« ‘Et d’ailleurs au fond que veulent-ils ? Encore deux ans de palabres…’ ou comment...

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l’université et la recherche en colère

Transcript of « ‘Et d’ailleurs au fond que veulent-ils ? Encore deux ans de palabres…’ ou comment...

l’université et la recherche

en colère

sous la direction de

Claire-Akiko Brisset

l’université et la recherche

en colèreun mouvement social

inédit

Correction : Carol Duheyon

Éditions du CroquantBroissieux • 73340 Bellecombe-en-Baugeswww.editionsducroquant.org

Diffusion : La CDEDistribution : La SODIS

© Éditions du Croquant, octobre 2009ISBN : 978-2-91496861-4Dépôt légal : octobre 2009 éditions du croquant

Remerciements

La coordinatrice tient à remercier les auteurs des contributions formant ce recueil collectif d’avoir donné leur accord pour la publication de leur texte, ou d’avoir proposé des analyses inédites en un temps record. Elle pense avec une gratitude particulière à Daniel Mortier et à Charles Soulié qui lui ont fourni une aide précieuse au cours de la relecture de l’ouvrage.

D’autres ont apporté leur soutien, leurs suggestions et leurs idées. Qu’ils en soient remerciés : parmi les collègues, au premier chef, Bruno Andreotti, Olivier Beaud, Jean-Michel Butel, Alain Caillé, Christophe Charle, Chantal Claudel, Henri Desbois, Jean-Louis Dupeyrat, Gerald Gaglio, Christian Galan, Éric Guerassimoff, Jean-François Klein, Rainier Lanselle, Isabelle Launay, Marie-Claire Laurent, Emmanuel Poisson, Alain Provost, Evan Rothstein et Régis Salado. Parmi les étudiants, ses pensées vont à Claire Rambaldi, Marion Razakariasa et Arnaud Sarniguet.

La coordinatrice adresse pour finir un salut chaleureux à Laurent Passicousset, journaliste indépendant, auquel elle doit certainement l’idée première de ce livre.

Henri Audier, Geneviève Azam, Déborah Blocker, Julia Bodin, Claire-Akiko Brisset, Isabelle Bruno,

Didier Chatenay, Hélène Cherrucresco, Christian de Montlibert, Georges Debrégeas,

Antoine Destemberg, Olivier Ertzscheid, Marcel Gauchet, Pierre Jourde, Christophe Mileschi, Daniel Mortier,

Frédéric Neyrat, Sylvain Piron,Michel Saint-Jean, SLU (Sauvons l’Université !), Philippe Selosse,

Charles Soulié, Isabelle This Saint-Jean, Alain Trautmann, Ian Vickridge

La « guerre de l’intelligence » m’a tuer

Claire-Akiko Brisset

« Je ne veux plus voir les enseignants, les chercheurs et les étudiants dans la rue ! Fini le projet de décret [sur les enseignants-chercheurs]. Fini aussi la suppression des IUFM. Vous me réglez ça. Vous vous couchez.

Je m’en fous de ce que racontent les cons du ministère ! S’ il le faut, vous n’avez qu’à faire rédiger les textes par les syndicats, mais qu’on passe à

autre chose ! On a bien assez de problèmes comme ça. De toute façon, ce n’étaient que des projets de merde ».

(« Sarko ordonne la retraite aux “cons du ministère” », Le Canard enchaîné, 04/03/09).

Tout n’est pas qu’une question de style. Il faut aussi reconnaî-tre à Nicolas Sarkozy cet instant de doute magnifique – vertu

scientifique s’il en est – sur la qualité des « réformes » imposées, à la suite des précédents, par son gouvernement dès le lendemain de son élection. Et, une fois n’est pas coutume, une immense majorité des enseignants-chercheurs, des chercheurs, des personnels non ensei-gnants des universités et des étudiants concernés par ces « projets de merde », et pour beaucoup mobilisés au premier semestre de l’année 2009, étaient d’accord avec le président de la République.

Nicolas Sarkozy n’était donc pas content au début du mois de mars, mais des dizaines de milliers d’universitaires non plus, et ils l’ont fait savoir pendant des mois. Le mouvement de protestation qui a tout récemment réuni les quatre grands acteurs de l’Université et de la recherche est exceptionnel, par sa longévité, par son intensité et par sa nature. Même si quelques universités ou départements avaient initié la mobilisation en décembre 2008, elle a commencé officiellement le 2 février 2009 et s’est achevée, peut-être seulement de façon provisoire, en juin, c’est-à-dire au moment des examens de fin d’année universitaire 1. Elle a donc duré beaucoup plus long-temps que mai 68. Et contrairement à mai 68 ou, plus récemment, au CPE, les étudiants n’ont pas été, sauf exception, les initiateurs de cette mobilisation. Fait unique dans l’histoire de cette vénéra-ble institution, ce sont les enseignants-chercheurs qui, d’habitude

1. Le mouvement n’en est peut-être qu’à ses débuts, comme le suggère l’analyse du collectif Sauvons l’Université ! (SLU) en conclusion à cet ouvrage.

Avertissement

Cet ouvrage est constitué soit de textes ayant déjà circulé sous une forme ou sous une autre, et éventuellement remaniés (la mention des circonstances d’écri-ture ou de publication figure alors au début des contributions), soit de textes entièrement inédits. La coordinatrice a pu ici et là ajouter des commentaires ou des expli-cations dans des notes, signalées dans ce cas par (NdE).

Il est publié en copyleft. Sa reproduction et sa diffusion sont donc libres à condition qu’elles soient fidèles, dans la lettre et l’es-prit, aux intentions des auteurs de ce livre.

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Mais rétablissons les faits. La grève a touché une soixan-taine d’universités sur 83 (donc plus de 70 %) à des degrés divers, dans toute la France, et toutes tendances politiques confondues : contrairement à ce qu’a donc tenté de faire croire la stratégie du gouvernement, la sensibilité de droite n’a pas été moins représentée dans ce mouvement inédit que les habituelles tendances d’opposi-tion. Enfin, toutes les disciplines ou presque ont été mobilisées, des sciences humaines et sociales aux sciences exactes, du droit aux sciences politiques, en passant par la physique, les mathématiques et les lettres – les médecins étant, eux, occupés sur un autre front.

Outre la grève des cours, la participation à des émissions de radio (radios publiques) et l’organisation récurrente de mani-festations, parfois massives, le mouvement a proposé des modes d’action diversifiés et inventifs, à commencer par la « ronde infinie des obstinés » initiée par l’université Paris 8 sur la Place de l’Hôtel de ville de Paris et reproduite un peu partout en France : occupa-tions insolites de lieux publics ( flash mob, die in, freezing), cours gratuits « hors les murs » (dans la rue, dans le métro 3), conféren-ces alternatives (toutes publiques) dans les universités, projec-tions-débats, représentations théâtrales (faux procès, fausse soute-nance de thèse), démissions individuelles ou collectives, ou encore grève administrative (rétention de résultats, refus de tenir ou de présider les jurys, etc.). Un énorme travail d’écriture et d’analyse a également été accompli pour diffuser l’information, réfléchir de façon collective, alerter l’opinion publique et pour tenter de dialo-guer avec le gouvernement : des communiqués de presse, pétitions, tribunes ou commentaires ont été diffusés par mail, notamment grâce aux listes de diffusion des différentes coordinations, publiés sur internet, souvent sur des sites créés ou animés par des grévis-tes 4, mais aussi naturellement dans les journaux 5.

3. Citons la création de l’éphémère université Paris 14, « la fac qui bouge : une université autogérée, autonome, critique, nomade et sans chauffeur ». Une belle idée à méditer et qui s’est matérialisée dans la ligne 14 du métro parisien.

4. Outre les sites propres à chacune des universités et même à chacun des dépar-tements mobilisés, les sites animés par les collectifs ou par des grévistes de façon individuelle, il faut saluer le travail énorme accompli par Olivier Ertzscheid, le créateur d’« Universités et universitaires en lutte », le site de la Coordination nationale des universités qui a permis à tous les acteurs mobilisés de suivre au jour le jour l’actualité du mouvement (<http://universitesenlutte.wordpress.com>), ou par les personnels en grève de la bibliothèque de l’université Paris 8, fondateurs du site « Bib’Bang », fort précieux à tous points de vue (<http://www.netvibes.com/3615bibbang—LRU_et_Cie>).

5. Même si les relations du mouvement avec les médias n’ont pas été sans heurts, notamment avec le quotidien Le Monde. Il faut aussi ajouter un curieux phéno-mène de décalage dans l’attitude générale des médias – je pense notamment aux radios – qui, durant ces mois de grève et comme à leur habitude, ont sollicité les

plutôt calmes et bons élèves, ont entamé les premiers une grève qui allait durer quatre mois. Ils ont été vite rejoints par les cher-cheurs 2, eux-mêmes mobilisés depuis plusieurs années contre les mesures de pilotage de la recherche et les « réformes » des grands organismes comme le CNRS, et par les personnels administratifs et techniques (BIAtOSS), également confrontés de façon alarmante à l’idéologie gestionnaire galopante prônée par le Nouveau manage-ment public. Alertés depuis l’adoption de la loi « Libertés et respon-sabilités des universités » (LRU) en août 2007 – certains d’entre eux avaient tenté de tirer la sonnette d’alarme à la rentrée de cette année-là –, les étudiants ont également été très présents dès les premiers moments et tout au long de cette grève. Cinq coordina-tions nationales se sont organisées afin d’informer, de faire le point et de prendre des décisions semaine après semaine : Coordination nationale des universités, Coordination des laboratoires en lutte, Coordination nationale de formation des enseignants, Coordina-tion nationale des BIAtOSS et Coordination nationale étudiante.

Non seulement tous les acteurs de l’Université et de la recher-che offraient, pour une fois, un front globalement uni, mais ce mouvement a également touché toute la France : au plus fort de la mobilisation, soit à peu près au moment où Nicolas Sarkozy « ordonnait la retraite aux “cons du ministère” », une soixantaine d’universités étaient touchées à des degrés divers – de la grève perlée au blocage partiel ou total des établissements –, contrai-rement à ce que concédait du bout des lèvres François Fillon le 22 avril 2009 sur France Inter : « Grosso modo, il y a une centaine d’universités en France, et il y en a à peu près aujourd’hui entre 20 et 25 qui sont affectées par ce mouvement », donc 20 %. Ancien ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la Recherche (2004-2005), il savait bien qu’il n’y a pas une « centaine d’universités en France », mais 83. Par cette double « approximation » quantitative – un comble pour un gouverne-ment qui a « la culture du chiffre » –, il cherchait manifestement à appuyer la communication de valérie Pécresse qui, en reconnais-sant un peu plus tôt 12 établissements seulement affectés par la grève, tentait de minimiser la portée véritablement nationale de la protestation et de faire croire à une « grogne » marginale animée par des groupuscules d’« ultra-gauche » infiltrés dans des établis-sements tout à fait paisibles. Des universitaires consentants « à l’insu de leur plein gré », en somme.

2. Le 14 mars 2009, 250 directeurs de laboratoire se sont réunis à Paris. Ils ont menacé le gouvernement d’une démission collective d’ici à deux mois si leurs revendications n’étaient pas entendues, et formé ainsi la Coordination des labos en lutte.

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auteurs potentiels, mobilisés dans le mouvement, ne pouvaient s’atteler à cette tâche. Certains textes néanmoins ont beaucoup circulé, par mails ou sur internet, et ont permis à l’ensemble de la communauté plurielle de l’Université et de la recherche mobilisée de prendre conscience de ce qui lui arrivait. Certains d’entre eux méritaient d’être publiés, tels quels ou sous une forme remaniée. D’autres acteurs du mouvement avaient depuis long-temps réfléchi à ces questions et tenté d’alerter par leur travail sur la nature des logiques à l’œuvre depuis plus de vingt ans 7. Ils pouvaient également offrir leur analyse au vu de cette situation radicalement inédite. C’est ainsi qu’il m’est venu l’idée de propo-ser ce livre, quand au cours du mois de mars, nous avons compris que la grève s’installait dans la durée et qu’au-delà d’elle, c’était d’une certaine conception de nos métiers, du service public, de la recherche, de l’éducation sous toutes ses formes et du rôle social de l’Université qui était remise en question par la nature, non seulement des « réformes », mais aussi des justifications qui les accompagnaient. Ce livre existe donc, et s’est fait « à chaud ». C’est l’un de ses mérites. C’est aussi l’une de ses failles, car il n’a pas pu bénéficier d’une maturation lente et de tout le recul nécessaire. Il ne cherche donc pas à être complet et présente une grande variété de ton et de format : entretien, témoignages, tribunes, billets d’humeur et analyses offrent des points de vue très divers – certains auteurs n’étant d’ailleurs pas d’accord sur tel ou tel point – et ils permettent de se faire une idée générale sur ce que nous avons cherché à préserver et à construire à travers le mouvement.

« L’art de la guerre »La grève a été portée et animée par des acteurs individuels,

avec quelques personnalités saillantes ou ayant contribué de façon significative à la réflexion générale, et par des acteurs collectifs. Parmi ces derniers, il faut d’abord rappeler que la communauté des enseignants-chercheurs mobilisée se reconnaissait massivement, toutes tendances confondues, dans des associations ou des grou-pements tels que Sauvons la recherche (SLR), Sauvons l’Université ! (SLU), Qualité de la science française (QSF) ou encore le Collectif pour la défense de l’Université. Les syndicats ont bien sûr tenté de jouer un rôle et de peser sur les décisions, mais ils n’étaient pas en

7. Le lecteur curieux pourra notamment se reporter aux ouvrages et aux travaux du collectif Abélard, Henri Audier, Geneviève Azam, Isabelle Bruno, Christophe Charle, Hélène Cherrucresco, Christian de Montlibert, Marcel Gauchet, Pierre Jourde, Frédéric Neyrat, ou encore de Charles Soulié cités dans la bibliographie en fin d’introduction ou dans les articles de l’ouvrage.

Il s’est donc passé beaucoup de choses en quatre mois, et il serait impossible, et vain, de chercher à rendre compte de tout, surtout si l’on tente de remonter aux véritables origines de ce mouvement qui n’est que l’aboutissement logique d’un long processus : il faudrait alors aller chercher du côté du discours de Nicolas Sarkozy prononcé le 22 janvier 2009 « à l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de recher-che et d’innovation » – discours qui a bien aidé la communauté à comprendre de quoi il retournait et dont on trouvera dans ce volume un commentaire approfondi par Antoine Destemberg. Il faut également se souvenir de l’adoption à la sauvette de la loi LRU en août 2007, du grand mouvement pour la recherche et de la tenue des États généraux de la recherche de 2004 et, plus loin encore de nous, de la deuxième massification scolaire dans l’ensei gnement supérieur, et dans les universités en particulier, avec la directive Chevènement des 80 % de réussite au bac pour une classe d’âge (1985), des « recommandations » de la table ronde des indus-triels européens (ERt) ou de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en matière d’éducation, de recherche et d’enseignement supérieur depuis la fin des années 1980, ou même encore de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de 1994, à l’origine de la création de l’Organisa-tion mondiale du commerce (OMC). Bref, du beau monde.

Je ne chercherai donc pas ici à retracer de façon exhaustive l’histoire de la grève. J’en signalerai certaines étapes ou certains aspects, à mon avis, importants ou significatifs à plusieurs titres, mais cette présentation sera naturellement subjective, car tout cela est encore très neuf. La production écrite pendant ces six derniers mois a été considérable, mais très peu d’ouvrages ont été publiés sur ces thèmes 6. tout simplement parce que les

enseignants-chercheurs et les chercheurs pour leur demander d’intervenir ici et là afin d’apporter un commentaire susceptible d’éclairer un point d’actualité. Ces médias étaient donc en quête d’un certain savoir, mais se trouvaient dans le même temps dans l’incapacité de réfléchir aux conditions mêmes dans lesquelles était produit ce savoir qu’ils étaient venus chercher et aux menaces qui pèsent sur ce processus de création du savoir. Cette étrange « schizophrénie » se retrouve parfois dans l’opinion qu’on dit publique, car on oublie souvent que c’est aussi au travail patient de construction du savoir au sein des universités et des institutions comme le CNRS qu’on doit le contenu des programmes de l’enseignement dans le primaire et le secondaire. Ce travail irrigue donc la société tout entière, c’est l’une de ses vocations, et si les conditions de production de ces connaissances sont perturbées, c’est la société dans son ensemble qui risque fort d’en pâtir la première.

6. Signalons cependant le numéro du bimestriel Manière de voir (n° 104, avril-mai 2009) intitulé À qui profite le savoir ? La guerre des idées, coordonné par Laurent Bonelli, et le numéro 33 de la Revue du MAUSS : L’Université en crise. Mort ou résur-rection ? (La Découverte, mai 2009), cité dans la bibliographie en fin d’article.

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règle au sein des organismes paritaires. Elle ne prenait pas beau-coup de risques puisque la moitié de ses membres étaient issus de l’administration, et donc acquis à sa cause sans trop de difficultés. J’en aurais fait autant. Surtout si j’y jouais ma tête politique. Dans une certaine mesure, tout cela est normal dans un conflit de ce genre. Moins acceptable, en revanche, le climat général de grande violence – mais le chef de l’État n’avait-il pas montré l’exemple avec son discours du 22 janvier ? – avec voies de fait en toute impu-nité sur des étudiants, des personnels de l’université ou du CNRS, mises en examen abusives, cours tout à fait régulier perturbé par des « forces de l’ordre » 9, enseignant se voyant autorisé à rejoindre des étudiants au Jardin des Plantes à la condition expresse de « ne pas faire de politique », collégiens venus de province visiter la capi-tale et chargés par erreur par des CRS à la gare Montparnasse au moment du départ – ils ont pu constater qu’il y a bien eu « contact entre une matraque et un estomac », merci –, etc. Le monde de l’éducation en général semblait devenir sous contrôle, non seule-ment à l’université 10, mais aussi dans le primaire 11, notamment.

tout cela était bien désagréable, voire pire. Donc, règle n° 2 : tenter de démoraliser l’adversaire par la violence verbale, psycho-logique ou physique.

Règle n° 3 : faire des concessions marginales, car il est égale-ment mauvais d’écraser totalement son adversaire, et préserver le plus important. C’est ainsi que valérie Pécresse a rétabli 130 postes de chercheurs pour 2009 à la fin du mois de mars, et que François Fillon a juré ses grands dieux que la règle du « non-remplacement

9. « Une simple visite-conférence sur le Paris de 14-18 tourne au pugilat, le vendredi 13 mars : où l’on voit la force publique très intéressée par les travaux des historiens de la Grande Guerre et la mémoire de Paris » (<http://sorbonneen-greve.revolublog.com/article-76968-389846-la-visite-le-paris-de-la-grande-guerre-accompagnee-par-les-crs.html>).

10. voir par exemple « La Sorbonne contre les Centaures », par Elsa Dorlin, maître de conférences de philosophie (Paris 1), sur le site Contretemps (<http://contretemps.eu/interventions/sorbonne-contre-centaures#_ftn2>).

11. Quelques exemples pris parmi d’autres : c’est ainsi qu’on a vu un appel à candi-datures très particulier, lancé par l’Inspection académique de l’Isère (Grenoble, 05/02/09) pour trouver un directeur à l’école primaire Les Moines (Saint-Quentin-Fallavier). Le texte de l’appel précise que certains membres de l’équipe pédagogi-que « ont une approche militante de l’école qui les conduit à prendre des positions de refus par rapport à certaines demandes institutionnelles (Base élèves, évalua-tions nationales) ». Il demande donc au futur directeur ou à la future directrice de « rétablir une loyauté institutionnelle dans cette école, tant dans les rapports avec l’administration qu’avec l’équipe pédagogique » et de « centrer l’action de l’école sur les priorités nationales » (c’est moi qui souligne). Plus connu, le cas d’un directeur d’école sanctionné pour avoir refusé le fichage d’enfants (refus de Base élèves) (<http://echo-saverdun.over-blog.com/article-30494684.html>).

position de force, le taux de syndicalisation dans l’enseignement supérieur et la recherche étant très faible. Ce dont le gouvernement n’a pas manqué de profiter, en déniant aux collectifs le rôle d’inter-locuteurs valables et en n’admettant à la table des « négociations » que les organisations ayant des élus dans les deux organismes pari-taires (Comité technique paritaire universitaire, CtPU, et Conseil supérieur de la fonction publique d’État, CSFPE), à savoir les seuls syndicats, très fragilisés. C’est ainsi qu’ont été désignés les « parte-naires de négociation » les moins quantitativement représentatifs des différentes communautés, et invalidés ceux qui étaient suscep-tibles de peser davantage dans les échanges 8.

Outre ses approximations chiffrées, François Fillon osait affir-mer sur France Inter, toujours le 22 avril 2009, que le projet de décret relatif au statut des enseignants-chercheurs était « parfai-tement conforme aux aspirations des universitaires ». Or, ainsi que le rappelle le communiqué de Sauvons l’Université ! publié le même jour, les syndicats de l’enseignement supérieur avaient refusé massivement le projet quelques semaines plus tôt. Dans les deux organisations paritaires que sont le CtPU (30 membres) et le CSFPE (40 membres), seuls deux représentants syndicaux sur 35 ont approuvé le texte. Comment valérie Pécresse pouvait-elle parler « de la réécriture de ce décret en concertation avec les orga-nisations syndicales » (talk Figaro, 21 avril 2009) ? Mystère. Au CtPU du 24 mars 2009, on compte 17 voix favorables au texte, soit 15 pour l’administration et 2 pour un syndicat – de droite (Auto-nomeSup) –, plus 5 abstentions (8 représentants syndicaux ayant quitté la réunion) ; au CSFPE du 9 avril 2009, on compte cette fois-ci 20 voix pour l’adoption du texte, soit 20 pour l’adminis-tration, tous les représentants syndicaux s’étant soit prononcés contre (11), soit abstenus (9). Au CPtU comme au CSFPE, ce sont donc les membres de l’administration qui ont fait passer le texte, comme un seul homme. Que le gouvernement ait fait ratifier le décret incriminé avec seulement 2 représentants syndicaux sur 35 pour signer au bas du parchemin relève plus du déni de démo-cratie que de la « concertation avec les organisations syndicales ». « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » !

Donc, règle n° 1 de l’art de la guerre : bien choisir son adversaire. valérie Pécresse avait parfaitement raison de vouloir que tout se

8. À la décharge de la ministre, il faut lui reconnaître une certaine audace lorsqu’elle a autorisé, après 20 minutes de négociations, certains collectifs comme SLR et SLU à assister à une réunion de travail prévue avec les organi-sations syndicales. Malgré leurs demandes incessantes, aucun rendez-vous n’a jamais été accordé aux collectifs et ce fut, à ma connaissance, leur unique rencontre. Elle a eu lieu au ministère le 30 mars 2009 et n’a pas donné les résul-tats escomptés.

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des mots-clés sur le Web pour fournir une info officielle ». Ce porte-parole expliquait ainsi que l’objectif poursuivi par le minis-tère était de lutter contre « les fausses rumeurs qui ont circulé sur le web » 17. Étrange histoire, d’autant plus que le gouvernement n’avait nullement besoin de ce genre d’indélicatesses – si l’infor-mation est avérée – pour triompher d’un adversaire doté d’une puissance de tir infiniment moins importante. Le combat média-tique n’était pas égal, loin s’en faut. Le scénario concernant la « mastérisation », c’est-à-dire la « réforme » de la formation et des concours de recrutement des enseignants du secondaire 18, a été à peu près semblable. Les relations avec Xavier Darcos ont même été plus mouvementées encore : il n’a pas ce caractère policé qu’a valérie Pécresse et n’a pas cherché à nous faire subir ses « preuves d’amour ». tout comme la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui a tenté de mettre en place en février une médiation éphémère, Xavier Darcos a nommé (bien plus tard, il est plus coriace) une mission « Marois-Filâtre » pour dissoudre la colère des universitaires dans l’eau, mais s’est bien gardé d’atten-dre le résultat de ces consultations. Avant même que la mission ait rendu son rapport, et donc avant la fin des « négociations », il avait déjà mis à jour le site internet de son ministère avec les concours « réformés », et publié les décrets. Et hop.

Règle n° 5 et dernière : une fois la bataille remportée, ne pas hésiter à croire que la guerre est finie et lancer une ou deux petites piques pour se détendre un peu. Alors même que le monde politique brandit la plupart du temps la laïcité comme un étendard, l’ensem-ble du service public d’éducation laïque s’est senti désagréablement contrarié quand le décret sur la reconnaissance des diplômes entre la France et le vatican a été publié au Journal officiel à la fin du mois d’avril. Assez peu médiatisé alors même qu’il n’est pas sans poser de nombreux problèmes, ce point avait été évoqué dès le 12 janvier 2009 dans la « Lettre ouverte au président Sarkozy par la Confé-rence des présidents d’université » (CPU), certes favorable à la loi

17. <www.lepost.fr/article/2009/03/17/1460415_un-porte-parole-de-valerie-pecres-se-beaucoup-de-fausses-rumeurs-ont-circule-sur-le-statut-des-enseignants-cher-cheurs.html#xtor=ADC-218>.

18. Sur cette « réforme », beaucoup de textes et d’informations sont disponibles sur internet : voir notamment « Formation des professeurs : parents d’élèves, si vous saviez… » (Le Monde, 10/02/09) ; une déclaration sur le projet de maste-risation des concours sur le site de l’IUFM (<www.iufm.fr/applis/actualites/article.php3?id_article=560>) ; tous les textes sur le projet de mastérisation sur le site de l’université Paris Diderot (<www.univ-paris-diderot.fr/sc/site.php?bc=fmaitres&np=Reforme>) ; ou encore l’excellente mise au point effectuée par Raphaël Galicher (<http://obspm.flext.net/materielatelecharger/>).

d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite » – pourtant l’un des grands thèmes de campagne du président de la République 12 –, ne serait pas appliquée dans l’enseignement supérieur et la recher-che en 2010, etc. Des petites choses comme ça, sans grande impor-tance. Le principal était sauvegardé. La modulation des services pour les enseignants-chercheurs de l’université était maintenue, avec le risque d’une augmentation sans plafond du nombre des heures d’enseignement et sans paiement d’heures supplémen-taires, s’il vous plaît 13, alors même que Nicolas Sarkozy avait été élu grâce au slogan « travailler plus pour gagner plus » – un comble ! Le principe de la toute-puissance du président de chaque université, en vertu de la loi LRU, sur les services des enseignants- chercheurs et sur leur carrière, était maintenu 14. Le détourne-ment du rôle du Conseil national des universités (CNU) était main-tenu 15 : il permettait de justifier la logique délétère d’une mise en concurrence généralisée des enseignants-chercheurs et, via l’obligation d’évaluation régulière, d’asservir l’ensemble de cette communauté aux pratiques bibliométriques et autres « facteurs d’impact » délirants 16. Les autres points de désaccord profond entre la communauté et le gouvernement, comme le nouveau contrat doctoral, n’ont pas fait l’objet de « négociations » plus fructueuses entre les parties, et après le conseil des ministres du 22 avril 2009 (pendant les vacances de Pâques, notons-le), quatre décrets et sept arrêtés ont été publiés, dont celui sur le statut des enseignants-chercheurs, le CNU ou encore le contrat doctoral.

Règle n° 4 : bien communiquer. Un proche de valérie Pécresse a ainsi rapporté en mars que des collaborateurs avaient « acheté

12. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, mais avec le vote de la loi relative à la « mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique » (Loi n° 2009-972), le gouvernement n’aura plus besoin d’attendre que les fonc-tionnaires partent à la retraite pour « ne pas les remplacer ». touchant la ques-tion du licenciement des fonctionnaires dans le cas des BIAtOSS, voir l’analyse de Julia Bodin dans ce volume.

13. Sur ce point, voir les commentaires d’Olivier Ertzscheid et de Christophe Mileschi dans ce volume.

14. Sur la tentative d’introduire à l’université un fonctionnement hiérarchique, semblable à celui de l’entreprise, voir notamment la contribution de Christian de Montlibert plus loin.

15. Le CNU et sa « réforme » sont présentés par Daniel Mortier dans ce livre.

16. Sur ce point, on peut consulter notamment l’article de Grégoire Chamayou (février 2009), « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation » (intégré dans le volume 33 de la Revue du Mauss, op. cit.), ou le carnet « Évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales » animé par Claire Lemercier, Emmanuelle Picard et Sylvain Piron (<http://evaluation.hypotheses.org>). J’y reviendrai.

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aux établissements sous tutelle directe du MESR, dont la limite des compétences est donc floue, au moins pour le grand public, et les établissements sous tutelle du MESR sont loin de recouvrir tous les établissements d’enseignement supérieur. Ce point de détail technique n’est pas si anodin quand on cherche à savoir tout bonnement quelle est la part allouée aux universités sur le budget total du MESR – selon le site du ministère, la dépense de la collec-tivité nationale pour l’enseignement supérieur dans son ensem-ble en 2007 s’est montée à 23,7 milliards d’euros. Cette question pourrait sembler très élémentaire. Or, si beaucoup d’informations sont publiques et facilement accessibles sur le site du ministère, celle-ci ne se trouve nulle part. Et cela pose un problème, comme le font remarquer les auteurs de la pétition « Refonder l’uni-versité », car l’université représente justement à elle seule une bonne moitié des effectifs. On se demande si la moitié du budget lui est, en conséquence, consacrée… En 2008-2009, on comptait en effet 2,213 millions d’étudiants dont 1,266 million à l’univer-sité (724 000 en licence, 470 000 en master et 72 000 en doctorat) contre 79 000 en Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), notamment 23. Si la réponse à la question posée ci-dessus ne se trouve pas facilement, le ministère fournit néanmoins un élément d’appréciation significatif. La dépense moyenne par étudiant en 2007 est de 10 150 € par an, et la France se situe déjà à cet égard en dessous de la moyenne de l’OCDE. De plus, ce coût moyen varie, de l’aveu même du ministère, de 13 890 € pour un étudiant de CPGE à 8 970 € pour un étudiant à l’université (avec en plus de gran-des disparités entre les disciplines) 24. Or, les CPGE constituent la porte d’entrée aux formations les plus valorisantes et les plus valorisées qui soient, celles qu’on appelle les « grandes écoles », auxquelles n’accèdent que très peu d’étudiants (environ 5,5 % des effectifs qu’on rencontre à l’université) et dont sont largement issues les élites économiques et politiques qui nous gouvernent 25. Les CPGE ne rencontrent donc pas les mêmes problèmes de (mauvaise) réputation que l’université, mais ses étudiants coûtent à la communauté nationale 5 000 € environ de plus par personne et par année qu’un condisciple à l’université. Et si on inversait la tendance, d’autant que, si l’on trouve des boursiers en CPGE, c’est cependant à l’université qu’ils sont les plus nombreux (environ

23. Source : dossier de presse de la rentrée universitaire 2008 (MESR, 18 septembre 2008).

24. <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid20715/les-chiffres-cles.html>.

25. Pour les inégalités dans l’enseignement supérieur, voir l’analyse de Charles Soulié dans ce volume.

LRU, mais tout de même parfois un peu lucide 19. Une rencontre-débat d’Agorena (association des anciens élèves de l’ENA 20) était même prévue le 16 mars 2009 et devait réunir (et on les en remer-cie) valérie Pécresse et Bruno Julliard, ancien président du syndicat étudiant UNEF, adjoint au maire de Paris et secrétaire à l’éducation au parti socialiste (bref, un garçon de confiance), autour du thème fédérateur suivant : « À quand une université efficace ? » Finale-ment, la rencontre a été reportée pour cause de climat politique insalubre et a eu lieu le 12 mai 2009, sans doute pour fêter la réus-site des « négociations », mais c’était gentil de poser la question 21.

Pourquoi tant de haine ?Pourquoi donc tant d’hostilité de la part des universitaires, des

chercheurs et des étudiants alors que le gouvernement ne cherche qu’à rendre l’Université plus « efficace » ? L’institution a pourtant bien mauvaise réputation et devrait accueillir cette « réforme » comme les précédentes (environ une tous les quatre ans), c’est-à-dire avec philosophie, sinon avec reconnaissance pour l’attention touchante des tutelles sur son cas. Pour les tutelles justement, la situation est loin d’être claire. L’Université dépend du minis-tère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) et du ministère de l’Éducation nationale (MEN), mais certains établissements de ce qu’on appelle l’« enseignement supérieur » peuvent également relever d’autres ministères. Par exemple les écoles privées (petites, moyennes ou grandes) font, certes, partie de l’enseignement supérieur, mais n’ont pas forcément de comp-tes à rendre à ces deux ministères. D’autres formations pourront dépendre du ministère du travail, etc. Ainsi, la carte « écoles et formations d’ingénieurs en 2007-2008 » 22 recense « les universi-tés, les Ut (Universités de technologie), les INP (Instituts natio-naux polytechniques), les GE (Grands établissements), les autres établissements du MESR, les établissements dépendant d’autres ministères, et les établissements du secteur privé ». Comme d’autres cartes de cet atlas officiel, celle-ci ne se limite donc pas

19. <www.cpu.fr/Prises-de-position.259.0.html ? & no_cache = 1 & publi_id=99>.

20. Pour l’ENA, voir la contribution de Charles Soulié dans ce volume.

21. Le site d’Agorena précise : « Ces rencontres, conçues pour être adaptées aux contraintes d’emploi du temps des responsables de haut niveau puisqu’elles se déroulent le soir à partir de 19 h 30, permettent des contacts individuels et informels autour d’un apéritif et d’un dîner qui suit le débat » (<www.aaeena.fr/manifesta-tions.php?c=4>). trop chou !

22. Atlas régional 2008, p. 14, publié par le MESR en 2009, téléchargeable en ligne sur le site du ministère (<www.enseignementsup-recherche.gouv.fr>).

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d’où elle tire la « mauvaise position des universités françaises dans les classements internationaux » : apparemment, Nicolas Sarkozy avait accès aux mêmes sources, puisqu’il s’est abondam-ment drapé dans des considérations catastrophistes de la même eau lors de son discours du 22 janvier. Comme on pourra le lire dans cet ouvrage 31, la réalité est tout autre, mais passons. Le troi-sième point, en revanche, mérite un commentaire : oui, l’Univer-sité française repose encore en théorie sur deux principes fonda-mentaux dans l’accueil des étudiants, l’absence de « sélection » par le niveau et par les moyens financiers. Il n’y a pas de concours d’entrée qui limite l’accès à l’enseignement supérieur universitaire, sauf dans les parcours « professionnalisants » que constituent les formations proposées par les Instituts universitaires de tech-nologie (IUt). Et les universitaires se refusent encore largement aujourd’hui à accepter l’idée d’une augmentation des frais d’ins-cription, malgré les dispositions induites par la loi LRU, malgré la proposition de loi récemment déposée par 92 députés UMP en ce sens 32. La baisse du niveau du bac s’explique par un grand nombre de facteurs, notamment par la généralisation de l’accès au bac et surtout par une diversification et une hiérarchisation accrues, même si le recours constant au même mot (le baccalauréat) crée une forme d’illusion et empêche de voir que son contenu a radi-calement changé en trois décennies. Le baccalauréat jouait donc bien le rôle de concours d’accès à l’enseignement supérieur il y a 30 ans, mais plus aujourd’hui, grâce à la directive Chevènement. Or, comble d’hypocrisie, les universités françaises sont en perma-nence comparée à un modèle, largement fantasmé d’ailleurs, celui des établissements américains, modèle avec lequel elle présente deux différences de taille : d’une part, dans l’enseignement supé-rieur américain, il n’y a pas de grandes écoles – spécificité toute française pour laquelle il n’est pas question, cette fois, de s’aligner sur les voisins européens ou extra-européens –, ce qui signifie que les élites, majoritairement issues en France de ces mêmes gran-des écoles, ont été formées dans le système anglo-saxon par les universités et que, par conséquent, ces dernières ne subissent pas la concurrence déloyale d’autres institutions en termes de budget et de valorisation symbolique ; d’autre part, l’accès aux univer-sités américaines est soumis à une double sélection, concours d’entrée et/ou moyens financiers. Inefficace l’Université française ? « Aujourd’hui, 40 % des 25-34 ans ont un diplôme de l’enseignement

31. voir notamment le commentaire d’Antoine Destemberg dans le volume.

32. Sur ce point, voir l’analyse de Frédéric Neyrat dans cet ouvrage.

un tiers des effectifs) 26 ? Moralité : ce sont les plus vulnérables des étudiants, les moins armés qui se retrouvent sur les bancs de l’université. Ce sont ceux-là qui devraient constituer la priorité du ministère, et non les étudiants, largement dotés à tous points de vue, des CPGE.

Pour compléter le tableau, il faut revenir un peu sur la direc-tive Chevènement de 1985 qui visait l’objectif de 80 % de réus-site au bac pour une classe d’âge. tout cela est bien connu, mais rappelons simplement que cette directive a, de façon mécani-que, eu pour effet de baisser le niveau du bac 27 – suivant l’une des grandes caractéristiques de la culture du résultat –, et de provoquer la seconde massification de l’enseignement supé-rieur universitaire, c’est-à-dire de multiplier en 20 ans les effec-tifs à l’université de façon considérable (60 % d’augmentation en moyenne entre 1980 et 2000, et jusqu’à 350 % dans certaines filières), ainsi que le rappelle le documentaire Universités, le grand soir 28 et les chiffres donnés par le ministère (L’état du sup., p. 72). Or, pendant ce temps-là, les moyens alloués aux établissements sommés d’accueillir ces nouveaux arrivants n’ont pas augmenté dans les mêmes proportions. L’étranglement de l’institution par la pénurie est une technique éprouvée, également utilisée dans le cas du CNRS, par exemple 29. Alors, inefficace l’Université ? Elle a réussi tant bien que mal, et avec des moyens très en dessous de ses besoins, à intégrer néanmoins une population en expan-sion constante (de 214 700 en 1960 à 1,266 million d’étudiants en 2008), de plus en plus diversifiée et globalement de moins en moins préparée à l’enseignement supérieur – la baisse du niveau au sortir du bac explique en partie les difficultés que rencontrent certains étudiants à l’université, surtout dans le premier cycle. Alors, bien sûr, « un rapport de la Banque mondiale explique la mauvaise position des universités françaises dans les classements internationaux par l’absence de sélection à l’entrée 30 ». On peut se demander d’abord pourquoi la Banque mondiale s’occupe des universités françaises, mais passons. On peut aussi se demander

26. MESR, L’état de la recherche et de l’enseignement supérieur en France. 30 indi-cateurs, n° 2, décembre 2008, p. 16 (abrégé plus loin : L’état du sup.). Pour la ques-tion des étudiants boursiers, voir la contribution de Philippe Selosse dans ce volume.

27. Les notes sont parfois « surévaluées », et certains barèmes sont placés au-dessus de 20, comme le rappelle le tout récent article de Marie-Estelle Pech (Le Figaro, 15/07/09) : « En trente ans, la valeur du bac s’est effondrée. »

28. Réalisé en 2008 par Thomas Lacoste, La Bande passante.

29. Comme le montrent Hélène Cherrucresco et Henri Audier dans ce volume.

30. M.-E. Pech, « En trente ans, la valeur du bac s’est effondrée », op. cit.

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passant par les mathématiques, la linguistique ou l’anthropologie. Cela n’a pas grand sens. En revanche, dans un contexte général où les entreprises elles-mêmes sont en général incapables de préciser six mois à l’avance quels seront les futurs « bassins d’emploi », on peut s’interroger avec Christian de Montlibert sur l’opportunité de créer des formations ultra-spécialisées, destinées à délivrer des diplômes sur mesure pour les besoins de telle ou telle entreprise. À cet égard, certaines innovations récentes devraient être méditées : le « DM (entendez : directeur de magasin) Academy », proposé par l’université Paris 1 pour Conforama, selon une nouvelle publiée sur le site Fabula le 21 février 2008 36, alors même qu’un an plus tard, 800 postes sont menacés dans ce même groupe malgré ses bénéfices, selon le Nouvel Observateur du 19 février 2009 37. Nos voisins britanniques ne sont pas à cours de ce genre de bonnes idées : « En Angleterre, passer un “bac McDo” est possible », selon Le Figaro économie du 29 janvier 2009… Le rêve, quoi.

Les enseignants-chercheurs : un ramassis de fainéants !

Mais soyons sérieux et revenons à nos moutons. Pour les ensei-gnants, ils sont 90 086 à exercer dans les établissements publics d’enseignement supérieur en 2008, et répartis en trois catégories : les enseignants-chercheurs et assimilés (57 549), les personnels du second degré affectés dans l’enseignement supérieur – qui ne sont pas censés faire de recherche – (13 742) et les enseignants non permanents (18 795) 38. Le vieux statut des enseignants-chercheurs de 1984 demandait à être dépoussiéré, et l’ensemble de la commu-nauté le souhaitait. On a beaucoup reproché aux grévistes de protester, sans jamais proposer de mesures concrètes. Pourtant, les enseignants et les chercheurs avaient fait des propositions en 2004 à l’issue des États généraux de la recherche, un effort de concerta-tion et de réflexion collective sans précédent pour offrir de nouvel-les pistes dans le sens d’une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche 39. Or, comme le font remarquer notamment Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume,

36. <www.fabula.org/actualites/article22524.php>.

37. <http://tempsreel.nouvelobs.com/speciales/economie/20090218.OBS5348/groupe_ppr__conforama_va_supprimer_800_postes_la_fnac_p.html>.

38. <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid20112/enseignement-superieur.html>.

39. Les rapports (rapport d’étape, rapport final, résumé du rapport final) peuvent être consultés librement par tous sur le site des États généraux (<http://cip-etats-generaux.apinc.org/>).

supérieur, contre 20 % il y a 20 ans 33. » Aujourd’hui, « 77 % des bacheliers s’inscrivent immédiatement dans l’enseignement supérieur […]. Au total, 54 % des jeunes d’une génération accèdent à l’enseignement supérieur » (L’état du sup., p. 26). On reproche beaucoup à l’université de mener au chômage 34, mais selon le ministère lui-même, « un diplôme de l’enseignement supérieur est un atout pour trouver un emploi et exercer une profession supé-rieure ou intermédiaire. La plupart des diplômés de licence, de maîtrise, de troisième cycle [donc sortis des universités] ou d’éco-les exercent l’une de ces professions cinq ans environ après la fin de leurs études, comme la majorité des diplômés de licence ou de maîtrise 35 ». Le document élaboré par le MESR ne distingue pas ici les universités des petites ou grandes écoles, mais il précise que « cinq ans environ après la fin de leur formation initiale, 22 % des diplômés de l’enseignement supérieur sont employés ou ouvriers en 2006, pour 62 % des titulaires de CAP, BEP et des baccalau-réats. À l’inverse, 65 % des diplômés de l’enseignement supérieur exercent une profession supérieure ou intermédiaire (en incluant les chefs d’entreprise), pour 15 % des diplômés de l’enseignement secondaire du second cycle » (L’état du sup., p. 46-47). À moins que le ministère n’ait lui-même gonflé les chiffres, il est raisonna-ble d’imaginer qu’à côté des petites, moyennes ou grandes écoles, publiques ou privées, l’université joue, malgré un manque de moyens soigneusement entretenu, un certain rôle dans ce constat largement positif.

Outre l’« inefficacité » supposée de l’Université, on déplore aussi régulièrement que les formations qu’elle propose ne soient pas assez « professionnalisantes ». Comme si c’était sa vocation première. Rappelons qu’il existe à l’université des cursus « profes-sionnalisants », dispensés par les Instituts universitaires de tech-nologie (IUt), mais que l’accès à ces IUt se fait de façon sélective. Les universitaires n’ont jamais été indifférents à l’avenir profes-sionnel de leurs étudiants, mais ils ont déjà beaucoup à faire pour donner à ces derniers la formation qu’ils sont venus chercher, en gérant souvent une grande pénurie de moyens, et il y a une certaine hypocrisie à vouloir à toute force « professionnaliser » l’ensem-ble des cursus de l’université, de la physique à la philosophie, en

33. M.-E. Pech, « En trente ans, la valeur du bac s’est effondrée », op. cit.

34. Les cyniques diront qu’elle permet surtout de ne pas faire monter les chif-fres du chômage. Les nouveaux bacheliers inscrits à l’université ne se mettant pas sur le marché du travail, ils ne sont donc pas en situation de ne pas trouver d’emploi.

35. Sic. La maîtrise n’existe plus depuis la mise en place du LMD. Le ministère veut-il dire 1re année de master ?

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Car, chose étrange, il n’y a sans doute pas de milieu plus démo-cratique que l’institution universitaire : toutes les décisions y sont prises de façon collective, par des acteurs élus par leurs pairs pour un mandat de quelques années (quatre ans pour un président d’uni-versité, par exemple), et qui ne tirent donc leur légitimité – une légitimité toute temporaire –, que de leur représentativité élective. Une fois leur mandat achevé, ils laissent leur place à d’autres. On imagine mal un système équivalent dans une entreprise privée où les décisions seraient prises selon une logique de responsabilité élective, tournante et temporaire. Mais, une entreprise privée ne constitue pas, loin s’en faut, une instance démocratique. L’univer-sité, si, et depuis ses origines 41. tout n’est pas parfait dans la prati-que, évidemment, mais cela permet à l’institution d’accueillir et de former les étudiants, et de contribuer aux progrès dans tous les champs du savoir. L’enseignant-chercheur est donc chatouilleux quand on prétend limiter sa liberté, au demeurant inscrite dans le Code de l’éducation (art. L. 141-6) :

Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indé-pendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diver-sité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recher-che leurs possibilités de libre développement scientifique, créa-teur et critique.

L’universitaire français est ridiculement payé par rapport à ses années d’études et à ses collègues étrangers ; il fait à peu près le double d’heures de cours déjà (sans parler de modulation de service d’enseignement à la hausse) ; il a toutes les peines du monde à faire de la recherche, vu les tâches administratives qui lui prennent dans les faits une bonne moitié de son temps, mais il tient à sa liberté. C’est comme ça 42. voici les tâches officiellement attribuées aux enseignants-chercheurs :

« Ils participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale et continue incluant, le cas

41. C’est également le cas aux États-Unis et dans tous les pays de tradition univer-sitaire. voir sur ce dernier point le témoignage de Déborah Blocker, et pour l’his-toire de l’« autonomie » démocratique dans l’université française, l’article de Christian de Montlibert dans ce livre.

42. Sur ce point, voir notamment les contributions d’Olivier Ertzscheid, de Pierre Jourde et de Christophe Mileschi plus loin.

les propositions des EGR ont été soit ignorées, soit détournées par le gouvernement de leur sens originel et totalement perverties, et en particulier le principe de la modulation des services. Dans ces circonstances, on sera moins surpris de l’hostilité à l’égard de ce nouveau statut, tant décrié. Il permet notamment au gouverne-ment d’effectuer des économies d’échelle ; de faire, dans la lignée de la loi LRU, des enseignants-chercheurs des employés de leur établissement – jusqu’à présent, ils étaient fonctionnaires d’État, statut qui affirmait symboliquement leur indépendance vis-à-vis de toutes les pressions locales potentielles en matière d’enseigne-ment ou de recherche ; et de les assujettir à la « culture du résultat ». En plus de l’aliénation par le chiffre, il fallait aussi mettre en place une nouvelle forme de « gouvernance » à l’université, c’est-à-dire un « pouvoir fort ». toujours selon François Fillon, décidément très en verve : « Grâce à la loi LRU, les universités vont pouvoir enfin se doter de vrais patrons » (France Inter, 03/09/2007). Les enjeux sont les mêmes dans la réforme dite Bachelot (« Hôpital, Patients, Santé, territoire », ou HPSt) : « Il faut un patron à l’hôpital », selon Nicolas Sarkozy (Libération, 16/02/09). Une vraie manie ? Plutôt le symptôme d’une conception exclusivement autoritaire du monde social et donc une incompréhension profonde (ou un mépris) des principes de collégialité.

Le projet de nouveau statut a commencé à circuler sous sa première mouture au printemps 2008, suscitant déjà des réactions de franche hostilité. Si elle a été complétée plus tard par d’autres commentaires, soit du même auteur, soit d’autres juristes, il ne fait pas de doute que l’analyse rédigée le 5 décembre 2008 par Olivier Beaud, professeur de droit à l’université Paris 2, pour le collectif Qualité de la science française, et largement diffusée par mail dans les semaines suivantes, a joué un rôle fondamental dans la prise de conscience par les enseignants-chercheurs de ce qui était en train de se jouer là. Loin d’être un texte « technique » – il n’y a pas de « réformes purement techniques » –, ce projet de décret mettait ouvertement en concurrence les universitaires entre eux, confirmait leur dépendance foncière vis-à-vis du président de leur université (leur « patron »), remettait en cause le principe d’éga-lité de traitement des fonctionnaires, bref, introduisait le Nouveau management public et ses logiques gestionnaires infantilisantes à l’Université 40. Le « management » s’inspire de l’entreprise privée, devenue progressivement modèle total pour tous les secteurs de la vie sociale, et dans le cas de l’Université, tente de substituer une hiérarchie à un mode de fonctionnement foncièrement collégial.

40. voir sur ce point notamment les analyses de Christian de Montlibert ainsi que celles d’Isabelle This Saint-Jean et Michel Saint-Jean dans ce volume.

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de cours ou 192 heures de travaux dirigés ou pratiques ou toute combinaison équivalente en formation initiale, continue ou à distance. Ces services d’enseignement s’accompagnent de la préparation et du contrôle des connaissances y afférents […] ;2° Pour moitié, par une activité de recherche reconnue comme telle par une évaluation réalisée dans les conditions prévues à l’article 7-1 du présent décret.

Le texte passe en outre de façon pudique sur les quelques « tâches d’intérêt général » (en majorité non rémunérées ou indem-nisées d’un euro symbolique), c’est-à-dire les tâches administra-tives qui, dans les faits, réduisent à la portion congrue pour la plupart des enseignants-chercheurs ce pour quoi la communauté nationale les rémunère : l’enseignement et la recherche. Un exemple, la mise en place du système LMD (Licence Master Doctorat), c’est-à-dire la refonte de tous les cursus pour les rendre conformes au souhait d’« harmonisation européenne des diplômes » exprimé par la déclaration de Bologne en 1999. Cela a représenté des années de travail entre la création des maquettes, le montage des dossiers, les allers-retours avec le ministère (qui doit nécessairement habiliter les diplômes, toujours nationaux, avant qu’ils ne soient proposés aux étudiants), ou encore l’intégration des nouveaux cursus dans le logiciel de gestion de parcours des étudiants (APOGEE). La tutelle a demandé aux « porteurs de projet » d’être « créatifs à moyens constants », et cela à plusieurs égards : non seulement, l’Europe n’a pas déboursé un centime pour cette « harmonisation européenne des diplômes » – était-ce bien sérieux tout cela ? –, mais l’État fran-çais non plus, et s’est contenté de demander de « faire du neuf avec du vieux ». Un plan tout ce qu’il y a de plus ambitieux, en somme. Et notons la dernière entourloupe : il n’y a pas eu non plus d’enveloppe pour les enseignants-chercheurs « porteurs de projet », qui y ont donc, pour la plupart, sacrifié des centaines d’heures de travail au détriment de leurs missions d’enseignement et de recherche, sans aucune compensation ou si peu, et auxquels on a parfois reproché leur manque de « productivité » scientifique. C’est imparable.

Ah, le LMD ! C’était le bon temps ! Non seulement, nous avons pu enfin penser nos enseignements dans des termes plus « modernes » (« offre de formation », « capitalisation » de modu-les, « portefeuille » d’options, « crédits » 43, etc.), qui naturalisait

43. Il faut ajouter un mot sur les « crédits » ECtS (European Credit transfert and Accumulation System), systématisés par la mise en place du LMD. Officiellement, ce principe permet à tout étudiant de faire valoir dans une autre université que la sienne un nombre d’ECtS correspondant aux « compétences » acquises au cours de sa formation, le nombre d’ECtS par semestre étant fixé à 30 dans toute l’Europe (60 ECtS par an, donc 180 pour une licence). Officiellement, cette mesure

échéant, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Ils assurent la direction, le conseil, le tutorat et l’orientation des étudiants et contribuent à leur insertion professionnelle. Ils organisent leurs enseignements au sein d’équipes pédagogiques dans tous les cursus universitaires et en liaison avec les milieux professionnels. Ils établissent à cet effet une coopération avec les entreprises publiques ou privées. Ils concourent à la formation des maîtres et à la formation tout au long de la vie. Ils ont également pour mission le dévelop-pement, l’expertise et la coordination de la recherche fonda-mentale, appliquée, pédagogique ou technologique ainsi que la valorisation de ses résultats. Ils participent au développe-ment scientifique et technologique en liaison avec les grands organismes de recherche et avec les secteurs sociaux et écono-miques concernés. Ils contribuent à la coopération entre la recherche universitaire, la recherche industrielle et l’ensemble des secteurs de production. Ils participent aux jurys d’examen et de concours. Ils contribuent au dialogue entre sciences et sociétés, notamment par la diffusion de la culture et de l’in-formation scientifique et technique. Ils peuvent concourir à la conservation et l’enrichissement des collections et archives confiées aux établissements et peuvent être chargés d’activi-tés documentaires. Ils contribuent au sein de la communauté scientifique et culturelle internationale à la transmission des connaissances et à la formation à la recherche et par la recherche. Ils contribuent également au progrès de la recher-che internationale. Ils peuvent se voir confier des missions de coopération internationale. Ils concourent à la vie collective des établissements et participent aux conseils et instances prévus par le code de l’éducation et le code de la recherche ou par les statuts des établissements » (Décret n° 2009-460 du 23 avril 2009 modifiant le décret n° 84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences et portant diverses dispositions relatives aux enseignants-chercheurs, art. 3).

tel quel. Un tout petit peu plus loin (art. 5-I), le texte précise le point suivant :

Le temps de travail de référence, correspondant au temps de travail arrêté dans la fonction publique, est constitué pour les enseignants-chercheurs :1° Pour moitié, par les services d’enseignement déterminés par rapport à une durée annuelle de référence égale à 128 heures

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ver son achèvement 46 ». Et il précise en note que cette compétition entre les universités devait se jouer en fonction de leur « solidité financière » et de leur place dans des classements comme celui de l’université de Shanghai 47. Au-delà des frontières de l’Europe, au Japon, Christian Galan nous éclaire sur la réforme des universités nationales japonaises (99 universités toutes privatisées le 1er avril 2004) 48. Enfin, Ian vickridge nous donne dans ce volume quel-ques éléments d’appréciation sur la situation en Nouvelle-Zélande pour la recherche. L’Europe est donc loin d’être la seule région du monde concernée par ces politiques, et il faut rappeler, à la suite de Geneviève Azam, que l’AGCS (Accord général sur le commerce des services), l’un des traités fondateurs de l’Organisation mondiale du commerce, ratifié en toute discrétion en 1994, vise à permettre aux pays signataires d’ouvrir à la « libre concurrence des marchés » le maximum de secteurs relevant chez eux du domaine public, c’est-à-dire du domaine non marchand, et qu’il constitue le cadre géné-ral des logiques à l’œuvre depuis 15 ans.

Selon l’historien Pierre Rosanvallon, « la démocratie, c’est appe-ler les choses par leur nom » (France Inter, 26/05/09). Comment ne pas être d’accord quand on parle d’« autonomie », de « liberté » ou d’« efficacité » des services publics ? Des noms, des mots sont brandis comme des totems, comme si tout le monde s’entendait sur leur signification, comme si tout le monde se reconnaissait en eux. Mais ainsi que le relève Marcel Gauchet, « l’autonomie des universités n’est qu’un mot, il faut définir son contenu » (Le Monde, 09/07/09) 49. Sans cela, les mots ne sont que des instruments de domination, et ces « réformes » sont aussi une « affaire de mots », comme nous le rappelle utilement Christian de Montlibert.

Mais le gouvernement peut toujours se targuer d’avoir le « courage de faire des réformes impopulaires », les faits sont têtus et la réaction des universitaires a été largement unanime à la suite du « discours du 22 janvier ». Les enseignants-chercheurs et cher-cheurs que Nicolas Sarkozy a tenté d’utiliser comme alibi pour sa Bliezkrieg réformatrice ont immédiatement réagi : citons la

46. « En Italie, l’onde, la vague et la marée » (Le Monde diplomatique, janvier 2009, p. 4-5).

47. Lire à ce sujet Christophe Charle, « Derrière l’“autonomie” des universi-tés : faut-il coter les facultés européennes ? » (Le Monde diplomatique, septem-bre 2007).

48. Sur le site L’école démocratique (05/10/04) : <www.skolo.org/spip.php?article195&lang=fr>. Cf. également sa contribution à l’ouvrage dirigé par Christophe Charle et Charles Soulié, Les ravages de la « modernisation » universi-taire en Europe, Paris, Syllepse, 2007, p. 231-249.

49. voir également l’entretien avec Marcel Gauchet dans ce volume.

dans les esprits – et donc masquait les enjeux d’un tel discours – le modèle total offert par le seul monde économique, mais nous avons aussi pu nous faire un tas de chouettes copains, avec jusqu’à quatre réunions par semaines (en plus du reste, bien sûr), et sans avoir le temps de réfléchir aux enjeux de tout cela. La rhétorique de l’urgence, une invention géniale : cela anesthésie toute tenta-tive d’examen critique, cela place les acteurs dans un sentiment de crise permanente, comme le fait remarquer vincent de Gaule-jac 44. La vision gestionnaire, cette nouvelle grande forme de domi-nation aujourd’hui, constitue bien une « servitude volontaire 45 » ou, comme le dirait Noam Chomsky, une façon de « fabriquer le consentement » (manufacturing consent).

La France, l’Europe, l’AGCS, l’OCDE et les autresUne raison de contrariété supplémentaire pour l’universitaire

lui vient de ce que tous ces « changements culturels » s’inscri-vent dans une logique beaucoup plus globale que l’échelle de la France. Comme l’expliquent notamment Geneviève Azam, Isabelle Bruno et Christian de Montlibert dans ce livre, c’est l’Europe tout entière qui se trouve confrontée à une « politique » ayant renoncé à construire le bien commun d’une société qui n’est plus perçue qu’en termes économiques, pour le plus grand profit de certaines entre-prises et du modèle qu’elles imposent. Serge Quadruppani rappelle ainsi que « le 15 mars 2008, à Bologne, les recteurs de 12 univer-sités italiennes lançaient Aquis, l’Association pour la qualité de l’université publique italienne. Son projet : mettre en concurrence les établissements pour l’obtention de financements, et ce sur des bases purement comptables et productivistes. Ainsi, le processus d’aziendalizzazione (transformation des services sur le modèle de l’entreprise) semblait devoir, dans l’enseignement supérieur, trou-

cherche à encourager la « mobilité » des étudiants dans l’espace européen – un alibi en or –, mais peu importent les notes obtenues à ces différents modules : un diplôme validé avec 10/20 ou 17/20 de moyenne vaut exactement le même nombre d’ECtS. Ce principe d’une grande rigidité est d’autant plus stupide sur un plan pédagogique qu’il est contredit par un autre principe avec lequel il doit cohabiter : celui de la compensation entre les modules. Pour résumer, on peut compenser ainsi une mauvaise note dans un enseignement fondamental par un bon résultat en sport, ou en macramé, au choix. Les équipes pédagogiques ont tenté de minimiser les effets, on le voit, pervers de ce second système en jouant sur les coefficients affectés à chaque module. C’est tellement compliqué que beaucoup s’y perdent, y compris les enseignants…

44. La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Seuil, 2005 (rééd. 2009).

45. Expression empruntée à Étienne de La Boétie par Isabelle Bruno pour parler du benchmarking. voir son analyse dans ce volume.

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que le rappelle Christian Galan, « toutes ces réformes s’inscri-vent elles-mêmes dans la logique de la politique décidée par le gouvernement Obuchi de réduire en dix ans le nombre de fonc-tionnaire de 25 %. […] Dans un document en anglais du ministère des Affaires étrangères intitulé « Réforme structurelle de l’écono-mie japonaise : mesures fondamentales pour une gestion macro-économique », en date du 26 juin 2001, figure, en tête des « sept programmes de réforme structurelle », celui consacré aux privati-sations où l’on peut lire :

Privatisation/réforme régulatoire – Maximaliser l’utilisation du secteur privé. Nous envisageons de passer en revue les perfor-mances des organismes publics [à statut] spéciaux ainsi que des institutions semi-publiques, et de réduire leurs budgets afin de pouvoir promouvoir de façon efficace la privatisation. Nous nous efforcerons d’étendre les domaines et les opportunités de gain du secteur privé. En tête de la liste figurent la privatisation des trois « métiers de la poste » – le courrier, l’épargne, l’assurance-vie – et une révision radicale des rôles du financement public. Nous envisageons d’ introduire la loi du libre marché dans des domai-nes tels que la santé, les soins, la protection sociale, et l’éduca-tion. Nous envisageons également d’ introduire des méthodes de management privé, y compris par la privatisation, comme dans, par exemple, la gestion des universités nationales japonaises.

Ce texte a le mérite de la clarté. La réforme de l’administration initiée par les gouvernements Obuchi et Mori […] vise ainsi avant tout à réduire les dépenses liées au secteur public en les transfé-rant sur le secteur privé – et par voie de conséquence à faire repo-ser la charge de l’éducation non plus sur le budget de l’État, mais sur celui des familles […] » 54. toute ressemblance avec la politi-que menée en France serait-elle fortuite ?

Le contribuable et l’usager : « Dormez, dormez, petits pigeons… »

Ah ! Nos dirigeants, ils savent vivre ! Et faire prospérer l’éco-nomie de marché, pour le plus grand bonheur des contribuables, bien sûr. Faire payer à l’usager le service public auquel il a recours, ce qui revient à le privatiser en somme, c’est ce qu’on appelle de façon pudique « le partage des coûts ». « Comme les autres servi-ces publics, l’enseignement supérieur a un coût pour la nation et

54. « La réforme des universités nationales japonaises », op. cit., p. 3 et 11 (<www.skolo.org/spip.php?article195&lang=fr>).

tribune « Réforme des universités et de la recherche : des discours aux actes », publiée dans le Libération du 29 janvier 2009 par Bruno Chaudret (chimiste, membre de l’Académie des sciences, direc-teur de recherche), Albert Fert (physicien, prix Nobel 2007, profes-seur), Yves Laszlo (mathématicien, professeur) et Denis Mazeaud (juriste, professeur), ou encore la lettre adressée au chef de l’État par Wendelin Werner (professeur de mathématiques, université Paris-Sud et École normale supérieure, médaille Fields 2006 et membre de l’Académie des sciences) : « Monsieur le Président, vous ne mesurez peut-être pas la défiance… » (Le monde, 18/02/09). Au-delà des mots, les économistes également se sont montrés plus que réservés sur l’efficacité de la réforme prônée par le président de la République 50, car une politique sensée ne peut pas être justi-fiée par des approximations aussi grossières que celles dont est truffé le discours du 22 janvier. Le diagnostic déterminé à cette occasion n’était en rien fondé et s’inscrivait plutôt dans la straté-gie du storytelling 51, comme le note Antoine Destemberg dans son analyse du discours. En conséquence, l’ordonnance, c’est-à-dire la réforme proposée, ne pouvait relever que du parti pris idéologique. Ce que n’ont pas manqué de remarquer les nombreux commenta-teurs de ce texte 52, et notamment Robin Briggs : « The numerous stupidities he uttered left it unclear whether he was unable to understand the nature of research, or was choosing to misrepre-sent it for his political ends » (« Les nombreuses stupidités profé-rées par [Nicolas Sarkozy] ne permettent pas d’établir clairement s’il était incapable de comprendre la nature de la recherche, ou s’il avait choisi délibérément d’en faire une présentation erronée dans un but politique ») 53.

Quel était donc son but politique ? Si l’objectif du discours proprement dit reste d’une certaine façon un mystère, celui des réformes est relativement clair. Partons un instant au Japon pour voir comment des mesures similaires ont été appliquées il y a quelques années, dans un contexte pourtant très différent. Ainsi

50. voir par exemple « La réforme Pécresse vue par l’analyse économique : une erreur », par Bernard Paulré, professeur d’économie (université Paris 1 Panthéon Sorbonne), le 18/02/09 : <http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2009/02/la-rforme-pcres.html>.

51. Mensonge délibéré qui permet de justifier une décision politique. Cf. notam-ment Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, Éd. La Découverte, nouv. Éd. 2008.

52. Signalons entre autres la tribune d’André Gunthert (<www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/01/28/927-sarkozy-defie-l-intelligence>) et la réponse d’Henri Audier (<http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2377>).

53. « President Sarkozy, La Princesse de Clèves, and the crisis in the French higher education system », Oxford Magazine, Second Week, trinity term, 2009, p. 6.

