soient en train d’être remis en cause, parce que, peut-être, la mise en évidence du sens de l’épisode devient problématique, peut-être aussi parce qu’un certain désir d’émancipation habite l’artiste, plus désireux de faire œuvre par lui-même que de se conformer sans distance à des modèles préalables. Il n’empêche. Pourquoi ce Sacrifice d’Isaac est-il si troublant ? Pourquoi donne-t-il l’impression qu’un acte cruel est arrêté, qu’une boucherie sordide a été de justesse évitée ? On a déjà glosé ailleurs18 l’usage d’un couteau de boucher, l’horizontalité de la scène qui met sur le même plan l’ange et le patriarche et semble nier toute dimension transcendante19, le contraste entre un paysage paisible à l’arrière et, en pleine lumière, la force brutale qui émane des corps. En dépit d’un respect apparent des codes puisque tous les éléments habituellement repérés dans la scène sont bien présents ici, la mémoire ne retient qu’un Isaac terrifié, les yeux égarés, la bouche ouverte comme en un cri retenu20 – ou un dernier soupir ? –, chair nue où fond la lumière

16. Cette caractéristique de la pièce de Théodore de Bèze ne reflète pas une tendance générale du milieu réformé. À preuve, la réécriture pratiquée par le protestant Sébastien Castellion (David Amherdt et Yves Giraud [dir.], Dialogi sacri, Genève, Droz, 2004, p. 82-85) qui élude totalement le débat intérieur, comme les allusions typologiques. Au contraire, Castellion insiste sur le caractère inaltérable de l’obéissance d’Abraham et d’Isaac, par le recours à des formules sans ambiguïté. On relève en particulier cet échange : « Abraham : Mon fils, il faut que je te lie et sacrifie, puisqu’il plaist ainsi au souverain Dieu, à la volonté duquel on ne doit pas résister. Isaac : Mon pere, si Dieu l’a ainsi arresté, j’en suis content. Car j’ay apprins d’obeir, et à luy, et à toy, en toutes choses » (p. 83). Cette simplification du discours tient en partie aux visées pédagogiques des Dialogi, destinés à enseigner le latin aux élèves. 17. Par exemple Dominique Ponnau, Caravage, une lecture, Paris, Éditions du Cerf, 1994. Il propose de lire le cri d’Isaac, comme le signe du fils inachevé, annonçant l’accomplissement du sacrifice dans le Christ, « Isaac en plénitude » (p. 83).18. Voir mon article cité supra, p. 54-58.19. Notons que le premier Saint Matthieu et l’ange brossé par le Caravage pour l’église romaine de Saint-Louis-des-Français et qui fut refusé par le commanditaire, dépeignait l’évangéliste sous des traits pour le moins rustiques et plaçait au même niveau que lui l’ange emblématique de l’inspiration divine. Il reprendra une place plus apte à évoquer la transcendance de l’inspiration sacrée dans la deuxième version conservée aujourd’hui dans ladite église.20. On peut trouver ce type de représentation d’Isaac ému et apeuré dans certaines peintures médiévales. Ainsi de la peinture du Maître Bertram de Minden (1363)

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et sur laquelle tremble déjà l’éclat de la lame du couteau. Ce visage torturé, convulsé par l’angoisse, attire le regard du spectateur et fait oublier la main de l’ange, la gorge du bélier offerte, qui vient surmonter la tête de l’enfant, comme pour annoncer l’acte à venir.

Un nouvel équilibre vient en fait perturber la lecture de l’acte d’Abraham. Les éléments relatifs au dénouement du texte se tiennent ici sur les marges de l’image : à gauche, un ange au profil grec, aux ailes tellement discrètes, désigne le bélier, campé à la marge droite du tableau. Deux lignes, pratiquement parallèles, traversent la toile : celle qui met en valeur les corps (bras de l’ange – main du patriarche – corps d’Isaac), celle plus ténue des regards (celui de l’ange, celui du bélier). Cependant, le spectateur, comme fasciné, s’en tient à l’espace lumineux du centre où s’exerce la violence, à la façon d’un lecteur qui, trop pressé d’assumer patiemment la lecture et d’attendre la fin, s’arrêterait au moment où le couteau se lève et fermerait le livre en pensant que tout est dit. Sans doute est-ce que le spectateur se laisse aveugler par la lumière directe qui tombe sur les corps nus, celui de l’ange et celui du jeune homme.

