2007. L’auxiliaire di ‘dire’ dans les composés descriptifs en bedja

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2007. XII Incontro Italiano di Linguistica Camito-Semitica (Afroasiatica). Atti. M. Moriggi (ed.). Soveria Mannelli (Cz), Rubbettino: 221-231. L’auxiliaire di ‘dire’ dans les composés descriptifs en bedja Martine Vanhove (LLACAN - CNRS, INALCO, Université Paris 7) INTRODUCTION Depuis Marcel Cohen (1936 et 1939), on désigne traditionnellement par le terme de ‘composé descriptif’, une construction qui fait appel à un lexème suivi d’un verbe ‘dire’ pour former un prédicat complexe, et non pour introduire un discours rapporté ou pour préciser des valeurs aspectuelles, temporelles ou modales. Cette formation est particulièrement fréquente en Afrique du nord-est, quels que soient les groupes linguistiques, à tel point qu’elle est considérée comme un trait aréal. Elle a été relevée, avec d’autres appellations, dès les travaux d’Isenberg (1842) pour l’amharique, de Reinisch (1878) pour le couchitique et de Praetorius (1894) pour le chamito-sémitique, et décrite depuis par de nombreux linguistes 1 , en tant que phénomène expressif en synchronie et pour son rôle dans le renouvellement des systèmes verbaux dans les langues couchitiques. En ce qui concerne le bedja, seule langue de la branche nord du couchitique et parlée dans l’est du Soudan, au nord de l’Erythrée et au sud de l’Egypte, Roper (1928 : 84) signale brièvement la possibilité de former des composés descriptifs avec la forme de base du verbe ‘dire’ di. A la suite des travaux typologiques que nous avons menés conjointement avec D. Cohen et M.-Cl. Simeone-Senelle (Cohen et al., 2002) sur la morpho- syntaxe, le fonctionnement discursif et l’évolution diachronique de ces constructions, j’ai été amenée à approfondir la recherche plus spécifique- ment pour le bedja. Pour ce faire, je me suis servie du corpus de littérature orale et de récits divers que j’ai enregistrés au Soudan au cours de 5 missions sur le terrain depuis l’an 2000, soit un total de 184 textes sur une durée totale d’environ huit heures. Cette présentation s’articule autour de trois points : le problème de la fréquence de ces constructions dans le discours, une analyse morpho- syntaxique, et enfin, une étude de la valence et de la sémantique de ces prédicats complexes. FREQUENCE D’emblée, une première constatation s’impose : sur les milliers de prédicats verbaux du corpus, seules 55 occurrences de ces prédicats 1 Pour une revue bibliographique détaillée, voir Cohen et al. (2002).

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2007. XII Incontro Italiano di Linguistica Camito-Semitica (Afroasiatica). Atti. M. Moriggi (ed.). Soveria Mannelli (Cz), Rubbettino: 221-231.

L’auxiliaire di ‘dire’ dans les composés descriptifs en bedja

Martine Vanhove (LLACAN - CNRS, INALCO, Université Paris 7)

INTRODUCTION

Depuis Marcel Cohen (1936 et 1939), on désigne traditionnellement par le

terme de ‘composé descriptif’, une construction qui fait appel à un lexème

suivi d’un verbe ‘dire’ pour former un prédicat complexe, et non pour

introduire un discours rapporté ou pour préciser des valeurs aspectuelles,

temporelles ou modales. Cette formation est particulièrement fréquente en

Afrique du nord-est, quels que soient les groupes linguistiques, à tel point

qu’elle est considérée comme un trait aréal. Elle a été relevée, avec

d’autres appellations, dès les travaux d’Isenberg (1842) pour l’amharique,

de Reinisch (1878) pour le couchitique et de Praetorius (1894) pour le

chamito-sémitique, et décrite depuis par de nombreux linguistes1, en tant

que phénomène expressif en synchronie et pour son rôle dans le

renouvellement des systèmes verbaux dans les langues couchitiques.