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d’un article publié dans La Tribune (03/03/09) et comportant le chapeau suivant : « Suppression du mécanisme d’ajustement auto-matique du Smic, assouplissement des procédures de licenciement ou augmentation des droits de scolarité dans l’enseignement supé-rieur figurent parmi les réformes prônées par l’OCDE, ce mardi, pour élever le niveau de vie en France » (c’est moi qui souligne, il faut bien rire un peu). À noter en particulier le dernier paragraphe de l’article : « Enfin, pour l’enseignement supérieur, l’OCDE demande d’élargir l’autonomie des universités au-delà de ce qui a été réalisé en 2007, surtout pour la gestion budgétaire, le recrutement et la rémunération du personnel. Elle prône aussi de nouvelles mesures pour favoriser le financement privé des universités, en augmen-tant les droits de scolarité mais en proposant en parallèle des prêts étudiants remboursables en fonction du revenu ultérieur 58. » Le lien avec la proposition de loi des 92 députés UMP est extrême-ment clair.

Mais, les « pigeons » ne sont pas seulement les étudiants dans cette histoire. La logique gestionnaire instaurée par la loi LRU et les décrets qui en découlent prône le principe du « salaire au mérite » et de la « rémunération à la performance », pour tous les personnels de l’université et de la recherche, et au premier chef pour les personnels non enseignants (BIAtOSS). Julia Bodin y consacre son analyse, mais, et comme le note Philippe Selosse de son côté, dans un numéro spécial tout récent de Perspectives, Gestions publiques (mars 2009, n° 30, p. 1) on voit confirmé ce dont on pouvait se douter : « La rémunération à la performance peut induire des comportements plus individualistes, parfois nocifs pour l’esprit du service public », et Philippe Selosse de conclure : « Si les ministères de l’Économie et du Budget le reconnaissent eux-mêmes dans leurs publications… » Isabelle Bruno le relève dans sa contribution, le benchmarking n’est pas non plus une technique efficace pour améliorer ses résultats, mais il rend les acteurs doci-les, et c’est peut-être sa raison d’être. Les dangers de la loi LRU ont été signalés depuis longtemps par des universitaires, par des BIAtOSS, par des étudiants, mais ce n’est que récemment, avec l’examen des différents projets de décret, que beaucoup d’ensei-gnants-chercheurs ont pris toute la mesure de ce texte. Beaucoup d’entre nous se sont interrogés sur la rapidité d’adoption de cette

58. L’ensemble des recommandations méritent d’être lues. Cf. le communiqué de l’OCDE (03/03/09) (<www.oecd.org/document/29/0,3343,fr_2649_34487_42256477_1_1_1_1,00.html>) ; Réformes économiques : Objectif croissance 2009 (<www.oecd.org/document/7/0,3343,fr_2649_34117_42114951_1_1_1_37443,00.html>) ; voir en particulier le chapitre iii. Notes par pays (<www.oecd.org/document/13/0

,3343,fr_2649_34117_41964621_1_1_1_1,00.html> ; version préliminaire)/France (</www.oecd.org/dataoecd/4/2/42263534.pdf>).

n’a donc pas forcément vocation à être entièrement gratuit pour les usagers 55. » De fait, certaines universités semblent ne pas avoir attendu la loi LRU et le désengagement financier de l’État pour imposer des frais d’inscription largement supérieurs aux montants fixés pourtant par arrêté ministériel (Le Figaro, 20/07/09). Mais cela ne paraît pas gêner outre mesure certains membres de la majorité qui mettent aujourd’hui en cause le principe d’égalité d’accès à l’enseignement supérieur universitaire en prônant une augmen-tation des frais d’inscription : « tant l’importance des besoins de financement qu’un nécessaire regain du respect envers l’institu-tion universitaire prônent une réflexion de fond et pragmatique sur ce sujet 56. » On appréciera la considération sur le « respect envers l’institution universitaire », mais passons. Actuellement, les montants s’échelonnent de 169 à 350 € par an selon le diplôme (droits établis pour la rentrée universitaire 2009-2010). Le commu-niqué du MESR précise que « l’augmentation moyenne pondérée des droits d’inscription est de 1,55 %. C’est la plus faible hausse jamais effectuée. Elle tient compte de la situation économique ». C’est bien gentil, mais 92 députés UMP ont tout de même déposé en janvier 2009 une « Proposition de loi relative à la création du prêt étudiant garanti par l’État et à remboursement différé et conditionnel » (n° 1391), analysée notamment par Frédéric Neyrat dans ce volume, proposition dont le principe repose sur une priva-tisation des bénéfices et une socialisation des coûts : les rembour-sements seraient assujettis aux revenus ultérieurs des étudiants, une fois entrés dans la vie active et leur diplôme en poche. Ce qui signifie que, dans ce « partenariat public-privé » très particulier, les étudiants solvables rembourseraient aux banques les sommes prêtées avec des intérêts (sur le montant desquels la proposition de loi ne dit mot : doit-on s’attendre à un tEG de 20 % ?), le bénéfice étant engrangé par ces dernières, et que les diplômés non solvables se verraient secourus par la communauté nationale, donc par les contribuables. Le texte même de cette proposition, très court, offre une argumentation en apparence illogique, mais il faut entendre cette initiative dans le contexte plus général de la loi LRU et des « remèdes très libéraux de l’OCDE pour la France », selon le texte57

55. Conférence des présidents d’université (CPU), « Autonomie des universités et responsabilité : pour un service public renouvelé », texte d’orientation adopté lors de la CPU plénière du 19 avril 2001, cité par Frédéric Neyrat plus loin.

56. Sénat, Rapport n° 372 (2006-2007) de Jean-Léonce Dupont, fait au nom de la Commission des affaires culturelles, déposé le 11 juillet 2007, p. 53, cité par Frédéric Neyrat.57. On notera que Benoist Apparu, rapporteur de la loi LRU devant l’Assemblée natio-nale, fait, ô divine surprise, partie des 92 députés UMP à l’initiative de ce projet de loi. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est un garçon qui a de la suite dans les idées.

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ments le 27 février 2009 61. Et la crise financière contraint Harvard à supprimer 275 postes (nouvelle publiée sur le site EducPros, le 06/07/09) : « Harvard, la plus ancienne et plus riche université américaine, a annoncé le 23 juin 2009 la suppression de 275 postes sur un effectif de 16 000. Les emplois administratifs et techniques sont les plus concernés. Quarante autres employés voient égale-ment leurs horaires réduits. Les salaires de 9 000 personnels sont également gelés pour 2009-2010. L’université a fait cette annonce en estimant avoir perdu 30 % de ses actifs sur les marchés finan-ciers, en un an (la clôture de l’année fiscale étant le 30 juin). Son endownment – le capital constitué par les dons placés – serait passé de 37 milliards de dollars à 25 en un an, en dépit des dona-tions de David Rockefeller Sr (100 millions de dollars) et du Suisse Hansjörg Wyss (125 millions de dollars) cette année. Certains personnels dénoncent des investissements à haut risque et mal maîtrisés ». Une politique de financement de l’université promise donc à un bel avenir. Outre les risques manifestes induits par ce genre de stratégie, cela paraît aussi tout de même un peu curieux qu’en France, l’État demande aux universités de se tourner vers les financeurs privés alors même qu’il impose à la communauté natio-nale de supporter le coût des spéculations hasardeuses des gran-des banques françaises. Sommes délirantes prêtées sans condition, et dont les banques se sont servies pour rémunérer leurs traders. On sent comme un déni de réalité dans tout cela.

Et même si, de temps en temps, Nicolas Sarkozy réprimande gentiment le secteur bancaire, aucune « évaluation » n’est menée sur l’utilisation de ces prêts faramineux, alors qu’on en rebatte les oreilles aux enseignants-chercheurs, aux chercheurs et aux BIAtOSS. À qui donc la réserve-t-on, cette fameuse évaluation ? Henri Audier nous rappelle avec justesse l’exemple du Crédit impôt recherche (le triste CIR), porté aux nues par valérie Pécresse et Nicolas Sarkozy d’une même voix. Épinglé par la Cour des comp-tes, il a finalement été « évalué » par QCM : « Malgré 3,5 milliards dépensés annuellement pour le CIR, à peine 704 entreprises, sur les 8 000 bénéficiaires du CIR, ont daigné répondre à ce questionnaire. Le taux de réponse est même plus faible pour les grandes entrepri-ses. Moins de 10 % des responsables ont pris les 10 minutes néces-saires pour remplir le questionnaire sur un CIR qui rembourse le tiers des dépenses de recherche. C’est dire tout le mépris vis-à-vis de l’État dès lors qu’il sert de vache à lait. Imaginez un peu l’arti-cle du Figaro si une enquête avait montré qu’un chercheur sur dix seulement avait remis un rapport d’activité ! 62 »

61. <www.yaledailynews.com/articles/printarticle/28012>.

62. <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1838&id_rubrique=1518>.

loi, mais c’est encore une fois du côté de l’OCDE qu’il faut aller chercher pour comprendre 59 :

La clairvoyance politique est indispensable pour agir rapide-ment et efficacement. Si un gouvernement arrive au pouvoir au moment où les déséquilibres macroéconomiques se développent, il bénéficie d’une courte période d’ouverture (quatre à six mois), pendant laquelle l’opinion publique le soutient et il peut rejeter sur ses prédécesseurs l’ impopularité de l’ajustement. Grâce à ce soutien, les corporatismes sont temporairement affaiblis et il peut dresser l’opinion contre ses adversaires. Après ce délai de grâce, c’est fini : le nouveau gouvernement doit assumer en totalité les coûts politiques de l’ajustement, car il est considéré comme le seul responsable de la situation. Il a donc intérêt à appliquer sur-le-champ un programme de stabilisation, tout en reportant la responsabilité des difficultés sur ses adversai-res. Cela suppose une bonne stratégie de communication, cette stratégie étant une arme importante dans le combat politique. Il faut dès l’arrivée au pouvoir insister, voire en exagérant, sur la gravité des déséquilibres, souligner les responsabilités des prédécesseurs et le rôle des facteurs exogènes défavorables, au lieu de tenir un discours optimiste et de reporter l’ heure de vérité. En revanche, dès que le programme de stabilisation a été appli-qué, le gouvernement peut tenir un discours plus optimiste pour rétablir la confiance (un facteur positif pour la reprise), tout en s’ imputant le mérite des premiers bénéfices de l’ajustement.

C’est beau comme de l’antique. La loi LRU, entendue comme mesure d’« ajustement » puisqu’elle enjoint les universités à aller chercher des financements extérieurs (régions, collectivités locales, entreprises), permettra à l’État de se désengager, et donc de faire des économies. Au mois de février, au tout début du mouvement massif de protestation dans les universités, avait précisément lieu la 4e conférence de fundraising, c’est-à-dire de recherche de fonds privés, pour l’enseignement supérieur et la recherche, à la Cité internationale universitaire de Paris (11-12/02/2009) 60. Mais le « modèle » lui-même qu’on nous somme de suivre s’effrite quelque peu : ainsi la prestigieuse université de Yale a annoncé 600 licencie-

59. Christian Morrisson, « La faisabilité politique de l’ajustement », Cahier de politique économique n° 13, Centre de développement de l’OCDE, 1996, p. 24-25.

60. « L’association française des fundraisers (AFF) organise cette conférence francophone qui réunira grandes écoles, universités et centres de recherche » (<http://www.educpros.fr/dossiers/fundraising-les-presidents-laissent-pla-ce-aux-patrons-d-universite/h/2c27958151/d/757/a/la-course-au-fundraising.html>).

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livrées ces derniers temps 65, et je renvoie également à l’analyse de Sylvain Piron dans ce volume sur ce point. Les procédés d’évalua-tion défendus par valérie Pécresse induisent une mise en concur-rence généralisée aux niveaux individuel et collectif, ainsi que des processus d’inhibition qui construisent une nouvelle forme de domination 66. Cette culture du chiffre mène à des aberrations que les étudiants étrangers connaissent bien, quand la préfec-ture sommée de parvenir à ses objectifs place en janvier sous le coup d’une Obligation de quitter le territoire français (OQtF) un étudiant au motif qu’il n’a pas validé son diplôme : comment le pourrait-il, s’il quitte la France avant la fin de l’année univer-sitaire ? Malgré sa bêtise profonde, le « management par objec-tif » tend à devenir le nouveau joujou – pardon, l’un des nouveaux modèles de « gouvernance » – de nos élites, apparemment très séduites par son caractère infantilisant et régressif 67.

Comme le préconisait le document du ministère des Affaires étrangères japonais présenté par Christian Galan, la culture mana-gériale cherche à s’étendre à plusieurs secteurs traditionnellement non marchands de l’espace social, en vertu de l’AGCS : l’éducation et la santé, notamment. Dans le cas de la « réforme » de l’hôpital public, elle a aussi suscité une certaine hostilité 68. Mais pendant que le gouvernement s’employait à résoudre les petits problèmes de résistances sur le terrain, on commence à former doucette-ment des cadres pour « manager » ces deux secteurs des services publics. Le groupe Les Échos a par exemple proposé un édifiant séminaire de formation les 17-18 décembre 2008 sur le thème « Le management dans la fonction publique. Comment promouvoir et accompagner le changement » (la prochaine session aura lieu

65. Outre les références déjà signalées plus haut (note 16), voir notamment les articles de Barbara Cassin (<www.rue89.com/2009/02/09/on-classe-les-cher-cheurs-comme-google-classe-les-sites>) ; de Pierre-Philippe Combes et Laurent Linnemer (<www.telos-eu.com/fr/article/peut_on_mesurer_la_productivite_des_enseignants_>) ; ou encore de Frédérique Matonti (Médiapart, 08/02/09) (<www.mediapart.fr/club/blog/frederique-matonti/080209/petite-mise-au-point-sur-l-evaluation>).

66. venue de l’entreprise privée, cette stratégie de détournement des conflits sociaux est proprement délétère, comme le montre notamment « L’open space les a tués ! Le stress des cadres 1 », une émission de la série Nous autres, proposée par Zoé varier (France Inter, 13/02/09) : <www.radiofrance.fr/franceinter/em/nousautres/index.php?id=76367>.

67. Cf. par exemple « Le management du savoir », par Jean-François Bayart (Le Monde, 18/02/09).

68. voir notamment la comparaison des deux « réformes » proposées par Alexan-dra Chaignon et Ixchel Delaporte, « Hôpitaux, universités. Deux réformes, une logique : la rentabilité » (L’Humanité, 28/04/09).

La « guerre de l’ intelligence »« Évaluation » : le gros mot est lâché. Mais, comme le rappellent

bien notamment Sylvain Piron et Isabelle Bruno dans cet ouvrage, la manie obsessionnelle, presque fétichiste (au sens médical, serait-on tenté de dire), des classements (le benchmarking) propre au Nouveau management public, n’est pas une technique permet-tant de s’améliorer dans son travail, c’est surtout un mode de contrôle et de domination. Aujourd’hui, on classe tout et d’innom-brables palmarès (hôpitaux, diplômes, régions, etc.) offrent dans la presse chaque semaine aux lecteurs une certaine vision du monde 63. Cette dimension aliénante de la « mesure » quantita-tive en toutes choses cherche à gagner un domaine où elle a bien du mal à faire sens, la science, et la bibliométrie tend à s’impo ser dans les pratiques d’évaluation. Le classement de Shanghai qui est un « crime scientifique » presque parfait est agité comme un hochet au nez de l’Université française, sommée de se plier aux remèdes « très libéraux » censés stimuler ses « talents » 64. Non seulement, il n’a aucune légitimité étant donné les critères utili-sés par ses concepteurs, mais le fait même de classer ne coule pas de source. Il ne suffit pas de se demander comment classer, mais il faut aussi se demander pourquoi l’on classe. valérie Pécresse croit pouvoir se féliciter d’une « culture de l’évaluation qui prend racine » au sein de l’enseignement supérieur (L’état du sup., p. 7), mais elle est bien la seule. Ou alors le mot « évaluation » n’a pas le même sens pour elle et pour l’écrasante majorité des univer-sitaires. Des réflexions intéressantes à propos de l’évaluation quantitative et qualitative de la production scientifique ont été

63. Malheureusement, il arrive que les universités elles-mêmes cèdent à ces sirènes d’un nouveau genre (<http://www.univ-paris-diderot.fr/pageActu.php?num=1760>) : « Nos licences ont la cote », peut-on lire depuis le 17 juillet 2009 sur le site de l’université Paris Diderot. « Au classement SMBG des meilleures formations post-bac et post-prépa 2009 : nos licences Génie de l’environnement (IUP) et d’Informatique générale sont classées parmi les formations françaises les plus performantes. Le cabinet SMBG (cabinet en conseil et orientation) réalise, chaque année, une enquête nationale auprès de tous les établissements supérieurs français des meilleures formations post-bac et post-prépa (licences – Bachelors – grandes écoles). Ce classement repose sur 4 critères : la notoriété de la formation ; le salaire premier emploi à l’issue de la formation ; la poursuite d’études après la formation ; le retour de satisfaction des étudiants. Figurent ainsi dans le palmarès SMBG notre licence d’Informatique générale ; et notre licence Génie de l’environ-nement (IUP Génie de l’environnement), classée parmi les 5 meilleures licences françaises dans la spécialité Environnement & développement durable. »

64. Pour une présentation du classement de Shanghai, voir notamment le commentaire d’Antoine Destemberg dans ce volume.

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et Isabelle This Saint-Jean nous le rappellent, l’université et l’édu-cation n’ont pas à « s’adapter aux besoins de l’économie », quoi qu’en dise valérie Pécresse : le savoir, sa transmission, la produc-tion de connaissances nouvelles constituent des fins en soi. Au cours du printemps 2009, on a également pu constater que l’atten-tion était focalisée sur les examens de fin d’année, et non véritable-ment sur la grève des cours, comme si seule importait l’évaluation, et non le contenu des enseignements dont les étudidants étaient ainsi privés. Comme institution, l’Université tient à son utilité au sein de l’espace social, mais refuse de céder à l’utilitarisme. De fait, quelques résistances se font sentir ici et là, et surtout depuis ces dernières années. Ainsi, l’ERIH (European Reference Index for the Humanities) a été obligé de retirer le 22 janvier 2009 son classe-ment des revues dans le domaine des sciences humaines, contesté par les chercheurs dans toute l’Europe. Et le rôle du CNU comme instance collégiale d’évaluation, dont la réforme présentée par Daniel Mortier dans ce volume est si significative des tendances managériales actuelles, pourrait peut-être sortir renforcé de la prise de conscience collective de ces derniers mois.

Si le politique croit pouvoir et devoir, au nom de cette « guerre de l’intelligence », intervenir dans la recherche en assignant des « priorités » aux scientifiques (avec l’Agence nationale de la recher-che, ANR), en pilotant les laboratoires selon des vues purement utilitaristes ne recherchant que des retombées économiques immé-diates, il faudrait qu’il se souvienne que la recherche fondamentale ne peut pas s’inscrire dans une logique d’objectifs à court terme, et que les applications pratiques dont il bénéficie tous les jours en « taquinant le mulot » informatique par exemple viennent d’une théorie, la théorie des objets, tout droit issue de la recherche fonda-mentale 73. Comme l’expliquent un certain nombre d’articles dans cet ouvrage, la « réorientation » du CNRS, souvent accusée de mener à son « démantèlement », cherche à imposer à cet organisme de recherche des objectifs purement économiques, ce à quoi les scienti-fiques ont toutes les peines du monde à se résoudre. La gestion par la

73. Ce pilotage politique de la recherche passe aussi par les allocations de recher-che, allouées à certains étudiants inscrits en doctorat afin de financer leur recher-che, mais à condition donc qu’elle s’inscrive dans le cadre thématique défini par le ministère. Dans la liste des « thèmes prioritaires » déterminés par le ministère pour les 555 allocations de recherche fléchées qu’il propose pour la rentrée 2009, les sciences humaines et sociales ont, comme d’habitude, la portion congrue, mais on peut noter entre autres l’axe « traditions et modernités ». On remer-cie le ministère de proposer des sujets aussi novateurs, bien propres à encoura-ger l’émergence de travaux de qualité. Pour cette question du « pilotage » de la recherche, voir les contributions de Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean, d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay, d’Hélène Cherru-cresco, d’Henri Audier et de Sylvain Piron dans ce volume.

les 2 et 3 décembre 2009 et est accessible pour seulement 1 490 € : dépêchez-vous de vous inscrire !), mais les universités elles-mêmes ne sont pas en reste : ainsi l’université Paris 12, et plus précisément son Institut d’administration des entreprises (IAE), propose un master « Management des universités » 69. Et elle n’est pas la seule. L’université Lille 1 (via son IAE) a aussi son master professionnel mention Sciences de gestion, spécialité « Management public et territorial », parcours « Management des universités et de l’ensei-gnement supérieur », ouvert uniquement à la formation continue et « spécialement dédiée aux cadres, BIAtOSS et enseignants-chercheurs de l’enseignement supérieur 70 ». Les hospitaliers ont aussi droit à leurs masters « Management hospitalier » comme par exemple à Strasbourg 71, ou à Paris où l’ESSEC et l’université Paris Descartes veulent former des « médecins managers » 72.

La « guerre de l’intelligence » chère à Nicolas Sarkozy peut donc commencer. Mais sans moi. Je ne fais pas de recherche pour être « bien classée », pour être plus « performante » que mon voisin, pour battre des « records » – il y aurait d’ailleurs à s’interroger sur les similitudes entre benchmarking et sport, entre les principes induits de compétition et donc d’élimination des « concurrents » potentiels ou effectifs, et des émissions reposant sur des logiques semblables, comme Koh-lanta ou Le maillon faible qui tendent à les naturaliser dans le grand public – et figurer dans le Guinness Book, et je n’ai aucune « guerre » à gagner. Je ne me sens pas en concurrence avec mon voisin, je collabore avec lui à l’améliora-tion des connaissances dans mon domaine. Le classement qui se prétend un outil purement informatif se transmue, dans cette logique délétère de la compétition, en outil prescriptif. Il induit des comportements aliénants, une vision des choses sans signifi-cation, un déplacement des enjeux en confondant les moyens et la fin : l’utilisation des moyens devient en soi un objectif (par exem-ple une réforme menée, non pour améliorer l’existant, mais pour le bénéfice politique qu’on peut tirer à « faire des réformes », sans tenir compte des dégâts « collatéraux » éventuels), et la fin devient un pur instrument. Ainsi, comme l’expliquent notamment Marcel Gauchet et Geneviève Azam dans cet ouvrage, la connaissance n’est plus considérée comme une fin en soi, mais comme un instru-ment mis au service de l’économie. De leur côté, Michel Saint-Jean

69. <www.iae.univ-paris12.fr/formations/objectifs/41>.

70. <www.iae.univ-lille1.fr/formations-iae/formation-master-2-mues-fc-134.html>.

71. <www.em-strasbourg.eu/formations/master-mba-management-hospita-lier-86.html>.

72. <www.educpros.fr/detail-article/h/30a56fe466/a/l-essec-et-l-universite- paris-descartes-veulent-former-des-medecins-managers.html>.

36 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE LA « GUERRE DE L’INtELLIGENCE » M’A tUER | 37

Pour qu’il puisse fonctionner, il était impératif d’« assainir » la « gouvernance » et donc de se passer de représentation démocrati-que 74. Le gouvernement nomme donc les membres de l’ANR char-gés d’« orienter » la recherche. voici pour le pilotage en amont.

En aval, on trouve l’AERES, dont les membres sont également nommés, et qui sont chargés d’évaluer désormais les laboratoi-res, les établissements, les diplômes, etc. Lourde tâche. Mais à qui profite le crime ? L’AERES tant décriée, et qui engloutit des sommes considérables dans ses expertises (parfois davantage pour une visite que le budget annuel du laboratoire qu’elle est chargée d’évaluer), ne sert à rien. L’évaluation n’a de sens que si elle permet de prendre des décision. Or, ses avis sont purement consultatifs. Et le ministère peut parfaitement les ignorer dans ses prises de décision, comme pour le CNU dont les évaluations tous les quatre ans peuvent être « prises en compte » par l’univer-sité, ainsi que le rappelle Daniel Mortier plus loin. Ce que valérie Pécresse n’a pas manqué de faire tout récemment, quand l’AERES, prenant acte du refus des universités de renvoyer les maquettes des masters « métiers de l’enseignement », a décidé de ne pas évaluer cette campagne. Réuni le 9 avril 2009, le conseil de l’AERES a notamment constaté que seuls 9 universités, 2 Écoles normales supérieures et 8 établissements privés avaient déposé des dossiers, que sur 35 académies, seules 3 avaient une proposition complète, et que « la faible proportion de dossiers remontés (moins de 10 % de l’offre potentielle) ne permet [tait] à l’Agence, ni une analyse par académie, ni une analyse nationale comparative par discipline ». En conséquence, l’agence a pris ce parti somme toute raisonnable et l’a fait savoir dans un communiqué de presse 75. Ce qui n’a pas empêché valérie Pécresse de passer outre la décision de l’AERES et de confier aux services de son propre ministère l’« évaluation » de ce maigre butin.

voici donc quelques-uns des problèmes auxquels les acteurs de cette grève inédite ont été confrontés. Fait dans la plus grande précipitation et sans beaucoup de distance critique, cet ouvrage a néanmoins pour ambition de les présenter au grand public, d’expli quer les raisons de ce mouvement social de grande ampleur et de demander un débat public autour de ces questions : ce qui

74. Un autre exemple de ce processus de recul démocratique se trouve dans une disposition de la loi LRU concernant le recrutement des enseignants-chercheurs, le remplacement des commissions de spécialistes (membres élus) par des comi-tés de sélection (membres nommés). Sur ce point, voir la contribution d’Olivier Ertzscheid dans ce volume.

75. <www.aeres-evaluation.fr/+Communique-de-presse-Masters>.

contrainte, la limitation du degré de liberté des chercheurs passent par des instances comme l’ANR ou l’AERES (l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) qui n’ont aucune légi-timité, car ses membres sont tous nommés par le pouvoir politique et que le mode de représentation électif, essentiel pour construire la collégialité dans le monde de la recherche, n’est pas respecté.

Pourquoi avoir renoncé à ce principe ? Les enseignants- chercheurs et les chercheurs hurlent à la mort quand on les prive de leurs joujoux démocratiques, mais ils ne sont pas fous. L’ANR, cette agence de moyens, a pour rôle de distribuer des budgets, très importants, pour la recherche. Fort bien, mais il faut tout de même préciser deux points : tout d’abord, elle gratifie les cher-cheurs de ces sommes faramineuses sur appel, c’est-à-dire qu’elle conditionne l’attribution de la manne aux laboratoires qui auront proposé des projets de recherche dits « finalisés », c’est-à-dire les plus en conformité avec des thèmes imposés, les « priorités » déci-dées par le pouvoir politique qui laissent de côté de grands pans de la recherche scientifique, en particulier les sciences humaines et sociales et la recherche fondamentale dans les sciences exac-tes. Ce qui l’intéresse, c’est ce qu’il appelle la « valorisation » de la recherche, c’est-à-dire la valeur de la recherche en termes de retombées économiques (brevets, etc.), et l’« innovation », à savoir les résultats de la recherche rentables à court terme. Oh, il y a bien les petits « blancs », c’est-à-dire des budgets réservés à des équipes ou des chercheurs qui voudraient obtenir des crédits pour travailler sur des sujets ne relevant pas des axes « prioritai-res », pour faire de la recherche « libre » en somme, mais on pour-rait tout aussi bien les appeler « projets transparents » tant les sommes qui leur sont réservées sont ridicules. Deuxièmement, les laboratoires voient s’amenuiser régulièrement leur budget annuel, la dotation dite « de base », qui leur permettait de mener à bien les projets élaborés, année après année, au sein des équipes et non imposés par les tutelles. Cette dotation était calculée en fonction de leur taille, de leurs besoins en équipement, du nombre de leurs doctorants, etc., et en fonction des résultats des projets précédents soumis à évaluation tous les quatre ans. L’argent public utilisé par tous les laboratoires, qu’ils soient mixtes (adossés au CNRS, par exemple, et à une université) ou purement universitaires, n’était donc pas jeté par les fenêtres, quoi qu’en disent certains. Or, que se passe-t-il avec l’ANR ? D’un côté, des laboratoires dont on étran-gle les moyens et la recherche spontanée. De l’autre, des sommes fabuleuses (prélevées, on l’aura compris, sur les dotations des laboratoires) et une recherche téléguidée. Il aurait fallu être fou pour mettre au point un tel système et laisser les scientifiques s’en occuper avec élections, collégialité, mandats et tout le tintouin.

38 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE

L’autonomie des universités veut dire la mise au pas

des universitaires 1

Marcel Gauchet

Dans votre dernier livre, Conditions de l’éducation 2, vous mettiez l’accent sur la crise de la connaissance. Est-ce que le mouvement actuel dans le supérieur n’en est pas une illustration ?

L’économie a, d’une certaine manière, dévoré la connaissance. Elle lui a imposé un modèle qui en fait une machine à produire des résultats dans l’indifférence à la compréhension et à l’intelli-gibilité des phénomènes. Or, même si c’est une de ses fonctions, la connaissance ne peut pas servir uniquement à créer de la richesse économique. Nous avons besoin d’elle pour nous aider à compren-dre notre monde. Si l’université n’est plus du tout en position de proposer un savoir de cet ordre, elle aura échoué. Et les savoirs de ce type ne se laissent ni commander par des comités de pilotage ni évaluer par des méthodes quantitatives.

N’est-ce pas pour cela que l’évaluation des savoirs occupe juste-ment une place centrale dans cette crise ?

Alors que les questions posées par les modalités de l’évaluation sont très complexes puisqu’elles sont inséparables d’une certaine idée de la connaissance, elles ont été réglées de manière expé-ditive par l’utilisation d’un modèle émanant des sciences dures. Pour commencer, ces grilles d’évaluation sont contestées jusque dans le milieu des sciences dures pour leur caractère très étroit et leurs effets pervers. Mais hormis ce fait, ce choix soulève une question d’épistémologie fondamentale qui est de savoir si toutes les disciplines de l’université entrent dans ce modèle. Il y a des raisons d’en douter. Ce n’est pas un hasard si les sciences humaines

1. Il s’agit d’une version légèrement remaniée des propos recueillis par Maryline Baumard et Marc Dupuis, publiés dans Le Monde du 23 avril 2009, avec l’aimable autorisation du Monde. (NdE)

2. Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais et Dominique Ottavie, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2008. (NdE)

appartient au public doit le rester. De ces quelques mois inten-ses, et malgré la tournure désagréable prise par les événements, la majorité des enseignants-chercheurs, des chercheurs, des BIAtOSS et des étudiants mobilisés, sont, je l’espère, sortis moins naïfs, et peut-être plus lucides.

Bonne lecture.

Pour en savoir plusCollectif Abélard, Universitas calamitatum : le livre noir des réformes

universitaires, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2003.Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne

de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en- Bauges, Éd. du Croquant, 2008.

Alain Caillé (dir.), L’Université en crise. Mort ou résurrection ?, Revue du MAUSS n° 33, Paris, La Découverte, 2009.

Christophe Charle et Charles Soulié (dir.), Les ravages de la « modernisa-tion » universitaire en Europe, Paris, Syllepse, 2007.

Hélène Cherrucresco, De la recherche française… du peu qu’ il en reste et du pire qui l’attend encore, Paris, Gallimard, 2004.

Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais et Dominique Ottavie, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, coll. « Les essais », 2008.

Pierre Jourde, Université : la grande illusion, Paris, L’Esprit des péninsu-les, 2007.

Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin (dir.), Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supé-rieur européen, Paris, Éd. Raisons d’Agir, 2008.

40 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE … LA MISE AU PAS DES UNIvERSItAIRES | 41

rieure. L’université de masse, en regard, tend à être traitée comme un problème social. Nos gouvernants viennent de découvrir qu’elle était aussi un problème économique. Mais leur regard reste condi-tionné par le passé : ils veulent des résultats pour pas cher.

C’est sur un terrain déjà bien miné qu’arrive le mot nouveau d’« autonomie » ?

Ce mot admirable que personne ne peut récuser n’est qu’un mot. Il est illusoire de croire que parce qu’on a le mot, on a la chose. Deman-dons-nous ce qui se cache derrière ses promesses apparentes. Pour avoir une autonomie véritable, il faut disposer de ressources indé-pendantes. Or en France, c’est exclu puisque le bailleur de fonds reste l’État. On peut, certes, développer des sources de financement autres. Elles font très peur à un certain nombre de mes collègues, mais je les rassure tout de suite, ça n’ira jamais très loin : le patronat français ne va pas par miracle se mettre à découvrir les beautés d’un finan-cement qu’il n’a jamais pratiqué. Notre autonomie à la française ne sera donc qu’une autonomie de gestion à l’intérieur de la dépendance financière et du contrôle politique final qui va avec. Le changement est nettement moins spectaculaire que le mot ne le suggère.

D’autres modèles étaient-ils possibles ?

Certains pays de l’Est, comme la Pologne, ont pris un parti radical, dans les années 1990. L’État a opéré une dotation des universités en capital et elles sont devenues des établissements indépendants. À elles de faire fructifier leurs moyens et de définir leur politique. Si un tel changement était exclu chez nous, ce n’est pas seulement en raison du « conservatisme » français. C’est aussi et surtout que notre système n’est pas si mauvais et que tout le monde le sait, peu ou prou. À côté de ses défauts manifestes, il possède des vertus cachées. On pourrait même soutenir, de manière provocatrice, qu’il est l’un des plus compétitifs du monde, dans la mesure où il est l’un de ceux qui font le mieux avec le moins d’argent. C’est bien la définition de la compétitivité, non ? Après tout, dans beaucoup de disciplines, nous sommes loin d’être ridicules par rapport à nos collègues américains, avec des moyens dix fois moindres. C’est ce bilan raisonné qui a manqué. Les faiblesses et les forces du système français ont été mal appréciées.

Et vous pensez que le grand public en a une vision déformée ?

Comment le connaîtrait-il ? L’image romantique du chercheur dissimule une réalité très différente. La vérité est que la recherche

ont été en pointe dans le mouvement. Il s’agit pour elles de se défendre contre des manières de les juger gravement inadéqua-tes. L’exemple le plus saillant est la place privilégiée accordée aux articles dans des revues à comité de lecture qui dévalue totale-ment la publication de livres. Or, pour les chercheurs des discipli-nes humanistes, l’objectif principal et le débouché naturel de leur travail sont le livre. On est en pleine impasse épistémologique 3.

Toutefois, la source du malaise de l’université est bien en amont des textes de réforme sur lesquels se cristallisent aujourd’ hui les oppo-sitions.

L’université souffre au premier chef de sa mutation démographique. Elle a mal vécu une massification qui s’est faite sous le signe de la compression des coûts et qui s’est traduite par une paupérisation. Il faut bien voir que nous sommes confrontés ici à un mouvement profond, qui relève de l’évolution des âges de la vie, et qui étire la période de formation jusqu’à 25 ans. L’afflux vers l’enseignement supérieur est donc naturel, indépendamment du contenu offert. Étant donné la culture politique française, dans l’imaginaire collec-tif, l’université devient le prolongement naturel de l’école républi-caine gratuite et presque socialement obligatoire. Je ne crois pas plausible de maintenir le modèle de cette école républicaine jusqu’à 25 ans, mais je comprends très bien pourquoi les gens y croient. C’est même constitutif de notre pays. Mais cette spécificité en rencontre une autre, qui joue en sens inverse, à savoir l’existence d’un système à part pour la formation des élites, celui des grandes écoles. Il s’ensuit que nos dirigeants, issus en général de ce circuit d’élite, sont peu intéressés par l’université, quand ils ne la méprisent pas 4.

Notre université paie donc le prix d’une spécificité hexagonale ?

Ce partage universités/grandes écoles pèse effectivement très lourd. Partout ailleurs, le problème de l’université est vital puisqu’il y va de la formation des élites. Mais pas chez nous, puisque la bour-geoisie française dispose d’un système ultra-sélectif de grande qualité pour la formation de ses rejetons, qui a de surcroît l’avan-tage unique d’être gratuit. Mieux : on peut même y être payé pour apprendre – voir l’École polytechnique ou l’École normale supé-

3. Pour les problèmes liées à l’évaluation, voir notamment les contributions d’An-toine Destemberg et de Sylvain Piron dans cet ouvrage. (NdE)4. Pour une présentation générale de l’enseignement supérieur, voir l’introduc-tion et l’analyse de Charles Soulié dans ce volume. (NdE)

42 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE … LA MISE AU PAS DES UNIvERSItAIRES | 43

sités veut dire en pratique la mise au pas des universitaires. toute la philosophie de la loi se ramène à la seule idée de la droite en matière d’éducation, qui est de créer des patrons de PME à tous les niveaux, de la maternelle à l’université 7. Il paraît que c’est le secret de l’efficacité. On peut juger que le statut antérieur était archaïque et n’était plus tenable à l’époque d’une université de masse, mais encore fallait-il expliciter les termes de cette mutation et clarifier les conséquences à en tirer. Ce statut était d’une certaine manière un concentré de l’idée du service public à la française, avec ses équilibres subtils entre la méritocratie, l’émulation et l’égalité. toutes les universités ne sont pas égales, personne ne l’ignore, mais tout le monde est traité de la même façon. Encore une fois, il n’y a rien de sacro-saint là-dedans, mais on ne peut toucher à tels produits de l’histoire qu’en pleine connaissance de cause et en mettant toutes les données sur la table.

C’est donc tout le fonctionnement de notre société qui est interrogé là ?

Disons que le problème universitaire est un bon exemple du problème général posé à la société française, celui d’assurer l’adé-quation à la marche du monde de notre modèle hérité de l’histoire et organisé autour de l’idée de République. toute la difficulté est de faire évoluer ce modèle sans brader notre héritage dit républicain. Nous ne verserons pas d’un seul coup dans un modèle compétitif et privé qui n’a jamais été dans notre histoire. Comment intégrer davantage de décentralisation et d’initiative, tout en mainte-nant un État garant de l’intérêt général et de l’égalité des servi-ces ? C’est ce point d’équilibre entre les mutations nécessaires et la persistance de son identité historique que le pays recherche. Il n’est pas conservateur : il est réactif. Mais pour conduire ce genre d’évolutions, il faut procéder à découvert, oser le débat public.

Ce qui a été absolument évité…

Le gouvernement a fait le choix d’une offensive éclair, sur la base d’une grande méconnaissance du terrain universitaire. Proba-blement ce sentiment d’urgence a-t-il été multiplié par le choc du classement de Shanghai, qui a secoué nos élites dirigeantes, sans leur inspirer, hélas, le souci de se mettre au courant. Si vous ajou-tez à cela une image d’Épinal de ce qu’est le système universitaire américain, aussi typique du sarkozysme que largement fausse,

7. Pour ce modèle de gouvernance, voir l’article de Christian de Montlibert plus loin. (NdE)

est probablement le secteur le plus compétitif, le plus concur-rentiel, le plus soumis à la pression de tous les secteurs de la vie sociale. C’est d’ailleurs l’un des motifs de la désaffection pour les sciences. Il faut une vocation solidement chevillée au corps pour endurer cette vie de moine-soldat, où vous avez à vous battre tous les jours pour rester dans le coup, obtenir des moyens, faire vali-der vos résultats, le tout pour un salaire sans aucun rapport avec ceux des cadres de l’économie 5. Il y a quelque chose de fou dans le besoin d’en rajouter une couche et de resserrer encore le contrôle, comme si les chercheurs n’étaient pas capables de détecter tout seuls les sujets porteurs, comme s’ils étaient assez stupides pour aller s’embourber dans des domaines qui n’ont aucun intérêt pour personne. Le pire à mes yeux pour l’avenir est dans cette prétention à programmer la recherche. Comme s’il pouvait exister des méta-chercheurs en position de piloter le travail des autres ! La situation normale est celle du chercheur qui soumet un projet à des instan-ces qui le jugent réaliste, ou prioritaire, compte tenu des moyens disponibles, exactement comme un banquier prend un risque en prêtant de l’argent à une entreprise. Mais l’idée ne peut venir que du chercheur ! Autrement le conformisme est garanti. C’est une machine à tuer l’originalité dans l’œuf qui se met en place 6.

Si l’on revient à notre autonomie à la française, quelles conséquen-ces directes a-t-elle sur la vie professionnelle des enseignants-cher-cheurs ?

L’autonomie entraîne le passage des enseignants-chercheurs sous la coupe de l’université où ils travaillent. L’établissement, à l’instar de n’importe quelle autre organisation ou entreprise, se voit doté d’une gestion de ses ressources humaines, avec des capacités de définition des carrières et, dans une certaine mesure, des rému-nérations. C’est un changement fondamental, puisque d’un statut antérieur qui faisait de lui un agent indépendant du progrès de la connaissance, recruté par des procédures rigoureuses et évalué par ses pairs, il passe à celui d’employé de cet établissement.

Jusqu’où va ce « changement fondamental » ?

C’est un changement complet de métier. Il est visible que la mesure de cette transformation n’a pas été prise. L’autonomie des univer-

5. Pour une présentation du métier d’enseignant-chercheur, voir les contribu-tions de Pierre Jourde et d’Olivier Ertzscheid plus loin. (NdE)6. Le problème du pilotage de la recherche est abordé dans ce livre notamment par Christophe Mileschi, Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean. (NdE)

44 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE

Réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche :

une contre-révolution1

Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean

Les réformes qui bouleversent aujourd’ hui l’enseignement supérieur et la recherche sont profondément idéologiques

La restructuration de l’enseignement supérieur et de la recher-che imposée par le gouvernement actuel constitue un vérita-

ble bouleversement qui menace les conditions mêmes d’exercice de nos activités. Pierre après pierre, le gouvernement démolit le système antérieur, institutions comme statuts, accélérant ainsi des évolutions antérieures. Après la mise en place du LMD (« licence, master, doctorat », nouvelle organisation du cycle universitaire) et le « Pacte pour la recherche » qui a vu la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), la loi dite LRU (« Libertés et responsabilités des universités ») sur les universi-tés 2, l’attaque sur les grands organismes de recherche et celle sur les statuts des personnels à laquelle nous assistons actuellement dessinent un dispositif institutionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche radicalement nouveau.

Ces attaques sont d’autant plus fortes que l’on observe une volonté réformatrice analogue à travers toute l’Europe. Chaque pays européen se voit en effet imposer des réformes en bien des points analogues à celles que nous subissons – au mépris des spéci-ficités qui font la force et la faiblesse de chacun – à l’aide de l’argu-ment selon lequel de tels bouleversements seraient inévitables

1. texte publié sur le site internet Mediapart le 2 novembre 2008 (<http://www.mediapart.fr/club/edition/les-invites-de-mediapart/article/021108/enseigne-ment-superieur-et-recherche-une-contre->), avec l’aimable autorisation des auteurs et de Mediapart. (NdE)

2. Pour la mise en place du LMD (arrêté signé en 2002 sous le gouvernement Jospin par Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale, à la suite de la Déclaration de Bologne de 1999), voir l’introduction générale du volume. Pour le Pacte pour la recherche de 2006, voir notamment l’article de Henri Audier dans cet ouvrage.

plus l’idée que n’importe quelle stratégie de communication bien menée vient à bout de tous les problèmes, vous avez les principaux ingrédients de la crise actuelle 8.

Onze semaines après la première journée nationale de mobilisa-tion, quelle sortie de crise imaginez-vous ?

Quelle que soit l’issue du mouvement actuel, le problème de l’uni-versité ne sera pas réglé. Le gouvernement ne va sans doute pas céder. Le pourrissement est presque fatal, mais la question restera béante et resurgira tôt ou tard. Si le gouvernement croit que parce qu’il a gagné une bataille, il a gagné la guerre, il se trompe. La conséquence immédiate la plus grave sera sans doute une dété-rioration supplémentaire de l’image de l’université dans l’opinion publique. Une dégradation d’image qui entraînera la fuite des étudiants qui ont le choix vers d’autres formes d’enseignement supérieur et ne laissera plus à l’université que les étudiants non sélectionnés ailleurs. De quoi rendre le problème encore un peu plus difficile.

8. Pour un regard depuis une université américaine, voir le témoignage de Déborah Blocker dans ce volume. (NdE)

46 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE …UNE CONtRE-RÉvOLUtION | 47

doivent être considérés comme des biens marchands. La finalité première (pour ne pas dire unique) de la recherche et de l’enseigne-ment supérieur serait « utilitariste ». Ainsi, les objectifs premiers et essentiels ne seraient plus la création et la diffusion de connais-sances nouvelles et de savoirs, mais la recherche n’aurait de valeur que par ses applications et ses retombées économiques. Et l’uni-versité, que par les compétences et les qualifications profession-nelles qu’elle offre à ceux qui sont devenus ses « clients » (ou ses « usagers »), à savoir ses étudiants. Aussi, dans l’esprit de la réforme, la recherche se confond-elle avec l’innovation et le critère ultime de son efficacité correspond au nombre de brevets déposés.

De même, la licence doit devenir un diplôme ouvrant sur le monde du travail, la mission de l’enseignement supérieur deve-nant à ce niveau de formation celle de « l’employabilité » de ceux qui sont devenus ses « usagers ». Les renouvellements des habilita-tions 5 vont dépendre de la réussite des étudiants dans ces filières et de leur niveau de rémunération à l’embauche ! Les programmes se sont donc progressivement redéfinis autour des « compéten-ces » supposées attendues par le monde professionnel et chaque « étudiant-usager » peut façonner son parcours en choisissant des ECtS 6 (système européen de transfert et d’accumulation de crédits, transférables dans toutes les universités européennes) pouvant correspondre à des enseignements classiques, mais aussi à d’autres activités (associatives, encadrements d’autres étudiants, etc.). Il en résulte une formation souvent parcellaire, incohérente et rapidement obsolète sur un marché du travail en perpétuelle mutation.

L’enseignement supérieur abandonne ainsi son ambition première consistant à diffuser le savoir et de permettre à tous, et en particulier aux jeunes, de bénéficier de l’instruction et d’accé-der à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents. De pratique intellectuelle de compré-hension du monde et de transmission des savoirs, la recherche et l’enseignement supérieur se voient désormais réduits à de simples

5. Il s’agit de l’habilitation accordée par le ministère de l’Enseignement supé-rieur et de la Recherche pour tous les diplômes délivrés dans les universités fran-çaises. Ces diplômes sont reconnus au niveau national. S’ils sont proposés par les universités, ils doivent, avant d’être ouverts aux étudiants, recevoir l’aval du ministère. (NdE)

6. ECtS : European Credit transfert and Accumulation System. Ce dispositif existait depuis longtemps pour les étudiants Erasmus (passant un semestre ou deux dans une université européenne avec laquelle leur établissement avait passé une convention, et munis d’une bourse dite Erasmus), mais depuis la mise en place du LMD, il est appliqué de façon automatique pour tous les diplômes nationaux français. voir sur ce point l’introduction générale. (NdE)

puisqu’ils se produisent « partout ailleurs en Europe » et qu’il faudrait adapter les universités et les organismes de recherche à la « compétition » mondiale.

Une véritable « contre-révolution »À écouter le gouvernement, « tout le monde s’accorde à penser »

que ces réformes sont nécessaires et efficaces puisque « partout ailleurs qu’en France » elles sont déjà appliquées. Par ce matra-quage incessant, par cette rhétorique de l’évidence, l’opinion publique est mise en demeure de croire qu’il n’y a ici aucun choix politique et qu’il ne s’agit là que de simples mesures « techniques » permettant à la France de rattraper le temps perdu. En réalité, non seulement, ces réformes ne résoudront en rien les problèmes très importants rencontrés aujourd’hui par le monde scientifique et universitaire (dont nous sommes parfaitement conscients et qui se sont encore aggravés par rapport à ceux qui avaient été à l’origine de la réflexion collective menée dans les États généraux de la recherche en 2004 3), mais leur première caractéristique essentielle est d’être de nature profondément idéologique. Les valeurs qui viennent aujourd’hui structurer les institutions de la recherche et de l’enseignement supérieur sont en effet radicale-ment différentes de celles qui prévalaient jusqu’alors. Et le terme de véritable révolution – ou plus exactement de « contre-révolu-tion » – idéologiquen’est probablement pas trop fort. Il convient donc de dénoncer la supercherie de ce prétendu apolitisme que le gouvernement avance uniquement pour tenter d’anesthésier toute contestation, de discréditer les opposants et d’imposer masqué des choix de société.

En effet, ces « réformes » sont en réalité les déclinaisons d’une seule et même réforme qui a déferlé sur l’Europe et qui cache ses choix idéologiques derrière le concept d’« économie de la connais-sance » 4. Elle stipule que l’enseignement supérieur et la recherche

3. Il s’agit d’un travail de réflexion collective organisé par l’association SLR (Sauvons la recherche), et qui a mobilisé des milliers de personnes à travers le pays, entre mars et octobre 2004. La synthèse finale présentait une analyse de l’état de la recherche publique dans la France de 2004, ainsi qu’un ensemble de proposi-tions de réforme destinées à améliorer le système de l’enseignement supérieur universitaire et de la recherche (<http://cip-etats-generaux.apinc.org/>). Soit ces idées n’ont pas été retenues par le gouvernement, soit elles ont été perverties dans leur esprit. L’association SLR a récemment proposé au débat un nouveau texte (<http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2644>, 10 mars 2009) afin d’actualiser et de compléter le travail accompli en 2004. (NdE)

4. Sur ce point, voir également les contributions de Geneviève Azam et d’Isabelle Bruno dans ce volume. (NdE)

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Le gouvernement actuel met en place les outils d’un pilotage de plus en plus serré de l’activité de recherche publique et d’ensei-gnement par le pouvoir politique. Un tel pilotage va bien au-delà de la détermination des grands objectifs qui relève effectivement du pouvoir politique et de l’État. De nouvelles structures institu-tionnelles ont ainsi été créées : l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui est devenue peu à peu la source prédominante de finan-cements des chercheurs, et l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) qui, elle, évalue toutes les structures de recherche et d’enseignement supérieur… sauf natu-rellement les tutelles et leurs politiques !

Et récemment, la ministre de la Recherche, valérie Pécresse, a présenté au conseil des ministres une communication sur la « stratégie nationale de recherche et d’innovation » dans laquelle elle énonçait les modalités de la définition quadri-annuelle des grands axes stratégiques de la recherche 7. Les conséquences sont lourdes. Au laboratoire dans lequel des chercheurs coopèrent pour élaborer des connaissances nouvelles en pleine autonomie intel-lectuelle, doit maintenant se substituer un ensemble de scienti-fiques, « porteurs de projets » concurrents, dont la tutelle pourra piloter l’activité en ne la finançant que si elle est conforme à ses « axes stratégiques » (qu’elle prétend pouvoir définir alors que la plupart du temps l’État n’a la maîtrise, ni du marché ni de la logi-que financière des groupes industriels impliqués), et en évaluant leurs performances sur des critères quantitatifs mesurés par des « experts » choisis par la tutelle et ne rendant des comptes qu’à elle.

Cette reprise en main va ainsi à l’encontre d’un principe essen-tiel de l’action de l’État dans ces secteurs, qui était respecté depuis l’après-guerre, quelle que soit la couleur politique du pouvoir : l’indé pendance des institutions de recherche et des universi-tés. Ce principe, qui n’interdit nullement au pouvoir politique d’impul ser certaines orientations en matière de recherche, condi-tionne l’existence d’une science et d’un enseignement supérieur de haut niveau. Car il est de la compétence des seuls scientifiques de déterminer les stratégies de recherche, de définir la meilleure utilisation à faire des moyens affectés et de se prononcer sur la valeur proprement scientifique des connaissances produites par leurs pairs. L’un des aspects de cette remise en cause passe par le contournement systématique des instances élues de nos insti-tutions et du principe de collégialité, et par la mise en place des

7. En date du 3 septembre 2008 (<http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22375/communication-sur-strategie-nationale-recherche-innovation.html>).

outils techniques de production de richesses et doivent se mettre au service de l’économie pour contribuer à la croissance écono-mique.

Dès 1999, dans sa déclaration de Bologne, l’Europe adhère à cette idée, tout en continuant à vouloir « apporter une dimension intellectuelle, sociale et technologique à la construction euro-péenne ». En 1988 pourtant, les recteurs des universités européen-nes signaient la « Magna Charta Universitatum » qui réaffirmait le principe « de la liberté académique et d’indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et de formation ». Douze ans plus tard, à Lisbonne, il ne s’agissait plus que de développer une Europe de « l’économie du savoir », dérive qui conduira Nicolas Sarkozy dans son discours du 28 janvier 2008 à déclarer : « La recherche doit servir la société, elle doit permet-tre à la société de s’approprier ses découvertes et ses résultats. À moyen terme, elle est incontournable pour alimenter la croissance économique de la France ».

Comme en écho, valérie Pécresse explique que « la science ne se conçoit pas à l’écart du monde : elle est d’abord au service de la société », et l’université et l’éducation doivent « s’adapter aux besoins de l’économie ». Certes, dans une déclaration récente (7 octobre 2008), cette dernière explique qu’il faut au niveau euro-péen faire émerger « une nouvelle liberté, la cinquième liberté, celle de la connaissance », mais, ne nous y trompons pas, il n’y a là que pur effet rhétorique : une fois encore, afin de faire taire les opposants, rien de tel que de reprendre leurs propres termes afin d’étouffer leur parole.

Ainsi, pour nos dirigeants la recherche paraît-elle se confon-dre désormais avec l’innovation et ne devoir être évaluée qu’à l’aune des applications qu’elle génère, tandis que l’Université et les établissements d’enseignement supérieur paraissent avoir pour principale, voire pour unique mission, la professionnalisation et l’adaptation des jeunes au marché du travail. Puisque le modèle américain est, dans ce domaine, si souvent mis en avant, citons les propos de la présidente de l’université de Harvard : « L’ensei-gnement et la connaissance sont importants parce qu’ils définis-sent ce qui a fait de nous des humains et non parce qu’ils peuvent améliorer notre compétitivité mondiale. »

Un pilotage étroit de la rechercheLa seconde caractéristique essentielle de ces réformes découle

de la conviction de nos dirigeants selon laquelle, une fois de telles missions ainsi assignées à l’enseignement supérieur et à la recher-che, le meilleur moyen pour les atteindre serait un pilotage étroit.

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condition nécessaire et suffisante de l’efficacité. Cette conviction, là encore profondément idéologique, rencontre malheureusement, il faut bien l’avouer, un écho assez favorable dans une partie de la communauté des enseignants chercheurs, issue d’un système extrêmement concurrentiel (en particulier celui des grandes écoles), et qui confond sélection par le mérite et mise en concur-rence permanente.

Au nom de cette conviction, les individus, les équipes, les labo-ratoires, les organismes et les universités sont mis en concurrence afin que les « meilleurs » puissent être identifiés et récompen-sés, voire les « mauvais » sanctionnés. Les équipes de recherche doivent ainsi se faire concurrence au lieu de collaborer. L’augmen-tation des crédits affectés à l’ANR et la réduction concomitante de ceux alloués aux laboratoires conduisent à l’émergence d’équi-pes de plus en plus « indépendantes », tant sur le plan financier que sur le plan du recrutement sur contrat, favorisant ainsi la disparition des laboratoires comme structures scientifiques, au profit de microstructures individualistes dépourvues de toute cohérence d’ensemble. Or, dans la recherche publique, la seule pratique scientifique qui fasse sens est une démarche coopérative entre chercheurs, car si l’émulation intellectuelle est stimulante, la concurrence est délétère. Les individus eux-mêmes sont mis en concurrence.

On a ainsi vu le nombre d’emplois précaires exploser ces dernières années parmi les personnels techniques et adminis-tratifs, mais également chez les jeunes chercheurs qui se voient contraints d’enchaîner les post-doctorats avant d’accéder à un emploi statutaire et dont l’âge moyen à l’embauche ne cesse de reculer. Faut-il alors s’étonner de la perte d’attractivité des métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche que l’on constate aujourd’hui et qui se traduit en particulier dans les difficultés qu’ont certaines équipes à trouver des thésards et dans celles des recrutements des « masters recherche » ? En outre, une telle montée de la précarité s’accompagne nécessairement d’une perte, là encore, d’indépendance dans les activités de recherche et d’un grand retour du mandarinat. Innombrables sont les témoignages qui le prouvent.

Par ailleurs, un système de primes, de rémunération au mérite, de modulation de services et de carrière différenciées, se dessine peu à peu, dispositifs qui risquent d’être d’autant plus facilement acceptés que la dégradation du pouvoir d’achat a été extrêmement forte pour les personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur, que les comportements déviants, certes intolérables, sont systématiquement montés en épingle de manière carica-turale dans un discours hostile aux « fonctionnaires » et qu’une

différentes réformes en s’appuyant sur des commissions dont les membres sont nommés.

À écouter les laudateurs de cette gestion dirigiste de la recher-che publique 8, elle serait censée être un parangon d’efficacité. Pourtant, d’innombrables exemples dans l’histoire des sciences et des innovations nous prouvent que l’autoritarisme gestion-naire n’est profitable ni à la science ni même à l’innovation. Plus proche de nous, Albert Fert explique qu’il n’aurait pu mener les recherches qui lui ont permis d’obtenir le prix Nobel dans le cadre d’un financement de la recherche sur projets. Le pilotage de la recherche publique voulu par les pouvoirs publics et imposé aux scientifiques aura l’effet inverse de celui qu’il prétend obtenir. Les contraintes et les modalités de ces agences vont en effet amener les scientifiques à respecter des normes et des usages qui créent structurellement du conformisme scientifique et conduiront à terme à la stérilisation de la créativité de cette communauté. Le financement sur projets, notamment sur projets courts, qui peut être utile ponctuellement pour impulser certaines recherches, devient désastreux dès lors qu’il est prédominant, car il entrave les initiatives et l’exploration de domaines originaux pour ne renforcer que des axes prioritaires devenus thèmes routiniers, et il met à mal la stabilité et la mémoire collective que réclame la recherche fondamentale.

Côté université, les enseignants-chercheurs voient leur auto-nomie pédagogique régresser. Faute de moyens, mais voulant faire face à la démocratisation de l’enseignement supérieur et se sentant responsables du devenir de leurs étudiants parfois de faible niveau, les universitaires se voient obligés d’adapter, contraints et forcés, leurs exigences à un système qui privilégie le transfert de compétences immédiates au détriment de l’élabora-tion et de la transmission de savoirs nouveaux.

Une mise en concurrence généralisée, lourde d’effets pervers

Nos dirigeants sont profondément convaincus que le meilleur moyen pour diriger les institutions de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur est d’introduire en leur sein les modes de gestion du secteur privé. En particulier, et telle est la troisième caractéristique fondamentale des réformes, ils prônent un recours systématique à la concurrence, dans laquelle ils voient la

8. Pour le principe de collégialité et le fonctionnement de ces instances démocra-tiques, voir notamment l’introduction et la contribution de Christian de Montli-bert dans ce volume. (NdE)

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sants. Une telle évolution se traduira par la distinction entre diffé-rents corps d’enseignants et de chercheurs, certains (« les mauvais chercheurs » naturellement) n’ayant plus la possibilité de faire de la recherche et voyant leur charge d’enseignement s’alourdir. Or, une telle évolution est inacceptable pour au moins cinq raisons.

En premier lieu parce que l’enseignement (en particulier en premier cycle) apparaît comme une « punition » dont on épargne-rait les chercheurs d’« excellence ».

En second lieu, car elle revient à mettre en face des étudiants des gens qui ont été mal jugés et dont on peut donc douter des qualités d’enseignant.

En troisième lieu, car elle risque de renforcer les inégalités territoriales et rendre plus difficile encore l’accès de tous (et en particulier des enfants des classes les plus défavorisées) à l’ensei-gnement supérieur. Cette césure entre licence et master/doctorat a en effet conduit dans des pays voisins à des disparités sociales importantes (bon nombre d’étudiants de condition modeste hési-tant à s’engager dans un cursus master/doctorat incertain) et à de fortes disparités territoriales, seules les universités les plus richement dotées pouvant développer des cursus master/doctorat attractifs.

En quatrième lieu, parce qu’elle supprime pour la plupart des universités leur spécificité première, à savoir un adossement de l’enseignement à la recherche qui faisait pourtant leur principal atout dans la lutte très inégale qui les oppose aux grandes écoles.

Enfin, en cinquième lieu, parce qu’une telle distinction néces-site une évaluation de chacun qui, pour le moins, pose problème.

Une évaluation permanente et absurdeOn observe actuellement la mise en place d’un système d’éva-

luation omniprésente, non seulement des établissements, des laboratoires et des équipes, des projets, des diplômes, mais aussi et surtout des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche ; il s’agit là de la quatrième caractéristique essentielle des réformes. Une telle évaluation représente un élément central dans la mise en place, au sein des établissements d’enseignement supé-rieur et de recherche, des modes de gestion du secteur privé 10. Elle est en particulier nécessaire pour pouvoir instaurer la concurrence,

10. Pour les problèmes posés par l’évaluation des enseignants-chercheurs par le Conseil national des universités, voir la contribution de Daniel Mortier dans le présent volume. Cette évaluation sur dossier doit être mise en parallèle avec l’entre tien annuel d’évaluation auquel sont soumis les personnels non ensei-gnants de l’université (personnels dits BIAtOSS). Sur ce point, voir l’analyse de Julia Bodin dans l’ouvrage. (NdE)

culpabilisation perverse est instrumentalisée de telle sorte que chacun se tait de peur de passer pour celui qui ne dénonce une telle concurrence que parce qu’il craint de perdre. Cependant, comme le montrent toutes les expériences étrangères, l’instauration d’une telle concurrence, outre qu’elle est génératrice de souffrances indi-viduelles qui se traduisent par une implication moindre de tous, engendre un état d’esprit déplorable et ne peut se produire qu’au prix d’une remise en cause des notions d’équipe et de collabora-tion, notions pourtant essentielles aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche. Sommes-nous concurrents dans les équipes pédagogiques ? Devons-nous être concurrents dans les laboratoi-res, dans les colloques, avec nos collègues étrangers ?

En outre, les coûts administratifs qui devront être suppor-tés afin de pouvoir mettre en place cette concurrence, s’ils sont difficiles à chiffrer, seront vraisemblablement très importants. Ainsi par exemple, l’université de Calgary au Canada (pays dans lequel il existe un système de rémunération des enseignants- chercheurs « au mérite ») dépense-t-elle annuellement l’équiva-lent de 12 postes d’enseignants-chercheurs à temps plein pour pouvoir faire fonctionner ce système 9. Et, alors même que l’un des arguments fréquemment invoqués pour nous imposer ces réfor-mes est celui de la lourdeur administrative de nos établissements et de la nécessité d’un allégement et d’une simplification, nos diri-geants actuels mettent en place des procédures et des institutions kafkaïennes. Quand sera rendu public le coût de fonctionnement de l’AERES ? Quand évaluera-t-on le nombre d’heures perdues par chacun afin de remporter des appels d’offres ?

Les universités doivent désormais se comparer, afin de faire valoir leur « offre » auprès des étudiants et d’obtenir des soutiens financiers publics. Des « pôles d’excellence » sont actuellement définis dans lesquels des moyens supplémentaires devraient être engagés. Si l’on rapproche ces « pôles d’excellence » des Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) tels qu’ils sont mis en place par le ministère, on voit ainsi se dessiner une France universitaire à deux vitesses avec deux types d’établissements : d’une part, de grands centres d’enseignement et de recherche pouvant rentrer dans les critères du classement de l’université de Shanghai – une dizaine –, accueillant des activités de recherche et susceptibles de délivrer des diplômes de master et de doctorat, et, d’autre part, ceux qui ont vocation à devenir ce que l’on ne veut pas appeler des « collèges universitaires » et qui ne délivreront plus que des licences et/ou des diplômes strictement professionnali-

9. Ainsi que l’affirme D. Robinson dans un entretien publié dans A. Chaptal, t. Lamarche, R. Normand (Éd.), Payer les profs au mérite ?, Éd. Syllepse, 2008.

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ce système de classification ? Certaines équipes, notamment de mathématiques, refusent désormais de remplir les grilles d’éva-luation bibliométriques ; il est vraisemblable et souhaitable que le front du refus s’étende.

Une valse à trois tempsPour imposer toutes ces réformes qui redessinent ainsi en

profondeur le paysage institutionnel de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur, le gouvernement français a développé une stratégie en trois temps, selon une méthode déjà éprouvée dans d’autres secteurs du service public, comme la justice ou la santé. Premier temps, une « pédagogie » de la peur est d’abord mise en place : la recherche française serait sur le déclin, nos chercheurs les plus compétentes fuiraient…, alors que la recherche publique française est reconnue et récompensée internationalement (prix Nobel, médailles Field, prix turing, etc.), en dépit de la faiblesse des moyens qui lui ont été alloués ces dernières années, alors que l’enseignement supérieur a réussi à faire face sans moyens suffisants à la massification des étudiants. Dans « ce contexte alarmant » selon la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, il conviendrait de sonner le tocsin et d’en appeler au sursaut. valérie Pécresse déclarait ainsi au journal Le Monde (25 juillet 2007) au sujet de la loi LRU sur les universités : « C’est une réforme nécessaire pour nos étudiants, pour nos universités et pour la France. » toutes ces réformes devraient donc être réali-sées, au nom de la patrie, de la science et de la gloire !

