« Identité et différence dans le De Beryllo de Nicolas de Cues »

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LOUVAIN-LA-NEUVE ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN - PARIS - WALPOLE, MA ÉDITIONS PEETERS 2011 PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LIV IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE DANS L’ŒUVRE DE NICOLAS DE CUES (1401-1464) sous la direction de Hervé PASQUA

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LOUVAIN-LA-NEUVE

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE

LOUVAIN - PARIS - WALPOLE, MA

ÉDITIONS PEETERS2011

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUXTOME LIV

IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE DANS L’ŒUVRE DE NICOLAS DE CUES

(1401-1464)

sous la direction de Hervé PASQUA

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V

Chapitre I

Les métamorphoses de quelques propositions hermétiques après le de docta ignorantia (1440)

GRAZIELLA FEDERICI VESCOVINI . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Chapitre II

Essai de lecture non-duale du de coniecturis (1440-45) JEAN-MICHEL COUNET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Chapitre III

Grandeur et multiplicité : les catégories de l’altérité dans le de coniecturis (1440-45) et le de mente (1450)

CECILIA RUSCONI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

Chapitre IV

Vis vocabuli et vis mentis : identité et différence dans la concep-tion symbolique et dynamique du langage dans l’idiota de sapientia et le de mente (1450)

JOÃO MARIA ANDRÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

Chapitre V

L’infinité absolue. Immanence et transcendance de l’Absolu dans de visione dei (1453)

ANGEL LUIS GONZÁLEZ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

Chapitre VI

Regard, proportion et perspective à partir du de visione dei (1453) GIANLUCA CUOZZO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Chapitre VII

La finitude comme « manifestation » de l’identité absolue dans le de visione dei (1453)

MARÍA-JESÚS SOTO-BRUNA . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109

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214 TABLE DES MATIÈRES

Chapitre VIII

Identité et différence dans le de beryllo (1458) MAUDE CORRIERAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

Chapitre IX

Égalité, identité et répétition de l’un, dans le de aequalitate (1459) JEAN-MARIE NICOLLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

Chapitre X

L’un sans l’être dans le de principio (1459) HERVÉ PASQUA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

Chapitre XI

Identité et différence : la question de l’église chez Nicolas de Cues KLAUS REINHARDT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195

Index des noms anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207Index des noms modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

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CHAPITRE VIII

IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE DANS LE DE BERYLLO (1458)

Maude CORRIERAS

Le De Beryllo, écrit en 1458, est une œuvre pédagogique dont le but est de reprendre la thèse de la coïncidence des opposés et de la faire comprendre à tous de façon claire et concise. Il s’agit d’enseigner les règles du bien connaître à tout homme désireux de connaître véritable-ment. Pour Nicolas de Cues, connaître, c’est encore comme pour Aris-tote, connaître les causes, mais là où il y avait plusieurs causes, ne se trouve plus qu’une cause unique pour toutes les choses créées. De fait, connaître les choses naturelles revient à s’élever à la connaissance du premier principe unique. La question de l’identité et de la différence, omniprésente, s’applique ici à plusieurs niveaux : au niveau de ce qui peut être connu, l’annonce d’une méthode unique – celle du béryl1 – appliquée à toutes choses suppose d’emblée que quel que soit l’objet soumis à notre connaissance, il est susceptible d’être connu de la même façon. La diversité de ce qui s’offre à la connaissance humaine se rap-porte en effet à une recherche unique : celle de la cause, qui est cause unique. Dès lors, si chaque chose a un principe commun, comment jus-tifier en retour la diversité des choses dans l’être ? Qu’est-ce que cette différence qui se donne comme telle dans l’être, dans la finitude, et qui est, en fait, une différence qui n’en est pas une tout en en étant une ? Il s’agira donc d’abord de réfléchir sur l’axiome posé par Nicolas de Cues : « tout ce qui est est d’une autre façon en ce qui est autre qu’en soi », où l’unité déployée dans la pluralité du fini apparaît un mode d’expression de celle-ci.

Mais d’autre part, on lit que le principe Un est tout entier dans ce qu’il exprime, dans chacune des entités qui l’expriment. L’Un pur étant par nature indivisible et incommunicable, comment peut-il être à la fois indivisible et chaque fois tout entier dans chaque diversité exprimée ?

1 Le béryl est une pierre transparente, à travers laquelle se produit un effet grossissant. E. Vansteenberghe traduit par “loupe”, M. de Gandillac par “bésicle”. Nous avons pris le parti de ne pas traduire le mot lui laissant ainsi son sens originel.

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Comment l’Un identique peut-il être tout entier le même plusieurs fois sans perdre de son unité ?

Enfin, unité et diversité sont intrinsèquement liées dans l’Un pur en tant que modalité du principe premier qui est à la fois un et trois, uni-trine. Comment comprendre cette relation au sein de l’Identité pure ?

Le De Beryllo n’entend pas vraiment donner des explications à ces questions, car toute connaissance véritable ne peut être que vue par l’in-tellect, la raison des choses nous échappant. Il entend montrer par l’exemple comment on peut aboutir à cette conclusion que tout peut être cherché au moyen du béryl, qui permet de trouver le principe de chaque chose en mettant en rapport le minimum de chaque chose avec son maximum. Il cherche donc davantage à montrer la vérité. En effet, l’unité dont les choses diverses procède peut être vue dans une vision intellectuelle où toutes les différences se rejoignent malgré leurs opposi-tions dans une coïncidence, faisant signe vers l’unité première cause de toutes choses. C’est l’objet du De beryllo que de montrer comment, à travers l’image d’une pierre à la fois concave et convexe, on peut s’éle-ver à une vision du principe premier de chaque chose, et que pour toutes choses la méthode est la même.

La diversité apparaît donc comme ce sans quoi nous ne pourrions nous tourner vers le principe, et de fait, ce sans quoi nous ne pourrions connaître véritablement.

Unité première et diversité du fini apparaissent indissociables dans le mécanisme de la connaissance. Il faut à cela ajouter un même rapport différences/identité entre les différentes « substantiae cognoscitivae » (entre leurs différentes perceptions des choses, leurs différents points de vue) et la vérité une, en lesquelles tous les points de vue singuliers se retrouvent.

Finalement, différences et unité apparaissent comme diverses modali-tés d’être que nous étudierons ainsi :

1. Être en soi et être en l’autre que soi / Le rapport entre le premier principe unique et les réalités dans l’être, d’après le paragraphe 5 du De Beryllo

2. Dans l’altérité, les choses finies sont à la fois ce qu’elles sont et ce qu’elles ne sont pas / Le rapport entre les choses et la notion de species dans le De Beryllo. Être intégralement identique à soi tout en étant pré-sent dans chacune des réalités créées : présence de l’identité absolue dans chaque étant particulier.

3. Être trois et un à la fois et être identique à soi-même : l’unitrinité du principe comme modalité d’être du premier principe. Coïncidence des

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opposés en Dieu et identité à soi. L’antédualité du principe comme mode d’être de l’Identité absolue.

I « Tout ce qui est est d’une autre façon en ce qui est autre qu’en

soi » (§ 5) : les différences comme modes singuliers d’expression

de l’unité une. Qu’est-ce qu’être en soi ou être identique à soi ?

Connaître une chose, est-ce connaître sa quiddité ?

La question de la quiddité des choses ou être en soi en l’autre. Être soi dans l’être n’est pas être en soi, car cela est sortir de soi. La manifesta-tion (ou l’explication) de soi dans l’être éloigne le soi de l’être en soi. L’identité de chaque chose à soi-même renvoie à un autre-que-la-chose qui est pourtant son principe, c’est-à-dire identique à elle avant son expression dans l’être. Les choses sont ce qu’elles sont parce que celui qui les a faites les a voulues ainsi. (§49-53) L’écart ou la différence entre la chose-en-soi et la chose-dans-l’être manifeste la différence incom-mensurable entre être Un-pur qui exprime une Identité pure à soi-même (identité ici anteduale) et un-dans-l’être.

Ce second axiome se place dans la lignée d’Augustin, quand celui-ci écrit dans les Confessiones2 : « et omnia vera sunt in quantum sunt ; nec quidquam est falsitas nisi cum putatur esse quod non est ».

Dans ce petit paragraphe, Nicolas de Cues décrit deux modes de manifestation de l’être : soit l’être est en soi, soit l’être est en l’autre. Être en soi, cela signifie être « ut in suo vero esse ». L’être est d’autant plus vrai qu’il est en soi. On retrouve ici la proposition aristotélicienne liant être et vérité en Métaphysique II, 1, 993b30 : « Ainsi autant une chose a d’être, autant elle a de vérité. » D’un autre côté, être dans l’autre, cela signifie être « ut in suo esse verisimili », par similitude à son être-en-soi. Tout ce qui n’est pas en soi ne sera donc connu que comme image de son être en soi. Nicolas de Cues ne développe pas davantage cette assertion, qu’on trouve déjà dans le traité De filiatione Dei : « cum omne exsistens in alio aliter quam in se necesse sit3 ». En effet, le Chaud en soi par exemple est différent du chaud ressenti par les sens. Ce qui est connu par les sens est vrai mais sous un certain rapport : celui du rapport à la chose, à l’autre. Ce rapport à la chose, qui fait sortir de l’en soi vers

2 Cf. Confessiones, VII, 15.21.3 Cf. De filiatione Dei, 54 : « […] puisque tout ce qui existe en l’autre est nécessaire-

ment autre qu’en soi ». Pour une définition cusaine du vrai et du vraisemblable, on pourra se reporter au traité De venatione sapientiae, XXXVI, 106 plus tardif.