Chez le Caravage, le tour de force du maître consiste à donner à l’illusion, celle du sacrifice sanglant, la place d’un centre qui obsède le regard et nourrit le fantasme au point de faire pâlir le dénouement premier – Isaac épargné, et le dénouement second demandé par la lecture typologique – le sacrifice du Christ, nouvelle victime sans tache. Or cette illusion présente toutes les caractéristiques de la vérité : une lumière franche, directe, accentuée par la lueur qui souligne le fil du couteau s’impose au spectateur comme le signe essentiel auquel il est impossible d’échapper. Ce que tranche le fil de la lame dans la main de l’Abraham caravagesque, c’est la fin du texte et, si quelque chose est ici sacrifié c’est bien le sens d’un épisode que l’on ne saurait toutefois (et au nom de quoi ?) amputer de son dénouement.

Admettons en quelque sorte que l’image vient à cacher le texte préalable dont elle pratique une forme de réécriture délibérément infidèle. Comment lire l’épisode de Gn 22 après cette image ? Comment le lire après Crainte et tremblement de Sören Kierkegaard et les réflexions de Hegel sur un Abraham capable de « massacrer

conservée à Hambourg (Kunsthalle) et reproduite dans Le Monde de la Bible, n° 140, janvier-février 2002, p. 29. Mais les signes d’une interprétation typologique de l’épisode sont bien là. En effet, Isaac est lié sur un autel monumental dans la posture de l’Agneau immolé (comme à quatre pattes). Aucun doute, dès lors, sur le sens à donner à l’épisode.

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de sa propre main son fils bien-aimé »21 ? C’est bien la question que posait naguère en d’autres termes Marie Balmary quand elle reprenait en main le texte hébreu et s’efforçait de « laisser les nouveaux mots casser ce qu’ils contredisent du sens demeuré dans [s]on imaginaire, le sens pré-établi avant cette lecture »22, avant d’en proposer une lecture psychanalytique.

Retour à la lettre : pour quel sacrifice ?

Après cette lecture aussi, et à son exemple, il faudra à nouveau plonger l’esprit dans les eaux du Léthé pour essayer de reprendre le texte dans la nudité de ses mots. Des mots hébreux bien sûr. Toutefois, comme le soulignait à juste titre Erich Auerbach :

Dans l’histoire d’Isaac, ce n’est pas seulement l’intervention de Dieu au commencement et à la fin, mais aussi les éléments de fait et la psychologie des personnages qui restent obscurs, simplement suggérés, mystérieux. C’est pourquoi un tel récit exige une réflexion qui l’approfondit et l’interprète, il appelle les interprétations23.

Les personnages, mais les mots eux aussi, revêtent une indécision que les traductions ont bien souvent édulcorée. Le texte procède avec une rigueur et une économie de procédés que les œuvres littéraires et artistiques, habituées à travailler sur les blancs, les manques et les imprécisions, ont totalement évacuées au profit du spectaculaire. Aujourd’hui, certains commentateurs refusent la traduction traditionnelle du verbe ’olâh. Ce n’est pas « sacrifier » qu’il faut lire, écrivent-ils, mais bien « faire monter ».

22,1 : Après ces paroles, l’Elohîm éprouva Abraham et lui dit : Abraham ; et il dit : Me voici.