Deuxième temps de la valse, pour diviser et affaiblir la communauté scientifique, le gouvernement utilise la technique du « saucissonnage et enfumage ». Il a ainsi engagé cette reprise en main sous la forme d’une multitude de « réformes », attachées chacune à un secteur particulier du système (loi LRU pour les universités, Plan réussite en licence, Plan Campus, Pacte pour la recherche, création de l’ANR, création de l’AERES, réformes des organismes tels que le CNRS, l’INRA, etc., et réforme à venir des statuts des personnels, etc.), présentant chacune d’elles comme une « simple mesure technique » qui s’imposerait au nom du prag-matisme, du réalisme et d’une nécessaire « modernisation ». Ce saucissonnage s’accompagne d’un processus d’enfumage nourri de pseudo-concertations, de commissions désignées de manière parfaitement ad hoc, d’innombrables effets d’annonce et de décla-rations mêlant amalgames hasardeux et fausses évidences. Enfin, troisième temps, un service après-vente est assuré par la ministre, venant vanter dans d’innombrables colloques, expositions ou visi-tes de site, les mérites supposés des réformes engagées.

et par ailleurs elle trouve une justification dans l’idéologie de profonde défiance à l’égard des agents de la fonction publique qui, protégés par leur statut, ne pourraient pas être motivés autre-ment que par une politique de primes ou de sanctions, et dans la conviction de la nécessité d’un contrôle étroit pour éviter les comportements déviants. Nos dirigeants paraissent incapables de comprendre que la motivation des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur puisse être l’intérêt intrinsèque du métier, voire le sens de l’intérêt collectif et du bien public. Un discours de ce type est aujourd’hui inaudible.

Or, nous avons déjà souligné le coût exorbitant d’une telle évaluation et la mise en place d’une véritable bureaucratie de l’évaluation. En outre, les individus chargés de mener à bien ce genre d’évaluation sont de manière croissante nommés dans la plus totale opacité. De telles procédures de désignation, non seulement mettent à mal le principe essentiel de l’indépendance de la recherche et de l’enseignement supérieur, mais elles rompent également avec l’un des principes fondamentaux qui prévalait jusqu’alors dans l’organisation de la recherche et de l’enseigne-ment supérieur, très clairement affirmé par la loi du 26 janvier 1984 (article 20) : celui de la gestion démocratique des établissements avec le concours de l’ensemble des personnels et des étudiants. Par ailleurs, l’évaluation étant un processus complexe et chro-nophage, les évaluateurs ont de plus en plus systématiquement recours à l’utilisation massive de critères strictement quantitatifs, reposant sur des classements de revues par disciplines, en dépit de leur absurdité et des dangers qu’elle représente. L’évaluation devient ainsi une procédure simple et rapide qui peut être réalisée par tous, y compris par de simples gestionnaires : il ne s’agit plus que de faire des sommes pondérées !

Nombreuses sont les voix qui s’élèvent pourtant aujourd’hui à l’encontre d’un tel système. Elles dénoncent notamment le confor-misme intellectuel qui ne peut que découler de ces principes d’éva-luation, le productivisme absurde qui pousse chacun à produire à tout prix des articles en quantité, les effets de domination dans les champs disciplinaires qui risquent de voir certaines sous- disciplines ou certaines approches disparaître. Ces dénonciations ne signifient pas une opposition de principe, mais elles rappellent que la science doit être évaluée sur ses résultats et dans le cadre de confrontation intellectuelle d’idées (articles, conférences, etc.). Elles demandent que soient revus le mode de fonctionnement et les périmètres d’action des nouveaux dispositifs institutionnels mis en place par les réformes récentes. N’a-t-on pas vu il y a peu les rédacteurs en chefs des principales revues de philosophies des sciences anglaises demander que leurs revues soient sorties de

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Pour une vraie réforme de notre système d’enseignement

supérieur et de recherche 1

Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay

Dans le débat actuel autour du système français d’enseignement supérieur et de recherche (ES & R), certains accusent ceux

qui s’opposent aux projets gouvernementaux de n’avoir aucune proposition à faire, d’être partisans du statu quo. D’autres affir-ment que nombre des propositions faites lors des États généraux de la recherche de 2004 (EGR) auraient été largement prises en compte par le gouvernement. Ces deux critiques sont évidemment exclusives l’une de l’autre, et également contestables. Nous allons répondre à l’une et l’autre en montrant sur quelques exemples à quel point les évolutions mises en place par l’actuel gouvernement vont à l’encontre de la plupart des pistes explorées lors de ces états généraux. Ceci permettra aussi de répondre à ceux qui suggèrent que le mouvement de 2004 était légitime, mais que le mouvement actuel ne le serait plus 2.

La question de l’emploiDès 2004, une des préoccupations fondamentales du mouve-

ment « Sauvons la recherche » a été la question de l’emploi scien-tifique et de la précarité grandissante dans le milieu académique. Il s’agissait d’un point central des EGR qui soulignait la néces-sité d’un plan pluriannuel pour l’emploi. Ce point était tellement crucial qu’il avait été repris par François Fillon, dans son discours aux EGR à Grenoble : « Je considère qu’il est absolument néces-saire de mettre en place un véritable plan pluriannuel de l’emploi scientifique, et la loi devra y faire référence. » Pour des raisons

1. texte publié sur le site internet de Sauvons la recherche (<http://www.sauvons-larecherche.fr/spip.php?article2591>), le 25 février 2009, et reproduit avec l’aima-ble autorisation des auteurs. (NdE)2. voir par exemple « Sauvons la recherche... des chercheurs ! », tribune d’un haut fonctionnaire dans Le Monde du 21 février 2009.

Nous devons trouver les moyens d’empêcher nos institutions et nos valeurs de se retrouver prises dans cette danse infernale qui, loin de résoudre les difficultés que connaissent nos secteurs, les aggrave et en crée de nouvelles. L’entreprise sera probable-ment de longue haleine, car quoi de plus dur que de résister à des convictions idéologiques, surtout lorsqu’elles sont mises en musi-que dans des campagnes de communication magistralement orchestrées ! Pour écarter nos critiques et pour ne pas entendre les propositions que nous avons énoncées lors des États généraux de la recherche de 2004, on nous traitera d’idéologues, on nous repro-chera d’être mus par la défense d’intérêts purement corporatistes et figés dans un profond immobilisme, mais il en va, comme dirait notre ministre, de l’avenir de « nos étudiants, de nos universités et [de] la France » !

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Évaluation des personnesLe président de la République, dans son discours du 22 janvier

2009, a osé prétendre que les scientifiques n’étaient pas évalués et ne souhaitaient pas l’être, si ce n’est sous la forme de petits arran-gements entre amis 4. Revenons sur la réalité des faits. Sur l’éva-luation existante, régulière, de l’activité des chercheurs, les EGR avaient souligné que le principe de structures comme le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) ou les commissions de l’INSERM était bon, et devait être conservé, même si certains aspects de leur fonctionnement pouvaient et devaient être amélio-rés. Il était clairement proposé que les enseignants-chercheurs devraient eux aussi bénéficier d’une évaluation régulière de l’en-semble de leurs activités (enseignement, recherche, administra-tion), et que cette évaluation (au niveau national pour la partie recherche – comme pour les chercheurs –, au niveau local pour les autres aspects de leurs activités) devrait être effectuée par les pairs, en satisfaisant à des principes de base tels que la collégia-lité, l’indépendance, l’existence de débats contradictoires 5. Il était souhaitable que les mêmes structures évaluent les personnes et les équipes de recherche (comme le fait le CoNRS), afin de garantir la cohérence de ces évaluations entre elles. Enfin, il fallait aussi mettre en place une évaluation souhaitée par les ingénieurs de recherche – pour leurs activités de recherche –, et pour les autres ingénieurs et techniciens, par métier. toutes ces évaluations visaient à améliorer le fonctionnement du système en aboutissant à accélérer les promotions des personnes les mieux évaluées, et en aidant les personnes moins bien évaluées à améliorer leur travail.

La logique de la « réforme » est à nouveau à l’opposé de ces propositions. Au lieu de promotions accélérées, de multiples primes individuelles ont été mises en place, ouvrant la porte à des pratiques opaques et arbitraires. Les ingénieurs et techniciens sont oubliés. La structure mise en place, l’AERES (Agence d’éva-luation de la recherche et de l’enseignement supérieur), est compo-sée uniquement de personnes nommées, n’évaluant que les struc-tures. L’objectif qui lui est assigné n’est pas d’en évaluer les forces et les faiblesses, d’identifier d’éventuels dysfonctionnements, et de proposer de possibles améliorations ou réorientations, mais

4. Pour le discours du 22 janvier 2009, voir également le commentaire d’Antoine Destemberg dans ce même volume (NdE) ainsi que l’article d’A. trautmann : Réponse à la provocation présidentielle du 22 janvier (<http://www.sauvonsla-recherche.fr/spip.php?article2373>).5. C’est déjà en partie le cas avec le Conseil national des universités pour les enseignants-chercheurs. Pour le fonctionnement du CNU, voir la contribution de Daniel Mortier dans ce volume. (NdE)

purement idéologiques, sans rapport avec la crise actuelle, le gouvernement a obstinément refusé de mettre en place un tel plan, alors que le coût de la création de 1 000 postes dans l’ES & R (char-ges comprises) est de moins de 50 millions d’euros, soit moins de 1,5 % du Crédit impôt recherche (CIR) en 2009 3. Ce refus d’un plan pluriannuel pour l’emploi s’inscrit dans une politique globale de diminution de l’importance des services publics et de réduction systématique de la part de travail effectuée sur des emplois statu-taires dans ce secteur. Nous affirmons que cette volonté dogma-tique de destruction des services publics risque d’avoir des consé-quences désastreuses, à la fois pour l’emploi et pour la qualité des services concernés, en particulier dans l’ES & R.

Évaluation des laboratoires a priori ou a posteriori, priorité à l’ANR ou aux établissements de recherche

Concernant le mode de financement des laboratoires, les EGR avaient conclu que l’essentiel de ce financement devait être versé sous la forme de crédits de base, et ajusté en fonction d’une évaluation quadriennale, combinant évaluation a posteriori et sur projets. En cas d’évaluation positive, un laboratoire signerait avec ses établissements de tutelle un nouveau contrat quadriennal avec une dotation pour quatre ans prenant en compte la qualité scientifique des travaux effectués et les besoins associés au projet à venir. Le financement sur projets courts ne devait constituer qu’un complément limité de cette dotation essentielle. Un corol-laire de cette proposition était la garantie de l’autonomie des EPSt (Établissements publics scientifiques et techniques) et des universités, et l’augmentation de leurs budgets, dont le montant était déjà notoirement insuffisant pour financer les recherches des équipes dont elles ont la charge. Les choix effectués actuel-lement sont diamétralement opposés : les EPSt sont en cours de démantèlement, l’autonomie de leurs directions réduite à néant, leurs budgets en diminution constante (ce qui tue toute possibi-lité de politique scientifique), tout cela au profit du développement d’une agence gouvernementale, l’Agence nationale de la recherche ou ANR (dont la création a été décidée dès juillet 2004, donc avant les EGR), une agence qui finance des projets à court terme, majori-tairement thématisés, et qui pratique essentiellement une évalua-tion a priori. tout ceci n’empêche pas le gouvernement d’essayer de faire croire que l’ANR est une proposition des EGR !

3. Notons qu’un rapport de la Cour des Comptes de 2008 a souligné l’efficacité très douteuse du CIR pour la part – dominante – versée aux grandes entreprises.

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narité et du rattachement à un laboratoire de recherche de haut niveau. Le principe de base était donc de renforcer coopération et solidarité. Ce qui nous est proposé dans les PRES que le gouverne-ment met en place, répond à des principes parfaitement opposés. À la place de la coopération, on nous propose la compétition et la concurrence à outrance. À la place de rapprochements indispen-sables, particulièrement en province, on voit se mettre en place des alliances purement stratégiques, chacune visant à être la plus grosse structure afin d’écraser les rivaux dans la compétition pour le classement de Shanghai, et pour obtenir la plus grosse dotation gouvernementale possible, au détriment de celle accor-dée aux PRES concurrents.

Ces exemples suffisent à notre démonstration : il est absolu-ment faux de prétendre que les opposants aux contre-réformes gouvernementales en matière d’ES & R n’ont fait aucune proposi-tion et souhaitent l’immobilisme et le statu quo 6. Il est tout aussi faux de prétendre que les décisions gouvernementales auraient pris en compte les propositions des EGR. Le gouvernement s’est inspiré des mots des EGR, pour en détourner, et même en retourner complètement l’esprit et le sens. Il y a incompatibilité totale entre la logique des EGR (renforcer notre capacité à produire et trans-mettre des connaissances, dans une logique de « bien commun », de démocratisation dans l’accès au savoir, dans un esprit de coopé-ration) et la logique gouvernementale. Cette dernière ne vise pas à réformer notre système d’ES & R, mais littéralement à le défigu-rer, à le forcer à abandonner une logique de service public pour lui imposer celle d’une entreprise dont les maîtres mots seraient rentabilité et gestion managériale.

6. Au-delà des EGR, notons que de nombreuses structures (Conférence perma-nente du CNU, CoNRS, conseils scientifiques des universités, etc.) ont fait au cours des années des propositions d’amélioration de leur fonctionnement interne, et que celles-ci ont été systématiquement ignorées lors de l’adoption des lois nouvelles qui prétendaient les réformer.

de les classer afin de pouvoir par la suite punir ou récompenser. L’AERES ne sert pas la recherche et l’enseignement supérieur, elle sert une politique de tri sélectif qui tient lieu de politique scientifi-que. Une étape clé (le classement des laboratoires) doit être effec-tuée par un groupe très restreint (au mépris d’un fonctionnement réellement transparent, collégial, contradictoire), ce qui renforce le processus de bureaucratisation de la recherche. Qui peut préten-dre qu’un tel monstre correspond aux souhaits des EGR ?

Un simulacre de Haut conseil de la scienceLes EGR avaient demandé la création d’un Haut conseil de

la science (HCS), composé de personnalités dans lesquelles la communauté scientifique se reconnaîtrait (en particulier, des membres des conseils scientifiques des EPSt, des représentants des universités, du Collège de France, etc.). Au lieu de cela, dans le HCSt qui a effectivement été créé (avec un « t » comme « techno-logie »), toutes les personnalités ont été nommées par le gouver-nement, ce qui constitue une excellente garantie pour que la communauté scientifique ne s’y reconnaisse pas. Le HCS que nous demandions aurait eu droit d’auto-saisine, et aurait rendu publics tous ses avis. Aucune de ces dispositions n’a été retenue. Le HCSt créé est un détournement complet du HCS qui était demandé. Ses avis comptent tellement peu que, lorsque le gouvernement a ressenti la nécessité d’un « avis objectif » sur les réformes du système ES & R, il a mis en place un « comité de pilotage » ad hoc de plus, et a purement et simplement ignoré la parodie de HCS qu’il avait créée deux ans plus tôt…

Des PRES pour favoriser la coopération ou la concurrence ?

Les EGR avaient demandé la création de PRES (Pôles de recher-che et d’enseignement supérieur). Les motivations sous-jacentes à cette proposition étaient les suivantes. Les petites universités ont une utilité certaine, car elles proposent sur tout le territoire des lieux dispensant une formation supérieure, et contribuent à la vitalité de la région. Pour beaucoup de familles modestes n’ayant pas les moyens de payer un logement à un jeune étudiant dans une ville éloignée, ces petites universités sont importantes. Elles ne peuvent évidemment toutes être pluridisciplinaires, et avoir en leur sein des laboratoires de recherche de haut niveau dans tous les domaines. La présence dans le même réseau de plusieurs peti-tes universités, et si possible d’une plus grande, devrait permettre de résoudre, au niveau d’un PRES, le problème de la pluridiscipli-

« Oui chef, bien chef »

Christian de Montlibert

L’idéologie en vigueur veut que les « entrepreneurs » soient considérés comme les « héros » d’aujourd’hui 1, les seuls capa-

bles de transformer une société qui serait enfermée dans sa routine. Appliquer les modèles du management des entreprises privées à l’Université est, dans ces conditions, l’un des objectifs des « réfor-mes » en cours et la transformation du président d’université en manager un impératif de cette vision du monde. Jusqu’à l’entrée en application de la loi « Libertés et responsabilités des universités » (LRU), les enseignants-chercheurs, les étudiants et les personnels techniques (BIAtOSS) élisaient leurs représentants au Conseil d’administration (CA), au Conseil scientifique (CS) et au Conseil des études et de la vie universitaire (CEvU) qui, à leur tour, choi-sissaient le président de l’Université pour un mandat renouvelable une fois (à condition que les deux mandats ne soient pas consécu-tifs). Ce système était, certes, loin d’être parfait et souffrait d’une importante abstention des étudiants, néanmoins il permettait une expression des divers intérêts. Par ailleurs, les universitaires étaient recrutés sur des concours organisés par des commissions composées d’universitaires élus par leurs pairs et de membres nommés par le ministre. Ces commissions, dont la composition dépendait donc largement d’élections, étaient aussi chargées de gérer les carrières en procédant aux avancements. Là encore ce système connaissait de nombreuses difficultés dont, dans une situation de restriction des postes vacants, celle de biaiser les recru-tements en faveur des candidats locaux, mais il permettait néan-moins à la communauté universitaire de contrôler sa reproduction. Contrairement à ce que prétend la loi LRU, les mesures récemment mises en place, sans supprimer complètement le système élec-tif, visent à restreindre l’autonomie universitaire de deux façons. Premièrement elles réduisent la collégialité : en augmentant les pouvoirs des présidents d’université et en autorisant leur rééligi-bilité pour un mandat consécutif ; en réduisant le collège des élec-teurs du président aux seuls membres élus du Conseil d’adminis-tration (ce qui de fait induit un système de majorité présidentielle) ; en permettant à des non-universitaires de se porter candidat ; en

1. Christian de Montlibert, Les agents de l’économie. Patrons, banquiers, journa-listes, consultants, élus. Rivaux et complices, Paris, Éd. Raisons d’Agir, 2007.

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mandat. Reste que cette liberté ou cette autonomie démocratique fut, plusieurs fois, remise en cause : à l’époque moderne, le pouvoir politique n’hésite pas à fixer avec minutie les durées des études, les modalités des examens, le contenu même des enseignements, l’organisation des élections. « Le recours à l’élection fut partout supprimé ou étroitement contrôlé et les officiers du prince purent compter sur la docilité des autorités universitaires réduites à une étroite oligarchie de professeurs ou de principaux de collèges 4. » Du xvie au xviiie siècle les réformes imposées par le prince furent nombreuses : toutes s’efforçaient « d’affermir le contrôle des États aux dépens des anciens privilèges d’autonomie ». Au xixe siècle, en France, les régimes autoritaires de la Monarchie de Juillet, puis du Second Empire, n’hésitèrent pas, d’ailleurs, à révoquer des profes-seurs, dont Michelet et Quinet. La lutte des universités pour défen-dre leur autonomie est donc ancienne et toujours à recommen-cer comme le montre, on ne peut mieux, la mobilisation sociale des chercheurs et enseignants-chercheurs de 2009, pour exiger le retrait des réformes suscitées par des instances comme la table ronde des industriels européens ou l’OCDE 5, organisées par la commission européenne et imposées par le gouvernement.

En 2000, par exemple, dans un rapport intitulé Knowledge management and the learning society, les experts de l’OCDE criti-quaient ouvertement les systèmes universitaires « peu flexibles », « peu efficaces », « trop lents à s’adapter aux changements », pres-que inertes en matière de « transfert des savoirs aux entreprises et de mise en pratique des connaissances acquises ». Les sources des « résistances au changement » provenaient, de leur point de vue, des systèmes de fonctionnement organisés autour de directions collégiales, de recherche de consensus et d’affirmation de valeurs universalistes. Il faudrait, disaient-ils, transformer le fonction-nement des universités par la création d’équipes de direction travaillant à réaliser « des plans stratégiques » (le management par objectifs) en développant une « culture d’entreprise », en rempla-çant le système électif par un système hiérarchique. Dans cette perspective, la réorganisation du fonctionnement des universités, qui est un préalable, à leurs yeux, à l’augmentation de la producti-vité universitaire, passe donc par un accroissement des pouvoirs du président de l’Université qui devient un petit « entrepreneur » ; c’en est fini du système actuel basé sur une (relative) égalité de condition et l’élection aux tâches de responsabilité et d’évalua-tion. Il est vrai que, dans un monde où la domination sociale se

4. Christophe Charle et Jacques verger, Histoire des universités, Paris, PUF, 1994.

5. Ch. de Montlibert, Savoir à vendre. L’enseignement supérieur et la recherche en danger, Paris, Éd. Raisons d’agir, 2004.

introduisant dans les CA, en plus grand nombre qu’auparavant, des représentants des entreprises qui, à terme, si un amendement était voté par l’Assemblée nationale, pourraient être autorisés à participer à l’élection du président ; en restreignant le nombre de représentants des enseignants-chercheurs et des BIAtOSS (ce qui minore la fonction de chambre de débats entre les représentants de toutes les parties de l’université du CA) ; en donnant mission au CA et au président d’élaborer une politique générale, ce qui tend à transformer de fait le CA en chambre d’enregistrement. Deuxiè-mement, elles renforcent la domination hiérarchique : en dévelop-pant des avantages particuliers pour les directeurs d’UFR et de centres de recherche (par exemple une voie d’avancement réser-vée aux seuls directeurs) ; en leur attribuant des primes particu-lières ; en soumettant la carrière des enseignants-chercheurs aux évaluations du président ; en permettant à celui-ci de définir et d’appliquer une politique de « ressources humaines » qui l’auto-rise à embaucher (et à débaucher) des enseignants en dehors du cadre statutaire général ; en lui donnant la possibilité d’influer sur la part variable du salaire (primes) ; en l’autorisant, in fine, à inter-venir dans les procédures de recrutement. tout se passe comme si, aujourd’hui, dans un monde soumis au principe hiérarchique, le système d’organisation du travail, relativement démocratique et peu hiérarchique, qui primait jusqu’alors dans l’Université, était devenu « une utopie » insupportable.

Pour les lecteurs peu familiers du système universitaire, il faut préciser que l’élection y est une tradition. Aux débuts du xiiie siècle, à Paris, la lutte entre les représentants de l’Église et les maîtres fut particulièrement vive : l’université naissante était sous l’autorité d’un représentant de l’évêque et s’opposait sans cesse à lui. « On conçoit sans peine, écrivait Émile Durkheim 2, avec quelle impatience ils supportaient cette intervention d’un personnage qui n’était pas des leurs et qui n’avait pas pour lui l’autorité de la compétence. » Ailleurs, à Oxford, à Bologne, par exemple, les universitaires se dressent contre le représentant du pouvoir politique pour affirmer leur indépendance 3. Ils firent tout pour faire reculer l’autorité diocésaine, royale ou commu-nale, et y réussirent. Dès 1215, le code élaboré par Robert de Cour-çon reconnaissait à la société des maîtres le droit de légiférer pour tout ce qui concernait « sa vie intérieure » : la société des maîtres acquit le droit de choisir un chef et, pour empêcher que ce dernier n’abuse de son pouvoir, conçut de limiter la durée de son

2. Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France. Des origines à la Renais-sance, Paris, Librairie Félix Alcan, 1938, préface de Maurice Halbwachs, 221 p.

3. Jacques Le Goff, Les intellectuels au moyen âge, Paris, le Seuil, 1957.

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hem, son « dire vrai » ne consiste pas dans la reproduction fidèle d’une vérité qui serait présente dans le monde naturel et social, dans le « concret » comme se plaisent à le dire les défenseurs d’une instrumentalisation de la recherche, mais dans la construction incessante d’une pensée sans cesse travaillée par la « rectification critique » qu’entraîne la lutte entre les chercheurs pour accumu-ler le « capital scientifique 8 ». La connaissance ne progresse ni par juxtaposition ni par augmentation de volume, mais par une révision critique de son état antérieur. Dans ces conditions, l’auto-nomie de la recherche suppose que toutes les conditions sociales et économiques soient réunies pour que des projets scientifiques formulés par des équipes de chercheurs à partir de problématiques théoriques antérieures ou concurrentes (jugées ou inachevées, ou incomplètes, ou illogiques, ou incapables de satisfaire aux épreu-ves de réalité), puissent aller jusqu’à leur terme. Objectiver, mettre au jour et nommer, faire des découvertes en un mot, construire des systèmes explicatifs plus élaborés, produire des langages permettant d’augmenter la capacité d’articulation logique du dire scientifique, remettre en cause des théories, tester la cohérence et la capacité d’affronter le réel des nouveaux systèmes, élaborer des tests de réalité plus sophistiqués en affrontant les prédécesseurs et les concurrents, ne peut exister que si le monde scientifique, refermé sur lui-même, élabore ses propres normes de plus en plus exigeantes. Les savoirs les plus avancés ne se produisent que dans des mondes constitués autour d’un point de vue particulier, récu-sant tout autre moyen que la rigueur du raisonnement et la preuve pour triompher, progressant avec l’échec, la crise, le conflit de méthodes qui montrent que la coopération entre l’analyse théori-que et l’expérimentation est toujours à recommencer ; mieux, cette production s’établit dans des microcosmes utilisant la raison pour provoquer des crises engendrant des idées nouvelles. L’autonomie dont la recherche et l’enseignement ont besoin est donc d’une tout autre nature que celle des réformes voulues par les ministres des États européens. C’est la possibilité de déterminer librement les thèmes de recherche, les problématiques, les méthodes en fonction d’un état des connaissances ; plus précisément la possibilité de construire une recherche qui se fait « contre quelque chose, peut-être contre quelqu’un, et déjà contre soi-même », disait Bachelard ; mieux, la cumulativité du travail scientifique est toujours polémi-que et cette dimension polémique produit la raison scientifique. En quelque sorte, la possibilité qu’existe ce monde réglé par des mécanismes sociaux très particuliers fait que de ces affrontements ordonnés naît la raison scientifique.

8. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, op. cit.

manifeste dans la hiérarchisation des titres et des fonctions, où la division du travail n’est jamais pensée en dehors d’un système de commandement, où toute l’organisation capitaliste repose sur un despotisme patronal – le refus des directions d’entreprise de négocier la distribution de l’autorité le montre bien –, l’autonomie universitaire est une aberration qui doit disparaître !

La fonctionnalité de l’autonomiePourtant, le système électif sur lequel repose en grande partie

l’autonomie de la corporation universitaire est fonctionnel. En effet, pour pouvoir produire des connaissances, il faut bénéficier de conditions qui permettent de mettre à distance les contraintes des nécessités économiques et sociales. Sur cette base se sont déve-loppés des univers autonomes ayant leur système de recrutement, de formation et d’évaluation, refoulant « dans le monde inférieur de l’économie l’aspect économique des actes et des rapports de production proprement symboliques 6 ». Ces systèmes, de plus en plus capables de refuser de répondre directement aux demandes des pouvoirs économiques et politiques, ont été, en même temps, portés à développer les règles et les régularités de microcosmes régis par une logique sociale favorable à la systématisation et à faire progresser les différentes formes de rationalité et d’univer-salité. Reste que cette situation dépend de l’institutionnalisation de conditions favorables à la production du savoir (organisation en disciplines, statut professionnel, modalités de régulation interne) et à la reproduction du groupe des enseignants-chercheurs : la capacité des sciences à résoudre des problèmes de plus en plus difficiles est liée à l’élévation du « droit d’entrée » dans cet univers, lui-même lié à la compétence, au capital scientifique incorporé et à « la croyance dans les enjeux et dans le jeu lui-même ». L’analyse du processus de la production scientifique ayant montré que, comme l’écrit Pierre Bourdieu, « le fait que les producteurs tendent à n’avoir pour clients que leurs concurrents à la fois les plus rigoureux et les plus vigoureux, les plus compétents et les plus critiques, donc les plus enclins et les plus aptes à donner toute sa force à leur critique, est le point archimédien sur lequel on peut se fonder pour rendre raison scientifiquement de la raison scientifique. La fermeture sur soi de ce champ autonome constitue le principe historique de la genèse de la raison et de l’exercice de sa normativité 7 ». Si la science est faite de la « recherche de faits véritables et de la synthèse de lois véridiques », comme l’écrivait le philosophe Georges Canguil-

6. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Minuit, 1997.

7. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.

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donnant aux programmes élaborés par les divers échelons politi-ques, par les fondations ou par des organismes économiques lors des contrats que les « présidents d’université-entrepreneurs » se devront de mettre en place, la production du savoir risque de s’en remettre à des manières de faire qui lui sont étrangères. Même les meilleurs programmes des fondations, les contrats les moins contraignants dans leur souci d’utiliser la connaissance, n’empê-cheront pas que, lentement, sans qu’il n’y ait jamais d’injonctions, les intérêts des chercheurs s’ajustent aux intérêts des financeurs. Seule une organisation démocratique permet, on le comprend, de faciliter toutes les confrontations nécessaires à la créativité intel-lectuelle.

L’affrontement de deux mondesDe fait, avec les réformes, deux mondes s’affrontent : l’un, le

monde de l’entreprise, qui repose sur une division du travail maxi-male visant à permettre le profit le plus élevé, sur des définitions précises de fonctions et de postes subordonnés les uns aux autres, sur un fonctionnement organisationnel adossé à des règles forma-lisées et rationnelles, sur une autorité concentrée par un président-directeur général entouré de son « staff » de cadres supérieurs, et l’autre, le monde de la recherche universitaire, qui repose sur des agents rassemblés par le partage d’un même idéal et mobilisés par des récompenses normatives, sur un mélange de tâches et d’acti-vités hétérogènes, sur des délégations temporaires d’autorité, sur des décisions singulières faisant appel à des critères d’originalité. L’autonomie des modernisateurs 10, qui, croyant que l’application du modèle de la gestion de l’entreprise résoudra les problèmes de l’université, ne rêvent que de diriger une entreprise sur « le marché de la connaissance » et de faire partie du cénacle des « élites », est antinomique de l’autonomie scientifique des univers de la produc-tion des connaissances et de la diffusion du savoir.

Ce n’est pas parce que la « société universitaire » s’est constituée lentement que ses résistances aux « réformes » sont des manifesta-tions d’arrière-garde devant une « modernisation » radicale. Bien au contraire ce sont des manifestations de défense d’un système qui a montré qu’il permettait, dans une situation de restriction permanente des moyens d’actions (personnel, locaux, matériels et ressources financières), de s’adapter aux changements du monde.

10. Ch. de Montlibert, « La réforme universitaire : une affaire de mots », in Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda, Paul-Frantz Cousin (dir.), Le cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Paris, Éd. Raisons d’Agir, 2008, p. 27-46.

Mais l’autonomie de la recherche dont il est question ici n’im-plique pas le repliement sur des « tours d’ivoire » universitaires. Il n’est pas question de faire l’apologie d’une conception romantique de la production du savoir par un génie créatif de préférence soli-taire. La production de la connaissance est toujours une œuvre collective qui traite le monde des faits dans un discours articu-lant, avec les prédécesseurs, les pairs et les étudiants, des signes symboliques. Défendre l’autonomie de la science revient à affirmer qu’il existe, certes, un fossé entre le monde de la recherche et les préoccupations et les discours de la pratique quotidienne, mais que cette démarche ne fait pas pour autant disparaître le souci de la réalité ; il le médiatise de façon autrement plus complexe ; en ce sens la science n’abandonne pas, quoi qu’en disent ses détracteurs, le monde quotidien, mais repense le réel en fonction de normes de plus en plus élaborées puisque la valeur et la portée théorique des connaissances dépendent d’un accord, sans cesse remis en cause, entre leurs conséquences nécessaires et ce que l’expérience permet d’observer. Cette autonomie se nourrit, contrairement à toutes les déclarations sur la pluridisciplinarité, de la spéciali-sation qui suppose une immense culture scientifique générale à même d’actualiser toute la puissance des recherches antérieures. Elle ne divise pas le monde en recherche fondamentale et recher-che appliquée – sachant pourtant que l’utilitarisme et le prag-matisme de cette dernière ont souvent desservi les « valeurs de vérité » –, car l’autonomie de la pensée scientifique exige, pour se saisir d’un problème concret, de le défaire, de le décomposer, de le déconstruire, en un mot de le détruire comme pratique pour le repenser, le replacer, l’intégrer dans le savoir scientifique.

Qu’on le veuille ou non, même si, dans les faits, les conflits entre les tenanciers des différentes positions dans le champ universi-taire sont nombreux 9 et ne portent pas toujours sur des questions épistémologiques, le savoir est une œuvre collective – l’auteur ou le savant n’est que très partiellement le producteur ou l’inventeur de son texte – qui, dès lors, ne peut pas avoir de propriétaire. Dans ces conditions, toute tentative d’accaparement des connaissances devient inéluctablement un détournement d’un « bien commun » qui pourrait, dans quelque temps, en restreignant sa diffusion à quelques-uns, affecter la libre production du savoir et conduire la « vérité » à devenir négociable.

Modifier radicalement les conditions qui président à l’auto-nomie de la production du savoir, faciliter l’intrusion de critères de jugement externes différents de ceux des pairs, c’est mettre en cause les fondements mêmes du champ scientifique. En s’aban-

9. P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Le Seuil, 1984, 320 p.

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formité et de permanence que les politiques dont le pouvoir repose sur le plébiscite et le consensus. Renforcer les pouvoirs du prési-dent d’université pour que le management, la marchandisation et la professionnalisation puissent s’imposer, et la liberté nécessaire à la recherche, consubstantielle à la production de la raison scien-tifique, se réduira. Le « nettoyage idéologique » pourra fonction-ner : qu’on le comprenne bien, il ne s’agit pas tant d’une manœuvre politique, mais plutôt, et c’est autrement plus grave, d’institution-naliser des modes de fonctionnement qui entraîneront une mise au pas de tout ce qui n’est pas utilitaire ou consensuel. Que miroitent une espérance d’embauche ou de renouvellement d’un contrat, des primes ou une « bonne notation », des crédits de recherche plus importants versés par une firme privée ou l’honneur d’appartenir à un établissement d’élite, et « l’esprit du commerce » comme « la culture d’entreprise » s’insinueront naturellement sans qu’il y ait besoin des injonctions des commanditaires.

Le président d’université : clé de voûte d’une réforme à trois temps

Parce que le premier des objectifs des réformes est budgétaire et vise à réduire le coût de l’enseignement supérieur universi-taire, il nécessite de renforcer les pouvoirs du président pour lui permettre de gérer son université comme n’importe quel entre-preneur son entreprise, d’y imposer en quelque sorte une culture du management, en utilisant toutes les ressources des logiciels de gestion comptable.

Dans ces conditions, les universitaires se trouvent confrontés à des injonctions « d’efficacité » accrue, de « mutualisation des ressources » et « d’économie d’échelle ». Cette politique malthu-sienne a obligatoirement des effets sur la reproduction du corps : le nombre d’enseignants du supérieur, une fois les réformes appli-quées, devrait assez rapidement se stabiliser, si ce n’est décroître ; dans ces conditions, les recrutements des futurs enseignants-chercheurs seraient plus rares. Sachant combien sont difficiles les conditions d’existence des doctorants – petits boulots, vacations, absence de droits sociaux, absence de moyens de recherche 11 –, on peut aisément imaginer la démoralisation et la démobilisation qui s’ensuivront. Cette volonté « d’optimiser la gestion des ressour-ces humaines » a aussi des conséquences qualitatives : la restruc-turation des charges de travail au profit des activités d’encadre-ment pédagogique (tutorat en ligne, gestion des cursus étudiant

11. Le nouveau contrat doctoral unique va-t-il permettre d’améliorer ces condi-tions de travail ? On peut en douter.

Modifier brutalement un tel système déterminerait une désagré-gation de l’ensemble et jetterait le désarroi dans une population d’enseignants-chercheurs pour laquelle il constitue les bases non seulement d’un mode de vie, mais aussi d’un « art de vivre ». vouloir imposer au système universitaire des normes exogènes – celles des entreprises privées et des écoles de commerce qui en sont le parangon – ne peut être que perçu comme une volonté de détruire les manières de penser spécifiques de ce champ. En effet, autant les écoles de management et de commerce – tellement persua-dées de la valeur de « l’efficacité » – peuvent toujours chercher à « faire progresser » la rationalisation et la rationalité de l’usage des ressources humaines, autant les universités, en raison même de cette culture du savoir faite d’interdépendance et de négation des hiérarchies, sont attachées à un ordre social et à un système de valeur où s’exprime « une philosophie vécue de l’existence ». Ce style de vie ne pourrait se transformer qu’en changeant les modes de penser, de sentir et d’agir qui le structurent et, corrélativement, en modifiant radicalement le système économique sur lequel il repose. Sachant l’attachement de la société universitaire à ses tradi-tions culturelles et considérant qu’elle a fait de leur intériorisation la valeur des valeurs, on comprend qu’elle ait refusé en rechignant d’abord, en protestant ouvertement aujourd’hui, une réforme qui la conduisait à se nier et surtout à se renier. Pour le dire encore autre-ment, tout se passe comme si, dans une situation historique où le champ économique tend à imposer ses principes comme principes universels, le statut des intellectuels, leurs organisations démo-cratiques, leurs manières de penser, leurs manières de faire même, apparaissaient comme inadaptés, archaïques et dangereux pour l’ordre social. Dans ces conditions, on comprend que les agents dominant le champ économique, les agents du champ politique et les agents du champ médiatique qui leur sont liés, se soient ligués pour transformer la position d’universitaire chercheur : faute de pouvoir intervenir dans des débats scientifiques qui leur sont étrangers, il leur reste de pouvoir contrôler les possibilités d’organi-sation de tels débats. Une telle position n’est pas sans conséquences sur l’enseignement universitaire qui, pour rester cohérent avec les exigences de la raison scientifique, ne peut se construire qu’à partir d’une réflexion spécialisée qui montre l’importance des connais-sances qui y sont produites et d’une critique des pratiques (qu’elles soient managériales, économiques, scientifiques et même pédago-giques) qui permet de savoir ce que l’on fait. L’indépendance des universitaires et chercheurs qui exercent au plus haut degré leur fonction critique, qui est toujours une remise en cause de la pensée installée et une découverte de ce qui ne se voyait pas jusqu’alors, a toujours irrité aussi bien les gestionnaires qui ont besoin d’uni-

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entraîne une réorientation des thématiques et une diminution des évaluations proprement scientifiques au profit de critères liés à la valorisation commerciale ou politique des résultats 14. L’éva-luation, copiée sur celle mise en place dans le cadre du manage-ment par objectif (nombre de contrats obtenus, nombre de brevets déposés, « impact » des communications…), se répercute sur les démarches et les méthodes dont on sait qu’elles sont indissociables des thématiques et des résultats 15. D’autant plus, d’ailleurs, que les enseignants dépendront, maintenant, des présidents d’université dans leur recrutement, la répartition de leurs charges de travail (modulation des services) et leur avancement. Les universitaires, d’indépendants qu’ils étaient, se transforment en employés d’une organisation dont le président devient le PDG. On passe ainsi d’une société universitaire d’investissements illimités (comme le montre

14. E. Lamy, t. Shinn, « L’autonomie scientifique face à la mercantilisation. Formes d’engagement entrepreneurial des chercheurs en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006, n° 164, p. 23-49.

15. Le discours néolibéral a fait de la « transparence » son fétiche. D’une part, pour se prémunir des « risques inconsidérés », l’évaluation de l’efficacité des sociétés de placement et gestion de fonds et l’élaboration des systèmes de notation des sociétés de courtage sont apparues comme indispensables ; d’autre part, pour que les équilibres entre l’offre et la demande s’établissent (selon la sacro-sainte loi du marché), il faut bien que chaque partie possède toute l’information. Ainsi, de proche en proche, s’est élaboré une sorte de modèle qui s’est généralisé et qui conduit à réclamer la mise en place d’instruments pour mener, dans les centres de recherche universitaire, une politique d’évaluation dont on peut énoncer comme suit la théorie. Il s’agit de substituer à une évaluation de la qualité des « produits » (diplômes, recherches publiées) une évaluation de la qualité des « producteurs » (accréditation et palmarès), ce qui implique que se créent des agences d’évaluation non pas nationales mais transnationales, et surtout indépendantes de toutes les institutions d’enseignement supérieur. L’évaluation peut dès lors être rapportée aux normes d’assurance qualité de type ISO 9000 (« International Organization for Standardization ») supposées utiles pour l’étudiant et le futur employeur de cet étudiant pour guider leurs choix sur le « marché de la formation » ; elle néces-site aussi des accréditations d’établissements et de programmes qui certifient la conformité à un « référentiel » reconnu par la puissance publique, les employeurs, les experts, les associations de « prestataires de services » d’enseignement supérieur, soucieux de préserver leur « image de marque ». Mais cette pratique n’a d’intérêt qu’autant qu’elle est soutenue par des classements et palmarès qui sont censés susciter une concurrence entre établissements, donc leur incessante amélioration. Cohérente avec cette doctrine – et sur le modèle des écoles de mana-gement qui pratiquent toutes la certification – le communiqué de Prague des ministres de l’enseignement supérieur européen a appelé à la mise en place d’un réseau européen d’évaluation de la qualité (ENQA, European Network of Quality Assurance) créé en 2000 ; la commission européenne a élaboré en 2004 une propo-sition qui, en laissant la liberté de choix aux établissements, recommande de dres-ser une liste de normes « utilisées comme points de référence (benchmarks) » ; le communiqué de Bergen, en 2005, a mis en place un registre européen d’agences chargées de la garantie de la qualité des enseignements universitaires qui a été complété par le communiqué de Londres en 2007.

individualisés, investissement dans les technologies de l’infor-mation et de la communication), auxquelles s’ajoutent les tâches bureaucratiques qu’implique le contrôle hiérarchique, ne peut se faire qu’au détriment des activités de recherche 12. Que chaque unité de formation et de recherche soit sans cesse amenée à contrôler ses dépenses et à « vendre » ses services aux autres unités qui composent l’université conduit à des décisions qui restreignent des activités scientifiques et pédagogiques dont la valeur marchande est difficilement mesurable (comment quanti-fier les effets heuristiques d’un cours original et bien construit ?).

Cette concentration des pouvoirs du « business management » entre les mains d’un président chargé d’imposer une rationalité comptable permet de gérer (et de masquer) une situation de paupé-risation de l’enseignement supérieur universitaire et de la recher-che qui dure depuis plusieurs décades, alors que les crédits d’État sont affectés en priorité aux « écoles du pouvoir » (les « grandes écoles ») et surtout aux entreprises privées grâce au financement des pôles de compétitivité et du Crédit impôt recherche.

Mais ce pouvoir de management impose aussi au président-entrepreneur d’élaborer, pour atteindre ses objectifs de réduc-tion des coûts et d’augmentation de la visibilité, une politique de gestion des ressources humaines adossée, là encore, à toutes les techniques utilisées dans les entreprises privées dont la définition d’objectifs et l’évaluation sont l’alpha et l’oméga. L’instrumentali-sation de la science exige en effet que les investissements soient rapidement transformés en découvertes qui servent les intérêts des entreprises et engendrent une augmentation du profit écono-mique (gagner de nouvelles parts de marché) ou politique (plaire au plus grand nombre pour avoir commandité des recherches « utiles ») ; dans ces conditions on comprend qu’il faille, pour que s’installe la « culture d’entreprise » (comme le veut la LOLF et ses outils de comptabilité analytique), contrôler les orientations de la recherche, en amont, par une définition des objectifs thématiques (ce dont l’ANR est chargée) et en aval par une évaluation « scien-tométrique » (mission, cette fois, de l’AERES). Dans les sciences dites « dures » où les mécanismes de rapprochement des intérêts de l’économie sont plus avancés 13, cette logique managériale

12. Charles Soulié, Mathias Millet, Sylvia Faure, « Rationalisation, bureaucra-tisation et mise en cause de l’ethos académique », Regards sociologiques, 2006, n° 41, p. 107-140.

13. Certaines universités ont déjà transformé des centres de recherches en sociétés privées avec actionnariat, d’autres ont créé des « incubateurs d’entreprise », déve-loppé des fonctions de « managers » de recherche et/ou participent activement au développement des « pôles de compétitivité ».

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normes et de modèles qui accélèrent sa soumission aux intérêts privés et l’abandon d’objectifs de « bien commun », il ne faut pas s’étonner qu’elle aggrave d’autant plus la crise de confiance dans la science. Seul, on le comprend, un président aux pouvoirs accrus peut mener à bien une telle transformation qui réduit à néant un des rares espaces institutionnels qui ne fonctionnait pas encore sur le modèle d’une direction hiérarchique chargée d’enrôler la science au service des intérêts immédiats des puissances écono-miques et politiques.

La professionnalisation et l’imposition de « l’esprit d’entre-prise », enfin, ne peuvent elles aussi s’institutionnaliser et devenir routinières qu’avec la transformation du président en chef d’entre-prise. L’objectif, en effet, est d’abord de « professionnaliser », soit de rapprocher la formation des « besoins des entreprises » pour résou-dre les problèmes d’emplois et d’adaptation à l’emploi 18. Les forma-tions spécialisées sont directement visées et doivent céder la place à des formations générales et pluridisciplinaires qui réduisent vite la part du savoir au profit d’un banal sens commun 19. Le président, qui veille d’autant plus à l’atteinte de cet objectif que l’employabi-lité est devenue un critère de financement de l’université, est amené ainsi à pousser les universitaires à réduire, d’eux-mêmes, l’étendue de leur propre discipline. Mais il lui faut aussi impulser une sorte d’« esprit de marketing » qui amène chaque unité de formation et de recherche à créer et à promouvoir ses propres emplois en se soumet-tant aux logiques utilitaristes. Mais après tout, n’a-t-on pas, entre les deux guerres, aux États-Unis, où existait un tel système, pressé les sciences sociales de former des sociologues à même d’étudier « les causes sociales de la sous-productivité », « les raisons des préjugés anticapitalistes » et les « caractéristiques psychologiques et psychiatriques des fauteurs de troubles » ? Aujourd’hui les UFR qui auront les plus beaux scores de réussite seront celles qui sauront former des sociologues-consultants capables de détecter chez les salariés les résistances au management et de leur faire accepter les contraintes inexorables de l’économie de marché. L’ambition de formatage idéologique domine et impose l’idée, centrale dans toutes les conceptions néolibérales, que l’individu est le meilleur juge de ses investissements. Considéré comme un acteur rationnel,

18. Une telle croyance est illusoire dans un monde où l’économie est sous la dépendance de la financiarisation, où le capitalisme détruit sans cesse les sour-ces anciennes de profit pour en conquérir de nouvelles, où les technologies se transforment rapidement, où les modes d’organisation du travail sont sans cesse modifiés pour maintenir une domination sur les salariés.

19. Simon Borja (avec David Naegel, Clément Bastien, Anaïs Cretin et Olivia Rick), « Misère de la sociologie ; analyse de l’un des fossoyeurs de la sociologie : le LMD », Regards sociologiques, 2006, n° 31.

le fait que l’université, sans moyens supplémentaires, ait su faire face, vaille que vaille, à l’augmentation des effectifs étudiants) à une société de responsabilité limitée (le temps de travail ne dépas-sant plus les horaires de travail).

La marchandisation domine aussi ces réformes. Et ses exigen-ces font partie de « la feuille de route » des présidents d’université. Comme l’enseignement supérieur universitaire souffre d’un manque de financement, le secteur privé est invité à y investir en échange de contreparties en matière de contrôle des orientations de la formation et de la recherche, et de dépôt de brevets. Dans ces conditions, les universités sont dans l’obligation d’aller à la recherche de contrats, donc de développer des services de « fundraising » (démarchage de financements), de pratiquer la comparaison et l’évaluation externe du « benchmarking 16 », de recruter des chercheurs contractuels, de piloter la recherche par les préoccupations, en aval, du développe-ment de produits (jusqu’à évoquer la vente de symboles universitai-res comme des marques 17). Ensuite, de nombreux groupes capitalis-tes voudraient faire de l’enseignement supérieur et de la recherche un grand marché : les entreprises de matériel informatique et de télépho-nie sont intéressées par la mise en place des NtIC (Nouvelles tech-nologies de l’information et de la communication), les éditeurs de livres et de logiciels sont intéressés par le système de « crédits » – lié au LMD (Licence-Master-Doctorat) – dont certains pourraient être acquis avec des CD-ROM (d’où les réorganisations et fusions dans ces secteurs). Cette marchandisation du savoir est déjà à l’œuvre : il suffit de citer l’accord qui existe, en France, entre Microsoft et l’Éducation nationale, le fonctionnement d’Édufrance spécialisée dans la vente de cursus et de maîtrises d’œuvre, la volonté du CNED de créer un Grou-pement d’intérêt public pour commercialiser les activités éducatives, la mise en place des SAIC (Service d’activité industrielle et commer-ciale) dans les universités, la vente en ligne de programmes de forma-tion, les millions d’euros consacrés par le ministère au financement d’entreprises de multimédia éducatif, le soutien aux groupements d’intérêt économique créés par des éditeurs soucieux d’e-learning… Dans ces conditions les sollicitations des présidents d’université par ces sociétés commerciales risquent d’être pressantes.

Comme cette marchandisation du savoir, qui pourrait très vite affecter les activités d’enseignement, ainsi qu’en témoigne l’insistance mise sur l’individualisation des coûts de l’enseigne-ment supérieur, touche pour le moment surtout la recherche en facilitant l’importation, dans la production des connaissances, de

16. Pour le benchmarking, voir la contribution d’Isabelle Bruno dans le même ouvrage.

17. Les Échos, 09/06/2009.

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sans doute d’abord affecté les producteurs scientifiques, obligés d’utiliser des moyens de recherche conséquents et complexes, donc très onéreux et, par là, de se soumettre aux contraintes du travail collectif programmé, organisé, contrôlé et évalué. Dans un deuxième temps, ce sont sans doute les producteurs littérai-res qui ont été affectés par des processus identiques, et surtout lorsqu’ils œuvraient pour les grands médias et les grands groupes de communication (télévision, presse, publicité). Enfin, les produc-teurs artistiques sont à leur tour atteints par cette modification de la domination, surtout lorsque leur pratique est plus dépen-dante des exigences du « marché ». L’ouverture internationale du « marché de l’art », le traitement des « industries de produits cultu-rels » par l’OMC, les stratégies commerciales des galeristes dans les foires de l’art, les décisions des directeurs des salons de l’audio-visuel, de théâtre, de musique, renforcent de plus en plus l’omnipo-tence du marché. Pour le dire autrement, l’édition est fortement menacée d’un contrôle généralisé par « la sanction du marché » ; la production cinématographique est de plus en plus sous la coupe des « majors » ; l’influence commerciale pèse sur la création pictu-rale ou musicale ; l’État modifie, en se désengageant, le fonction-nement du champ de la culture ; le MEDEF impose des conditions restrictives au statut d’intermittent du spectacle. « Être profita-ble ou ne pas être », telle est bien la question posée à la culture 22. Cette opération de contrôle de la création ne prend tout son sens que parce que la culture peut devenir rentable dans un monde où les consommateurs culturels deviennent (avec l’allongement de la scolarité) de plus en plus nombreux et, surtout, parce que la culture contribue largement à la légitimation/délégitimation des rapports de domination. L’imposition d’une idéologie favora-ble au marché et aux dominants économiques implique donc de dévaloriser toute idéologie favorable à la culture et à sa diffusion. En somme, l’hétéronomie/autonomie de la production scientifique et culturelle est devenue un enjeu des rapports de domination. Le contrôle des universités n’est sans doute qu’un élément tactique, mais particulièrement central, dans cette lutte symbolique dans la mesure où, d’une part, une partie des étudiants forme non seule-ment un groupe « rebelle » (ce dont témoigne la forte participation des étudiants aux manifestations contre le CPE, contre la loi LRU, ou plus récemment contre les réformes universitaires 23), mais

22. Ch. de Montlibert, « La culture et le marché », Regards sociologiques, 2007, n° 33-34 et « La fin de l’utopie culturelle » (<www.raisonsdagir.org/>).

23. Romuald Bodin, Bertrand Geay, vincent Raynaud, « Le coup du blocus », in B. Geay (dir.) La protestation étudiante. Le mouvement du printemps 2006, Paris, Éd. Raisons d’Agir, 2009, 248 p., p. 43-68.

l’étudiant devrait, en effet, se comporter comme l’entrepreneur de sa formation et adopter un « esprit d’entreprise » qui remplace volontiers les qualifications certifiées par un diplôme pris en compte dans les conventions collectives au profit de compétences définies par les entreprises. Cette exigence s’impose d’autant plus d’ailleurs que le marché étatique de l’emploi (dans l’enseignement primaire et secondaire surtout) se restreint concomitamment à la diminution de l’aire d’intervention de l’État social. Ainsi « l’esprit » de la formation peut être subordonné aux volontés des fractions sociales dominantes.

Reste que, si toutes les formations universitaires sont soumises à ces injonctions, tout se passe comme si les universités de lettres, de sciences humaines et de sciences sociales étaient particulière-ment visées par les réformes. Il faut dire qu’elles sont aussi celles qui ont, souvent, développé au mieux l’idéal-type de l’huma nisme critique au point que leurs étudiants se différencient radicalement des étudiants des écoles en étant moins soumis aux normes et codes des entreprises 20, ne serait-ce que parce que les disciplines qui y sont enseignées ont dû, pour exister, refouler les aspects les plus économiques de leur pratique. Les sciences sociales, les scien-ces humaines, les lettres qui développent un regard critique sur le monde social peuvent être invitées à plus de retenue (ne forment-elles pas des « marginaux » ?), à plus d’efficacité (telle œuvre litté-raire, comme La Princesse de Clèves, n’est-elle pas inutile ?) ou être enrôlées au service des intérêts des puissants (ne fabriquent-elles pas des chômeurs comme on l’a dit à l’Assemblée nationale ?). En somme les réformes sont soutenues par une volonté de mener une véritable « lutte symbolique 21 » contre un système qui, explicite-ment, favorise le développement d’un esprit critique et, implici-tement, renforce un habitus souvent opposé à celui qu’exigent les entreprises capitalistes.

Une lutte symboliqueCette lutte symbolique entre les champs économique, politi-

que, journalistique et le champ intellectuel est déjà bien engagée tant les réductions progressives de l’autonomie de nombre de secteurs de la production intellectuelle ne font que renforcer une dynamique favorable au pouvoir du capital économique. Cette accentuation de l’hétéronomie est un phénomène général qui a

20. Luc Boltanski, « L’université, les entreprises et la multiplication des salariés bourgeois », Actes de la recherche en sciences sociales, 1980, n° 34, p. 17-44.

21. Cette guerre symbolique a sans doute commencé par une offensive menée dans la presse, en 1998, contre un professeur au Collège de France, Pierre Bourdieu.

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en quelque sorte des correspondances avec les ressorts préalable-ment montés de l’habitus qui conduisent l’agent à s’adapter tout naturellement à la situation qui lui est faite en ajustant ses atten-tes aux chances objectives. On comprend, dans ces conditions, que l’université soit invitée à substituer à l’esprit critique qu’elle diffuse un habitus individualiste et libéral 30. En effet les réformateurs, qui ne voient le monde que sur le modèle de l’entreprise privée, veulent que les étudiants aient incorporé les principes qui structurent leurs propres représentations : qu’ils pensent, comme ils le pensent eux-mêmes, que le monde est régi par une économie ne se réali-sant pleinement que sur des marchés où règne une « concurrence libre et non faussée » par les obstacles des interventions sociales et des régulations politiques, qu’ils voient, comme ils le croient eux-mêmes, que la société est faite d’individus dont les conduites sont déterminées par la volonté de maximiser l’intérêt financier, qu’ils sachent, comme ils en sont persuadés eux-mêmes, que la « moder-nité » exige que les collectifs soient dissous ou plutôt ne se concré-tisent que dans des équipes orientées par la même ambition de voir gagner leur entreprise. Si les universités réalisaient ce programme, la force de l’individu, mobilisée par l’habitus, viendrait, en quel-que sorte, s’ajouter à la force d’une domination symbolique qui demeure pourtant toujours prête, si cela s’avère nécessaire, à en appeler à la force de la violence réelle (le licenciement, par exem-ple). Cette triple force, réactivée par une université « reformée », ne serait pas pour rien dans l’établissement de la croyance qui permet aux structures sociales de se maintenir et de se renouveler.

Introduire le principe d’autorité est au centre de la première attaque menée par les tenants de cette réorganisation symboli-que. Avec un président d’université ayant un pouvoir économique étendu, des possibilités certaines de gestion du personnel ensei-gnant et administratif et, corrélativement, une capacité à inter-venir dans les décisions d’organisation des contenus enseignés, le développement de l’esprit critique a de plus fortes chances d’être canalisé. Dans ces conditions, le « despotisme patronal 31 » sur le

anticipant ; il est le produit d’un travail pédagogique explicite (les injonctions) et implicite (les conditionnements) ; en termes plus généraux, il est le résultat d’une incorporation des formes de domination qui, ainsi, deviennent constituti-ves des réactions à venir : la domination intériorisée acquiert une propension à s’extérioriser ultérieurement.30. C’est ainsi que certains universitaires ont déjà commencé à opter pour une stratégie de publication qui leur permettra, selon les modalités d’évaluation mises en place, d’être mieux « notés » ou « classés », sans égard pour les bénéfi-ces scientifiques que la communauté peut en tirer.

31. Marx remarquait que le despotisme patronal était une nécessité puisque « le capitaliste veille anxieusement à ce que l’ouvrier ne ralentisse pas ses efforts et

aussi un groupe au sein duquel existent des collectifs militants 24 alors que toute la pensée néolibérale se donne comme objectif de détruire tous les collectifs et, d’autre part, dans la mesure où le système universitaire forme des producteurs culturels 25 qui , alors que le capital économique est célébré comme la valeur suprême, ne doivent plus intérioriser, comme c’était le cas jusqu’ici, une critique de « l’argent » et des pratiques « philistines » de la bour-geoisie d’affaires, mais bien au contraire acquérir un habitus plus en phase avec les exigences de l’ordre économique capitaliste.

La démonstration de cette imposition ne suffirait pourtant pas à obtenir la durée de la soumission et l’intensité des investis-sements dans le travail si elle ne se transformait et ne se doublait d’une violence symbolique dont Pierre Bourdieu disait qu’elle était « méconnaissance et donc reconnaissance des principes au nom desquels elle s’exerce 26 » ou « qu’elle ne pouvait être exercée par celui qui l’exerce et subie par celui qui la subit que parce qu’elle est méconnue en tant que telle 27 ». Non seulement la violence réelle est masquée et déguisée 28, mais elle est à la fois naturalisée et même transfigurée (Durkheim, on le sait, parlait même de « trans-substantiation ») au point de susciter, d’une part, des réactions affectives et esthétiques d’admiration, d’attachement ou de recon-naissance vis-à-vis des dominants et, d’autre part, d’imposer des cadres de pensée, des catégories et des significations. Pour le dire autrement les dominations nécessitent, pour bien fonctionner, que les agents aient intériorisé ces dimensions symboliques, soit la mise en œuvre des habitus 29. Le mode de domination dominant trouve

24. Sébastien Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », Strasbourg, université Marc-Bloch, 2006, 532 p. (annexes 227 p.), thèse sous la direction de Christian de Montlibert.

25. Cette analyse suppose une théorie des rapports entre les représentations et les structures sociales, et une théorie des champs et des rapports entre champs. Ce que la crise de la culture montre bien, c’est qu’un champ, même le plus autonome, n’est jamais isolé, pris qu’il est dans des rapports d’interdépendance avec d’autres champs, donc toujours susceptible d’être réinséré dans un rapport de domina-tion. tout montre aujourd’hui que le champ intellectuel, dans ces diverses compo-santes, est en passe d’être soumis aux volontés du champ économique.26. P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 199427. P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984.28. Par une opération de magie sociale complexe, la violence réelle, qui est au fondement de toute violence symbolique, se nie et se transforme, puisque « aucun pouvoir ne peut se contenter d’exister en tant que pouvoir, c’est-à-dire en tant que force nue dépourvue de toute justification, en un mot arbitraire... » (P. Bourdieu, La noblesse d’État, Paris, Seuil, 1989).29. L’habitus est un ensemble relativement stable de systèmes de repérage cogni-tifs et affectifs (catégories de pensée, schèmes de réactions...) qui permettent de s’adapter aux diverses situations en répondant aux sollicitations et même en les

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prises et surtout avec la part, de plus en plus grande, prise dans la production par un « salariat qualifié 34 »), cherchaient aujourd’hui à reprendre l’avantage. Une des caractéristiques communes d’une grande partie du salariat est, en effet, de voir sa position sociale dépendre du « capital culturel » possédé. Cela vaut aussi bien pour des ouvriers des chaînes de montage qui doivent lire des consignes et rédiger des rapports que, a fortiori, pour des salariés qualifiés qui doivent maîtriser des matériaux complexes et des machines conduites par ordinateur et pour des techniciens, ingénieurs et personnels administratifs qui doivent utiliser ou concevoir des logiciels de résolution de problèmes. Pour ces raisons, ces agents ne peuvent que faire en sorte que les systèmes d’emploi et de promo-tion reconnaissent l’atout culturel comme critère non seulement indispensable, mais encore prioritaire. À l’inverse, les directions des entreprises et, en règle générale, les agents attachés au capital économique ne peuvent que souhaiter, d’abord, une minoration des effets du capital culturel, ou plus précisément son adaptation aux exigences de l’emploi et du marché et, ensuite, que ses détenteurs en rabattent de leurs exigences et prétentions salariales. tout se passe aujourd’hui comme si les décisions politiques modifiaient l’état du système de reproduction sociale en dévalorisant les moyens cultu-rels au profit des moyens économiques : les positions définies par des critères culturels voient leurs avantages, alors même que leur nombre s’accroît, se réduire au profit des positions définies par la possession d’un capital économique ; les mécanismes économiques producteurs d’inégalités se voient renforcés par des politiques fisca-les et économiques ; l’appropriation des avantages par les groupes d’agents qui doivent leur position à la possession d’un capital écono-mique, est facilitée; l’héritage de la propriété est favorisé ; l’accumu-lation du capital économique se voit accélérée par la modification des règlements boursiers et la modernisation des places financiè-res ; les impositions sur le capital sont réduites… Dans ces condi-tions, la rentabilité du « capital culturel » ne peut que décroître. Les coûts moyens annuels des études universitaires en témoignent : les investissements consentis sont d’autant plus importants que les études sont utilitaires (écoles de commerce) ou donnent accès aux positions dominantes du champ du pouvoir (grandes écoles) 35. La baisse continue du rendement social des titres scolaires, beaucoup

34. On sait que Max Weber avait créé, sur le modèle du châtelain, le mot de bure-lain pour désigner l’homme de bureau ; mutatis mutandis on pourrait parler de « cognitain » pour désigner la sous-espèce de salariat qualifié chargée d’appli-quer la connaissance scientifique aux problèmes rencontrés.

35. voir dans ce volume la contribution de Charles Soulié sur les inégalités dans l’enseignement supérieur.

salariat, nécessaire pour pouvoir extorquer la plus-value la plus élevée, peut espérer instaurer les conditions de son intériorisation, et par là, de sa reproduction. La contribution des systèmes d’ensei-gnement supérieur à l’instauration de la violence de la domina-tion économique est tout entière là. En arrière-plan de tous les discours sur « le sens du travail », « l’entreprise comme œuvre collective », « la communauté des intérêts », derrière toutes ces tentatives de dissimulation, il y a toujours la violence du capital à laquelle l’université se doit de préparer les futures générations du salariat. Et si ce n’était le cas, il resterait aux présidents d’univer-sité à faire appel aux forces de police, ce que certains, lorsqu’ils se sentent appuyés par les médias, ont fait volontiers récemment 32.

Une « guerre des classes 33 »Pourtant, on ne comprendrait pas grand-chose à toutes ces

transformations si on ne voyait pas, aussi, dans les missions confiées au président d’université d’instaurer le « business mana-gement », la marchandisation et l’esprit d’entreprise, la volonté la plus affirmée d’une réorganisation de la reproduction sociale à partir d’une division du travail plus efficace et d’une domination des élites plus assurée.

tout se passe comme si cette opération de réorganisation des moyens de la reproduction sociale s’insérait dans une lutte de plus grande ampleur entre le salariat et les détenteurs du capital économique ou, pour le dire autrement, tout se passe comme si les détenteurs du capital économique qui avaient vu, un moment, leurs positions menacées par les détenteurs du « capital culturel » (avec des conventions collectives basées sur des diplômes garantis par l’État plutôt que sur des compétences définies par les entre-

ne perde pas son temps. Il a acheté cette force pour un temps déterminé ; il tient à avoir son compte » (Karl Marx, Le capital, critique de l’économie politique. Le développement de la production capitaliste. Livre premier, Paris, Éditions Sociales, 1971, p. 196). Il ajoutait que les individus qui composent la force de travail doivent avoir intériorisé des manières de se comporter, dont la soumission : « Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné » (p. 179).32. S. Borja et al., « Invisibilisation, mise au ban et remise au pas. L’exemple de revendications égalitaires étudiantes », Actes du 4e Congrès international de l’ABSP-CF, mai 2008 (<http://www.absp-cf.be/Borja.pdf.pdf>).