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l’autre-que-l’en-soi, est défini comme vraisemblance ou similitude, dans la mesure où il exprime un rapport différent à l’être. Le Chaud est diffé-remment dans son principe que dans les choses.

Par la distinction de ces deux modes d’être, en soi et en l’autre, Nico-las de Cues poursuit ce qu’il avait annoncé dans son premier axiome : les substances connaissantes ne peuvent voir le premier principe que dans la création, à savoir en images. Cette vision à travers la création ne peut donc être qu’une vision de la similitude ou du vraisemblable. C’est par ce mode et uniquement par celui-là « mode par lequel elles peuvent atteindre » la vision du principe.

Toute connaissance se fait au moyen de la similitude, à tous les « niveaux » de la connaissance. Au niveau de la connaissance sensible, le sensible est lui-même appréhendé par les sens sous sa forme sensible ou similitude – et non en soi –, de même que les sens se trouvent eux-mêmes dans le sensible au moyen de leur forme sensitive. Et il en est ainsi à tous les étages de la connaissance4. On retrouve ici l’idée sous-jacente du dialogue De Mente que l’esprit est « vis assimilativa5 ». La vérité connue n’est plus tout à fait cette identité aristotélicienne entre le pouvoir de connaître et ce qui est connu6 dans la mesure où l’identité

4 Sur le « mécanisme » de la connaissance, qui fait passer de la connaissance sensible à la connaissance intelligible, au moyen de la raison, puis à la connaissance divine, on se reportera aux développements explicatifs du livre XVI, seconde partie, du traité De Coniecturis, et notamment le paragraphe 157, plus précisément les lignes 12-28, dans lequel Nicolas de Cues décrit comment le sensible, saisi de façon confuse par les sens, « s’élève » vers l’intellect, qui lui-même « descend » dans le sensible au moyen de la raison pour former et distinguer la sensation. L’intellect est ce qui appréhende en acte (actualiter) le sensible, d’où le fait qu’il soit lui-même en acte le sensible dans le monde sensible ; Sur ce qu’il faut entendre par « vrai » aux différents « moments » de la connaissance, cf. plus particulièrement § 167 : « Nam in ratione verus est secundum rationem, in imaginatione secundum imaginationem, in sensu secundum sensum » de même que l’intellect s’élève du vrai à la vérité éternelle et infinie au moyen de l’unité divine qui descend en lui et à laquelle il s’élève, au-delà de la compréhension purement « humaine » (« humaniter ») (l.18-26).

5 Cf. VII §99 l7 : « Divina mens est vis entificativa, nostra mens est vis assimila-tiva » : L’esprit divin est une force créatrice d’être [« entificatrice »], notre esprit est une force assimilative » ; Ibid., VII §100, l.1-4 : « Mens est adeo assimilativa quod in visu se assimilat visibilibus, in auditu audibilibus, in gustu gustabilibus, in odoratu odorabilibus, in tactu tangibilibus et in sensu sensibilibus, in imaginatione imaginabilibus, in ratione rationabilibus. » : « L’esprit est à ce point assimilatif qu’il s’assimile aux choses visibles dans la vue, aux choses audibles dans l’audition, aux choses qui peuvent être goûtées dans le goût, aux choses qui peuvent être senties dans l’odorat, aux choses qui peuvent être touchées dans le toucher, et aux choses sensibles dans les sens, aux choses imagi-nables dans l’imagination, aux choses rationnelles dans la raison. »

6 Cf. Aristote, Métaphysique, L (XII) 7, 1072b 19- 26, AL, trad. Moerbeke p. 258-259: « Intelligentia autem que secundum se eius quod secundum se optimum, et que

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change de sens. Elle n’est pas identité absolue mais assimilation entre l’esprit et ce qu’il connaît par similitude. Les choses se donnent à l’es-prit dans la similitude de leur être vrai et l’esprit à son tour est tout entier dans ce qu’il connaît selon le mode d’être qui correspond à ce qu’il connaît : il connaît le sensible selon le mode sensible, l’intelligible selon le mode intelligible et l’intelligentiel selon le mode de l’intelligence7. Le pouvoir de connaître de l’esprit s’adapte à la nature de ce qu’il doit connaître. Il met en jeu ses moyens de connaissances sensibles pour connaître le sensible, intelligibles pour connaître l’intelligible, et « intel-ligentiels » pour connaître l’ « intelligentiel ».

Dès lors, la quiddité des choses qui fait que chaque chose est ce qu’elle est se trouve non pas dans les choses mais dans l’intention de celui qui crée. Elle se trouve ailleurs et en même temps, cet ailleurs est ce qui la fonde, c’est-à-dire son principe. « Tout ce qui est est d’une autre façon en ce qui est autre qu’en soi ». Il est toujours le même mais sous un mode d’apparition différent, sous une expression différente de lui-même (de son « en soi ») car sous le mode fini par lequel les subs-tances connaissantes peuvent apprendre à le connaître (« modo quo capere possint »).

À la fin du livre Z de la Métaphysique d’Aristote, que Nicolas de Cues analyse plus particulièrement aux paragraphes 49 à 53 du De Beryllo, la question de la substance n’est pas résolue : l’étant véritable n’est pas l’universel, comme le pensait Platon, car il ne peut expliquer le devenir de l’être, ni le particulier, susceptible de devenir8 !

maxime eius quod maxime. Ipsum autem intelligit intellectus secundum transumptionem intelligibilis ; Intelligibilis enim fit attingens et intelligens, quare idem intellectus et intel-ligibile. Susceptiuum enim intelligibilis et substantie intellectus ; actuatur autem habens.[…] » ; trad. Tricot T2 p.175 : « L’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelli-gible, car elle devient elle-même intelligible, en entrant en contact avec son objet et en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre l’intelligence et l’intelligible, car le réceptacle de l’intelligible et de l’essence, c’est l’intelligence, et l’intelligence en acte est la posses-sion de l’intelligible.[…] »

7 Cf. De Coniecturis, I, C, §15 : L’esprit embrasse toutes choses soit divinement, soit intellectuellement, soit animalement, soit corporellement : « Divine quidem, hoc est prout res est veritas ; intellectualiter, hoc est ut res non est veritas, sed vere ; animaliter, hoc est ut res est verisimiliter ; corporaliter vero etiam verisimilitudinem exit et confusionem subintrat. » : « Divinement, c’est-à-dire de telle sorte que la chose est la vérité ; intellec-tuellement, c’est-à-dire que la chose n’est pas la vérité mais qu’elle est sous le mode de la vérité ; animalementt, c’est-à-dire que la chose est vraisemblable ; et dans la saisie corporelle, on sort de la similitude, et on entre dans le domaine de la confusion. »

8 Cf. Nicolaus Cusanus, p.117-118, où K. Flasch montre que Nicolas de Cues ne s’intéresse pas ici au livre XII de la Métaphysique, qui apporte la solution aux apories du livre Z (VII) : « Mit der Annahme eines solchen Wesens, also einer philosophischen Got-theit wie sie das XII. Buch der Metaphysik behandelt, käme die Frage, nach dem Sein des

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Si Aristote n’a pas trouvé ce qu’est la quiddité, c’est qu’il n’a pas cherché dans la bonne direction. Et pourtant, il avait cherché partout, « sursum deorsumque », lit-on au paragraphe 48. La quiddité des choses ne se trouve pas vraiment dans les choses elles-mêmes, mais dans l’in-tention de celui qui les a faites. La seule chose que l’homme puisse connaître des choses, pour le Cusain, c’est qu’elles sont ce qu’elles sont parce que celui qui les a faites les a voulues ainsi. Nicolas de Cues illustre cette vérité par l’exemple du prince en qui se trouve la raison des choses de l’État : la raison pour laquelle un setier est un setier vient de ce que le prince a établi que le setier devait être tel. Quant à la véritable raison, celle du pourquoi , échappant à la connaissance de tous ceux qui n’ont pas fait/établi la chose, cette question est « insensée » car elle ren-voie à l’intention du créateur : « nulla est ratio nisi quia sic voluit qui fecit9 ». La quiddité se trouve dans la volonté de faire de celui qui fait10.

Que faut-il entendre par « volonté » ici ? On lit : « […] voluntas crea-toris [est] ultima essendi ratio [est] que ipse deus creator simplex intel-lectus, qui per se creat, ita quod voluntas non [est] nisi intellectus seu ratio, immo fons rationum […]11 » : la volonté doit donc s’entendre, en Dieu, comme l’intellect, la raison, ou source des raisons. On retrouve ici l’enseignement du premier axiome, selon lequel le premier principe un est l’intellect, par lequel toutes les choses viennent à l’être, de façon à ce qu’il puisse être connu par elles. La volonté du créateur se manifeste dans la création, qui est la manifestation de la volonté du principe d’être

Seienden zum Abschluß. Cusanus kannte diesen Zusammenhang der Substanzbücher mit der philosophischen Theologie des Aristoteles. Aber er beschreibt die Aristotelische Erör-terung der ousia, als stehe sie für sich und laufe ins Leere. Auch das läßt sich begründen, denn Aristoteles verweist nicht auf die entgültige Lösung; das VII. Buch bleibt eine Untersuchung mit negative Ergebnis, das Cusanus referiert […] Cusanus resümiert: Aristoteles untersuche bei der Frage nach dem Seienden als Substanz alle denkbaren Möglichkeiten, komme aber zu keinem Ergebnis. Er argumentiere äußerst scharfsinning, könne aber seine Frage nicht lösen. Cusanus machte keinen Versuch die Aporetik des VII. Buches der Metaphysik im Lichte der philosophischen Theologie des XII. Buches zu lesen. Er nahm das VII. Buch isoliert und stellete fest, Aristoteles sei geschreitet. Das Bild, das Cusanus vom Aristoteles der Substanzbücher nicht ohne eine gewisse Herablassung zeichnet, ist nicht das eines Weisen, sondern das eines ratlos Umherrennenden, der aller-lei Versuche macht, aber immer sein Ziel verfehlt.

