« ”Modernisme” américain et espace littéraire français : réseaux et raisons d’un...

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NOUVEAU MONDE éditions Sous la direction d’Anna Boschetti Ce livre s’inscrit dans le cadre du projet ESSE (pour un Espace de sciences sociales européen, www.espacesse.org), financé par le VI e programme cadre de l’Union européenne. L’ESPACE CULTUREL TRANSNATIONAL

Transcript of « ”Modernisme” américain et espace littéraire français : réseaux et raisons d’un...

NOUVEAU MONDE éditions

Sous la directiond’Anna Boschetti

Ce livre s’inscrit dans le cadre du projet ESSE(pour un Espace de sciences sociales européen, www.espacesse.org),

financé par le VIe programme cadre de l’Union européenne.

L’ESPACE CULTUREL TRANSNATIONAL

Laurent Jeanpierre

« MODERNISME » AMÉRICAINET ESPACE LITTÉRAIRE FRANÇAIS :

RÉSEAUX ET RAISONS D’UN RENDEZ-VOUS DIFFÉRÉ

Catégorie à la fois historique et esthétique fréquemmentemployée dans la critique littéraire et artistique anglo-américaine,la notion de « modernisme » n’a jamais véritablement été reprisedans les études culturelles françaises, y compris dans l’écoleactuelle d’histoire culturelle et intellectuelle du XXe siècle ou ensociologie de la littérature ou des arts, et ce malgré l’essor de cescourants de recherches depuis une vingtaine d’années1. Dans lelexique français, « modernisme » fait d’abord référence au renou-veau du catholicisme, à la mise en cause des doctrines tradition-nelles et à l’introduction de la libre critique dans l’exégèse au tour-nant du siècle dernier2. L’idée de « modernisme » fait donc partie

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nale, la globalisation des études et le déclin des philologieset des littératures nationales, distant reading, l’interculturalité,global translatio, Erlebnis, Weltliteratur, et aussi beaucoupd’autres, sont aujourd’hui réinventés ; la rapidité avec laquelleils changent de signification et de fonction est préoccupante. Ilfaudrait faire preuve d’une plus grande « vigilance épistémo-logique dans l’usage et la transposition des concepts », et réflé-chir sur ces concepts et sur leur rôle dans les transformationsdes institutions qui interagissent avec eux. C’est donc sur cesthèmes qu’il faudra se pencher pour étudier les différentes ten-dances du comparatisme actuel.

1. À titre indicatif, alors que le terme « modernisme » est un des motsdu titre de 218 ouvrages répertoriés dans le catalogue général de laBibliothèque nationale de France (consultation du 8 février 2009), le termeanglais de modernism se retrouve dans 716 ouvrages de ce même cata-logue où les ouvrages de langue française sont largement plus nombreuxque les ouvrages en langue anglaise. Un sondage comparable trouve 966ouvrages contenant le terme modernity dans leur titre contre 1159 contenantle mot « modernité ». Chez les anglicistes et les américanistes, on trouve, enlangue française, des références à la notion. Pour un exemple d’étude affi-chant la catégorie dans son titre même, voir Benoît Tadié, L’Expériencemoderniste anglo-américaine (1908-1922), Paris, Didier Érudition, 1999.

2. Pour un bilan récent, voir François Chaubet (dir.), Catholicisme etmonde moderne aux XIXe et XXe siècles. Autour du « Modernisme », Dijon,Éditions universitaires de Dijon, 2008.

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« modernisme » est, à l’instar de nombreux autres mouvementsculturels, une sensibilité d’emblée transnationale. On connaîtpar exemple relativement bien aujourd’hui la place desBritanniques et surtout des Américains dans la vie littéraire fran-çaise de l’entre-deux-guerres et les milieux « modernistes » cos-mopolites qui se formèrent alors dans la capitale française4. Onsait aussi le rôle déclencheur de l’émigration européenned’après 1914 – celle de Duchamp et de Picabia notamment –dans la formation et la consolidation du « modernisme » artis-tique américain. Des salons, des librairies ou des cafés, maisaussi plusieurs petites revues d’avant-garde ont pu jouer un rôledans la constitution historique d’une tradition « moderniste » dis-persée géographiquement et dans les échanges de celle-ci avecplusieurs autres mouvements littéraires d’avant-garde de lapériode de l’entre-deux-guerres. L’historiographie actuellemontre ainsi qu’il n’y a pas eu d’ignorance réciproque ni d’op-position esthétique frontale entre les avant-gardes continentaleset la nébuleuse « moderniste » anglo-américaine: des passerelles,même marginales, ont existé entre ces différents groupes d’écri-vains, d’artistes, mais aussi entre mécènes5. Ces révisions his-toriographiques ne semblent pas cependant avoir permis quese développe un intérêt pour la catégorie de « modernisme »dans la critique littéraire et artistique française, sauf parmi lesuniversitaires anglicistes et américanistes.

Que le « modernisme » littéraire anglo-américain ait été peuperçu et, encore moins, reçu et lu en France pendant l’entre-

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de ces instruments conceptuels de perception et de représenta-tion de l’histoire culturelle fortement dépendants des traditionsintellectuelles et universitaires nationales où ils ont d’abord émergé.

On pourrait être tenté de lire, derrière cette importation limi-tée de la catégorie de « modernisme » dans les lettres et l’esthé-tique françaises, les effets d’un ethnocentrisme national. Certainscritiques ont en effet longtemps indexé leur représentation del’innovation culturelle moderne aux générations de la bohèmeparisienne du XIXe siècle et surtout à l’expérience historique desavant-gardes continentales. D’autres se sont ensuite souventconformés au dogme puissant de la littérature et de l’art « enga-gés » – dominant au moins jusqu’aux années 1960 en France –pour rejeter le « modernisme » du côté de « l’art pour l’art » oubien pour contester les errements politiques de certaines de sesfigures ou courants – que l’on songe aux exemples très sou-vent répétés des adhésions fascistes de Wyndham Lewis et d’EzraPound ou à l’antisémitisme d’Eliot, par exemple. Mouvement jugépolitiquement douteux, en plus d’être qualifié de formaliste, hété-rogène, éphémère et parfois naïf, le « modernisme » littéraireanglais, irlandais ou américain a donc pendant longtemps étéprivé, en France, de l’aura de l’avant-garde, au sens à la fois poli-tique et esthétique de ce terme. Il n’est pas certain cependant,comme on le verra, que ces explications culturalistes suffisentà expliquer les résistances françaises qui ont longtemps prévalupar rapport au « modernisme » littéraire et artistique.

Il reste qu’une telle situation de malentendu, voire dedéfiance, entre traditions scolastiques nationales est d’autantplus paradoxale que l’histoire de ce que les critiques anglo-américains appellent « modernisme » se déroule en partie sur lesol français. Le « modernisme » littéraire et artistique anglais etaméricain n’a en effet jamais rien eu d’exclusivement anglo-américain. À cause des circulations permises par la distributiongéographique planétaire de la langue anglaise, mais aussi etsurtout à cause de la position centrale qu’a longtemps tenueParis dans la consécration littéraire et artistique mondiale3, le

3. Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.

4. Sur le cas américain, voir Hugh Ford, Published in Paris : l’édition amé-ricaine et anglaise à Paris, 1920-1939, Paris, IMEC Éditions, 1996 (1975) ;Jocelyne Rotily, Artistes américains à Paris, 1914-1939 : des artistes en quêted’identité dans le contexte franco-américain d’une époque entre guerre etpaix, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1998.

5. Pour le cas américain, voir Pierre Albert, La France et les États-Unis et leurspresses, 1632-1976, Paris, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou,1977; Serge Fauchereau, Paris-New York, Échanges littéraires au XXe siècle, Paris,Centre Georges Pompidou, Bibliothèque publique d’information, 1977; BéatriceMousli, Guy Bennett, Poésies des deux mondes, un dialogue franco-améri-cain à travers les revues 1850-2004, Paris, Ent’revues, 2004.

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décréter la modernité7. » Ce qui s’est appelé « modernisme »,d’abord dans la littérature sud-américaine de la fin du XIXe siècle,peut être compris de ce point de vue comme le produit d’unevolonté de modernité, un désir d’ajuster ses pendules à l’heuredu « méridien de Greenwich » de la littérature mondiale, c’est-à-dire une aspiration à la reconnaissance par le centre littérairemondial8. Or, Paris est, depuis le milieu du XIXe siècle, le centrede cette « République mondiale des Lettres » structurée histo-riquement, au moins jusqu’en 1960, à partir d’une oppositionentre espaces littéraires nationaux anciens – France, Angleterre,Espagne, Allemagne, Italie – plus riches en ressources spéci-fiquement littéraires et espaces littéraires nouveaux. Le pouvoirde consécration de Paris comme capitale littéraire européenneet planétaire a provoqué réciproquement l’intégration pro-gressive des littératures dites « excentriques », renforçant parlà un certain « internationalisme structurel » de l’édition fran-çaise, c’est-à-dire une diversité culturelle plus grande des livresqui y sont traduits et publiés, même si, parallèlement pour-tant, tous genres de livres confondus, les flux de traduction vonten règle générale du centre vers la périphérie9.

Dans le cas du marché à diffusion restreinte de la poésieinnovante qui constitue le cœur de ce que la critique anglo-amé-ricaine appelle rétrospectivement « modernisme », les obstaclesà la réception en France sont virtuellement encore plus fortsdans la mesure où le nombre de ventes attendues est faible etoù prédomine, dans ce genre, la publication en revue. Ce typede produits littéraires a de grandes difficultés à être reconnuen dehors du circuit restreint des producteurs d’avant-garde eux-mêmes. Il s’agit d’œuvres aux codes ésotériques et aux formulesnouvelles. S’ajoute à cela l’obstacle de la langue: les poèmes ou

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deux-guerres, que l’avant-garde littéraire irlandaise, anglaise etaméricaine, pourtant bien souvent exilée à Paris, n’ait été quetrès partiellement connue et reconnue par les écrivains fran-çais et qu’aujourd’hui la critique littéraire française non spécia-lisée répugne encore à parler de « modernisme » n’étonne pasen réalité le sociologue. Comme la circulation internationale desidées, la circulation internationale des œuvres et des catégo-ries critiques ne va pas de soi : le contact ou l’osmose entre indi-vidus et groupes de plusieurs nationalités n’y suffit pas néces-sairement. De multiples obstacles sociaux et structurels, pas seu-lement linguistiques ou économiques, se dressent qui rendentimprobable la reconnaissance de courants culturels venusd’autres pays. La circulation internationale des textes est en effetle résultat d’opérations variées, de sélection, de marquage, delecture, de tout un travail complexe et fragile où sont mobili-sés une multitude d’acteurs différents – écrivains, traducteurs,éditeurs, critiques, etc. – opérations dont on commence aujour-d’hui à connaître quelques-uns des ressorts réguliers6. De cepoint de vue, la littérature mondiale de même que tout autreespace culturel transnational n’existent pas naturellement.