33. Émile Durkheim emploie cette expression pour désigner les situations anomi-ques où les conflits entre les classes sociales sont exacerbés. Cf. E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 2004, (1re éd. 1893).

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En effet, toutes les réformes actuelles – dont les présidents d’université sont les garants et les relais (qu’ils le veuillent ou nom) de l’application – visent, premièrement, à mieux répartir les individus dans les postes de travail et les fonctions nécessai-res à la bonne marche de la division du travail capitaliste (orga-niser la production de la recherche pour qu’elle se transforme en innovations utiles pour le capitalisme et diviser les étudiants en niveaux hiérarchiques, mais surtout en détenteurs d’un capital scientifique ou technique ou bureaucratico-politique bien diffé-rencié pour qu’ils soient à même de s’adapter ou de prolonger les changements structuraux en cours) et, deuxièmement, à permet-tre aux dirigeants (familles, corps…) de s’approprier et de se réser-ver les modalités de formation les plus efficaces pour maintenir ou même améliorer leur position sociale. Ces deux dynamiques, complémentaires, nécessitent, pour se réaliser au mieux, de renforcer l’efficacité des mécanismes producteurs d’inégalités et leur capacité à les légitimer (sélection universitaire, différencia-tion des établissements d’enseignement supérieur, valorisation de compétences particulières…). L’institutionnalisation d’un nouveau mode de gestion des universités, en imposant une trans-formation en profondeur du système de fonctionnement, dont l’accroissement des pouvoirs du président est en quelque sorte la manifestation la plus centrale, cherche à faciliter cette appro-priation des savoirs par les entreprises dominant le champ écono-mique et par les agents occupant les positions dominantes dans l’espace social : mobilisation des chercheurs sur des thématiques plus marquées par l’utilitarisme, nouvelle répartition dans la divi-sion du travail bien accordée aux stratégies des groupes sociaux dominants soucieux de contrôler la reproduction sociale à leur avantage, diffusion d’un modèle d’existence et de valeurs plus en phase avec les exigences de l’habitus économique. Dans ces conditions, les « grandes écoles » et quelques filières d’universi-tés d’excel lence ont toutes les chances de former aux fonctions de « l’inter national » et aux fonctions dominantes de l’espace national, alors que les autres universités formeront les cadres polyvalents subordonnés aux premiers pour un coût économique restreint. En somme, la sélection sociale nécessitée par la reproduction sociale du champ du pouvoir ne peut que se trouver renforcée. Cette dynamique est en correspondance avec la différenciation crois-sante des établissements d’enseignement supérieur qui ne peut être qu’amplifiée par l’autonomie de gestion et les regroupements-fusions entre universités 41 : les plus dotées en « capital » de toutes

41. Ch. de Montlibert, « Les sciences sociales et les transformations des systèmes universitaires », Regards sociologiques, 2008, n° 38, p. 7-12.

plus dommageable aux enfants des classes moyennes et populai-res qu’aux enfants des classes dominantes 36, est un autre indice de cette dévalorisation du capital culturel tout comme le sont le rendement différentiel des filières 37, les difficultés d’embauche des jeunes diplômés 38 et la multiplication des emplois temporaires de contractuels, vacataires, intérimaires, qui représentent les trois quarts des embauches de jeunes. D’une certaine façon ces trans-formations affectent non seulement le rendement social du capital culturel, mais aussi modifient sa composition : l’érudition, la capa-cité d’abstraction, le sens de la rhétorique lettrée ou scientifique qui le structuraient, cèdent progressivement la place à d’autres compé-tences plus en prise avec le fonctionnement du champ économique. En somme, la transformation, dans le champ du pouvoir, des espè-ces de capital rentable se fait au détriment du capital culturel et à l’avantage du capital économique.

Cette domination devient de plus en plus visible et, en même temps, insupportable à de nombreux membres de la petite et moyenne bourgeoisie des services publics, des administrations, des laboratoires et services de recherche-développement des entreprises privées qui, comme toutes les classes moyennes, doivent se battre sur « deux fronts 39 ». Les multiples tentatives de réforme de l’Université qui ont précédé les réformes actuelles (la réforme Devaquet par exemple), l’essai, préconisé par le gouverne-ment d’Edouard Balladur, de mise en place d’un contrat d’inser-tion professionnelle destiné aux jeunes salariés 40, la tentative, initiée par le gouvernement de Dominique de villepin, de mise en place du CPE, n’ont pas été pour rien dans une prise de conscience de la baisse de rendement du capital culturel qui a aussi soutenu les manifestations de 1995 et la grève des universitaires de 2009. Dans ces conditions, tout se passe comme si, pour les membres des classes dominantes, qui imposent actuellement les réformes de l’université, il importait de consolider les différentes formes de domination.

36. Ch. Chambaz, N. Herpin, « Débuts difficiles chez les jeunes : le poids du passé familial », Économie et statistiques, 1995, n° 283-284, p. 111-125.

37. J.-C. Passeron, « L’inflation des diplômes. Remarque sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie », Revue française de sociologie, 1982, XXIII, p. 551-584.

38. J.-F. vergnies, « L’insertion professionnelle : le moyen terme ne confirme par toujours le court terme », Économie et statistiques, 1994, n° 227-228, p. 63-74.

39. Ch.. de Montlibert, « La mobilisation sociale de décembre 1995 », Regards sociologiques, 1996, n° 11, p. 105-114.

40. Ch. de Montlibert, « Une décision macroéconomique : le contrat d’insertion professionnelle », Regards sociologiques, 1994, n° 8, p. 23-25.

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L’institution universitaire face à l’économie de la connaissance

Geneviève Azam

Saisir la nature, l’ampleur et la profondeur du mouvement des universités et de la recherche, exige d’inscrire les transforma-

tions actuelles dans le temps et dans un contexte global, afin de pouvoir penser ce qui nous arrive. La crise actuelle de l’Université n’est pas seulement la crise interne d’une institution particulière, ballottée entre académisme et enseignement de masse. Elle n’est pas un simple épisode des crises qui ont pu régulièrement secouer l’institution. Elle s’inscrit en effet dans un mouvement plus global de transformation du savoir, de sa construction et de sa transmis-sion. La connaissance est en effet un enjeu central du processus de globalisation économique, en cours depuis une trentaine d’an-nées. L’émergence d’une « économie de la connaissance », présen-tée souvent comme nouvelle frontière pour un capitalisme plus civilisé ou pour un capitalisme cognitif, voire comme solution pour un « développement durable » en ce qu’elle permettrait la dématérialisation de la richesse, requiert bien plus une transfor-mation radicale de la connaissance qu’une transformation réelle du capitalisme. Comprendre le soulèvement des consciences qu’a exprimé le mouvement des universitaires, des chercheurs et des étudiants, en France mais aussi dans d’autres pays d’Europe et du monde, y compris dans des lieux peu enclins à la contestation, conduit à aller au-delà des réformes spécifiques en cours et à analy-ser le sort des institutions dans le cadre de la globalisation néoli-bérale. Pour l’éducation et la recherche, l’avenir est dessiné dans le cadre du processus de Bologne et de la stratégie de Lisbonne 1, qui eux-mêmes expriment l’impact des politiques néolibérales en matière d’enseignement et de recherche.

Les institutions dans la globalisationLe processus de Bologne (1999), présenté comme harmonisa-

tion des systèmes d’éducation et de recherche au niveau européen et mondial, est une pièce importante du processus de globalisation.

1. Pour la stratégie de Lisbonne, voir aussi la contribution d’Isabelle Bruno à ce volume.

sortes (budget, bâtiments, nombre de professeurs, renommée des enseignants, bibliothèques, prestige…) ont en effet plus de proba-bilités de réaliser des investissements rentables et d’occuper des positions dominantes, et par là d’attirer les étudiants des familles les plus enclines à profiter de ces avantages, ce qui permettra aux présidents de ces universités d’augmenter leurs propres chances d’occuper des positions sociales influentes.

ConclusionL’université est bien la seule institution capable de décider de

manière démocratique des actions à entreprendre et de l’équilibre à garantir entre les différentes fonctions de l’enseignement supé-rieur pour faire ce qu’aucune autre ne sait et ne saura jamais faire : transmettre un ensemble de modes de pensée pour non seulement amener à une synthèse critique des savoirs académiques et extra-académiques, mais aussi à une compréhension des formes nouvel-les d’organisation du monde et de l’existence et à une participation aux dynamiques de création opposées aussi bien aux fanatismes de l’irrationalisme qu’aux manipulations techniciennes hyper- rationalisantes. Et c’est pourquoi cette institution ne pourra jamais, à moins de se renier en faisant siennes les valeurs et prati-ques du monde de l’entreprise, accepter de dire « oui chef, bien chef » 42.

42. Émile Durkheim avait bien perçu cet effet économique lorsqu’il faisait de la non-propriété la cause principale de la résistance universitaire : « Quand l’Université se trouvait en conflit avec les autorités ecclésiastique et laïque, la meilleure arme dont elle disposait pour avoir raison de ses adversaires, c’était la grève. Elle suspendait ses leçons, et se transportait ailleurs ou se dispersait. Elle eut recours plusieurs fois à cet ultima ratio qui, par suite, ne laissait pas d’être redoutée. En 1259, par exemple, ne voulant pas se soumettre à un bref papal, elle se déclara dissoute. Or, ce qui fait qu’elle pouvait, avec une aisance relative, en venir à cette extrémité, c’est qu’elle n’était pas propriétaire » (E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France. Des origines à la Renaissance, op. cit., p. 115.

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rantisme ? Les institutions en tant que telles, dont l’université, se trouvent d’abord délégitimées par l’affir mation de la supériorité des régulations marchandes, eu égard aux réglementations insti-tutionnelles, et ensuite déstabilisées et détruites par le mouvement de la réforme permanente.

Dans ce contexte, le politique, comme capacité collective à inventer et faire vivre un monde commun, à faire des choix enga-geant la collectivité, comme instance de pouvoir qui légifère et réglemente, se trouve dégradé, voire considéré comme portant en germe des risques totalitaires. Ce déni du politique va avec la tendance à la réduction de l’État à un rôle répressif et sécuritaire, à un accompagnement du marché, et enfin au contrôle politique. Et pour les affaires communes, on importera un terme de l’éco-nomie financière, qui se pare des atours de la neutralité, loin des idéologies sommées de mourir, loin de l’Histoire censée être déjà finie, on parlera de « gouvernance », bonne si possible. Comme s’il n’y avait plus de pouvoir, mais seulement des forces neutres et anonymes qui s’autorégulent de manière spontanée. Il ne reste plus alors qu’à organiser le consensus entre des acteurs. Le processus de Bologne aurait pu s’appeler le consensus de Bologne en matière d’éducation. Car, s’il n’y a plus de pouvoirs identifiés, mais un magma d’acteurs indifférenciés et non hiérarchisés, il n’y a plus de contre-pouvoirs possibles, ou nécessaires. La loi sur la Liberté et la responsabilité des universités (LRU), au nom de cette gouvernance, a surtout consisté d’abord à réduire la taille des Conseils d’administration (CA) des universités et à diminuer ou supprimer les contre-pouvoirs, tout en faisant des présidents, pêle-mêle, des directeurs financiers, des gestionnaires et des responsables scientifiques et pédagogiques 2.

Cette tendance à la dissolution de l’institution est facilitée par les nouvelles formes de management public des administra-tions (ou Nouveau management public), placées sous le signe de l’efficacité, de la « bonne gestion », de la « qualité », et mises en place en France dans le cadre de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Les personnels non enseignants s’y trouvent aujourd’hui confrontés, et la nouvelle gouvernance a un parfum prononcé de précarité, de contractualisation, d’externalisation des fonctions et de suppression de postes 3. L’éducation se trouve alors réduite à un enseignement, lui-même dévalorisé, et qui, de surcroît, peut être réalisé à distance ou par n’importe quel opéra-teur. De même, dans le cadre du Nouveau management public,

2. Pour cette question de « gouvernance », voir les articles d’Isabelle Bruno et Christian de Montlibert dans ce volume.

3. voir notamment l’analyse de Julia Bodin dans ce volume.

Cet objectif affiché d’harmonisation a suscité, sinon l’adhésion du monde universitaire à ce processus, du moins une certaine résignation devant des transformations certes, parfois ressenties comme douloureuses, mais qui devaient tout de même être accep-tées, au nom d’un supposé bien commun et de valeurs partagées. Des valeurs héritées de la philosophie des Lumières, celles du nécessaire rapprochement des peuples, des échanges entre cultu-res, entre valeurs. Une connaissance ouverte qui se nourrirait de ces échanges, des différences et des valeurs communes.

Or, le processus de globalisation dans lequel se trouve pris le savoir n’est pas, dans les faits, un projet d’harmonisation des insti-tutions et des réglementations, c’est un projet de suppression des différentes formes d’encadrement et de réglementations, consi-dérées comme nuisibles pour la concurrence et l’innovation. En ce sens, c’est un processus de délégitimation des institutions. Le capitalisme, depuis la fin du xixe siècle et notamment après 1945, avait été en partie inscrit dans la vie sociale ; il devait en effet se soumettre à un certain nombre de règles, de normes, de réglemen-tations sociales et politiques. Avec le néolibéralisme, porté par une part majeure des élites politiques et économiques et par le capital financier, l’économie tend à s’émanciper de son inscription sociale et politique, et les sociétés se trouvent prises et absorbées par le processus économique et financier. Elles deviennent des « auxi-liaires » du marché selon l’expression de l’anthropologue Karl Pola-nyi. C’est alors le triomphe et l’adoration de l’idéologie économique, supposée neutre, à laquelle il est difficile de se soustraire, car selon les mots désormais célèbres de Margaret Thatcher, largement repris, « il n’y a pas d’alternative ». Les individus, les institutions et les sociétés n’ont plus qu’à s’adapter à la dynamique économique globalisée, au mouvement des forces économiques, au processus d’expropriation infinie caractéristique du capitalisme, qui s’étend désormais à la connaissance. La raison des Lumières et l’exercice de délibération collective sont évincés par la rationalité économi-que, caractérisée par la gestion efficiente des moyens et la confu-sion entre moyens et finalités. La raison est confondue avec l’utilité, comprise dans son sens économique, c’est-à-dire débarrassée de toute connotation morale ou sociale et réduite au rentable ou au solvable. Dans ces conditions, le savoir n’est plus considéré comme finalité, mais seulement comme moyen au service de l’économie, devenue elle finalité. Alors que le libéralisme économique classi-que s’est appuyé sur une vision de l’avenir qui prétendait émanci-per l’humanité du poids des normes irrationnelles et des pouvoirs despotiques, le néolibéralisme, en se fondant sur l’injonction à s’adapter à la loi supposée naturelle de la concurrence, assure le despotisme du marché. N’est-ce pas une nouvelle forme d’obscu-

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gouvernance flou, informel, des systèmes universitaires. Lors de la dernière rencontre à Louvain en mars 2009, ce sont 46 minis-tres de l’Éducation qui ont précisé les objectifs du processus et du système universitaire à l’horizon 2020. À moins de croire à la géné-ration spontanée, comprendre l’origine du processus suppose de tenter d’en déterminer les acteurs essentiels, ceux qui ont produit les discours qui en donnent la charpente. Les déclarations issues du processus lui-même, qui restent succinctes et répétitives, sont en effet insuffisantes pour l’analyser dans sa globalité.

L’acteur essentiel pour une nouvelle vision de l’Université et de l’éducation a été et reste la table ronde des industriels européens (ERt ou European Round table of Industrialists), puissant lobby des grandes firmes auprès de la Commission européenne (avec notamment total, Carrefour, Elf…). L’ERt, créée en 1983, a produit de nombreux textes relatifs à l’éducation et à la recherche, dont un document important écrit en 1989 : Éducation et compétences en Europe 4. L’acquisition de compétences, efficaces, directement orientées, adaptatives, supplantera désormais dans les discours l’acquisition des savoirs ou du savoir, trop marquée encore certai-nement par une certaine gratuité – au double sens du terme –, une gratuité rétive à la rationalité économique. Ce rapport souligne la place de l’éducation et de la formation comme investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise. Il préco-nise un rapprochement avec les entreprises, qui devrait permet-tre de dépasser les « insuffisances » du corps enseignant dans la compréhension du monde des affaires et des exigences de renta-bilité. Apparaît également dans le rapport, la nécessaire valori-sation de l’enseignement à distance, enseignement individualisé pouvant se passer des institutions universitaires. Ceci sera repris régulièrement, et notamment dans un nouveau rapport de l’ERt en 1991, Reshaping Europe (Réformer l’Europe), qui introduit égale-ment les notions d’« employabilité », de « flexibilité », de « mobi-lité » (p. 18-22). La déclaration de Bologne en fera sa colonne verté-brale. Peu de temps après, le 24 mai 1991, l’Union européenne a publié le Rapport sur l’enseignement supérieur ouvert et à distance dans la Communauté européenne, dans lequel on peut lire : « Une université ouverte est une entreprise industrielle et l’enseigne-ment à distance est une industrie nouvelle ».

En 1995, à l’occasion d’une rencontre du G7 à Bruxelles, consacrée à la société de l’information, l’ERt publie un nouveau rapport : Towards a learning society (Vers une société de l’appren-tissage). Après avoir rappelé que l’éducation doit être considérée comme un processus et un service rendu au monde économique,

4. Les références des documents cités figurent à la fin dans la bibliographie.

l’éducation continue à être désignée, de manière rhétorique, comme bien public, alors qu’en même temps s’affirme l’idée qu’un bien public n’est pas obligatoirement fourni par un service public. Un bien public n’est plus alors défini comme un bien qu’il s’agit de soustraire à la logique économique, à la logique du marché pour en assurer la pérennité et l’égalité d’accès. Ainsi la gestion d’un bien public peut être déléguée à des partenaires privés, dans le cadre de partenariats public-privé, qui soumettent le public à la logique managériale du privé.

La globalisation a traversé et percuté toutes les sociétés, au Nord et au Sud, sans pour autant les mettre en contact et permet-tre un monde qui puisse leur être commun. Refuser la globali-sation économique ne signifie pas refuser les échanges entre les peuples. C’est au contraire prendre acte de la diversité des élabo-rations symboliques, de la diversité des sociétés, pour construire une humanité capable de trouver des valeurs communes au-delà de ces différences et de leur confrontation. Or, la globalisation est un véritable rouleau compresseur qui arase les sociétés, qui les nivelle autour du plus petit dénominateur commun, par l’exercice de la concurrence généralisée et l’injonction d’entrer dans l’ère du monde global.

Une part de la profondeur du mouvement universitaire prend certainement sa source dans la conscience des dangers de ce processus de globalisation qui hypothèque toute discussion sur l’avenir ; étant donné qu’il se présente comme un mécanisme inéluctable et naturel, toute tentative d’en comprendre les ressorts, d’en saisir les effets, ne peut être le fruit que d’esprits « pétris d’idéologie », voire paranoïaques et à coup sûr dominés par l’obses-sion du complot. Mais la crise économique globale, les dérives de la finance, ont plombé la loi LRU, dès les premiers décrets parus. Et le bien nommé « processus » de Lisbonne apparaît enfin pour ce qu’il est, « un modèle de bonne gouvernance » selon les termes de la banque mondiale et non un projet porteur d’harmonie entre les peuples. Il reste à le décortiquer, à le mettre à plat.

Le processus de BologneLe processus de Bologne fut initié en 1999 par une déclaration

signée à Bologne par 29 pays européens. Celle-ci fut revue à Prague en 2001 et signée par 32 pays. Ce regroupement ne correspond donc à aucun ensemble politique, il va au-delà de l’Union euro-péenne et en deçà du Conseil de l’Europe. Aucun débat public n’a précédé ou accompagné ce processus qui n’est pas une émanation directe de l’Union européenne, même si l’influence de la Commis-sion européenne a été très importante. Il s’agit d’un processus de

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s’adapter, doit au contraire affirmer son autonomie éducative et de recherche, sacrifiée par la LRU au nom de l’autonomie finan-cière, car elle doit contribuer à l’exercice de pensée nécessaire pour formuler les choix de société, par l’exercice de la raison critique.

L’inadaptation est aussi soulignée par l’AEU comme incapa-cité des universités à assurer le transfert des connaissances entre elles et les entreprises. On peut entendre ce souci. Mais le modèle sous-jacent à ce raisonnement est le modèle anglo-saxon, initié aux USA en 1980 par le Bayh Dole Act qui permet de transférer directement les inventions financées par des fonds de recherche publics vers des applications industrielles et commerciales, par la vente sous forme de droits exclusifs, de brevets à des firmes privées ou des accords de « joint-venture » avec ces firmes. Ces dispo-sitions permettent l’ouverture des brevets à la recherche fonda-mentale et leur transformation en « droit d’exploration » selon la formule de l’économiste Benjamin Coriat. Bien sûr, certains recteurs d’université continuent à définir l’éducation et la recher-che comme biens publics, mais les logiques à l’œuvre produisent des effets de système qui dépassent les intentions individuelles les plus vertueuses.

Sur la scène de la nouvelle gouvernance du système universi-taire, l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développe-ment économique, regroupant les pays les plus riches du monde) n’est pas en reste. Puissant vecteur de l’idéologie néolibérale depuis les années 1980, elle publie en 1998 un rapport, Analyse des politiques d’éducation, dans lequel elle précise que les ensei-gnants ne sont pas indispensables à la formation tout au long de la vie et peuvent être remplacés par des prestataires de services éducatifs. Ce rapport développe déjà la légitimité du paiement des droits de scolarité par les étudiants. Le dernier rapport de l’OCDE, paru en mars 2009, est d’ailleurs très explicite et notamment la note particulière pour la France : « Élargir l’autonomie des univer-sités au-delà de ce qui a été réalisé en 2007, surtout pour la gestion budgétaire, le recrutement et la rémunération du personnel. De plus, bien qu’on ait facilité les donations de fondations privées aux universités, de nouvelles mesures sont nécessaires pour favoriser le financement privé des universités, notamment en ayant davan-tage recours aux droits de scolarité, cette mesure se doublant de prêts étudiants remboursables en fonction du revenu ulté-rieur. » Notons que l’OCDE comprend l’ensemble des pays riches, au-delà de l’Europe. Les transformations en cours ont en effet une dimension globale, dans le cadre d’un marché international de la connaissance et de l’éducation. L’Unesco a également joué un rôle en faisant du processus de Bologne un « exemple de bonne prati-que », une démarche à suivre, y compris dans les pays du Sud…

ce texte introduit une nouvelle notion, promise à un bel avenir : « Les gouvernements nationaux devraient envisager l’éducation comme un processus s’étendant du berceau au tombeau » (p. 10). Dans un tel « processus », les institutions existantes n’ont plus de légitimité particulière et les parcours individuels de formation sont déterminants.

Prompte à réagir, la Commission européenne publie en effet un nouveau Livre blanc, présenté en 1995 par Édith Cresson au sommet des chefs d’État à Madrid et adopté ensuite par les minis-tres de l’Éducation des États membres : Apprendre et enseigner : vers la société cognitive. Avec désormais une priorité donnée à « la formation tout au long de la vie » (p. 25). Dans la société cognitive, savoir, compétence et performance sont confondus : « Il faudra faire du niveau de compétence atteint par chacun un instrument de mesure de la performance individuelle » (p. 8). Le rapport de J.-L. Reiffers en 1997 pour la Commission européenne, intitulé Accomplir l’Europe par l’éducation et la formation, précise ce qui va devenir un leitmotiv : « Le temps de l’éducation hors école est venu et la libéralisation du processus éducatif aboutira à un contrôle par des offreurs d’éducation plus innovants que les structures tradi-tionnelles. » Or, la déclaration de Bologne baigne dans ce contexte idéologique même si elle ne s’y réfère pas explicitement.

Dans les modèles de « bonne » gouvernance, il est essentiel d’associer tous les acteurs, et en particulier les acteurs directe-ment concernés. L’Association européenne de l’Université (AEU), regroupant plus de 700 établissements de 46 pays, est étroitement associée au processus. Les doyens en sont ainsi les relais dans les universités. La préoccupation répétée de l’AEU, soucieuse certes de sauver l’Université et de lui donner une nouvelle légitimité, est de remédier à l’« inadaptation » de l’université à la société et à ses besoins. Ce thème de l’inadaptation est directement repris des rapports de l’ERt et du Livre blanc de la Commission européenne qui donne pour objectif à l’éducation, « l’aptitude à l’emploi » (Livre Blanc, p. 21). L’inadaptation est souvent associée par ailleurs au refus du changement, qui serait le fait de catégories universitaires privilégiées et en partie inutiles, censées s’accrocher à des réflexes purement corporatistes. Ce thème a ainsi suscité chez nombre d’universitaires des réactions de bons élèves, soucieux de s’adap-ter à la « modernité éducative ». Il a contribué à l’anesthésie de la critique. Certes, l’Université n’est pas une bulle autosuffisante, elle n’est pas sous cloche, en dehors du monde, elle est une institu-tion sociale. Mais pour quelle société, fondée sur quels principes ? Les besoins désignés et proclamés sont aujourd’hui les besoins de l’économie, car la société tend à être réduite à son espace écono-mique. Et pour cette raison, l’institution universitaire, au lieu de

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mie de la connaissance, souvent présentée comme une forme plus civilisée de l’économie, conduit à « déciviliser » la connaissance elle-même, à en faire un outil, un moyen au service de la croissance ou de l’accumulation infinie du capital, à la soumettre à la rationa-lité économique, à la loi d’un marché mondial qui serait celui de la connaissance.

L’émergence de ce marché mondial a connu une accéléra-tion avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC, 1994) et plus particulièrement avec l’Accord général sur le commerce des services (AGCS, 1994), dont le but est la mise en place d’un « processus continu de libéralisation de l’échange des servi-ces ». L’Union européenne, premier exportateur mondial de servi-ces, fut particulièrement active afin d’aboutir à cet accord. Quels sont les services concernés ? Quid des services publics ? Selon l’ar-ticle 3 de l’AGCS, ce sont « tous les services, dans tous les secteurs, sauf ceux qui sont fournis dans un cadre gouvernemental ». Lisons « ceux qui correspondent aux traditionnelles fonctions régalien-nes de l’État ». Sont concernés par cette libéralisation les services qui actuellement « ne sont pas fournis sur une base commerciale, mais qui sont en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Pour l’éducation, l’État fournit un service public sur une base non commerciale. Mais les établissements publics dans ce domaine sont en concurrence avec des fournisseurs privés. Ils font donc partie du champ de la libéralisation prévue dans le cadre de l’AGCS, comme le souhaitait haut et fort l’Union européenne. Bien sûr, sont prévues quelques restrictions et exceptions figurant dans des annexes, mais l’essentiel est dans le texte, et les exceptions, pour être acceptées, demandent de la part des États qui souhaiteraient les utiliser, des démarches qui découragent à l’avance toute velléité de les faire valoir. Enfin, toujours dans le cadre de l’OMC, l’Accord sur les Droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC) précise et étend les droits de propriété sur la connaissance.

Les habits neufs de l’université globaliséeLa « bonne » université doit d’abord avoir une taille adéquate

pour « affronter la concurrence sur le marché européen et le marché mondial ». Elle doit fournir au système productif et financier des services éducatifs, des compétences, et devenir en quelque sorte une succursale du capitalisme corporatif. Selon les nouvelles normes, l’éducation consiste en une accumulation individuelle de « crédits », les ECtS 5, véritables unités de compte

5. Ou European Credits transfert and Accumulation System. Sur ce point, voir l’introduction générale.

Nombre d’universités en Amérique latine et dans d’autres régions du monde sont d’ores et déjà soumises à ce processus.

La stratégie de Lisbonne et l’économie de la connaissance

Le processus de Bologne a été complété et renforcé par la stratégie de Lisbonne. Lors du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, l’Union européenne s’est fixé comme objectif stratégi-que de devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». L’avènement d’une « économie de la connaissance » a de quoi surprendre dans la mesure où, présen-tée comme stade nouveau du développement économique, elle pourrait laisser supposer que jusque-là, la connaissance, la recher-che, le savoir, n’avaient finalement qu’un rôle secondaire dans le processus productif, et qu’un changement radical serait permis par la mobilisation de la connaissance dans le processus productif lui-même. toutefois l’expression même d’« économie de la connais-sance » exprime une rupture qui porte moins sur un changement radical de l’organisation économique que sur un changement radi-cal de la connaissance, promue au rang de « bien économique ». En 1998, la « Déclaration de la Sorbonne » signée par les ministres de l’Éducation de la France (Claude Allègre), de l’Italie, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, affirme la nécessité de faire émerger un espace européen de la connaissance. Dans le même temps, le rapport Attali de 1998 met l’accent sur la création de pôles d’excel-lence capables d’assurer la compétitivité des universités françaises dans un marché concurrentiel.

L’« économie » de la connaissance suppose la transformation de cette dernière en bien « économique ». Or, la connaissance est un bien très particulier : contrairement aux autres biens, dans l’échange, celui qui donne la connaissance la conserve après l’avoir donnée. Sa gratuité, son usage et sa diffusion en permettent donc un accroissement infini. La connaissance est un bien commun caractérisé par l’abondance, un bien anti-économique, car les biens économiques sont, eux, définis par leur rareté, qui implique une activité productive et la fixation d’un prix. Pour engendrer de la rareté dans cette abondance et transformer la connaissance en bien économique, il faut lui donner un prix et en restreindre l’accès avec des droits de propriété intellectuelle, autrement dit des brevets. Les nouveaux droits de propriété intellectuelle ne portent plus seulement sur la protection d’une innovation de procédé ou de produit, mais sur le champ de la connaissance lui-même, avec des brevets qui couvrent des connaissances de plus en plus fondamen-tales. L’adaptation de l’université et de la recherche à une écono-

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La crise globale actuelle, aux dimensions multiples, écono-mique, sociale, écologique, civilisationnelle, a secoué un certain nombre de croyances néolibérales fermement ancrées depuis 30 ans. Et pourtant, la fuite en avant dans le processus de Bolo-gne, que traduit la dernière déclaration de Louvain, tout comme les récentes déclarations de l’OCDE, témoignent du déni des ques-tions posées à la fois par les échecs d’un modèle et par les mouve-ments de résistance à la marchandisation des biens communs, dont la connaissance. Rien ne saurait finalement mieux conclure ce propos que des extraits du discours inaugural prononcé en 2007 par Drew Gilpin Faust, présidente de l’université d’Harvard :

L’essence de l’université est qu’elle est responsable envers le passé et l’avenir d’une manière qui peut (doit) entrer en conflit avec les demandes du moment. Nos engagements sont intemporels et nous sommes mal à l’aise pour les justifier en termes instrumen-taux. Nous les poursuivons pour eux-mêmes parce qu’ ils définis-sent ce qui au cours des siècles nous a fait humains, non parce qu’ ils peuvent accroître notre compétitivité internationale, et ces investissements ont des rendements que nous ne pouvons ni prédire, ni mesurer. Les universités, par nature, nourrissent une culture de turbulence et même d’ indiscipline. Il n’est pas facile de convaincre une nation ou le monde de respecter, encore moins de financer, des institutions dont la vocation est de défier les postulats fondamentaux de la société.

Pour en savoir plus

Ouvrages générauxMichel Freitag, 1995, Le naufrage de l’Université et autres essais d’épisté-

mologie politique, La Découverte/MAUSS, ParisChristian Laval, 2004, L’école n’est pas une entreprise, La Découverte,

Paris.Karl Polanyi, 1983, La grande transformation. Aux origines politiques et

économiques de notre temps, Gallimard, Paris.

ArticlesGeneviève Azam, 2006, « L’utopie de l’économie de la connaissance », in

Problèmes économiques, n° 2901, La Documentation françaiseGeneviève Azam, 2007, « La connaissance, une marchandise fictive ? »,

in Revue du MAUSS semestrielle, n° 29, La Découverte.Benjamin Coriat, 2002, « Du Super 301 aux tRIPS : la vocation impériale

du nouveau droit américain de la propriété intellectuelle », in Revue d’économie industrielle, n° 99.

dans le grand marché de l’éducation et des diplômes. L’autono-mie de l’institution en matière de recherche et d’éducation est en contradiction avec les règles d’évaluation caractéristiques du Nouveau management public et avec les règles d’évaluation internationale, déterminantes sur la Bourse internationale des universités et les divers classements comme celui de Shanghai. Elle est aussi en contradiction avec l’autonomie financière des universités, qui majore la direction financière au détriment de la direction scientifique et pédagogique, voire plus grave encore, qui les confond, comme c’est le cas avec la LRU. L’autonomie financière des universités, qui à l’heure de l’euphorie financière générale faisait recette, apparaît désormais comme un risque majeur de soumission à la loi du marché. Les déboires financiers de prestigieuses universités comme Harvard ou Yale, dépendan-tes de fonds de pension, ont illustré ce risque. Pourtant, comme l’indique la déclaration à Louvain (2009) des parties prenantes au processus de Bologne : « Une plus grande attention devra être accordée à la recherche de sources et méthodes de finance-ment nouvelles et diversifiées » (communiqué, p. 5). Les déficits publics post-crise n’iront pas dans le sens d’un infléchissement du processus !

voilà pourquoi le paiement des droits d’entrée par les étudiants est réaffirmé récemment par l’OCDE 6. Selon la théorie économi-que du capital humain, l’étudiant qui vient se former à l’univer-sité fait un investissement. Il choisit de se former aujourd’hui pour travailler demain de manière plus productive et mieux rémunérée. Il est un acteur économique qui fait un choix d’optimisation, il est rationnel au sens de la théorie économique, car il met en balance les gains futurs et les coûts présents. Dans cette logique, le finan-cement public de l’université produit des effets pervers, car l’étu-diant va bénéficier d’une rémunération plus importante que dans le cas où il n’aurait pas fait d’études supérieures, mais sans avoir eu à contribuer financièrement. D’où la nécessité d’augmenter les droits d’inscription à l’université, toujours selon ce raisonnement économique, au demeurant impeccable dès lors qu’on considère l’éducation comme un investissement productif, soumis à la règle de l’utilité et de la rentabilité. Dans ce cadre de pensée, la gratuité des études et la conception égalitariste de l’éducation, sont censés provoquer des effets pervers, finalement contraires à la justice. On reconnaîtra aisément la rhétorique néolibérale, qui fut large-ment utilisée pour liquider les systèmes de protection sociale qui seraient in fine producteurs d’injustice.

6. Pour le problème des droits d’inscription, voir l’analyse de Frédéric Neyrat dans ce volume.

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Pour comprendre les « réformes » de l’Université et y résister,

changeons d’échelle !La stratégie de Lisbonne

et les mobilisations européennescontre le « marché

de la connaissance » 1

Isabelle Bruno

En mars 2009, la mobilisation universitaire française bat son plein. On compte plus de 60 établissements en grève sur 83, et

près d’une cinquantaine bloqués dans le cadre du « printemps des chaises ». Pour autant, la couverture médiatique 2 n’est guère à la hauteur de ce mouvement historique dont l’ampleur reste large-ment ignorée du grand public. Quant à son envergure européenne, voire mondiale, elle demeure méconnue, y compris des acteurs les plus mobilisés. Or, au même moment :

— les universités espagnoles, plus précisément catalanes, se prononcent par référendum en faveur d’un moratoire sur l’appli-cation des réformes engagées dans le cadre du processus de Bolo-gne, d’une durée minimale de deux ans, afin d’ouvrir un débat public sur cette politique et, plus généralement, sur les orienta-tions de l’Espace européen de l’enseignement supérieur. À Barce-lone, une manifestation rassemblant 12 000 personnes a débouché sur l’occu pation de l’université de Pompeu Fabra ;

— en Italie, des facultés et lieux extra-universitaires sont occupés et la Fédération des travailleurs de la connaissance (FLC-CGIL)

1. Ce texte reprend une communication prononcée le 13 mars 2009 dans le cadre d’une conférence-débat publique organisée par le comité de mobilisation de l’uni-versité Paris Diderot-Paris 7. Pour une présentation plus détaillée, voir Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008.

2. Sur le caractère inégal du traitement médiatique dans la presse quotidienne, voir les articles de Henri Maler et Olivier Poche sur le site d’Acrimed <http://www.acrimed.org>.

Annie vinokur, 2008, « vous avez dit autonomie ? », in Mouvements, n° 55-56, La Découverte, Paris.

Revue semestrielle du MAUSS, n° 33, 1er semestre 2009, « L’Université en crise. Mort ou résurrection ? ».

Rapports et communiquéstous les rapports cités de l’ERt : <http://www.ert.be/working_group.

aspx?wg=15&km=113#label_113>Publication de l’OCDE de février 2009 : « Quatre scénarios sur l’avenir de

l’ensei gnement supérieur » (horizon 2030, en bilingue, partie en fran-çais p. 12-21) : <http://www.oecd.org/dataoecd/18/36/42241931.pdf>

Communiqué de l’OCDE (03/03/09) : <www.oecd.org/document/29/0,3343,fr_2649_34487_42256477_1_1_1_1,00.html>

Réformes économiques : objectif croissance 2009 (voir en particulier le chapitre 3) : <www.oecd.org/document/7/0,3343,fr_2649_34117_42114951_1_1_1_37443,00.html>

Notes par pays : <www.oecd.org/document/13/0,3343,fr_2649_34117_41964621_1_1_1_1,00.html>

Note pour la France : <http://www.oecd.org/dataoecd/23/36/42222559.pdf>

Livre Blanc de la Commission européenne 1995 : « Apprendre et ensei-gner, vers la société cognitive » <http://europa.eu/documents/comm/white.../com95_590_fr.pdf>

Processus de Bologne, avril 2009, communiqué de la conférence des ministres de l’Éducation à Louvain-la-Neuve : <http://www.ond.vlaanderen.be/.../bologna/conference/.../Leuven_Louvain-la- Neuve_Communiqué_April_2009.pdf>

Rapport Reiffers, 1997, Accomplir l’Europe par l’éducation et la formation, CECA.

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nal Students Movement » a lancé une initiative encore plus ambi-tieuse : non plus une journée mais une semaine d’actions du 20 au 29 avril 2009 (Global Week of Action 2009) 5. Dans cette perspective et sur le plan européen, un collectif d’étudiants belges, britanni-ques, danois, espagnols, français, italiens, baptisé « vague euro-péenne », prépare un contre-sommet les 28 et 29 avril à Louvain alors que se tiendra la conférence ministérielle chargée d’« évaluer les progrès accomplis et les nouvelles mesures à mettre en place » pour poursuivre le processus de Bologne 6.

Ce tour d’horizon est loin d’être exhaustif et précis, mais il plaide néanmoins en faveur d’un double changement d’échelle

– géographique et sectoriel – pour comprendre les contre-réfor-mes actuellement engagées en France et les résistances qu’elles suscitent. Le premier vise à inscrire la situation française dans le cadre européen, et à restituer la paternité des mesures prises non plus simplement aux gouvernements nationaux pris isolé-ment, mais aussi aux institutions communautaires et intergou-vernementales où s’élaborent les principes et outils façonnant les politiques scientifiques et éducatives. Le second, en nous situant sur un plan intersectoriel, doit nous permettre de tenir ensemble les mutations à l’œuvre dans les secteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur, et celles en cours dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’emploi, de la justice, de la fiscalité ou des retraites. toutes participent d’un même mouvement de trans-formation sociale à l’échelle européenne, qui n’a évidemment rien de secret, mais qui reste peu connu des citoyens en raison notam-ment d’une médiatisation quasiment nulle. On peut parler à cet égard d’une « révolution silencieuse ».

Pourtant, cette révolution procède d’un programme politique cohérent, planifié sur dix ans, qui ne relève d’aucun complot et dont le nom n’a rien de secret : il s’agit de la stratégie de Lisbonne. Ce que cette contribution révèle sur cette stratégie n’a donc rien de confidentiel. Son projet se donne à voir en toute transparence sur Internet. Le portail Europa de l’Union européenne (UE) donne en effet accès en ligne à tous les documents officiels. Il abrite le site de la Commission européenne qui a dédié une rubrique entière à la stratégie de Lisbonne 7, ainsi qu’un logo et un slogan [fig. 1].

5. Pour découvrir le diaporama en images de leurs actions passées et le programme de celles à venir (nouvelle édition d’une semaine d’actions en novembre 2009), voir leur site multilingue <http://www.emancipating-educa-tion-for-all.org>.

6. Sur le processus de Bologne et le sommet ministériel de Louvain, voir l’analyse de Geneviève Azam dans le même volume.

7. <http://ec.europa.eu/growthandjobs/index_fr. htm>.

a appelé à une grève générale de l’École, de l’Université et de la Recherche le 18 mars (soit la veille d’une des journées françai-ses de mobilisation intersyndicale et interprofessionnelle) pour manifester « contre l’absence de dialogue avec le gouvernement Berlusconi et contre une politique qui fait des écoles et des univer-sités des fondations 3, et met en marché les activités éducatives et scientifiques » ;

— en Allemagne, une semaine d’actions (Bildungsstreik) 4 est programmée pour la semaine du 15 au 19 juin 2009 ;

— au Royaume-Uni, les occupations d’universités sous forme de sit-in se multiplient depuis le début de l’année : on en compte plus d’une vingtaine disséminées partout dans le pays, à la presti-gieuse London School of Economics, au King’s College de Londres, à Cambridge, Manchester ou Newcastle ;

— en Grèce, les mobilisations se poursuivent après l’explosion sociale qui avait été très médiatisée fin 2008 ;

— en Finlande, 2 000 personnes manifestent contre le projet d’une nouvelle loi sur l’Université, prenant les dispositions suivantes : auto-nomie financière, externalisation et précarisation des personnels, ouverture des conseils d’administration à des membres extérieurs, centralisation des pouvoirs dans les mains de la présidence, objec-tifs qualitatifs et quantitatifs fixés par le ministère de l’Éducation, budget non garanti, etc. toute ressemblance avec la loi française Liberté et responsabilité des universités (LRU) n’est pas fortuite ! Cette manifestation débouche sur l’occupation de l’université d’Hel-sinki. Une pétition ayant recueilli 7 000 signatures est remise à la commission parlementaire pour l’Éducation exigeant le retrait de la loi et l’ouverture d’un débat public pour élaborer une autre loi ;

— au Danemark, l’université de Copenhague est occupée, et une pétition nationale a été lancée en réaction aux effets délétères produits par l’application d’une loi sur l’Université votée en 2003, qui préfigure notre loi LRU ;

— les étudiants allemands et italiens organisent une assemblée générale respectivement à Erfurt et à Rome, tandis que la Coor-dination nationale des étudiants français se réunit à Angers. Le mouvement estudiantin se déploie également au niveau interna-tional. Fort du succès d’un premier appel à une journée mondiale d’action contre la privatisation de l’enseignement supérieur, qui a circulé sur Internet et qui s’est traduit le 5 novembre 2008 par diverses mobilisations sur les continents européen, américain mais aussi africain et asiatique, le réseau militant « Internatio-

3. Sur les fondations, voir la contribution d’Hélène Cherrucresco dans cet ouvrage.

4. voir le site officiel <http://www.bildungsstreik.net>.

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changement de cap n’intéresse pas seulement les spécialistes de l’UE. Il concerne aussi bien les chercheurs, les enseignants et leurs étudiants que les travailleurs, les chômeurs, les retraités ou les patients. Les chefs d’État et de gouvernement des pays membres ont alors assigné à l’Union « un nouvel objectif stratégique pour la décennie à venir : devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohé-sion sociale 9 ». Dans leurs conclusions, cet objectif prend corps dans un programme décennal en deux volets [fig. 2].

Fig. 2 : La stratégie de Lisbonne (2000-2010).

Ce programme vise, d’une part, à « préparer la transition vers une économie compétitive, dynamique et fondée sur la connais-sance » ; et, d’autre part, à « moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en créant un État social actif ». Pour la première fois, les problèmes de recherche et d’innovation, d’éducation et de formation professionnelle, ou encore de pauvreté et d’exclusion sociale sont soulevés sur la scène européenne. C’est pourquoi ce sommet a été présenté à l’époque, aussi bien par les universitaires que par les syndicalistes ou les

9. § 5 des conclusions de la présidence du Conseil européen de Lisbonne (23-24 mars 2000).

Fig. 1 : Logo et slogan de la stratégie de Lisbonne. © Communautés européennes.

Cette stratégie n’est donc pas cachée ; toutefois, elle n’est pas visible non plus, tant la documentation à son sujet est abondante et aride. Mais si vous avez le courage de jeter un œil sur cette littéra-ture, alors vous découvrirez – noir sur blanc – le vaste programme politique que s’efforcent de réaliser la Commission européenne, mais aussi et surtout les ministres nationaux réunis dans le cadre du Conseil de l’UE. Si ce courage vous fait défaut, cette contribu-tion se propose d’y remédier, ou plutôt d’aiguiser votre curiosité en vous racontant dans les grandes lignes l’histoire de la stratégie de Lisbonne.

Flash-backPour ce faire, il nous faut remonter au printemps 2000, les 23 et

24 mars pour être précis. À cette date se tient un Conseil européen extraordinaire 8 dans la capitale du pays qui tient la présidence de l’Union : le Portugal. Bien que ce premier « sommet de prin-temps » n’ait pas fait les gros titres, il marque cependant un véri-table tournant dans l’histoire de la construction européenne. Ce

8. Le Conseil européen désigne la rencontre au sommet des chefs d’État et de gouvernement qui « donne à l’Union les impulsions nécessaires à son dévelop-pement et en définit les orientations politiques générales » (art. 4 du traité sur l’Union européenne). Ordinairement, il se réunit deux fois par an, en juin et décembre, au moment où tourne la présidence semestrielle. À titre exception-nel, sur des questions d’actualité brûlantes (ici le problème lancinant de la crois-sance et de l’emploi), des Conseils européens extraordinaires se tiennent à la demande de la présidence de l’Union. Celui de Lisbonne a été institutionnalisé et est réédité chaque année au mois de mars, sous l’appellation « sommet de Printemps ».

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et de consultants 11, concocte alors une nouvelle méthode, plus souple, plus « moderne » que la poussiéreuse méthode commu-nautaire datant des Pères fondateurs. Là réside toute l’originalité de la stratégie de Lisbonne : dans la démarche qu’elle inaugure. Elle aménage un dispositif de coopération intergouvernementale, prétendument ouvert à tous les acteurs de ladite « société civile » et baptisé de ce fait : Méthode ouverte de coordination, MOC pour les intimes [fig. 3].

Fig. 3 : La Méthode ouverte de coordination (MOC).

Cette méthode de gestion par objectifs est dénuée de tout formalisme juridique, et c’est ce qui fait sa force. Elle fonctionne au volontarisme politique, à l’émulation entre pairs et à la surveillance multilatérale, sans recours à la contrainte légale. La MOC est purement incitative : elle s’appuie sur la bonne volonté des États. On peut parler à cet égard d’un dispositif de « servitude volontaire ». Comment amène-t-elle les gouvernants à vouloir réfor-mer leurs systèmes nationaux de protection sociale, d’éducation

11. Citons au premier chef l’économiste Maria João Rodrigues, conseillère spéciale d’Antonio Guterres en charge de la préparation du sommet de Lisbonne, qui a fait notamment appel au consultant en management public, Bernard Brun-hes, précédemment rencontré dans le cadre d’un groupe d’experts travaillant sur la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) lancée en 1997.

sociaux-démocrates, comme l’acte de naissance de l’« Europe sociale », comme la « revanche de Maastricht ». Et pour cause, ce qu’on a appelé la « vague rose » avait déferlé sur l’Europe depuis mai 1996, amenant au pouvoir des majorités de centre gauche dans 11 États membres sur 15 (Prodi en Italie, Blair au Royaume-Uni, Jospin en France, Schröder en Allemagne, etc.).

Lorsque les Portugais prennent la présidence de l’UE début 2000, leur Premier ministre Antonio Guterres, qui se trouve alors être à la tête de l’Internationale socialiste, peut donc mettre à profit un contexte politique propice au consensus pour ouvrir le chantier de la troisième révolution industrielle, celle du « capita-lisme informationnel » et de la société dite « cognitive et appre-nante ». Le contexte est doublement porteur puisqu’il conjugue les promesses de la « vague rose » avec celles de la « nouvelle écono-mie ». On attend de la première l’ouverture d’une « troisième voie » qui bâtirait une « Europe sociale » enfin réconciliée avec la compé-titivité industrielle ; et de la seconde, une croissance « vertueuse »

– c’est-à-dire non inflationniste – fondée sur l’« immatériel » et le « capital humain », accompagnée d’un « retour au plein-emploi ».

Forte de cet unanimisme politique et économique, la prési-dence portugaise met au point une stratégie dite « de Lisbonne » qui se veut à la fois globale et pragmatique : globale dans la mesure où elle concerne aussi bien les politiques d’entreprise, de l’emploi et de l’innovation, que la réforme des systèmes de retraites, d’édu-cation ou de santé ; pragmatique en ce qu’elle délaisse la méthode communautaire traditionnelle, qui consistait à produire du droit en faisant fonctionner le « triangle institutionnel » (Commis-sion, Conseil, Parlement) 10. Cette méthode de construction euro-péenne par le droit s’est, certes, montrée utile pour réaliser le Marché commun, mais elle apparaît alors inopérante pour aller au-delà d’une Union économique et monétaire et pour s’attaquer aux domaines non marchands que sont les systèmes nationaux de protection sociale, de santé, de retraites, d’enseignement et de recherche. Afin d’ouvrir le chantier européen dans ces domai-nes, la présidence portugaise entend remédier aux problèmes de coordination intergouvernementale qui y font obstacle. À chaque problème sa solution, et les problèmes d’organisation, c’est le rayon du management.

Le Conseil européen convient alors de la nécessité de recou-rir aux recettes managériales prescrites par les tenants de la Nouvelle gestion publique (New Public Management). L’aréopage conseillant la présidence portugaise, composé d’universitaires

10. La Commission européenne propose et le Conseil des ministres dispose en collaboration/« codécision » avec le Parlement européen.

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nalisé la pratique du benchmarking dans un exercice comptant 10 étapes et 4 phases, reprises par la démarche de la MOC [fig. 4].

Fig. 4 : Le benchmarking en 10 étapes (steps) selon R. Camp 12

La prolifération actuelle de ses usages, aussi bien dans le monde de l’entreprise que dans l’administration publique, tend à l’inscrire dans le sens commun comme une nécessité, comme la réponse au besoin présumé universel et impératif de compétitivité. Le bench-marking est tenu pour une technique politiquement neutre, et de ce fait il semble évident que son usage doive être généralisé à toutes les formes d’organisation sociale, quelle que soit leur finalité. Contre cette évidence, j’ai cherché à déchiffrer les effets politiques de codification et de prescription produits par sa pratique, c’est-à-dire la manière dont il informe ses praticiens – en l’occurrence les gouvernants – sur ce qui est à savoir et sur ce qui est à faire.

Par la mise en nombre et la mise en comparaison des résul-tats nationaux, il rend visibles leurs différentiels de performance dans des palmarès, qui ont pour effet de réordonner « grands » et « petits » pays à l’aune de leur grandeur compétitive – grandeur qui est endogène à l’exercice même du benchmarking. Il borne

12. D’après Robert Camp, Benchmarking: The Search for Industry Best Practices that Lead to Superior Performance, Milwaukee, Quality Press, 1989 (publié en français sous le titre Le benchmarking : pour atteindre l’excellence et dépasser vos concurrents, Paris, Les éditions d’organisation, 1992). Les intitulés des différen-tes étapes pourraient être traduits ainsi : planification – 1) que comparer ? ; 2) identification des organisations comparables (partenaires d’étalonnage) ; 3) méthodes de collecte des données / analyse – 4) calcul du différentiel compé-titif (ou écart concurrentiel) actuel ; 5) projection des niveaux de performan-ces futures / intégration – 6) communication des résultats et modèles de référence ; 7) établissement des objectifs fonctionnels / action – 8) développe-ment des plans d’action ; 9) mise en œuvre d’actions spécifiques et contrôle des progrès ; 10) (ré) ajustement.

ou de recherche ? Elle y parvient par la valorisation des perfor-mances nationales, leur quantification et la publicité de leur clas-sement. Autant de procédés qui mettent en place les conditions d’un contrôle mutuel et d’une discipline gestionnaire. La stratégie de Lisbonne envisage donc bien la continuation de la construction européenne, mais par d’autres moyens, qui ne sont plus diploma-tiques ni juridiques, mais managériaux et disciplinaires. Autre-ment dit, les nouveaux champs investis par l’UE, sous la bannière de la MOC, ne font plus l’objet d’une intégration par le droit, mais d’une européanisation par le chiffre.

BenchmarkingCette façon de construire l’Europe par la comparaison des

performances nationales, sous-tendant une compétition inter-gouvernementale, est directement inspirée de la gestion d’en-treprise, qui a mis au point une technique de coordination par la compétition, autrement dit de « collaboration compétitive ». Les théoriciens du management parlent de « co-opétition », mot- valise formé par contraction de « coopération » et de « compéti-tion ». Pour comprendre cette bizarrerie, il faut avoir en tête le présupposé managérial selon lequel une organisation ne devien-drait compétitive qu’en étant exposée à la concurrence, qu’en s’enga geant dans la compétition – sous-entendue mondiale. Dans les secteurs non marchands, il incombe au management – science de l’organisation – d’établir un système d’information qui repro-duise les conditions d’une compétition en chiffrant et comparant les performances des acteurs en présence. La technique managé-riale qui procède à cette mise en nombre et à cette mise en compa-raison a un nom : c’est le benchmarking.

Sans doute avez-vous déjà entendu parler de benchmarking ? En tout cas, si vous n’avez jamais entendu le mot, vous avez forcé-ment été confrontés à la chose. Le benchmarking se donne à voir à travers les palmarès dont la presse est friande : palmarès des hôpi-taux, des lycées, des régions, des ministres ou encore le fameux classement de Shanghai des universités. Cet anglicisme est le plus souvent traduit en français par « évaluation comparative », « étalonnage des performances » ou « parangonnage ». Quelle que soit l’appellation retenue, ce procédé consiste à repérer un étalon ou un parangon, c’est-à-dire un modèle avec qui se comparer dans le but de combler l’écart de performance qui vous en sépare. Robert Camp, qui est tenu aux États-Unis pour être le père, sinon le pape du benchmarking, résume bien le principe et la finalité de cette technique dans l’adage suivant : « Qui veut s’améliorer doit se mesurer ; qui veut être le meilleur doit se comparer. » Il a ratio-

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1. « investir dans la connaissance » ;2. « libérer le potentiel des entreprises, en particulier les PME » ;3. « investir dans le capital humain et moderniser les marchés du

travail ».Nous allons nous concentrer sur le premier de ces projets qui

propose, depuis le sommet de Lisbonne en 2000, la création d’un « espace européen de la recherche et de l’innovation ». Outre l’inté-rêt de ce cas évident pour nous ici, il illustre de manière frappante l’aspiration de la stratégie de Lisbonne à parachever la construc-tion d’un Marché unique, totalisant, qui soumet aux règles de la concurrence et à l’exigence de compétitivité non seulement les chercheurs, les laboratoires et les universités, mais aussi tous les éléments constitutifs des systèmes nationaux dits d’innovation.

Pour donner le ton, voici une citation éloquente extraite du magazine d’information sur la recherche européenne, publié par la Commission :

Oubliée l’époque où universités et entreprises se regardaient en chiens de faïence […] En quelques années, une nouvelle orga-nisation de la recherche s’est mise en place autour de la figure emblématique du chercheur-entrepreneur 13.

Cet extrait date de 2002, mais il n’a jamais autant été d’actua-lité. Avec la construction d’un « marché commun de la recherche », voici donc venu le temps des « chercheurs-entrepreneurs ». C’est en ces termes que le projet d’« Espace européen de la recherche » (EER) est présenté dans les textes officiels émanant de la Commis-sion ou du Conseil 14. Afin que ce marché fonctionne de manière optimale, il revient aux gouvernements nationaux de coordonner effectivement leurs politiques publiques dans le but d’établir des « conditions cadres » – économiques, sociales et même cultu-relles – propices à l’épanouissement de la libre concurrence. Il leur incombe d’intensifier leurs interventions, non pas directe-ment sous la forme de financements ou de recrutements publics, mais plutôt indirectement en agissant sur l’environnement de ce marché et de ses agents, par l’entretien d’un cadre macroécono-mique stable ; par l’octroi de facilités réglementaires aux fonds de capital-risque ; par des incitations fiscales aux investissements privés dans la R & D ; par l’entretien d’une base solide de recherche

13. Commission européenne, « Le temps des chercheurs-entrepreneurs », in RDT info, n° 35, Bruxelles, octobre 2002, p. 6.

14. Je n’évoque pas le Parlement, car – on l’aura compris – il est complètement exclu des cycles de la MOC qui ne fonctionne pas au droit et sur lesquels les euro-députés n’ont donc aucune prise.

ainsi le champ des possibles en délimitant ce qui est faisable par la mesure de ce qui a été fait, le souhaitable se réduisant alors aux meilleurs scores enregistrés. D’où les implications éminemment politiques du travail statistique qui opère cet enregistrement, et donc l’intérêt d’observer les batailles de chiffres qui se jouent dans l’ombre du consensus affiché par le Conseil européen. Ce n’est pas seulement sur la scène politique traditionnelle, sous les projec-teurs médiatiques, que se jouent les rapports de force décisifs, c’est aussi au sein des comités dits techniques et des offices statis-tiques – au premier rang desquels Eurostat. C’est sur ces terrains apparemment apolitiques qu’éclatent des controverses sur la défi-nition d’indicateurs communs. C’est là que se nouent des allian-ces pour convenir des cibles à atteindre, à l’image du benchmark des 3 % d’investissement en recherche et développement (R & D) ou des 70 % de taux d’emploi. Bref, c’est là que se forgent les armes de la stratégie de Lisbonne, qui consiste à orienter les politiques nationales au moyen de chiffres à atteindre.

Le recours au benchmarking comme technique de gouver-nement n’est pas neutre à l’égard des fins poursuivies. Il s’avère même paralysant dès lors qu’on lui assigne une autre visée que l’objectif de compétitivité. Car il faut bien voir que son mode opéra-toire consiste à créer des liens de nature concurrentielle. La force cohésive du benchmarking procède de logiques de différenciation, et non plus d’uniformisation comme avec le droit et la méthode communautaires. Il associe ses objets en les confrontant et en les distinguant ; il les rapproche en les inscrivant sur un plan d’équiva-lence (comptable ou statistique) pour les rendre commensurables et les engager dans une même compétition. Sa pratique est donc lourde de conséquences sur le sens de la construction européenne, qui ne dépend pas seulement des traités historiques signés sous les feux des projecteurs, mais qui résulte tout autant d’un combat politique quotidien dans les « eaux glacées du calcul ».

Vers un « marché européen de la connaissance »Prenons l’exemple de l’« Espace européen de la recherche et de

l’enseignement supérieur », qui est depuis 2005 le projet prioritaire de la stratégie de Lisbonne, fondée sur le « triangle de la connais-sance » (éducation, recherche, innovation). À mi-parcours, la stra-tégie de Lisbonne a fait l’objet d’une « rationalisation » comme tout dispositif managérial qui se respecte. Depuis lors, « la stra-tégie de Lisbonne renouvelée pour la croissance et l’emploi » est rythmée par des cycles triennaux – qui seront vraisemblablement prorogés après 2010 – et elle a été recentrée sur trois lignes direc-trices prioritaires :

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nent les uns des autres et ressortent plus forts de cette confronta-tion, aptes à survivre dans une économie mondialisée.

Afin de rationaliser l’organisation des activités de recherche, la Commission a commencé en 2000 par proposer aux gouverne-ments nationaux d’agencer un « territoire européen dynamique, ouvert et attractif pour les chercheurs et les investisseurs ». Le projet d’EER participe en cela d’une requalification du territoire comme avantage concurrentiel, comme un atout compétitif qu’il incombe à l’État d’optimiser dans une optique gestionnaire. À cette nouvelle conception du territoire répond la valorisation de la mobilité sous toutes ses formes : géographique, intersecto-rielle – notamment entre secteurs public et privé – interdiscipli-naire ; on parle même de mobilité virtuelle avec la promotion de partenariats de recherche immatériels avec pour seul support un réseau électronique. La mobilité a même été officiellement érigée en vertu cardinale dans la Charte européenne du chercheur. Il s’ensuit que l’EER passe en premier lieu par la libre circulation de ses agents, qui appelle – selon la Commission – la levée des obstacles structurels, administratifs et culturels à un « véritable marché du travail pour les chercheurs ». Un tel marché garanti-rait la disponibilité de « ressources humaines » hautement quali-fiées et leur meilleure allocation possible. tout comme le Marché unique s’est érigé sur le socle des quatre libertés fondamentales de circulation (biens, services, hommes, capitaux), l’édification d’un « marché de la connaissance » exige l’instauration d’une « cinquième liberté » annoncée par le Conseil européen dans ses conclusions du sommet de printemps 2008 :

Afin de se doter d’une économie réellement moderne et compé-titive, et en s’appuyant sur les travaux accomplis sur l’avenir de la science et de la technologie et sur la modernisation des universités, les États membres et l’UE doivent éliminer les obsta-cles à la libre circulation de la connaissance en instaurant une « cinquième liberté », et à cette fin :– accroître la mobilité transfrontière des chercheurs ainsi que des étudiants, des scientifiques et du personnel enseignant des universités ;

– rendre le marché du travail plus ouvert et concurrentiel pour les chercheurs européens et faire en sorte qu’ il offre des structu-res de carrière plus favorables, qu’ il soit plus transparent et qu’ il tienne mieux compte des besoins des familles ;

– poursuivre les réformes de l’enseignement supérieur ;– faciliter et promouvoir l’exploitation optimale de la propriété intellectuelle [PI] résultant des travaux des instituts de recher-che publics afin d’ intensifier le transfert de connaissances vers

publique au service de l’industrie 15 ; ou encore par des dispositifs insufflant « l’esprit d’entreprise » aux chercheurs et doctorants.

La Commission européenne entend par là opérer une « révolu-tion culturelle », présentée comme telle. Dans la même perspective, elle s’attaque depuis quelques années à l’enseignement supérieur. Partant du constat que « le monde de l’université est encore trop éloigné des préoccupations du monde du travail », elle propose un « nouveau partenariat pour la modernisation des universités : le Forum européen pour le dialogue université-entreprise » 16. Il s’agit selon elle de remédier au fait que de « nombreux diplômés ne présentent pas l’adéquation entre connaissances et compéten-ces recherchée par les employeurs » et que le « potentiel d’innova-tion de l’Europe est limité par un transfert insuffisant de connais-sances entre l’université et l’entreprise ». À cet effet, elle appelle les gouvernements nationaux à resserrer les partenariats entre universités et entreprises non seulement par un travail en collabo-ration pour conformer les enseignements aux besoins du marché et pour diffuser « l’esprit d’entreprise » parmi les étudiants, mais aussi par ce qu’on appelle la « modernisation de la gouvernance des universités » qui consiste à y pratiquer les savoirs et les savoir-faire managériaux 17.

La construction d’un « Espace européen de la recherche et de l’enseignement supérieur » applique la MOC. Elle ne procède donc pas d’un transfert de souveraineté en matière de choix scientifi-ques et éducatifs, mais d’opérations statistiques qui mesurent des différentiels de performance et, ce faisant, objectivent une compétition entre les pays, mais aussi plus finement, entre les centres de recherche et les universités. L’enjeu n’est pas de réduire les inégalités socioéconomiques et territoriales en son sein, mais de distinguer des « champions », des « pôles de compétitivité », des « réseaux d’excellence », aptes à affronter leurs concurrents américains et japonais dans la course internationale aux brevets ou dans l’attraction des cerveaux. À cet effet, il importe non pas d’intégrer les systèmes nationaux à l’échelle européenne, mais bien au contraire de les mettre en compétition pour qu’ils appren-

15. Sur ce point, voir la contribution d’Hélène Cherrucresco dans le même ouvrage.

16. Commission européenne, Un nouveau partenariat pour la modernisation des universités : le Forum européen pour le dialogue université-entreprise, COM (2009) 158 final, Bruxelles, 2 avril 2009.