9 Cf. De Beryllo §51 : « […] il n’y a aucune raison si ce n’est que c’est ainsi que les a voulus celui qui les a faits. »

10 Le mot « voluntas » revient quatre fois dans la dernière phrase du paragraphe 51, l. 15 à 22.

11 Cf. Ibid. § 51, l.17-21 : « […] la volonté du créateur est l’ultime raison d’être et que Dieu-créateur lui-même est l’intellect simple, qui se crée par soi, de sorte que la volonté n’est rien d’autre que l’intellect ou la raison, ou plutôt la source des raisons […]. »

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vu pour pouvoir être glorifié. Dans toutes choses, il faut pouvoir s’élever à leur principe, or toutes les choses n’ont de raison d’être qu’en celui qui les a créées : Dieu pour les créatures naturelles, la mens humana pour les créations humaines (l’art, les mathématiques, le discours12), le prince pour l’établissement de la monarchie. Toutes les « créations » renvoient à leur créateur, et il serait vain, voire absurde, de chercher la quiddité, qui est la raison d’être des choses, leur essence véritable, ailleurs (« aliunde »). La recherche de la vérité des choses ne doit plus se faire uniquement dans le composé entre une forme et une matière, ou entre une Idée et une matière, comme ce qui serait la quiddité réelle de la chose, mais elle doit plutôt être faite comme une première étape ren-voyant au principe premier ou intention du créateur. Car en elles-mêmes, elles n’ont pas d’être vrai, elles ne sont que similitudes, comme le rap-pelle le second axiome. Leur être vrai ne peut se trouver dans la confi-guration ou disposition d’une forme dans une matière, car si cette confi-guration est causée par leur principe, elle n’est qu’une similitude de celui-ci, et y renvoie comme à son être véritable. Les créatures n’ont pas d’existence sans ce principe qui les cause et veut les créer, elles ne sont pas par elles mêmes mais par et pour leur créateur. Elles ne subsiste-raient pas sans lui. D’où la nécessité de rechercher inlassablement en chaque chose ce principe créateur, cette intention.

Cette recherche se fait par « abstraction », « simplification ». Que faut-il entendre par là ? Le paragraphe 53 développe la méthode par laquelle le chercheur attentif pourrait atteindre la quiddité : « De même, lorsque, à l’aide de nos sens, nous saisissons les formes sensibles, nous simpli-fions celles-ci autant que l’on puisse le faire, afin de voir avec notre intellect la quiddité d’une chose. Or, simplifier les formes [sensibles], c’est faire abstraction de leurs accidents corruptibles, qui ne peuvent être la quiddité, afin de parvenir à l’intention de l’intellect-créateur en discou-rant avec des images plus subtiles, comme dans un discours prononcé ou dans des écrits, en sachant que la quiddité de cette chose, qui est conte-nue dans ces signes et figures de la chose sensible comme dans des écrits

12 Cf. De Beryllo §54 : « Apprehensa igitur intentione, quae est quiditas verbi, habe-mus « quod erat esse ». Nam « quod erat esse » apud intellectum est in intentione appre-hensum, sicut in perfecta domo est intentio aedificatoris apprehensa, quae erat apud eius intellectum » « Donc, [dans des écrits ou dans un discours oral] une fois l’intention, qui est la quiddité du verbe, appréhendée, nous obtenons la quiddité. Car la quiddité [qui se trouve dans l’intellect] est appréhendée dans l’intention, de même que dans une maison parfaite est appréhendée l’intention de l’architecte, intention qui était dans l’intellect de celui-ci. »

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ou un discours oral, est l’intention de l’intellect, de sorte que le sensible est comme le Verbe du créateur, dans lequel est contenue l’intention de celui-ci, intention par laquelle, une fois qu’elle est appréhendée, nous connaissons la quiddité, et nous pouvons nous reposer. […] »

Aristote eut raison de ne pas chercher la quiddité des choses dans leurs accidents corruptibles, puisque la quiddité ne peut se définir que comme quelque chose d’incorruptible, qui reste. La comparaison avec notre connaissance sensible doit montrer que, au contact sensible des choses, l’esprit humain commence le processus de connaissance des choses censé le mener vers la quiddité de ces choses. Les sens donnent les choses sous leur aspect (forme) sensible, dans la diversité de leurs appa-ritions, la raison les ordonne, l’intellect les simplifie par abstraction, et leur donne par là un être13 qui n’est pas identité absolue à cet être mais une similitude y renvoyant. L’abstraction permet à l’intellect de com-prendre les choses comme des signes, des figures, renvoyant à ce dont elles sont le signe ou la figure. Dans un discours ou dans un écrit, c’est l’intention de celui qui parle – ou de celui qui écrit – qui est saisie à travers l’assemblage de mots, et non l’assemblage de mots lui-même. Cet assemblage n’a de sens que parce qu’il permet à la mens humana de saisir l’intention de celui qui parle ou qui écrit dans les choses dites ou écrites. Il en est de même pour les choses sensibles, qui apparaissent comme des signes du Verbe créateur. Le monde est un livre destiné à être lu pour comprendre l’intention de celui qui l’a écrit. L’abstraction permet à l’intellect de s’élever au-delà de la confusion des données immédiates du sensible, et de parvenir à un être plus vrai, car plus simple, des choses14. Mais cet être plus vrai dans l’intellect n’en reste pas moins encore une similitude faisant signe vers la Vérité ou la quiddité la plus

13 Cf. Nicolas de Cues, De Docta Ignorantia II, 6, §125 : « Intellectus tamen facit ea extra res per abstractionem esse. Quae quidem abstractio est ens rationis, quoniam abso-lutum esse eis convenire non potest. » : « Cependant, au moyen de l’abstraction, l’intel-lect leur donne un être en dehors des choses. Et cette abstraction est l’étant de raison, puisque l’être absolu ne peut leur convenir. »

14 La méthode de l’abstraction n’est pas neuve. On se reportera à l’analyse de P. Hadot dans son livre Exercices spirituels et philosophie antique, p.240-244, où l’auteur écrit, par exemple, pp. 240-241 : « Cette méthode de séparation et de retranchement, c’est précisé-ment l’abstraction […] Cette abstraction est un véritable mode de connaissance. […] Dans cette analyse, on remonte donc du complexe au simple et de la réalité visible, – le corps physique – aux réalités invisibles et purement pensées qui fondent sa réalité. […] Cette méthode permet de s’élever d’un plan ontologique inférieur aux plans ontologiques supérieurs, en progression hiérarchique. » Hadot indique clairement la forte présence de cette méthode depuis Platon chez les penseurs des premiers siècles après Jésus-Christ jusqu’à Plotin.

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parfaite des choses, à savoir l’intention de Dieu. À chaque étape de la connaissance, la chose est saisie dans son « esse verissimile ».

La recherche aristotélicienne de la quiddité de chaque chose était vouée à l’échec, parce qu’il avait méconnu cette vérité, et cherché dans les choses mêmes leur quiddité véritable, ou du moins dans la matière, la forme et le composé des deux, entendus comme principes opposés par Aristote. Pour Aristote, la quiddité est ce que chaque être est dit être par soi, c’est-à-dire sans laquelle l’être n’existe plus15. Cela n’est pas faux, mais il faut l’entendre dans un autre sens. Chaque être est dit être tel en raison de l’intention de l’intellect fondateur, et non par la chose elle-même, qui n’est qu’une configuration sensible d’un principe indivisible. La Vérité n’est dans les choses mêmes, dans leur matière, dans leur forme, et dans le composé entre les deux, que sous le mode de la finitude, car « tout ce qui est est d’une autre façon en ce qui est autre qu’en soi » et l’en soi des choses, leur quiddité, se trouve ailleurs, dans leur principe fondateur. Cependant, cet « ailleurs » dans lequel il faut chercher la quid-dité des choses indique une direction de recherche, et non pas un lieu. Ce lieu, c’est l’intellect de celui qui crée, Dieu ou homme selon ce qui est créé, certes. Mais le principe des choses, s’il n’est pas ces choses, se trouve pourtant tout entier dans ses principiés, comme l’indique l’exemple géométrique sur les speciebus16 qui développe et condense toute la réflexion de Nicolas de Cues à ce sujet. C’est le second point que nous aborderons. De fait, si tout doit renvoyer à l’intention d’un intellect fon-dateur, l’étude des choses, aussi bien au niveau physique (science des choses naturelles), ontologique (science de l’être en tant qu’être) que mathématique (science des êtres rationnels créés par l’esprit humain), devient la recherche du principe créateur de ces choses. C’est, finalement, moins l’étude des choses elles-mêmes qui importe que l’étude de la façon dont on atteint le principe, même si la vision du principe est le stade ultime des différents degrés de la connaissance. Le « quid quod erat esse » aristotélicien, que Nicolas de Cues écrit « quod erat esse », désigne aussi chez le Cusain « hoc per quod aliquid habet esse quid » selon la définition

15 Cf. Aristote, Métaphysique Z (VII), 4, 1029b13 : « Et primo dicemus quedam de eo logice, quid est quod quid erat esse unumquodque quod dicitur secundum se. » ; trad. Tricot T1 p. 245: « Faisons d’abord quelques remarques dialectiques, et disons que la quiddité de chaque être, c’est ce que chaque être est dit par soi. »

16 Cf. dans cette présentation au traité De Beryllo, II, B, 4 pour l’analyse développée de l’exemple géométrique sur les formes, où il est question des formes (au sens de spe-cies), de la quiddité et de la présence du principe dans ses principiés.