21. L’Esprit du christianisme et son destin, Paris, Agora, coll. « Les Classiques », 1992, p. 53. Sur ces deux ouvrages, voir mon article cité supra, p. 48. Sur l’ensemble des réécritures littéraires du sacrifice d’Abraham, on se référera à l’ouvrage classique et indispensable de Robert Couffignal, L’Épreuve d’Abraham. Le récit de la Genèse et sa fortune littéraire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1976. Voir aussi Xavier Tilliette, Les Philosophes lisent la Bible, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 49-63.22. Marie Balmary, Le Sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986, p. 190. Sur la lecture de l’épisode dans sa globalité, voir les pages 181-207.23. Erich Auerbach, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968 [1946], p. 25.

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22,2 : et [Elohîm] dit : Prends, je te prie, ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, et va vers la terre de Moriyâh et fais-le monter là (’olâh au hiphil) pour un holocauste sur une des montagnes que je te dirai.

De sérieux problèmes commencent avec ce segment du verset 2 : comment lire weha’alehû šam le’olâh ? Une partie de la difficulté vient de ce que le substantif ’olâh (traduit par « holocauste ») et le verbe ’âlâh (traduit par « faire monter ») ont la même racine (ayn-lamed-hé). La traduction d’André Chouraqui, sur laquelle s’appuie Marie Balmary24, choisit le mode de la répétition : « Monte-le en montée ». Il n’est pas sûr que ce parti pris littéraliste aide le non hébraïsant à entrer dans l’intelligence du texte. Toutefois, ce qui marque la traduction et sa lectrice psychanalyste dans la version chouraquienne, c’est la disparition du vocabulaire et peut-être même, par voie de conséquence immédiate, de l’idée de sacrifice25. Comment dès lors ne pas convoquer à l’appui certains commentaires juifs, comme celui de Rachi au Moyen Âge, qui peuvent conforter une telle interprétation :

Dieu ne lui dit pas : « immole-le ». Le Saint Béni soit-Il ne voulait nullement cela, mais seulement le faire monter sur la montagne pour donner à Isaac le caractère d’une offrande à Dieu. Et une fois qu’il l’aura fait monter, Il lui dit : fais-le descendre.26

La lecture rabbinique propose-t-elle nécessairement cette voie ? Rien n’est moins sûr. Peut-être même le commentaire de Rachi est-il un peu survalorisé par certaines de nos lectures modernes27. On retiendra seulement ici quelques indices qui, dans la tradition liturgique ou la littérature juives, montrent que l’aqédah ou « ligature d’Isaac » a donné lieu à l’écriture d’un ensemble de textes qui n’éludent pas la possibilité du sacrifice, mais qui, tout

24. Elle avoue dans Le Sacrifice interdit avoir d’abord traduit : « Élève-le en élévation » et reconnaît sa joie de ne pas trouver dans cette traduction le mot de « sacrifice ». Elle ne voit « aucun mot qui veuille dire sacrifier, immoler, pas plus que le mot “holocauste” bien sûr » (Le Sacrifice interdit [...], op. cit., p. 196).25. Ce choix de traduction est systématique dans la suite : 22,6 : « les bois de la montée » : 22,7 : « l’agneau de la montée » ; 22,13 : « Il le [le bélier NDR] monte en montée à la place de son fils ».26. Le Pentateuque accompagné du commentaire de Rachi, sous la direction d’Élie Munk, tome I, Genèse, Paris, Fondation Samuel et Odette Levy, 1979, p. 133.27. Voir aussi André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham. Approche narrative de Genèse 22, Bruxelles, Lessius, coll. « Le livre et le rouleau », 1999, p. 38, citant « deux des huit “autorités” citées dans les Miqra’ôt Gedolôt » qui vont dans le même sens et confortent la possibilité de cette lecture, qui ne saurait néanmoins résumer toute la tradition juive.