Pour comprendre le rendez-vous en grande partie manquéentre les écrivains d’avant-garde de langue anglaise à Paris pen-dant l’entre-deux-guerres et les écrivains français, pour analy-ser leur réception différée dans l’espace littéraire et critique fran-çais ainsi que les résistances, dans cet espace, à l’emploi dela catégorie historique de « modernisme », il faut se tourner versles conditions sociales d’importation de la littérature anglo-phone en France au XXe siècle. Ces conditions sont connues,dans l’ensemble, au niveau macrosociologique. Dans l’espacelittéraire mondial, il existe en effet un privilège du centre pourinstituer une définition du présent de la littérature, c’est-à-direde la modernité littéraire : « Il faut être ancien, écrit PascaleCasanova, pour avoir quelque chance d’être moderne ou de

6. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internatio-nale des idées », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145,décembre 2002, p. 3-8.

7. Casanova, La République mondiale des Lettres (voir note 3), p. 129.8. Ibid. p. 127-140.9. Johan Heilbron, « Towards a Sociology of Translation. Book Translations

as a Cultural World System », dans European Journal of Social Theory, vol.2, n° 4, 1999, p. 429-444 ; Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la tra-duction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, 2008.

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le pays-cible12. Or que nous indique la position sociale spéci-fique de ces importateurs en France à propos des conditionsexpliquant le rendez-vous différé du « modernisme » améri-cain avec l’espace littéraire français? Pour répondre à cette ques-tion, on s’intéressera ici à quelques figures emblématiques –traducteurs, préfaciers et critiques – de la réception de la lit-térature américaine en France, de la fin de la Première Guerremondiale au début des années 1970, date à laquelle les écri-vains dits « modernistes » dans la critique littéraire anglo-amé-ricaine sont traduits et commentés dans le cadre d’ouvrages, etplus seulement d’articles de revues (annexe 5).

Si les personnalités des passeurs de littérature américaine enFrance ont, bien entendu, changé au cours d’une période aussilongue, leurs propriétés sociales et leurs orientations esthétiquespermettent néanmoins de les diviser en deux groupes principauxrelativement pérennes au fil des décennies. Le rythme, l’étendueet les formes spécifiques des relations littéraires transatlantiquesdu siècle dernier dépendent principalement de ces deux groupes.Parce que les circuits d’introduction des courants innovants dits« modernistes » de la littérature américaine se situent en partiehors de ces deux pôles, ces courants ne seront réellement dif-fusés en France que tardivement dans le siècle, à l’occasion dela crise sociale, politique et culturelle consécutive aux événe-ments de mai 1968 en France. Cette crise rendra en effet visiblel’existence d’un troisième réseau, plus souterrain, de connexionfrançaise avec l’avant-garde littéraire américaine (annexe 5).

Mais c’est une autre crise politique nationale et internatio-nale – la Seconde Guerre mondiale – qui a permis la cristalli-sation de ce troisième réseau français de réception de la litté-rature américaine, composé notamment d’écrivains ou d’im-portateurs français proches du surréalisme. Cet épisode seraapprofondi ici dans le cadre d’une analyse des effets de l’émi-gration française aux États-Unis après la défaite française de

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les textes des auteurs « modernistes » sont très difficilement tra-duisibles. Dans certains cas, comme celui de Joyce, ils sont répu-tés intraduisibles. Cette difficulté est sans doute renforcée enFrance du fait que la langue anglaise était encore rarement maî-trisée dans l’entre-deux-guerres et au-delà, y compris parmi lesgroupes détenteurs d’un capital culturel ou d’un statut univer-sitaire élevés et même parmi les poètes d’avant-garde.

Ces conditions macrosociologiques générales étant posées,il reste qu’au niveau microsociologique, l’importation de la lit-térature de langue anglaise ou américaine en France dépendaussi d’agents spécifiques situés dans l’espace littéraire françaisou entre cet espace et les milieux littéraires anglais et améri-cains10. Les propriétés sociales de ces agents, en particulier leurposition dans l’espace littéraire de réception, doivent être prisesen compte, à côté d’autres facteurs – la position respectivedes langues dans le « système-monde » des langues11 ; la posi-tion des écrivains traduits ou commentés dans leur espace lit-téraire national ; la position respective des traditions littérairesnationales en relation dans la « République mondiale deslettres » –, dans la possibilité de transférer une œuvre d’unenation à une autre et dans la visibilité d’un tel transfert dans

10. Pour une étude des profils de ces médiateurs dans d’autres configu-rations transnationales, voir Ioana Popa, « Dépasser l’exil. Degrés de média-tion et stratégies de transferts littéraires chez les exilés de l’Europe de l’Esten France », dans Genèses, n° 38, mars 2000, p. 5-32; EAD., « Un transfert poli-tisé. Les circuits de traduction des littératures d’Europe de l’Est (1945-1989) »,dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, septembre 2002, p. 55-69 ; Blaise Wilfert, « Cosmopolis et l’Homme invisible. Les importateurs de lit-térature étrangère en France, 1885-1914 », dans Actes de la recherche ensciences sociales, n° 144, septembre 2002, p. 33-46. Pour une étude du casde la traduction de la littérature américaine en France, complémentaire de lanôtre – en termes de genres étudiés –, voir Jean-Marc Gouanvic, Sociologiede la traduction. La science-fiction américaine dans l’espace culturel fran-çais des années 1950, Arras, Artois Presses Université, 1999 ; ID., La Pratiquesociale de la traduction : le roman réaliste américain dans le champ littérairefrançais (1920-1960), Arras, Artois Presses Université, 2006.

11. Abram De Swaan, Words of the World: the Global Language System,Cambridge, Blackwell Publishers, 2001.

12. Pascale Casanova, « Consécration et accumulation de capital littéraire.La traduction comme échange inégal », dans Actes de la recherche en sciencessociales, n° 144, septembre 2002, p. 7-20.

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est traduite par les écrivains André Gide, Valéry Larbaud et JeanSchlumberger en 1918, en plus de ceux déjà traduits au siècleprécédent par Jules Laforgue. Paul Valéry propose trois ans plustard une nouvelle introduction d’Edgar Poe et Léon Balzagettetraduit et fait publier Thoreau la même année.

La littérature et la poésie américaines font ensuite l’objetd’anthologies et de panoramas divers après la Première Guerremondiale : par Régis Michaud (1926), Eugène Jolas (1928),Victor Llona (1931), Maurice Coindreau (1937). Des jeunesrevues littéraires, comme une nouvelle Revue européenne crééepar Philippe Soupault en 1923, ou comme Mesures, publientalors plus régulièrement des poètes américains ou bien consa-crent un numéro entier aux écrivains d’outre-Atlantique.Plusieurs romanciers français reconnus introduisent aussi cer-tains de leurs homologues américains pendant l’entre-deux-guerres : Pierre Drieu la Rochelle préface Hemingway, AndréMalraux Faulkner, André Maurois Erskine Caldwell, JosephKessel John Steinbeck, etc. Parallèlement, quelques écrivainsaméricains s’installent à Paris ou y passent pour des séjours pro-longés entre 1900 et 1940 : Gertrude Stein, Edith Wharton, T. S.Eliot, Hemingway, E. E. Cummings, Henry Miller.

Tous ces éléments concourent certainement à une intensi-fication des relations littéraires transatlantiques. Il n’en reste pasmoins que la littérature française, centrale à cette période dansla « République mondiale des lettres », ne s’ouvre que très mar-ginalement aux écrivains américains. Témoigne, entre autressignes, de cette relative faiblesse des filières d’introduction dela littérature américaine en France, la nécessité, pour les écri-vains américains exilés à Paris, de fonder leurs propres réseauxéditoriaux et leurs propres revues, contribuant ainsi à un foi-sonnement de publications d’avant-garde en langue anglaise eten exil (Transition, The Exile, etc.)15.

Si l’on s’en tient à ces quelques circulations sélectionnéesrétrospectivement sans souci d’exhaustivité, les écrivains, rares,

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1940 sur les relations littéraires transatlantiques et les stratégiesd’importation de la littérature américaine en France. Parcequ’elle permet de révéler un infléchissement historique dansces relations, cette analyse constitue une entrée intéressantepour tenter une reconstruction microsociologique des raisonsde la réception différée de la poésie moderniste américainedans le champ littéraire français. Pour saisir ces raisons, il fautcependant décrire auparavant les structures, les filières et lesacteurs de l’importation de littérature américaine en France dansl’entre-deux-guerres.

Les réseaux d’importation de la littérature américaineen France avant 1940

En 1900, après avoir donné des conférences lors d’une tour-née aux États-Unis trois ans plus tôt, le célèbre critiqueFerdinand Brunetière se demande dans La Revue des deuxmondes s’il existe une littérature américaine13. Plusieurs décen-nies plus tard, en 1977, le critique Serge Fauchereau reconsti-tue, lors de l’exposition Paris/New York du Centre GeorgesPompidou, la chronologie des échanges littéraires transatlan-tiques à partir du tournant du dernier siècle et de l’interrogationde Brunetière (annexe 1). Il en ressort que la littérature améri-caine est, dans l’ensemble, peu visible en France avant 1940. Autournant du XXe siècle elle n’existait que sporadiquement à tra-vers les sections de littératures étrangères des grandes revuesintellectuelles et quelques extraits traduits. Dans sa chroniquedu Mercure de France, Rémy de Gourmont pouvait par exemplerendre compte des publications d’Emerson ou de Whitman14. Lepremier ouvrage critique sur ce dernier – commenté pour la pre-mière fois dans La Revue européenne en 1861 – est publié en1908 par Léon Balzagette. Une autre sélection de ses poèmes

13. Cyrille Arnavon, Les Lettres américaines devant la critique française(1887-1917), Paris, Les Belles Lettres, 1951.

14. Wilfert, « Cosmopolis et l’Homme invisible » (voir note 10), p. 38.15. Benoît Tadié (dir.), Revues modernistes anglo-américaines. Lieux

d’échanges, lieux d’exil, Paris, Ent’revues, 2006.

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mais ces oppositions générales entre filières d’importation sem-blent se reproduire dans l’entre-deux-guerres.