17. Elle consiste aussi à introduire une logique de pouvoir hiérarchique très éloi-gnée du mode classique de prise de décision, de nature collégiale et s’appuyant sur des représentants élus par leurs pairs. Sur ce point, voir l’analyse de Chris-tian de Montlibert dans le présent volume.

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d’élever les investissements en R & D au niveau des pays les plus performants en la matière que sont le Japon et les États-Unis. Je rappelle que cet objectif ne concerne pas seulement les dépenses publiques, mais aussi et surtout les investissements privés puisque les 3 % sont ventilés inégalement entre les deux : 1 % pour le public et 2 % pour le privé 21. Mais le fait est que, depuis 2000, on a peu avancé vers cet objectif fixé initialement pour 2010, la moyenne des Dépenses Intérieures de Recherche et Développement (DIRD) dans le PIB européen ayant même diminué – selon les statistiques d’Eurostat – de 1,92 % en 2000 à… 1,91 % en 2006 dans l’UE à 15, et si on prend en compte les 27 membres de l’Union, la moyenne tombe à 1,84 % 22.

Pourtant, aussi décevants que soient les bilans dressés, ils ne liquident jamais l’affaire. Si « ça ne marche pas », ce ne serait pas à cause de la méthode suivie, mais en raison d’un manque de volonté politique. Les recommandations émises sur la base de ces évaluations négatives ne mettent jamais en cause l’inefficacité du dispositif : au lieu de conclure à la faillite des cycles de benchmar-king, ils affirment au contraire la nécessité de les poursuivre en les rationalisant toujours plus, c’est-à-dire en réduisant les listes d’indicateurs utilisés et en recentrant les objectifs sur les priori-tés économiques au détriment des objectifs sociaux et environne-mentaux. Comment expliquer cet entêtement ?

Il faut comprendre l’utilité du benchmarking, qui n’est pas à proprement parler un levier de compétitivité, mais une techni-que de gouvernement. Il ne sert pas à accroître la compétitivité : il rend cette exigence tangible et pressante ; ce faisant, il actualise la « discipline indéfinie » que cet impératif exerce sur les condui-tes. Pourquoi indéfinie ? Parce que la norme de compétitivité est endogène à la course sans fin à laquelle le benchmarking livre ses praticiens. Le benchmark – c’est-à-dire la cible qu’il leur assigne comme référence – est idéalement fugitif : il n’est fixé que pour

21. « Si l’on veut réduire l’écart entre l’UE et ses principaux concurrents, l’effort global en matière de R & D et d’innovation dans l’Union européenne doit être fortement stimulé, et l’accent doit être mis plus particulièrement sur les techno-logies d’avant-garde. En conséquence, le Conseil européen considère que l’ensem-ble des dépenses en matière de R & D et d’innovation dans l’Union doit augmenter, pour approcher 3 % du PIB d’ici 2010. Les deux tiers de ce nouvel investissement devraient provenir du secteur privé », peut-on lire dans le § 47 des conclusions de la présidence du Conseil européen de Barcelone (15-16 mars 2002).

22. Le ratio DIRD/PIB est l’indicateur communément utilisé pour mesurer l’inten sité de recherche et de développement. La DIRD d’un pays agrège l’ensem-ble des investissements (administrations publiques et entreprises) réalisés sur le territoire national. Les données d’Eurostat sont accessibles en ligne sur son site <http://epp.eurostat.ec.europa.eu>. voir également sur ce point la contribution d’Henri Audier dans ce volume.

les entreprises, en particulier grâce à une « Charte PI » devant être adoptée avant la fin de l’année ;

– promouvoir la liberté d’accès à la connaissance et à l’ innova-tion ;

– consolider l’excellence scientifique ;– lancer une nouvelle génération d’ installations de recherche de premier ordre ;

– encourager la reconnaissance mutuelle des qualifications. 18

Dans cette perspective, la recherche n’est plus conçue comme une source de puissance étatique ou de savoirs collectifs, mais comme un lieu de production d’innovations brevetables et de propriétés intellectuelles :

Le temps où, traditionnellement, les savoirs acquis dans l’espace scientifique académique constituaient un patrimoine ouvert, mis à la disposition de tous, appartient au passé. 19

« Est-ce que ça marche ? »Une question reste en suspens qu’on ne manque jamais de

me poser : « c’est bien joli tous ces discours autour de la stratégie de Lisbonne, de la MOC et du benchmarking, mais est-ce que ça marche ? ». tous les rapports d’audit – produits par la Commis-sion, les autorités nationales, les groupes d’experts réputés indé-pendants, les syndicats ou le patronat – s’accordent sur un constat d’insatisfaction avec pour preuve les écarts de performance qui se creusent entre l’Union européenne et ses compétiteurs mondiaux 20. Si, effectivement, on confronte les objectifs affichés aux résultats enregistrés, on ne peut que conclure à l’échec.

Prenons l’exemple du benchmark des « 3 % » : c’est la cible chif-frée qui a été projetée au sommet de Barcelone en 2002 dans le but

18. § 8 des conclusions de la présidence du Conseil européen de Bruxelles (13-14 mars 2008).

19. Commission européenne, « vers un marché des connaissances », in RDT info, n° 34, Bruxelles, juillet 2002, p. 16.

20. Citons le rapport Relever le défi commandé par la Commission à un groupe dit « de haut niveau », présidé par Wim Kok et chargé d’examiner à mi- parcours la stratégie de Lisbonne. Rendu public en novembre 2004, il affichait des résultats décevants en termes de compétitivité et prônait un recentrage sur la croissance et l’emploi, assimilant les finalités sociales et environnementales à la quête d’« avantages concurrentiels » ; cf. Commission européenne, « Relever le défi : la stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi », Rapport du groupe de haut niveau présidé par M. Wim Kok, novembre 2004.

112 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE POUR COMPRENDRE LES « RÉFORMES » […] Et Y RÉSIStER… | 113

ments sur appel concurrentiel à projets, par la systématisation des rapports d’évaluation. Résistance à un mode de gouvernement qui exerce une pression sans relâche pour pousser chaque indi-vidu et chaque organisation à faire toujours mieux que les autres dans une compétition généralisée : entre pays, entre régions, entre laboratoires, entre universités, entre revues, entre chercheurs, entre enseignants-chercheurs, entre étudiants. Construire une « société européenne de la connaissance » émancipatrice suppose d’imaginer une autre façon de gouverner nos universités, qui les rende véritablement autonomes et non pas soumises à l’impératif néolibéral de compétitivité. Il faut les libérer du carcan gestion-naire, hétéronome, qui présente le double danger d’être scientifi-quement stérilisant et humainement oppressant.

Nous ne voulons pas d’un « marché de la connaissance » ! Appel à une mobilisation

européenne contre la stratégie de Lisbonne en matière d’enseignement supérieur

et de rechercheEn mars 2010, le sommet de printemps des chefs d’État et

de gouvernement de l’Union européenne sera celui des dix ans de la stratégie de Lisbonne qui, entre autres, encadre les poli-tiques engagées actuellement dans tous les pays membres pour « moderniser » les systèmes nationaux de recherche et d’enseignement (primaire, secondaire, supérieur, « formation tout au long de la vie »).

L’ambition affichée d’une « société de la connaissance » ne peut être qu’encouragée lorsqu’elle est un pari sur l’éducation et la recherche comme biens publics, qu’elle garantit la démo-cratisation de l’accès au savoir, qu’elle permet aux citoyens l’analyse critique raisonnée des choix scientifiques et techni-ques qui leur sont proposés. Mais l’orientation prise actuelle-ment est tout autre : elle réduit ce projet à la construction d’un « marché commun de la connaissance » dont nous constatons partout les conséquences délétères en termes d’affaiblisse-ment de l’indépendance scientifique, de déstructuration du système de recherche publique, de renforcement du pouvoir des entreprises, de précarisation massive des conditions de travail et d’étude, de creusement des inégalités face au savoir, d’éloignement des citoyens des choix scientifiques et techni-ques qui les concernent.

Depuis quelques années, avec une intensité croissante, des mobilisations de grande ampleur, portées par les lycéens, les étudiants, les personnels de l’éducation et de la recherche,

être rejoint sinon dépassé, et laisser ainsi la place au nouvel étalon arrivé en tête. De fait, il est inaccessible. Poser la compétitivité comme un but à atteindre au moyen d’un étalonnage des perfor-mances, qui consiste précisément à calculer des écarts, c’est objectiver une distance que l’opération même de sa « réduction » reproduit indéfiniment.

En l’occurrence, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, les cycles de benchmarking ont pour fonction de maintenir une pres-sion sans relâche sur les gouvernants pour qu’ils intensifient leurs efforts dans le sens convenu. En tant que tel, on peut considérer que le benchmarking fonctionne bel et bien. Les 3 % ne seront pas atteints, mais ce benchmark est un puissant aiguillon qui amène les gouvernements à conduire des politiques de privatisation des financements de la recherche. Plus prosaïquement, c’est la carotte qu’on tend à l’âne pour le faire avancer. Moins réjouissant, c’est un leurre démocratique en ce qu’il fait l’unanimité sur un malentendu. L’objectif européen des 3 % a été repris comme objectif national dans plusieurs pays, dont la France où il figure d’ailleurs encore dans le nouveau budget 2009-2011 avec une échéance repoussée à 2012. Et de fait, le gouvernement français aurait tort de se priver d’un objectif aussi consensuel, soutenu de la gauche à la droite de l’échiquier politique au moment des présidentielles de 2002 comme de 2007. Il est évident que ce chiffre est moins parlant qu’il n’en a l’air, et que ce consensus apparent recouvre des motivations et des projets très différents. Mais c’est là que le bât blesse : dans un contexte où le gouvernement par le chiffre tend à remplacer le gouvernement par la loi, se contenter de boîtes noires comme les 3 % referme le champ des possibles sur une solution prétendu-ment objective. Contre les allégations de scientificité et de neutra-lité technique, cette façon managériale de gouverner les activités scientifiques est éminemment politique en ce qu’elle les assujettit à une finalité utilitariste aliénante. Or, on le sait au moins depuis Michel Foucault : « Il n’est pas de pouvoir sans refus ou révolte en puissance. »

Alors qu’en France la mobilisation historique qui a caractérisé le premier semestre 2009 n’a pas suffi à renverser l’offensive menée contre le service public d’enseignement et de recherche, concluons sur une note optimiste : un appel européen à la résistance de l’ensemble de la communauté universitaire et scientifique, lancé par un collectif baptisé « Printemps 2010 » (voir ci-dessous). Résis-tance à l’exercice d’un pouvoir gouvernemental qui s’ingère à tous les niveaux des activités de recherche et d’enseignement supérieur par l’exigence d’une obligation de résultat, par la quantification d’indicateurs de performance, par la programmation d’objectifs chiffrés, par la publicité de palmarès, par l’allocation de finance-

114 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE

Un commentaire de texte du discours de Nicolas Sarkozy :

« À l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie

nationale de recherche et d’innovation » (22 janvier 2009) 1

Antoine Destemberg

IntroductionPrésentation du document

Ce discours du président de la République fut prononcé le 22 janvier 2009 au Palais de l’Élysée devant des ministres, élus,

présidents d’universités, directeurs de grandes écoles et d’orga-nismes de recherche et chefs d’entreprise. Suivant la stratégie de communication développée par les services de l’Élysée depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, ce discours fut, immédiatement après son allocution, rendu disponible sur le site Internet de l’Ély-sée, sous forme écrite, correspondant à sept pages et sous la forme d’une vidéo, réalisée en plan fixe adoptant un cadrage unique sur la personne de N. Sarkozy et d’une durée fidèle à celle de l’allocu-tion. Les mentions légales accompagnant la mise à disposition de ce texte précisent le cadre d’exploitation de ces documents appar-tenant à la catégorie des textes rédactionnels qui « n’ont pas de valeur officielle et n’ont pour but que de présenter les activités de la présidence de la République et faciliter l’accès aux contenus du site ».

Le statut « d’auteur » du texte est à examiner attentivement : de façon coutumière les discours des présidents de la République française, comme nombre d’autres responsables politiques, ne sont pas l’œuvre directe de ceux qui les prononcent. Un ou plusieurs auteurs, dont le statut peut être variable – chef de cabinet, conseiller, communicants

1. Ce texte, élaboré comme un exercice de méthodologie destiné à des étudiants, et initialement diffusé par mail le 11 février 2009 et sur internet le 14 février suivant, est ici publié avec l’aimable autorisation de son auteur. (NdE)

et plus largement par le mouvement social, se sont multi-pliées en Europe. Elles expriment fortement l’exigence d’un secteur public de l’éducation et de la recherche qui ne soit pas construit sans débat démocratique et qui s’affranchisse de la soumission au marché concurrentiel.

C’est pourquoi nous appelons à un contre-sommet euro-péen en mars 2010.

Réunissons-nous et construisons-le ensemble,CONtRE la mise en marché des activités éducatives et

scientifiques,CONtRE la mise en compétition généralisée des popula-

tions et des territoires,POUR un service public de l’enseignement supérieur et de

la recherche, démocratique et émancipateur.

Collectif « Printemps 2010 » :– Attac– Fac verte– Fédération CGt de l’éducation, de la recherche, et de la

culture – FERC Sup-CGt– Fondation Sciences Citoyennes– Sauvons la recherche – SLR– Sauvons l’Université – SLU– Sud éducation, Sud étudiants, Sud recherche– Syndicat national des chercheurs scientifiques – SNCS-

FSU– Syndicat national de l’enseignement supérieur – SNESUP-

FSU– Syndicat national des travailleurs de la recherche scien-

tifique – SNtRS-CGt– Union nationale des étudiants de France – UNEF– Union des familles laïques – UFAL

Signature : [email protected]

116 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE UN COMMENtAIRE DE tEXtE DU DISCOURS DE NICOLAS SARKOZY… | 117

Sarkozy de manifester un intérêt pour certains aspects de l’acti-vité de recherche et d’enseignement, notamment dans le domaine de l’histoire qui nous intéressera ici plus particulièrement :

— Du point de vue de la méthode historique, lors d’un entretien avec le médiatique philosophe Michel Onfray, réalisé au siège du ministère de l’Intérieur (place Beauvau) et paru dans Philosophie Magazine de mars-avril 2007, la question de la valeur justifica-tive des explications historiques est abordée. À M. Onfray qui dit : « Expliquer, ce n’est pas excuser. Par exemple, beaucoup d’histo-riens ont travaillé sur l’Allemagne des années 1930, sur la montée du nazisme, sur la mise en place d’une mécanique génocidaire. Ces historiens ne peuvent pas être accusés de complaisance envers l’horreur des camps, ni de justification » ; N. Sarkozy répond : « Qu’un grand peuple démocratique participe par son vote à la folie nazie, c’est une énigme. Il y a beaucoup de nations à travers le monde qui traversent des crises sociales, monétaires, politiques, et qui n’inventent pas la solution finale ni ne décrètent l’extermina-tion d’une race. Mieux vaut admettre qu’ il y a là une part de mystère irréductible plutôt que de rechercher des causes rationnelles 3. » Affirmation qui fait douter de sa compréhension des enjeux des Sciences humaines et sociales (SHS) et de la méthode historique, malgré les citations de Marc Bloch dont il use à plusieurs reprises (Maison-Alfort, le 02/02/2007 et Caen, le 09/03/2007) 4.

— L’implication de N. Sarkozy dans les questions historiques et mémorielles connut une inflation avec son élection à la prési-dence de la République, de sa prise de fonction avec l’établisse-ment d’une journée commémorative chaque 22 octobre consa-crée à la lecture de la lettre de Guy Môquet (tombé en désuétude dès la 2e année), jusqu’à la décision récente de créer un musée de l’Histoire de France (rappelons qu’il en existe déjà un à l’Hôtel de Soubise), en passant par la volonté d’imposer que chaque enfant de CM2 parraine un enfant juif mort en camp de concen-tration (abandonné dès son annonce). Sans entrer dans l’analyse des implications politiques de ces décisions, qui ont alimenté de nombreux débats, attachons-nous à souligner ce qu’elles révèlent de la conception de leur auteur de la méthode historique. Pour N. Sarkozy, conseillé en cela par Henri Guaino et Max Gallo, la recherche historique sert à fabriquer un discours national, où

3. Philosophie Magazine, 8 (2007) : <http://www.philomag.com/article, dialogue, nicolas-sarkozy-et-michel-onfray-confidences-entre-ennemis,288.php>. Souli-gné par moi.4. Gérard Noiriel, « Marc Bloch », in Comment Nicolas Sarkozy écrit l’ histoire de France, dir. L. de Cock, F. Madeline, N. Offenstadt et S. Wahnich, Paris, Agone, 2008, p. 36-39.

divers –, proposent un texte ayant vocation à servir de support au discours, mais c’est la prononciation et celui qui réalise cette perfor-mance qui engagent la responsabilité morale quant aux propos tenus. Aussi, convient-il de considérer que Nicolas Sarkozy est bien l’auteur de ces propos. Notons en complément la variation régulière entre format écrit et format oral de ce discours, qui nécessite que les services de communication de l’Élysée opèrent une adaptation dialogique entre texte écrit et paroles prononcées dans la forma-lisation finale du texte proposé : en d’autres termes, le texte initial est modifié à l’issue du discours pour l’adapter partiellement à la réalité des propos tenus, et inversement les propos tenus lors du discours sont inégalement restitués dans le texte final opérant ainsi une régulation a posteriori de la parole présidentielle.

L’auteurSans entrer dans les détails biographiques que tout le monde

a en tête concernant le président de la République, il convient de préciser ses rapports personnels avec le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, avant même son accession au pouvoir en mai 2007. Après un baccalauréat de la série B préparé dans l’établissement privé Cours Saint-Louis de Monceau (Paris 17e) 2 et obtenu en 1973, N. Sarkozy poursuit des études de droit à l’uni-versité Paris X-Nanterre, où il obtient après cinq ans d’études (1978), une maîtrise de droit privé. Après avoir exercé son service militaire, il entre à l’Institut d’études politiques de Paris (commu-nément appelé Sciences Po Paris) dont il ressort sans avoir réussi à obtenir le diplôme, mais achève ses études en février 1980 en soute-nant un DEA de sciences politiques. Il obtient en 1981 le Certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA), et intègre une carrière juridique spécialisée dans le droit des affaires et le droit immo-bilier, qu’il délaisse très vite au profit de la carrière politique : il est en effet élu maire de Neuilly-sur-Seine en 1983, après avoir été conseiller municipal depuis 1977, promu par Charles Pasqua à la tête de la section RPR de Neuilly dès 1976.

Ces liens lâches avec le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche se confirment dans les postes ministériels qu’il occupe : ministre du Budget de 1993 à 1995 – période durant laquelle nous aurons l’occasion de revenir sur son action en direction de l’enseignement supérieur et la recherche (ES & R) –, de l’Intérieur de 2002 à 2004, de l’Économie, Finance et Indus-trie de mars à novembre 2004, puis à nouveau de l’Intérieur de 2005 à 2007. Cela n’empêche toutefois pas le candidat et président

2. Initialement inscrit au lycée Chaptal (Paris 8e), il est contraint de le quitter dès la première année pour permettre son redoublement en classe de sixième.

118 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE UN COMMENtAIRE DE tEXtE DU DISCOURS DE NICOLAS SARKOZY… | 119

naute Claudie Haigneré (juin 2002-mars 2004). L’annonce du gel du nombre des postes à l’Université et de la diminution des postes de chercheurs dans les autres organismes (- 550) à la fin de l’année 2003, avait provoqué une première émotion dans le monde de l’ES & R : le 7 janvier 2004, 150 chefs d’équipes de recherche lancent un appel nommé « Sauvons la recherche ! », menaçant de démissionner de leur poste si cette politique était appliquée 8. La multiplication des actions collectives et le soutien rapide de l’opinion publique avaient obligé le ministère à revenir sur ces dispositions au mois d’avril 2004, mettant en place un Comité d’initiative et de proposition (CIP), présidé par le président de l’Académie des sciences (Étienne-Émile Baulieu) et son vice-président (Édouard Brézin), et chargé de réfléchir en concer-tation avec les chercheurs à la politique de recherche en France. La communauté scientifique française ainsi mobilisée depuis le mois de février s’engagea à établir des propositions de rénovation du système de recherche et d’enseignement supérieur, créant des « États généraux de la recherche », et se traduisant par une enquête d’une grande ampleur, qui aboutit à la rédaction d’un rapport ambitieux, remis officiellement à Grenoble le 29 octobre 2004 : ce rapport de 89 pages d’analyses et de propositions fut en premier lieu bien reçu par le gouvernement de l’époque (François d’Aubert ayant remplacé Claudie Haigneré en juin 2004), qui salua la rigueur et l’équilibre du travail fourni 9. toutefois, les décisions gouvernementales s’écartè-rent notablement des propositions avancées et initièrent une volonté d’appli quer une conception managériale au monde de la recherche, qui se traduisit notamment par la création dès juillet 2004 de l’ANR (Agence nationale pour la recherche) : il s’agit d’une agence de finan-cement dotée de moyens très importants, permettant au ministère un pilotage plus direct des programmes de recherche et fonctionnant sur un système d’appel d’offres pour des « marchés » scientifiques à court terme (3 ans). Dès cette époque, les milieux scientifiques s’alarment de l’impact qu’une telle approche peut provoquer sur l’activité scienti-fique, et soulignent l’effet pervers d’un système d’incitation à dépenser des sommes importantes rapidement sans pouvoir garantir la conti-nuité des recherches engagées ; la Cour des comptes elle-même pointa dans son rapport annuel le caractère partiellement inadapté de ce cadre de l’ANR pouvant conduire à des gaspillages d’argent public. En outre, ce nouvel organisme initiait une mise en concurrence par l’État d’une autre institution dont il avait pourtant lui-même le pilotage, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique).

8. Sur ce point, voir également les analyses de Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean, d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay, d’Hélène Cherrucresco et d’Henri Audier dans ce volume. (NdE)

9. Rapport des États généraux de la recherche, novembre 2004, p. 2-4.

l’émotion se substitue à l’analyse. Cette tendance mythographique, qui vise à isoler de tout contexte des prétendus faits historiques établis 5, et qui adopte une position essentialiste où la France existe depuis toujours et préexiste même à la formulation de son idée, se lit parfaitement dans le discours qu’il prononce au Latran, devant le pape Benoît XvI, le 20 décembre 2007 : « C’est par le baptême de Clovis que la France est devenue Fille aînée de l’Église. Les faits sont là. En faisant de Clovis le premier souverain chrétien, cet événement a eu des conséquences importantes sur le destin de la France et sur la christianisation de l’Europe. À de multiples repri-ses ensuite, tout au long de son histoire, les souverains français ont eu l’occasion de manifester la profondeur de l’attachement qui les liait à l’Église et aux successeurs de Pierre. Ce fut le cas de la conquête par Pépin le Bref, des premiers États pontificaux ou de la création auprès du Pape de notre plus ancienne représentation diplomatique 6. »

— Enfin, dans un entretien donné au quotidien 20 minutes le 16 avril 2007, N. Sarkozy présentait explicitement sa conception des études supérieures, définissant la légitimité des disciplines enseignées en fonction des critères suivants : « Dans les univer-sités, chacun choisira sa filière, mais l’État n’est pas obligé de financer les filières qui conduisent au chômage. L’État financera davantage de places dans les filières qui proposent des emplois, que dans des filières où on a 5 000 étudiants pour 250 places. […] vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contribua-ble n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1 000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informa-tique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes 7. »

ContexteSuivant les conceptions brièvement évoquées ici, N. Sarkozy a

repris en héritage – plutôt qu’engagé – un processus de « réforme » du monde de l’ES & R, entamé sous la présidence de la République de Jacques Chirac qui avait placé à la tête du ministère de tutelle l’astro-

5. Fanny Madeline et Yann Potin, « Fille aînée de l’Église », dans Comment Nico-las Sarkozy écrit l’ histoire de France, op. cit., p. 87-90, avec les références biblio-graphiques p. 87.

6. <http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_id=819>. Souligné par moi.

7. <http://www.20minutes.fr/article/151848/France-Le-Pen-ne-m-interesse-pas- son-electorat-si.php>. Souligné par moi.

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sions idéologiques 11 ; une expression française, héritée de Molière, la résume parfaitement, « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ». À l’origine technique de marketing, elle fut utili-sée dès la présidence de Ronald Reagan, puis largement par Bill Clinton et Georges W. Bush dans leur communication politique : l’exemple le plus révélateur fut notamment l’invention des armes de destruction massive irakiennes pour justifier la politique exté-rieure américaine au Moyen-Orient. Le discours de N. Sarkozy sur l’ES & R use des mêmes méthodes en inventant un constat souvent très éloigné de la réalité que l’on tentera de rétablir à l’aide de données statistiques proposées par les services du ministère de l’ES & R et issues des enquêtes menées par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), autrement dit en utilisant les mêmes outils qui sont à disposition du gouverne-ment et du président de la République, et dont on soulignera à l’occasion les limites (je précise que toutes les données chiffrées utilisées sont accessibles à tous sur Internet et donc vérifiables).

PlanNous examinerons donc trois des principaux aspects de cette story

que raconte ici N. Sarkozy : nous vérifierions si l’Université et la recher-che françaises sont effectivement si mauvaises (I), puis nous verrons si le discours de N. Sarkozy « n’est pas une question d’idéologie », notam-ment économique (II), avant d’examiner si les enseignants-chercheurs sont avant tout mus par un esprit de conservatisme (III).

I– « Nous ne sommes pas aujourd’ hui dans le peloton de tête des pays industrialisés pour la recherche et l’ innovation »

« Un système d’universités faibles », et inefficaces « dans la bataille de l’intelligence »Page 3, § 3 : Je ne vois nulle part qu’un système d’universités faibles, pilotées par une administration centrale tatillonne soit une arme efficace dans la bataille pour l’ intelligence. C’est au contraire un système infantilisant, paralysant pour la créativité et l’ innova-tion. C’est pour cela que l’on a donné l’autonomie aux universités.

En passant sur le fait que N. Sarkozy décrit l’action de son propre ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche comme

11. Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à forma-ter les esprits, Paris, La Découverte, 2007 ; et du même auteur, « La machine à fabriquer des histoires », Le Monde diplomatique, novembre 2006 (<http://www.monde-diplomatique.fr/2006/11/SALMON/14124>).

À ce contexte plus directement lié à la recherche, s’ajoute celui de l’enseignement supérieur auquel il est indissolublement lié : la loi LRU, adoptée le 10 août 2007, constitue donc un arrière-plan légal à l’organisation de l’Université qui se dessine et dont les effets se laissent aujourd’hui percevoir au sein de 20 universités qui ont accepté de s’engager, à partir du 1er janvier 2009, dans la voie de ce que le gouvernement nomme – abusivement, nous y reviendrons

– l’« autonomie ».

AnalyseLe discours de N. Sarkozy du 22 janvier 2009 intervient à l’issue

d’une série de discours prononcés tout au long du mois de janvier selon la tradition des vœux du président, ayant chacun valeur programmatique quant à la politique qui sera conduite dans l’année à venir (15 discours entre le 2 et le 22 janvier). Bien qu’intitulé « Lancement de la réflexion pour une stratégie natio-nale de recherche et d’innovation », les propos témoignent moins du lancement d’une réflexion que de son aboutissement, tant le discours est davantage dominé par des assertions que des ques-tions. texte touffu, voire confus, dans une langue française souvent approximative, il offre, sous la tutelle de notions telles que « réforme » ou « crise », une série de propos abordant essen-tiellement la politique menée en matière d’ES & R et qu’il justifie par un tableau catastrophiste de l’Université et de la recherche française attribuable selon lui au conservatisme et à l’incompé-tence de ses acteurs.

ProblématiqueCe discours a provoqué un large mouvement d’indignation et

un profond sentiment d’injustice de la communauté des ensei-gnants-chercheurs qui se mobilisent actuellement par des biais variés pour condamner ce propos ouvertement hostile, provo-cateur et insultant. Cet exercice propédeutique de la méthode du commentaire de texte en histoire en est un exemple : il vise à montrer que la rhétorique présidentielle, largement parta-gée par celle du gouvernement tout entier – il suffit de visiter le site Internet « Nouvelle Université » du ministère de l’Enseigne-ment supérieur pour s’en convaincre 10 – repose sur une techni-que de communication devenue une méthode de gouvernement en France : le storytelling étudié par Christian Salmon (CNRS). Cette méthode de communication, née aux États-Unis durant les années 1980, consiste à inventer des histoires sans se soucier de leurs fondements véridiques pour légitimer des prises de déci-

10. <http://www.nouvelleuniversite.gouv.fr>.

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étranger, américain ou britannique par exemple, lauréat du même prix ». La raison principale étant le fait que la plupart des laboratoi-res importants en France sont des laboratoires mixtes Université/École-CNRS, et que le CNRS n’est pas comptabilisé. L’autre raison étant également que nombre de grandes universités françaises ne recouvrent pas l’ensemble des disciplines enseignées : les universi-tés à dominante de lettres, langues, SHS sont ainsi inévitablement reléguées en fin de classement, et seules émergent les universités à dominante de sciences dures (Paris vI, Paris XI). Nous reviendrons sur ce problème de la concentration universitaire que ces systèmes d’évaluation ont tendance à encourager.

— le caractère idéologique de son recours : en réalité ce classement est tout simplement ignoré en Amérique du Nord (E-U et Canada) et le chercheur canadien Yves Gingras, spécialiste de l’évaluation biblio-métrique, explique : « Censé constituer la référence internationale en matière de palmarès des universités, le classement de Shanghai est un outil du pouvoir chinois à usage essentiellement interne, complai-samment repris par la presse européenne, largement ignoré aux États-Unis. […] Il sert aussi de façon stratégique les acteurs qui veulent réfor-mer le système universitaire et se servent de ces classements de façon opportuniste pour justifier leur politique » (Marianne, 2 juin 2008). Pour s’en convaincre, cet article du Figaro du 19 juin 2007 : « voilà un classement qui tombe à pic. Alors que le gouvernement doit présenter en fin de semaine son projet de réforme de l’université, censé rendre nos campus plus compétitifs, une nouvelle version du célèbre palma-rès de Shanghai vient rappeler que la France ne brille pas sur la scène universitaire internationale 14. »

Observons néanmoins les résultats de ce classement par pays [fig. 1] :

20 100 200 300 400 5001er : États-Unis 17 51 90 119 139 1702e : Royaume Uni 2 11 18 29 35 423e : Japon 1 5 9 13 26 364e : Allemagne 5 15 22 36 405e : Canada 4 8 16 19 226e : France 4 6 12 17 21

Fig. 1 : Le classement de Shanghai 2006 par pays.

Malgré les réserves formulées, le classement de Shanghai par pays fait apparaître la France au 6e rang mondial, avec 21 de ses 83 universités classées dans les 500 premières universités mondia-les. D’autres classements utilisant des critères différents placent la France dans les tout premiers rangs mondiaux : le classement de

14. Sur ce point, voir également l’analyse d’Henri Audier dans ce volume. (NdE)

étant une « administration centrale tatillonne », soulignons qu’il justifie ici une réforme, la loi LRU, par une assertion fabuleuse, entendu comme relevant de la fable : des universités françaises faibles. Ce qui résonne évidemment derrière cette assertion est le mirage du classement de Shanghai, qui renvoie la 1re université française au 42e rang (Paris vI) et place seulement quatre institu-tions françaises dans les 100 premières ; ce très médiatique classe-ment établi par l’université de Shanghai est toutefois sur nombre de points contestable :

— sa méthode : il s’agit d’un indice calculé sur la base suivante : prix Nobel et médailles Fields parmi les anciens élèves (10 %), prix Nobel et médailles Fields parmi les chercheurs (20 %), articles publiés dans Nature et Science (20 %), nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline (20 %), articles indexés dans les bases anglo-saxonnes (20 %), performances académiques au regard de la taille de l’institution (10 %). Outre le poids exorbitant concédé au prix Nobel, qui limite l’activité de recherche à quelques disciplines seule-ment (il n’y a pas de prix Nobel pour les SHS 12), notons que ce clas-sement vise avant tout à promouvoir la recherche anglo-saxonne ou en langue anglaise : les publications sont limitées à seulement deux revues américaines, ayant une politique éditoriale qui ne garantit en rien la fiabilité de ce critère (il serait intéressant, pour boucler la boucle, de comptabiliser le nombre de prix Nobel attribués à l’issue de travaux publiés dans ces deux revues). Soulignons également, en ce qui concerne le dernier critère (performances académiques), que cette méthode de classement met abusivement sur un même plan les universités pratiquant une sélection d’entrée parmi leurs étudiants, assurant mécaniquement des taux de réussite plus élevés puisque dispensant ses enseignements uniquement à une « élite » présélec-tionnée, avec des universités accueillant l’ensemble d’une classe d’âge au sein de laquelle ces universités se chargent par la suite d’as-surer la promotion des meilleurs, présentant donc des taux de réus-site d’autant plus faibles que le cursus proposé est exigeant. L’auteur de ce classement, Nian Cai Liu, explique lui-même que celui-ci était uniquement réalisé avec les informations disponibles sur Internet et qu’ils étaient deux à l’élaborer 13. Le prix Nobel français 2007, Albert Fert, expliqua dans le quotidien Le Monde du 27 août 2008 qu’« un prix, Nobel ou autre, obtenu par un professeur d’université française rapportait généralement deux fois moins de “points” à son université que le même prix en rapporte à l’université d’un collègue

12. Il y a un prix Nobel en économie, mais pas en histoire, ni en géographie, ou en sociologie, par exemple. (NdE)13. N. C. Liu et Y. Cheng, « Academic Ranking of World Universities – Methodolo-gies and Problems », Higher Education in Europe, 30/2 (2005).

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une dépense de recherche plus élevée que celle de la Grande- Bretagne, plus élevée et environ 15 % de chercheurs statutaires en plus, que nos amis Anglais, la France soit largement derrière elle pour la part de la production scientifique dans le monde ? Il faudra me l’expliquer ! Plus de chercheurs statutaires, moins de publications et pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50 % en moins qu’un chercheur britannique dans certains secteurs. Évidem-ment, si l’on ne veut pas voir cela, je vous remercie d’être venus, il y a de la lumière, c’est chauffé… On peut continuer, on peut écrire. C’est une réalité et si la réalité est désagréable, ce n’est pas désagréable parce que je le dis, c’est désagréable parce qu’elle est la réalité, c’est quand même cela qu’ il faut voir. Arrêtez de consi-dérer comme sacrilège celui qui dit une chose et voir si c’est la réalité. C’est la réalité qu’ il faut contester dans ce cas-là.Ces propos, qui tendent à faire passer les chercheurs pour des

parasites accrochés à leur laboratoire chauffé et éclairé, intègrent parfaitement les nouvelles préoccupations d’évaluation de l’acti-vité de recherche par le biais de la bibliométrie, c’est-à-dire la comptabilité de la production scientifique écrite comme critère

l’École des mines de Paris utilisant comme critère le lieu de forma-tion des chefs des entreprises mondiales les plus importantes place la France en troisième position (derrière les États-Unis et le Japon) ; un autre, qui prend en compte la concentration géographique des performances en adoptant comme référentiel la superficie du campus de Harvard (1re université dans la plupart des classements), montre qu’en intégrant toutes les universités, écoles, instituts de recherche et laboratoires du quartier latin à Paris sur une même superficie que le campus de Harvard, la France obtiendrait le 1er rang dans un clas-sement utilisant les mêmes critères que le classement de Shanghai.

Si l’on cherche à déplacer le problème de ces classements, dont la pertinence reste contestable, en posant la question de l’attrac-tivité des établissements d’enseignement supérieur français dans le monde, l’enquête de l’OCDE montre que la France se place au 4e rang mondial [fig. 2]. Les États-Unis, le Royaume-Uni (les deux favorisés par la langue anglaise), puis l’Allemagne et la France accueillent plus de 50 % de tous les étudiants étrangers. Notons que la France est le seul pays parmi les cinq premiers à avoir vu son attractivité augmenter (d’un point) entre 2000 et 2006, quand les autres ont stagné, voire pour les États-Unis ont observé une chute de près de cinq points. Notons enfin que selon le rapport du ministère lui-même (cf. État du sup., p. 32) l’attractivité des univer-sités françaises sur les étudiants étrangers est d’autant plus forte que les diplômes convoités sont élevés : les universités françaises attirent donc davantage à haut niveau de formation, essentielle-ment au niveau du master et du doctorat.

Le rayonnement du système universitaire français assure donc une attractivité mondiale réelle et qui va totalement à l’encontre des discours « déclinistes ». Cette position plus qu’honorable est notam-ment rendue possible par une politique d’investissement culturel à l’étranger qui est aussi géostratégique : or, ces derniers mois ont vu une remise en cause financière et structurelle de nombreux insti-tuts français à l’étranger, comme le centre Marc-Bloch à Berlin 15, l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul 16, soulevant l’indignation de la communauté scientifique internationale.

« Il y a de la lumière, c’est chauffé… on peut continuer, on peut écrire. »P. 4, § 1 : La recherche serait-elle uniquement une question de moyens et de postes ? Comment donc expliquer qu’avec

15. <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2293>.16.<http://www.mesopinions.com/Une-nouvelle-etape-dans-le-demantele-ment-de-la-recherche-francaise-a-l-etranger---la-disparition-de-l-IFEA-d-Is-tanbul--petition-petitions-90cc5b0039114f5153c634f04cd3b89b.html>.

Fig. 2 : Évolution des « parts de marché » dans le secteur international de l’éducation (entre 2000 et 2006). Pourcentage de l’ensemble

des étudiants scolarisés dans l’enseignement tertiaire à l’étranger, par pays d’accueil.

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Ce graphique évoque les publications scientifiques « toutes disciplines confondues ». Or la liste qui l’accompagne mentionne les mathématiques, la biologie fondamentale, la biologie appli-quée et l’écologie, la recherche médicale, la chimie, la physique, les sciences de l’univers et les sciences de l’ingénieur : ce graphi-que s’appuie donc sur des données partielles qui ne prennent pas en compte, dans la productivité de la recherche, ce qui relève des SHS (histoire, géographie, sociologie, anthropologie, psycho-logie), de l’économie, du droit, des lettres, de la philosophie, des langues, etc.

La France se situe au 6e rang mondial derrière les États-Unis, le Japon, la Chine, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

Fig. 4 : Dépense intérieure de R & D dans l’OCDE en pourcentage du PIB (2006).

En comparant avec l’investissement des pays respectifs dans leur recherche [fig. 4], on constate effectivement que l’ensemble des pays publiant plus que la France connaît un investissement financier supérieur dans leur recherche, à une seule exception près, le Royaume-Uni. Mais l’on peut souligner des exceptions dans l’autre sens, un chercheur français apparaissant ainsi beau-coup plus productif qu’un chercheur suédois, un italien plus qu’un espagnol et un néerlandais, etc.

Comment expliquer cette dissonance ? Difficile, car les indica-teurs sont peu clairs : l’OSt s’appuie sur la base Web of Science,

d’évaluation. Le problème de la bibliométrie anime le monde de la recherche, toutes disciplines confondues, depuis plusieurs mois maintenant, ayant même provoqué une fronde de nombre de chercheurs américains, pourtant les mieux classés, contre le manque de pertinence de ces pratiques d’évaluation qui font primer le quantitatif sur le qualitatif : certains avancent que si la bibliométrie avait existé dans l’Antiquité, Platon aurait été parti-culièrement bien noté, mais pas Socrate…

N. Sarkozy reprend ici les chiffres d’un rapport produit par le ministère de l’ES & R s’appuyant sur les statistiques d’un orga-nisme nommé Observatoire des sciences et des techniques (OSt), mais l’analyse qui en est faite est moins celle de ce rapport que d’un article du quotidien financier Les Échos du 2 mai 2007 signé par Bernard Belloc et qui titrait : « Recherche : pas seulement un manque de moyens financiers .» N. Sarkozy reprend très fidèle-ment les propos de son conseiller, économiste et ancien président de l’université toulouse 1 17, notamment en mettant en exergue le cas du Royaume-Uni qui fait figure d’exception dans ce tableau classant les 20 pays qui publient le plus : « la Grande-Bretagne […] caracole assez loin devant la France en ce qui concerne les publications », « la productivité globale du secteur français de la recherche est faible », et ce « sont les pays où la part du privé dans la recherche est la plus forte qui produisent le plus de résultats, y compris en recherche fondamentale ! tout ceci est vérifiable dans les chiffres disponibles. Ce n’est pas un jugement. »

Observons donc ces chiffres (source : État du sup, p. 29) [fig. 3] :

Fig. 3 : Part mondiale de publications scientifiques et évolution, toutes disciplines confondues (en %).

17. <http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2246/articles/a360473-uni versités__les_trois_clés_de_lexcellence.html>.

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française serait même en 2e position, derrière l’Allemagne, et de plus du double de celle des chercheurs américains.

Ces résultats ne prétendent pas démontrer autre chose que la mauvaise qualité des informations sur lesquelles s’appuie N. Sarkozy et sur lesquelles il fonde son discours insultant pour les scientifiques français.

L’« arbre qui cache la forêt » dans un « système atomisé »P. 3, § 5 : Notre organisation « à la française » donne-t-elle de meilleurs résultats ? Est-ce qu’ il suffit de dire que c’est une organisation « à la française » pour considérer que l’on a clos le problème, refermé le dossier, exploré toutes les pistes ? […] Certes nos meilleurs chercheurs obtiennent des récompenses prestigieuses : un prix Nobel et un prix Turing l’année dernière, deux prix Nobel cette année. Nous avons des domaines d’excel-lence reconnus et enviés dans le monde entier, mathématiques, physique et sciences de l’ ingénieur. Mais ces admirables cher-cheurs et ces points forts – j’ose le dire – ne sont-ils pas l’arbre qui cache la forêt ?P. 3, § 4 : Nulle part comme en France on a autant multiplié les instituts, agences, groupements et autres organismes microsco-piques qui diluent les moyens, les responsabilités, tirent chacun à hue et à dia, et gaspiller (sic) temps et argent.

Soulignons en préambule la facilité avec laquelle N. Sarkozy utilise les modèles nationaux comme exemple ou contre-exemple, dans des postures largement contradictoires selon qu’il est dans une posture de campagne ou de « réforme » : le 2 février 2007, dans son discours de Maisons-Alfort, il citait cette phrase de Marc Bloch : « La tradition française, incorporée dans un long destin pédagogique, nous est chère. »

L’image d’une cohorte innombrable de chercheurs ineffica-ces protégés par quelques grands noms (Albert Fert notamment, souvent cité personnellement ou pour son projet Thalès) et d’un « système atomisé » d’institutions microscopiques a déjà été largement ébranlée par les analyses précédentes. Ceci nous invite néanmoins à observer maintenant le paysage institutionnel de la recherche en France.

Contrairement à l’assertion selon laquelle la coexistence d’ins-tituts et d’organismes serait une particularité française, souli-gnons qu’il existe de tels organismes dans pratiquement tous les pays : États-Unis, Japon, Allemagne, Espagne, Italie, etc. En Alle-magne, il existe 4 types d’organismes et une agence, 7 organes offi-ciels qui ont la tutelle de la recherche et 28 organismes publics de

de l’organisme américain (Philadelphie) Thomson Scientific, base dont l’Observatoire indique lui-même qu’elle tend, dans le dépouillement systématique de 4 000 revues, à privilégier les publi-cations anglo-américaines 18. Par ailleurs, l’indicateur consiste en un rapport entre le nombre d’articles publiés et l’importance scientifique supposée de ces articles : le problème se pose de savoir comment et qui décide de la portée scientifique réelle de l’article, point sur lequel l’Observatoire ne dit rien.

Marc Lefranc, chargé de recherche en physique au CNRS, avait attiré l’attention sur ce problème en mai 2007, dans un article où il explique qu’à défaut de pouvoir mesurer de façon satisfaisante la portée scientifique d’un article de recherche, un critère homogène est de se fier à la politique éditoriale d’une revue. Au sein d’une même revue de portée mondiale, qui publie le plus ? Marc Lefranc expérimente cette approche sur la revue de physique améri-caine nommée Physical Review Letters, la plus prestigieuse revue de la discipline, dont il dit qu’« y sont publiés les résultats jugés suffisamment importants pour être portés à la connaissance de l’ensem ble des physiciens, toutes spécialités confondues. En parti-culier, la grande majorité des prix Nobel de Physique récemment attribués l’ont été pour des découvertes décrites pour la première fois dans cette revue 19. Il obtient les résultats suivants pour la même année 2006 que l’OSt [fig. 5] :

Pays Nb. articles publiés Productivité (articles/mil-liard de $ de PIB)

1. États-Unis 1790 0,142. Allemagne 818 0,343. France 578 0,324. Royaume-Uni 435 0,235. Japon 418 0,116. Italie 314 0,197. Chine 268 0,078. Canada 237 0,229. Russie 229 0,15

Fig. 5 : Articles publiés dans la Physical Review Letters en 2006.

On constate que les résultats obtenus diffèrent largement de ceux sur lesquels s’appuient N. Sarkozy, plaçant la France en 3e position mondiale, devant le Royaume-Uni. La productivité

18. <http://www.obs-ost.fr/> : Rapport biennal 2008, Annexe B-5, p. 453.19. <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1577>.

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Complétons le tableau en évoquant effectivement quelques organismes en charge de la recherche publique 24. Si l’on ne s’inté-resse qu’aux Établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPSt), on en comptait 9 en 2007 : CNRS (pluridis-ciplinaire), INSERM (recherche médicale), INRA (recherche agro-nomique), INED (études démographiques), INREtS (transport et sécurité), CEMAGREF (sciences des eaux et du territoire), INRIA (recherche informatique et automatique), IRD (Institut de recher-che et développement) et LCPC (Laboratoire central des ponts et chaussées). En tenant compte des dernières réformes et notam-ment de celles évoquées par N. Sarkozy menant à la création de six instituts pour remplacer la structure actuelle du CNRS et de huit instituts thématiques pour se substituer à l’INSERM, on obtient au total 21 organismes intermédiaires de pilotage de la recherche entrant dans cette catégorie des EPSt. La restructuration opérée actuellement, loin de concentrer les moyens de recherche, crée des frontières thématiques ou disciplinaires qui risquent d’être bien plus « paralysant [es] pour la créativité et l’innovation » que le système précédent.

II– « L’enseignement supérieur, la recherche et l’ innovation sont notre priorité absolue »

En ouverture de son discours, N. Sarkozy réaffirme la place de l’ES & R dans le paysage politique, culturel et économique de notre pays : « En ce qui concerne notre effort de recherche et d’in-novation. Je n’ai pas besoin de vous convaincre de la dimension cruciale que cela aura dans le monde nouveau qui se dessine. » (p. 1, § 4). Saluons cette prise de conscience qui, au regard des actes, n’allait pas de soi. tous les indicateurs internationaux (voir OCDE) montrent très nettement que la croissance du PIB national est intimement liée à l’investissement de ce PIB dans la R & D.

« Ce n’est pas une question d’idéologie »P. 1, § 3 : Ce n’est pas une question d’ idéologie, ce n’est pas une question de droite ou de gauche, c’est une question de bon sens.

Passons sur la rhétorique du « bon sens » qui sert à justifier nombre d’actions de ce gouvernement (cf. Rachida Dati et l’incar-cération des enfants dès 12 ans relevant d’un « bon sens » peu partagé par le Premier ministre lui-même…), pour s’intéresser à la question de l’idéologie. Le terme est ainsi défini par le Diction-naire de l’Académie (9e Éd.) : « Ensemble de représentations, vision

24. <http://wwww.enseignementsup-recherche.gouv.fr/organism/index.htm>.

recherche 20, et le système américain connaît une multitude d’agen-ces et d’organismes avec 10 organes officiels de tutelle 21. Par ailleurs, la diversité des instituts ne veut pas dire une absence de coordina-tion et une dilution des moyens : c’est dans cette optique qu’avait été créé en 1939, et véritablement organisé en 1946, le CNRS 22.

Il s’agit d’un organisme public de recherche (EPSt, Établisse-ment public à caractère scientifique et technologique, placé sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recher-che). Il accueille plus de 32 000 personnes (dont 26 000 statutaires

– 11 600 chercheurs et 14 400 ingénieurs, techniciens et administra-tifs) qui exercent leur activité dans tous les champs de la connais-sance, en s’appuyant sur plus de 1 200 unités de recherche et de service, dont 90 % sont en lien avec d’autres institutions comme des Universités ou les écoles. 5 000 chercheurs étrangers sont accueillis annuellement dans les laboratoires, 1 714 chercheurs étrangers sont statutaires au CNRS, 85 accords de coopération avec 60 pays ont été signés, et il compte 310 programmes inter-nationaux de coopération scientifique, 91 laboratoires européens et internationaux associés et 92 groupements de recherche euro-péens et internationaux, 14 unités mixtes internationales… De quel système atomisé parle N. Sarkozy ? Avec 16 lauréats du prix Nobel et 9 de la médaille Fields, le CNRS a une longue tradition d’excel-lence qui place cet organisme de recherche au 1er rang européen et au 4e rang mondial (données Webometrics, OCDE, OSt 2006). La force de cet organisme réside notamment dans la pluridisciplina-rité et une organisation qui facilite les transferts de connaissances d’une discipline à l’autre. Le prix Nobel de physique 2007, Albert Fert, déclarait lors de la remise de son prix : « En cette période de transformation de notre système de recherche, j’ai envie de dire à notre ministre valérie Pécresse d’éviter une approche idéologique, qu’il faut absolument garder la capacité de coordination, d’élabora-tion d’une stratégie nationale du CNRS dont l’Agence nationale de la recherche (ANR) n’est pas dotée. » Il a renouvelé son point de vue récemment (29 janvier 2009) dans une lettre ouverte dont il est le coauteur : « La France doit nombre de ses succès scientifiques aux organismes (CNRS notamment) qui garantissent la cohérence de l’effort national de recherche. La recherche universitaire est parti-culièrement performante dans les laboratoires dits mixtes, asso-ciant en partenariat l’organisme de recherche avec une université ou une entreprise 23. »

20. <http://cisad.adc.education.fr/reperes/public/reperes/liens/pageall.htm#1>.21. <www.france-biotech.org/LOAD.asp?ID_DOC=925>.

22. <http://www.cnrs.fr/fr/organisme/presentation.htm>.23. <http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2009/01/universit-et-re.html>.

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correspondant à la cohabitation avec le gouvernement de J. Chirac (1986-1988). Après un retour à la croissance, la seconde cohabita-tion avec le gouvernement d’E. Balladur (1993-1995) amorce une décrue, continue durant le début du mandat de J. Chirac, avant d’être stoppée par le gouvernement de cohabitation de L. Jospin (1997-2002). Enfin, le second mandat de J. Chirac marque une nouvelle décrue, stabilisée en 2005-2006 à la suite du premier mouvement de contestation des chercheurs.

Ce n’est donc pas tant du côté des chercheurs qu’il convient de cher-cher de l’idéologie, et nombre d’entre eux aujourd’hui engagés dans la contestation, au-delà des clivages politiques traditionnels (on observe une mobilisation des universités peu enclines au « gauchisme », telles Lyon III, Paris Iv, Paris II, IEP Aix, et des syndicats classés à droite, tel Autonome Sup), pourraient se réclamer du pragmatisme qu’invo-quent régulièrement les membres du gouvernement.

« Il faut aller plus loin pour susciter une recherche privée de qualité »P. 4, § 3-4 : C’est en France que la part du privé dans le financement de la recherche est, de loin, la plus faible de tous les pays compara-bles et tenez-vous bien cela s’aggrave car ces dernières années cela a tendance à diminuer. Nous avons poussé les incitations fiscales au maximum avec le Crédit impôt recherche à 30 %. C’était néces-saire, mais il faut aller plus loin pour susciter une recherche privée de qualité. Il nous faut sans doute orienter les instruments dont nous disposons davantage vers la création et le développement de PME innovantes. La recherche privée française doit encore se déve-lopper massivement.Nous n’avons pas en France cette culture qui fait que pour un chef d’entreprise américain ou allemand, la recherche est une source de création de richesse et de croissance. Pour nous trop souvent la recherche est considérée par les entreprises françaises comme une sorte de luxe parfois superflu et pour les grandes entreprises françaises qui font beaucoup de R & D, la recherche s’exerce trop en vase clos, en interne, comme si les idées venues de l’extérieur étaient suspectes et qu’il serait dangereux de s’y frotter. Nous devons chan-ger cela. Les entreprises grandes et petites doivent puiser dans le vivier formidable de la recherche publique, en lui confiant des contrats, en nouant des partenariats, en embauchant ses cher-cheurs. Nous avons tout mis en place pour cela et j’attends de cette réflexion sur la stratégie nationale de recherche et d’innovation qu’elle serve à mobiliser les entreprises pour changer les habitudes.D’autant plus qu’il est absurde d’opposer recherche appliquée et recherche fondamentale. Il n’y a qu’en France qu’on arrive à faire croire que recherche privée et recherche publique s’opposent, alors que c’est dans les pays où les financements privés de la recherche

du monde propre à une société, une époque, un mouvement intel-lectuel, un groupe social/Système d’idées, corps de doctrine sur lequel se fonde une action politique. » Autrement dit, faire preuve d’idéologie, c’est chercher à imposer un système de pensée soute-nant une action politique à des acteurs sociaux jusqu’ici étrangers à ce système. Reprenons à présent le texte de N. Sarkozy, qui me semble se passer de commentaire (p. 1, § 4) : « La crise nous donne l’occasion […] de changer nos mentalités, parce que dans notre pays ce n’est pas une chose que l’on fait facilement et pourtant il faut le faire. »

Qu’en est-il de l’idéologie et de l’ES & R ? Parmi les nombreux biais d’analyse, restons-en à une analyse « froide » des chiffres mis à disposition par le ministère lui-même [fig. 6].

Fig. 6 : Évolution (1980-2006) de la part de la dépense intérieure de R & D dans le PIB.

Cette courbe de l’évolution de la part des dépenses engagées pour la recherche en pourcentage du PIB traduit les efforts natio-naux en faveur de la recherche depuis 1980. On distingue plusieurs phases : une nette augmentation entre 1980 et 1985 (de 1,75 à 2,15 %), puis une stagnation entre 1986 et 1988, avant une nouvelle augmentation entre 1989 et 1994 (atteignant son apogée avec près de 2,4 % du PIB), avant une chute de près de 20 % entre 1995 et 1998, très partiellement compensée entre 1998 et 2002, avant une nouvelle chute en 2002-2006 ramenant au niveau d’investisse-ment de 1984. Est-il nécessaire de comparer ces fluctuations avec le contexte politique de la France ? La plus forte augmentation a lieu durant le 1er mandat de F. Mitterrand, avant une nette décrue

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seulement 8 % aux universités et 6 % dans les autres organismes de recherche. Or, on constate que plus la demande nécessite un niveau de compétence élevé, plus l’investissement se reporte sur la recherche publique (op. cit., p. 23, n° 3) : en d’autres termes plus l’investissement privé cherche à stimuler la recherche fonda-mentale, plus celle-ci se tourne vers la recherche publique. Il y a en fin de compte une nette bipartition entre recherche fonda-mentale et recherche appliquée, qui se lit dans les demandes de brevets. Avant d’en venir aux chiffres, rappelons la différence de stratégie que sous-tend une exploitation de la recherche par le biais de publications ou de brevets : un chercheur dont les résul-tats aboutissent à une publication rend donc publics ces résultats, les livrant à l’ensemble de la communauté scientifique et au-delà, contribuant ainsi à une constitution du savoir universel ; un cher-cheur qui, à la suite de son travail, dépose un brevet, cherche ainsi à protéger juridiquement ses résultats et leur exploitation pour s’en assurer, à lui ou à son entreprise, le monopole de l’exploita-tion industrielle et commerciale. En France, 91,7 % des brevets français viennent de la recherche privée et 8,3 % de la recherche publique, moyenne qui est à mettre en regard de variations selon les secteurs : par exemple en pharmacie et biotechnologie, on atteint 21,6 % pour la recherche publique, mais seulement 0,6 % pour le secteur « Consommation des ménages-BtP ». Complétons ce tableau en pointant que parmi les dix premiers déposants de brevets, on trouve… le CNRS 25.

Au final, les entreprises privées françaises investissent peu dans la recherche publique, se consacrant essentiellement à une recher-che appliquée à but industriel et commercial. Pourtant, N. Sarkozy précise : « Des instruments puissants comme le Crédit impôt recherche ont été développés, aujourd’hui vous disposez Mesda-mes et Messieurs les chefs d’entreprises et vous avez d’ailleurs pris des décisions – je pense à Thales notamment – du système fiscal en faveur de la recherche le plus attractif au monde, au monde. » Une des actions gouvernementales en faveur de la recherche consiste donc à alléger les charges des entreprises dans le but de susciter leur investissement dans la recherche. Quel résultat ? La Cour des comptes dans son rapport de février 2008 pointait l’échec de cette stratégie politique du Crédit impôt recherche (CIR) en l’état 26 : les entreprises avaient reçu 1,6 milliard € d’allégement fiscal au titre de l’aide à la recherche, mais n’avaient engagé réellement que

25. Je précise quelle est ma source : INPI (Institut national de la propriété indus-trielle) d’après Les Échos : <http://www.lesechos.fr/info/innovation/4691196.htm>.26. <http://www.ccomptes.fr/fr/CC/documents/RPA/Suite3-credit-impot-recher che. pdf>.

sont les plus importants que les prix Nobel sont les plus nombreux et la recherche fondamentale la plus féconde.

Le constat dressé ici par N. Sarkozy, qui s’adresse avant tout aux chefs d’entreprises, est sans doute le moins fautif de l’ensem-ble de son discours : la plupart des indicateurs confirment ce diagnostic qui met en avant la frilosité des entreprises françaises à investir dans la recherche [fig. 7].

Fig. 7 : Part de la DIRD (Dépense intérieure de recherche et de développement) exécutée par les entreprises et

les administrations dans l’OCDE en 2006

Ce graphique (source : État du sup.op. cit., p. 21, n° 4) montre effectivement que la France connaît un investissement privé moindre en R & D que le Japon, les États-Unis et l’Allemagne, qu’il est légèrement inférieur à la moyenne de l’OCDE, mais supérieur au Royaume-Uni. Dans l’ensemble de ces pays toutefois, l’engage-ment privé reste supérieur à l’engagement public dans les efforts de recherche. Ceci se traduit également dans les moyens humains engagés dans la R & D : en France en 2006, il y avait 202 157 person-nes actives dans les entreprises à cet effet, et 161 709 dans le public.

Les indicateurs (source : État du sup. op. cit., p. 23, n° 1) montrent en outre que l’investissement privé pour l’innova-tion est dans 86 % des cas consacré à des partenaires privés et

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P. 2, § 2-3 : Les moyens supplémentaires, chère Valérie, on les a engagés avec le Premier ministre et on va continuer à le faire. Nos universités bénéficient depuis le budget 2008 d’augmenta-tions de leurs moyens et je l’affirme comme elles n’en ont jamais connu. La dépense par an et par étudiant a augmenté de 1 000 € depuis 2007 et elle augmentera encore de 37 % sur la période 2009-2011, nous plaçant enfin en 2012 au-delà de la moyenne

400 millions d’euros, soit seulement le quart de l’effort financier public…

« Aucun gouvernement n’avait réalisé un tel effort en si peu de temps, aucun »P. 2, § 2 : Il fallait des moyens supplémentaires, grand débat en France, il n’y a aucun domaine ou (sic) l’on vous dit on a trop de moyens. On commence à discuter, vous payez d’abord on discute ensuite. Il y a plus d’abord, mieux après.Rappelons que c’est entre juin et octobre 2004 qu’ont eu lieu

les États généraux de la recherche, animés par les chercheurs eux- mêmes, et organisés autour de la volonté de porter des réformes structurelles pour accompagner les efforts budgétaires de l’État. Les discussions avec les chercheurs sont donc entamées depuis cinq ans. La demande de moyens financiers est-elle pourtant illégitime ?

En 2006, avec 2,12 % du PIB consacrés à la R & D, la France se positionne sous la moyenne de l’OCDE (2,25 %), soit au 14e rang des pays de l’OCDE, et présente une différence de 0,5 % de PIB avec les États-Unis. Surtout, elle est le seul pays parmi les 16 premiers de cette liste à avoir vu les moyens financiers engagés dans la recher-che diminuer entre 1995 et 2006 (rappelons malgré cela que les classements les plus pessimistes placent les résultats de la recher-che française au 6e rang mondial) [fig. 8].

P. 3, § 3 : Quant aux dépenses de recherche et développement, elles ont commencé à remonter à 2,16 % du PIB en 2008 après avoir chuté jusqu’à 2,12 % en 2007. Nous avons injecté 800 millions dans la recherche en 2008 et nous continuerons à injecter des moyens.

Il est malheureusement impossible de vérifier ces chiffres : les chiffres de l’année précédente concernant le PIB étant en général publiés en mai. Ce que l’on peut noter, c’est qu’une augmentation de 0,04 % par an ne permet pas d’atteindre les 3 % de PIB consacrés à la R & D en 2012 que N. Sarkozy avait annoncés lors de sa campa-gne, et répétés dans la lettre de mission à valérie Pécresse ou encore lors de son discours à Orsay, le 28 janvier 2008 27. En effet, pour passer des 2,12 % en 2007 à 3 % en 2012, soit une augmentation de 0,88 % en cinq ans, il faut une augmentation moyenne de 0,176 % par an, soit 4,4 fois plus que ce qui a été fait en 2008 (avant l’entrée dans la crise financière). En supposant le PIB constant sur ces cinq ans, cela représente en volume plus de 3,5 milliards annuels nécessaires. On est donc loin du compte, avec 800 millions…

27. Pour les 3 % du PIB consacrés à la recherche, voir la contribution d’Isabelle Bruno dans ce volume. (NdE)

Fig. 8 : Classement mondial pour l’effort de recherche 1995-2006.

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du plan de relance en 2009 – c’est-à-dire en plus du plan campus, on remet 750 millions de plus pour développer des équipements universitaires et scientifiques qui n’avaient jusqu’alors, pas pu être financés faute de budget. Dans la relance, on a pris une partie de l’enveloppe, gérée par Patrick DEVEDJIAN, et on la met dans l’enseignement supérieur et dans la recherche.

Il s’agit ici de la part consacrée à la recherche et à l’enseigne-ment supérieur dans le plan de relance du gouvernement pour faire face à la crise financière : rappelons qu’il s’agit de 26 milliards d’euros (soit 1,3 % du PIB) uniquement consacrés à l’investisse-ment, dont 2,88 % à l’enseignement supérieur et à la recherche, essentiellement pour la rénovation des équipements et bâtiments. Autrement dit, c’est un investissement pour que les universités fassent travailler des entreprises (notamment de BtP) et non pour stimuler leur propre activité de production…

des pays de l’OCDE. On ne s’en glorifie pas, mais on était en deçà. On va passer au-delà. Aucun gouvernement n’avait jusqu’alors réalisé un tel effort en si peu de temps, aucun.

En septembre 2007, valérie Pécresse s’était en effet flattée de proposer un budget 2008 en augmentation de 7,8 % par rapport à celui de 2007 : 1,8 milliard € supplémentaire, pour un budget total de 24,9 milliards. En fait sur ce 1,8 milliard, c’est 1,286 milliard, soit 5,8 %, qui constituaient une progression budgétaire, le reste étant consacré à des aides fiscales (notamment Crédit impôt recher-che destiné aux entreprises à hauteur de 390 millions) et d’autres postes de dépenses (projet Oséo Innovation) 28. Sans développer la répartition des sommes selon les postes budgétaires, notons toutefois que le document de présentation du budget n’indique pas une hausse de 1 000 € de dépense par an et par étudiant, mais de 405 € (soit une dépense totale de 7 375 € par an et par étudiant). Une augmentation de 37 % entre 2009 et 2011 représente environ 2 730 € de plus par étudiant et par an (soit 10 105 €/an/étudiant).

Le diagnostic actuel est en effet peu glorifiant. La France se place au 16e rang des pays de l’OCDE pour les dépenses consa-crées à ses étudiants, sous la moyenne de l’OCDE [fig. 9], et avec de fortes disparités : en 2006, un étudiant à l’université induit une dépense annuelle publique de 7 840 €, tandis qu’un étudiant de Classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) coûte 13 940 €. Si l’annonce de N. Sarkozy se confirme, de 10 995 $ en 2005, ces dépenses annuelles par étudiant passeraient à 13 137 $ en 2011 (1 000 € = environ 1 300 $), plaçant la France au 10e rang entre le Royaume-Uni et l’Allemagne (à condition, bien sûr, que ces pays maintiennent un investissement stable durant cette période).