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apportée par Thomas d’Aquin17, mais ce par lequel quelque chose a son être véritable est le principe premier un et indivisible de toutes choses, dans son intention, sa volonté de créér. La volonté créatrice, ou intention, comme raison d’être des choses, tel est ce qu’Aristote n’a pu atteindre, en cherchant dans les choses mêmes les principes de leur être.

La différence entre être en soi et être en l’autre recoupe finalement la différence entre la vérité absolue en tant qu’adéquation complète entre le sujet et l’objet recherché – qui ne se trouve qu’en Dieu – et les vérités conjecturales que la mens humana peut rendre de plus en plus précises en recherchant selon la méthode du béryl.

Cependant, si être en soi et être en l’autre sont deux modes d’être qui permettent de saisir le rapport entre l’Unité pure et les réalités créées, ces deux modes d’être sont-il exclusifs ? Peut-on être en soi dans la similitude, dans l’altérité ? Nous nous attacherons maintenant aux rap-ports horizontaux si l’on peut dire de la notion d’identité à soi de l’étant et à celle de sa différence par rapport aux autres multiples, c’est-à-dire à la notion de la singularité. Qu’est-ce qui fait que des choses qui ont un même principe unique peuvent être différentes entre elles ?

II Les formes (species), configurations multiples d’une forme unique

(§58-62 DB) : identité à soi (singularité) et identité/différences

aux autres (identité ou différences des choses entre elles) à tra-

vers la notion de forme. Être un parmi les autres multiples.

Avant d’examiner les rapports horizontaux entre les divers étants et leurs différences, par l’examen du processus selon lequel une forme est constituée en tant que forme déterminée, il faut d’abord s’interroger sur une caractéristique fondamentale du principe : le principe se trouve inté-gralement dans chaque forme de manière enroulée ou compliquée. Qu’est-ce que cet être intégralement, cet être en soi en l’autre, en chaque autre ? En effet, si connaître, c’est s’élever au principe de toutes choses, et si le principe premier est unique et indivisible, le même principe doit être présent dans des choses tout à fait dissemblables.

17 Cf. Thomas d’Aquin, De Ente et Essentia, trad. Cyrille Michon, in Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiberg. L’être et l’essence – Le vocabulaire médiéval de l’ontologie, Chap.I §3 : «et hoc etiam quod Philosophus frequenter nominat quod quid erat esse, id est hoc per quod aliquid habet esse quid. » : « et c’est aussi ce que le Philosophe appelle fréquemment le ce que c’est d’être quelque chose, c’est-à-dire ce par quoi quelque chose a d’être un quelque chose. »

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Comment le principe peut-il se trouver intégralement dans chaque forme, aussi diverses soient-elles ? Ou encore : comment l’un peut-il se retrouver identique, inchangé, tel qu’il est en-soi, dans plusieurs formes ? Au paragraphe 58, Nicolas de Cues prend l’image d’un visage qui se reflète dans plusieurs miroirs pour tout de suite dire que l’intellect ne se trouve pas dans les choses de cette façon : « […] quomodo hoc accipi possit, scilicet ipsum intellectum in omni specie resplendere, non enim modo quo una facies in multis speculis, sed ut una infinita magnitudo in variis finitis magnitudinis, et in qualibet totaliter. Dico autem hoc me sic concipere omnem speciem finitam esse uti triangulus quoas superficiales magnitudines18. » Dans les miroirs, l’image du visage serait certes tou-jours celle d’un visage unique, et on aurait une multiplicité de points de vue sur le même principe. Cependant, cet exemple supposerait que l’image du visage soit chaque fois un peu tronquée dans ses reflets, en fonction du point de vue selon lequel le miroir renvoie l’image. Cette unité du visage serait une unité incomplète, divisée, en chaque image reflétée d’elle-même. C’est pourquoi le rapport n’est pas un rapport entre l’unité d’ordre numérique et la pluralité que les miroirs peuvent renvoyer d’elle. Il s’agit ici d’une unité infinie qui doit se trouver dans une pluralité finie. Le rapport ne se fait pas entre une quantité et d’autres quantités, entre semblable et semblables, mais entre une unité indivisible non quantitative et sa présence dans la quantité, entre l’Un et ses images. Le rapport concerne la relation entre un principe et ses principiés. Si l’on veut conserver l’image du miroir pour définir cette relation entre le prin-cipe et ses principiés, ce n’est donc pas tant à cet exemple déjà présent dans le traité De Docta Ignorantia19 qu’il faut se référer, mais plutôt à celui du principe entendu comme « miroir vivant », que l’on trouve au chapitre XV du traité De Visione Dei. Ce ne sont plus des miroirs finis qui renvoient l’image d’un visage fini ici, mais le principe lui-même qui est mis en rapport avec ses créatures lorsque celles-ci cherchent à lui

18 Cf. §58 « […] cela ne se fait pas de la façon dont un visage unique se reflète dans plusieurs miroirs, mais comme une grandeur infinie se reflète dans différentes grandeurs finies et [apparaît] intégralement dans chacune. Or je dis que je conçois cela de telle façon que toute forme finie est comme un triangle en rapport aux grandeurs de surface [du triangle]. »

19 Cf. De Docta Ignorantia, II, 2, §102 : « […] nec ut plura specula eandem faciem diversimode, cum non sit esse creaturae ante ab-esse, cum sit ipsum, sicut speculum ante est speculum quam imaginem faciei recipiat. » : «non pas de la façon dont plusieurs miroirs renvoient diversement un même visage, puisque l’être de la créature n’est pas antérieur à l’être-dépendant, puisque il est lui-même un être-dépendant, de même que le miroir est un miroir avant de recevoir l’ image du visage. »

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donner leur forme pour le comprendre. Le miroir vivant renvoie aux créatures une image de lui-même qui est identité exacte de toutes les formes, et que les créatures saisissent en regardant à travers lui. Quand il se regarde à travers ce miroir, le principié ne voit pas une image de lui-même mais la réalité dont lui-même n’est qu’une image. En cher-chant dans le miroir une image de lui-même, le principié découvre que ce qu’il croit donner lui-même au miroir (sa forme) vient au contraire du miroir. Ce miroir vivant, en tant que forme des formes, est saisi en tant que donnant sa forme à celui qui le regarde. Le rapport entre la réalité et l’image est alors inversé : à la différence du phénomène de réfraction dans un miroir matériel, la réflexion en Dieu transforme celui qui se réfléchit en image de la forme réfléchissante. C’est donc en le fixant pour essayer de lui donner notre forme que la mens humana peut saisir que c’est lui qui lui donne sa forme. La saisie de la vérité du principe (en tant que forme des formes) se fait par une élévation du principié au prin-cipe au moyen de la vision. À partir d’une image, le Cusain veut montrer que l’homme peut connaître le principe de toutes les formes, qui est forme des formes, antérieur à toute forme particulière, et identique à elle dans son principe. Plutôt que l’image du miroir, Nicolas de Cues privi-légie ici une autre analogie.

La façon dont le principe se trouve dans ses principiés se fait plutôt à la manière d’un rapport de grandeur (magnitudo). On retrouve la défini-tion anselmienne de Dieu en rapport à la grandeur, complétée par Nico-las de Cues : le principe est « aliquid quo maius [et minus] nihil cogitari potest », tel qu’il n’y a rien qui puisse être pensé de plus grand et de plus petit en même temps. C’est ce qui garantit la meilleure définition du principe, si tant est qu’on puisse le définir. Cependant, cette grandeur dont il est question pour l’infini n’est pas la grandeur quantitative, puisque du principe au principié il ne peut y avoir de proportion. La grandeur du principe, indivisibilité maximale, est grande sans quantité20. C’est parce que l’intellect humain ne peut se passer de l’imagination qu’il doit s’appuyer sur des images « quantitatives » de cette grandeur sans quantité. Dans la forme finie, l’infini se reflète intégralement en rapport à la grandeur sans quantité qui précède toute quantité. Ce n’est que dans le cadre d’une antériorité constitutive que l’on peut comprendre un tel rapport de grandeur. Le triangle en est l’exemple le plus significa-tif dans la mesure où tout triangle, quel qu’il soit, possède trois angles

20 Cf. §61. On se reportera également au traité De li non aliud, § 28-29, où la quantité est définie comme le reflet de la grandeur dans son image de quantité.