Cette division se retrouve parmi les traducteurs et les cri-tiques de la littérature américaine en France qui ne sont pasécrivains (annexe 2). C’est ce qu’illustrent les différences entreBernard Fäy (1893-1978), par exemple, Maurice-EdgarCoindreau (1892-1990) et Régis Michaud (1880-1939). Fäy a tra-duit Gertrude Stein chez Stock tout en étant professeur de civi-lisation américaine au Collège de France en 1932. Il dirige éga-lement le comité France-Amérique et collabore occasionnel-lement au journal d’extrême droite La Gerbe. Il sera directeurde la Bibliothèque nationale sous le gouvernement de Vichy,puis collaborateur. Né au même moment, mais moins doté enressources universitaires, Coindreau, licencié de droit et delettres à la faculté de Bordeaux, agrégé d’espagnol, introduit le« moderniste » Faulkner dans la NRF et sera traducteur régu-lier de littérature américaine pour Gallimard après 193117.Auteur, quant à lui, chez Kra d’un Panorama de la littératureaméricaine contemporaine en 1926, Régis Michaud est, commeCoindreau, professeur de français dans une université étran-gère durant l’entre-deux-guerres – à l’université d’Illinois de1930 à sa mort. Outre sa traduction d’Emerson, son œuvre detraducteur se porte sur les écrivains réalistes Sinclair Lewis oudes essayistes inclassables comme H. L. Mencken. Fäy estcependant une figure exceptionnelle dans la population desimportateurs de littérature américaine en France avant laSeconde Guerre mondiale, dans la mesure où il articule un inté-rêt pour l’avant-garde et un fort conservatisme politique. Ceuxqui s’intéressent aux écrivains « modernistes » américains (ouirlandais, comme Joyce) font en effet généralement partie d’unpetit milieu littéraire rénovateur et ne bénéficient pas, contrai-rement à Coindreau ou Michaud, de postes universitaires enFrance ou à l’étranger. Ils ne possèdent pas de doctorats et sonten général moins diplômés.

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qui font passer cette littérature américaine en France se parta-gent entre auteurs déjà consacrés – et donc plus consacrants– etnouveaux entrants dans le champ littéraire ou membres de sesfractions avant-gardistes. Ces derniers sont en général les seulsà pouvoir s’intéresser au « modernisme » poétique. Le recrute-ment des importateurs de l’avant-garde américaine ne saurait eneffet se faire au hasard. Il requiert des dispositions linguistiqueset relationnelles permettant d’être informé des productions del’avant-garde américaine et de s’y intéresser (annexe 2). Ces dis-positions ont plus de chances de se trouver dans les secteursles plus innovants du champ littéraire français et l’occupation depositions dans d’autres secteurs n’a pas, dans des périodes anté-rieures, requis de telles dispositions. Il résulte de cette partitionque, d’un côté, Valéry, Maurois, Drieu, Kessel préfacent des écri-vains américains qui pourraient être classés en majorité commeayant un style réaliste. De l’autre, Malraux préface Faulkner dès1933; Valéry Larbaud conseille la Nouvelle revue française (NRF)et introduit Joyce; Blaise Cendrars est en correspondance avecMiller ; Philippe Soupault traduit Sherwood Anderson, E. E.Cummings et William Carlos Williams dans La Revue européenne;Saint-John Perse traduit Eliot dans Commerce en 1924, etc.

La littérature américaine passe au fond par des réseaux d’im-portation comparables à ceux que Blaise Wilfert a reconstituéspour toutes les littératures étrangères entre 1885 à 1914. Cesréseaux déterminent une « importation littéraire symboliste »ou postsymboliste (que prolongent notamment Gide,Bazalgette et Larbaud) parfois « antinationale » et une « impor-tation littéraire académique » visant à renforcer la tradition lit-téraire française et son pouvoir de consécration au niveaumondial16. Dans le premier réseau se trouvent des jeunesauteurs proches de l’avant-garde ; dans le second, des diplo-mates et des auteurs plus proches des cercles mondains, dessalons et des revues les plus anciennes comme La Revue desdeux mondes. La Première Guerre mondiale provoque unregain de nationalisation de l’avant-garde littéraire française,

16. Wilfert, « Cosmopolis et l’Homme invisible » (voir note 10), p. 42-46.17. Maurice-Edgar Coindreau, Mémoires d’un traducteur. Entretiens avec

Christian Giudicelli, préface de Michel Gresset, Paris, Gallimard, 1974, p. iv.

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de Samuel Butler, dont il fut le traducteur, ainsi que de James Joyce,dont il fut correcteur et superviseur pour la traduction d’Ulysse.

Émigration et importation

La Seconde Guerre mondiale change-t-elle la distributiondes fonctions de ces réseaux d’importateurs français de litté-rature américaine ? Si elle se traduit, comme la guerre précé-dente, par une nationalisation encore accrue du champ litté-raire français20, elle provoque également la fuite de plusieursintellectuels aux États-Unis. Ceux-ci se retrouvent alors poten-tiellement en contact rapproché, si ce n’est direct, avec des écri-vains américains21. Hormis Tropique du Cancer de Henry Miller,publié à Paris en 1943, la plupart des publications d’auteursaméricains en langue française se font alors à l’étranger : àLondres, à Alger, à New York22. Pourtant, parmi les rares écri-vains français qui ont eu le privilège de pouvoir émigrer auxÉtats-Unis, la plupart ne s’intéressent pas vraiment à la littéra-ture américaine. Beaucoup de ces auteurs français en exil sontdéjà traduits en anglais et le sont encore régulièrement pendantla période de guerre, comme Jules Romains, André Maurois,Antoine de Saint-Exupéry ou des auteurs de romans populairesà gros tirages comme Maurice Dekobra. Une telle position lesdispense souvent de s’intéresser aux écrivains américains, et ced’autant qu’un marché littéraire français relativement autonomedu marché métropolitain et du marché américain se constitueaux États-Unis, avec un public dans les deux Amériques23. Les

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Alors que la majorité de la littérature traduite est de factureréaliste et passe par Gallimard, un second réseau de circulationexiste ainsi pour la poésie « moderniste » autour de nouvellesrevues ou d’éditeurs comme Kra/Le Sagittaire, où gravitent parexemple Malraux et Soupault. Sans constituer un champ, lesréseaux d’importation de la littérature américaine en Francedans l’entre-deux-guerres sont donc différenciés à la fois dansleur orientation esthétique respective et dans les propriétéssociales des acteurs qui les composent. Les importateurs et lestraducteurs tournés vers le « modernisme » anglo-américain onten effet souvent des propriétés sociales relativement extraor-dinaires dans le monde littéraire français de l’époque.

C’est par exemple le cas d’Eugène Jolas (1894-1952), né dansle New Jersey aux États-Unis, mais ayant grandi en Lorraine oùsa famille est retournée lorsqu’il avait deux ans. En 1927, il a fondéla revue Transition à Paris où il publia ce qui allait devenirFinnegans Wake18. Victor Llona (1886-1953), un autre importateurde poésie anglo-américaine d’avant-garde, est né à Lima, mais ilfait ses études au lycée Janson-de-Sailly à Paris avant de partir auxÉtats-Unis en 1906, de revenir à Paris en 1913, puis de repartir etde revenir encore après la Première Guerre. Il traduisit environ40 livres d’auteurs américains en langue française entre 1920et 1939 et participa à l’ouvrage collectif dirigé par Jolas et consa-cré en 1929 au work in progess de Joyce. Moins « cosmopolite »dans son enfance, Valéry Larbaud (1881-1957) l’est devenu grâceaux ressources économiques de sa famille. Né à Vichy, fils uniqued’une mère d’origine aristocratique et d’un père propriétaire dela source Vichy Saint-Yorre et polémiste, Larbaud a fait le tourde l’Europe après avoir étudié au lycée Henry-IV puis au lycéeLouis-Le-Grand19. Licencié en lettres à la Sorbonne, il parle anglais,allemand, italien et espagnol et fait connaître chez Kra ou chezGallimard les œuvres de Faulkner, de William Carlos Williams,

10. Eugène Jolas, Man from Babel, New Haven, London, Yale UniversityPress, 1998.

11. Béatrice Mousli, Valéry Larbaud, Paris, Flammarion, 1998, p. 43 etp. 64.

20. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.21. Sur ces écrivains français en exil, je me permets de renvoyer à Laurent

Jeanpierre, Des hommes entre plusieurs mondes. Étude sur une situation d’exil.Intellectuels français réfugiés aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mon-diale, thèse de doctorat nouveau régime en sociologie, EHESS, 2004, chap. 5.

22. Fauchereau, Paris-New York (voir note 5).23. Denis Rolland, « Le livre français en exil 1940-1944 (1) : l’Amérique du

nord au sud », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 67, juillet-septembre 2002, p. 77.

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poètes américains qui seraient qualifiés aujourd’hui de « moder-nistes ». À New York, la revue View, créée en 1940 par Charles-Henri Ford (1913-2002), ancien poète américain exilé à Paris etproche de Gertrude Stein, la revue VVV créée par André Bretonet codirigée avec Duchamp et Ernst, la revue Vertical dont unseul numéro fut publié à l’initiative d’Eugène Jolas, et, un peuà l’écart, la revue Hémisphères éditée par Yvan Goll (1891-1950),prolongent l’existence du réseau avant-gardiste et transnatio-nal franco-américain qui existait sous un état plus latent à Parislors des deux décennies précédentes24. À New York après 1940,plusieurs salons franco-américains se constituent aussi autourde grands bourgeois collectionneurs d’art moderne, commePeggy Guggenheim (1898-1979), Bernard Reis (1895-1978) etRebecca Reis, ou autour d’anciens éditeurs américains du Parisde l’entre-deux-guerres comme la poétesse Caresse Crosby(1891-1970). Autant de lieux de sociabilité qui rendent possible,faute de cafés – on connaît la déception des surréalistes et desAméricains de la Lost Generation de retour aux États-Unis àce sujet – la rencontre entre peintres et écrivains français etaméricains et la circulation de références communes25. GothamBook Mart, librairie de la 47e rue à Manhattan, fait aussi figurealors de plaque tournante du « modernisme » américain et dusurréalisme international.

Pour la première fois depuis la fondation du mouvementsurréaliste en 1924, on voit ainsi apparaître des auteurs amé-ricains dans des revues qui lui sont affiliées plus ou moins direc-

L’espace culturel transnational398

quelques maisons d’édition de langue française créées à NewYork, comme les éditions de la Maison Française (EMF), atta-chées à la librairie française du Rockefeller Center, les éditionsBrentano’s ou même Pantheon Books créée par JacquesSchiffrin – le créateur de la collection « La Pléiade » chezGallimard condamné à quitter la France par la législation anti-sémite de Vichy – ne publient aucun auteur américain ouanglais contemporain pendant la période.

C’est donc dans les marges de ce milieu littéraire franco-phone de grands écrivains reconnus aux États-Unis qu’appa-raissent à nouveau les signes d’un intérêt pour l’avant-gardepoétique ou le roman américains. Quelques ouvrages écrits pardes Français expatriés ou émigrés en témoigneront dans l’im-médiat après-guerre. Déjà curieux de la littérature américaineavant-guerre, André Maurois (1885-1967) publie par exempledes Études américaines en 1946 qui poursuivent un volume de1945 paru aux EMF Importateur encore méconnu avant-guerre,Pierre Brodin (1906-1997), alors professeur au lycée français deNew York qu’il dirige, fait paraître en France Écrivains amé-ricains du XXe siècle l’année suivante, avec des études surTheodore Dreiser, Gertrude Stein, Sherwood Anderson, UptonSinclair, Pearl Buck, Francis Scott Fitzgerald, Henry Miller,William Saroyan, Richard Wright et Henry James. Enseignant delittérature française à l’université de Princeton depuis l’entre-deux-guerres, Maurice-Edgar Coindreau, publie pendant laguerre des études critiques sur Faulkner, Steinbeck, ErskineCaldwell et Thomas Wolfe dans Les Œuvres nouvelles, une revuelittéraire de langue française créée par les EMF à New York :avec quelques études panoramiques ou thématiques sur leroman américain, elles donneront en 1946 ses Aperçus de la lit-térature américaine, publiés chez Gallimard.