Il n’est pas inutile ici de rappeler à quelles conditions démo-graphiques les universités françaises ont eu à faire face depuis leur réforme de 1968 : en 1971, 19,4 % d’une classe d’âge accédait à l’enseignement supérieur ; en 1985, on passe à 30 % d’une classe d’âge ; en 2006, le taux a atteint 54 % 29, soit 1,3 million d’étudiants en universités et seulement 75 000 dans les grandes écoles. L’Uni-versité française a donc eu à faire face à une massification très importante de ces effectifs étudiants, ceux-ci ayant doublé entre 1980 et aujourd’hui, et à moyens constants, voire décroissants.

P. 2, § 5 : Et ce sont 750 millions d’euros d’ investissements supplé-mentaires, Cher Patrick DEVEDJIAN, qui sont dégagés au titre

28. <http://www.nouvelleuniversite.gouv.fr/IMG/pdf/presentationbudget.pdf>.29. C. Charle et J. verger, Histoire des universités, Paris, PUF, 1994, p. 122, pour les chiffres de 1971 et 1985 ; pour 2006, cf. État du sup.

Fig. 9 : Dépenses annuelles par étudiant, au titre des établissements, pour l’enseignement supérieur en $PPA (2005).

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Au final, l’effort budgétaire du gouvernement n’est pas sans idéologie, et ceci d’autant plus qu’il le conditionne lui-même aux réformes : « Avec le Premier ministre nous ne posons qu’une condition, que les réformes continuent. Il n’y aura pas de moyens supplémentaires sans les réformes. C’est une condition si qua non (sic) » (p. 3, § 1).

III– « Il faut bien reconnaître que depuis des décennies le conservatisme l’a toujours emporté. »

On pourrait ici s’engager dans une analyse historique du discours politique usant de la notion de « conservatisme » durant les 50 dernières années : on y observerait assurément un dépla-cement dans l’usage de cette rhétorique, un glissement (dans la partition traditionnelle) de la gauche à la droite. Il conviendrait alors de souligner que, comme dans la plupart des transferts notionnels, le sens des mots change aussi…

« Écoutez, c’est consternant mais ce sera la première fois qu’une telle évaluation sera conduite dans nos universités, la première. »P. 2-3 : Nous sommes en train de revoir entièrement le décret statutaire qui organise les services et les promotions des ensei-gnants chercheurs. Je sais que là, cela inquiète. Il s’agit de donner aux universités autonomes les moyens d’organiser au mieux leur politique de formation et leur politique scientifique. Si elles sont autonomes, cela devra se traduire dans l’autonomie de leur poli-tique scientifique et de leur politique de formation sinon, pour-quoi seraient-elles autonomes ? Il s’agit aussi de permettre aux meilleurs talents, en recherche, pour l’enseignement et les multi-ples tâches indispensables dans une université moderne d’être enfin reconnus et récompensés. La condition que l’on y met, c’est d’évaluer ces activités, et de les évaluer régulièrement pour chaque enseignant-chercheur. Franchement, la recherche sans évaluation, cela pose un problème. D’ailleurs toute activité sans évaluation pose un problème. C’est le Conseil national de (sic) Universités, organe indépendant des universités, qui conduira cette évaluation. Écoutez, c’est consternant mais ce sera la première fois qu’une telle évaluation sera conduite dans nos universités, la première. En 2009. Franchement, on est un grand pays moderne, c’est la première fois. Inutile de dire que je soutiens totalement l’action de Valérie PÉCRESSE. Dans leur immense majorité les enseignants chercheurs apportent leurs compéten-ces avec un dévouement admirable à nos universités. Ils n’ont rien à redouter de cette réforme. Elle est faite pour les encou-rager, pas pour les décourager. Moi, je vois dans l’évaluation,

Présentation des missions du CNÉ d’après la Loi n° 84-52 du 26 janvier 1984

Le Comité national d’évaluation est une autorité administrative indépendante.Il a pour mission d’évaluer l’ensemble des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel : universités, écoles et grands établisse-ments relevant de la tutelle du ministre chargé de l’enseignement supérieur. […]Le Comité national d’évaluation exa-mine et évalue les activités exercées par l’ensemble des établissements, et par chacun d’entre eux, dans les domaines correspondant aux missions du service public de l’enseignement supérieur : la formation initiale et continue ; la recher-che scientifique et technologique ainsi que la valorisation de ses résultats ; la diffusion de la culture et l’information scientifique et technique ; la coopération internationale.Dans l’exercice de cette mission, l’ana-lyse du Comité national d’évaluation porte sur l’ensemble des actions et des moyens mis en œuvre par les établis-sements dans le cadre de leur politique scientifique et pédagogique.Les analyses du Comité national d’éva-luation sont consignées dans des rap-ports publics élaborés par établissement et par thème. Les rapports par établisse-ment sont adressés au ministre chargé de la tutelle de ces établissements. Ils sont, en outre, adressés aux responsa-bles de ces derniers. Les rapports par thème sont adressés au ministre char-gé de l’enseignement supérieur et aux autres ministres concernés. Les activi-tés du Comité font l’objet d’un rapport adressé annuellement au président de la République. En outre, le Comité national d’évaluation dresse tous les quatre ans un bilan de synthèse sur l’état de l’ensei-gnement supérieur. Ce bilan est adressé au président de la République.

L’AERES dans le JO du 19 avril 2006, Loi 2006-450 du 18 avril 2006*

« Art. L.114-3-1. − L’Agence d’éva-luation de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur est une autorité administrative indépendante.L’agence est chargée :1. D’évaluer les établissements et orga nismes de recherche, les établis-sements d’enseignement supérieur et de recherche, les établissements et les fondations de coopération scien-tifique ainsi que l’Agence nationale de la recherche, en tenant compte de l’ensem ble de leurs missions et de leurs activités ;2. D’évaluer les activités de recherche conduites par les unités de recherche des établissements et organismes mentionnés au 1 ; elle conduit ces éva-luations soit directement, soit en s’ap-puyant sur les établissements et orga-nismes selon des procédures qu’elle a validées ;3. D’évaluer les formations et les diplômes des établissements d’ensei-gnement supérieur ;4. De valider les procédures d’éva-luation des personnels des établis-sements et organismes mentionnés au 1o et de donner son avis sur les conditions dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Elle peut également participer, dans le cadre de program-mes de coopération européens ou internationaux ou à la demande des autorités compétentes, à l’évaluation d’organismes étrangers ou internatio-naux de recherche et d’enseignement supérieur.Des documents élaborés par les struc-tures privées sur l’utilisation des aides publiques à la recherche lui sont communiqués.* <http://www.aeres-evaluation.fr/docs/1-loi2006-1334_03112006.pdf>.

Fig. 10 : Comparatif des missions du Conseil national d’évaluation (CNÉ) et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement

supérieur (AERES).

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est très régulièrement évalué, tant par ses instances de tutelle (son activité est clairement exposée dans les rapports cités précé-demment), que par des comités indépendants composés d’autres chercheurs qui interviennent pour juger de la validité du travail effectué à chaque étape de l’activité du chercheur. La participation à un colloque est acceptée après expertise du projet de communi-cation par le comité scientifique d’organisation ; la publication de la majorité des articles est conditionnée à la même expertise d’un comité éditorial, souvent international, composé de plusieurs chercheurs dont la renommée scientifique les a portés à la tête de la politique scientifique de la revue ou de la maison d’édition.

Il n’est également pas inutile de rappeler que, comme tout agent public, nombre d’enseignants-chercheurs se voient chaque année attribuer une note administrative par leur supérieur hiérarchique direct (le directeur d’UFR), note qui conditionne l’avancement de sa carrière et de sa rétribution. C’est notamment le cas des Atta-chés temporaires d’enseignement et de recherche (AtER), agrégés ou certifiés ou non 32.

Enfin, passons sur le cadre relativement concurrentiel qui existe dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, et qui est en soi générateur d’une grande exigence quant à la qualité des travaux de chacun.

Les enseignants-chercheurs n’ont donc pas peur de l’évaluation qu’ils pratiquent presque au quotidien : soulignons d’ailleurs que la prise en compte de l’évaluation des activités de chaque ensei-gnant-chercheur dans l’évolution de sa carrière fut une demande des États généraux de la recherche de 2004. Le rapport demandait, au titre ii, 3, 4 (p. 42-43) consacré à l’évaluation, que celle-ci soit pratiquée de façon systématique sur les organismes de recher-che et les chercheurs par un organisme indépendant aux moyens renforcés. Le point de friction avec le gouvernement tient, en autres choses, à l’identité des évaluateurs. Comme cela apparaît ici :

Nulle part dans les grands pays, sauf chez nous, on n’observe que des organismes de recherche sont (sic) à la fois opérateurs et agences de moyens à la fois, acteurs et évaluateurs de leur propre action. Je vois que cela peut être confortable. Je pourrais

32. Il s’agit en général d’étudiants sur le point de terminer ou ayant tout juste soutenu leur doctorat, qui sont recrutés pour un contrat d’un an renouvelable sur des postes vacants. Ils doivent assumer les mêmes missions d’enseignement et de recherche que des professeurs titulaires, mais les tâches administratives leur sont épargnées. Cette étape n’est pas obligatoire dans la carrière d’ensei-gnant-chercheur, mais elle sert souvent de « stage d’initiation » à l’enseignement à l’université, puisqu’il n’existe pas de formation pédagogique dans l’enseigne-ment supérieur universitaire. voir également plus loin dans l’article les commen-taires de l’auteur. (NdE)

la récompense de la performance. S’ il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance.

Deux dossiers complémentaires sont évoqués ici (avec un summum de mauvaise foi) : le statut des enseignants-chercheurs (et le principe de modulation des services) et les pratiques d’évaluation. Or, il est outrancièrement faux de dire que le monde de la recher-che et des universités évolue hors de toute pratique d’évaluation : 1/ Ici N. Sarkozy fait référence au nouvel organisme qui a été créé en 2006, l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur). Or, il ne s’agit aucunement de la création ex nihilo d’une instance d’évaluation, mais du remplacement (évolu-tion) d’un organisme ayant les mêmes fonctions et qui avait été créé en 1984, le Comité national d’évaluation (CNÉ). À titre d’illus-tration, on peut comparer l’énonciation des missions de chacun de ces deux organismes [fig. 10]. Au final, le CNÉ a produit jusqu’en novembre 2006, 240 rapports publics et disponibles sur l’ensemble des organismes de l’ES & R 30. Il est donc faux de dire qu’aucune évaluation des universités n’avait été conduite jusqu’ici.2/ Comme tout organisme sous tutelle du ministère de l’ES & R, chaque université, laboratoire, école doctorale, UMR (Unité mixte de recherche CNRS-Université) doit fournir tous les quatre ans un rapport d’activités (rapport quadriennal) comprenant l’explica-tion de sa structure administrative, un état financier, un état des projets menés à bien, la bibliographie de ses membres, etc., tout type d’activité du laboratoire destiné à être évalué. Ce rapport, assorti d’un second volet constituant les projets envisagés sur l’exercice suivant de quatre ans, constitue la base de l’évalua-tion opérée par le ministère qui débouche sur l’acceptation d’un « contrat quadriennal » négocié avec l’organisme de recherche et d’enseignement conditionnant les financements, les postes créés, etc.3/ Au niveau individuel : passons rapidement sur les multiples concours (agrégation, CNRS, etc.) que la plupart des enseignants-chercheurs ont passés pour prétendre à exercer cette activité, sur les soutenances devant jurys d’experts qui examinent la qualité du travail fourni (thèse de doctorat, habilitation à diriger des recherches) et conditionnent la progression de l’enseignant- chercheur 31, pour préciser que, dans sa carrière, chaque chercheur

30. <http://www.cne-evaluation.fr/>.31. Sur ce point, voir notamment les contributions de Pierre Jourde et d’Olivier Ertzscheid dans ce volume. On peut en outre signaler que l’outil internet permet désormais aux enseignants-chercheurs et aux chercheurs de mettre en ligne et d’actualiser régulièrement leur bibliographie et l’état de leurs recherches en cours, afin de les rendre publiques. (NdE)

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(en forte croissance en raison du fonctionnement de l’ANR), etc. Certes, il existe des possibilités de décharge pour certaines tâches administratives, notamment dans l’encadrement des étudiants, mais au final un enseignant-chercheur est évalué principalement sur un critère : le nombre et la qualité de ses publications person-nelles. Les États généraux avaient ainsi pointé en 2004 le paradoxe qui consiste à ce que les enseignants-chercheurs qui bénéficient le plus de décharges de cours soient ceux dont l’avancement dans la carrière est le plus abouti, leur renommée scientifique leur concé-dant l’autorité pour participer plus activement à l’encadrement scientifique et administratif. Ce sont donc les jeunes enseignants-chercheurs, en charge de cours plus nombreux, et devant être les plus actifs au niveau de la recherche pour progresser dans la carrière qui bénéficient le moins de ces décharges.

Malgré les recommandations formulées par le Comité d’initia-tive et de propositions (sous caution gouvernementale) à l’origine des États généraux sur ce dossier, le gouvernement procède tout à fait autrement. Le principe choisi est une modulation des services en fonction de la performance des chercheurs : plus un chercheur publie, moins il aura à enseigner, moins il publie, plus il aura de charge de cours 34. Ce système inverse totalement la proposition formulée, dans la mesure où l’allégement du service d’enseigne-ment est conçu moins comme une incitation que comme une sanction. Par ailleurs, cette conception crée une hiérarchie dans la double fonction d’un enseignant-chercheur, l’enseignement devenant une sanction pour chercheurs mal évalués : suivant cette logique, les meilleurs chercheurs ont vocation à peu transmettre leur travail directement aux étudiants, tandis que les chercheurs produisant peu de connaissances nouvelles seront ceux qui seront les plus fréquemment devant les étudiants. Cette logique absurde pose une contradiction totale avec la mission des établissements d’enseignement supérieur et de recherche et de leurs personnels, défini ainsi par le gouvernement lui-même : « Les enseignants-chercheurs – maîtres de conférences et professeurs des universités

– ont la double mission d’assurer le développement de la recherche fondamentale et appliquée et de transmettre aux étudiants les connaissances qui en sont issues 35. »

Enfin, comme le souligne N. Sarkozy, ce système de la modu-lation des services s’intègre dans le cadre de l’« autonomie » des

34. Pour la modulation des services d’enseignement des enseignants-chercheurs, voir notamment les contributions d’Olivier Ertzscheid et de Christophe Mileschi dans ce volume. (NdE)35. <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22663/devenir-enseignant-du-superieur.html> (souligné par l’auteur). (NdE)

en tirer quelques conclusions pour moi-même. C’est un système assez génial d’ailleurs, celui qui agit est en même temps celui qui s’évalue. Qui peut penser que c’est raisonnable ? Cela peut provo-quer un certain confort, un confort illusoire du moment parce que l’on voit bien les limites de l’exercice. (p. 3, § 4)

N. Sarkozy fait ici preuve d’une grande démagogie, en compa-rant activité politique (dont les électeurs sont juges, dans un système démocratique) et activité scientifique : conviendrait-il d’organiser un référendum pour décider de la portée scienti-fique des découvertes d’Albert Fert (prix Nobel 2007 de physi-que) ? N. Sarkozy affirme que « toute activité sans évaluation est un problème », mais il conviendrait d’ajouter que toute activité d’évaluation pose des problèmes, notamment celui de la compé-tence et de l’indépendance des évaluateurs. Il n’est pas scanda-leux que les scientifiques soient jugés par leurs pairs, c’est-à-dire ceux qui détiennent les connaissances suffisantes pour évaluer au mieux. Il est enfin malhonnête de laisser croire que le Conseil scientifique du comité national du CNRS (ici visé dans les propos de N. Sarkozy) en charge de l’orientation scientifique et de la répartition des moyens est « une bande de potes » bienveillants. Il s’agit d’un groupe de 30 personnes, 11 élues par les personnels du CNRS, et 19 (soit la majorité) nommées par le ministre de l’ES & R et parmi elles 8 personnalités étrangères 33.

Il y aurait enfin beaucoup à dire sur le mirage que consti-tue parfois la pratique de l’évaluation : rappelons (comme l’a d’ailleurs fait N. Sarkozy lui-même lors de son intervention télé-visée du 5 février dernier) que quelques semaines avant sa faillite, la banque américaine Lehman Brothers était notée au maximum (triple A) par l’agence indépendante d’évaluation Moody’s Inves-tors Service…

À cette pratique de l’évaluation est enfin lié le principe de réforme du décret du 6 juin 1984 qui, établissant les obligations de service d’enseignement d’un enseignant-chercheur, fut une demande des États généraux (rapport, p. 9-10). Ce décret marquait déjà une augmentation du nombre d’heures d’enseignement, passant de 128 heures légales à 192 heures (ce qui représente, pour 24 à 26 semaines d’enseignement annuel, entre 7 h 30 et 8 heures de cours/semaine, soit la moitié de la charge d’un professeur agrégé dans le secondaire). Or, l’ensemble de la communauté scientifi-que s’accorde pour souligner que ce cadre administratif n’est plus adapté à la diversité des tâches relatives à la mission d’un ensei-gnant-chercheur : direction de travaux, organisation de colloques, direction de publications, élaboration de projets de recherche

33. <http://www.cnrs.fr/comitenational/cs/membres.htm>.

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avec la lettre de mission de N. Sarkozy adressée à valérie Pécresse le 5 juillet 2007 38. Comme N. Sarkozy le souligne, le 1er janvier 2009, ce sont 20 universités sur les 85 universités françaises qui ont intégré les dispositions de la loi LRU.

L’originalité dont se prémunit ici N. Sarkozy, en invoquant le fonctionnement des autres pays, n’est guère plus évidente au regard des dispositions déjà en vigueur en France depuis la loi d’Edgar Faure du 12 novembre 1968 (Loi n° 68-978) dite « Loi d’orientation de l’enseignement supérieur » (Gouvernement de Maurice Couve de Murville) : le titre iii de cette loi s’intitule « Autonomie admi-nistrative et participation » (art. 11 à 18), le titre iv « Autonomie pédagogique et participation » (art. 19-25), enfin le titre v « Auto-nomie financière » (art. 26-29) 39. Sans pouvoir examiner la tota-lité des dispositions de cette loi LRU, intéressons-nous surtout à trois des aspects les plus fréquemment évoqués pour justifier cette tendance à l’« autonomie ».

1/Parmi les dispositions de la loi LRU fréquemment avancées par le gouvernement figure l’autonomie budgétaire et, notamment, la possibilité pour les universités de recevoir des fonds privés par l’intermédiaire d’une fondation (art. 28, section v) ; rappelons les dispositions prévues par l’article 26 de la loi de 1968 (souligné par moi) : « Les établissements publics à caractère scientifique et culturel disposent, pour l’accomplissement de leur mission, des équipements, personnels et crédits qui leur sont affectés par l’État. Ils disposent en outre d’autres ressources, provenant notam-ment de legs, donations et fondations, rémunérations de services, fonds de concours et subventions diverses. » La possibilité existait donc déjà pour les universités de recevoir des fonds privés : l’inno-vation réside en réalité moins dans les dispositions concernant les universités que dans celles concernant les donateurs privés, puisque les dons aux fondations sont déductibles de l’impôt sur le revenu pour les particuliers à hauteur de 66 % dans la limite de 20 % du revenu imposable et de l’impôt sur les sociétés à hauteur de 60 % dans la limite de 5‰ du chiffre d’affaires, comme pour les fondations d’entreprise et les associations reconnues d’utilité publique. Il s’agit donc d’un crédit d’impôt dont on a déjà souligné la faible portée incitative qu’il avait dans le budget de la recher-che. Un exemple concret : en juin 2007, Microsoft et l’université Lyon I ont signé un partenariat dans le cadre d’une fondation, Microsoft apportant 180 000 € sur trois ans (soit 60 000 €/an)

38. <http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/lettre_de_mission_adressee_a_mme_valerie_pecresse_ministre_de_l_enseignement_superieur_et_de_la_recherche.79114.html>.39. <http://guilde.jeunes-chercheurs.org/textes/txtfond/L68-978.html>.

universités : cela signifie en réalité que le président d’université est seul décisionnaire de la modulation des services de ses ensei-gnants, quelles que soient leurs disciplines, aux dépens de l’institu-tion nationale et collégiale en charge des avancements de carrière des enseignants-chercheurs, le CNU (Comité national des univer-sités) 36. Il n’est pas difficile de voir quelles peuvent être les tenta-tions d’un président d’université conçu comme un chef d’entre-prise, l’exemple de l’université du Mans étant explicite (source : vice-président de l’université du Mans sur France Inter, le 2 février 2009) : sur l’année universitaire 2008-2009, cet établissement n’est pas en mesure d’assurer la demande en cours pour 40 000 heures annuelles, ce qui représente un déficit de personnel d’environ 200 enseignants ; comment éviter que le système des modulations des services ne soit alors pas conçu comme un moyen de compen-ser (au moins partiellement) ce manque d’enseignants ?

« C’est pour cela que nous avons donné l’autonomie aux universités »P. 3, § 3 : Je ne vois nulle part qu’un système d’universités faibles, pilotées par une administration centrale tatillonne soit une arme efficace dans la bataille pour l’ intelligence. C’est au contraire un système infantilisant, paralysant pour la créativité et l’ innova-tion. C’est pour cela que l’on a donné l’autonomie aux universités. D’ailleurs, on n’a rien inventé de très original. L’autonomie, c’est la règle pour tous les pays où il y a des universités qui se dévelop-pent. Il n’y a pas un seul exemple à travers le monde, de grandes universités qui ne soient autonomes. Eh bien, il a fallu attendre le 1er janvier de cette année 2009 pour avoir l’autonomie. Et je souhaite que nous allions plus vite, plus loin dans l’autonomie. Je crois notamment que les universités doivent bénéficier de la pleine propriété de leur patrimoine, que cela peut être un levier d’action très puissant pour exercer cette autonomie.

Le gouvernement a-t-il donné l’autonomie aux universités ? La loi LRU (loi relative aux Libertés et responsabilités des universi-tés, loi n° 2007-1199) fut adoptée le 1er août 2007 et promulguée le 10 août suivant 37. Cette loi qui avait soulevé un certain nombre d’oppositions, tant étudiantes qu’enseignantes, fut présentée par le gouvernement comme étant une loi concédant l’autonomie aux universités afin de leur donner les moyens des enjeux de la concurrence internationale en matière d’ES & R, en conformité

36. Pour le CNU, voir l’analyse de Daniel Mortier dans ce volume. (NdE)37. <http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_relative_aux_libertés_et_responsabili-tés_des_universités> : un point assez détaillé sur Wikipedia.

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d’enseignants-chercheurs. La commission de spécialistes était chargée d’examiner les titres, travaux et activités des candidats et, après avoir entendu deux rapporteurs désignés par son bureau pour chaque candidat, d’établir une liste des candidats admis à poursuivre le concours par une audition devant la commission. La commission de spécialistes classait au maximum cinq candi-dats pour chaque emploi offert au concours, puis la liste de clas-sement établie par la commission de spécialistes était transmise au Conseil d’administration de l’université. Celui-ci proposait au ministre chargé de l’enseignement supérieur soit seulement le premier candidat classé par la commission de spécialistes, soit également un ou plusieurs des suivants dans l’ordre d’inscrip-tion sur la liste de classement. À présent, les comités de sélection sont des comités ad hoc, créés pour chaque emploi à pourvoir, et nommés par le Conseil d’administration sur proposition du prési-dent de l’Université et après avis du Conseil scientifique. Ils sont pour moitié au moins composés de membres extérieurs à l’univer-sité et seulement « majoritairement » de spécialistes du domaine. Le comité de sélection transmet un avis motivé au Conseil d’admi-nistration qui propose au ministre un nom ou une liste de noms classés. Le président de l’université a un droit de veto sur tout recru-tement en émettant un avis défavorable motivé.

Au final, on constate ici une tendance générale aux disposi-tions de la loi LRU qui consiste en une concentration des pouvoirs dans les mains du président de l’Université, qui est le seul déci-sionnaire de la nature du recrutement, tous les autres avis étant uniquement consultatifs. Dans une moindre mesure, on assiste également à une promotion des pouvoirs du Conseil d’adminis-tration, dont il convient de souligner que la loi LRU a renforcé la présence de personnalités extérieures dans sa composition au détriment des personnels et étudiants élus.

Cette tendance souvent qualifiée de « managériale » dans la « gouvernance » de l’université (le changement de vocabulaire inscrit dans la loi est en soi signifiant 41) est donc conçue par le gouverne-ment comme un moyen d’améliorer la compétitivité des universi-tés françaises. Ce discours est toutefois assez mal reçu par nombre d’acteurs de l’université : une des raisons étant qu’il s’appuie sur un diagnostic très inexact de l’état des universités dans cette compé-tition mondiale, point que nous avons souligné au début. Une des raisons du décalage qui existe dans les classements tels que celui Shanghai, entre un niveau national honorable (6e) et des établisse-ments individuellement relégués à des places plus lointaines, est

41. Pour la « gouvernance », voir notamment les articles de Geneviève Azam et de Philippe Selosse dans ce volume. (NdE)

dont 60 000 € sont consacrés à des bourses pour des étudiants défavorisés (20 000 €/an) 40. L’université Lyon I compte plus de 30 000 étudiants et dispose d’un budget de fonctionnement de 105 millions d’euros, la contribution de Microsoft correspondant donc à 0,17 %. Le constat du manque d’implication des fonds privés, notamment des entreprises dans les universités n’est pas un phénomène uniquement français : l’organisation américaine nommée National Science Foundation (citée sur le site Rue89 le 01/07/2008) rapportait qu’en « 2003, les entreprises finançaient 17 % de la recherche fondamentale aux États-Unis, mais seule-ment 5 % de celle conduite dans les universités (qui représente pourtant l’essentiel du total) et, plus étonnant, seulement 6 % de la recherche appliquée universitaire. […] 60 % des dépenses de R & D des universités américaines sont financées par le gouver-nement fédéral, indépendamment du fait qu’elles soient publiques ou privées […]. » L’OCDE confirme ce faible financement par les entreprises de la recherche universitaire aux États-Unis : environ 5 %. Rares sont les pays qui dépassent 6 % : l’Allemagne (du fait des instituts Fraunhofer) et la Corée. En réalité, les ressources globa-les des universités américaines proviennent pour 70 % de l’État, 25 % de « fondations » séculaires et 5 % seulement des entreprises (Le Monde, 18/12/07).

2/Un autre aspect de cette autonomie annoncée est la possi-bilité pour les universités de devenir propriétaires des bâtiments mis à la disposition de l’État et qu’elles occupent : l’idée est donc un transfert de responsabilités dans l’entretien des bâtiments qui ne sera plus à la charge de l’État, une hausse de budget de ces univer-sités étant censée compenser la charge financière de ce transfert. En décembre 2008, seules deux des 20 universités entrant dans le cadre de la loi LRU ont entrepris ces démarches : Paris vI et l’uni-versité de Corte.

3/L’autonomie du recrutement est enfin le troisième aspect que l’on retiendra : l’examen des candidatures pour le recrute-ment des enseignants-chercheurs ne se fait désormais plus par une commission de spécialistes, mais par un comité de sélection. Auparavant, les commissions de spécialistes étaient établies, soit au niveau de l’établissement soit au niveau du département, pour trois ans, composées majoritairement (60 à 70 %) de membres élus appartenant à l’établissement et minoritairement (de 30 à 40 %) de membres extérieurs nommés par le chef d’établissement, en respectant la parité numérique entre maîtres de conférences et professeurs des universités : elles étaient uniquement composées

40. <http://www.usinenouvelle.com/article/l-universite-de-lyon-1-s-ouvre-aux-entreprises.124191>.

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« Alors la bataille de l’intelligence, je crois que nous l’avons engagée ! Et bien engagée ! »P. 2, § 7 : La très grande compétence et l’engagement des person-nels des universités vont être récompensés. 250 millions d’euros sont prévus pour la revalorisation de leurs carrières pour les trois prochains exercices budgétaires, en plus des quelque 800 millions d’euros dont ils bénéficieront au titre des mesures de revalorisation générale de la fonction publique. Les études doctorales seront enfin prises en compte comme expérience professionnelle, ce qui, là aussi, va permettre une revalorisa-tion significative de tous les débuts de carrière pour les jeunes docteurs. Évidemment, si on les prend en compte, ça revalorise la carrière des jeunes docteurs. J’entends parler de cette reva-lorisation depuis que j’ai commencé à faire de la politique. Et c’était une revendication de tous les syndicats.

Les conditions salariales des enseignants-chercheurs sont fréquemment invoquées pour expliquer le départ de certains d’entre eux pour l’étranger. Il convient donc de regarder ce qu’il en est [fig. 11] :

Fig. 11 : Enseignants en fonction dans l’enseignement supérieur (année universitaire 2007-2008, France entière).

Près de 36 % des enseignants à l’Université sont des non- titulaires, dont 15 % sont dits ici « enseignants du 2nd degré », c’est-à-dire qu’ils sont titulaires d’un concours de l’enseignement

d’ordre structurel, nombre d’universités françaises, parmi les plus importantes, étant souvent spécialisées dans les disciplines ensei-gnées : le fait de ne pas dispenser d’enseignement dans toutes les disciplines défavorise donc les universités françaises vis-à-vis de beaucoup d’universités étrangères (à noter que la France n’est pas le seul pays dans ce cas et que l’impact est comparable dans des pays comme l’Allemagne notamment). Conscients de cette situa-tion, les enseignants-chercheurs eux-mêmes, dans le cadre des États généraux de 2004 ont proposé la création des PRES (Pôles de recherche et d’enseignement supérieur) : « À l’heure de l’harmoni-sation européenne, il est important de proposer un cadre souple ayant vocation à structurer cet ensemble d’une manière plus satis-faisante. C’est dans cet esprit que nous proposons la création des Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), unités fonc-tionnelles pluridisciplinaires, assurant à l’échelle d’une aire géogra-phique des missions de formation, de recherche et de valorisation. Les PRES sont des structures fédératives permettant une lisibilité et une qualité de recherche au meilleur standard international » (Rapport, p. 38-40). Il s’agit de créer des consortiums regroupant des établissements de compétences variées afin que ces pôles disposent à la fois de l’ensemble des disciplines d’enseignement et de recher-che, d’un poids financier et démographique comparable aux univer-sités étrangères : ce dispositif adopté dans une loi de programme du 18 avril 2006 est en cours de réalisation (neuf PRES ont été créés en mars 2007 42) et devrait aboutir à des regroupements d’universités et d’écoles, transcendant des anciennes querelles et renforçant la collaboration entre écoles et universités 43.

42. « Aix-Marseille université » : les trois universités d’Aix-Marseille ; « Nancy université » : les universités Nancy 1 et 2 et l’INP ; « Paris Est université » : l’École des Ponts, l’université de Marne-la-vallée, l’université Paris 12 val-de-Marne, l’École supérieure d’ingénieurs en électronique et électrotechnique (ESIEE) et le Laboratoire central des ponts et chaussées) ; « Paris tech » : 10 écoles d’ingénieurs, dont l’École nationale des ponts et chaussées, l’École nationale supérieure de chimie de Paris, l’École nationale supérieure des mines de Paris, l’ENSAM, l’École polytechnique, l’École supérieure de physique et de chimie industrielle de la ville de Paris, Agro Paris tech ; « université de Bordeaux » : les quatre universités bordelaises, trois écoles d’ingénieurs et l’IEP ; « univer-sité de Lyon » : les trois universités de Lyon, les deux ENS et l’École centrale de Lyon ; « université de toulouse » : les universités de toulouse 1, 2, 3, l’INP de toulouse, l’INSA et l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace ; « université européenne de Bretagne » : les universités de Rennes 1, 2, Bretagne occidentale, Bretagne Sud, l’Agrocampus de Rennes, l’INSA de Rennes, l’antenne de l’ENS Cachan, l’ENSt Bretagne et l’ENSC Rennes ; « UniverSud Paris » : les universités de Paris 11, versailles Saint-Quentin, l’ENS Cachan, l’École centrale Paris et l’École supérieure d’électricité.

43. Sur les PRES, voir également la contribution d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume. (NdE)

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mois : la rémunération pour un jeune agrégé est donc plus attrac-tive dans l’enseignement secondaire que dans le supérieur.

Malgré la prise en compte des années de doctorat dans l’expé-rience professionnelle, demandée par les États généraux de la recherche, ce constat de la faible rémunération des jeunes ensei-gnants-chercheurs explique que nombre d’étudiants se détour-nent de la carrière et notamment de la poursuite d’une thèse : la note d’information de novembre 2008 du ministère de l’ES & R concernant les prévisions d’effectifs dans l’enseignement supé-rieur envisage la chute de 32,2 % du nombre de doctorants (et donc de docteurs et de futurs enseignants-chercheurs) d’ ici à 2017 44. La réponse du gouvernement à ce constat est de proposer une réforme du doctorat, ne permettant aux futurs doctorants d’éla-borer leur thèse que dans le cadre d’un contrat doctoral unique de 3 ans, rémunéré à hauteur de 2 000 € bruts/mois : un cadre juri-dique qui devient plus contraignant encore, ignorant les particu-larités des diverses disciplines scientifiques, où rien n’est précisé sur le nombre des contrats mis à disposition, ni sur les modali-tés permettant aux titulaires de concours d’associer une activité d’enseignement pour en valider l’obtention 45.

Les enseignants-chercheurs titulaires se partagent entre maîtres de conférences (42 %) et professeurs (22 %) 46. Un maître de conférence est titulaire d’un doctorat et (pour certaines disci-plines) très fréquemment titulaire de l’agrégation : l’âge moyen de recrutement des maîtres de conférences est de 32 ans et 8 mois. Au premier échelon, ils gagnent 2 070 € bruts/mois : la revalorisa-tion de leur salaire intervient ensuite tous les deux ans et dix mois, pour atteindre au bout de dix ans d’activités 2 843 € bruts/mois. Quant aux professeurs, ils sont recrutés parmi des maîtres de conférences ayant soutenu une thèse d’Habilitation à diriger des recherches (HDR), à un âge moyen de 43 ans et 4 mois : leur salaire à l’échelon le plus bas est de 3 003 € bruts/mois, pour atteindre à l’âge moyen de la retraite (67 ans) environ 5 000 € bruts/mois.

La revalorisation des salaires annoncée par N. Sarkozy dans ce discours est peu explicite : il parle des personnels de l’uni-versité, ce qui ne comprend pas que les enseignants-chercheurs,

44. <http://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2008/71/8/NI0832_40718.pdf>.

45.<http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22627/creation-d-un-nouveau-contrat-doctoral.html>. voir également une analyse des nombreu-ses zones d’ombre de ce projet de décret par Nicolas Lyon-Caen : <http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article1249>.

46. <http://www.variance-cnu06.org/docs/~2/Grille % 20salaires % 20Université % 202008.pdf>.

(à 56 %, ils sont agrégés). Ces enseignants-chercheurs exercent donc à titre de contractuels détachés dans l’enseignement supé-rieur : dans nombre de cas, il s’agit de doctorants titulaires d’un concours et recrutés dans une université comme allocataires-moniteurs ou AtER (Attaché temporaire d’enseignement et de recherche). Ces deux contrats prévoient une activité de recherche et d’enseignement pour leurs titulaires :

— un allocataire-moniteur est signataire d’un CDD de trois ans (il est donc d’un niveau minimum de Bac +8 à la fin de son contrat) durant lequel il doit exercer une activité de recherche liée à l’élabo-ration de sa thèse de doctorat et une activité d’enseignement équi-valente à 64 heures tD ou 96 heures tP annuelles, permettant aux titulaires d’un concours d’enseignement de le valider : l’allocation, qui correspond à l’activité de recherche, est rémunérée à hauteur de 1 530 € nets/mois, et le monitorat, correspondant à la charge de cours, est rémunérée 270 € nets/mois. L’allocation de recher-che avait été créée en 1976 pour soutenir les recherches doctorales et sa rémunération avait été alors fixée par décret à l’équivalent à 1,5 SMIC : en 2009, elle ne correspond plus qu’à 1,29 SMIC. La somme allocation-monitorat aboutit à environ 1 800 € nets/mois, ce qui reste sous la barre des 1,5 SMIC (env. 1 900 €).

— un AtER peut être recruté au titre de son statut de doctorant, d’agrégé ou de docteur. Son service correspond à un service plein d’enseignant-chercheur, soit 192 heures (équivalent tD) d’ensei-gnement outre son activité de recherche (soit en moyenne 7,5 à 8 heures d’enseignement par semaine sur 24 à 26 semaines). Il s’agit d’un CDD d’un an, renouvelable un maximum de fois (4 au maximum pour les agrégés), qui intervient parfois (dans le meilleur des cas) à l’issue d’un contrat d’allocation-monitorat, et peut donc concerner des enseignants-chercheurs jusqu’au niveau Bac + 12. Sa rémunération est alors de 1 600 € nets/mois, c’est-à-dire moins que le précédent contrat d’allocation-monitorat. Il convient en outre d’ajouter que ces contrats peuvent être allégés pour la charge d’enseignement, on parle alors de demi-AtER : il s’agit d’un mi-temps d’enseignement (96 heures équivalent tD annuelles) et d’un plein temps recherche, correspondant à une rémunération d’environ 1 200 € nets/mois.

Ainsi, en obtenant successivement ces deux types de contrats, un enseignant-chercheur doctorant, puis docteur de l’Université (au minimum bac + 8, souvent davantage selon les disciplines et les parcours), voire agrégé (statut assimilé à un cadre supérieur), peut exercer une activité au sein de l’université durant sept ans dans un cadre contractuel pour une rémunération moyenne n’excé dant pas 1 500 € nets/mois. À ce stade, un professeur agrégé enseignant dans le secondaire gagne lui entre 2 200 et 2 600 € nets/

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son PhD (équivalent mutatis mutandis à la thèse de doctorat) soit rémunéré à hauteur de 50 000 $ annuels, soit un équivalent mensuel de 3 200 € bruts/mois, alors qu’un AtER ou un allocatai-re-moniteur français, rappelons-le, touche entre 1 200 et 1 800 € nets/mois. Cet effort d’attractivité est encore plus flagrant en ce qui concerne le recrutement des nouveaux assistant professor (équivalent des maîtres de conférences non titulaires) : la moyenne, toutes disciplines confondues, atteint 61 650 $ bruts annuels, soit environ 4 000 $ bruts/mois, contre 2 070 € bruts/mois en France…

Sans multiplier les analyses chiffrées, soulignons qu’aux États-Unis – on aurait pu entreprendre une analyse comparable avec le Royaume-Uni 48 – « la bataille de l’intelligence » se gagne aussi par une politique salariale stimulant l’attractivité des carriè-res universitaires, où, globalement, les enseignants-chercheurs américains, à tous les niveaux de leur carrière, sont rémunérés le double des enseignants-chercheurs français.

ConclusionCette analyse a donc tenté de rectifier nombre des inexac-

titudes du discours de N. Sarkozy concernant l’état de l’ES & R, et de rétablir quelques données rigoureuses face aux propos du président de la République. Nombre d’enseignants-chercheurs se sont sentis méprisés et insultés par ce discours (que l’on invite à relire après avoir pris connaissance de ce texte) et se sont donc résolus à entamer une grève : contrairement à ce que nombre de commentateurs mal informés laissent entendre, une grève des enseignants-chercheurs est rare et n’est pas intervenue, dans de telles proportions, depuis 1968 49. Elle n’est pas « immobilisme », « conservatisme » ou « corporatisme » : elle est majoritairement demandeuses de réformes, à l’image de celles proposées dès 2004 ; elle défend une conception de l’avenir économique du pays, celle de l’investissement dans la qualité de la formation des jeunes Français, celle d’un investissement fort dans la R & D qui induit une croissance du PIB national ; enfin, elle n’est pas le fruit d’une simple politisation et rassemble largement, au-delà des clivages politiques traditionnels, autour de plusieurs refus, dont on ne pointera que deux ici :1/la suppression du décret de réforme du statut des enseignants-chercheurs en l’état, qui menace l’activité de recherche de ceux-ci ;

48. <http://www.ambafrance-uk.org/Le-statut-des-chercheurs-et.html#Les-salaires>.

49. Rappelons toutefois que, même en 1968, les enseignants-chercheurs n’ont fait qu’emboîter le pas aux étudiants. (NdE)

mais aussi de nombreux personnels techniques et administratifs (BIAtOSS) : cela représente en janvier 2008, 133 440 personnes. 250 millions d’euros d’aide à la revalorisation revient à ajouter en moyenne et par an 1 873,5 € bruts pendant trois ans, soit au final une moyenne de 153 € bruts/mois sur trois ans. tandis que les 800 millions correspondent en moyenne à environ 500 € bruts/mois supplémentaires (tous ces calculs ayant été faits sur la base hypothétique d’une répartition identique de ces sommes, quel que soit le statut effectif du personnel concerné).

À titre de comparaison, observons la politique salariale engagée à destination des enseignants-chercheurs aux États-Unis, non sans préciser que les rémunérations peuvent varier considérablement selon les universités, leur localisation géographique, leur statut public ou privé, ou la discipline enseignée : annuellement, l’Ameri-can Association of University Professor (AAUP) publie une enquête sur les rémunérations des enseignants-chercheurs, enquête à compléter par celle de la College and University Professional Asso-ciation for Human Resources (CUPA-HR) 47. Ces derniers rapports pointent que, sur la période des 10 dernières années, les revenus des enseignants-chercheurs américains (tant dans les universités publiques que les universités privées) ont connu une progression annuelle moyenne de 3,5 à 4 % par an [fig. 12].

Fig. 12 : Salaires bruts moyens des enseignants par discipline et statut dans les collèges et universités en 2006-2007

(www.bulletins-electroniques.com/actualites/41841.htm Credits : MS & T).

À l’inverse de ce que l’on a pu constater en France, il apparaît que les universités américaines pratiquent une politique salariale attractive en direction des jeunes enseignants-chercheurs : ainsi, il n’est pas rare un qu’un instructor, teaching fellow ou un lecturer, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas encore obligatoirement achevé

47. <http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/41841.htm>.

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Pour en savoir plus

Texte et vidéo du discours<www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_

id=2259&lang=fr>

Données statistiques et tableaux utilisésRapport des États généraux de la recherche, novembre 2004 : <http://cip-

etats-generaux.apinc.org/IMG/pdf/synthese-finale-EG.pdf>Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, L’état de l’en-

seignement supérieur et de la Recherche en France. 30 indicateurs, n° 2, décembre 2008 (abrégé État du sup) : <http://www.enseigne-mentsup-recherche.gouv.fr/cid23407/l-etat-de-l-enseignement-superieur-et-de-la-recherche-n-2-decembre-2008.html>

OCDE, Regard sur l’éducation 2008. Les indicateurs de l’Ocde, 2008 : <http://www.oecd.org/dataoecd/23/24/41284079.pdf>

OCDE, Principaux indicateurs de la science et de la technologie, 2007/2.Joël Bourdin, Rapport d’ information au nom de la délégation du Sénat

pour la Planification sur le défi des classements dans l’enseigne-ment supérieur, Rapport n° 442, Session extraordinaire de 2007-2008 : <http://www.senat.fr/rap/r07-442/r07-4421.pdf>

Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Prévisions des effectifs dans l’enseignement supérieur pour les rentrées de 2008 à 2017, Note d’information 08.32, novembre 2008 : <http://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/f ile/2008/71/8/NI0832_40718.pdf>

Analyses d’appointHenri Audier, « Le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche

raconté à Sarkozy », 30 septembre 2008 : <http://www.sauvonsla-recherche.fr/spip.php?article2141>

Henri Audier, « Autre réponse au discours présidentiel du 22 janvier 2009 », 26 janvier 2009 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2377>

Sarkozy et la recherche : <http://www.youtube.com/watch?v=iyBXfmrvhrk>

2/la suppression de la réforme dite de « mastérisation des concours » qui vide une partie du contenu disciplinaire de la formation des enseignants et porte atteinte à leurs compétences finales dans la discipline où ils seraient amenés à enseigner (point qui mériterait d’être ici plus détaillé).

Dans sa parution du 5 février 2009, la revue scientifique améri-caine Nature publie un éditorial consacré au conflit actuel entre les chercheurs et N. Sarkozy, sous le titre : « No time for rheto-ric » 50. Les chercheurs américains y déplorent le tableau fait de la recherche française par leur président, où les chercheurs français y sont présentés comme des fainéants (en français dans le texte), et pointent les limites de la méthode (en français dans le texte) Sarkozy. Ils reconnaissent enfin que certaines peurs des ensei-gnants-chercheurs français sont légitimes et insistent sur le fait que N. Sarkozy et v. Pécresse doivent consulter les acteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur dans un processus de réformes.

En fin de compte, nous partageons l’avis de N. Sarkozy sur un point : « vraiment, sur l’enseignement supérieur, sur la recherche, sur l’innovation, 2009 sera l’année de l’action et de la réforme. Je vous remercie ! »

50. Nature, vol. 457, 5 février 2009, p. 636.

L’université aux prises avec l’idéologie de la performance

Sylvain Piron

Le 22 janvier 2009, Nicolas Sarkozy a choisi d’insulter publique-ment une profession dont il avait sous-estimé les capacités d’indi-

gnation et de mobilisation 1. Ce discours n’a pas été une simple erreur de communication ; il s’est agi d’une provocation délibérée. Usant tour à tour de la raillerie et de la menace, brandissant des compa-raisons internationales vides de sens et des annonces mensongères, agrémentées de quelques mauvaises blagues de comptoir, le prési-dent a cru pouvoir justifier la nécessité de ses réformes au nom de la nullité et de l’archaïsme du système actuel et de la médiocrité des personnels. Il est ainsi parvenu, le jour même où se réunissait la première Coordination nationale des universités, à sceller l’union des chercheurs et des universitaires contre ses projets. Par la même occasion, il a grillé par avance tous ses fusibles, les paroles de valé-rie Pécresse et de ses émissaires perdant tout crédit dès lors que le chef de l’État en personne assume publiquement, d’un ton martial, la responsabilité des réformes.

Cette intervention peut d’autant moins être considérée comme un dérapage qu’elle reprend, en grande partie, le contenu d’un précédent discours, prononcé le 9 décembre 2008, à l’occasion des premières « Assises européennes de l’innovation », en présence de Claude Allègre, organisateur de la rencontre et destinataire de clins d’œil appuyés en tant qu’initiateur du processus de Bologne 2. Moins remarqué mais tout aussi choquant dans la forme comme sur le fond, ce discours jouait déjà des mêmes arguments : la crise écono-mique qui obligerait à tout mettre à plat dans l’urgence, le CNRS qu’il importe de démembrer au plus vite sans autre justification que son incongruité au regard des standards internationaux, etc. Dans les deux cas, l’invocation de l’urgence de la situation autorise à faire l’économie de tout diagnostic sérieux tandis que la seule perspective

1. Ce texte constitue la synthèse et mise à jour de plusieurs « billets » publiés en février-mars 2009 dans le carnet de recherches « Évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales » (<http://evaluation.hypotheses.org/>). On trou-vera, dans les versions originales, des liens vers des versions électroniques des documents mentionnés ici.

2. Pour le processus de Bologne, voir la contribution de Geneviève Azam dans cet ouvrage.

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lement les unes après les autres pour donner un sens à ces propos chaotiques).

Mais on peut aussi suivre une autre hypothèse d’interprétation. Nicolas Sarkozy aurait vraiment voulu dire, en toute conscience, exactement ce qu’il a dit. Dans chacune des deux phrases, c’est une causalité directe qui serait affirmée. En ce sens, c’est donc bien l’éva-luation qui produirait la performance. L’hypothèse est hardie, mais elle est prometteuse. Elle révèle une épistémologie radicalement constructiviste. La performance n’existe pas en elle-même, indépen-damment et antérieurement à son observation bureaucratique. Seule l’évaluation permet de faire apparaître des performances dignes de récompense. C’est le chronomètre qui est la raison d’être de la course, pas le coureur. Soumis à une telle mesure, ce que leurs auteurs consi-déraient banalement comme des travaux de recherche deviennent des éléments qui peuvent être agrégés au sein d’une « performance ». En ce sens, la mesure construit bien une nouvelle réalité, en instau-rant une compétition généralisée entre chercheurs, y compris au sein des mêmes équipes. Dans des disciplines soumises depuis plus d’une décennie à ce nouveau régime, telle que la biologie ou la gestion, on observe déjà la transformation des règles du jeu 4. La finalité de l’acti vité scientifique devient de plus en plus la recherche de la perfor-mance bibliométrique pour elle-même (publications dans des revues cotées et nombre de citations), et non plus la production de savoir.

Cette première connotation de l’évaluation selon Nicolas Sarkozy peut être encore précisée, à la lumière de ses ricanements répétés à l’encontre du CNRS, supposé s’évaluer lui-même – cette allégation idiote étant probablement issue d’une confusion délibérée entre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Comité national du même nom (CoNRS), dont seules les initiales sont iden-tiques. voici la formule employée dans le discours du 9 décembre :

Le CNRS avait un privilège rare au niveau mondial, celui de l’auto-évaluation. Remarquez si c’est une nouvelle méthode de gouverne-ment, je vois quelques avantages à me l’appliquer.

La blague doit beaucoup amuser le président, puisqu’il l’a resser-vie le 22 janvier, sans remarquer qu’avant tout, elle décrit parfaite-ment son intarissable propension à l’auto-glorification :

4. Pour la biologie, voir Peter Lawrence, « Lost in publication: How measurement harms science », Ethics in Science and Environmental Politics, 8, 2008, p. 9-11. Pour la gestion, Nancy Adler et Anne-Wil Harzing, « When Knowledge Wins: trans-cending the sense and nonsense of academic rankings », The Academy of Mana-gement Learning & Education, vol. 8, n° 1, 2009, p. 72-95. voir aussi Grégoire Chamayou, « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », Revue du Mauss, 33, 2009, p. 146-165.

d’avenir proposée est un inéluctable alignement sur les normes censées s’imposer à un « grand pays moderne ».

Habitué à dire impunément n’importe quoi, le chef de l’État a négligé le fait que ses paroles s’adressaient à des lettrés, profession-nels de l’analyse des textes et des raisonnements. La machine de propagande qui diffuse les vidéos des discours présidentiels, ainsi que leur transcription cruellement littérale, s’est retournée contre son dessein officiel. toute la vulgarité, la vantardise, l’outrance et la brutalité de Nicolas Sarkozy a été exposée aux yeux de la commu-nauté savante du pays. L’effet a été dévastateur, comme l’ont montré les très nombreuses réactions suscitées par ce discours. Aussi odieuse qu’en soit la forme, cette prestation a toutefois eu le mérite de rendre explicite l’inspiration commune des réformes engagées.

L’un des points les plus frappants du discours est l’importance accordée au thème de l’évaluation. Depuis plusieurs mois, la ques-tion suscitait une inquiétude et des protestations croissantes, notamment à la suite de la publication d’un absurde classement des revues par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’ensei-gnement supérieur (AERES) 3. Un déchiffrage du discours prési-dentiel permet de comprendre le sens assez particulier dans lequel cette notion est employée. Observons pour commencer les phrases suivantes, et lisons-les lentement, bien qu’elles soient fort brèves :

Moi, je vois dans l’évaluation, la récompense de la performance. S’ il n’y a pas d’évaluation, il n’y a pas de performance.

À première vue, tout semble en ordre, les notions s’enchaînent sans heurts et la répétition accentue l’impression de cohérence. Mais si l’on observe de plus près, on comprend que quelque chose ne va pas, mais alors pas du tout. Frottons-nous les yeux. Il est impossible de croire que notre président ait vraiment voulu dire que « l’évaluation » serait « la récompense de la performance », au sens où l’on récompenserait une « performance » par une « évaluation ». Si l’on fait l’effort de traduire la formule en langage articulé, on peut obtenir une formulation cohérente du type : « Moi, je vois dans l’éva-luation ce qui permet que la performance soit récompensée. » Dans le même élan, on pourrait être tenté de rectifier charitablement la seconde proposition : « S’il n’y a pas d’évaluation, il n’est pas possi-ble de récompenser la performance ». (Je précise, à l’attention de ceux qui n’ont pas eu le courage de lire lentement le discours que la presque totalité des phrases se caractérise par les mêmes approxi-mations, qui obligent l’auditeur ou le lecteur à les rectifier menta-

3. Sur ce dossier, voir les éléments rassemblés dans le même carnet « Évaluation de la recherche ».

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Défendre l’autonomie de la recherche ne revient pas à affirmer que la science doit se couper de la société. Au contraire, sa légiti-mité sociale tient à la fonction critique qu’elle remplit et au rôle de contre-pouvoir qu’elle peut éventuellement tenir face aux intérêts économiques, aux médias et au pouvoir politique. Ce n’est évidem-ment pas cette problématique que les managers de la science ont à l’esprit quand ils invoquent la nécessité d’un « pilotage de la recher-che » au nom des intérêts de la Nation. Mais autant le principe d’une « politique scientifique de l’État » est fortement martelé (c’est l’acmé du discours du 22 janvier), autant on peine à en discerner le contenu et le sens. L’insignifiance du rapport rendu par la commission de pilotage intronisée le 22 janvier en est une exemplaire illustration. En l’absence d’une vision d’ensemble, dans les faits, ce pilotage se traduit pourtant par une autre tendance lourde : l’accroissement des financements de recherche sur contrats à court terme, par l’Agence nationale de la recherche (ANR), au détriment du financement pérenne des laboratoires qui laisse les scientifiques élaborer des stratégies de recherche dans la durée. L’idéologie de la performance n’impose pas seulement de contrôler après coup ; elle réclame plus encore que des objectifs soit fixés en amont. toutes les pièces du dispositif mis en place ces dernières années sont étroitement liées.

Une des leçons les plus amères du printemps des universités est venue du désintérêt général à l’égard d’un mouvement dont les acteurs étaient convaincus de l’importance et du caractère histo-rique. L’explication qui paraît s’imposer est malheureusement simple. Les revendications n’étaient pas audibles, pas seulement en raison de leur caractère technique ; sur le fond, elles n’étaient pas recevables par la société française. vue de l’extérieur, l’affaire peut se résumer à l’application de nouvelles normes de contrôle de gestion à une branche de la fonction publique. Pas de quoi en faire un fromage, tous les secteurs sont soumis aux mêmes logiques les uns après les autres. En raison de l’idée que les universitaires se font de leur métier, ils pensaient que leur fonction sociale justi-fiait un statut qui les mettrait à l’abri. Il n’en est rien. Le discours de Sarkozy et les actes de son gouvernement, le désintérêt des médias et le faible soutien politique reçu par le mouvement universitaire au cours des derniers mois s’interprètent plutôt comme le témoignage d’une magistrale perte de légitimité du savoir dans la société 5. Les chercheurs et les universitaires doivent rendre des comptes, car ce qui fondait leur liberté a cessé d’être reçu comme une évidence. Le travail de reconquête qui nous attend est colossal, si tant est qu’il soit même envisageable.

5. voir Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Conditions de l’éducation, Stock, 2008, p. 79-88.

Je vois que cela peut être confortable. Je pourrais en tirer quel-ques conclusions pour moi-même. C’est un système assez génial d’ailleurs, celui qui agit est en même temps celui qui s’évalue. Qui peut penser que c’est raisonnable ?

En réalité, ce qui fait ricaner le président est bien plus grave. C’est le principe de l’évaluation par les pairs qu’il juge insuppor-table. Depuis des siècles, la définition même des communautés scientifiques est lié à un mode de régulation interne par lequel les savants jugent entre eux de la valeur de leurs travaux, en fonction de critères qu’ils sont les seuls à maîtriser, précisément parce qu’il s’agit de critères scientifiques. En cherchant à susciter l’indignation du bon peuple contre une profession privilégiée, qui serait protégée par sa pratique de l’« auto-évaluation », Nicolas Sarkozy s’en prend au cœur de l’exercice de production de la connaissance scientifique.

Le même 9 décembre, valérie Pécresse disait à peu près la même chose en des termes plus policés :

Car la nécessaire liberté du chercheur a trop souvent été enten-due comme une autonomie totale pour la définition de ses propres priorités, sans avoir de compte à rendre ni même d’évaluation réellement indépendante à intervalles réguliers.

Décomposons le mouvement, car son articulation est très instructive. La phrase dit principalement que la liberté du chercheur est nécessaire, mais qu’elle doit être contrôlée. En particulier, ce n’est pas à lui de définir ses priorités. Il doit rendre des comptes et se soumettre à une « évaluation réellement indépendante ». La polarité qui organise cette phrase peut se traduire, dans une langue moins technocratique, de la façon suivante : la liberté du chercheur est une valeur secondaire qui doit être subordonnée à une « évaluation indépendante ». toute la difficulté provient maintenant du sens de ce dernier adjectif. L’instance qui produit l’évaluation doit être indé-pendante, mais à l’égard de qui ? Si l’on se permet d’interpréter les propos de la ministre à la lumière de blagues présidentielles, il faut comprendre que l’évaluateur doit être indépendant… des acteurs. L’évaluateur légitime, dans cette vision des choses, est celui qui est extérieur à la communauté scientifique. L’« indépendance » d’une autorité administrative d’évaluation doit donc s’entendre, vis-à-vis de la communauté scientifique, et non pas, comme on l’attendrait, face au pouvoir politique. Au contraire, cette autorité devrait être sa chose dans le contrôle de l’activité scientifique. Et c’est malheureu-sement bien ainsi qu’est conçue et que fonctionne l’AERES. L’évalua-tion au sens où l’entendent nos gouvernants ne relève donc pas du jugement scientifique, mais du simple contrôle d’efficacité.

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largement financée sur fonds privés. Une fondation Jean-Jacques Laffont, inaugurée en présence de valérie Pécresse en juin 2008, à laquelle s’adosse la nouvelle toulouse School of Economics, a été dotée d’un patrimoine initial de 30 millions d’euros apportés par de grandes entreprises. L’ambition affichée par tSE, de figurer parmi les 10 meilleurs mondiaux dans son domaine, la place d’emblée loin devant la Paris School of Economics qui n’est au fond qu’une pâle imitation de l’expérience toulousaine.

Pour saisir les idées de Bernard Belloc, le plus simple est de commencer par lire une tribune parue dans L’Expansion en septem-bre 2004, cosignée avec Guido Friebel, maître de conférences à l’EHESS, sous le sobre titre de « Libérons les chercheurs ». La recette pour améliorer l’université française consisterait à « libérer » la recherche, en introduisant de la concurrence, sous la tutelle d’une « autorité de régulation » chargée de l’évaluation des chercheurs et des institutions. Dans le paragraphe qui suit, on trouve tous les éléments de l’équation évaluation-compétition-performance- récompense analysée plus haut, ainsi qu’une préfiguration de l’AERES, qui fut créée deux ans plus tard :

Davantage de moyens pour la recherche et l’enseignement supé-rieur sont nécessaires, mais, sans modification de la façon de les utiliser, rien ne changera. Une solution simple et efficace consiste à introduire plus de compétition. Les chercheurs les plus féconds doivent bénéficier des meilleures conditions de travail, et les meilleurs enseignants doivent être récompensés. Les universités doivent pouvoir attirer les meilleurs chercheurs et professeurs, pour atteindre les objectifs qu’elles se seront fixés elles-mêmes. L’introduction de la concurrence devra, bien sûr, s’accompagner de la création d’une autorité de régulation, qui évaluera les indivi-dus et les universités afin que les chercheurs et les établissements les plus performants soient aussi les mieux dotés.

Plus tôt, dans la même année 2004, à l’occasion d’un séjour d’étu-des, Bernard Belloc s’était passionné pour l’université publique de Californie, qu’il propose en modèle pour la réforme du système français. Le système public californien présente comme avantage d’associer l’« excellence » dans le réseau des dix implantations de la University of California qui mènent jusqu’au doctorat, la « diversifi-cation » avec les 23 campus de la California State University qui déli-vrent des diplômes de master, et « l’accueil de tous les étudiants » dans la centaine de Community Colleges préparant à un diplôme de deux ans, des passerelles étant ménagées entre les différents niveaux du système. En conclusion du rapport, Belloc imagine de faire évoluer dans ce sens les diverses pièces du système français,

On peut compléter cette analyse en se tournant vers l’une des sources d’inspiration du discours présidentiel. Bernard Belloc n’est, certes, pas un des conseillers les plus influents de l’Elysée ; il n’est pas un habitué des rendez-vous du matin autour de Claude Guéant, là où se prennent les décisions politiques essentielles. C’est néanmoins lui qui est chargé, au cabinet du président, de l’enseignement supé-rieur et de la recherche et son influence ne saurait être sous-estimée, d’autant qu’il n’est pas un novice en politique. Économiste, président de l’université toulouse I de 1998 à 2003, il s’est rendu célèbre par un rapport remis à Luc Ferry, laissé sans suite, qui visait déjà à modi-fier le décret de 1984 régissant le statut des enseignants-chercheurs, dans un sens comparable au projet défendu par valérie Pécresse, à commencer par la question de l’évaluation. À défaut d’avoir publié de nombreux articles dans des revues à facteur d’impact élevé, Bernard Belloc est l’auteur de quelques rapports, tribunes et entretiens portant sur la réforme du système universitaire français. La lecture de ces documents apporte un éclairage précieux pour saisir l’hori-zon des mesures que le pouvoir exécutif cherche à mettre en œuvre depuis l’été 2007.

Les historiens de l’éducation auront une matière abondante pour retracer les luttes d’influences qui se sont déroulées au cours des années 2000 au sujet de l’enseignement supérieur. Un point qui apparaît déjà clairement est que la principale ligne de partage n’a pas recoupé les affiliations partisanes. Le rapport Belloc s’inscri-vait dans la continuité d’un précédent rapport, commandé sous le gouvernement Jospin à Éric Esperet, président de l’université de Poitiers. Le rapport de 2003 avait suscité à l’époque des réactions très hostiles dans le monde universitaire, mais également au sein de l’UMP. Inversement, Belloc affirme (dans un entretien au Nouvel Observateur daté du 22 novembre 2007 et intitulé « La recette du Monsieur Université et Recherche de Sarkozy ») que Claude Allègre « n’est pas très éloigné de ces idées ». Il souligne surtout, significati-vement, que « des économistes de gauche comme Philippe Aghion, professeur à Harvard, Jean Pisani-Ferry ou Thomas Piketty parta-gent beaucoup de mes vues ». De fait, ces idées sont avant tout des idées d’économiste.

Bernard Belloc a été l’élève de Jean-Jacques Laffont, professeur à toulouse I, décédé prématurément en 2004. Économiste de premier plan, Laffont est surtout connu pour ses contributions aux théories des incitations et de la régulation. très sommairement, on peut le présenter comme un penseur néolibéral qui tient compte des insti-tutions publiques et cherche à les faire évoluer de l’intérieur. Revenu à toulouse après avoir obtenu son doctorat à Harvard, Laffont a également été à l’origine de l’Institut d’économie industrielle, insti-tution associant l’université toulouse I, l’EHESS et le CNRS, et

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France télécom, La Poste – et non pas d’individus fortunés comme c’est le cas aux États-Unis. Qui peut sérieusement imaginer que les mêmes sociétés publiques et privées seraient prêtes à subven-tionner, pour des montants comparables, une fondation Claude- Nougaro destinée à soutenir l’université de lettres et sciences humaines de toulouse II-Le Mirail ?

Une question de sciences politiques est tout aussi négligée. À défaut de s’appuyer sur une longue tradition historique, l’univer-sité française incarne néanmoins, pour de fortes raisons, certaines valeurs républicaines. On peut considérer que l’égalité formelle qu’elle offre dans l’accès aux études est un leurre, et que l’attache-ment à la valeur nationale des diplômes est le signe d’un désarroi de la jeunesse face à la faillite d’un enseignement supérieur qui ne sait que reproduire les inégalités sociales et à une société figée par le fétichisme des diplômes 8. Cette promesse d’égalité est pourtant une donnée lourde de la culture politique française, avec laquelle il faut compter. Si le modèle doit évoluer, ce n’est pas par manque de compétitivité, mais parce qu’il est devenu trop inéquitable au regard même de ce qu’exigent ces principes républicains.

L’absence de prise en compte de considérations géographiques est tout aussi saisissante. Au cours des dernières décennies, l’accrois-sement des universités et de leurs implantations s’est effectué en tenant compte d’enjeux liés à l’aménagement du territoire, au-delà du seul souci de retenir dans des villes moyennes des étudiants de premières années. À l’inverse, la « stratégie de Lisbonne », définie en 2000 par l’Union européenne, prône le regroupement de filières d’excel lences dans des « pôles de compétitivité », en se désinté-ressant des questions d’équilibres géographiques, comme l’expli-que très bien Isabelle Bruno9 . Les raisons de vouloir maintenir un maillage disciplinaire plus ou moins étroit sur l’ensemble du terri-toire national peuvent être longuement discutées ; il y a là du moins une question sérieuse qui est largement négligée par le pouvoir.