En ce qui concerne le bedja, seule langue de la branche nord du

couchitique et parlée dans l’est du Soudan, au nord de l’Erythrée et au sud

de l’Egypte, Roper (1928 : 84) signale brièvement la possibilité de former

des composés descriptifs avec la forme de base du verbe ‘dire’ di. A la

suite des travaux typologiques que nous avons menés conjointement avec

D. Cohen et M.-Cl. Simeone-Senelle (Cohen et al., 2002) sur la morpho-

syntaxe, le fonctionnement discursif et l’évolution diachronique de ces

constructions, j’ai été amenée à approfondir la recherche plus spécifique-

ment pour le bedja. Pour ce faire, je me suis servie du corpus de littérature

orale et de récits divers que j’ai enregistrés au Soudan au cours de 5

missions sur le terrain depuis l’an 2000, soit un total de 184 textes sur une

durée totale d’environ huit heures.

Cette présentation s’articule autour de trois points : le problème de la

fréquence de ces constructions dans le discours, une analyse morpho-

syntaxique, et enfin, une étude de la valence et de la sémantique de ces

prédicats complexes.

FREQUENCE

D’emblée, une première constatation s’impose : sur les milliers de

prédicats verbaux du corpus, seules 55 occurrences de ces prédicats

1 Pour une revue bibliographique détaillée, voir Cohen et al. (2002).

2

complexes ont été relevées, soit une très faible proportion. On est loin, par

exemple, de leur extrême profusion en afar (cf. Cohen et al., 2002), une

langue couchitique d’une autre branche, mais proche géographiquement et

dont on connaît les anciens contacts avec le bedja (Morin, 2001), ou

encore en amharique, dans le domaine afro-sémitique.

La question peut se poser de savoir s’il existe un lien entre cette

faible vitalité en bedja et la forte proportion (60% selon Cohen, 1988 :

256) de conjugaisons préfixales par rapport aux conjugaisons suffixales

dans cette langue. Ces dernières, forme innovante de la conjugaison

verbale en bedja comme en couchitique, sont elles-mêmes issues d’une

grammaticalisation d’anciens composés avec le verbe ‘dire’. Dans l’état

actuel de la documentation pour le couchitique, il semble difficile de

répondre, car il faudrait être sûr que leur degré de vitalité actuel, dont on

sait d’ailleurs peu de choses, est lié d’une manière ou d’une autre à

l’extension de la conjugaison suffixale à l’ensemble des verbes dans les

langues couchitiques. En tout état de cause, il ne semble pas que le

témoignage de l’afar vienne appuyer cette hypothèse, puisque dans cette

langue la proportion des anciennes conjugaisons préfixales est encore de

33% environ (Cohen, 1988 : 256).

Etant donné qu’il s’agit d’un trait aréal, bien d’autres facteurs

peuvent entrer en ligne de compte, dont vraisemblablement la nature des

langues en contact avec le bedja. Au Soudan, la plus importante d’entre

elles est actuellement l’arabe, une langue qui justement ignore ce type de

construction. Il serait intéressant de savoir si le bedja parlé en Erythrée, en

contact essentiellement avec le tigré2, en fait un usage plus important que

le bedja du Soudan. Il y aurait peut-être d’importants enseignements à en

tirer pour la diffusion aréale du phénomène en Afrique du nord-est. Mais,

pour ce qui est du bedja, le tableau risque d’être complexe étant donné les

contacts, bien réels mais encore mal connus, de cette langue avec le

nubien, une langue nilo-saharienne qui utilise aussi, et abondamment, des

composés descriptifs (cf. Armbruster, 1960).

Enfin, sur le plan sociolinguistique, il ne semble pas y avoir de

différence significative entre l’utilisation qu’en font les hommes et les

femmes, comme on en rencontre dans d’autres domaines de la morpho-

syntaxe du bedja, ni de différence entre les tranches d’âge, ni même de

différence dialectale. Dans tous les cas, l’utilisation des composés

descriptifs demeure parcimonieuse.