Abraham et Isaac : sacrifice ou pas ? De la lecture à la lettre du texte

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au contraire, l’affirment. Le travail d’Esther Starobinski-Safran va dans ce sens. Elle souligne la place de l’aqédah dans la liturgie28, en particulier au moment de Rosh-Ha-Shana : les mérites d’Isaac et d’Abraham sont alors évoqués auprès d’Adonaï, en vue d’attirer sur leurs descendants la miséricorde divine29. Esther Starobinski-Safran note encore que dans la littérature rabbinique, cet événement est bien lu comme un sacrifice et elle relève judicieusement la glose de Rabbi Pinhas : « Maître du monde, représente-toi que j’ai commencé par sacrifier mon fils Isaac, puis sacrifié ce bélier à sa place30 ». Enfin, les éléments qu’elle livre sur le genre médiéval des aqédot, dont certaines sont contemporaines de Rachi, confirment l’hypothèse. Ces poèmes développent les émotions du patriarche, en larmes, parce qu’il va immoler son fils. Certains rabbins aujourd’hui adoptent la même position dans leur méditation du texte. Ainsi, le commentaire de Nahum Sarna qui accompagne la récente traduction de la Jewish Society31 glose « [the] enormity of God’s request », même s’il concède qu’Abraham est libre d’accepter ou de refuser : « Should he refuse, he would not incur any guilt »32.

L’exégèse récente, présentant une traduction littérale du segment, propose une autre voie, par exemple avec André Wénin33 : « Fais-le monter là pour un holocauste ». Le verbe problématique est alors ressaisi dans sa polysémie. Le doute sur le sens du segment concerne maintenant l’identité de la victime : « Que demande exactement Élohîm ? Qu’Isaac soit offert en holocauste ou que son

28. Voir aussi Shalom Spiegel, The last Trial, New York, Pantheon, 1967 [première édition en hébreu, 1950], qui recense la littérature juive relative à l’aqédah.29. Esther Starobinski-Safran, « Le thème de l’aqéda, motif liturgique », dans Le Sacrifice du fils dans les trois monothéismes, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Pardès » n° 22, 1996, p. 52-67. Elle précise que la ligature d’Isaac « ne représente pas un sacrifice expiatoire qui apporte le pardon par lui-même » (p. 64), mais qu’elle « concourt à la rémission des fautes » (Ibid.), en vue d’éviter toute confusion avec le dogme chrétien de la Rédemption par le sang du Christ. Voir aussi Élio Toafff, « La figure d’Abraham dans la tradition juive », Service International de Documentation Judéo-Chrétienne, n° XXV / 2-3, 2002, p. 7-13. Il analyse en particulier le midrash qui reconstitue la pensée d’Abraham au fur et à mesure qu’il entend les paroles de Dieu et y voit une « sorte de préparation à la terrible demande, comme si Dieu ne voulait pas trop le désespérer et usait de précautions envers lui » (p. 11).30. Ibid., p. 63.31. Genesis : the traditional Hebrew text, with the new J. P. S. translation, commentary by Nahum M. Sarna, Philadelphia - New York - Jerusalem, The Jewish Publication Society, 1989.32. Id., p. 151.33. André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham [...], op. cit., p. 12. On trouvera ici une traduction littérale du passage.

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père l’emmène avec lui pour offrir un sacrifice sur la montagne ? », se demande le commentateur34. Ce qui ne fait pas de doute, en revanche, c’est qu’Élohîm demande un sacrifice. Il s’agit de gravir la montagne, lieu traditionnel où rencontrer la divinité. Dès le verset 2, les paroles d’Élohîm évoquent, pour lieu de l’holocauste, « une des montagnes que je te dirai ». C’est là qu’Abraham construira un autel35. On notera encore les seuls objets mentionnés pour tout bagage, au moment où le patriarche voit de loin le lieu que lui montre Dieu : le bois, le feu et le couteau36. Le texte, qui à bien des égards cultive l’imprécision, trouve bon de fixer des détails qui organisent l’épisode en un acte de culte37.