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égaux à deux angles droits, et que deux angles droits ne sont pas plus grands ni plus petits que l’angle maximal en même temps que minimal, c’est-à-dire que le triangle comprend en lui-même, ou reflète, l’angle maximal en même temps que minimal dans son intégralité. Le triangle apparaît donc comme la première forme, et quelle que soit sa forme pré-cisément, ses trois angles seront toujours égaux à deux angles droits, c’est-à-dire à l’angle maximal en même temps que minimal21. La figure du triangle met donc le lecteur en présence du principe premier, « dans son incorruptibilité et sa grandeur selon un mode fini et déterminé. » Jamais le premier principe n’est différent de lui-même, seules les formes d’une forme particulière (le triangle ici) varient. Car elles sont précisé-ment des similitudes de la Forme, qui reste identique à elle-même, car elle reste dans son mode d’être vrai en tant que principe. Le fait que l’infini soit présent en intégralité dans les choses finies ouvre le champ de la connaissance : partout, le premier principe peut être trouvé dans son intégralité.

Maintenant que Nicolas de Cues a montré qu’en toute forme se trouve le principe infini de celle-ci dans son intégralité, et que la variation entre les formes d’un même genre n’altère en rien cette présence intégrale du principe absolu en toute chose, chacun pourra voir comment se consti-tuent les formes. Comme pour toute recherche, il faut d’abord s’élever au premier principe. Ici comme à de nombreuses reprises dans le De Beryllo, cela sera fait au moyen d’une énigme géométrique. On consi-dère le triangle maximal en même temps que minimal. Car le triangle est la « première surface terminée », et il est donc « comme la forme et la première substance incorruptible 22 ». Pour pouvoir saisir le triangle maximal en même temps que minimal, il faut encore une fois construire deux triangles, acd et cbd, qui changent respectivement de forme, tout en restant triangles, selon le mouvement de la ligne cd qui constitue un côté commun aux deux angles. La construction de deux triangles conjoints en un côté mobile est la méthode la plus efficace pour atteindre le triangle maximal et minimal à la fois. Il permet, par le mouvement, de mettre en présence deux opposés et d’atteindre le principe en lequel ceux-ci cœxistent avant toute dualité. Tant que le triangle acd sera plus petit, ou plus grand, que le triangle cbd, le rapport que l’on aura entre les deux triangles sera un rapport de différence, d’inégalité, or, comme nous

21 Cf. §61, qui décrit plus précisément cela.22 Cf. §59 « Et quia triangulus […] ipsa est prima [superficies] terminata, ideo est ut

species et prima substantia incorruptibilis. »

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l’avons déjà vu dans les exemples précédents : » […] il est évident qu’un triangle ne devient jamais maximal tant que l’autre triangle [reste] un autre triangle. Et ainsi lorsque l’un doit devenir maximal, il faut que l’autre devienne minimal »23.

Nicolas de Cues se réfère ici à sa méthode comme à quelque chose d’évident, sur lequel il n’y a pas à revenir. Il le répète depuis le début de son traité, et les exemples précédents doivent suffire à prouver que pour chercher le principe, il faut s’élever au-delà de la dualité, là où coïnci-dent les opposés. C’est-à-dire à la ligne, qui est le principe de tous les triangles, comme il avait été démontré qu’elle était principe des angles un peu plus haut (§9). L’exemple veut aller loin : il s’agit de faire com-prendre que toute chose est, en son principe, le principe lui-même, et que toute chose est contenue en son principe de manière enroulée (com-pliquée). De même que le principe infini se trouve dans chaque chose finie « selon un mode fini et déterminé », chaque chose finie se trouve dans le principe infini sous le mode absolu. En effet, « dans [le principe des angles et des triangles] que je vois dans l’angle maximal en même temps que minimal et, avec cela, dans le triangle maximal en même temps que minimal et qui est le principe unitrine, je vois que tous les angles en même temps que tous les triangles sont enroulés, de sorte qu’un angle, quel qu’il soit, qui est un et trois, est, dans le principe, le principe. Et ainsi dans tout angle fini, qui est un et trois à la fois, le prin-cipe unitrine, qui est un et trois à la fois, se reflète de la façon dont l’infini un et trois à la fois peut se refléter au mieux dans le fini. » L’angle fini, « un et trois à la fois » est le reflet fini le plus adéquat de l’infini « un et trois à la fois » : s’il n’est qu’un reflet, l’angle fini, bien que dans sa finitude, n’appartient plus à la grandeur quantitative, et son « un et trois » est du même ordre, non numérique, que l’unitrinité du principe infini. L’angle, dans son mode fini, quel qu’il soit, est déjà, en tant qu’un et trois à la fois, reflet intégral de son principe, dans son mode d’être le plus complet (un et trois). Le principe est donc en totalité dans son principié. Le reflet n’est pas une pâle imitation du principe. Il désigne le principe « in modo finito et determinato », tel qu’il peut au mieux (meliori modo) se refléter dans le fini. S’agit-il d’un mieux « rela-tif, » si l’on peut dire ? Il s’agit de la meilleure façon de se refléter pour le principe, mais dans sa création. Cependant, cette façon de se refléter

23 Cf. § 60 : « […] manifestum est unum triangulum numquam fieri maximum, quamdiu est aliquis alius triangulus. Et sic dum unus debet fieri maximus, oportet alius fiat minimus. »

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est sans limite, elle est parfaite. On ne trouve de restriction que du côté du principié, qui reflète intégralement son principe, mais sous son mode fini. Le principe, quant à lui, est là, tout entier, sans restriction. Il n’ad-met pas de plus ou de moins, il reste lui-même dans quelque figure que ce soit. Il est déjà là par sa relation d’antériorité sur le principié, dans la mesure où il est cause des principiés, et ne peut jamais être autre que lui-même. L’angle est l’expression finie de l’unitrinité du principe. Mais il est unitrine à la façon du principe. Son seul manque, qui fait qu’il ne s’identifie pas tout à fait au principe, est de s’en tenir à une forme parti-culière d’angle, à une similitude de la forme de l’angle premier. Il faut l’aide de la mens humana pour l’élever à son principe et comprendre qu’il en est la similitude. Mais le principe quant à lui n’est pas altéré par sa présence dans la figure finie. Seul l’intellect humain ne saisit pas immédiatement dans la forme particulière d’un triangle son principe. La « façon la meilleure » pour le principe de se refléter dans le fini au moyen de la figure de l’angle renvoie à la démarche du chercheur de vérité, qui, de son côté, doit s’interroger sur la forme finie la plus simple, c’est-à-dire l’angle, pour s’élever à la compréhension du principe. Si l’infini se reflète de la meilleure façon qui soit dans l’angle, c’est que c’est sous cette forme qu’il peut être saisi le plus simplement dans le mode d’être le plus complet du principe, à savoir l’unitrinité. De fait, la méthode cusaine devient la recherche la plus adéquate du principe.

En s’élevant au principe de l’angle, on découvre de même que l’angle est enroulé (compliqué) dans son principe, et qu’il est lui-même le prin-cipe dans le principe. C’est ce que les exemples précédents avaient mon-tré, sans toutefois aller si loin. On avait vu que la ligne, en tant que principe des angles, enroule en elle tous les angles formables possibles, et que l’angle maximal en même temps que minimal s’identifie à elle désignée en tant que principe des angles.

Revenons à la forme : Si l’angle se trouve enroulé (compliqué) dans son principe, la forme dont l’angle lui-même est le principe, à savoir le triangle, est également enroulée (compliquée) dans le principe.

La forme se constitue à partir (ex) d’un enroulement (complication) achevé.24 Quand, par exemple, elle se reflète complètement sur elle-même en unissant sa fin à son principe, de même que la ligne ab est en premier pliée sur c en un angle, puis que cb est pliée sur d, de sorte que b retourne en a, au moyen d’un tel double retournement naît le triangle ou forme déterminée incorruptible, dont le principe et la fin coïncident.

24 § 60 « species constituitur ex completa complicatione. »

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Retournons à la figure pour mieux voir les retournements dont il est question :

La forme qui naît, acd, ou bcd, a été constituée à partir de ce que contenait le principe de l’angle, à savoir la ligne ab, qui a formé un pre-mier angle acb. Ce premier angle, en se pliant également en un point d, fait du point b, fin de la ligne ab, le principe du triangle en le retournant en a. À partir donc de la ligne comme « enroulement (complication) achevé », c’est-à-dire en tant que contenant en elle tout ce dont elle est principe, se forme un triangle. Puisque a s’identifie à b, que le principe du triangle rejoint sa fin, on peut dire que la forme est identique à la ligne qui est son principe. Cette forme est, dans son principe, une forme indéterminée. C’est pourquoi elle est incorruptible. Elle ne perd rien de son incorruptibilité en étant déterminée. Elle se détermine en passant à l’être. En effet, comme l’indique le paragraphe 44, l’absence de forme caractérise ce qui n’est pas étant25. De fait, en tant que principe des formes, la ligne donne leur forme aux formes. Elle donne son être aux formes indéterminées en les constituant à partir d’elle-même. Les formes déterminées incorruptibles sont donc des configurations, des manières d’être de la chose, constituées à partir des données déjà présentes dans le principe de la chose, et identiques à ce principe sous le rapport de la grandeur. Et en effet, « triangulus sive parvus sive magnus quoad sensi-bilem quantitatem seu superficiem est omni triangulo quoad angulorum trinitatem et simul ipsorum trium angulorum magnitudinem aequalis. Sic vides omnem speciem omni speciei aequalem in magnitudinem »26.