2 Pour les composés descriptifs dans cette langue, voir Raz (1983).

3

MORPHO-SYNTAXE

Dans notre article (Cohen et al., 2002), sur la foi de la brève mention de

Roper (1929 : 84), nous avions classé le bedja parmi les langues qui n’ont

qu’une seule construction pour la formation des composés descriptifs, celle

qui utilise la forme de base du verbe ‘dire’. Il convient désormais de revoir

cette classification typologique, car mon corpus montre qu’il est possible

d’utiliser aussi la forme dérivée causative de ce verbe.

En bedja, di est le radical du verbe ‘dire’ et il a pour dérivé causatif

sisiyood ou soosid, selon les dialectes. Il s’agit d’un verbe irrégulier à base

consonantique d ou n, selon les conjugaisons. Un exemple de composé

descriptif avec chacune des deux formes, simple et dérivée, est donné ci-

dessous en (1) et (2)3 :

1. gaal door i-karaay dha oo-gnÝa sirir

un fois ART.M.SG-hyène vers ART.M.SG.A-cœur se souvenir iid-heeb /

dire.NAR3M.SG-PR1SG

Soudain, je me suis souvenu de l’hyène.

2. too-lew bak ¯ibib a-sisiyoo-d-eeb

ART.F.SG.A-estomac ainsi regarder ACC1SG-CAUS-dire-REL oo-door / batuu ¯aat-u / ¯aat Ýataab-t-u /

ART.M.SG.A-fois / elle.N viande-PRÉD3SG viande plein-F-PRED3SG

Quand j’ai regardé l’estomac, c’était de la viande, il était plein de viande.

La proportion de composés descriptifs avec le verbe di à la forme de

base par rapport à ceux avec la forme dérivée causative sisiyood ou soosid

est d’environ deux tiers - un tiers, en faveur de la forme de base.

Le bedja appartient donc, comme un certain nombre d’autres langues

chamito-sémitiques, au type où ‘dire’ peut être utilisé à une forme dérivée

dans les composés descriptifs.

Un autre critère de classement typologique que nous avions retenu

(Cohen et al., 2002), concerne la catégorie grammaticale de la base

lexicale susceptible d’être associée au verbe auxiliaire ‘dire’ ou à son

3 Abréviations : / pause, A accusatif, ACC accompli, ART article, CAUS causatif,

CONV.A converbe d’antériorité, CONV.S converbe de simultanéité, COOR

coordination, DEM démonstratif, DIM diminutif, DISTR distributif, F féminin, FUT

futur, G génitif, INAC inaccompli, INDF indéfini, M masculin, N nominatif, NAR

narratif, NEG négation, ONOM onomatopée, PL pluriel, POS possessif, PR pronom

objet, PRED prédicatif nominal, REL relateur, SG singulier.

4

dérivé. Sur ce point aussi, il convient de rectifier notre article, car le corpus

ne fait apparaître que des bases d’origine verbale ou onomatopéique. Au

vu du corpus, il ne semble en effet pas possible, comme nous l’avions écrit

à l’époque, d’utiliser un large éventail de catégories grammaticales,

comme le font l’afar et beaucoup de langues afro-sémitiques. En ce qui

concerne les deux premiers énoncés ci-dessus, il existe des verbes

correspondants, couramment employés. Il s’agit, pour le premier, d’un

verbe à conjugaison suffixale sirir ‘se souvenir’, et, pour le second, d’un

verbe à conjugaison préfixale ¯ibib ‘regarder’. A l’inverse, l’exemple (3)

ci-dessous, est un énoncé avec une onomatopée sans forme verbale

correspondante :

3. ÿuuÿ tendi / ti-takat /

prout dire.INAC3F.SG / ART.F.SG-femme

Elle fait « prout », la femme. (nifik ‘péter’)