Réseaux surréalistes

Mais c’est surtout dans le milieu surréaliste en exil et dansses alentours qu’ont lieu plusieurs transferts d’écrivains et de

24. Réseau parisien comprenant notamment la librairie Shakespeare &Co. de Sylvia Beach (1887-1962), la librairie d’Adrienne Monnier (1892-1955),rue de l’Odéon, la revue Mesures dirigée par Henry Church (1880-1947) etBarbara Church, les éditions Hours Press de l’héritière anglaise Nancy Cunard(1896-1965), où collaboraient occasionnellement Louis Aragon, Yves Tanguy,Man Ray. Voir Laure Murat, Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, AdrienneMonnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Paris, Gallimard,2005 ; François Buot, Nancy Cunard, Paris, Pauvert, 2008.

25. Dans son Journal de la période, Anaïs Nin s’est d’ailleurs fait le témoinoccasionnel de ce milieu et de ses multiples liens : voir Anaïs Nin, Journal,3 (1939-1944), Paris, Stock, 1971.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 401

l’écriture et de la publication du manifeste « pour un art révolu-tionnaire indépendant » cosigné par Breton, Trotski et DiegoRivera. Tout en se dépolitisant pendant la guerre par rapport àcette position radicale de 1938, Partisan Review défend en effetde plus en plus l’avant-garde poétique nationale26.

Dans cette fragile nébuleuse poétique avant-gardiste franco-américaine du New York des années 1940, Yvan Goll, sa revueet maison d’édition Hémisphères, tiennent une place particulière.Depuis les années 1920, Goll rassemble des poésies en prove-nance du monde entier – il a ainsi publié en 1922 en France uneAnthologie mondiale de la poésie contemporaine. Ami d’Eliotet surtout de Joyce, qu’il a traduit en allemand, il défend depuislors l’idée d’un cosmopolitisme poétique. Plus que Breton et lessurréalistes, il est en quête, dans tous les pays, de créations nou-velles d’avant-garde. Ainsi, à côté d’écrivains américains,Hémisphères publie Aimé Césaire et la préface qu’en fait alorsBreton qui l’a rencontré en Martinique, mais aussi les poètescubains Nicolas Guillen et Emilio Ballagas. Dans l’hebdomadairede langue française La Voix de France, où il fait des chroniquesrégulières avec son épouse Claire Goll, il propose des créationset des traductions régulières ainsi qu’une petite anthologie inti-tulée « L’Amérique aux sources de la poésie27 ». Et de citer sesamis parisiens Eliot et Pound comme pères fondateurs de cettepoésie, puis Joyce, Edna Saint-Vincent Milley, Nathalie CliffordBarney, Gertrude Stein, Archibald MacLeish, Henry Miller,Wallace Stevens, William Carlos Williams, Allen Tate, John PealeBishop, Malcolm Cowley, Langston Hughes – le seul noir amé-

L’espace culturel transnational400

tement. VVV, View, Hémisphères publient en effet des textesde William Carlos Williams, Kenneth Patchen, Henry Miller,Dunstan Thompson (qui dirige alors aussi la petite revue ViceVersa) et de George Leite, un ami d’Anaïs Nin rédacteur de TheCircle, une petite revue créée en 1944 dans la baie de SanFrancisco. La présence et la visibilité de Breton à New York,le retour des Américains qui séjournaient à Paris dans les années1930 favorisent aussi l’entrée dans le jeu littéraire de nouveauxjeunes poètes qui sont publiés pour la première fois, comme lesadolescents Charles Duits et Philip Lamantia ou encore RobertDuncan. De jeunes critiques littéraires et artistiques font aussi lelien entre surréalisme et « modernisme », comme Lionel Abel(1911-2001) et Harold Rosenberg (1906-1978), qui participentà la revue américaine Partisan Review, ou comme l’écrivain grecné en Suisse, Nicolas Calas (1907-1989). Réciproquement, NewDirections, une des revues les plus prestigieuses de l’avant-gardelittéraire new-yorkaise de la période, consacre un numéro com-plet au surréalisme et publie des traductions de Breton, d’YvanGoll ou de Denis de Rougemont, à côté de textes de Poundou de jeunes poètes américains. En littérature comme en pein-ture, la perméabilité entre les milieux « modernistes » et lesmilieux surréalistes est donc augmentée pendant cette période.

Cela ne va pas, certes, sans une résistance des deux côtés.Calas critique par exemple dans VVV l’objectivisme jugé politi-quement irresponsable de la poésie « moderniste » de MarianneMoore. Breton publie des textes élogieux sur des jeunes écrivainsaméricains comme Duits, mais il reste dans l’indifférence vis-à-visde la langue anglaise. La jeune génération des écrivains améri-cains, comme celles des peintres qui formeront ensuite la NewYork School, est aussi de plus en plus critique vis-à-vis de ce qu’elleconsidère comme le tarissement poétique du surréalisme – Bretonet peut-être Artaud faisant exception – rapporté selon eux à uneconception trop contemplative de l’inconscient. L’évolution descritiques esthétiques de la Partisan Review pendant la périodetémoignerait de cette prise de distance progressive de l’avant-garde américaine vis-à-vis du surréalisme (comme du trotskisme)auquel la revue s’était pourtant ralliée en 1938 à l’occasion de

26. Terry A. Cooney, The Rise of the New York Intellectuals: Partisan Reviewand its circle, Madison, University of Wisconsin Press, 1986; Richard Pells, TheLiberal Mind in a Conservative Age: American Intellectuals in the 1940s and1950s, New York, Harper and Row, 1985 ; Alan Wald, The New YorkIntellectuals. The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s tothe 1980s, Chapel Hill, London, The University of North Carolina Press, 1987.Sur ces ouvrages, je me permets de renvoyer à Laurent Jeanpierre, « Trotskysmeet intellectuels américains », dans Dissidences, n° 7, décembre 2000, p. 33-36.

27. Yvan Goll, « L’Amérique aux sources de la poésie », dans La Voix deFrance, 15 mai 1942, p. 14-15.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 403

Faulkner, Caldwell, Steinbeck, William Carlos Williams et Miller.S’y ajoutent de plus jeunes auteurs encore inconnus, commeFrederic Prokosch, qu’apprécient Miller et le futur dramaturgeWilliam Saroyan. Mais c’est en matière de poésie que Wahl estle plus audacieux : à côté d’une conférence de T. S. Eliot, dequelques poèmes d’Archibald MacLeish, de Carl Sandburg, d’E.E. Cummings, de Hart Crane, il publie plusieurs textes de RobertFrost, Roberson Jeffers, Wallace Stevens, Marianne Moore,Conrad Aiken, Kenneth Patchen, James Laughlin, VachelLindsay, Allen Tate, Langston Hughes, Louise Bogan, SaraTeasdale, etc. Wahl a cherché à publier plusieurs poétesses età représenter au mieux les différents courants régionaux de lalittérature américaine ainsi que les générations littéraires qui vontd’auteurs nés en 1875, aux plus jeunes, nés peu avant 1910.

Si le numéro de la revue Fontaine coordonné par Wahl marqueainsi une étape dans la réception de la littérature américaine enFrance, c’est aussi qu’il met à contribution plusieurs grands écri-vains français proches du réseau de la NRF. Max-Pol Fouchet etWahl font chacun une rapide présentation du numéro. L’écrivainfranco-américain Julien Green propose une histoire littéraire desdeux siècles précédents, susceptible d’être lue en France commeaux États-Unis. Denis de Rougemont propose une analyse de cequ’il appelle la « rhétorique américaine » tournée selon lui vers l’ef-ficacité stylistique. La préface de l’ensemble est assurée par AndréGide sous la forme d’une « interview imaginaire » écrite à Alger, oùl’écrivain avoue sa méconnaissance de la poésie « moderniste »,tout en disant son goût pour Melville, Thoreau, le roman psy-chologique du XXe siècle et l’auteur de roman policier DashiellHammett, traduit chez Gallimard et qu’il lit pendant la période31.Reste toutefois, écrit Gide, qu’« il n’est pas de littérature contem-poraine qui requière plus ma curiosité que celle de la jeuneAmérique […] plus encore que celle de la nouvelle Russie32 ».

L’espace culturel transnational402

ricain – Clark Mills, Charles-Henri Ford, etc.28. Importateur leplus régulier de la poésie anglo-américaine d’avant-garde auprèsd’un public francophone des États-Unis pendant la guerre, Gollrestera toutefois un passeur périphérique.

« Écrivains et poètes des Etats-Unis » (1943)

Mais les réseaux surréalistes émigrés et leurs alentours ne sontpas les seules filières nouvelles d’un intérêt français pour la litté-rature américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout autre,en effet, est l’insertion sociale et littéraire du philosophe Jean Wahl(1888-1974), lui aussi émigré. Wahl est alors reconnu dans le milieuphilosophique européen, mais aussi dans le milieu de la NRF enFrance – Paulhan a publié quelques poèmes de lui dans la revueen 1935 puis en 1938. Wahl, démis de son poste à la Sorbonne parles lois antisémites de Vichy, puis interné au camp de concen-tration de Drancy, a quasi miraculeusement réussi à gagner lesÉtats-Unis parmi les derniers Européens au printemps 1942. Outre-Atlantique, il s’intéresse de manière systématique à l’innovationpoétique américaine et décide de préparer une anthologie de lalittérature américaine contemporaine pour la revue Fontaine, diri-gée par Max-Pol Fouchet à Alger29. Comme Les Cahiers du Sud àMarseille, Confluences à Lyon, Fontaine a pris pendant la périodele relais de la NRF désormais aux mains de Drieu la Rochelle et del’occupant. Écrivains et poètes des États-Unis, le numéro préparépar Wahl, sort en août 1943 et sera réédité en 1945 à Paris. Il pré-sente probablement l’anthologie en français la plus complète exis-tant alors, plus contemporaine notamment que celle qui fut publiéedans la revue Mesures en 1939 par Adrienne Monnier30.

Tous les textes publiés dans Fontaine sont en effet inéditset datent des années 1940. Les romanciers déjà connus du publicfrançais avant-guerre sont présents, comme Hemingway,

28. Ibid.29. IMEC, Fonds Jean Wahl.30. « Écrivains et poètes des États-Unis », dans Fontaine, 1943.

31. André Gide, « Interview imaginaire », dans Écrivains et poètes des États-Unis, Alger, Éditions de la revue Fontaine, 1945, p. 7.