Le verset 5 devrait encore permettre de marcher sur la voie du sacrifice. À ce moment-là en effet, le récit évacue deux des personnages qui faisaient partie du voyage : tout comme l’âne, les deux na’ar (garçons, adolescents, serviteurs) resteront à l’écart du lieu où monteront Abraham et Isaac. Lieu mystérieux et complexe, évoqué dans le texte dès son début :

22, 2 : Va vers la terre de Moriyâh et fais-le monter là pour un holocauste sur une des montagnes que je te dirai.

Sur la terre de Moriyâh (que signifie le terme ? la myrrhe ? la crainte ? la vision ? les trois ensemble ?), il y a une montagne que seul Élohîm connaît, mais qu’il révèle à Abraham, sans doute pendant la nuit38 – lieu secret caché au tout-venant, lieu sacré, lieu marqué par le choix d’Élohîm qui le désigne. Son identité n’est pas précisée ensuite au lecteur qui se trouve renvoyé, comme les serviteurs, à

34. Ibid., p. 51.35. André Wénin (op. cit, p. 70), après d’autres exégètes, relève l’intérêt de l’érection de l’autel au mont Moriah, rappelant « sans doute les autres autels édifiés par Abraham, en particulier le premier, celui qu’il bâtit à Môreh lors de son arrivée à Canaan (12,6-7), un autel dont le narrateur reparlera en 12,8 et 13,18. Cet autel est lié à la première apparition dont Adonaï gratifie Abraham ainsi qu’à la promesse d’une descendance et d’une terre qu’il réitère à cette occasion ».36. Le choix du mot ma’akêlêt (dont la racine ’kl signifie « manger ») a longuement été glosé par Marie Balmary. Dans son commentaire, André Wénin suggère de traduire la « mangeuse », en conservant le genre du nom.37. La suite du récit, dont le rythme se ralentit, comme l’a montré André Wénin, pour mieux faire monter la tension, évoque à plusieurs reprises la présence de ces objets entre les versets 6 et 9. On trouve ainsi 4 occurrences de « bois » ; 2 de « feu » ; 2 de « couteau ». Le mot « couteau » n’est jamais dans la bouche d’Isaac. En revanche, le « couteau » est toujours complément du verbe d’action « prendre » (lâqâh) qui a pour sujet « Abraham ».38. Cette remarque est suscitée par l’enchaînement des versets 2 et 3 : « […] sur une des montagnes que je te dirai ; Et tôt matin, Abraham sella son âne ».

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distance des secrets d’Élohîm. C’est en ce lieu connu d’Élohîm et d’Abraham seuls qu’est emmené Isaac – sur un lieu élevé où sera élevé un autel.

Comment ne serait-on pas frappé par la place que prend la mention du lieu dans un texte par ailleurs si discret dans ses développements ? Le segment qui clôt le verset 3 (’èl ha-maqôm ’ašèr ’amâr-lô ha-’èlohîm) est repris en écho parfait au verset 9. Une telle répétition, qui encadre tout le voyage, depuis l’injonction divine qui demande qu’Abraham se mette en route jusqu’à l’arrivée, met en valeur le lieu où « l’ami de Dieu » (Is 41,8) étend la main pour tuer son fils39 et où il fait monter en holocauste le bélier.

Il faut donc s’arrêter sérieusement sur ce qui arrive en ce lieu, avant et après la scène du sacrifice de l’animal. Ici parle le messager d’« Adonaï » (v. 11). Adonaï et non plus l’Élohîm. Adonaï, c’est le nom révélé à Moïse en Ex 3,13-14, sur une montagne, l’Horeb, du milieu du buisson qui se consume. En ce lieu se joue donc une transformation de la relation à Dieu, manifestée par le changement du nom divin dans la lettre du texte. Ici encore, Ab-raham – père de multitude, ce nom qui garantissait l’issue heureuse puisque le nom dit pleinement l’identité de celui qui le porte – se voit désigné comme un « craignant-Élohîm »40, au verset 12. En quelque sorte, il a gagné en substance. Il est maintenant « ab-raham-yereh-Élohîm ». Enfin, au terme de l’acte cultuel, le lieu est nommé, mais d’une double dénomination qui empêche de définitivement figer le sens de l’épisode et qui semble même ouvrir à son possible retournement.