Une autre erreur grossière est commise du point de vue de la psychologie. Ce ne sont pas des incitations financières qui, en l’état actuel, pourront stimuler la recherche française. Si les primes doivent être distribuées localement et de façon opaque, les petits puissants continueront à se gaver entre eux. Il existe en revanche un sentiment qui, de façon négative ou positive, peut fortement influer sur l’impli-cation des universitaires et des chercheurs dans leurs travaux : c’est le sens de la justice. tant que les recrutements, promotions,

8. Sur les inégalités dans l’enseignement supérieur voir l’analyse de Charles Soulié dans ce volume.

9. Sur la stratégie de Lisbonne, voir notamment l’article d’Isabelle Bruno dans l’ouvrage.

les meilleurs pôles devenant « universités de recherche », les autres des « universités de formation », les filières technologiques cour-tes tenant lieu de « collèges universitaires » tandis que les classes préparatoires se transformeraient en formations généralistes.

Sans qu’il y ait lieu de voir dans ces perspectives l’horizon du programme suivi par le gouvernement – rassurons-nous, rien n’a été engagé concernant les classes préparatoires et les grandes écoles –, elles illustrent assez bien l’esprit du temps. Une compétition entre individus et institutions est destinée à produire une sélection natu-relle des meilleures universités et une dégradation des autres 6. Si ce modèle économique sommaire a une grande faiblesse, c’est qu’il a été principalement pensé en fonction des seules sciences économi-ques : standardisées par la bibliométrie et le monolinguisme anglo-phone, ouvertes de ce fait à une circulation mondiale des chercheurs, rétives aux pensées dissidentes et capables d’attirer les fonds privés et de professionnaliser les étudiants à tous les niveaux de formation, elles présentent des caractères adaptés pour une « régulation par les incitations ». Or la formule n’est pas si facilement généralisable.

La principale erreur de Bernard Belloc a sans doute été d’igno-rer la diversité des disciplines universitaires, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Le rapport Esperet de 2001 se souciait de la question du renouvellement du corps enseignant dans chaque filière, question alors présentée comme urgente dans la perspective du départ à la retraite des baby-boomers. C’est une interrogation qui n’a plus aucune place dans le rapport Belloc de 2003, et qui est encore moins à l’ordre du jour en 2009, alors que la question est plus pressante que jamais 7. Cette ignorance de la diversité disciplinaire peut être retournée contre l’auteur, afin de faire apparaître différen-tes faiblesses de son raisonnement en adoptant tour à tour le point de vue de différents domaines d’études.

Le projet de faire évoluer le système français vers un modèle américain dénote pour commencer une négligence assez flagrante des données historiques. Pour s’en tenir à la question du finance-ment privé et désintéressé de la recherche, il faut rappeler que, pour des motifs lourds, la France n’a aucune tradition de philanthropie et que celle-ci ne s’improvisera pas d’un coup de baguette magi-que. L’argent ira, comme de juste, aux seuls secteurs profitables. La fondation Jean-Jacques Laffont bénéficie des faveurs d’entreprises telles que AXA, BNP Paribas, Exane total, Suez, le Crédit Agricole, la Caisse des dépôts et consignations, la Banque de France, EDF,

6. Bruno Latour (« Universitaires, encore un effort pour être autonomes », Le Monde, 25/02/2009), va au terme du raisonnement : « Les mauvaises universités disparaîtront enfin libérant des ressources pour les autres ».

7. voir la contribution d’Henri Audier dans ce volume.

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primes et autres avantages ne seront pas décidés et attribués de façon collégiale, sur la base de critères scientifiques transparents et selon des procédures acceptées par tous, le sentiment d’injustice continuera à provoquer frustrations et découragements. C’est sur ce terrain qu’il faut agir en premier lieu si l’on veut améliorer quoi que ce soit. Il y a beaucoup à faire pour aller vers « des universités plus justes », pour reprendre le titre d’une contribution importante aux débats récents 10.

La volonté obsessionnelle de distinguer entre bons et mauvais chercheurs, et de sanctionner les universitaires qui ne feraient aucune recherche découle enfin d’une erreur de sociologie du monde universitaire. La thèse « nouveau régime », adoptée en 1984, a eu des effets positifs quant au niveau d’exigence scientifique attendu des jeunes universitaires. Elle a produit, depuis 20 ans, des cohortes de maîtres de conférences qui sont tout à la fois attachés à leur rôle d’enseignant et désireux de poursuivre des travaux de recherche, dans des conditions de plus en plus difficiles. Ce sont eux, parfois passés professeurs, qui forment le cœur du mouvement actuel et qui se sentent insultés par le soupçon de fainéantise et d’incompétence que leur renvoie le pouvoir.

Un dernier trait des propositions de Belloc est typique des politiques universitaires françaises de ces dernières années, où la croyance aux bienfaits de la concurrence est associée à un très fort dirigisme. On y reconnaît la formule actuelle, qui promeut d’une main l’autonomie des établissements, tout en imposant de l’autre des pilotages plus opaques que jamais. On comprend pourquoi son maître mot est l’évaluation : la fonction de cet outil est très exacte-ment de tenir lieu de substitut bureaucratique au marché. À défaut de faire réellement jouer la concurrence, l’allocation des ressources s’établit selon une mesure des « performances », en fonction d’indi-cateurs dont la seule existence est une mise en cause de la liberté intellectuelle. Rare bonheur, sur un même dossier, nous sentons les effluves de l’idéologie néolibérale et de l’étatisme réunis. Les raisons de résister ne sont pas près de faire défaut.

10. Grégoire Mallard, Eléonore Lépinard, Martial Foucault et vincent Lepinay, « Pour des universités plus justes », La vie des idées, 17 février 2008 (<http://www.laviedesidees.fr/Pour-des-universites-plus-justes.html>).

Les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail ! 1

Pierre Jourde

Une poignée de mandarins nantis qui ne fichent rien de leurs jour-nées et refusent d’être évalués sur leur travail, manifeste contre

la réforme Pécresse pour défendre des privilèges corporatistes et une conception rétrograde de l’université. Au travail, fainéants !

L’ignorance et les préjugés sont tels que c’est à peu près l’image que certains journalistes ont donnée du mouvement des chercheurs, des universitaires et des étudiants qui se développe dans toute la France. Au lieu de prendre la mesure de l’enjeu et de la mobilisation, au lieu d’informer les lecteurs sur le fonctionnement de l’université et le contenu de la réforme, on emboîte le pas au gouvernement. Au Monde, Luc Cédelle et Catherine Rollot se contentent de faire du décalque de la communication ministérielle, en toute méconnais-sance de cause 2. Au Figaro, tantôt on titre sur les grévistes payés, tantôt Béatrice Ménard, dans son article du 14 mai 2009, dresse un portrait à charge de Georges Molinié, le président de l’université Paris-Sorbonne, en amateur d’œillades d’étudiantes. L’élégance même. Le lundi 9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, journaliste au Point, sur l’antenne de France Info, défendait l’idée brillante selon laquelle, comme un chercheur ne produit plus grand-chose d’inté-ressant après 40 ans (« c’est génétique » !), on pourrait lui coller beau-coup plus d’heures d’enseignement, histoire qu’il se rende utile.

Il aurait fallu mettre Pasteur un peu plus souvent devant les étudiants, ça lui aurait évité de nous casser les pieds, à 63 ans, avec sa découverte du virus de la rage. Planck découvre les quanta à 41 ans, un peu juste, mon garçon ! Darwin publie L’Évolution des espèces à 50 ans, et Foucault La volonté de savoir au même âge. Ce sont des livres génétiquement nuls. Aujourd’hui, on enverrait leurs auteurs alphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées d’heures de cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au charbon, papy Einstein ! Et puis comme ça, on économise sur les heures supplémentaires, il n’y a pas de petits profits.

1. Il s’agit de la version remaniée d’un article paru sur le blog de l’auteur, le 10 février 2009 (<http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/pierre-jourde/20090210/10490/univer-site-les-faineants-et-les-mauvais-chercheurs-au-travail>).

2. voir l’analyse détaillée de leurs articles par Henri Maler et Olivier Poche sur le site Acrimed (<http://www.acrimed.org>).

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de professeurs de lycée, même si, conscients des enjeux, ceux-ci se sont souvent joints à ce mouvement. Les universitaires ne sont jamais en grève, en dépit de tout ce qu’on leur a balancé à travers la figure comme réforme permanente, toujours dans le sens de plus de travail, moins de liberté et moins de considération. Depuis des lustres, les universitaires prennent des coups de pied sans bron-cher. Certains, même, disent merci. Mais on peut comprendre une certaine lassitude. Car on ne réforme pas seulement par lois : décrets et règlements suffisent généralement, au coup par coup. Les réfor-mes, c’est tous les deux ans, et ça se traduit presque toujours par un surcroît de travail. C’est une dépense d’énergie invraisemblable, pour pas grand-chose, sinon pour accorder toujours plus de diplô-mes à toujours plus d’étudiants, sans se préoccuper de la qualité de ces diplômes. toutes les réformes, au non de la lutte contre l’échec, ont consisté à faire en sorte de faciliter l’obtention du diplôme. À force de réforme des cursus, le déroulement d’une année est devenu si compliqué que plus personne n’y comprend rien, ni les étudiants ni les professeurs. Mais on passe son temps à ça. Ce mouvement est l’expression d’une exaspération face au mépris constamment affi-ché des pouvoirs publics envers l’université, et face à une constante dégradation de la profession et du statut.

« La réforme rendra les universités plus compétitives »En fait, elle donnera tous les pouvoirs au président. Elle renfor-

cera donc inéluctablement ce que presque tous les observateurs s’accor dent à reconnaître comme l’un des problèmes majeurs de l’université : le localisme, qui conduit à recruter, non pas les meilleurs, mais les mieux en cour auprès du président. Quant à l’« évaluation », celles qui ont été menées par l’AERES auprès des équipes de recher-che se sont pour le moment signalées par leur incompétence ou leur inutilité. Plus qu’un moyen de mesure efficace (ils existent déjà et fonctionnent, sous la forme des commissions de spécialistes et du CNU notamment), c’est un alourdissement bureaucratique. On peut déjà le mesurer.

Les véritables problèmes de l’université ont été totalement esqui-vés par cette réforme. La ministre, par exemple, s’est refusée à toute forme de sélection à l’université, tout en insistant sur la nécessaire « professionnalisation » des diplômes. Comme si on pouvait sérieu-sement professionnaliser sans sélectionner à un moment donné ! Comme si ce n’était pas se moquer des étudiants que de les entrete-nir dans cette illusion… D’autant que les filières réellement profes-sionnalisantes existent, elles sont évidemment sélectives, voire très sélectives : on appelle ça les grandes écoles. Leur concurrence, et les inconvénients de ce double système – cela aussi a été rabâché, en

Mais que Sylvie Pierre-Brossolette se rassure : le déluge de réfor-mes et de tâches administratives est tel que son vœu est déjà pres-que réalisé. On fait tout ce qu’il faut pour étouffer la recherche. Les chercheurs et les enseignants-chercheurs passent plus de temps dans la paperasse que dans la recherche et l’enseignement. Ils rédi-gent les projets de recherche qu’ils auraient le temps de réaliser s’ils n’étaient pas si occupés à rédiger leurs projets de recherche. La réforme Pécresse ne fera qu’accroître cela.

Les journalistes sont-ils suffisamment évalués au regard de leurs compétences et de leur sérieux ? Est-ce que c’est génétique, de dire des bêtises sur les antennes du service public ?

Quelques-uns, heureusement, ont remarquablement fait leur travail, comme Sylvestre Huet à Libération. Mais il est clair que beaucoup de journalistes français sont dans la même situation que les hommes politiques au pouvoir : ils ne sont pas passés par l’université, ils ne la connaissent pas, et les idées reçues leur tien-nent trop souvent lieu d’enquête. Ils spéculent sur la psychologie des universitaires (« susceptibilité », « hypersensibilité », « perméabilité aux rumeurs » 3)… comme la ministre spécule sur le fantasmatique noyautage par l’extrême gauche d’un mouvement où se retrouvent des hommes de droite comme des hommes de gauche, des agents d’entretien et des étudiants comme des professeurs au collège de France ou de jeunes chercheurs.

On enrage de cette ignorance persistante sciemment entre-tenue dans le public, sur ce que sont réellement la vie et le travail d’un universitaire. Rien de plus facile que de dénoncer les intellec-tuels comme des privilégiés et de les livrer à la vindicte des braves travailleurs, indignés qu’on puisse n’enseigner que sept heures par semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Un pays qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal parti. La réforme Pécresse est fondée là-dessus : il y a des universitai-res qui ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de les rendre plus performants, par exemple en augmentant leurs heures d’ensei-gnement s’ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les choses au point, l’entassement de stupidités finit par ne plus être tolérable.

« Il est impossible de réformer l’université, ils sont tout de suite dans la rue »

C’est ce qu’on entend partout, et c’est archifaux. Cette grève est la première grève des universitaires depuis des temps paléoli-thiques. Ce n’est pas une grève d’étudiants, ce n’est pas une grève

3. voir notamment l’article du Monde du 13 février 2009 : « La réforme de l’édu-cation face à la loi du buzz ».

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de recherche « médiocre » en France 5. Elle est tellement médiocre que les publications scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que la France se situe au 18e rang pour le finance-ment de la recherche. Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà évalués, merci. Accessoirement, condam-nons le président de la République à 20 ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de ce nom.

« L’universitaire n’est pas évalué »Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n’est pas

évalué, prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente le parcours courant d’un professeur des universités aujourd’hui. L’auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960. Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d’études, mettons d’histoire, elle passe l’agrégation. travail énorme, pour un très faible pourcentage d’admis. Elle s’y reprend à deux fois, elle est enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège « sensi-ble » du Havre. Comme elle est mariée à J., informaticien à Mont-pellier, elle fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros travail, elle s’y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin un poste au Havre, ils déménagent. À 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour espérer entrer à l’université. Elle l’obtient. Elle doit ensuite se faire qualifier par le Conseil national des universités 6. Une fois cette évaluation effectuée et sa qualifi-cation obtenue pour quatre ans, elle présente son dossier dans les universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n’y en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a 40 candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, elle est élue maître de conférences à l’université de Clermont-Ferrand, contre 34 candi-dats. C’est une évaluation, et terrible, 33 restent sur le carreau, avec leur thèse sur les bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins qu’avant. Environ 2 000 €. Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui est peu pratique pour l’éducation de ses enfants, et engloutit une partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont, ils peuvent s’y installer et acheter un appartement.

Mme B. développe ses recherches sur l’histoire de la paysan-nerie française au xixe siècle. Elle publie, donne des conférences, tout en assumant diverses responsabilités administratives qui

5. Pour ce discours, voir l’analyse d’Antoine Destemberg dans ce volume. (NdE)

6. Pour le rôle du CNU, voir l’analyse de Daniel Mortier dans ce volume. (NdE)

vain – plombent l’université, privée de ses meilleurs étudiants, alors que c’est là que se trouve l’élite des chercheurs. Il n’est pas question, dans le projet de réforme, de ce problème central.

« L’universitaire ne travaille pas assez »En fait, un universitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce

trois métiers, enseignant, chercheur, administrateur 4. Autant dire qu’il n’est pas aux 35 heures, ni aux 40, ni aux 50. Donnons une idée rapide de la variété de ses tâches : cours ; préparation des cours ; examens ; correction des copies (par centaines parfois) ; direction de mémoires ou de thèses ; lectures de ces mémoires (en scien-ces humaines, une thèse, c’est entre 300 et 1 000 pages) ; rapports ; soutenances ; jurys d’examens ; réception et suivi des étudiants ; élaboration des maquettes d’enseignement ; cooptation et évalua-tion des collègues (dossiers, rapports, réunions) ; direction d’année, de département, d’UFR ; présidence d’université le cas échéant ; réunions de toutes ces instances : conseils d’UFR, conseils scientifi-ques, réunions de CEvU ; rapports et réunions du CNU et du CNRS ; animations et réunions de centres et de laboratoires de recherche, et d’une quantité de conseils, d’instituts et de machins divers. Et puis, la recherche. Pendant les loisirs, s’il en reste. Là, c’est virtuel-lement infini : lectures innombrables, rédaction d’articles, de livres, de comptes rendus, direction de revues, de collections, conférences, colloques en France et à l’étranger. Quelle bande de fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que les autres, et on s’étonne ? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c’est une excellente idée.

Il y a une autre hypothèse : et si, pour changer, on fichait la paix aux chercheurs, est-ce qu’ils ne chercheraient pas plus ? Depuis des lustres, la cadence infernale des réformes multiplie leurs tâches. Après quoi, on les accuse de ne pas chercher assez. C’est plutôt le fait qu’ils continuent à le faire, malgré les ministres successifs et leurs bonnes idées, malgré les humiliations et les obstacles en tous genres, qui devrait nous paraître étonnant. J’ai entendu récemment deux universitaires japonais exprimer leur admiration pour l’efficacité des universitaires français. Malgré l’absence de toute revalorisa-tion et l’augmentation constante de la charge de travail, l’université française a réussi à la fois à absorber la démultiplication des effec-tifs étudiants durant les années 1970-2000, et à produire une quan-tité de publication impressionnante, tant par la quantité que par la qualité. Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle

4. Pour la description du métier d’enseignant-chercheur, voir également la contribution d’Olivier Ertzscheid dans ce volume. (NdE)

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Modulation de service : un décret au service

d’une décrépitude annoncée 1

Olivier Ertzscheid

Disons-le dès l’introduction, le décret qui définit l’activité des enseignants-chercheurs peut être amélioré. Il est relativement

ancien (1984) et partiellement inadapté aux réalités de l’enseigne-ment et de la recherche aujourd’hui. Comme l’immense majorité des textes de lois et autres décrets qui régissent la fonction publi-que, il est donc naturellement perfectible. Mais ce n’est pas plaider l’immobilisme que de dire que les « améliorations » souhaitées par le gouvernement transformeront ce texte, et ce métier, en quelque chose de juste… pire. Irrémédiablement pire.

« Le mieux est l’ennemi du bien »Pire pour une raison simple : la force d’inertie du navire univer-

sitaire est telle que lorsque ce décret sera adopté, il sera impossible de revenir dessus. tout comme il est impossible pour l’actuel chef de l’État de revenir sur les 35 heures, si hostile y soit-il. Oh, il est certes toujours possible de s’arranger à la marge, de rogner dans les coins, d’arrondir les angles, de « libérer » les heures supplé-mentaires, mais revenir sur les 35 heures, on ne peut pas. Comme on ne pourra pas revenir sur le décret des enseignants-chercheurs s’il est mis en application. Et naturellement le gouvernement et le ministère de valérie Pécresse le savent bien. Ils comptent précisément sur cette inertie et sur le nouveau découpage « auto-nomiste » des universités (grâce à la LRU) pour empêcher tout retour en arrière. Ce décret est, avec l’introduction de la modula-tion de service, une pièce maîtresse de la stratégie gouvernemen-tale. C’est bien une petite guerre de tranchée qui a eu lieu entre les

1. Ce texte a été initialement rédigé au mois de février 2009 et il est paru sur le blog <http://www.affordance.info>. Les éléments qu’il présente ne rendent donc pas compte des derniers « épisodes » ayant conduit à l’adoption finale d’un décret instituant de fait la modulation de service, « avec l’accord de l’intéressé ». Ce texte est une version retravaillée de l’article original et est diffusé sous licence créative commons by-nc (paternité – pas d’usage commercial). Il peut donc être repris et diffusé en mentionnant les références du présent ouvrage comme édition originale.

l’occupent beaucoup. Enfin, elle se décide, pour devenir profes-seur, à soutenir une habilitation à diriger des recherches, c’est-à-dire une deuxième thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche. Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle obtient six mois de congé pour recher-ches (sur évaluation, là encore). À 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N’en trouve pas tout de suite. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à l’université de Créteil. À ce stade de sa carrière, elle gagne 3 500 € par mois. Accaparée par les cours d’agrégation, l’élaboration des plans quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu épuisée, elle publie moins d’articles. Elle écrit, tout doucement, un gros ouvrage qu’il lui faudra des années pour achever. Mais ça n’est pas de la recher-che visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d’être négative, surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous pouvoirs sur elle, veut favoriser d’autres chercheurs, pour des raisons de politique interne. Sa carrière va stagner. Dans la réforme Pécresse, elle n’est plus une bonne chercheuse, il faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses enfants la voient à peine (par comparaison, un professeur italien donne deux fois moins d’heures de cours). Ou alors, il faudrait qu’elle publie à tour de bras des articles vides, ce que l’invite à faire le dispositif d’éva-luation quantitative des activités de recherche encouragée par la ministre. Dans les repas de famille, son beau-frère, qui gagne deux fois plus qu’elle avec trois fois moins d’études, se moque de ses sept heures d’enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants !

Personnellement, j’aurais une suggestion à l’adresse de Mme Pécresse, de M. Sarkozy, et accessoirement des journalistes qui parlent si légèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B ? Elle a énormément travaillé, et elle travaille encore. Elle forme des instituteurs, des professeurs, des journalistes, des fonc-tionnaires. Son travail de recherche permet de mieux compren-dre l’évolution de la société française. Elle assure une certaine continuité intellectuelle et culturelle dans ce pays. Elle a été sans cesse évaluée. Elle gagne un salaire qui n’a aucun rapport avec ses hautes qualifications. Elle travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire une conférence, on met six mois à lui rembour-ser 100 € de train. Et elle doit en outre subir les insultes du prési-dent de la République et le mépris d’une certaine presse. Eh bien, cela suffit.

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192 heures de recherche, ça se trouve, mais le ministère continue de chercherDeuxième étape : quand papa n’est pas présent dans sa salle de

cours devant ses étudiants, papa fait de la recherche. Là encore pour un volume horaire de 192 heures. Et là, ça se complique. Et c’est dans la brèche ouverte par cette complication que va s’engouffrer le gouver-nement. Parce que les 192 heures d’enseignement, tout le monde les fait (plus ou moins, mais surtout plus que moins, juste pour rigoler : il faut se rappeler que si tous les collègues de papa décidaient d’arrê-ter de faire des heures complémentaires non choisies, il faudrait que le ministère recrute beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de nouveaux enseignants-chercheurs…). Donc 192 heures d’enseigne-ment, non seulement on les trouve, mais en plus on est largement en deçà de la réalité du métier de papa. Mais les 192 heures de recherche, ben… le ministère actuel nous explique qu’« y’ a plein de planqués qui les font pas ». De mon côté, j’aurais plus tendance à considérer qu’une majorité les effectue (j’ai dit « une majorité », j’ai pas dit « tout le monde »), mais que, effectivement, c’est plus difficile à contrôler et à compter 2. Or, le ministère n’aime pas, mais alors pas du tout, ce qui est difficile à compter. Plus globalement, le ministère n’aime pas quand on compte différemment de lui. Alors, quand il y a peut-être 1,23 enseignant-chercheur sur 1 000 qui joue les tire-au-flanc 3, quand une minorité abuse, contourne ou détourne les règles respec-tées par l’immense majorité, ce gouvernement décide de changer les règles… pour la majorité 4. Ce qui est à peu près aussi pertinent que de prétendre traiter la cause du mécontentement social en interdi-sant le port de cagoules dans les manifestations. Mais revenons à nos moutons et au décompte de nos heures.

Papa fait de la recherche presque tout le temps. Souvent dans son « laboratoire », souvent aussi dans son « bureau », souvent aussi à la maison, avec ses livres, ses articles, ses expériences, ses essais et ses erreurs. En fait, papa est comme un dompteur, mais en moins dangereux. Les lions qu’il doit apprivoiser s’appellent « connaissance », « vérité », « savoir », « vérifiabilité », « science ». Si on néglige leur dressage, certains d’entre eux peuvent devenir très

2. Pas de système de pointeuse avec carte à puce RFID à l’entrée du bureau, dans les bibliothèques ou dans l’ordinateur de papa : une idée de brevet pour le concours Lépine ? (NdE)

3. Chiffrage entièrement bidon, mais rassurez-vous, le ministère n’est pas capa-ble d’en fournir de meilleur…

4. C’est la même chose pour les intermittents du spectacle, suspectés d’être des para-sites de la manne publique quand les abus se pratiquent essentiellement dans les très grosses boîtes de production proches des cercles fermés du pouvoir, ou pour les chômeurs, naturellement suspects de paresse. Il s’agit de pointer du doigt l’anomalie marginale pour détruire l’ensemble d’un système destiné au bien commun. (NdE)

enseignants-chercheurs et leur ministère, une guerre dans laquelle le décret fit figure de position qu’il fallait à tout prix « tenir », quel qu’en soit le prix en semestres gâchés, quel qu’en soit l’impact sur les diplômes. Les enseignants-chercheurs ont tenu aussi loin qu’il était possible de tenir parce qu’ils étaient conscients que de l’issue de ce combat dépendait en partie l’avenir de l’université au travers de l’image et des conditions nécessaires au libre exercice de leur métier. Le ministère a lui aussi engagé toutes ses forces dans la bataille, conscient qu’il était que la « bonne conscience professionnelle » des enseignants et la pression populaire alimen-tée à grands coups de démagogie populiste feraient du mois de juin la limite au-delà de laquelle tout ce qui n’avait pas été perdu jusqu’alors pourrait être considéré comme gagné.

Le texte qui suit est une analyse, un récit. On pourra lui objec-ter son caractère partisan. Mais il n’a valeur que de témoignage. Il s’appuie sur des faits autant que sur du ressenti. Ne cherchez donc pas à lui faire dire autre chose que cela. C’est sous l’angle du récit, du témoignage et de l’analyse subjective qu’il prétend faire deux choses simples : d’abord, permettre à ceux qui voudraient y voir un peu plus clair de le faire, au travers de « la petite histoire du métier d’enseignant-chercheur expliqué à mes enfants », une « petite histoire » écrite en réaction à la caricature poujadiste du métier d’enseignant-chercheur que certains médias ont complai-samment relayée. L’autre objectif de ce texte est de rendre compte de la très mouvementée, mais tout aussi instructive chronique du décret sur la modulation de service.

La petite histoire du métier d’enseignant-chercheur expliquée à mes enfants

192 heures équivalent TD d’enseignementPremière étape : papa est enseignant-chercheur. Il travaille à l’uni-

versité. Sa charge d’enseignement est fixée à 192 heures « équivalent tD » par an. Ça, c’est pour les heures de cours. Mais papa ne travaille pas que 192 heures par an, sinon papa serait un gros fainéant. Parce qu’à l’université, une heure n’est pas égale à une autre heure. Il y a les heures de CM (cours magistraux) qui comptent « plus » d’une heure, et les heures de tP (travaux pratiques) qui comptent « moins » d’une heure. Donc, il y a des gens qui n’ont presque que des CM et qui travaillent beaucoup moins que 192 heures (mais en général ce sont aussi ceux-là qui aiment bien faire des heures supplémentaires – vu qu’ils ont aussi plus de temps pour le faire –… donc en fait ben… ils travaillent « plus »), et ceux (la majorité) qui travaillent beaucoup plus que 192 heures parce qu’ils ont plein de tP et de tD et qui eux, aimeraient souvent travailler « moins », mais qui n’ont pas le temps.

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sigles : BIAtOSS, ItARF. Eux aussi, ce sont les collègues de papa. Depuis des années, l’État malmène ces personnels. Depuis des années, l’État ne crée plus de postes pour ces personnels. Depuis des années, l’État précarise les contrats sur lesquels il embauche ces personnels 5. Alors depuis des années les enseignants-chercheurs récupèrent une partie des tâches administratives qui ne peuvent plus être traitées par les personnels « administratifs », faute de pouvoir disposer de suffisamment de personnels administratifs… Donc papa fait du secrétariat, papa fabrique et gère des emplois du temps, papa monte des dossiers, papa règle des problèmes d’intendance en perdant un nombre significatif d’heures en réunion pour régler lesdits problè-mes d’intendance. Papa s’occupe même de rentrer et de compter les heures de ses collègues dans un joli logiciel, pour que le secrétariat puisse ensuite éditer les fiches de paie. Dans tout ça, il y a des choses qui ne font pas plus partie du métier de papa (celui qu’il a choisi et pour lequel il a été formé) que l’installation d’un pot catalytique ne fait partie du métier de boulanger-pâtissier. Oui, mais comme on ne peut pas s’en passer et comme il n’y a plus suffisamment de person-nels pour s’en charger, d’année en année, on accepte de plus en plus de charges administratives. Et on a de moins en moins de temps pour faire son métier. Bref en plus de la recherche, de l’enseignement, des tâches pédagogiques et administratives, y’ a aussi tout le reste, tout ce qui fait que, comme n’importe quel agent de la fonction publique, un enseignant-chercheur travaille statutairement 1 607 heures par an. Et nos ministres seraient surpris du nombre de ces tâches invi-sibles, souvent non rétribuées à la hauteur de ce qu’elles engagent comme temps et comme responsabilité (quand elles ne sont pas non rétribuées tout court…), et sans lesquelles l’université de la Républi-que aurait depuis déjà longtemps sombré.

Oui bon, ben oh ! C’est pas la mine non plus !Oh non, bien sûr, ce n’est pas la mine. Quand on regarde ailleurs,

cela pourrait même ressembler à un petit coin de paradis. Mais pour bosser au paradis, papa s’est cogné huit ans d’études 6. Il a dû fran-chir nombre de sélections d’autant plus insidieuses qu’elles ne disent pas vraiment leur nom. Et depuis maintenant quelques années qu’il travaille au paradis, papa gagne 1 800 € nets par mois, et non, papa n’a pas honte. Pas honte d’avoir un salaire décent. Pas honte d’avoir du temps pour vous regarder grandir. Pas honte de ne pas « fabriquer des trucs », pas honte de ne pas s’inscrire dans une « logique de rendement ».

5. L’État a fait même en sorte de pouvoir les licencier alors qu’ils sont fonction-naires, comme papa. voir la contribution de Julia Bodin dans ce même volume sur les BIAtOSS. (NdE)

6. Dans le meilleur des cas… La moyenne se rapproche plutôt de 10, voire 12.

dangereux, pas seulement pour papa, mais pour toute la planète. Le plus important est de passer beaucoup de temps auprès d’eux. Et de soi-même s’efforcer de les nourrir régulièrement. Ce qui prend aussi beaucoup de temps (les lions ont grand appétit).

192 heures de plus…Bien sûr, papa ne fait pas que de la recherche et de l’enseigne-

ment ; il fait aussi tout ce qui lui permet de faire de l’enseignement et de la recherche, et tout ce que cela lui impose : corriger des copies, préparer des cours, lire des articles, participer à des jurys de thèse, organiser des soutenances, et plein d’autres choses encore, bref, la routine. D’autant qu’à la fac, les cours que donne papa, ils changent chaque année. Parfois c’est tout le cours qui change, parfois l’inti-tulé du cours reste le même, mais papa est obligé d’en changer tout le contenu. Ben oui. Parce que, par exemple, papa fait des cours sur les outils de recherche d’information. Et que des outils de recher-che d’information, il y en a tous les ans de nouveaux. C’est pour cela que papa, et beaucoup de ses collègues, n’ont jamais fini de prépa-rer leurs cours. Un cours sur la règle de trois, ou sur l’accord du participe passé, une fois qu’il est prêt, il est prêt. On peut bien sûr l’améliorer, le retravailler, changer l’angle de présentation, mais la règle de trois et l’accord du participe passé ne changent – heureu-sement – pas chaque année. Mais à la fac, pour l’immense majorité des matières enseignées, ça change tout le temps. Y’ a tout le temps des collègues chercheurs (les autres « dompteurs ») qui publient de nouveaux articles, de nouveaux ouvrages, dans lesquels on apprend de nouvelles choses, à partir desquels certaines vérités changent, qui font qu’on ne regarde plus le monde de la même manière, et qu’il nous faut à notre tour expliquer comme enseigner à nos étudiants. On appelle cela la science. Et c’est passionnant. Alors du coup, c’est vrai que papa a besoin de plein de temps, à côté de ses 192 heures de recherche et à côté de ses 192 heures d’enseignement. Du temps pour lire, du temps pour préparer, du temps pour comprendre (eh oui…), du temps pour que, quand ils écoutent ses cours en 2009, ses étudiants n’aient pas l’impression qu’il s’agit du même cours qu’en 1989. C’est pour cela aussi qu’il est important que papa fasse à la fois de l’enseignement et de la recherche. Sinon quand papa fait son numéro de dompteur, il n’y aurait personne dans la salle. Et le spec-tacle serait bien triste. Et un dompteur sans ses lions, ou un domp-teur sans public, ce n’est plus vraiment un dompteur.

Et puis aussi parfois 192 heures de trop…toute organisation humaine a un besoin vital d’organisation. La

clé de cette organisation à l’université, ce sont ces personnels « tech-niques », « administratifs », dont on réduit souvent l’existence à des

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modulation de service. La ministre répondra en temps réel et tout ça. vous pourrez poser toutes vos questions et tout ça. Mais pas de chance, problème technique. Bilan : l’opération « dialogue en temps réel sans tabou ni filtrage » se transformera en « réponses rédigées deux jours plus tard à des questions choisies deux jours plus tôt ». Pas de chance… vraiment.

5 décembre 2008 : Olivier Beaud (professeur de droit public) est le premier à réagir sur le fond du décret, avec un texte qui reste à ce jour l’un des plus complets sur la question. Juste un extrait (mais il faut lire le texte dans son entier 10 pour en comprendre les enjeux) :

Mais la principale remarque que l’on peut faire pour l’ instant sur cette modulation de services est qu’elle n’est pas faite à la demande de l’ intéressé, c’est-à-dire de l’universitaire. On peut la lui imposer de sorte que la portée de cette réforme est capitale : l’autorité compé-tente de l’Université pourra désormais modifier unilatéralement le temps d’enseignement des universitaires, qu’ils soient professeurs ou maître de conférences. La double question qui se pose alors est de savoir, premièrement, à quelle condition de fond et, deuxième-ment, selon quelle procédure. La commission Rémy Schwartz, dont on a vu qu’elle était favorable à l’ idée d’une modulation des services, avait proposé que cette « possible modulation (dût) être formali-sée par une convention transparente arrêtée par le président » et par une publicité de la répartition des services. Le projet de décret s’écarte du rapport de la Commission en ce qu’il ne prévoit pas de telles garanties et se contente de partager la compétence entre le Conseil d’administration et le président [de l’université] pour ce qui concerne l’organisation cette modulation des services.

5 janvier 2009 : la CPU (Conférence des présidents d’université, organisme représentant l’ensemble des présidents d’université), qui n’est pourtant pas connue pour inscrire sa ligne politique dans la mouvance anarcho-autonome de l’ultra-gauche, met le feu aux poudres avec une lettre incendiaire adressée au président de la République et au titre programmatique : « Chronique d’une crise annoncée dans les universités 11. » Prémonitoire. Ô combien.

15 janvier 2009 : devant la fronde qui monte lentement mais sûre-ment, et voyant qu’en plus de cela, ce sont des juristes qui sont aux manettes, le ministère s’affole et convoque les représentants des diffé-rentes sections du CNU (Conseil national des universités) 12, avec une méthode qui a déjà fait ses preuves et une rhétorique bien rodée, la

10. <http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/01/11/908-note-sur-les-enseignants-chercheurs>.11. <http://www.cpu.fr/Actualites.240.0.html?&no_cache=1&actu_id=142>.

12. Pour le CNU, voir la contribution de Daniel Mortier dans ce volume. (NdE)

Pas honte de ne pas avoir à subir les brimades du moindre chefaillon, pas honte de n’avoir pas de petit caporal en permanence accroché à ses basques et en train de lui demander des comptes. Pas honte de transmettre de l’immatériel, du non immédiatement quantifiable. Pas honte de dire que l’université est aussi – et peut-être d’abord – un lieu d’émancipation sociale. Que si l’on n’en sort pas toujours avec un « métier », il est rare que l’on n’en sorte pas avec plus d’atouts pour en trouver un que les seuls dont on disposait en y entrant.

Ça y est ?Ça y est. vous avez en gros compris quel était le métier de papa.

Bon alors, en route pour le feuilleton de la modulation de service.

La modulation de service en… un certain nombre de dates8 juillet 2008 : (oh ! comme c’est bizarre, juste avant l’été…) c’est

là que tout commence « officiellement », avec la publication du rapport Schwartz 7 . Il contient de bonnes idées (peu), mais qui seront bizarrement les seules à ne pas être retenues par valérie Pécresse (par exemple la création d’une « habilitation à diriger des enseignements »). Et surtout, le rapport Schwartz a pour instruction de remettre sur la table le sujet qui fâche depuis déjà longtemps : « la modulation de service » 8.

Et le bazar commence. Pas de date précise. Comme tout bazar, cela commence de manière diffuse. Mais, signe important, ce sont les juristes et avec eux le syndicat « de droite » de l’enseigne-ment supérieur qui sont parmi les premiers à monter au créneau (ce qui est assez rare pour être signalé). Les juristes organisent la fronde, ils mettent en place des grèves administratives avec réten-tion de notes et sont bientôt suivis par plein d’autres enseignants- chercheurs, toutes disciplines confondues.

Novembre 2008 : un certain nombre d’universitaires commen-cent à sentir le vent tourner et dénoncent publiquement – bien qu’encore assez confidentiellement 9 – les principales dérives contenues dans ce qui n’est encore qu’un « projet de décret ».

4 décembre 2008 : valérie Pécresse tente une opération séduc-tion en proposant un « tchat » en direct sur la question de la

7. <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/transfert/Rapport_Schwartz_v2.pdf>.

8. Le principe de la modulation de service a été proposé par les États généraux de la recherche de 2004 (et donc par la « base »), mais dans un sens complètement différent. Le gouvernement a perverti ce principe en introduisant l’idée d’ensei-gnement-sanction et d’évaluation périodique. (NdE)9. <http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2008/11/enseignants-che.html>.

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évaluent les travaux de leurs collègues, notamment afin que ceux-ci puissent évoluer dans leur carrière), cette CP-CNU pourtant très longtemps silencieuse, et ayant avalé jusqu’ici sans broncher la totalité des couleuvres gouvernementales (notamment celle de l’AERES, « agence gouvernementale » d’évaluation de la recherche dont la transparence est à peu près équivalente à celle d’une nappe de pétrole brut…) demande le retrait du projet de décret pour des raisons très claires ainsi formulées 15 : ce décret « remet en cause le cadre statutaire national des enseignants-chercheurs. Il crée les conditions propices à des décisions locales arbitraires qui risque-raient d’accentuer les inégalités entre personnels, disciplines (en particulier celles à faibles effectifs), formations et établissements, au détriment de l’intérêt scientifique et des étudiants ; [il] revient sur l’une des dimensions fondamentales du métier des enseignants du supérieur consistant à élaborer leurs enseignements à partir de leurs travaux de recherche ; [il] réduit l’autonomie de la fonction scientifique par rapport à la fonction administrative et remet ainsi en cause les libertés académiques et l’indépendance scientifique ».

28 janvier 2009 : André Gunthert (enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales) publie sur son blog une réponse politique argumentée au désormais célèbre discours du 22 janvier : « Sarkozy défie l’intelligence » 16.

Et puis vint le 29 janvier. Et le 29 janvier, tout le monde le reconnaît, la communauté universitaire s’est mobilisée, comme jamais elle ne l’avait encore fait. Elle descend dans la rue 17 pour dire toute l’étendue de sa colère, de son ras-le-bol, toute la force de sa détermination.

La modulation de service : y’ a des « pour » et y’ a des « contre ». Et dans Banga y’ a de l’eau.Les « pour » : le 29 janvier dans Le Monde, Alain Beretz (prési-

dent de l’université de Strasbourg), Yvon Berland (président de l’université de Méditerranée), Axel Kahn (président de l’univer-sité Paris-Descartes) et Jean-Charles Pomerol (président de l’uni-versité Pierre-et-Marie-Curie), estiment qu’il faut « améliorer » le projet de décret sur l’activité des enseignants-chercheurs. Pour eux, « les aspects positifs du texte l’emportent » même si « dans une première présentation, il était implicitement suggéré que le quota d’heures d’enseignement pourrait être augmenté pour ceux

15. <http://91.121.210.124:8080/cpcnu/detailActualite.htm?name=actualite20090126182129074&from=actualitesCpcnu.htm>.16. <http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/01/28/927-sarkozy-defie-l-intel-ligence>.17. Avec les autres catégories socioprofessionnelles. (NdE)

rhétorique du chiffre : convoquez des gens mécontents, et commen-cez par leur annoncer les millions d’euros que vous mettez sur la table pour soutenir leur cause (au besoin parlez même de milliards). Ils seront de suite moins revendicatifs (surtout si vous prenez le soin de leur expliquer que les autres ministères d’avant n’avaient jamais mis autant sur la table). De toute façon ils n’iront pas vérifier les chiffres, ou quand ils le feront, il sera déjà trop tard (pour eux). Puis le même ministère a démarré sa grande entreprise de séduction communi-cante sur un air – là encore – bien connu : « transparence », « charte de bonne conduite », « soyons raisonnables », « nous sommes entre gens de bonne volonté », bref, de grands et lénifiants communiqués de presse (souvent) largement relayés dans les médias.

15 janvier toujours, le même ministère accorde quelques « gages », dont la rédaction (hypothétique) d’une « charte » (sans valeur contrac-tuelle). Nous reviendrons plus loin sur cette fameuse « charte ».

16 janvier 2009 : Isabelle This Saint-Jean (nouvelle présidente de l’association Sauvons la recherche) relève toutes les faiblesses de l’argumentaire ministériel et « prend acte » de la fin de non-recevoir de v. Pécresse. La guerre est désormais ouverte et déclarée. tout ce que le milieu universitaire compte de syndicats, d’associations, de corporations est mobilisé contre le décret dans sa version initiale.

22 janvier 2009 : une Coordination nationale des universités se constitue et se réunit à Paris. Pour la première dans l’histoire de l’Université française, un mot d’ordre de grève est lancé par les enseignants-chercheurs eux-mêmes : « Le 2 février, l’Université s’arrête. » Deux préalables à toute négociation avec le ministère sont définis : le retrait sans condition du projet de modification des statuts des enseignants-chercheurs, et le retrait du projet de « mastérisation » des concours de l’Éducation nationale. Le 30 septembre 2009, elle se réunira pour la 11e fois…

22 janvier 2009 : à l’occasion du lancement de la « réflexion pour une stratégie nationale de recherche et d’innovation », Nicolas Sarkozy prononce un discours qui fera date 13. Qui fera date par le mépris affiché à l’égard des universitaires et des chercheurs français en général, par les contrevérités assénées avec toute la verve dont est capable un bateleur de fête foraine, par l’unanimité avec laquelle les syndicats, les associations professionnelles, les organisations profes-sionnelles, les sociétés savantes… bref, l’ensemble des acteurs du monde universitaire dénonceront ce mépris et ces contrevérités 14.

26 janvier 2009 : La CP-CNU (réunion de toutes les sections du CNU, composé d’enseignants-chercheurs qui, par discipline,

13. <http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&cat_id=7&press_id=2259>.

14. voir l’analyse de ce discours par Antoine Destemberg dans ce volume. (NdE)

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30 janvier toujours : le ministère, en fin stratège, commence à jouer la carte de la division. Alors que syndicats et associations trouvent de plus en plus souvent porte close, il reçoit un petit groupe de juristes qui n’ont que peu à voir avec les revendications d’ensem-ble du mouvement et annonce dans le même temps des « avancées significatives » sur le dossier grâce à des « négociations ». La Coor-dination nationale des universités s’inquiète de la tournure de la négociation menée par ces quelques juristes sur des bases éhonté-ment corporatistes. Plus qu’une inquiétude, elle la dénonce comme non représentative et non mandatée, en soulignant le risque que ces mêmes négociateurs ne lâchent la seconde revendication impor-tante du mouvement, à savoir la question de la mastérisation 19.

30 janvier encore : dans la foulée, une nouvelle version du décret paraît. Peu de choses changent. En particulier demeure la possi-bilité de modulation des services décidée par le président de l’uni-versité et l’obligation que cette modulation « ne dégrade pas le potentiel global d’enseignement » de l’Université 20. Cependant un verrou est attribué au CNU : un enseignant bien évalué par le CNU ne pourra se voir attribuer davantage que son service de 192 heures équivalent tD. Demeure le problème de la disparité (possible) de traitement entre « professeurs » et « maîtres de conférences ». De fait, le risque demeure grand que ceux-ci ne récupèrent des charges d’enseignement supplémentaires (la raison principale de ce risque étant que, au CNU, les professeurs évaluent les professeurs en l’absence des maîtres de conférences, mais participent à parité avec eux à l’évaluation des dossiers de ces derniers). Bref, le ministère fait ici encore la preuve de toute sa roublardise, en instrumentali-sant des rivalités très anciennes à l’université sous prétexte d’une amélioration globale de la situation des personnels concernés.

30 janvier 2009 (riche journée décidément…) : un chercheur et un enseignant-chercheur, Pierre-Philippe Combes et Laurent Linnemer, publient un texte là encore lumineux : « Peut-on mesurer la produc-tivité des enseignants-chercheurs ? 21 », qui prouve ce que nombre de

19. Le droit n’étant pas enseigné dans le secondaire, l’agrégation de droit n’a pas du tout le même rôle que pour les autres disciplines, ce qui ne fait pas des juristes les interlocuteurs les mieux placés pour défendre ce dossier au ministère. (NdE)20. Ce qui signifie que, étant donné que les formations offertes par un établis-sement faisant l’objet d’un contrat avec le ministère, les cours doivent être nécessairement assurés et que, dans ce cas, une diminution pour un enseignant- chercheur, par exemple, doit être nécessairement compensée par une augmenta-tion des heures de cours pour autre enseignant-chercheur. Du temps libéré pour la recherche des uns signifie donc mécaniquement qu’il sera d’autant réduit pour la recherche des autres. C’est une simple question d’arithmétique. (NdE)21. <http://www.telos-eu.com/fr/article/peut_on_mesurer_la_productivite_des_enseignants_>.

qui font peu de recherche. Cette présentation qui pouvait donner à penser qu’un mauvais chercheur est un bon enseignant, alors que c’est rarement le cas, avait le grand inconvénient de présenter l’enseignement comme une punition et de faire peu de cas de sa qualité ». Autant dire, en forçant à peine le trait, que les « pour » ne sont pas « pour » le projet de décret tel qu’il est (le texte en dénonce les limites et les risques), mais qu’ils sont « pour » un changement par rapport au statut actuel, ce qui relève davantage de la posture (il importe de montrer que l’université n’est pas le carcan d’immobilisme que montrent les médias à l’unisson du discours présidentiel) que d’un franc accord idéologique.

Les « contre » : en plus de la CP-CNU, le 29 janvier 2009 toujours, Bruno Chaudret (chimiste, membre de l’Académie des sciences, directeur de recherche), Albert Fert (physicien, prix Nobel 2007, professeur), Yves Laszlo (mathématicien, professeur), et Denis Mazeaud (juriste, professeur) signent un texte dans lequel ils déclarent : « Une modulation des services, dans son principe, pour-rait avoir l’intérêt de réduire la lourdeur de la charge d’enseigne-ment qui handicape l’activité de recherche de nombreux universi-taires, notamment vis-à-vis de certains collègues étrangers. Mais ses modalités de mise en œuvre en font une mesure dangereuse, hypocrite et contre-productive. » Le reste de leur texte explicite admirablement la nature de l’hypocrisie et du danger. Lisez-le 18.

Le coup de la charte30 janvier 2009 : valérie Pécresse envoie une nouvelle lettre où

elle « prend acte », « a compris », « est à l’écoute ». Et surtout… elle ne change rien. Plus exactement elle propose qu’une « charte natio-nale soit rédigée » (par le ministère et la CPU) et « annexée au contrat pluriannuel ». Le gouvernement aime bien les chartes. C’est là une des cartes maîtresses de son jeu d’intoxication et d’atermoiements. Une charte de bonne conduite, c’est pratique. Même pas besoin de la signer, elle n’aura de toute façon aucune valeur réglementaire. Elle n’est rien de plus qu’un contrat moral. Le texte, le seul, le vrai, c’est le décret portant modification du statut des enseignants-chercheurs. vous pouvez lui accoler ou lui annexer toutes les chartes que vous voulez, y compris une charte mentionnant la lapidation obligatoire pour tout scientifique français n’ayant pas décroché un prix Nobel avant ses 40 ans, cela n’y changera rien : une charte, c’est une charte. La meilleure preuve, c’est que les juristes (fins connaisseurs autant que fins chartistes) n’ont jamais demandé l’établissement d’une charte. Ils demandent un nouveau décret, mais en aucun cas une « charte ».

18. <http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2009/01/universit-et-re.html>.

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se posent effectivement. Primo, quelle peut être la légitimité d’une négociation qui va à l’encontre de tous les mots d’ordre de la Coordi-nation nationale des universités et de la plupart des coordinations locales, une négociation menée qui plus est par quatre personnes appartenant toutes à la même « section » disciplinaire 23 ? Et deuxio, les avancées de ladite négociation sont nulles puisque soumises à l’adoption d’un « décret CNU » pour l’heure inexistant.

L’inquiétant recul du processus démocratique interne aux universités

La lente démolition de la recherche publique entamée par la LRU continue. Chaque nouveau décret de cette loi cadre est soit une atteinte aux statuts des personnels, soit un recul des instances démocratiques universitaires. Les exemples ne manquent pas, mais l’on peut prendre celui de l’instauration des comités de sélection, en lieu et place des anciennes commissions de spécialistes, chargées de recruter les futurs enseignants-chercheurs. Le ministère avait défendu ce changement au nom d’une plus grande « transparence » et d’une plus grande « flexibilité » dans les recrutements. La flexi-bilité est effectivement au rendez-vous. Pour la transparence, vous repasserez. Les comités de sélection sont nommés par le président et son conseil d’administration, et le nombre de personnalités exté-rieures « choisies » y est significativement augmenté. Les ancien-nes commissions de spécialistes n’étaient pas exemptes de défauts, de dysfonctionnements parfois graves. Là encore des possibilités d’amélioration avaient été proposées par la communauté universi-taire (interdire par exemple les recrutements de candidats locaux). Mais aux yeux du ministère et de la « logique LRU », ces commis-sions avaient un énorme désavantage. Leurs membres étaient élus. Et en cas de dysfonctionnement, des possibilités de recours exis-taient. Les gens votaient. Aujourd’hui les comités de sélection sont nommés. Dormez tranquilles braves gens, tout est sous contrôle. Les dérapages n’ont pas tardé, bien plus nombreux que ceux qui se produisaient dans les anciennes commissions de spécialistes, avec de bien moindres possibilités de recours du fait d’une opacité fina-lement accrue du processus 24. La morale de l’histoire est pourtant d’une banalité affligeante : à l’université comme dans le monde réel,

23. Autrement dit, qui ne peuvent défendre les spécificités des autres disciplines représentées à l’Université. (NdE)

24. Délais raccourcis, difficultés à constituer lesdits comités, postes publiés (et parfois dé-publiés) « au fil de l’eau » pour reprendre la terminologie ministé-rielle, classements des comités « cassés » ou entièrement revus par les Conseils d’administration, etc.

revues de scientométrie attestent depuis des années, à savoir l’ina-nité des chiffres avancés par l’égo-président si ces chiffres sont pris hors contexte et sans cadre référent sérieux. Un exemple : Nicolas Sarkozy affirmait dans le discours du 22 janvier que, « shame on us », les enseignants-chercheurs du Royaume-Uni publiaient plus que ces fainéants de froggies. Exact. Mais plus précisément, les auteurs du texte suscité précisent : « Pour la période 1996-2000, et selon un indicateur qui prend en compte la qualité des revues, la longueur des articles et le nombre de coauteurs, un enseignant-chercheur du Royaume-Uni publie 63 % de plus qu’un enseignant-chercheur français. Mais, par rapport à ces mêmes Français, les enseignants- chercheurs allemands produisent 14 % de moins, les Suédois quasi-ment deux fois moins, et les Espagnols trois fois moins. Finalement, parmi les 35 centres de recherche mondiaux où la production par enseignant-chercheur est la plus élevée, la domination des États-Unis est sans partage avec 28 Américains, pour deux Anglais, un Italien, un Espagnol, un Israélien et trois Français (respectivement 7e, 10e et 31e) 22. » De suite, ce n’est pas tout à fait la même chose, surtout si l’on y ajoute que la prédominance de nos camarades d’Outre-manche n’est pas totalement étrangère à leur maîtrise de la langue anglaise (dans laquelle s’effectuent la majorité des publications internatio-nales). Autre critique présidentielle et autre objectif du décret sur la modulation de service : y’ a des enseignants-chercheurs qui cher-chent pas. Exact encore. Mais : « Sur la spécialisation des enseignants- chercheurs : 40,6 % des Français n’ont aucune publication (toujours au sens où nous l’entendons, à savoir celui de la base de données Econlit qui ne contient que des revues de recherche, excluant ouvra-ges et vulgarisation). Au Royaume-Uni, avec 40,3 %, la proportion est similaire et la moyenne européenne est de 57,7 %. Ainsi, dans toutes les universités européennes, certains enseignants-chercheurs ne se spécialisent pas dans la recherche. » vraiment, vraiment, vraiment, je vous recommande la lecture de ce texte, qui a l’énorme avantage d’avoir été écrit par des gens qui posent le problème « à plat », sans présupposé sarkozyste ou anti-sarkozyste, LRU ou anti-LRU.

31 janvier 2009 : les quatre négociateurs de la section Droit se satisfont de « leur » négociation au ministère dans un communi-qué relayé sous le titre « communiqué du quarteron de manda-rins félons ». Le ton monte donc… Dans le monde très feutré et très policé de l’université, quand des collègues se mettent à traiter d’autres collègues de « mandarins félons », c’est qu’il y a baleine sous gravillon comme dirait l’autre… Ceci étant, deux questions

22. Il faudrait aussi ajouter que les enseignants-chercheurs du Royaume-Uni ont deux fois moins de cours à assurer par an, et qu’ils n’ont pas toutes les charges administratives incombant à leurs homologues d’Outre-Manche. (NdE)

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espaces rénovés. Mais tant qu’ils resteront coupés du temps de la recherche et de l’enseignement, ils demeureront des lieux vides, de simples ornements, d’immenses vitrines vides de sens.

Les défis à relever pour l’Université sont pourtant immen-ses. L’arrivée du numérique, la dissémination de la connaissance comme bien commun de l’humanité, la formation tout au long de la vie, la place de la parole scientifique dans la société civile, la réforme profonde et concertée de ses missions autant que de ses fonctions, le statut de ses personnels, le périmètre d’un service public qu’elle doit recouvrir, l’orientation stratégique de la recherche n’en sont que quelques exemples. Des exemples et des enjeux qui sont aujourd’hui condamnés à n’être que des slogans pour le ministère de l’Enseigne-ment supérieur et de la Recherche et des communiqués de presse.

L’Université est réformable. Elle a d’ailleurs essuyé de front depuis les 15 dernières années une série de réformes (le passage au LMD en est un exemple) sous le feu duquel tout autre organisme semblable aurait probablement déjà explosé en vol. Les proposi-tions existent. tant pour l’enseignement que pour la recherche. Elles sont sur la table depuis 1994 pour certaines, depuis 1998 ou 2004 pour d’autres. Elles ont été élaborées par le petit peuple universitaire, avec le relais des associations (souvent) et des syndi-cats (parfois). toutes ces propositions ne sont naturellement pas bonnes. toutes doivent être « négociées ». Mais toutes ont un point commun : si leurs « gros titres » ou leurs formulations sont parfois identiques à certaines propositions ministérielles (« indé-pendance de la recherche », « souplesse dans le recrutement »), elles sont à l’exact opposé de ce que propose le pouvoir politique en place avec la loi cadre de la LRU et ses décrets d’application.

L’Université a moins besoin de l’État que l’État n’a besoin d’elle. Et il ne tardera pas à s’en apercevoir, comme il s’est aperçu que, dans le contexte économique actuel, son rôle de régulateur était un pilier non négociable. Il lui aura fallu pour cela une crise financière mondiale. La seule question qui se pose est de savoir s’il faudra au même gouvernement une crise universitaire mondiale pour redécouvrir l’évidence.

Nous nous sommes réveillés et resterons « en éveil ». La lutte engagée cette année était un coup de semonce. À l’heure où j’achève de publier cet article, l’Université semble avoir perdu la bataille :

— le passage aux compétences élargies et à l’autonomie totale reste programmé pour 2012 pour l’ensemble des universités françaises ;

— Xavier Darcos est passé en force sur la mastérisation se passant de l’accord ou de l’assentiment de l’ensemble des acteurs concer-nés (des syndicats à la CPU en passant par la conférence des direc-teurs d’IUFM) ;

chaque fois que le droit de vote est en recul, chaque fois qu’on le supprime ou le malmène pour le remplacer par des procédures de nomination, c’est le népotisme et la cooptation qui reprennent le dessus. On peut s’en plaindre, s’en désoler, mais c’est ainsi. On n’a pas encore trouvé de système plus démocratique pour le pilotage d’un collectif humain que celui du vote. Ceux qui sont nos élus devraient pourtant en garder le souvenir…

À grands coups de milliards (dont on oublie innocemment de préciser qu’il faut leur retrancher l’augmentation considérable des charges qu’il incombera désormais aux universités de gérer), à grands coups de milliards, donc, et derrière le masque pour-tant si fragile d’un asservissement à d’autres idéaux habilement travestis sous le vocable d’« autonomie », c’est la définition même de l’université républicaine qui est en passe de céder.

Si nous ne nous réveillons pas… Si nous ne nous réveillons pas aujourd’hui, si, dans l’urgence, nous ne faisons pas échec au projet de modulation de services et à la mastérisation à la hussarde des concours d’enseignement, si nous ne le faisons pas en gardant à l’esprit que, plus que ces deux décrets emblématiques, c’est toute la logique de la LRU et de l’université comme « agence de moyens » qu’il faut combattre… il est plus que probable que demain, « toute honte bue », quand de la colère il ne nous restera plus en bouche que le goût si marqué de l’amertume, nous nous retrouverons à faire le triste inventaire de ce qui fut un temps l’ambition d’être l’université de tous les savoirs, et pas uniquement de ceux qu’on jugera bon de nous faire pointer comme étant les plus rentables.

« La science ne connaît qu’une loi : la contribution scientifi-que », disait déjà Bertoldt Brecht. En l’occurrence, celle de l’État, de la LRU ou celle de chacun de ses décrets ne dispose d’aucune force de loi. Comme la démocratie, l’université est une bonne fille. Elle réclame de l’attention et des soins constants. Son « temps » n’est pas celui de l’industrie, ni même celui du politique. L’univer-sité est aujourd’hui en passe d’être privée de la temporalité qui lui est propre et qui jusqu’ici, nonobstant l’ignorance présiden-tielle sur le sujet, a fait la preuve de sa réussite et de son excellence. Quand on gouverne sous le règne de l’immédiateté et des effets d’annonce, quand on légifère dans un temps qui n’est pas adapté à l’objet même que l’on veut faire entrer dans le cadre législatif, quand les seules variables d’ajustement proposées sont fondées sur des critères de performance à court terme et de rentabilité immédiate, on fonce droit dans le mur. Mais la stratégie gouver-nementale pour l’université ne raisonne et ne se projette que dans l’espace : rénover les bâtiments, construire des campus. Bien sûr, cela est nécessaire. C’est l’évidence même. L’université, ses cher-cheurs, ses étudiants ont besoin de ces nouveaux espaces, de ces

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— valérie Pécresse a obtenu que soit inscrit dans un décret le seul point qui lui importait in fine : la modulation de service. Là où elle aurait été légitime si elle était mise en place « à la demande de l’intéressé », elle ne pourra pas être mise en place « sans l’accord de l’intéressé ». Pas juste une nuance stylistique. Un gigantesque coup de boutoir dans les déjà fragiles et pourtant si nécessaires libertés académiques. Que l’on fasse le parallèle avec le projet de loi sur le travail du dimanche, également « avec l’accord de l’inté-ressé ». Le genre de garantie qu’un souffle de vent suffit à balayer.

victimes d’un conflit dont ils avaient sous-estimé la longueur, victimes également consentantes de leur sens du service public (les examens se sont très majoritairement tenus sur des conte-nus d’enseignement ne les dévalorisant en rien), les enseignants- chercheurs et les personnels techniques et administratifs seront sur le terrain à la rentrée. Sur leur terrain. En Allemagne, en Espa-gne, au Portugal, en Italie, en Grèce, en Argentine, et dans bien d’autres pays encore, partout la « grogne » universitaire s’étend, se réveille, s’exacerbe. Les indécis, les sans-opinion vont, pour un certain nombre d’universités, pouvoir mesurer dès la rentrée prochaine toute l’étendue des modifications engendrées par la LRU et quelques-uns de ses décrets. Il serait très étonnant qu’ils ne rejoignent pas alors le constat établi par une majorité d’acteurs universitaires. Les témoignages qui reviennent des universités déjà passées à l’autonomie sont plus qu’alarmants 25. Le gouverne-ment aurait tort de considérer que l’incendie est éteint. L’été qui s’annonce ne suffira pas à recouvrir ses braises.

Nous ne voulons pas de cette université-là. Nous saurons le dire encore. Et encore. Un décret peut être réécrit. Une loi peut être entiè-rement réaménagée. Nous sommes l’Université. Nous avançons avec toute la force et la détermination que nous donne ce constat de l’évidence que nous affrontons chaque jour. Nous savons comment améliorer l’Université. Nous nous y employons chaque jour. Nous sommes prêts à en discuter. Nous ne demandons d’ailleurs finale-ment pas autre chose. Nous avons besoin d’un État partenaire. D’un État régulateur. Si ces espaces de discussion continuent de nous être refusés, si l’expertise dont nous disposons sur le fonctionne-ment de notre propre outil de travail continue d’être niée, alors la crise universitaire 2009 n’aura été qu’une étincelle au regard de l’incen die annoncé. Or, chacun sait qu’il est toujours plus difficile et plus coûteux de rebâtir sur des cendres. Puisse ce gouvernement retrouver en la matière un minimum de clairvoyance.

25. <http://universitesenlutte.wordpress.com/2009/02/26/lutt-laboratoire-de-la-lru/>.

Réforme du statut des enseignants-chercheurs :

une période de glaciation intellectuelle commence

Christophe Mileschi 1

Irréformable, l’Université ?

Depuis des années, les réformes tombent sur l’Université, qui l’ont précarisée, qui ont alourdi les tâches des enseignants,

des enseignants-chercheurs, des administratifs, qui ont induit un rythme anxiogène chez les étudiants comme chez les personnels. Depuis des années, les enseignants-chercheurs, les personnels administratifs, les étudiants dont vu leurs conditions de travail, de salaire et de vie se dégrader. Ils ont certainement eu tort de ne pas dire plus tôt et plus haut leur exaspération grandissante. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. transcendant les étiquettes politiques ordinaires, la protestation a commencé à monter dès la rentrée 2008, la mobilisation s’est organisée partout en France, donnant naissance, entre autres, à une Coordination nationale des universités (CNU), à une Coordination nationale des formateurs des enseignants (CNFDE), à une Coordination des personnels administratifs et techniques, à une Coordination nationale des étudiants. Soudain, la conscience se faisait jour que les divergences politiques, syndicales, catégorielles pèsent moins que la nécessité de défendre des valeurs communes.

Ce mouvement inédit est un mouvement de fond, résultat d’une accumulation qui a commencé avec la mise en place de la semestrialisation. L’ensemble des enseignants-chercheurs était opposé à cette réforme, qui a accru le saupoudrage notionnel dans l’urgence au détriment des enseignements sur le long terme, qui a fait de l’examen la clef de voûte et la finalité unique du proces-sus d’apprentissage. Malgré les oppositions, nombreuses et argu-mentées, la semestrialisation a été imposée. On ne fera pas ici

1. Une première version de cet article a paru sur le site Internet du Nouvel Obser-vateur (<http://tempsreel.nouvelobs.com>), et sur celui de Bakchich (<http://www.bakchich.info>).

192 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE RÉFORME DU StAtUt DES ENSEIGNANtS-CHERCHEURS… | 193

CNRS et autres instances. S’il n’y a pas davantage de « bonus » au mérite dans ce métier, ce n’est pas parce que le mérite fait défaut : c’est parce que les bonus sont en nombre ridiculement bas.

Les « réformateurs » d’aujourd’hui mettent en avant leur volonté de « moderniser » et de rendre « performante » l’univer-sité, en prétendant introduire une logique évaluation-récompense : mais elle existe déjà. Derrière ces mensonges, ces déclarations de façade, les tours de passe-passe de la nov-langue officielle, ce qui au vrai est attaqué, c’est la base statutaire unique, seule garantie crédible et possible de l’indépendance des enseignants-chercheurs. Dans le cadre de ce statut, un chercheur peut s’atteler à une recher-che qui, au moment où il s’en occupe, semble sans grand intérêt, ou à contre-courant, ou marginale, ou même (dans les disciplines inévitablement en prise avec l’idéologie : l’histoire, la sociologie, la civilisation, la littérature…) hérétique. Un chercheur peut prendre le risque de déplaire ou de détoner sans craindre pour sa carrière. Certes, il n’aura sans doute pas accès, tant qu’on n’aura pas reconnu la valeur de ses travaux, aux petits bonus évoqués plus haut, mais il pourra du moins poursuivre sa recherche sans se voir sanctionné.