32. Christopher Benfey, Karen Remmler (dir.), Artists, Intellectuals, andWorld War II: The Pontigny Encounters at Mount Holyoke College, 1942-1944,Amherst, Boston (Mass.), University of Massachusetts Press, 2006.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 405

ments. Certes, l’émigration renforce l’activité d’importateur deromanciers reconnus et membres de l’Académie françaisecomme Maurois, ou de traducteurs comme Coindreau, et decritiques universitaires d’abord intéressés par le roman améri-cain contemporain. Mais la période de la guerre et de l’exil cris-tallise aussi une filière autour du surréalisme et des avant-gardespicturales et poétiques internationales, qui coexistaient maiséchangeaient moins à Montparnasse dans les années 1920et 1930. Enfin, l’exil a aussi produit une filière nouvelle d’im-portation de la littérature américaine portée en critique et encréateur par le philosophe Jean Wahl qui tente de se dégagerde l’internationalisme avant-gardiste et rétablit une liaison entrele pôle littéraire français de la NRF et la poésie américaine.

Portraits et stratégies d’importateurs

Au sein de ces trois groupes éphémères d’importateurs de lalittérature américaine en France, apparaissent également de nou-veaux protagonistes (annexe 4). Pour son numéro de la revueFontaine, Jean Wahl a par exemple fait appel à plusieurs intel-lectuels exilés français, comme le collectionneur et critique d’artsurréaliste Robert Lebel (1904-1986), le critique d’art GeorgesDuthuit (1891-1973), la philosophe Rachel Bespaloff (1895-1949). Ce sont des passeurs réunis pour l’occasion, comme lesont, dans ce même numéro de revue, des personnalités exiléesmoins liées encore aux milieux littéraires français ou américains(comme Dolly Chareau). Des importateurs déjà tournés, avant-guerre, vers les littératures anglo-américaines ont également par-ticipé au numéro: l’écrivain Marguerite Yourcenar (1903-1987),arrivée aux États-Unis en 1939 et traductrice de Virginia Woolfen 1937, ainsi que Maurice Coindreau et Yvan Goll.

Un jeune nouveau venu est Édouard Roditi (1910-1992). Néà Paris, américain d’origine russe, il traduit Robert Frost pourWahl tout en fréquentant Breton et les surréalistes ainsi que lespeintres émigrés qu’il connaît bien. Des années 1930 aux années1970, Roditi sera un des passeurs les plus actifs entre les avant-

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L’initiative singulière de Jean Wahl dans Fontaine est pro-longée de manière plus informelle pendant l’été 1943, lors-qu’à Mount Holyoke College, où il a obtenu un poste d’en-seignant à son arrivée, il est chargé d’organiser des décadesde « Pontigny-en-Amérique » fondées une année plus tôt parune enseignante du College, Helen Patch, avec l’aide desmédiévistes français émigrés Gustave Cohen et Henri Focillon33.Pour la deuxième édition de ces rencontres, Wahl décide d’or-ganiser une session sur la poésie qui occupe, depuis son inter-nement à Drancy, la majeure partie de son travail d’écritureet de réflexion. À cette occasion, il invite deux parmi les écri-vains « modernistes » américains les plus reconnus de l’avant-garde poétique, Wallace Stevens et Marianne Moore, qui pro-posent au public international d’environ 200 personnes pré-sentes à Mount Holyoke leur conception respective d’unepoésie qui relève de l’expérience spirituelle tout en devant êtrefaite par tous. Si Wahl s’oppose à Stevens à l’occasion de cetteconférence, ce n’est pas pour défendre la supériorité de la lit-térature française, mais en raison d’une conception différentede la poésie dans ses rapports avec la philosophie, concep-tion qui aboutira à la publication de Poésie, Pensée, Perceptionen 194834. Même restreinte et éphémère, cette session de« Pontigny-en-Amérique » est venue confirmer l’intérêt nouveaude quelques intellectuels français pour la poésie « moderniste »et, plus généralement, pour la littérature américaine.

L’émigration française aux États-Unis après 1940 a doncrenouvelé certaines filières de circulations entre écrivains amé-ricains et français qui semblaient exister avant la SecondeGuerre mondiale. Les deux circuits, académique et avant-gar-diste, qui existaient en matière d’importation de littérature étran-gère depuis le tournant du siècle, sont altérés par les événe-

33. Je me permets de renvoyer à Laurent Jeanpierre, « Pontigny-en-Amérique », dans S.I.E.C.L.E, Colloque de Cerisy, 100 ans de rencontresintellectuelles de Pontigny à Cerisy, Paris, IMEC, coll. « Inventaires », 2005,p. 137-154.

2. Jean Wahl, Poésie, pensée, perception, Paris, Calmann-Lévy, 1948.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 407

avant son retour. Pour Jean Wahl aussi, l’intérêt pour la poé-sie américaine est un acte ayant une dimension politique,comme Max-Pol Fouchet le confirme d’ailleurs dans Fontaineen écrivant qu’il s’agissait, avec ce numéro, de « prouver par unacte, que la pensée française était aux côtés de ceux qui, défen-seurs de la liberté, défendaient la pensée tout court35 ». Maispour Wahl, c’est aussi une profession de foi en faveur de l’uni-versalisme de la littérature, car, philosophe, il est encore rela-tivement nouveau dans le jeu littéraire français. Dans le mondede la poésie, Wahl est un marginal et, en tant que tel, on peutpenser qu’il essaie d’accroître ses ressources en s’associant àses homologues : d’autres marginaux issus d’autres espaces lit-téraires nationaux.

Maurois et Wahl dessinent donc deux types de trajectoiresde passeurs entre littérature américaine et française pendantla Seconde Guerre mondiale. Dans le premier cas, le transna-tionalisme littéraire affiché compense un nationalisme politiquequi va avec un sentiment de supériorité de la littérature fran-çaise, sentiment lui-même confirmé par une position de forcepersonnelle dans l’espace littéraire français et international.Dans le second cas, le transnationalisme littéraire est une stra-tégie nécessaire à la résistance politique et à l’entrée dans lechamp de la littérature nationale. Dans les deux cas cependant,la situation d’exil a produit des alliances littéraires occasion-nelles car ni Wahl, ni Maurois ne poursuivront leur rôle de pas-seurs bien longtemps après 1945.

Des usages dénationalisants du transnationalisme littéraire

D’un autre côté pourtant la stratégie d’importation littérairede Wahl n’est pas seulement prise dans une logique littéraire derenforcement de sa position dans l’espace littéraire national.L’intérêt pour la poésie américaine, en particulier « moderniste »,

L’espace culturel transnational406

gardes poétiques anglaise, américaine et française. Préfacier deFitzgerald chez Gallimard en 1946, Roditi a traduit Jeunes ceri-siers garantis contre les lièvres de Breton la même année enanglais dans la petite maison d’édition de Charles-Henri Ford.Il a fait ses études en France puis en Angleterre où il a connu lespoètes du groupe d’Oxford dont Stephen Spender. Il avait publié,dès la fin des années 1920, dans Transition à Paris et TheCriterion d’Eliot à Londres, dans Les Cahiers du Sud puis, auxÉtats-Unis, dans VVV, Hémisphères et New Directions. Poète etcritique, il est aussi bien proche d’Anaïs Nin que d’André Breton,de T. S. Eliot que d’Étiemble (1909-2002), qu’il a rencontré à l’uni-versité de Chicago en 1938. Comme dans la génération précé-dente, active dans l’entre-deux-guerres, les importateurs enlangue française de littérature américaine qui sont les plusproches de la poésie « moderniste » ont donc des origines socialesinternationales. Ils ont vécu ou étudié dans plusieurs pays, maissans se tourner vers des carrières universitaires, et ils parlent plu-sieurs langues en plus de l’anglais et du français.

Stratégies d’importation

Si des ressources sociales, linguistiques et souvent littérairesaccumulées préalablement à la Seconde Guerre mondiale per-mettent ainsi de distinguer les passeurs de littérature américaineauprès du public français, elles commandent aussi des straté-gies fort différentes. Pour l’académicien André Maurois, parexemple, l’engagement plus fort, pendant la guerre, dans laréception des romanciers américains, qui coïncide aussi avecl’écriture d’une Histoire des États-Unis en 1942, permet de com-penser les effets potentiellement nuisibles d’une prise de posi-tion politique légitimiste et pétainiste à l’automne 1940 ainsique de la dénégation constante de ses origines juives pendantla période. L’intérêt accentué pendant cette période pour lalittérature américaine ainsi qu’une année passée à Alger en 1943en qualité de traducteur de l’anglais le replaceront opportu-nément dans le camp de la résistance intellectuelle française

35. Max-Pol Fouchet, « Avertissement », dans Écrivains et poètes des États-Unis (voir note 31), p. 3.

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prennent mieux en prenant en compte le contexte social et lit-téraire d’un renversement possible des rapports de force entretraditions poétiques nationales. Deux définitions de la tempo-ralité s’affrontent dans ces poèmes qui doivent être lus en miroir(annexe 4) : là où Eliot loue les temps immémoriaux existant enpuissance dans un présent qui contient à la fois passé et futur(all time is eternally present), Wahl se situe dans l’immanencedu temps historique orienté irrémédiablement, fût-ce sans espoir,vers le futur (There is a beginning and an end/And this is thenow of the no). On peut reconnaître derrière ces conceptions dutemps respectivement les rapports à l’histoire du « modernisme »et de l’avant-garde40. Classique (time future contained in timepast) et moderne (Time present and time past/Are both perhapspresent in time future) à la fois, Eliot affirme le monopole duprésent par rapport aux autres temps, comme tous ceux qui pen-sent se situer au centre de l’espace littéraire41. Wahl le luiconteste, au nom d’un futur à venir qui gît déjà dans l’histoireprésente (to say yes to this world/And to seal it with ou will). Cetteopposition poétique est sans aucun doute aussi la traductiond’une opposition politique. Wahl entrevoit (What do you meanby this dirge about time), en effet, dans la défense du présentet de l’immobilité du temps par Eliot une dénégation du tempshistorique, de la possibilité du changement et donc un certainfatalisme qui n’est peut-être pas sans rapport avec la défense dufascisme et la foi dans sa victoire. Mais le fait qu’un auteur denationalité française, professeur de philosophie à la Sorbonneavant-guerre, écrive en langue anglaise, de manière ambivalentecertes (à la fois pour louer la forme du poème d’Eliot – desquartets – et pour en dénoncer le contenu) prend surtout sasignification dans l’espace mondial des rapports de force entretraditions littéraires nationales.