25 §44 : « [informitas] sicut nondum ens. Ideo […] ens per formam, quae se ei valde immergit et fit multum materialis […] » : « [L’] absence de forme […] caractérise ce qui n’est pas encore étant. Pour cette raison, […] l’étant est étant par la forme qui est com-plètement immergée en lui et qui devient très matérielle […] ».

26 § 61 : « Un triangle, qu’il soit petit ou grand en rapport à sa quantité sensible ou à sa surface, est égal à tout autre triangle, en ce qui concerne à la fois la trinité des angles

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C’est pourquoi la forme est une substance parfaite, semblable à l’In-tellect incorruptible, infini, divin27qui donne l’être aux choses qui ont une forme. C’est la forme qui permet d’atteindre complètement la quid-dité d’une chose constituée d’une forme et d’un sujet recevant la forme (par exemple un triangle dans une surface) : l’essence d’une chose, en tant que cette chose particulière est déterminée par une forme, peut donc être connue totalement à partir de la forme qui lui donne son être. La quiddité d’une chose formée est le fait d’un mouvement de donation d’être par la forme. De même que la quiddité la plus véritable des êtres est dans l’intention du Créateur, la quiddité des choses formées est dans le pouvoir du principe des formes à former. La quiddité d’une chose formée n’est donc pas séparée de son principe : elle est par et dans la forme donatrice d’être. Elle ne doit être cherchée que dans ce mouve-ment de constitution/donation. Ainsi, on peut connaître un triangle, quel qu’il soit, du fait même qu’il est triangle, et qu’il est déterminé comme tel par une forme. La quiddité d’une chose, son essence véritable, est tout entière connaissable au moyen de sa forme ; ou tout du moins devrait-on dire reconnaissable, ou connaissable au moyen de sa simili-tude. Car cette forme principielle, tout entière en chaque chose formée, et qui constitue précisément la quiddité de cette chose, échappe en tant que principe à notre connaissance précise. Le lecteur retrouve ici les enseignements du début du traité De Docta Ignorantia : « Quiditas ergo rerum, quae est entium veritas, in sua puritate inattingibilis est28 […] ». Et cette vérité n’est rien d’autre que celle qui est également donnée au paragraphe 15 du traité De Beryllo, à propos de la quiddité de l’angle maximal en même temps que minimal, c’est-à-dire du principe : « [Nous] ne pouvons former un concept de la quiddité de cet angle maximal en même temps que minimal, dans la mesure où ni les sens ni l’imagination ni l’intellect ne peuvent sentir, imaginer, concevoir ou penser quelque chose de semblable à cet angle qui est maximal en même temps que minimal » .29

et la grandeur de ses trois angles. Ainsi tu vois que toute forme est égale en grandeur à toute autre forme ».

27 §58 : « [species] non fiant neque corrumpantur nisi per accidens et s[u]nt incor-ruptibilis, divini, infiniti intellectus similitudines ».

28 Cf. De Docta Ignorantia I, 3, 10 : « Et la quiddité des choses, qui est la vérité des étants, ne peut être atteinte dans sa pureté […] ».

29 De Beryllo §15 : « Sed conceptum non possumus de quiditate ipsius anguli maximi pariter et minimi facere, cum nec sensus nec imaginatio nec intellectus sentire, imaginari, concipere vel intelligere possint aliquid tale simile illi, quod est maximum pariter et mini-mum. »

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L’exemple géométrique montre comment la forme déjà présente dans le principe constitue les choses formées en leur donnant leur être. On peut « accéder » à cette vérité par la vision symbolique qu’il nous donne, qui fait signe vers la « pura veritas », mais l’exemple géométrique ne peut en montrer que des similitudes à la mens humana.

En faisant découvrir au lecteur attentif le principe dans son intégralité sous le rapport de la grandeur, dans la première des formes – le triangle –, l’exemple géométrique l’amène à une vérité ontologique : le principe de la forme, en constituant la chose à partir de lui-même, donne son être à toute chose formée. Et en effet, sans la forme, aucune chose ne peut être constituée. C’est donc dans la forme qu’il faut chercher la vérité de l’être fini. Pour le Cusain, l’homme peut connaître toute chose formée au moyen de sa forme, qui renvoie au premier principe, quiddité véri-table de chaque chose créée. Si on peut l’atteindre « dans son intégra-lité », c’est précisément parce que dans toute chose finie se trouve le principe infini dans son intégralité, ou encore : dans toute forme finie se trouve le principe infini de toute forme dans son intégralité.

Cependant, la forme est principe de toutes formes, elle contient donc en elle toutes les différences qui peuvent exister au sein de chaque forme générique : un triangle peut être orthogonal, aigu, obtus. De même que l’humanité se trouve en tous les hommes et en chacun en particulier, et que nul homme ne peut exister sans elle, car c’est elle qui lui donne son être en tant que forme30, de même la forme triangulaire se trouve en tous les triangles et en chacun en particulier. Chaque triangle sera donc diffé-rent dans sa forme particulière tout en étant identique dans sa forme générique (triangle). En intégrant la possibilité de la différence au sein d’un même genre, l’esprit humain accède à l’ensemble du genre dans sa multiplicité de formes. Chaque chose particulière se rattachant à un genre particulier de forme sera donc comprise dans l’intégralité de son être au moyen de la différence. La différence permet, en effet, de spéci-fier le genre, en reconnaissant la particularité de chaque chose tout en la rapportant à un genre commun. La forme est donc le lien qui unit les différentes formes de la forme elle-même, qui fait qu’en étant une la forme se communique à plusieurs sujets. C’est en cela que la forme peut être définie comme une manière d’être ou proportionnalité, qui donne sa

30 Cf. De Visione Dei § IX, trad. A. Minazzoli, p. 49 : « Si je considère l’humanité, qui est simple et une en tous les hommes, je la trouve en tous les hommes et en chacun en particularité […] Elle est la forme qui donne l’être à la nature même de la forme. Sans elle, donc, il ne peut exister de forme spécifique car aucune n’a d’être par elle-même. […] »

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forme au sujet31. Cette explication ne concerne ici plus directement l’exemple géométrique et sa signification en tant que méthode dans le De Beryllo, mais Nicolas de Cues le développe, en poursuivant l’idée que chaque forme, dans sa particularité, comporte l’intégralité de son principe. Si un triangle orthogonal n’est pas identique à un triangle iso-cèle, tous deux montrent que la richesse des différences que l’on peut trouver dans le fini renvoie toujours à un principe unique, présent inté-gralement en tous, et que connaître l’être des choses peut se faire au moyen de la forme une et des spécificités dues à sa propre configuration. C’est par l’examen des différences infinies entre les choses d’un même genre, c’est-à-dire par le rapport entre les choses d’un même genre (formes spécifiques) que la mens humana pourra s’élever au lien qui les unit (leur forme générique) et connaître la spécificité de chaque chose dans sa forme propre.

L’exemple visuel mathématisé permet également à l’esprit humain de donner une solution au problème de l’essence spécifique des choses (la quiddité) et du principe d’individuation (qui distingue les individus les uns des autres), touchant aux universaux. La solution cusaine de cette question de l’essence (quiddité) est résolue dans l’exemple mathéma-tique concret de la constitution d’un triangle : la véritable quiddité d’une chose est tout entière dans la forme, qui se trouve déjà là, enroulée (com-pliquée) dans le principe. Le principe d’individuation, ce qui fait qu’au sein d’une même espèce chaque chose est telle et non pas une autre, est un rapport à la forme, un lien de la chose dans sa forme particulière (c’est-à-dire la forme dans le sujet dont c’est la forme) à sa forme géné-rique. Les différences entre les choses d’une même espèce ne résident pas uniquement dans les accidents de la chose, mais dans la façon dont leur forme particulière exprime la forme principielle. Les formes particulières sont différentes manières d’être de la forme principielle, et elles sont en même temps la forme principielle dans une configuration spécifique de celle-ci. Il n’y a pas de séparation entre la forme générique et la forme spécifique de la chose : la quiddité d’une chose spécifique est tout entière dans sa forme générique, mais sous le rapport de la grandeur, donc de la matière. C’est une question de nature : il n’y a pas de séparation véritable car la forme particulière est image de la Forme, mais il y a des diffé-rences qui tiennent au caractère fini de la chose. La quiddité du triangle isocèle est la façon dont, dans la surface dans laquelle il est tracé, il

31 Cf. §62 pour le développement de cette idée de la forme comme relation harmo-nique, proportionnalité ou manière d’être.