Un autre critère typologique concerne la morphologie des lexèmes

verbaux associés à ‘dire’ et ses dérivés. En bedja, il semble bien que seules

les formes de base non dérivées soient utilisables, à l’inverse de l’afar, par

exemple, qui a aussi recours aux thèmes dérivés. Mon corpus ne contient

en tout cas aucune forme dérivée et quand une correspondance peut être

établie entre un composé descriptif et un verbe à une forme dérivée, le

composé descriptif contient un radical dépourvu des morphèmes dérivatifs,

comme dans l’exemple (4) ci-dessous. Cette limitation est probablement

un corollaire de la rareté de ces prédicats complexes et un indice de leur

faible vitalité.

4. mil-oot ÿakw-is-tiini een oon

larme-INDF.F s’égoutter-CAUS-INAC3F.SG dire-ACC3PL DEM i-tak-i da / tuu-mili ÿakw dhaay

ART.M.SG.G-homme-G vers / ART.F.SG.N-larme s’égoutter vers tendi-hoob / haal-ooki naan

dire.INAC3F.SG-quand / état-POS2M.SG quoi waw-is-tin-hook endi /

pleurer-CAUS-INAC3F.SG-POS2M.SG dire.INAC3M.SG

Une larme goutte, dit-on, sur cet homme. Quand la larme s’égoutte sur lui, il

dit : « Qu’est-ce qui te fait pleurer ? »

Il est malgré tout possible d’utiliser une forme diminutive, mais

seulement pour une classe phonétique de verbes : ceux qui comportent une

5

consonne vibrante r construisent leur diminutif au moyen d’une alternance

avec la latérale l. Ainsi dans l’exemple (5) ci-dessous, fal est la forme

diminutive de far ‘sauter’ :

5. fal fal fal diy-ee ¯uumi

sauter.DIM sauter.DIM sauter.DIM dire-CONV.S entrer.NAR3M.SG Ýeen /

dire.INAC3PL

Il est entré en sautillant, dit-on.

Outre cette restriction phonétique particulière, il faut ajouter que ce

type de diminutif n’appartient pas en propre au système verbal (les noms,

par exemple, le connaissent aussi) et qu’il n’existe pas de dérivation

verbale diminutive potentiellement applicable aux autres verbes de la

langue. Cette dérivation marginale ne remet donc pas en cause la limitation

des composés descriptifs aux formes verbales de base.

Par ailleurs, sur le plan morpho-syntaxique, l’énoncé (4) montre que

des postpositions peuvent s’insérer entre le radical et l’auxiliaire, comme

en afar qui, lui, présente un degré supérieur de fusion prosodique et

phonétique entre les deux éléments du syntagme par rapport à celui du

bedja.

Quant à la structure du thème lexical associé à ‘dire’, il s’agit

toujours d’une base invariable qui correspond au radical dépouillé de tout

élément flexionnel, seul cas où une telle forme peut être actualisée dans le

discours.

Il faut toutefois préciser qu’il existe deux autres cas marginaux

d’emploi du radical nu. Le premier concerne un adverbe qui a été formé à

partir de la composition de deux radicaux verbaux : yak-far (lit. ‘se lever’

+ ‘sauter’). Il s’est grammaticalisé avec une fonction purement adverbiale

et a pris le sens de ‘brusquement’. Son degré de grammaticalisation n’est

cependant peut-être pas encore très élevé puisque je ne l’ai rencontré

qu’avec le verbe di ‘dire’ justement, comme dans l’ex. (6) :

6. w-hattaabi yak-far dii-ti-it

ART.M.SG.N-bûcheron se lever-sauter dire-CONV.A-COOR

Après que le bûcheron eut dit brusquement …

6

Il convient de s’attarder un peu plus longuement sur les quelques

autres occurrences (onze au total) où le radical nu n’est pas suivi du verbe

‘dire’, car cela est, à ma connaissance, unique dans le domaine

couchitique4 ou afro-sémitique. L’ex. (7) est extrait d’un conte très bref où

la conteuse décrit une série d’actions en alternant verbes conjugués et

composés descriptifs, mais la seconde action, qui est une répétition sous

une autre forme de la première, est mentionnée sans le verbe ‘dire’:

7. kilay-oo harid-ti-it / harid harid harid

poulet-POS3SG égorger-CONV.A-COOR / égorger égorger égorger tanhoor tidrig-aat / y-haïí ÿÝa

four allumer.ACC3F.SG-COOR / ART.M.SG- pain frapper ÿÝa ÿÝa tisisiyood-aat-ka

frapper frapper dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR i-tanhoor-iib / rifit rifit rifit

ART.M.SG-four-dans / couper couper couper tisisiyood-aat-ka / oo-øík / milit

dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR / ART.M.SG.A-coq / plumer milit milit tisisiyood-aat-ka /

plumer plumer dire.CAUS.ACC.3F.SG-COOR-DISTR / y-haïiy-ee-wa i-øiik-oos-wa

ART.M.SG-pains-POS3PL-COOR ART.M.SG-coq-POS3SG-COOR aam-eeti

dévorer-CONV.A

Elle a égorgé son poulet et l’a égorgé, égorgé, égorgé, elle a allumé le four,

et à chaque fois elle aplatissait le pain, tac, tac, tac, dans le four, et à chaque

fois elle coupait menu, menu, menu, et à chaque fois elle plumait, plumait,

plumait le coq, et elle a dévoré ses pains et son coq et …

Dans l’ex. 8, la même scène, qui précède juste la clôture du conte,

est ensuite rapportée au discours direct par le héros qui fait ainsi savoir à

sa femme qu’il a découvert son stratagème pour ne pas le nourrir. Il n’y a

alors plus un seul verbe ‘dire’ :

8. y-haïi ÿÝa ÿÝa / w-harri huug

ART.M.SG-pain frapper frapper / ART.M.SG-sorgho moudre

4 Mais cela est possible dans au moins deux langues omotiques, ainsi que me l’ont

signalé Christian Rapold pour le benchnon et Azeb Amha pour le zargulla. Merci

à tous deux.

7

huug y-haïi ÿÝa ÿÝa / tanhoor dirig

moudre ART.M.SG-pain frapper frapper / four allumer dirig / oo-øik milit milit / tam tam

allumer / ART.M.SG.A-coq plumer plumer / manger manger tam / ikwbisn-iit bÝeyan

manger / se couvrir.ACC3PL-COOR s’allonger.ACC3PL iidi

dire.ACC3M.SG

‘Le pain aplati, aplati, le millet moulu, moulu, le pain aplati, aplati, le four

allumé, allumé, le coq plumé, plumé. Mangé, mangé, mangé. Elles se sont

couvertes et se sont allongées’, a-t-il dit.

Il me semble possible de considérer dans ce cas l’absence du verbe

‘dire’ comme une ellipse et ceci, en raison d’un fait structurel du bedja : le

caractère facultatif de l’utilisation du verbe quotatif ‘dire’ dans le discours

rapporté (toujours direct en bedja), dont un exemple est fourni en (9) :

9. oo-mhiin karaay eefi een-hoob /

ART.M.SG.A-endroit hyène être.ACC3M.SG dire.ACC3PL-quand ani ¯uum-i ande

je.N entrer-FUT dire.INAC1SG

Quand ils ont dit : ‘il y a une hyène à cet endroit’, (il leur a dit) : ‘Moi, je

vais entrer’.

Le bedja ayant la possibilité d’actualiser un discours sans verbe

quotatif ‘dire’, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette omission s’étende aux

composés descriptifs.

Sur les plans aspectuel, temporel et modal, les composés descriptifs

sont compatibles avec toutes les conjugaisons et converbes de la langue.