22,14 : Et Abraham appela le nom de ce lieu : « Adonaï voit (verra) », qui est dit aujourd’hui : « sur une montagne Adonaï est (sera) vu ».41

Le nom donné par Abraham a été changé au fil du temps, entre le moment de l’épisode et le moment du récit42 : c’est ce que dit le

39. C’est le verbe šâhat qui est utilisé (abattre, tuer) et non le mot ’âlâh. Impossible ici d’éluder la violence.40. Le texte hébreu présente ici un participe présent (yereh) qui renforce la valeur habituelle de cette disposition chez le patriarche, qui le qualifie (au double sens du terme).41. Les verbes, conjugués à l’inaccompli, signifient à la fois un présent et un futur. Le même problème est posé en Ex 3,14, où Dieu se révèle comme celui qui est/sera. Sur cette nomination, voir André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham [...], op. cit., p. 78-80.42. Tout se passe comme si le texte biblique admettait que la lettre n’échappe pas au temps, mais qu’elle se voit vivifiée par les lectures successives qui donnent au texte la possibilité de parler d’une manière renouvelée.

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texte. Toutefois, dans les deux cas, le lieu est marqué par la présence d’Adonaï voyant ou vu. Le lieu où Il a vu est devenu lieu où Le voir. Mais où est-il, ce lieu, sinon dans un acte qui lie pour toujours Adonaï et Abraham et renouvelle solennellement la promesse prononcée en Gn 17,4-6, en la chargeant d’une amplification solennelle, absente de la première parole ? Et quel est-il, cet acte que formule par deux fois le messager d’Adonaï ?

22,12 : Tu n’as pas épargné ton fils, ton unique. 22,16 : puisque tu as fait cette dabar (acte-parole) et que tu n’as pas épargné ton fils, ton unique.

Dans les mots du messager divin, la formulation est négative et pourtant, elle dit positivement qu’Isaac n’a pas été épargné. Abraham ne l’a pas retenu pour lui, comme son bien propre43. Il a accepté de s’en défaire pour Adonaï, quitte à le défaire.

La suite du texte ne revient pas sur cette logique du don concédé, même si le sang de l’enfant n’a pas coulé. À preuve, la clôture de l’épisode, après la promesse faite au patriarche :

22,19 : Et Abraham revint vers les garçons/serviteurs et ils allèrent ensemble (yahedâw) au Puits-de-Serment et Abraham demeura au Puits-de-Serment.

Le patriarche rentre alors dans le monde profane ; il quitte le lieu où le bélier a été sacrifié et où Isaac n’a pas été épargné, un lieu saint, puisque Dieu s’y est manifesté. Comme l’ont remarqué à juste titre plusieurs commentateurs, Isaac disparaît du texte. Il ne redescend pas avec son père, comme Abraham l’avait pourtant annoncé au verset 5.

Le texte mentionne seulement Abraham et les serviteurs, il omet Isaac, ce qui surprend après la double mention du « tous deux s’en allèrent ensemble » (vv. 6.8). Abraham a vraiment offert son fils.44

Précisément, au verset 19, le terme yahedâw, qu’André Wénin traduit finement par « uniment », caractérise maintenant le mouvement d’Abraham et des serviteurs, alors qu’il avait été utilisé par deux fois pour évoquer la marche du père et du fils vers la

43. Voir à ce sujet l’analyse d’André Wénin : « Les “sacrifices” d’Abraham et d’Anne. Regards croisés sur l’offrande du fils », Études Théologiques et Religieuses, n° 76/4, 2001, p. 513-527. L’exégète écrit en particulier à ce sujet : « Le signe qu’Abraham ne garde pas Isaac pour lui, c’est que celui-ci ne descend pas avec lui du lieu de l’offrande, de même que Samuel reste au service d’Adonaï à Silo. » (p. 525).44. Walter Vogels, Abraham et sa légende, op. cit., p. 299.