La volonté d’appartenance de Wahl à la poésie d’avant-gardefrançaise l’a conduit, pendant son exil, à la nécessité avant-gar-

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manifesté par Wahl pendant la guerre mérite à ce titre d’être étu-dié plus avant à la lumière de certains poèmes inédits du phi-losophe publiés pour la première fois au début des années 1990.À l’instar d’Yvan Goll36, Wahl est en effet un des seuls écrivainsfrançais qui écrit des poèmes en langue anglaise pendant sonexil aux États-Unis. En témoigne son Four Anti-Quartets, quiforme un poème-argument contre le Four Quartets d’Eliot publiédans sa totalité à Londres en 194237. C’est probablement en com-pagnie du jeune poète juif et alsacien émigré, Claude Vigée(né en 1921), qui traduit les Quartets en français à cette période,que Wahl décide de rivaliser poétiquement avec T. S. Eliot, danssa propre langue, à la manière dont Eliot lui-même s’était appro-prié la langue française quelques décennies plus tôt lors de sonséjour à Paris. Dans le numéro de Fontaine coordonné par Wahl,il était écrit qu’Eliot avait exercé dans l’entre-deux-guerres « surla littérature américaine une influence sans égale », et qu’il occu-pait à cet égard « un rôle semblable à celui de Jacques Rivièreou de Jean Paulhan en France38 », un rôle fort estimable pourWahl par ailleurs ami de Paulhan. Pourtant, ici, dans l’espaceprivé de l’intimité créatrice en exil, l’intérêt de Wahl pour l’in-venteur présumé du « modernisme » littéraire anglo-américaindevient plus critique.

Les rares commentateurs de ces poèmes y ont vu un rejetde la langue maternelle irrémédiablement associée en 1942 àl’antisémitisme d’État et à la collaboration: expulsé d’une langue,désespéré et affaibli par l’internement en camp de concentra-tion à Drancy, Wahl aurait essayé de s’emparer d’une autrelangue, l’anglais ayant en outre été enseigné par son père pro-fesseur de lycée parisien39. Mais les poèmes de Wahl et leur dia-logue à distance avec ceux d’Eliot de la même période se com-

36. Yvan Goll, Fruit from Saturn, New York, Hémisphères Éditions, 1946.37. Jean Wahl, « Four Anti-Quartets », dans In’hui, n° 39, décembre 1992

(trad. Jacques Darras).38. « Notices biographiques », dans Écrivains et poètes des États-Unis (voir

note 31), p. 214.39. Jacques Darras, « La poésie au matin de la philosophie », dans In’Hui,

n° 39, décembre 1992.

40. Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil,1990.

41. Casanova, La République mondiale des Lettres (voir note 3), p. 127-129.

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hasard l’a fait naître en France, un papier timbré le classeAllemand. » Jolas et Goll sont en effet nés dans les années 1890en Alsace-Lorraine, ce sont des frontaliers disposés aux voyageset à la double appartenance. Figures à la fois secondaires et indis-pensables dans l’univers des revues anglo-américaines « moder-nistes » de l’entre-deux-guerres, ces protagonistes semblent déte-nir nombre de propriétés sociales communes avec ses figures lesplus réputées, comme Eliot, Joyce ou Pound.

Épilogue : la littérature « moderniste » américaineen France après 1945

Juste après 1945 et tout au long de l’après-guerre, l’intérêtdes écrivains français pour la littérature américaine ne cesse degrandir. Un tel phénomène est certainement l’effet d’une adap-tation du champ littéraire français à la montée en puissance desÉtats-Unis dans les arènes militaires, politiques et économiquesmondiales et à leur hégémonie culturelle nouvelle grandissantdans d’autres secteurs, comme le cinéma et les arts plastiques43.Pendant deux années au moins, plusieurs livres sont doncpubliés en français autour de la littérature américaine, dont ceuxde Coindreau chez Gallimard, de Brodin, de Maurois. Lesnuméros spéciaux de la revue Fontaine sur la prose et la poé-sie américaine et anglaise sont réédités. Les Temps modernes,

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diste de reconnaître l’avant-garde d’une littérature encore excen-trique, comme l’est la littérature américaine dans la « Républiquemondiale des Lettres ». Mais sa démarche exprime aussi, paral-lèlement, un hiatus, sensible dès les années 1940, entre la puis-sance économique et politique et peut-être linguistique des paysanglo-américains et leur puissance littéraire encore secondaire.Ainsi, l’intérêt privé ambivalent de Wahl pour la poésie « moder-niste » d’Eliot après 1942 est comme une réplique des contra-dictions de l’espace littéraire mondial tel qu’il peut être perçu pardes écrivains français exilés et avant-gardistes: Wahl reconnaît le« modernisme » littéraire américain et son importance au pointd’écrire avec la même langue et les mêmes procédés que lui,mais il le fait en critiquant l’esprit et le message d’un de ses poètesles plus reconnus. Dans ces conditions, la non-publication deces poèmes après la guerre et le ralliement de Wahl, même loin-tain, à l’existentialisme philosophique français (dont il était enréalité un des précurseurs avant guerre) ne sont peut-être passurprenants. Il reste que Wahl est un des émigrés français qui estallé le plus loin pendant la Seconde Guerre mondiale dans uneconception dénationalisée de l’importation de la littérature amé-ricaine et de la confrontation littéraire avec celle-ci.

Seuls Eugène Jolas et Yvan Goll, figures déjà évoquées, sontsans doute allés plus loin dans des usages dénationalisant de l’im-portation littéraire. Pour ces deux poètes et traducteurs, en effet,la position d’intermédiaires se traduit par une défense de la poé-sie multilingue et la recherche d’une langue nouvelle. Jolas esttrilingue. Dans l’entre-deux-guerres, il a écrit une « déclarationd’indépendance linguistique » et un manifeste de la « révolutiondu mot » visant à l’affranchissement vis-à-vis des contraintes syn-taxiques et sémantiques des langues existantes42. Goll, quant àlui, se définissait comme sans patrie : « Le destin l’a fait juif, le

42. Sur l’évolution de Jolas, voir Céline Mansanti, La revue Transition. LeModernisme en devenir, 1927-1938, Rennes, Presses universitaires de Rennes,2009. Sur la position d’intermédiaire de Jolas, voir Céline Mansanti, « Présencedu surréalisme dans la revue Transition (Paris, 1927-1938): Eugène Jolas entreAndré Breton et Ivan Goll », dans Mélusine, n° 26, 2006, p. 277-304.

43. Ces très brèves indications suffiraient à indiquer les différences derythmes de pénétration du « modernisme » anglo-américain dans les diffé-rents champs culturels français, en littérature et en peinture par exemple,invalidant par-là même l’hypothèse d’une hégémonie américaine uniforme,c’est-à-dire d’une influence des sphères politique et économique qui s’exer-cerait partout de la même manière dans la culture. Si New York a volé l’idéed’art moderne pendant la Seconde Guerre mondiale – selon le célèbreouvrage de Serge Guilbaut – pour ensuite dominer la peinture française eteuropéenne pendant la guerre froide et entrer sur ses marchés, il n’en va pasde même en poésie. Voir Serge Guilbaut, Comment New York a volé l’idéed’art moderne ? Expressionisme abstrait, liberté et guerre froide, Paris,Jacqueline Chambon, 1992 (1983).

« Modernisme » américain et espace littéraire français 413

semble en effet se perpétuer pendant une longue période après1945, malgré quelques signes contraires diffus (annexe 5) : lapremière traduction en 1947 par Pierre Leyris (1907-2001), chezGallimard, des poèmes d’Eliot écrits entre 1910 à 1930, ouPound voyant ses Cantos traduits en français en 1958 pour lapremière fois, à l’âge de 73 ans. La plupart des autres poètes« modernistes » américains seront découverts en France dans lesannées 1960 (Cummings traduit sous forme d’un recueil en1960, Stevens en 1963, Moore en 1964, Crane en 1965), décen-nie qui, dans ce domaine, culmine avec l’ouvrage critique uni-versitaire de Serge Fauchereau47 et la thèse de Laurette Véza,publiée en 197248. À partir des années 1970, le « modernisme »américain est donc un peu mieux reconnu comme courant lit-téraire dans l’Université française.

Comment, à la lumière de la connaissance des réseaux d’im-portateurs de littérature américaine, expliquer cette réceptiondifférée de la poésie moderniste américaine après la guerre ? Lacentralité de Paris dans l’espace littéraire mondial commence àêtre remise en cause à partir de 1945. Parallèlement, le hiatusentre la position des États-Unis dans l’espace littéraire mon-dial et leur position économique et politique s’accentue. Il s’en-suit que les relations littéraires franco-américaines sont traver-sées par des courants plus contradictoires qu’ils ne l’étaient pen-dant la période de l’entre-deux-guerres. Le séjour à Pariscontinue, par exemple, à être un passage important pour unepartie de l’avant-garde littéraire américaine désireuse de trou-ver une consécration littéraire mondiale. Mais la littérature amé-ricaine représente aussi une plus grande menace pour la litté-rature française établie qui doit lutter pour rester centrale auniveau mondial. Lorsqu’au tournant des années 1960, le sys-tème littéraire mondial tend à devenir peut-être plus « poly-centrique et pluraliste » et que décroît tendanciellement l’hé-gémonie parisienne49, une alliance moins circonstancielle que

L’espace culturel transnational412

L’Arche, Confluences, L’Arbalète mais aussi des revues un peuplus anciennes, comme Les Cahiers du Sud ou Esprit, consa-crent toutes un numéro spécial à la civilisation américaine ouà sa littérature. Le phénomène d’importation de la littératureaméricaine la plus reconnue littérairement et la moins indus-trielle ou populaire est d’ailleurs européen. Il participe aussides conséquences et des retraductions intellectuelles et cultu-relles de la guerre froide44 et il est solidaire, plus qu’il n’estopposé, de l’antiaméricanisme culturel, lui aussi en plein essordans l’après-guerre45.

Comme dans les années 1930, c’est le roman et le roman réa-liste, en particulier, qui attirent principalement les écrivains etles autres importateurs français. Sartre résumera la situation d’unmot en 1948 dans Combat : en France, « la littérature américaine,c’est la littérature Coindreau46 ». Les voyages américains deCamus, Sartre et Beauvoir, la relation transatlantique passagèrede cette dernière avec le romancier naturaliste de ChicagoNelson Algren, la continuation de l’émigration vers Paris d’écri-vains américains minoritaires dans leur pays, la publication enfrançais de certains d’entre eux, les écrivains noir américainsJames Baldwin ou Richard Wright : tous ces faits connus de l’his-toire des relations littéraires franco-américaines rappellent quecelles-ci se faisaient encore sans le « modernisme » américain.Le rendez-vous manqué entre l’avant-garde littéraire françaisede l’entre-deux-guerres et le « modernisme » américain et anglais

44. Sur les effets de la guerre froide sur les relations entre producteursculturels américains et producteurs et consommateurs français ou européens,voir Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Le Congrès pour laliberté de la culture à Paris, 1950-1975, Paris, Fayard, 1995 ; Richard Pells,Not Like Us: How Europeans Have Loved, Hated, and Transformed AmericanCulture Since World War II, New York, Basic Books, 1997 ; Frances StonorSaunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris,Denoël, 2003.