Des exemples en ont été fournis ci-dessus au narratif en (1), à l’accompli

en (2) et (7), à l’inaccompli en (3) et (4), avec le converbe de simultanéité

en (5) et celui d’antériorité en (6). Mes informateurs n’ont par ailleurs

aucun mal pour en fabriquer avec un futur, un optatif ou un impératif.

Les composés descriptifs sont également compatibles avec la

modalité négative, comme en (10) :

10. i-ragad-uu ÿiw endiy-eek /

ART.M.SG-jambe-POS3SG craquer dire.INAC3M.SG-si / ti-øanna eedÝana / i-ragad-uu ÿiw

ART.F.SG-jardin faire.INAC3PL / ART.M.SG-jambe-POS3SG craquer

8

bi-diy-eek too-nÝi eedÝana /

NEG-dire.INAC3M.SG-si / ART.F.SG-feu faire.INAC3PL

Si sa jambe craque, ils le mettent au jardin, si sa jambe ne craque pas, ils le

mettent au feu.

Enfin, pour exprimer l’intensivité, le bedja fait, comme l’afar (M.

Houmed-Gabba et M.-Cl. Simeone-Senelle, c.p.), usage du procédé de

répétition de la base radicale. Des exemples en ont été fourni en (7) et (8).

Cependant, contrairement à l’afar, il n’est pas possible en bedja de mettre

l’auxiliaire ‘dire’ ou son dérivé causatif en facteur commun à plusieurs

radicaux différents dans une série de composés descriptifs.

VALENCE ET SEMANTIQUE

Dans les langues à composés descriptifs, nous avions constaté (Cohen et

al., 2002) qu’il existe très souvent (mais pas systématiquement) une

opposition lexicale entre constructions transitives et intransitives qui se

manifeste par l’utilisation d’auxiliaires différents : soit ‘dire’ pour les

intransitifs et ‘faire’ pour les transitifs, comme en afar, soit ‘dire’ et le

causatif de ‘dire’, comme dans beaucoup de langues afro-sémitiques. Il est

intéressant de constater pour la comparaison que, malgré les contacts

anciens avec l’afar, le bedja utilise une stratégie différente de celui-ci,

puisqu’il a recours au causatif de ‘dire’. Par ailleurs, en bedja5, la

répartition des auxiliaires entre les deux valences n’est pas toujours

nettement tranchée et des considérations d’ordre sémantique sont aussi à

prendre en compte.

Il convient d’abord de signaler que les composés descriptifs ne

semblent compatibles qu’avec un nombre réduit de champs sémantiques.

Ils peuvent être regroupés en cinq catégories, dont l’exemplification ci-

après constitue la liste exhaustive pour mon corpus :

(i) des mouvements : ‘remuer’, ‘se pencher’, ‘faire le tour, tourner’,

‘monter’, ‘descendre’, ‘entrer’, ‘tomber’, ‘s’égoutter’, ‘avancer sans bruit’,

‘sauter’, ‘agiter’, ‘traverser, passer’, ‘emporter au loin’, ‘ouvrir,

découvrir’ ;

(ii) des perceptions sensorielles et intellectuelles : ‘regarder’, ‘sentir

(exhaler une odeur)’, ‘se souvenir’ ;

5 Comme dans quelques autres langues de la région, dont l’afar, voir Cohen et al.

(2002 : 244-5).

9

(iii) des bruits et des onomatopées imitant des bruits et cris divers :

‘craquer’, ‘péter’, ‘s’entrechoquer, faire du bruit’, ‘souffler’ ; cris

d’animaux, cris pour chasser les animaux, pets ;

(iv) des manières d’ingérer des aliments : ‘picorer’, ‘lécher’, ‘manger’ ;

(v) des actions (souvent violentes) : ‘frapper’, ‘égorger’, ‘déchirer’,

‘couper en morceaux’, ‘couper au couteau’, ‘plumer’, ‘gratter’, ‘allumer le

feu’, ‘s’emparer (brusquement)’.