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exprime, sous forme d’image, de similitude, la forme triangulaire géné-rique. C’est dans la quiddité du triangle isocèle d’exprimer la forme trian-gulaire de cette façon dans la surface. On le voit, la quiddité d’une chose individuelle ne doit pas séparer la forme du sujet dont c’est la forme, du substrat dans lequel il l’exprime, car s’il s’exprime de cette façon c’est précisément parce qu’il est dans un substrat, matière ou quantité. On doit rechercher la quiddité propre du triangle spécifique au moyen de la façon dont celui-ci est représenté. La quiddité du triangle isocèle n’est pas la même que celle du triangle orthogonal car, bien que la forme triangulaire soit tout entière présente en chacun d’eux, ils n’ont pas la même façon de l’exprimer, et cette façon de l’exprimer est précisément leur quiddité par-ticulière, car c’est cette disposition qui exprime ses principes essentiels propres. Ces principes essentiels propres à chaque chose particulière sont déjà contenus dans le principe, mais sous forme non-disjonctive. Tous les principes essentiels de tel angle aigu, de tel angle obtus, de tel angle orthogonal sont, dans le principe, le principe. Ils ne diffèrent dans les choses particulières que parce que celles-ci s’expriment dans la finitude.

Pour conclure, rechercher la quiddité d’une chose particulière ne peut se faire qu’en recherchant la forme générique de celle-ci, donatrice de l’être de la chose, qui est ce dont la chose dans sa forme particulière finie exprime quelque chose sous forme de similitude. Ce quelque chose ne peut s’identifier à la quiddité elle-même mais en est la similitude. Si Platon n’est pas Aristote, on peut les rapporter tous deux à l’espèce « humanité ». Chacun, dans sa particularité, exprime totalement l’huma-nité. L’un n’est pas plus homme que l’autre. S’ils sont différents, c’est qu’ils expriment chacun une manière d’être de l’humanité. L’humanité n’en est pas pour autant restreinte. En elle se trouve aussi bien la façon d’être homme de Platon que celle d’Aristote et de tous les autres hommes. Platon est comme tel parce que son être exprime à sa propre manière l’humanité, manière qui n’est pas celle d’Aristote. La quiddité spécifique particulière de Platon ou d’Aristote ne se trouve pas plus uni-quement dans les accidents que dans une forme séparée qui serait la forme éternelle « Platon » ou « Aristote ». Elle se trouve dans la façon qu’a chaque forme d’exprimer la forme dont elle provient. On peut donc comprendre que toute chose créée et formée fait signe vers son créateur, est intention de celui-ci, et que cette intention est, précisément, sa quid-dité la plus parfaite32. Et qu’en cela, personne ne peut la connaître véri-tablement, car il n’y a jamais véritable identité.

32 Ce qui sera dit de façon plus « théorique » au §37 du traité De Beryllo.

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III Être un et trois à la fois et ne pas être différentde soi. L’exempli-

fication de l’unitrinité du principe premier dans le De Beryllo :

L’exemple suivant est d’autant plus intéressant qu’il démontre une thèse fondamentale du traité De Beryllo 33: non seulement le premier principe peut être vu en énigme et avec un miroir, mais l’unité dans laquelle on le saisit est une unité trine. La mise en énigme de cette tri-unité du principe à travers l’exemple de l’angle doit permettre de rendre évidente cette vérité, et donc de montrer que tout le monde peut le voir comme tel : tout n’est encore une fois qu’une question de méthode.

Une chose frappe le lecteur : les figures données pour illustrer l’exemple de la vision du principe premier unitrine au paragraphe 33 sont les mêmes que les figures données dans les exemples précédents, aux para-graphes 9 et 19 (en ce qui concerne les deux premières figures). Il s’agit ici du même exemple, ou tout du moins cet exemple peut-il s’illustrer de la même façon : l’angle acb en effet n’est autre que le principe premier examiné dans une similitude de lui-même, de même que la ligne ab représentant la similitude de la vérité produisait des similitudes d’elle-même au moyen d’angles (§19-21), ou qu’elle était représentée comme le principe des angles (§8-9). Du point de vue de la méthode, la recherche des principes, quels qu’ils soient, s’effectue de la même façon. Le prin-cipe de chaque chose peut être illustré de la même façon, dans la mesure où il n’y a qu’un seul principe pour toutes choses, comme l’indiquait le premier axiome.

À partir d’une même illustration, on peut s’élever à la connaissance de tout principe, – connaissance qui, si elle ne peut être totale en raison de la docte ignorance, permet de dire qu’on connaît tout de lui mais pas totalement. Et en effet, la ligne étant elle-même un être mathématique, similitude de la similitude en tant que création humaine, est, en tant que principe, similitude du premier principe. Or, comme les exemples précé-dents ont voulu le montrer, et de même que Dieu est tout entier dans les similitudes de lui-même, le principe est tout entier dans les similitudes de lui-même : tout ce qui sera dit de la ligne en tant que principe des angles ou que similitude de la vérité pourra être dit a fortiori du premier prin-cipe. Le principe premier ne peut être saisi dans une vision statique, il est nécessaire pour essayer de le connaître tel qu’il est de le considérer dans la perspective d’un principe qui veut être vu et qui crée des similitudes

33 Cette thèse de l’uni-trinité du principe n’est pas nouvelle chez Nicolas de Cues. On la trouve dès le traité De Docta Ignorantia.

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de lui-même à cette fin. L’image statique du cercle pour désigner Dieu, et la tentative de le saisir au moyen de la quadrature ne sont pas du même ordre. Il s’agit ici de montrer comment connaître le principe, en partant de l’axiome qui pose que l’homme ne peut connaître le principe que parce que ce dernier a voulu qu’il puisse le connaître et parce qu’il lui en donne les moyens au sein du livre du monde. Les mathématiques doivent devenir dynamiques pour saisir le principe dans son acte créateur. Séparer le prin-cipe de ce dont il est le principe, c’est refuser de le connaître tel qu’il est.

La vérité du principe sera donc saisie en fonction de sa relation avec ses principiés. Or le mouvement par lequel Dieu a créé toutes choses peut être illustré au moyen d’un mouvement imaginaire engendrant dans ce mouve-ment des angles différents s’approchant du principe immobile. Dans le mouvement de production de différences, la « mens humana » pourra sai-sir l’image du principe créateur qui se donne dans une image au moyen de ces différences qui sont autant de similitudes de l’égalité34. Cette ligne cb se meut vers ca comme vers son principe immobile, l’Unité. Plus la droite cb se rapproche de la droite ca, ou encore plus l’angle bca devient aigu, plus on s’approche de la vérité du principe. Les similitudes de lui-même que le principe donne à voir sont de plus en plus semblables à ce qu’il est lorsqu’on s’approche de la ligne immobile qui représente l’unité du prin-cipe. Le principe est toujours Un, d’où l’immobilité de la ligne. C’est lorsqu’il décide de se donner en images pour être vu, c’est-à-dire lorsqu’il décide de créer, que se fait la création de plusieurs autres-que-l’Un, qui viennent de l’Un comme d’une source mais qui ne sont semblables à l’Un qu’à divers degrés d’égalité avec lui-même. En créant, l’Un crée des simi-litudes de lui-même qui sont plus ou moins égales à lui-même, et l’Un n’est véritablement saisi que lorsque les choses s’égalisent avec lui-même, lorsqu’elles sont le principe. Dans l’ordre mathématique, lorsque la ligne cb rejoint la ligne ca, les différences entre les angles se sont estompées et sont devenues égalité à la ligne une. Les différences sont toutes un rapport

34 Au paragraphe 14 du traité De Beryllo, on lit en effet ce qu’est la vérité de l’angle : « Tout angle dit donc qu’il n’est pas la vérité angulaire, parce qu’il peut être autre qu’il n’est, mais il dit que l’angle maximal en même temps que minimal, puisqu’il ne peut être autre que ce qu’il est, est lui-même la vérité angulaire la plus simple et nécessaire. Tout angle déclare donc qu’il est une similitude de cet [angle] vrai, parce que cet angle est un angle, non pas en tant qu’il existe en soi, mais en tant qu’il existe en un autre, comme dans une surface » : « Omnis igitur angulus dicit se non esse veritatem angularem, quia potest esse aliter quam est, sed dicit angulum maximum pariter et minimum, cum non potest esse aliter quam est, esse ipsam simplicissimam et necessariam veritatem angula-rem. Fatetur igitur omnis angulus se illius veri similitudinem, quia est angulus, non ut in se, sed ut est in alio, scilicet in superficie. »

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d’égalité plus ou moins grand, en référence à l’Égalité absolue qui les produit. Étant avant toute distinction, c’est elle qui permet la comparaison et la proportion entre les choses créées. C’est la mesure de l’inégalité.

Malgré les différences entre les angles, à chaque moment de l’in-clinaison de l’angle, on peut dire que l’angle formé est un angle. Les choses n’ont de différence avec l’Un que parce qu’elles sont dans la similitude du principe. Elles ont leur forme en lui : « […] aequalitas omnia quantumcumque varia formans seu adaequans, quocumque motu hoc fieri35 ». L’égalité est la puissance qui donne forme à ce qui est. C’est ce que l’on pouvait déjà lire au paragraphe 12 : « Nam angulus maximus pariter et minimus est actus omnis formabilis anguli, nec maior nec minor, ante omnem quantitatem. Nemo enim adeo parvi sensus est, quin bene videat angulum simplicissimum maximum pariter et minimum in se omnes formabiles sive magnos sive parvos complicare nec maiorem nec minorem quocumque dabili »36. La figure montre en c un principe indivisible dans l’image du point37. Elle montre que ce principe est le lieu de la coïncidence des opposés, car c’est à partir de lui que se déploient, tout en restant liées, la ligne immobile et la ligne mobile, qui sont en lui comme dans une source. Elle montre également, par le mou-vement de la ligne cb, qu’elle engendre des différences en restant égale à elle-même, et que, dans la ligne une, sont contenues et rendues égales toutes les différences d’angles qu’il est possible de former.