45. Sur cet antiaméricanisme et ses permanences, voir Philippe Roger,L’Ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Paris, Seuil,2002.

46. Cité dans Coindreau, Mémoires d’un traducteur (voir note 17), p. 9.

47. Serge Fauchereau, Lecture de la poésie américaine, Paris, Minuit, 1968.48. Laurette Véza, La Poésie américaine de 1910 à 1940, Paris, Didier, 1972.49. Ibid. p. 227 et p. 232.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 415

d’Édouard Roditi, de Robert Duncan et de Philip Lamantia (asso-cié aux premières lectures beat aux États-Unis) et, plus encore,la transmission de ressources sociales et artistiques qui s’effec-tue entre le collectionneur et critique Robert Lebel et son filsJean-Jacques Lebel (né en 1936), dont on connaît l’importanceen France, à côté du surréaliste Alain Jouffroy (né en 1928), dansl’introduction de la poésie et de la culture beat. Lebel, Jouffroy,Maria Jolas – l’épouse d’Eugène Jolas – ont par exemple fait,dans les années 1960, de l’American Center, au 261 boulevardRaspail à Paris, un lieu d’expérimentations artistiques et dereconnaissance de la nouvelle poésie avant-gardiste américaineet de ces courants précurseurs de l’entre-deux-guerres52. Enmai 1968, une exposition – « USA 1939-1946 : Artistes en exil »– rappela, dans ce lieu, le lien entre ces expérimentations impor-tées et l’émigration surréaliste de la Seconde Guerre mondiale :les tableaux des artistes surréalistes réalisés alors y sont expo-sés et des continuités historiques sont établies par les conser-vateurs avec l’avant-garde picturale américaine. Mais personneou presque ne visite l’exposition, le centre culturel américains’étant vidé pendant ces journées de mai et de juin53. Autre iro-nie de l’histoire : il est probable que le succès des poètes beatéclipsa pour quelques décennies encore l’importance du« modernisme » américain de Pound et d’Eliot et des autrespoètes de leur génération aux yeux du public français…

La reconnaissance et la canonisation tardives du « moder-nisme » américain en France sont dues à plusieurs facteursconjugués. Elles tiennent d’abord aux conditions sociales géné-rales de consécration de la poésie d’avant-garde : il existe tou-jours un délai important de réception des productions les plusinnovantes de ce genre par le monde éditorial et universitaire54.

L’espace culturel transnational414

celle qui eût lieu aux États-Unis pendant la Seconde Guerremondiale est devenue possible entre avant-gardes innovatriceslittéraires américaines et françaises, entre écrivains ou impor-tateurs « cosmopolites centraux » et « cosmopolites excen-triques50 ». C’est de cette manière qu’il faut interpréter l’impor-tation en France, en temps presque réel, de la Beat Generationde Burroughs, Kerouac, Ginsberg et Gysin, puisque cette intro-duction se fait en même temps que ces poètes sont installés àParis, deux générations après leurs aînés « modernistes ».

Mais cette importation rapide, sans délai ou presque, de lalittérature beat en France, n’est pas seulement le produit d’unchangement des équilibres au sein de la « République mondialedes Lettres ». Elle fut possible également parce que des agentsdisposés à cette importation rapide avaient pu être formés surle sol français. Le détour historique par les années d’émigra-tion littéraire française aux États-Unis après 1940, apparemmentinsignifiantes pour l’histoire des relations littéraires franco-amé-ricaines, permet ainsi de comprendre le succès de la beat gene-ration en France comme le lointain produit de l’alliance anté-rieure, commencée à Paris dans les années 1930 et renforcéeà New York pendant la Seconde Guerre mondiale, entre sur-réalisme et « modernisme » littéraires. Plus que les réseaux éphé-mères de Wahl, Coindreau, Brodin ou Maurois, formés aussientre 1940 et 1945, ce réseau transnational plus internationalistea perduré en effet sous une forme marginale et marginaliséeaprès la guerre. Il a sans doute formé l’embryon d’une impor-tation contre-culturelle américaine en France, parallèle à l’im-portation, plus connue des historiens, d’une culture américaineindustrielle (comme dans le cinéma ou les musiques populaires)ou académique (comme dans le roman)51. C’est ce que mon-treraient par exemple les trajectoires littéraires, après 1945,

50. Ibid. p. 143.51. Pour des études complémentaires sur les relations culturelles entre

Europe et États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, voir notamment YvesEudes, La Conquête des esprits. L’appareil d’exportation culturelle américain,Paris, Maspéro, 1982.

52. Nelcya Delanoë, L’American Center à Paris, 1934-1994. Une his-toire des avant-gardes franco-américaines, Paris, Seghers, 1994.

53. Ibid. p. 138.54. Dans le cas d’Apollinaire, voir Anna Boschetti, La Poésie partout.

Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, coll. « Liber », 2001.

« Modernisme » américain et espace littéraire français 417

d’une conjoncture d’interactions directes et plus fréquentes entreécrivains américains et importateurs français potentiels pendantla Seconde Guerre mondiale, ne permet pas seulement de mieuxcomprendre les raisons de la réception différée du « modernisme »américain en France. Elle fournit ainsi également des élémentspour une sociologie des traducteurs et des intermédiaires inter-culturels dans l’espace littéraire mondial. C’est toujours dans lesfractions d’avant-garde que les usages dénationalisants de l’im-portation littéraire sont à la fois les plus probables et les plus fré-quents. Dans ces réseaux d’importation, il apparaît que la récep-tion mondaine précède presque toujours la réception universi-taire. Au niveau du champ littéraire pris dans son ensemble cesusages antinationaux des littératures étrangères restent cepen-dant exceptionnels. Ils ont été favorisés ici par des circonstancesexceptionnelles comme l’exil. Mais ils sont passés aussi par desagents aux propriétés sociales très rares et donc sursélection-nés pour supporter les obstacles de la circulation internationaledes produits poétiques d’avant-garde. Le cas étudié ici permet,dans ce cadre, de mettre au jour l’émergence nouvelle de pro-fils d’importateurs (Jolas, Goll, Llona, Roditi) dont la socialisationpremière est d’emblée internationale et pour qui le multilin-guisme est une ressource sociale et littéraire.

On peut faire l’hypothèse que ces profils de passeurs –quoique rares – sont devenus relativement plus nombreux aufil du XXe siècle, à mesure notamment que croissait, dans l’en-semble, l’intensité des flux migratoires. Deux types de capitalinternational seraient alors à distinguer dans la réception deslittératures étrangères : l’un, formé plutôt nationalement, etl’autre, formé internationalement. L’accroissement probable dunombre d’importateurs détenteurs de ce second type de res-source tend à se traduire aussi par une autonomisation relativeplus grande de l’espace littéraire transnational par rapport auxespaces littéraires nationaux. L’existence d’interactions conti-nuées et reproduites sur trois générations dans une colonie àgéométrie variable d’écrivains et artistes des avant-gardes fran-çaise et américaine, à Paris, à New York, puis à Paris et à NewYork, entre les années 1920 et les années 1970, témoigne entre

L’espace culturel transnational416

Ce délai est ici renforcé par la différence de position de laFrance et des États-Unis dans le « système-monde » des littéra-tures, même si cette différence est remise en cause de plus enplus nettement pendant la deuxième moitié du dernier siècle àcause de la montée en puissance politique, économique, maisaussi littéraire, des États-Unis. La méconnaissance durable du« modernisme » américain en France tient enfin aux dispositionset aux stratégies sociales des individus intéressés par la litté-rature américaine. Divisée, avant 1914, entre jeunes importa-teurs au niveau scolaire élevé et à la vocation d’artiste ou d’écri-vain et importateurs « académiques » dans leur goût, mondainsdans leurs pratiques, aux origines sociales élevées et aux pro-fessions d’enseignants du secondaire, de hauts fonctionnairesou de diplomates55, la réception française des littératures étran-gères semble se subdiviser encore après cette date. Le pôle leplus littéraire et le plus vocationnel et le pôle plus académiqueet plus mondain semblent pouvoir se diviser chacun en deuxsous-ensembles, selon que les protagonistes sont plutôt écri-vains ou plutôt universitaires. En son pôle le plus « acadé-mique », le cas esquissé ici de l’importation de la littérature amé-ricaine montre qu’une différenciation s’opère entre les écrivains,les universitaires (comme Bernard Fäy ou Régis Michaud) et lesautres professions. Au pôle avant-gardiste, où la sociabilitémondaine de salon, de librairie et d’atelier est en fait aussi trèsfréquente, on voit également quelques universitaires recon-nus intervenir (comme Jean Wahl et, dans une moindre mesure,Maurice Coindreau). Cette évolution témoigne plus largementd’une montée des universitaires dans l’importation littéraire, àcôté des rentiers (ou des aristocrates et grands bourgeois actifs)comme Larbaud et des artistes ou écrivains plus ou moins héri-tiers de ressources culturelles importantes (comme Lebel dansles années 1960-1970).

L’étude microsociologique des principaux réseaux d’impor-tation de la littérature américaine en France au siècle dernier,en particulier de la poésie, couplée à l’analyse microhistorique

55. Wilfert, « Cosmopolis et l’Homme invisible » (voir note 10), p. 42-43.

L’espace culturel transnational418

autres de cette autonomisation. C’est aussi ce que veut sansdoute dire Jean Wahl, en 1943 dans la revue Fontaine d’Alger,lorsqu’il affirme en pleine guerre mondiale que « pour faireun monde aujourd’hui, il ne faut rien moins que le monde56 ».La « République mondiale des Lettres » est autrement dit nonseulement formée des milieux littéraires nationaux juxtapo-sés, mais aussi de cet espace littéraire transnational en conso-lidation, un espace tiers ou intermédiaire spécifique, où s’af-frontent peu à peu, plus que des importateurs ambassadeurs,des protagonistes de plus en plus cosmopolites.

56. Jean Wahl, « Présentation », dans Écrivains et poètes des États-Unis (voirnote 31), p. 6.

Date Événement

1905 Installation de Gertrude et Leo Stein.

1907 Edith Wharton installée à Paris.

1908 Publication de deux volumes sur Walt Whitman par LéonBazalgette.

1910 T. S. Eliot apprend le français en Sorbonne ; Ezra Poundpublie L’Esprit des littératures romanes.

1914 Lettres à l’Amazone de Natalie Clifford Barney sontpubliées par Rémy de Gourmont.

1918 Publication des œuvres choisies de Walt Whitman avec destraductions de Jules Laforgue, André Gide, Valéry Larbaud,Jean Schlumberger.

1920 Création de la librairie Shakespeare & Co par Sylvia Beach.

1921 Introduction nouvelle d’Edgar Poe par Paul Valéry.

1921 Arrivée à Paris d’Ernest Hemingway, E. E. Cummings.

1921 Thoreau est publié par Léon Balzagette.

1923 Création de La Revue européenne par Philippe Soupault.Publications pendant sept ans de Sherwood Anderson,E. E. Cummings, William Carlos Williams, etc.