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montagne. La disparition d’Isaac n’en est que plus sensible. Comme l’écrit Anne-Marie Pelletier :

[…] Bien curieusement, c’est Abraham, et les serviteurs qui « vont ensemble » cette fois. Isaac a disparu. Le texte n’en donne pas la raison. Son silence serait-il une manière de suggérer que le fils a bien été offert ?45

Dieu a vu un Abraham « craignant-Élohîm » ; mais que voit d’Adonaï le lecteur de cet épisode décidément énigmatique, confronté à « une pensée divine qui demeure […] mystérieuse »46 ? Ce qui s’est passé sur la montagne reste en partie inaccessible au lecteur, comme aux serviteurs tenus à distance de ce « Saint des saints »47. Pourtant, le sacrifice – car le texte autorise à aller au-delà d’une simple procédure de substitution48 – porte ses fruits, ce que manifeste la deuxième parole du messager, aux versets 16-18. Ici, l’enchaînement causal ne fait aucun doute :

22,16 : Puisque tu as fait cette dabar (acte-parole) et que tu n’as pas épargné ton fils, ton unique, 22,17 : Alors bénir je te bénirai […]

Pourtant, au chapitre 17, la promesse avait déjà été promulguée, l’alliance conclue et scellée par le don du nom49 ; sa réalisation avait commencé avec la naissance d’Isaac. Le sacrifice permet le rappel et le dépassement de la première promesse50. Le fils cesse maintenant d’être le terme de la promesse, sa caution logique suivant la raison humaine. Ainsi, l’enjeu de l’offrande d’Abraham, en ce lieu où Dieu va se donner à voir, c’est peut-être moins le fils et les générations qui naîtront de lui que la place de Dieu dans ce processus51.

45. Anne-Marie Pelletier, Lectures bibliques, Paris, Nathan-Éditions du Cerf, 1995, p. 93-94. 46. Ibid., p. 94.47. Seul le Grand prêtre y pénétrait, une fois par an.48. Cette question a été étudiée par Michaela Bauks, « L’enjeu du sacrifice d’enfants dans le milieu biblique et son dépassement en Gn 22 », Études théologiques et religieuses, n° 76 / 4, 2001, p. 529-542.49. « Père-de-multitude », voir Gn 17,5.50. Voir André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham, op. cit., p. 84 : « [la promesse] déborde largement la personne du fils : au-delà de lui en effet, il s’agit de la descendance d’Abraham, de son avenir victorieux et de son rôle universel. Il y a même un élément neuf : la victoire promise à la descendance ».51. Voir à ce sujet André Wénin dans l’étude très suggestive du rapprochement entre Abraham et Anne, André Wénin voit en Anne « un Abraham au féminin ». Elle offre l’enfant avant même d’avoir conçu et « se montre prête à refaire le geste qu’Abraham

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On l’aura bien compris : la dénomination de « sacrifice » a toute sa pertinence ici. Mais de quel sacrifice s’agit-il ? De la tuerie mise en image par le Caravage ? Certainement pas. D’un sacrifice de substitution ? La subtilité du récit et de sa conclusion ne permet pas de le penser longtemps. D’un sacrifice qui met en jeu des éléments symboliques complexes ? Il n’est pas interdit de le penser52.

On remarquera pour finir que ce sacrifice n’est pas sans effets sur le lecteur attentif. Invité à assister jusqu’au bout à un acte de culte qui aboutit au sang versé, il reste aussi ramené à la difficulté qu’il y a à mettre la main sur un texte qui se laisse lier, mais qui appelle sans cesse au dépassement, au détachement des liens du sens, un texte qui l’invite à reprendre sans cesse la lecture au point même où il croyait avoir pu le ligoter. Si sur la montagne, Dieu se donne à voir, c’est bien comme celui qui mène le lecteur « craignant-voyant » de certitude acquise en certitude dépassée, dans une dynamique toujours vive.

a posé à la demande de Dieu »), « Les “sacrifices” d’Abraham et d’Anne [...] », art. cit. p. 527. 52. Plus qu’à la lecture psychanalytique, je renvoie aux conclusions qu’André Wénin pose au terme de son livre ainsi : « Ouverture. Quelques réflexions sur l’anthropologie du récit » (p. 90-97).