Mais en quoi cette figure est-elle significative ? Est-ce vraiment la figure la plus simple que Nicolas de Cues pouvait trouver pour donner à ses lecteurs une image du principe unitrine ? On peut se demander pour-quoi Nicolas de Cues n’utilise pas ici l’image d’un triangle pour illustrer ce principe uni-trine. Pourquoi le principe est-il représenté par un angle ? La vision est immédiate : dans une figure, la mens humana saisit deux droites et un point. Trois parties composent la figure de l’angle. L’angle relie deux lignes droites entre elles. Or la ligne, c’est essentiellement l’image

35 Cf. De Beryllo § 33 : « l’égalité formant, ou rendant égales toutes choses, aussi diverses soient-elles, [les formant] par n’importe quel mouvement nécessaire pour que ce soit fait ».

36 §12 : « Car l’angle maximal en même temps que minimal est l’acte de tout angle formable, ni plus grand ni plus petit, mais antérieur à toute quantité. Personne, en effet, n’est d’un si petit jugement qu’il ne puisse voir correctement que l’angle le plus simple, maximal en même temps que minimal, enroule en soi tous les angles pouvant être formés, qu’ils soient grands ou petits, et que [celui-ci] n’est ni plus grand ni plus petit que n’im-porte quel angle donné ».

37 On se reportera au §21 du traité De Beryllo, où il est question du point comme d’une image du principe premier indivisible, ainsi qu’au développement du commentaire, s’inté-ressant aux exemples mathématiques qui ne s’appuient pas sur des figures géométriques.

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d’un développement, l’expression géométrique de l’explication de Dieu dans le monde : la ligne est le déroulement du point, son explication, comme l’indique Nicolas de Cues au paragraphe 22 : « In indivisibili-tate puncti complicantur omnes illae indivisibilitates [lineae, superficiei, corporis]. Nihil igitur reperitur in his nisi explicatio indivisibilitatis »38. Et pour le point lui-même se dérouler signifie se développer. La ligne est donc le développement de son principe, qui est tout ce qu’elle est. C’est pourquoi dans la ligne on trouve tout ce qu’est son principe. Or, la ligne étant le développement du point, elle est par nature continue. La ligne représente donc le principe tel qu’il s’exprime dans la création, dans le continu. La ligne symbolise la puissance de Dieu qui s’étend dans le monde, car la ligne se déploie dans un mouvement qui l’écarte de plus en plus de son point de départ, de son principe. Si cette figure veut rendre visible au lecteur attentif le principe unitrine, elle ne le fera que dans le cadre de la création, seul véritable lieu dans lequel la « mens humana » puisse connaître. Dessiner uniquement un point pour montrer que le premier principe indivisible est trine n’aurait été d’aucun secours pour le faible intellect. Dès lors, la ligne est le symbole mathématique le plus adéquat pour « montrer » à l’esprit humain le principe, car il replace la vision dans le champ de la connaissance possible pour l’homme.

Revenons à l’angle. La figure utilisée par Nicolas de Cues met en rela-tion, par l’usage d’un angle, deux lignes entre elles au point c. C’est là le lieu du lien, qui permet le rapport entre les lignes. Ces lignes sont mobile pour cb et immobile pour ca, mais elles composent toutes deux l’angle acb. Du point c naissent les deux lignes ca et cb comme constituantes de l’angle, et comme ce sans quoi l’angle n’existerait pas. L’opposition de leur nature mobile ou immobile se résout donc en c, qui est source et cause des deux lignes. Le point c permet donc le rapport entre l’immobile et le mobile, entre l’un et soncontraire. La ligne mobile, dans son mouve-ment d’engendrement de différences est le symbole le plus adéquat du déploiement du principe dans le monde créé. L’infinie possibilité de créa-tion d’angles différents renvoie au développement de l’Angle véritable en tant que forme toujours égale à elle-même, sans plus ni moins. Les angles sont différents chaque fois, mais saisissables sous leur dénominateur commun, « angle ». La ligne immobile, quant à elle, désigne l’angle maximal en même temps que minimal, c’est-à-dire le principe des angles, invariant, toujours un. La ligne mobile n’a d’existence que par rapport à

38 « Dans l’indivisibilité du point sont enroulées toutes ces indivisibilités. Donc on ne découvre rien d’autre dans ces indivisibilités que le déroulement du point indivisible ».

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la ligne immobile, qui est tout entière dans la ligne mobile comme son principe. Car la ligne ca a pour origine c qu’elle déploie dans le continu sous forme de ligne, en restant simple, une, immobile. Elle est la simili-tude la plus simple de c. La ligne cb, quant à elle, a également pour origine le point c, dont elle déploie des similitudes multiples. Dans son mouvement, elle déploie une infinité de similitudes qui relèvent toutes d’une certaine égalité avec le premier principe, mais cette égalité est plus ou moins éloignée de la similitude la plus véritable du principe. C’est en s’identifiant, dans le mouvement, à ca que cb trouve l’égalité la plus adéquate à ce qu’elle est. Si la ligne ca, dans son immobilité, est une similitude plus véritable du principe, car immédiatement plus iden-tique à lui, la mobilité de cb ne l’empêche pas de s’identifier au principe en s’égalisant à ca. Chaque opposé coïncide avec son opposé dans le principe, en lequel ils sont un. Le principe, en tant qu’indivisible, ne distingue pas en lui le mobile de l’immobile. L’immobile, ou le repos, en effet pourra être défini comme le mouvement minimal, le mouvement comme le repos le plus petit. L’un et l’autre ne s’opposent pas. Ils relèvent tous d’eux du même principe. Le principe est à la fois l’un, son contraire, et l’union entre les deux. Il ne peut y avoir de distinction que dans la création, dans l’altérité, qui a sa source dans l’indivisible. En tant qu’il montre un lien qui met symboliquement en rapport les choses créées dans leur diversité à l’unité dont elles proviennent, on voit en quoi la vision de l’angle permet une vision du principe uni-trine et sa saisie possible par la mens humana dans la similitude. Cette définition de l’angle s’approche pour beaucoup de la définition qu’en donne Pro-clus dans son Commentaire du premier livre des Éléments d’Euclide39. Dans son commentaire de la définition IX, il interprète en effet l’angle en ces termes : « Nous disons que l’angle est le symbole et l’image de la cohérence qui existe dans les créations divines et de la fonction de ras-sembler les choses divisibles à l’état d’unité, les choses partageables à l’état impartageable et les choses multiples à l’état de communauté qui les relie ensemble. » (p. 117). L’angle est décrit comme « une cohérence, une image d’unions cohérentes et de conjonctions divines par lesquelles les choses séparées ont de la connexion »40.

39 Cf. Proclus, Commentaire sur le premier livre des Eléments d’Euclide, traduit par Paul Ver Eecke.

40 Pour l’analyse proclienne de l’angle, Cf. La nature de l’angle et le problème de l’égalité des grandeurs à la fin du Moyen Âge, Conférence de Jean-Marie Nicolle, pro-noncée le 26 février 2002, au séminaire d’épistémologie et d’histoire des sciences de l’école doctorale Sciences Physiques et Mathématiques.

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La figure du triangle pour représenter le principe unitrine aurait été tout aussi valable dans le cadre d’une démonstration géométrique plus classique. La figure, simple, du triangle est éloquente en elle-même. Cependant, la mise en mouvement de la ligne cb dans l’exemple permet de mieux représenter la coïncidence des opposés, et d’indiquer le che-min vers un dépassement nécessaire des oppositions. Il montre com-ment, chaque fois que l’on conclut par une exclusion d’un contraire en faveur de son contraire, au nom de son principe de non-contradiction, on passe à côté de la compréhension du principe. Il s’agit de montrer l’im-portance de la saisie du lien, nexus, dans le principe.

On le voit, la présence du couple identité et différence dans le De Beryllo repose sur une théorie de la connaissance qui se pose en tant que recherche du principe, qui est un principe unique pour toutes les choses créées.

La connaissance à laquelle nous fait accéder la méthode du Béryl est celle du processus du monde, de la façon dont le principe est compliqué lui-même au sein de chaque chose. Nous pouvons apprendre, découvrir, comment l’un toujours identique se déroule au sein de la diversité, ou plus exactement, nous pouvons le voir sans le comprendre véritable-ment. Mais la « définition », la saisie de cette identité pure, nous échappe, quel que soit l’outillage que nous utilisions, les exemples que nous déve-loppions pour faire voir ce principe, pour faire signe vers lui.

Finalement, si l’Identité absolue créée elle-même la diversité, l’autre, par sa volonté propre, pour pouvoir être connue et par là glorifiée par sa propre image la regardant, faut-il considérer que l’identité désire l’alté-rité à travers la multiplicité des reflets lui renvoyant sa propre image ?

L’identité trine « comporte » – si l’on peut dire – déjà en elle de façon totalement unifiée une trinité. En se regardant elle-même selon le mode infini, elle ne pourrait donc se voir qu’une, absolument non-autre. Evi-demment, le fait que l’intention du principe créateur nous échappe est une réponse radicale à la question de la création, mais toutefois la théo-phanie suppose une volonté libre de créer. Reste la question précise de cet Un pur créant une contraction de lui-même, s’expliquant (explicatio) pour être connu.

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