1925 Séjour de William Faulkner à Paris.

1926 Régis Michaud, Panorama de la littérature américainecontemporaine.

1928 Eugène Jolas, Anthologie de la nouvelle poésie américaine.

1928 Traduction de Manhattan Transfer de John Dos Passos parMaurice-Edgar Coindreau.

1929 Traduction de Gertrude Stein par Georges Hugnet en revue

1930 Arrivée de Henry Miller à Paris.

1931 Victor Llona, Les Romanciers américains.

1932 L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway préfacé par PierreDrieu la Rochelle.

Annexe 1 – Chronologie sélective de la réceptionde la littérature « moderniste » (anglo-)américaine en France

et en langue française (1900-1940).

Date Événement

1933 Première traduction de William Faulkner (Sanctuary), parMaurice-Edgar Coindreau, préface d’André Malraux ;Traduction d’Ernest Hemingway par Maurice-EdgarCoindreau.

1934 Bernard Faÿ traduit Autobiographie d’Alice B. Toklas deGertrude Stein ; William Faulkner préfacé par ValéryLarbaud.

1936 Traduction d’Erskine Caldwell par Maurice-EdgarCoindreau, préfacé par André Maurois.

1937 Maurice-Edgar Coindreau, Le Roman régionaliste améri-cain. Esquisse d’une géographie morale et pittoresque desÉtats-Unis, préface de Pierre Brodin.

1937 Traduction de William Faulkner (Sartoris) par René N.Raimbault et Henri Delgove.

1938 Article de Jean-Paul Sartre sur John Dos Passos et WilliamFaulkner.

1939 Traduction de John Steinbeck, Des souris et des hommes,par Maurice-Edgar Coindreau, préface de Joseph Kessel.

1939 Numéro spécial de la revue Mesures sur les « lettres amé-ricaines ».

Annexe 1 – (suite)

Source : Paris/New York, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1977.

Nom Auteurs Éditeurs Fonction deintroduits principaux passage

[exemples]

Paul Valéry Edgar Poe Gallimard Préfacier /critique

André Maurois Erskine Cadwell Gallimard Préfacier

Pierre Drieu Ernest Gallimard Préfacierla Rochelle Hemingway

Philippe Soupault Sherwood La Revue Traducteur /Anderson, européenne ; Kra critiqueE. E. Cummings,William CarlosWilliams,Nathanael West,etc.

André Malraux William Faulkner Gallimard Préfacier

Joseph Kessel John Steinbeck Gallimard Préfacier

Léon Balzagette Walt Whitman ; Mercure de TraducteurHenry David France; F. RiederThoreau ;Carl Sandburg

Bernard Faÿ Gertrude Stein Stock Traducteur /universitaire

Régis Michaud Ralph Waldo Armand Colin ; Traducteur /Emerson ; Boivin (directeur critique /H. L Mencken ; de collection) anthologisteHenry DavidThoreau ;Sinclair Lewis ; Henry Adams

Eugène Jolas James Joyce Revue Transition ; Anthologiste /Kra ; Sagittaire critique /

traducteur

Victor Llona Mary Cather ; Payot ; Denoël ; Anthologist /Ambrose Bierce ; Kra traducteurSherwoodAnderson ;Louis Bromfield ;Theodore Dreiser ;Ernest Hemingway ;John Dos Passos

Annexe 2 – Importateurs (écrivains et non écrivains) de littératureaméricaine en France (1900-1940).

Nom Auteurs Éditeurs Fonction deintroduits principaux passage

[exemples]

Valéry Larbaud Samuel Butler ; La Revue Critique /William Faulkner ; européenne ; traducteur /William Carlos Kra ; Gallimard ; préfacierWiliams ; Adrienne MonnierJames Joyce

Pierre Leyris Herman Melville ; Gallimard TraducteurCharles Dickens ;T. S. Eliot ; Natha-niel Hawthorne ; Djuna Barnes ; Kenneth White ; Stephen Crane ; Edith Wharton

Maurice-Edgar John Dos Passos : Gallimard ; Traducteur /Coindreau Erskine Cadwell ; Maisonneuve critique /

John Steinbeck ; anthologisteThomas Wolfe ;Carson McCullers

René. N. William Faulkner Gallimard TraducteurRaimbault

Henri Delgove Upton Sinclair ; Renaissance TraducteurWilliam Faulkner du Livre ;

Albin Michel ;Gallimard

Annexe 2 – (suite)

Nom Auteurs introduits Éditeurs Fonction de[liste non principaux passage

exhaustive]

Maurice-Edgar John Dos Passos : Gallimard Traducteur /Coindreau Erskine Cadwell ; critique

John Steinbeck ; anthologisteThomas Wolfe ;Carson McCullers ;Truman Capote

Yvan Goll James Joyce ; Revue Traducteur /T. S. Eliot ; Hémisphères ; critiqueGertrude Stein ; Journal La VoixNathalie Clifford de France ; Barney ; AllemagneArthur Miller ; (avant 1933)Wallace Stevens ;William CarlosWilliams ; etc.

Jean Wahl Robert Frost ; Fontaine Préfacier /Adelaïde Crapsey ; traducteurWilliam CarlosWilliams ;Wallace Stevens ;Sara Teasdale ;T. S. Eliot,Conrad Aiken ;Lola Ridge ;Louise Bogan ;Horace Gregory ;E. E. Cummings ;Hart Crane ;James Laughlin IV ;Kenneth Patchen ;etc.

Marguerite Virginia Woolf ; Laffont TraductriceYourcenar Henry James

Jean Malaquais Norman Mailer Albin Michel Traducteur

Pierre Brodin Romanciers Horizons de Anthologisterégionalistes France ; Debresse

Annexe 3 – Émigration et importation. Exilés aux États-Unis importateurspendant et après la Seconde Guerre mondiale.

Nom Auteurs introduits Éditeurs Fonction de[liste non principaux passage

exhaustive]

Alain Bosquet Walt Whitman ; Stock ; Seghers Traducteur /Emily Dickinson ; anthologisteCarl Sandburg ;James Laughlin ;Conrad Aiken ;Ernest Hemingway

Édouard Roditi Francis Scott Sagittaire Traducteur /Fitzgerald critique /

préfacier

Jean-Jacques Beat Generation Denoël Traducteur /Lebel critique

Annexe 3 – (suite)

Annexe 4 – Dialogue à distance entre deux poèmes contemporainsde T. S. Eliot et Jean Wahl. Lecture en miroir et controverse poétique.

T. S. Eliot, « Burnt Norton »,dans Four Quartets, 1942.

Time present and time pastAre both perhaps present in timefutureAnd time future contained in timepast. If all time is eternally presentAll time is unredeemable.

T. S. Eliot, « East Coker », dansFour Quartets, 1942.

In my beginning is my end. InsuccessionHouses rise and fall, crumble, areextended, Are removed, destroyed, restored,or in their placeIs an open-field, or a factory, or aby-pass.

Jean Wahl, Four Anti-Quartets,1992 (années 1940)

There is a beginning and an end, And this is the now of the no,Better than praying in the wombof Westminster,Better than praying in the tomb ofthe mother,Is to say yes to this worldAnd to seal it with our willNot to be protectedNot to be redeemedNot to be deceivedNot to be healed.

Jean Wahl, Four Anti-Quartets,1992 (années 1940)

What do you mean by this dirgeabout timeEmptying it into one vague notionOf beginning which is endPresent which is pastFuture which is present?

Date Épisode

1943 Tropique du Cancer d’Arthur Miller publié à Paris.

1943 Revue Fontaine sur les Écrivains et poètes d’Amérique, diri-gée par Jean Wahl et Max-Pol Fouchet.

1944 Publication clandestine de John Steinbeck ;Publication à Londres, en langue française, d’ErnestHemingway, Pour qui sonne le glas.

1946 Maurice-Edgar Coindreau, Aperçus de la littérature améri-caine.

1947 Installation de Richard Wright.

1947 Traduction de T. S. Eliot, Poèmes 1910-1930, par PierreLeyris.

1947 Pierre Brodin, Écrivains américains du XXe siècle.

1948 James Baldwin installé à Paris.

1948 Claude-Edmonde Magny, Écrivains américains du XXe siècle.

1949 Arthur Miller adapté par Marcel Duhamel.

1950 Traductions de Norman Mailer par Jean Malaquais ; deNelson Algren ; Quatre quatuors de T. S. Eliot par PierreLeyris.

1954 Panorama de la littérature contemporaine américaine parJohn C. Brown.

1954 Saul Bellow traduit par Michel Déon.

1956 Alain Bosquet, Anthologie de la poésie américaine.

1956 Traduction de Carl Sandburg.

1958 Première traduction de Pound en ouvrage, par René Laubier.

1958 Allan Ginsberg, Gregory Corso et quelques Beat Poets àParis.

1960 Arrivée de Burroughs et de Bryon Gysin à Paris ;Publication de Jack Kerouac en français.

Annexe 5 – Chronologie sélective de la réceptionde la littérature « moderniste » (anglo-)américaine en France

et en langue française (1940-1970).

Ingrid Gilcher-Holtey

UNE RÉVOLUTION DU REGARD:BERTOLT BRECHT À PARIS, 1954-19551

Prologue

BARTHOLOMEUS I, à Ionesco : D’abord, savez-vous ce quec’est le théâtre ?

IONESCO: Euh, c’est du théâtre.

BARTHOLOMEUS II, à Ionesco : Erreur profonde.

BARTHOLOMEUS III, à Bartholoméus I et à Bartholoméus II:Mais sait-il ce qu’est la théâtralité ?

BARTHOLOMEUS I, à Bartholoméus I et à Bartholoméus II:Nous l’entendrons bien. (À Ionesco) Définissez la théâtralité.

IONESCO: La théâtralité… la théâtralité… C’est ce qui estthéâtral.

BARTHOLOMEUS I : Je m’en doutais.

BARTHOLOMEUS II : Moi aussi.

BARTHOLOMEUS III : Moi aussi.

BARTHOLOMEUS I : Je me doutais bien que sa pensée étaitviciée. (À Ionesco) Insensé, la théâtralité c’est ce qui est anti-théâtral2.

Date Épisode

1962 Traduction de Anaïs Nin.

1963 Traduction de Marianne Moore.

1964 Traduction de Wallace Stevens.

1965 Jean-Jacques Lebel, La Poésie de la Beat generation.

1966 Traduction de Thomas Pynchon.

1966 Langston Hughes, La Poésie négro-américaine.

1967 Traduction de Allen Ginsberg, Kaddish.

1968 Serge Fauchereau, Lecture de la poésie américaine.

1970 Laurette Véza, La Poésie américaine de 1910 à 1940.

Annexe 5 – (suite)

Source : Paris/New York, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1977.

1. Traduit de l’allemand par Marion Boudier.2. Eugène Ionesco, L’Impromptu de l’Alma, dans Théâtre II, Paris,

Gallimard, 1958, p. 25.