Les différents champs sémantiques sont croisés avec leur valence

dans le tableau suivant :

Tableau 1 : Champs sémantiques et valence

champs sémantiques di ‘dire’ causatif sisiyood

mouvements intransitif (transitif) ø

perceptions intransitif ø

ingestion et actions ø transitif

bruits (*verbes)

bruits (*onomatopées)

intransitif ø

intransitif (intransitif)

Pour ce qui est des catégories des mouvements et des perceptions,

tous les composés se construisent avec la forme de base du verbe ‘dire’.

Presque tous sont intransitifs, à l’exception de quelques verbes de

mouvement transitifs : ‘monter’, ‘emporter au loin’ et ‘entrer’. Ceci

rappelle la situation décrite par Leslau (1956 : 145-6) qui distinguait, en

gafat, une langue afro-sémitique, non pas des classes sémantiques mais des

actions intransitives principalement exprimées par le verbe balä ‘dire’ et

des actions transitives toujours exprimées par le dérivé causatif a-balä. En

bedja, l’utilisation de la forme de base di ‘dire’ pour former des transitifs

semble encore plus limitée qu’en gafat.

Les catégories de l’ingestion et des actions, par contre, semblent plus

homogènes quant à la valence puisque tous les composés sont construits,

sans exception, avec le verbe dérivé causatif et transitif sisiyood (en

contexte, tous ne sont pas nécessairement accompagnés d’un second

actant).

Quant aux bruits, ils entrent tous dans des constructions intransitives

et sont suivis de la forme de base de ‘dire’. Un seul terme fait exception,

une onomatopée (ex. 12) :

12. ÿik soos-id-ti-it t-hawat-too

ONOM CAUS-dire-CONV.A-COOR ART.F.SG-outre à lait-POS3F.SG

10

bak dÝii-ti-it

ainsi faire-CONV.A-COOR

(La boule) fait tik et son outre à lait fait comme ça, et …

Pour les onomatopées, on peut rapprocher la situation du bedja de

celle d’autres langues de la région. M. Cohen (1936 : 262-275) signalait

que l’amharique avait recours soit à ‘dire’ soit à ‘faire’ et nous l’avions

également constaté pour l’afar, avec une nette préférence pour ‘dire’

(Cohen et al., 2002 : 229). Le bedja présente donc le même schéma que

l’afar.

CONCLUSION

Notre étude de l’afar (Cohen et al., 2002) avait confirmé l’analyse

discursive de Longacre (1990 : 18-19), qui suivait Bliese (1976) : il

montrait que les composés descriptifs marquent dans l’organisation

textuelle des “pivotal storyline actions/events”. Nous avions pu y ajouter

que, dans l’instance du discours, c’est aussi un moyen pour le locuteur

d’exprimer des modalités qui relèvent de la relation entre l’énonciateur et

l’énoncé et de faire ainsi passer des émotions comme la surprise,

l’admiration, la désapprobation, etc. Raz (1983 : 67) signalait aussi pour le

tigré que l’apport du composé descriptif au sens du verbe correspondant

“can be specified in terms of intensity or manner of the activity, such as:

augmentative, attenuative or iterative.”

On a vu que l’intensité de l’action, par la répétition du radical, est

une des valeurs associées à l’utilisation des composés descriptifs en bedja.

Elle n’est pas la seule, mais cela sera l’objet d’une autre étude. Il me

semble important cependant d’insister pour que se développent, pour les

langues couchitiques, des descriptions fines qui prennent en compte aussi

bien les rôles discursifs et pragmatiques, les contacts linguistiques et les

possibles diffusions aréales, que les liens inter-systémiques avec le

système verbal et les processus de grammaticalisation, afin de mieux saisir

leur intérêt pour l’évolution des systèmes verbaux et la linguistique

générale. Le phénomène déborde largement cette région de l’Afrique (cf.

Cohen et al., 2002), il convient maintenant d’en comprendre pleinement

les mécanismes.

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