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Auteurs

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dans la tradition littéraire et artistique édité par Véronique Gély et al., aux PUBP en 2006. Elle s’intéresse également à la poésie d’Homère et d’Hésiode et à leur réception dans l’Antiquité et prépare avec Anne-Marie Favreau-Linder et Estelle Oudot l’édition des actes d’un colloque consacré en 2010 à la réception rhétorique d’Homère dans l’Antiquité.

Anne Gangloff

L’auteur est maître-assistante en histoire ancienne à l’université de Lausanne, Faculté des Lettres, et membre de «l’Année épigraphique» (CNRS, USR 710). Ses travaux portent surtout sur l’hellénisme d’époque romaine : Dion de Pruse, la mythographie antique, la seconde sophistique, l’idéologie du pouvoir impérial, l’histoire culturelle et politique. Elle a notamment publié l’ouvrage Dion Chrysostome et les mythes : communication, hellénisme et philosophie politique, Grenoble, Jérôme Millon, 2006.

Marie-Christine Gomez-Géraud

Marie-Christine Gomez-Géraud est professeur de littérature de la Renaissance à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense et «Adjunct profesor» à Waterloo University (Ontario). Spécialiste des récits de voyage au XVIe siècle et des problèmes liés à la construction de la notion d’altérité, elle a publié plusieurs ouvrages sur ces questions (Écrire le voyage au XVIe siècle; Le Crépuscule du grand voyage) et édité les récits de Nicolas de Nicolay et de Jean Boucher au Proche-Orient. Son autre champ d’investigation concerne les relations entre Bible et littérature. Elle a récemment édité l’intégralité de la Bible nouvellement translatée de Sébastien Castellion aux éditions Bayard. Parmi les figures bibliques, elle s’est particulièrement intéressée à Abraham et à la reprise de l’histoire du patriarche dans la littérature depuis Théodore de Bèze jusqu’à Claude Vigée.

Sabine Gruffat

PRAG à l’université Jean-Moulin Lyon 3 où elle enseigne la littérature du XVIIe siècle, Sabine Gruffat a soutenu une thèse de doctorat en 1999 sur les relations de la morale et de l’esthétique dans les Fables de La Fontaine. Membre du Centre des Dynamiques et des Frontières littéraires (CEDFL), elle travaille plus particulièrement

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Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants© Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012,

ISBN (édition papier) 978-2-84516-519-9ISBN (pdf) 978-2-84516-520-5

Marie-Christine Gomez-Géraud Abraham et Isaac : sacrifice ou pas ? De la lecture à la lettre du texte (p. 23-36)

Résumé – Le « sacrifice d’Abraham » constitue l’une des scènes bibliques fréquemment représentées et retravaillées dans l’art et la littérature de l’Occident. Est-il pertinent, dans le cas présent, de parler de sacrifice ? Les interprétations modernes de cet épisode qui est, d’une certaine manière, un non-événement, insistent sur la violence du père, tandis qu’une herméneutique contemporaine qui s’attache à relire le texte original dans sa densité verbale, ouvre une autre voie. Une invitation à relire la scène du mont Moriah.Mots-clés – Abraham, Isaac, sacrifice.

Abstract – Abraham sacrificing Isaac is one of the most represented and recreated biblical episodes of Western art and literature. Nevertheless, is it fair to call it a «sacrifice»? Modern interpretations of this telling of a non-event, point out the father’s violence, meanwhile contemporary hermeneutics which try to consider the weight of the hebrew words, open a new way of reading the old story set on the Moriah mountain.Keywords – Abraham, Isaac, sacrifice.