Inversement, le nouveau statut rend possible que l’évalua-tion négative d’un chercheur se traduise immédiatement par des entraves concrètes à la poursuite de ses travaux. Quiconque a quel-que connaissance de l’imperfection des jugements humains voit bien que, fatalement, certains seront évalués négativement pour de mauvaises raisons, et verront leur recherche contrariée, alors qu’elle était vraiment novatrice. Les « mauvais » chercheurs verront leurs tâches d’enseignement s’alourdir. N’est-ce pas effrayant ? L’enseignement comme sanction au démérite ! Le projet de mettre devant les étudiants les chercheurs jugés les moins bons trahit que le souci réel n’est aucunement d’améliorer le niveau de formation… Ensuite, c’est fixer les « mauvais » chercheurs dans leur condition. Plus d’heures de cours, donc moins de temps pour la recherche, donc, aussi, un enseignement qui n’étant plus nourri de recherche s’appauvrit et se fige. Enfin, c’est la porte ouverte à un arbitraire qui, à terme, s’avérera funeste pour toute la société. Se souvient-on que, récemment, on a tenté d’imposer aux enseignants d’histoire de faire état devant leurs élèves des « aspects positifs de la coloni-sation » ? Sous couvert de récompenser les « bons » et de sanction-ner les « mauvais », il sera demain possible et facile de bloquer les avancées qui pourraient déplaire au monarque, local ou national.

Le conformisme institutionnaliséDès les premières années de la mise en place du nouveau statut,

une caste se constituera, une cour de « chercheurs de luxe » ; un

l’historique de tous les réaménagements qui, depuis, ont été deman-dés aux universitaires, à une cadence aberrante. tous les deux ans, une nouvelle réforme est venue défaire ce qui venait d’être fait, ou empêcher qu’on ait le temps d’en vérifier sur le terrain les effets. Et à chaque fois, les universitaires ont dû travailler à moyens constants, c’est-à-dire sans que soit allouée la moindre dotation budgétaire supplémentaire. Cas exemplaire entre tous, la réforme dite LMD (Licence-Master-Doctorat) : pour mettre le système universitaire français en conformité avec la norme européenne, l’État a déblo-qué la somme considérable de… 0 €. Cependant qu’il exigeait que les diplômes intègrent désormais un enseignement d’informati-que, un enseignement obligatoire de langue vivante… Les univer-sitaires ont récriminé dans les couloirs, mais, pris au piège du loya-lisme ou cédant au discours de la « modernisation nécessaire », ils ont essayé tout de même, sacrifiant une part des enseignements fondamentaux dans les nouveaux diplômes.

Dire, aujourd’hui, que les universitaires refusent la réforme par principe est un argument de pure propagande, qui ne peut convain-cre que ceux qui ne savent rien de ce qui s’est passé à l’université ces dix dernières années. Ces dix dernières années, les universitaires n’ont pas cessé de réformer, de tout faire pour s’adapter scrupuleu-sement aux consignes de leur ministère. Il n’y a pas lieu de leur en faire mérite. À l’évidence, ils ont eu tort de ne pas prendre la mesure de l’érosion à laquelle ils participaient. Mais qu’on ne vienne pas parler de leur immobilisme, quand ils vivent et travaillent depuis des années sur un terrain qui change à tout moment sous leurs pas.

Ce qu’« évaluation » veut direAffirmer, de même, que les universitaires refusent l’évalua-

tion, est un autre mensonge destiné à les disqualifier aux yeux de l’opinion, et à les rabaisser à leurs propres yeux. Collectivement, les universitaires sont sans cesse soumis à l’évaluation, au double plan de la recherche et de l’enseignement : les bilans d’activité des centres de recherche et les maquettes des diplômes passent devant les instances évaluatrices tous les quatre ans, avec des conséquen-ces concrètes : un diplôme peut être ou non habilité, il peut être amendé ; un centre de recherches peut voir ses crédits augmenter ou diminuer, il peut être sommé de revoir ses projets. À titre person-nel aussi, les enseignants-chercheurs sont déjà dans un système qui prévoit l’évaluation-récompense : qualifications, recrutements, congés de recherche, promotions, primes d’encadrement doctoral, détachements divers, tout cela passe par des évaluations serrées, devant le Conseil national des universités, les commissions de recrutement, les conseils d’administration des établissements, le

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La démolition du statut des enseignants-chercheurs aura entre autres pour conséquence une mise en concurrence illimitée des individus entre eux, la guerre de tous contre tous : chercheurs promus et bien en cour, enseignants-chercheurs autorisés ou tolé-rés, enseignants déclassés ; recherche au goût du jour et recher-che sur la touche. Cela entraînera mécaniquement la destruction des liens de solidarité humaine et scientifique au sein de l’uni-versité. Les effets en seront catastrophiques à tout point de vue, quant au dynamisme de la recherche et quant à la formation des étudiants. Ce sera le triomphe du chacun-pour-soi, là où (sans idéaliser la situation actuelle, loin s’en faut) la relative absence d’enjeux de pouvoir et d’argent permettait, jusqu’à présent, de travailler ensemble pour le savoir, non pour le profit à courte vue. La recherche a besoin, structurellement besoin de gratuité : c’est-à-dire de temps, de tâtonnements, de hasards, de phases d’hésita-tion. Einstein a travaillé 11 ans à étendre la théorie de la relativité restreinte à celle de la relativité générale. La recherche n’obéit pas, n’en déplaise aux adeptes de la performance immédiate, aux ryth-mes de la Bourse, et vouloir la plier à l’idéologie du marché, de la concurrence et d’une excellence biaisée, c’est vouloir la détruire. Cela aussi, c’est une réalité.

Se faire entendreOn reproche aux enseignants-chercheurs de toujours refu-

ser les réformes qu’on leur propose ? C’est encore un mensonge. Les universitaires appellent depuis longtemps une réforme, qui prenne en compte les réalités de leur profession, de leurs missions, de leurs responsabilités. Mais puisqu’il faut réformer, n’importe quelle réforme doit-elle faire l’affaire ? On a entendu la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche justifier ses projets au nom de la vétusté du statut des enseignants-chercheurs. Selon elle, le fait qu’il repose sur un texte datant de 1984 était en soi un argument en faveur de sa modification. Inutile, dès lors, d’entrer dans de fastidieuses considérations sur le contenu de la réforme. La nécessité de moderniser prime sur toute autre exigence, et le mot même exonère de toute réflexion.

Depuis 20 ans, aucune des suggestions de réforme venant de la communauté universitaire n’est entendue. En 2004, les États géné-raux de la recherche ont donné lieu à des dizaines de propositions, émanant de ceux qui connaissent vraiment ce dont ils parlent. Résultat : rien. Et les motions et courriers envoyés par centaines ou par milliers à Mme Pécresse tout au long de l’année universi-taire, par des conseils d’administration, des conseils d’UFR, des sections du Conseil national des universités, des sociétés

corps de « chercheurs moyens » ; et la piétaille, la valetaille des « mauvais chercheurs », ceux qui enseigneront le plus… Le tout chapeauté par une oligarchie d’administrateurs de l’Université – dont les premiers pourront faire partie – distribuant (et se répar-tissant) prébendes et avantages.

De cette manière, outre qu’il y a là une injustice patente, c’est la recherche qu’on va stériliser. La science en tant qu’institution (et comme toute institution humaine) a une vocation profondé-ment conservatrice, que les chercheurs, individuellement ou par équipes, ne cessent de déjouer. Comme le savent les historiens des sciences, on reconnaît d’abord comme excellent non pas ce qui ose, innove radicalement, rompt avec les paradigmes en vigueur, mais ce qui ressemble à ce qu’on connaît déjà. Galilée a bien failli rôtir de trop d’audace scientifique et, contrairement à ce qu’on croit, les choses n’ont guère changé depuis sur le fond. On ne brûle plus, mais on peut encore ostraciser les audacieux. Einstein lui-même, face à la révolution quantique, mit des années à reconnaître, en dépit de l’évidence, que « ça marchait ». Ses travaux à lui avaient de même soulevé en leur temps de fortes résistances. Les « bons » chercheurs, les chercheurs qui toucheront des bonus seront d’abord ceux qui flattent la science du moment dans le sens du poil. Et parmi les « mauvais », il y aura tous ceux qui n’auront pas été compris, alors qu’ils avaient tenté d’apporter quelque chose de véritablement nouveau. Si bien que la science du moment pren-dra force de loi, et sera aussi la science de demain, d’après-demain. Une période de glaciation intellectuelle commence.

On prendra vite le pli : pour ne pas casser sa carrière, on cher-chera là où il sera à la mode de chercher, de la façon dont il sera communément admis qu’il faut chercher, et on trouvera ce qu’on trouve ainsi : pas grand-chose, rien en tout cas qui risque de susci-ter l’émoi de la communauté scientifique. Or les vraies découver-tes suscitent toujours cet émoi, et, on l’a dit, rencontrent d’abord, et toujours, des résistances.

Ce projet de casse du statut, au nom de l’excellence, de la perfor-mance, de la concurrence, sert, en vérité, une conception profon-dément assise de ce qu’est la recherche. Est-ce par ignorance ? À entendre tel ou tel élu, ce n’est pas à exclure. Le chef de l’État, quand il parle de la recherche, ne sait pas, à proprement parler, de quoi il parle. Est-ce par volonté de détruire le service public, de défaire un lieu privilégié où s’édifie la pensée, et notamment la pensée politique, toujours susceptible de contrarier l’hégémonie du discours dominant ? L’hypothèse n’est pas contradictoire avec la précédente. L’ignorance est un fléau politique, a fortiori quand elle affecte les plus hautes sphères de l’État. En tout cas, ignorants ou vandales, ces « réformateurs » sont des fossoyeurs.

196 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE

La « réforme » du CNU

Daniel Mortier

Le Conseil national des universités (CNU) comprend plus de 70 sections, correspondant chacune à un champ discipli-

naire de la recherche universitaire. Chaque section est compo-sée d’un nombre égal de maîtres de conférences et de profes-seurs, pour les deux tiers élus sur des listes par leurs pairs et pour un tiers nommés par le ministre. La durée du mandat est de quatre ans.

Les sections de médecine et de pharmacie ont un fonctionne-ment particulier. toutes les autres ont trois tâches d’évaluation annuelles :

— évaluation des dossiers présentés par ceux qui souhaitent se porter candidats à un poste de maître de conférences ou de professeur. Si cette évaluation est positive, ils sont « qualifiés aux fonctions » en question et sont en droit, pendant quatre ans, de se présenter à une élection sur un poste ; au bout de quatre ans, ils doivent redemander à être « qualifiés » ;

— évaluation des dossiers présentés par les enseignants-cher-cheurs en poste souhaitant obtenir une promotion. Chaque section se voit attribuer annuellement un contingent de promo-tions « nationales », variable car calculé en tenant compte de la pyramide des carrières dans chaque discipline et des promotions attribuées l’année précédente par les universités (qui ont leur propre contingent de promotions « locales » à répartir) ;

— évaluation des dossiers présentés par les enseignants-cher-cheurs en poste souhaitant bénéficier d’un congé sabbatique d’un semestre ou d’une année pour recherche ou pour conversion thématique (les universités disposent elles aussi d’un contingent de congés, égal à celui des sections du CNU).

Si l’on ajoute que leurs activités sont par ailleurs évaluées tous les quatre ans dans le cadre des équipes de recherches auxquelles ils appartiennent, on peut donc constater que les enseignants-chercheurs n’échappent pas à l’évaluation. De plus, on peut aussi observer que les universités attribuent déjà une moitié des promo-tions et des congés sabbatiques et peuvent donc déjà pratiquer une évaluation en fonction des choix qui leur sont propres.

Ce qui implique qu’un enseignant-chercheur souhaitant obte-nir un congé sabbatique, par exemple, devra également se soumet-tre à l’avis de son université s’il postule sur ce contingent local.

savantes ont donné le même résultat : rien. Ou plus exactement, ils ont donné ceci : Mme Pécresse a proposé en mars de mettre en place une « charte de bonne conduite » pour l’application du décret. C’est un aveu formidable. Car s’il faut finalement prévoir une charte de bonne conduite, c’est bien que la mauvaise conduite est inhérente à ce projet, et que les universitaires ont raison de dénoncer la destruction de leur statut. C’est bien que c’est une mauvaise loi, ou plus justement : une loi mauvaise.

Si réellement ceux qui ont à chaque instant le mot « réforme » à la bouche avaient le souci de promouvoir la recherche en France, dans tous les domaines, comme il se doit, et pas seulement dans les domaines à rentabilité immédiate ; si réellement ils étaient animés de ce souci, ils auraient commencé, simplement, par donner des moyens, beaucoup plus de moyens à l’université, et des salaires plus attractifs, sans casser le statut de base : mais en l’améliorant. Ils auraient commencé par gratifier les très nombreux chercheurs, l’écrasante majorité, qui, malgré surcharges de travail et dégra-dations successives, continuent de chercher, d’écrire, de traduire, d’avancer, de s’interroger, de mettre en question l’évidence acquise, de publier, de rencontrer d’autres chercheurs, de diriger des travaux de recherche, de transmettre à leurs étudiants la soif de connaître… Si réellement ceux qui… Mais cessons là. Ceux qui clament à longueur de temps « les réformes, les réformes ! » n’ont pas réellement l’intention de promouvoir la recherche dans ce pays, et pas davantage la transmission des connaissances. Igno-rants ou vandales, ils ne savent ce dont ils parlent ou ils n’ont que mépris.

Les raisons qui fondent le combat contre cette politique ne sont pas doctrinales, elles ne sont pas corporatistes, elles ne sont pas partisanes, elles ne sont pas le fait de groupuscules de l’ultra-gauche ou de l’antisarkozysme par principe. Nous avons jugé sur pièces. Nos raisons sont éthiques et elles sont épistémologiques.

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ailleurs, comme il n’est pas facile, avec les documents fournis, d’éva-luer les activités pédagogiques et administratives, le CNU est tenté de considérer qu’elles peuvent être mieux appréciées sur place lors de l’attribution des promotions ou des congés par les universités.

Le CNU peut et doit donc améliorer son fonctionnement, qui n’est pas parfait. Accompagnant le décret réformant le statut des enseignants-chercheurs, un décret du 23 avril 2009 prétend le réformer. Examinons ce qui va changer. La mission de qualifi-cation demeure, sauf que, désormais, les enseignants-chercheurs en poste à l’étranger en seront dispensés, ce qui introduira une inégalité de traitement par rapport aux autres et ce qui remettra rapidement en cause la pertinence des exigences jusqu’ici admi-ses. D’autre part, et c’est sans doute le plus important, le CNU devra évaluer régulièrement l’ensemble des activités de tous les enseignants-chercheurs, en faisant la synthèse de l’évaluation des activités de recherche qu’il aura lui-même pratiquée et de l’éva-luation des activités d’enseignement et d’administration qui lui aura été transmise par l’établissement où la personne est affectée. Cette évaluation globale devra « être prise en compte » par les établissements lorsqu’ils accorderont certaines primes, indem-nités ou promotions. Elle pourra donc déboucher sur une récom-pense éventuelle. Et une évaluation négative ou réservée, au lieu d’encourager une évolution positive des activités, pourra justifier une majoration des services d’enseignement (voir l’article 5-III du décret du 23 avril 2009 sur le statut des enseignants-chercheurs). C’est cette évaluation-sanction, ne se situant pas dans la pers-pective de l’accompagnement de la carrière, que redoutent les sections de l’actuel CNU réunies (hormis les sections médicales) dans la Conférence permanente du CNU (CP-CNU).

Outre la question de la finalité de l’évaluation, se pose celle des modalités de celle-ci. Évaluer les activités d’environ 60 000 ensei-gnants-chercheurs tous les quatre ans (voir l’article 7-1 du même-décret) est une tâche considérable qui prendra beaucoup de temps aux enseignants-chercheurs formant le CNU, en plus de celui qu’ils consacreront aux qualifications. À moins de pratiquer, à partir de formulaires standardisés diffusés par internet, une évaluation purement quantitative, bibliométrique, dont certains pays et même les représentants français des sciences dites dures ont pu expérimenter les limites et les dérives. Et même dans ce cas, il restera à examiner collectivement les dossiers. Certaines sections ont déjà calculé qu’à un rythme scandaleusement rapide, il leur faudra se réunir au moins pendant un mois et demi par an rien que pour une opération dont les établissements peuvent utili-ser les résultats comme ils l’entendent.

Comment le CNU s’acquitte-t-il de ses tâches ? Pour les qualifi-cations, chaque section désigne en son sein deux rapporteurs qui ont un mois environ pour examiner les dossiers (comprenant les travaux du candidat), et qui communiquent aux autres, lors d’une session plénière durant plusieurs jours, leurs conclusions écrites. La décision est prise collectivement (au moins 24 personnes pour les maîtres de conférences). Chaque candidat refusé peut obtenir communication des deux rapports écrits correspondant à son dossier et, après deux échecs consécutifs, demander à se présen-ter devant les bureaux de plusieurs sections voisines (ensemble appelé « le groupe »). Là encore, deux rapporteurs sont désignés, mais cette fois l’un de la discipline et l’autre d’une autre, et le groupe entend le candidat. La décision est également collective.

Pour les promotions et pour les congés, le CNU dispose des mêmes dossiers que les universités. Il désigne un rapporteur qui n’est pas candidat à cette promotion ou à un congé, et l’ensemble de la section choisit par vote.

Bien sûr, tout cela mériterait d’être amélioré. Par exemple, le cabinet du ministre tarde à remplacer les nommés, ce qui entraîne une surcharge de dossiers pour les autres, déjà fort occupés en temps ordinaire, puisque, pour les seules qualifications, chacun doit examiner une quinzaine de dossiers au minimum. Et, contrai-rement à ce qui était prévu, le même cabinet ne se préoccupe guère de nommer des personnes dont les compétences compléteraient utilement celles des élus, ce qui oblige parfois ceux-ci à rapporter sur des dossiers qu’ils maîtrisent mal. Les archives sont person-nelles et, du même coup, il est difficile d’être sûr de ne pas attri-buer à un candidat des rapporteurs des années précédentes, ce qui serait préférable afin de préserver l’impartialité du jugement. Enfin, aussi incroyable que cela paraisse et ce n’est pas le moindre des problèmes posés aux membres du CNU, il n’y a pas de lieux prévus par le ministère pour les réunions de section…

En ce qui concerne les qualifications aux fonctions de maître de conférences ou de professeur, les dossiers transdisciplinaires courent le risque d’être défavorisés devant des sections au péri-mètre disciplinaire. Mais le recours devant un groupe de sections permet de corriger les éventuelles injustices. Il y a aussi le problème que posent des dossiers venant de l’étranger, composés de recom-mandations plutôt que de travaux. Des conseils figurent sur le site du CNU, mais celui-ci n’est pas toujours consulté.

S’agissant des promotions et des congés sabbatiques, leur nombre est si réduit que certains enseignants-chercheurs renoncent à présenter plusieurs années de suite un dossier et ne sont pas évalués à ces occasions par le CNU. Dans la 10e section, par exemple, en 2009, ce fut le cas pour près de la moitié des personnes concernées. Par

200 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE LA « RÉFORME » DU CNU | 201

Le fait d’être élu par l’ensemble des enseignants-chercheurs de la discipline entraîne des responsabilités auprès de ceux-ci et la collégialité des décisions prises ne laisse guère de place aux petits arrangements individuels. Alors, par exemple, quand un rappor-teur désigné connaît très bien un candidat, il demande de lui-même à être déchargé du dossier, car il est investi d’une mission d’impartialité, dont il doit rendre compte auprès de ceux qui l’ont élu et auprès de ceux qui siègent à ses côtés.

Pour conclure, la « réforme » du CNU qui vient de nous être imposée, au lieu de tenter, à partir d’une concertation véritable, d’améliorer des pratiques d’évaluation déjà existantes et soucieu-ses de respecter les spécificités des activités des enseignants- chercheurs, en particulier en matière de recherche, prétend impo-ser une évaluation mise au service d’une politique de la carotte et du bâton et, pour plusieurs raisons, irréalisable, sinon dans des conditions qui la rendront éminemment contestable. Cette réforme, loin de renforcer le rôle du CNU, le décrédibilise, le vide partiellement de son autorité et le place délibérément dans un état de crise, puisque – injonction paradoxale – elle le charge d’une mission qu’il ne pourra pas remplir. Elle sape la confiance des enseignants-chercheurs dans une instance nationale à laquelle ils accordaient collectivement leur adhésion et qui symbolisait également leurs principes de collégialité et d’évaluation vérita-blement scientifique. Mais n’est-ce pas là le but inavoué de cette « réforme » ?

Il est vrai que le nouveau décret prévoit que chaque membre du CNU aura désormais un suppléant. La mesure, toutefois, vise surtout à pallier les nombreuses défaillances des titulaires, qui ne pourront pas siéger pour l’une des nombreuses raisons énumérées dans le texte officiel. Est ainsi indirectement remise en cause la déontologie de l’actuel CNU. Celui-ci n’avait pourtant pas attendu le nouveau décret pour décharger de rapport et exclure de la discussion concernant un dossier précis le directeur de la thèse, l’introducteur de l’habilitation à diriger des recherches ou les collègues proches du candidat. À l’avenir, c’est à l’ensemble de la session que ceux-ci ne pourront pas participer. D’où les suppléants, qui eux non plus ne pourront pas siéger, car ils auront dirigé la thèse d’un des candidats… ou exercé depuis moins de deux ans des fonctions au sein de l’établissement dans lequel un candidat a préparé son doctorat ! Il faudrait donc imaginer un système de suppléants de suppléants, de façon que les sessions puissent se tenir avec le quorum requis.

Qu’est-ce qui a conduit à imaginer pareille usine à gaz ? En ce qui concerne l’évaluation systématique et régulière de tous les enseignants-chercheurs, elle est sans aucun doute dans la logi-que de la LRU et du décret récent sur le statut des enseignants-chercheurs. Pour être plus précis, le nouveau CNU est chargé de paraître limiter l’arbitraire redouté des établissements, pour le moins incapables d’évaluer les dossiers scientifiques et suspec-tés de localisme. Le classement qu’il est censé réaliser – car c’est bien un classement en A, B et C qui est attendu, comme celui que pratique l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseigne-ment supérieur (AERES) pour les équipes de recherche notam-ment – servira, s’ils le souhaitent, d’alibi aux conseils d’adminis-tration distribuant primes, promotions, décharges ou surcharges de services. Rappelons en effet qu’« autonomie » oblige, cet avis ne sera pas contraignant, puisqu’il devra seulement être « pris en compte ». Et que l’évaluation n’est pas alors conçue comme elle l’était pour les chercheurs du CNRS ou de l’INSERM, c’est-à-dire comme une aide au développement des activités des individus. À quoi sert donc cette évaluation si ce n’est à acculturer le monde de la recherche universitaire aux pratiques gestionnaires et aliénan-tes du benchmarking et du Nouveau management public ?

Pour ce qui est du fonctionnement de l’instance rendu impossi-ble, c’est l’idéologie triomphante de l’expertise qui fait des ravages. Des personnes élues pour quatre ans par leurs pairs sont confon-dues avec des experts nommés – comme à l’AERES, à l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou pour réaliser des audits indus-triels ou commerciaux – qui sont exposés à des conflits d’intérêts.

Une leçon pour valérie Pécresse :les inégalités sociales

dans l’enseignement supérieur 1

Charles Soulié

« Scientia donum Dei est, unde vendi non potest 2. »

Bienvenue au cours hors les murs du département de sociologie de Paris vIII relatif aux inégalités sociales dans l’enseigne-

ment supérieur. C’est donc dans le cadre du mouvement de grève actuel des universités françaises contre la réforme du statut des enseignants-chercheurs, la mastérisation des concours de recru-tement des enseignants et les réductions de postes dans l’ensei-gnement supérieur et la recherche, que nous avons choisi de faire ce cours. Alors pourquoi avoir choisi l’École nationale d’adminis-tration pour cible ? Déjà parce que cette école – qui historique-ment devait contribuer à « démocratiser l’accès à la haute fonc-tion publique 3 » – est sans doute l’une des moins démocratiques qui soit. En effet, et à l’inverse des souhaits exprimés en 1945 par son fondateur le général de Gaulle, elle est devenue l’un des hauts lieux de la production, comme de la reproduction, de ce qu’en 1989, soit lors du bicentenaire de la Révolution française et avec un brin de provocation, Pierre Bourdieu appellera « la noblesse d’État 4 ».

C’est donc ici que, dans le cadre de promotions annuelles compre-nant un peu moins d’une centaine d’élèves scolairement et socia-lement triés sur le volet, dont la liste est publiée annuellement au Journal officiel de la République française et dont la photo de classe

1. Conférence donnée le vendredi 20 février 2009, dans le cadre d’un cours du département de sociologie de Paris vIII vincennes-Saint-Denis, devant l’ENA (2 avenue de l’Observatoire, 75006 Paris). Un grand merci à Roser Cusso, Diener Ingolf, Nicolas Jounin, Pascal Martin et Josette trat pour leur soutien.

2. Formule latine qu’on peut approximativement traduire par : « La science est un don de Dieu qui ne peut être transmis contre argent. » Cité par Jacques verger dans Les universités au Moyen-Âge, Paris, PUF, 1973, p. 77.

3. voir L’ENA se présente, p. 1. texte de présentation de l’ENA reproduit sur le site internet de l’école : <http://www.ena.fr/accueil.php>.

4. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Paris, éd. de Minuit, 1989.

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et plus spécialement aux enfants d’immigrés, particulièrement nombreux dans ce département. Et c’est ce qui explique qu’à la diffé-rence de celui des grandes écoles, son public soit si coloré et que cette université soit une des plus populaires de la région parisienne. En fait, on peut difficilement imaginer deux établissements aussi contrastés, tant au plan de leur histoire, degré d’ouverture, public, que de leurs fonctions sociales et professionnelles, que l’ENA et Paris vIII. D’où l’intérêt de ce rapprochement qui, par les contrastes violents qu’il permet d’observer, met en relief le dualisme, ainsi que le caractère profondément inégalitaire du système d’enseignement supérieur français.

Dans le cadre de ce cours, nous transmettrons donc quelques éléments permettant de mieux comprendre la genèse sociale, scolaire de ces inégalités. L’exposé se fera en trois temps. Nous parlerons d’abord des inégalités dans l’enseignement secondaire, puis nous nous centrerons sur l’enseignement supérieur. Enfin et pour conclure, nous nous intéresserons au cas de valérie Pécresse dont la trajectoire sociale, scolaire est sociologiquement si édifiante qu’elle explique sans doute en grande partie le type de réforme qu’elle et son milieu cherchent à toute force à imposer à l’université, comme au CNRS.

Une genèse précoce des inégalitésPourquoi commencer par l’enseignement secondaire ? Eh bien

parce que les inégalités sociales observées dans le supérieur s’ori-ginent pour une bonne part dans le secondaire, et même dans le primaire. Si l’on s’en tient au collège, on voit par exemple que les enfants d’ouvriers, employés et non actifs représentent 84 % des élèves en difficulté rassemblés dans les classes dites SEGPA (c’est-à-dire les Sections d’enseignement général et professionnel adaptées), alors qu’ils forment la moitié des élèves suivant un enseignement général. Inversement les enfants d’enseignants, comme de cadres supérieurs, sont dix fois moins représentés parmi les élèves en difficulté que leur part dans l’enseignement général 7.

Ainsi dès le collège – mais la remarque vaudrait aussi pour le primaire –, la grande machine trieuse nommée Éducation nationale fonctionne à plein régime. Ce qui s’objective par exemple dans les taux d’accès au baccalauréat des enfants issus des différentes catégo-ries socioprofessionnelles. Afin d’illustrer ce propos, nous commen-terons quelques résultats issus du Panel 1989. Ce panel est constitué d’élèves scolarisés pour la première fois en 6e, ou en SES-SEGPA, à la rentrée scolaire 1989-1990 dans un établissement public, ou privé,

7. voir Repères et références statistiques, ministère de l’Éducation nationale, éd. 2007, p. 105.

est reproduite ensuite sur les murs de l’école à côté des coupes de rugby, football ou de golf gagnées par ses élèves dans des tournois interécoles, on fabrique ces hauts fonctionnaires qui peupleront ensuite la haute administration française, du public comme du privé, les cabinets ministériels, ainsi que les états-majors politiques de droite comme ceux du parti socialiste. Et aujourd’hui nombre de ces anciens élèves, frottés aux recettes du Nouveau management public, se font les promoteurs zélés des réformes d’inspiration néolibérales. Et démolissent consciencieusement en le « réformant » déjà, pour le vendre ensuite en bloc ou en parties au marché, ce que d’autres hauts fonctionnaires, soucieux du service public et d’égalité entre les citoyens, avaient construit avant eux, avec l’appui notamment des forces progressistes de l’époque 5. Parmi ces anciens élèves de l’ENA, on rencontre notamment une certaine valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche depuis le 18 mai 2007 et qui, dès l’été 2007, fera voter la loi relative aux Libertés et responsabi-lités des universités (LRU), loi dont découle notamment la réforme du statut des enseignants-chercheurs.

Mais une autre raison nous a aussi conduits en ce lieu. C’est que l’ENA représente sans doute une des antithèses les plus parfaites qui soit de notre établissement d’origine, en l’occurrence l’université de Paris vIII vincennes-Saint-Denis. En effet, l’université de vincennes a été créée en 1968 afin de répondre aux étudiants critiquant notam-ment l’élitisme et le caractère de classe de l’université traditionnelle. Et c’est parce qu’elle poursuivait un objectif de démocratisation de l’accès aux études supérieures, comme à la culture universitaire en général, que, dès l’origine, vincennes s’ouvrit très largement aux étudiants salariés, comme aux non bacheliers. Ainsi en 1976-1977, vincennes comptait 39 % d’étudiants non bacheliers et 43 % d’étu-diants salariés à temps plein 6. En fait pour nombre de ses étudiants, vincennes représentait l’université de la seconde chance. La seule qui, par sa très large ouverture, leur offrait la possibilité de s’arracher à leur destin social. Bref, tout le contraire de ces serres chaudes au recrutement ultra-sélectif et élitiste que sont devenues les grandes écoles françaises.

Par la suite, vincennes sera autoritairement délocalisée à Saint-Denis, soit dans le 93. Et là, elle contribuera à partir de la fin des années 1980 à la seconde massification de l’enseignement supérieur, en s’ouvrant cette fois largement aux étudiants d’origine populaire,

5. Rappelons que dans la première promotion de l’ENA, presque tous ses membres étaient affiliés à la CGt…

6. voir Charles Soulié (dir.), Les origines du Centre universitaire expérimental de Vincennes : essais d’ histoires disciplinaires et sociales, ouvrage à paraître fin 2009 aux Presses universitaires de vincennes.

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plus les parents sont dotés scolairement et culturellement, et plus leurs enfants font des études longues.

L’avant-dernière colonne du tableau, relative aux sorties avec un diplôme égal ou supérieur à baccalauréat + 3, offre une confirmation éclatante de la distribution précédemment observée. Encore une fois, ce sont les enfants dont les parents sont scolairement et cultu-rellement les plus dotés qui font les études les plus longues. Et cette fois, l’écart va de 1 à 6 quand on compare les enfants d’enseignants à ceux d’ouvriers non qualifiés ou d’inactifs. Sachant qu’ici encore, on observe tout un continuum dans les performances académiques des élèves.

Pour expliquer ces différences de réussite scolaire selon le milieu social, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans un ouvrage fameux intitulé Les héritiers, les étudiants et la culture paru pour la première fois en 1964 aux éditions de Minuit, et qui portait donc plus spécialement sur les étudiants, forgèrent le concept d’héritage cultu-rel, puis de capital scolaire et culturel. L’héritage culturel, c’est tout un capital de savoirs, mais aussi de savoir-faire, savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui leur assure d’emblée une plus grande proximité avec le système scolaire, et avec ses exigences, ou attentes tant implicites qu’explicites. Et c’est par exemple parce que le français parlé à la maison, les sujets de conversation, les pratiques culturelles, de lecture 9, etc., sont plus en affinité avec ce qui est attendu par l’école, mais aussi parce que leurs parents connaissent mieux le système scolaire et ses subtilités 10, notamment pour y avoir fait des études longues, ou tout bonnement parce qu’ils y travaillent en tant qu’enseignants, que ces enfants réus-sissent mieux que les autres, qu’ils connaissent bien ses hiérarchies, ont un sens du placement scolaire plus aiguisé, et évitent mieux – à performance scolaire égale – d’être précocement « orientés », etc. 11

9. On sait ainsi que les élèves d’origine favorisée lisent plus que les autres, « sont plus souvent orientés vers des activités encadrées (musique, danse, sports, etc. et regardent moins souvent la télévision », Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Syros, 1999, p. 262).

10. Les cadres et les membres des catégories moyennes prennent plus souvent l’initiative de rencontrer les enseignants. Ils sont aussi nettement plus souvent membres d’une association de parents d’élèves, plus souvent élus dans les conseils d’école, etc. voir Bihr et Pfefferkorn, op. cit., p. 261.

11. Selon une enquête récente de l’INSEE, 80 % des mères ayant un niveau de diplôme égal au certificat d’études se disent dépassées pour aider leurs enfants au collège à faire leurs devoirs, contre 53 % des titulaires du BEPC, 34 % des bachelières et 26 % de celles ayant fait des études supérieures. De même, on sait que 54 % des enfants dont le père ne possède aucun diplôme ont déjà redoublé au moins une fois à l’entrée en 3e, contre 14 % des enfants dont le père a un diplôme supérieur au baccalauréat. voir Observatoire des inégalités, L’état des inégalités en France, Belin, 2008, p. 48-49.

de France métropolitaine. Il comprend 24 710 élèves et permet de suivre leur trajectoire scolaire jusqu’en 2003 8. Ici, nous commente-rons un tableau fort éclairant issu de cette enquête et reproduit par le sénateur Jacques Legendre dans son rapport d’information relatif au baccalauréat. Il s’agit de la figure n° 1 intitulée « Niveau scolaire atteint par les élèves selon l’origine sociale ».

Fig. 1 : Niveau scolaire atteint par les élèves selon l’origine sociale.

Ce tableau croise deux variables : le niveau scolaire le plus élevé atteint par ces élèves au terme de leur scolarité et la profession du parent responsable de l’enfant. Mais avant de comparer les perfor-mances scolaires des enfants, étudions ses modalités de construc-tion. En effet dans sa première colonne, les différentes catégories socioprofessionnelles ne sont pas classées au hasard, ou en respec-tant la nomenclature habituelle de l’INSEE. Globalement, on va des professions les plus diplômées aux moins diplômées, soit des ensei-gnants aux ouvriers non qualifiés. Dit autrement, ces professions sont à peu près classées en fonction de leur volume de capital scolaire et culturel.

Ce point étant éclairci, entrons dans le tableau. Déjà en compa-rant le taux d’enfants de chaque catégorie socioprofessionnelle (CSP) sortis du système scolaire avec un diplôme inférieur au baccalauréat, ou sans diplôme. Et là, le contraste est saisissant. Ainsi, les enfants d’ouvriers non qualifiés ou d’inactifs sont majoritairement sortis sans le baccalauréat, ou sans aucun diplôme (58,9 %). Et ces enfants sont quatre fois plus souvent sortis sans le baccalauréat ou sans diplôme, que les enfants d’enseignants (12,8 %). Ce sont là les deux valeurs extrêmes. Mais si on compare ensuite la réussite scolaire des enfants des autres CSP, on observe que globalement elle tend à augmenter avec le capital scolaire et culturel de leurs parents. Ce qui signifie que

8. En 1995, un nouveau panel a pris la relève de celui de 1989.

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peuvent raisonnablement prétendre. Par exemple, nous n’avons que très rarement rencontré dans des cours de sociologie de première année des étudiants ayant tenté avant de faire médecine, ou une école d’ingénieur. De même, on peut penser que rares sont les élèves de l’ENA ayant, au sortir du baccalauréat ou d’une classe prépara-toire, hésité avec Paris vIII et son département sociologie. Certaines enquêtes montrent aussi qu’à capital scolaire égal, le niveau d’ambi-tion scolaire, et partant professionnel, varie en fonction de l’origine sociale, du sexe, etc. Le phénomène a par exemple été étudié très finement concernant l’accès aux Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). Ainsi, les femmes se détournent plus fréquemment des filières les plus prestigieuses conduisant aux fonctions de pouvoir les plus élevées. L’opération de tri, sélection scolaire décrite précé-demment, conduit donc les élèves à s’autosélectionner, ainsi qu’à des phénomènes de sous-orientation.

Bacscienti-fique

Bac économique

et socialBac litté-

raireBac

techno-logique

Bac pro

Enseignant 8,5 % 5,5 % 7,8 % 2,5 % 1,1 %Cadre supérieur/Prof libérale 33,1 % 25,9 % 23,1 % 12,4 % 7,4 %

Profession intermédiaire 16,5 % 16,7 % 16,3 % 16,5 % 11,5 %Employé 12,8 % 16,3 % 16,5 % 19,2 % 17,7 %Artisan/Commerçant 8,1 % 9,4 % 8,9 % 8,9 % 9,1 %Agriculteur 3 % 2,6 % 1,9 % 3,2 % 4,7 %Ouvrier 10,8 % 14,5 % 14 % 23,7 % 25,1 %Retraité 1,5 % 1,8 % 2,1 % 2,7 % 4 %Autre/Non renseigné 5,7 % 7,4 % 9,4 % 10,9 % 19,4 %Ensemble 100 % 100 % 100 % 100 % 100 %% d’hommes (en 2005) 53,5 % 35,5 % 17,6 % 48 % 58,1 %

Fig. 2 : L’origine socioprofessionnelle et le sexe des nouveaux bacheliers de l’année 2004 14

La figure n° 2 intitulée « L’origine socioprofessionnelle et le sexe des nouveaux bacheliers de l’année 2004 » donne le recrutement social des différents baccalauréats. Ici aussi, les catégories sociopro-fessionnelles sont approximativement classées en fonction de leur volume de capital scolaire et le classement des baccalauréats n’a

14. Source : Olivia Sautory, « La démocratisation de l’enseignement supérieur : évolution comparée des caractéristiques sociodémographiques des bacheliers et des étudiants », Éducation et formation, n° 74, avril 2007, p. 63. Concernant le sexe des nouveaux bacheliers en 2005 : ministère de l’Éducation nationale, direc-tion de l’évaluation et de la prospective (France métropolitaine seulement).

La réussite scolaire n’est donc pas une affaire de don, comme pour-rait le faire croire le sens commun quand, par exemple, il parle de la « bosse des maths », mais elle dépend pour une large part du milieu socioculturel des enfants, certains milieux étant plus « porteurs » que d’autres. En fait, l’idéologie du don, expliquent Bourdieu et Passe-ron, sert à naturaliser, et donc à masquer, les différences sociales. Elle remplit des fonctions politiques évidentes. Depuis les années 1960, d’autres chercheurs ont mis en évidence ces inégalités de performan-ces scolaires selon l’origine sociale dans la plupart des pays déve-loppés. Et même aux États-Unis, qu’on présente pourtant souvent comme un pays où les barrières sociales, scolaires, sont censées être moins fortes qu’ailleurs.

tous les enfants n’arrivent donc pas au niveau du baccalauréat. Ainsi en 2007 par exemple, la proportion de bacheliers dans une géné-ration s’élève à 64,2 % 12. On est donc encore loin des 80 % annoncés à la fin des années 1980 par le gouvernement Jospin. Cela signifie donc que lorsqu’on étudie les bacheliers d’une année et donc la population susceptible d’entrer ensuite dans le supérieur, on s’intéresse à une population de « survivants », laquelle est aussi fortement hiérarchi-sée. Car à la faveur des massifications successives de l’enseignement secondaire, le baccalauréat s’est considérablement diversifié. Si dans les années 1960 il n’y avait pratiquement que des baccalauréats géné-raux, les choses ont bien changé depuis. En 2007, sur 100 bacheliers, on compte 54 généralistes, 26 technologiques et 20 professionnels, sachant que la part des baccalauréats professionnels augmente rapi-dement ces dernières années 13.

Le baccalauréat s’est donc considérablement diversifié. C’est pour-quoi il nous a semblé intéressant d’étudier la composition sociale des différents baccalauréats. D’autant plus que le type de baccalauréat possédé, l’âge auquel il est obtenu, la mention, le lieu d’obtention, etc., jouent un rôle décisif dans l’orientation des bacheliers dans le supé-rieur. En effet, tout le monde connaît ces publications destinées aux lycéens intitulées : Que faire avec un bac S, L, SMS ?, etc. Ainsi, à chaque type de baccalauréat est associée une gamme de destinations scolaires, et partant professionnelles, généralement bien connue des élèves. On pourrait parler ici d’un processus d’intériorisation subjective des structures scolaires, mais aussi sociales objectives, et qui fait qu’au sortir du baccalauréat, la grande majorité des élèves distinguent généralement ce qui est « pour eux » de ce qui n’est « pas pour eux ». Ils connaissent donc l’espace des possibles académiques, et partant professionnels, qui leur sont encore ouverts, ce à quoi ils

12. Repères et références statistiques, ministère de l’Éducation nationale, 2008, p. 235.

13. Ibid.

210 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE UNE LEÇON POUR vALÉRIE PÉCRESSE… | 211

la probabilité d’accéder à l’enseignement supérieur varie déjà consi-dérablement selon l’origine sociale. Ainsi, et selon les résultats cette fois du Panel 1995, le taux d’accès à l’enseignement supérieur passe de 89 % pour les enfants d’enseignants, à 82 % pour ceux de cadres supérieurs – deux catégories pour lesquelles l’accès à l’ensei gnement supérieur s’est donc généralisé à la faveur de la dernière massification de l’enseignement secondaire –, contre 68 % pour ceux de professions intermédiaires, 48 % pour ceux d’employés, 44 % pour ceux d’ouvriers qualifiés, 33 % pour ceux d’ouvriers non qualifiés, etc. 16

Classes prépas Santé Droit Sciences/

StAPS Autres Lettres Écono-mie IUt StS Ensem-

ble

Prof libérale, cadre supé-rieur

50,8 % 43,4 % 36,1 % 32 % 30,8 % 27,1 % 26,2 % 27 % 14,6 % 30,1 %

Profession intermé-diaire

13,9 % 14,3 % 11,7 % 16,6 % 12,8 % 15,6 % 12 % 18,4 % 15,8 % 14,5 %

Employé 9,7 % 8,1 % 13,6 % 13,4 % 12,3 % 14,6 % 14 % 16,2 % 17,4 % 13,4 %

Agriculteur, artisan, commerçant

9,8 % 7,3 % 9,6 % 8,4 % 11,7 % 7,7 % 9,9 % 11,2 % 12,3 % 9,8 %

Ouvrier 5 % 5,3 % 8,7 % 11,1 % 9,4 % 11 % 12,5 % 15 % 20,6 % 11,2 %

Retraité, inactif, indé-terminé

10,8 % 21,7 % 20,5 % 18,5 % 23 % 24 % 25,4 % 12,2 % 19,3 % 21 %

Effectifs 73 456 164 157 154 947 246 589 483 445 385 620 132 257 107 600 220 550 1 968 621

Fig. 3 : L’origine socioprofessionnelle des étudiants français dans les principales filières de l’enseignement supérieur en 2006-2007

(France métropolitaine + DOM) 17.

Non seulement l’accès à l’enseignement supérieur varie fortement en fonction de l’origine sociale des élèves, mais comme le montre la dernière figure intitulée « L’origine socioprofessionnelle des étudiants français dans les principales filières de l’enseignement supérieur en 2006-2007 », la composition sociale de ses filières diffère profondé-ment. Ce tableau est construit sur le même modèle que les précédents. Les catégories socioprofessionnelles sont classées en fonction de leur capital scolaire et culturel, et les différentes filières de l’enseignement en fonction, grosso modo, de leur prestige. Au passage, soulignons

16. Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, L’état de l’enseigne-ment supérieur et de la recherche en France. 30 indicateurs, n° 2, décembre 2008, p. 8, tableau n° 4.

17. Source : ministère de l’Éducation nationale, DEP, Repères et références statis-tiques, Éd. 2007, p. 199.

pas été laissé au hasard. En effet il va du plus légitime, c’est-à-dire le baccalauréat scientifique, celui qui ouvre toutes les portes de l’ensei-gnement supérieur et – paradoxalement – même celles des lettres, du droit ou de l’économie, au plus appliqué et professionnel d’entre eux, en l’occurrence le baccalauréat professionnel qui, théoriquement, débouche directement sur l’emploi.

Il apparaît alors que le taux d’enfants d’enseignants comme de cadres est maximal dans les baccalauréats généraux, et plus encore dans le baccalauréat S, souvent présenté comme le bac le plus « noble », et minimal dans les baccalauréats technologiques et profes-sionnels au recrutement nettement plus plébéien. Fait remarquable, le taux d’enfants d’ouvriers, mais aussi de retraités et inactifs, évolue strictement en sens inverse. Un peu comme si une population chas-sait l’autre…

Dernière remarque. Nous avons mentionné le pourcentage d’hommes pour chaque baccalauréat. Et l’on note que le baccalau-réat S est majoritairement masculin. En fait, et comme chacun sait, aujourd’hui les filles réussissent mieux à l’école que les garçons. C’est-à-dire qu’il y a plus de bachelières que de bacheliers, plus d’étudiantes que d’étudiants 15. Mais malgré cette féminisation globale des études, les hommes restent majoritaires dans les secteurs où les segments les plus légitimes de l’institution scolaire et qui conduisent notam-ment aux professions et aux fonctions les plus prestigieuses et les plus lucratives, par exemple les classes préparatoires scientifiques. Et c’est aussi le cas à l’ENA, où la promotion 2006-2008 par exemple comp-tait 56,6 % d’hommes. Inversement à Paris vIII en 2004-2005, on n’en comptait que 38 %. Dans ce cours, nous parlerons surtout des inégali-tés en fonction de l’origine sociale, mais il serait possible d’en dévelop-per bien d’autres, par exemple en fonction du revenu des parents (les études longues coûtent cher, et plus encore dans le privé…), du sexe, des origines culturelles, de la couleur de peau, etc.

Un enseignement supérieur qui amplifie les inégalités préexistantes

Au terme de cette première partie, on aura compris que les inéga-lités dans l’enseignement supérieur résultent – pour une bonne part

– d’inégalités antérieures socialement construites, que le système scolaire tend donc à ratifier et légitimer au travers des mécanismes d’orientation, comme de distribution des titres scolaires, et qui se prolongent ensuite en se raffinant dans l’enseignement supérieur.

L’accès au baccalauréat – comme aux différentes sortes de bacca-lauréat – étant socialement déterminé, on ne s’étonnera pas de voir que

15. voir Christian Baudelot, Roger Establet, Allez les filles !, Seuil, 1992.

212 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE UNE LEÇON POUR vALÉRIE PÉCRESSE… | 213

Les classes préparatoires, qui comptent donc un taux maximal d’héritiers, ouvrent l’accès aux grandes écoles, spécialité bien fran-çaise s’il en est. En effet, notre enseignement supérieur se distin-gue de celui des autres pays européens par un dualisme séculaire opposant universités et grandes écoles. Et la réforme du LMD – qui visait pourtant à l’harmonisation européenne des cursus – s’est bien gardée de bouleverser cet héritage historique, expression fidèle des divisions et hiérarchies les plus profondes de la société française. Car il y allait de la reproduction des élites nationales, lesquelles se recru-tent toujours en vase clos et ont finalement assez peu recours à l’uni-versité. Ce qui explique sans doute leur méconnaissance profonde du monde universitaire, comme leur méfiance à son égard. Ainsi, le taux d’enfants de cadres supérieurs/professions libérales s’élève à 77,7 % à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, 77 % à l’École polytech-nique, pour culminer à 81,5 % à l’Institut d’études politiques (IEP ou « Sciences Po ») de Paris 22, institut dont on comprend alors mieux pourquoi – soucieux de soigner son image de marque tant sociale que politique – il accueille à grand bruit quelques « étudiants pauvres » en son sein 23. Enfin concernant l’ENA, l’ouvrage d’Alain Garrigou, Les élites contre la République, Sciences Po et l’ENA 24, nous apprend qu’au concours de recrutement externe de l’ENA, le pourcentage d’élèves enfants de cadres supérieurs/professions libérales s’élève à 79,5 %. En fait, il semble qu’après s’être un peu ouvert dans les années 1970 (faut-il y voir un effet indirect de mai 1968 ?), le recrutement social des grandes écoles se soit fermé à partir des années 1980 25.

Vers toujours plus d’inégalité ?Le système d’enseignement supérieur français est donc déjà

très fortement inégalitaire et hiérarchisé, tendance qui semble

cription identiques, un bachelier issu de milieu populaire a 1,6 fois moins de chan-ces de réussir en première année de médecine qu’un bachelier issu de milieu supé-rieur, tandis qu’il en a 2,3 fois moins en 2004. Cette filière ne semble donc pas s’être démocratisée ; les disparités sociales se sont même accrues » (op. cit., p. 60).

22. voir Abélard, op. cit., p. 23.

23. Dans son histoire des universités médiévales, Jacques verger évoque la ferme-ture de leur recrutement social à partir de la fin du Moyen-Âge : « Premier aspect de cette fermeture sociale des universités : l’exclusion des pauvres. Cette exclu-sion ne fut jamais complète ; cela aurait heurté trop de traditions chrétiennes sur la gratuité de l’enseignement. À Padoue, à Bologne, on maintint symboliquement, au xve siècle, un étudiant pauvre par faculté, totalement dispensé des droits d’inscription et d’examen » (verger, Les universités au Moyen-Âge, op. cit., p. 177).

24. La Découverte, 2001, p. 148.

25. v. Albouy, t. Wanecq, « Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles », Économie et statistiques, n° 361, 2003.

l’intérêt qu’il y a, quand on construit un tableau, à opérer un classe-ment raisonné de ses différentes lignes, colonnes. En effet, c’est ce clas-sement qui rendra le tableau lisible, ou sociologiquement « parlant ». Et donc qui permettra au sociologue de mettre en évidence les logi-ques, structures immanentes au monde social.

Au sommet donc, on trouve les classes préparatoires aux grandes écoles dans lesquelles le taux d’enfants de cadres est maximal et le taux d’enfants d’ouvriers minimal. Ce qui s’explique notamment par l’orientation des différents bacheliers. Ainsi en 2002-2003, 72,2 % des « primo arrivants » en classes préparatoires provenaient d’une termi-nale S, tandis que les « primo arrivants » en StS comptaient 55,7 % de baccalauréats technologiques et 9 % de baccalauréats profession-nels 18. En fait, les « nouveaux étudiants », ou ceux que Stéphane Beaud appelle les « enfants de la démocratisation » 19 notamment issus de la politique des 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, se sont pour l’essentiel retrouvés dans les StS, IUt, disciplines de lettres et scien-ces humaines, etc., qui se sont largement ouverts à eux, tandis que les classes préparatoires ou la médecine en comptent fort peu. L’arrivée de ces nouveaux étudiants s’est donc accompagnée d’un renforce-ment des hiérarchies entre établissements, comme entre disciplines. Ainsi, la part des étudiants d’origine favorisée a augmenté dans les classes préparatoires entre 1985 et 1995, soit lors de la seconde massi-fication universitaire, alors que, dans le même temps, elle régressait à l’université 20. Par ailleurs, on sait que ces « nouveaux étudiants », plus souvent titulaires d’un baccalauréat technologique ou profes-sionnel et généralement d’origine populaire, sont les premières victi-mes de la sélection à l’université. Ce qui explique que l’origine sociale des étudiants s’élève à mesure qu’on monte dans le cursus. Ainsi, la part des jeunes dont les parents sont cadres supérieurs, ou exercent une profession libérale, en premier cycle ou en IUt est de 30 % et passe à 37 % en troisième cycle. En revanche, les enfants d’ouvriers qui forment 13 % des étudiants inscrits à l’université les deux premiè-res années d’études, ne sont plus que 5 % en troisième cycle 21.

18. voir Repères et références statistiques, ministère de l’Éducation nationale, 2003, p. 165-167.

19. Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 2002.

20. voir collectif Abélard, Universitas calamitatum : Le livre noir des réformes universitaires, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2003, p. 22. On retrou-vera dans cet ouvrage, rédigé au moment du passage au LMD de l’université française, certaines données statistiques mobilisées ici, ainsi qu’une analyse prémonitoire des réformes en cours.

21. voir Repères et références statistiques, ministère de l’Éducation nationale, 2003, p. 171. Étudiant le passage de la 1re à la 2e année de médecine entre 1997 et 2007, Olivia Sautory écrit : « en 1997, à série de bac, âge au bac, sexe et université d’ins-

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ple la formation permanente, les services d’activités industrielles et commerciales, la recherche appliquée, les dépôts de brevets, la création de start-up, etc.) 28. Ce qui, avec l’autonomisation et la mise en concurrence croissante des établissements, devrait, fort logique-ment, aboutir à une explosion des droits d’inscription, sur le modèle de ce qu’on observe déjà en Grande-Bretagne ou en Italie par exem-ple, la politique européenne en la matière (comme celle des grandes institutions internationales) étant particulièrement libérale 29.

En fait, il est clair que les réformes actuelles, loin de vouloir lutter contre ces inégalités, vont plutôt les amplifier au nom des bienfaits supposés de la concurrence généralisée entre individus comme entre établissements, et ce ne sont pas les mesures cosmé-tiques du Plan réussite en licence qui contrediront cette tendance. Car l’un des objectifs du ministère, au travers – entre autres plans de la même eau – du Plan campus, est d’aboutir à une différen-ciation, hiérarchisation accrues des établissements d’enseigne-ment supérieur, censées contribuer ensuite à l’avènement de dix « pôles d’excellence », reprenant alors les mesures préconisées en son temps par le Rapport Attali et déjà mises en place en Allema-gne ou au Japon. Lesquels « pôles d’excellence » seraient suscep-tibles ensuite de rivaliser avec leurs congénères dans le dérisoire palmarès de Shanghai 30, palmarès dont on soulignera d’ailleurs qu’il est complètement ignoré aux États-Unis… Bref, ces réformes creuseront encore plus les écarts, inégalités, qui sont pourtant déjà si importantes entre les différents segments de l’enseignement supérieur français. Ce qui, pour une université comme Paris vIII vincennes-Saint-Denis dont on connaît le bassin de recrutement,

28. Ainsi, dans le premier rapport d’étape de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de décembre 2008, que le mouvement Sauvons l’Université ! a eu la bonne idée de mettre sur son site, on apprend que concernant l’université et le monde de la recherche, les objectifs du ministère sont les suivants : « accom-pagner au mieux les universités vers l’autonomie et la culture de la performance dans le cadre de la mise en œuvre de la LRU », « augmenter les activités qui génè-rent des ressources complémentaires pour les universités », « modulation de service complète des enseignants-chercheurs », « mobilisation des chercheurs non publiants », « mise en place d’un financement budgétaire des universités fondé sur la performance », « augmentation progressive de la part de financement sur projet pour la recherche », « financement effectif des unités de recherche sur leurs performances, y compris pour le financement récurrent », etc. Mais ce processus de « colonisation managériale », comme dit Chris Lorenz, n’affecte pas que l’Uni-versité et le CNRS. Et aujourd’hui, c’est toute la fonction publique qui passe sous les fourches caudines de la RGPP et du Nouveau management public abondamment enseigné dans les petites et grandes écoles, qu’elles soient de commerce ou autres.

29. Sur ce point, voir le texte de Frédéric Neyrat dans ce volume.

30. Christophe Charle, « Faut-il coter les universités européennes ? », Le Monde diplomatique, septembre 2008.

même s’accentuer aujourd’hui. Et nous n’avons pas encore évoqué le coût de chaque étudiant. En effet, on sait qu’un élève de classes préparatoires coûte environ deux fois plus cher à la collectivité qu’un étudiant d’université 26. Et les écarts seraient beaucoup plus importants si l’on prenait ensuite la peine de différencier les étudiants des différentes facultés. Mais, manifestement, le minis-tère n’ose pas publier ce type de données. Car on verrait alors que les dépenses consenties par la collectivité pour les étudiants en médecine ou en sciences dites « dures » sont nettement plus élevées que celles consenties pour les étudiants en lettres, droit et sciences économiques, toutes disciplines qu’avec un peu de condescendance, le ministère qualifie volontiers de « disciplines papier crayon ». Ainsi, et selon les chiffres donnés par S. Zuber, l’écart entre les lettres et la médecine va de 1 à 3 27…

En fait, et selon un phénomène paradoxal mais observable – hélas ! – dans beaucoup d’autres univers sociaux, dans l’enseigne-ment supérieur comme ailleurs, l’argent (public) va plutôt d’abord aux héritiers, et donc à ceux qui ont déjà le plus de capital. Ce sont en effet généralement les étudiants d’origine favorisée qui bénéfi-cient des financements les plus importants, comme des meilleu-res conditions d’études. De même ici, on pourrait parler du cas de ces élèves de grandes écoles, dont les études sont intégralement prises en charge par l’État en échange de quelques années de bons et loyaux services…

Ce constat de l’inégalité de notre système d’enseignement supé-rieur, et partant, de ses fonctions de reproduction sociale, est à peu près unanimement partagé. Pourtant, le souci de la démocratisa-tion semble avoir complètement disparu de l’agenda politique. Les réformes actuelles ne visent aucunement à démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur – et surtout à ses différentes composan-tes dont on a vu pourtant à quel point elles sont ségréguées socia-lement –, mais à faire en sorte que l’Université fonctionne le mieux possible d’un point de vue strictement managérial et mercantile. Et que, conformément au credo néolibéral dominant (n’est-ce pas Marx qui disait que « l’idéologie dominante est celle de la classe dominante » ?), elle soit toujours plus économique et revienne le moins cher possible à l’État. Alors, et comme dans d’autres secteurs, il s’agit de « faire plus avec moins » pour reprendre la formule fétiche des consultants. D’où des incitations constantes, et de plus en plus pressantes et oppressantes pour l’autonomie académique et scienti-fique des universitaires, à trouver des fonds propres, à développer le secteur lucratif au sein des universités comme au CNRS (par exem-

26. Abélard, op. cit, p. 31. Pour les chiffres, voir l’introduction de l’ouvrage.

27. Abélard, op. cit, p. 32.

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Mais revenons-en au père de valérie Pécresse. Non seulement celui-ci est professeur d’économie-gestion dans les établissements chics, du public comme du privé de la capitale, mais il est aussi membre du Cercle des économistes, administrateur de Radio France Outre-mer, président depuis 2007 de Bolloré télécom (qui contrôle entre autres le journal gratuit Direct soir diffusé dans le métro, la chaîne de télévision Direct 8 et l’agence de publicité Havas), admi-nistrateur de la société Omercis spécialisée dans l’envoi massif de courrier électronique, etc. Bref, c’est un parfait exemple d’universitai-re-entrepreneur, ou d’entrepreneur universitaire 36, le modèle même de ce que les réformes actuelles voudraient que chaque chercheur, enseignant-chercheur devienne aujourd’hui, afin notamment de renflouer les caisses – volontairement toujours plus vides pour cause de plan d’ajustement structurel qui ne dit pas son nom – des univer-sités comme du CNRS. Quant à la mère de valérie Pécresse, après une hypokhâgne et des études de lettres, elle est passée par Sciences Po Paris. Enfin, signalons que son grand-père maternel fut longtemps le médecin de famille de la famille Chirac, ce qui facilitera considérable-ment sa carrière politique (en effet, valérie Pécresse sera notamment conseillère de Jacques Chirac et collaboratrice privilégiée de Jérôme Monod), et qu’il enseignait aussi la médecine à l’université. Écono-mie, gestion, médecine, IEP de Paris…, on voit que les accointances académiques familiales de valérie Pécresse ne sont pas anodines, et sans doute contribuent-elles à expliquer sa vision – quelque peu biai-sée – de l’enseignement supérieur et qui n’accorde guère de place aux préoccupations humanistes, comme à l’autonomie scientifique des académiques.

valérie Pécresse, qui se présente aussi comme une « catholique pratiquante 37 », est donc une héritière dans tous les sens du terme. Et cela s’observe notamment dans la célérité de sa trajectoire, tant scolaire que politique. Car, comme le dit un journaliste de LCI, c’est « une femme qui va très vite. » Ainsi, elle sait lire dès l’âge de 4 ans, ce qui lui permet de sauter deux classes. Après avoir étudié au collège Sainte-Marie de Neuilly et obtenu son baccalauréat à l’âge de 16 ans, elle entre dans une classe préparatoire versaillaise au lycée privé Sainte-Geneviève et intègre HEC (pour « rencontrer la réalité » dira le journaliste du Nouvel économiste qui l’interviewera, journaliste dont la conception du réel serait sans doute à interroger…), dont elle sort diplômée en 1988 en ayant fait une spécialité finances. Elle pour-suit ses études avec un DESS de droit, ainsi qu’un DEA de fiscalité

36. Sur le « chercheur-entrepreneur », voir la contribution d’Isabelle Bruno dans ce volume.

37. « Je suis catholique pratiquante. Mon catholicisme est sûrement à la racine de mon engagement politique », Le Nouvel économiste, n° 1280, 19 novembre 2004.

la faible capacité à générer des fonds propres en raison notamment des disciplines qui y sont enseignées, est lourd de conséquences 31.

On peut donc ici légitimement s’interroger sur les motivations des promoteurs de ces réformes. Et nous souhaitons pour conclure nous intéresser au cas de valérie Pécresse en faisant l’hypothèse – sociologiquement somme toute très banale – que sa vision de l’ensei-gnement supérieur et de la recherche s’explique, entre autres, par sa trajectoire sociale et scolaire. Et que cette vision est sans doute aussi la plus conforme aux intérêts de son milieu. Ainsi le collectif Papera, qui est un collectif de lutte contre la précarité, a eu la bonne idée de faire la biographie de valérie Pécresse, comme des membres de son cabinet, laquelle est reproduite sur son site internet 32.

valérie Pécresse est donc née le 14 juillet 1967 à Neuilly-sur-Seine. Cette ville, où sont concentrées nombre de grosses fortunes et dont Nicolas Sarkozy a été le maire, est l’antithèse à peu près parfaite de Saint-Denis. Son père, Dominique Roux, est professeur d’université. Pas à Paris vIII, vincennes-Saint-Denis, villetaneuse ou Créteil, mais à Dauphine, HEC et Sciences Po, soit dans des établissements parisiens haut de gamme au public très sélectionné et au fonction-nement entrepreneurial affirmé. Fait intéressant, on note aussi qu’il enseigne l’économie et la gestion, soit deux disciplines en pleine expansion démographique dans l’université française et qui four-nissent nombre d’arguments, méthodes aux réformateurs 33. Ce qui au passage permet de souligner que les réformes en cours ne nous sont pas qu’imposées du dehors, mais qu’elles sont aussi préparées en interne par une fraction du corps académique 34. De ce point de vue, l’évolution du recrutement disciplinaire, tout comme le positionne-ment politique de la Conférence des présidents d’université (CPU) qui a fortement soutenu la LRU, sont instructifs 35.

31. Concernant la sectorisation des étudiants et ses effets sur le recrutement social de Paris vIII : Thibault Cizeau et Brice Le Gall, « Retour sur les conditions d’accès à l’université », Mouvements, n° 55-56, septembre 2008. Dans ce même numéro, voir aussi l’article particulièrement informé et synthétique de vanessa Pinto intitulé : « “Démocratisation” et “professionnalisation” de l’enseignement supérieur ».32. <http://www.collectif-papera.org>.

33. voir notamment vincent de Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéo-logie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Éd. du Seuil, 2005 (rééd. 2009). (NdE)

34. Sur ce point, voir notamment l’article de Geneviève Azam dans ce volume.

35. Concernant le renversement du rapport de forces entre facultés, disciplines dans l’Université française, voir Brice Le Gall, Charles Soulié, « Massification, professionnalisation, et réforme du gouvernement des universités : une actuali-sation du conflit des facultés en France », in Christophe Charle et Charles Soulié, Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe, Syllepse, 2007.

218 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE

financière. Enfin, et après avoir passé le concours « en cachette », elle sort deuxième de l’ENA en 1992 et entre au conseil d’État en tant qu’auditrice 38. Elle quitte ensuite la fonction publique pour entrer en politique et en 2002, soit à l’âge de 35 ans, elle est élue députée des Yvelines et devient porte-parole de l’UMP à 37 ans.

Une si belle trajectoire ne pouvait que se conclure par un mariage précoce et parfaitement homogame. En effet son mari Jérôme Pécresse, qu’elle épouse en 1994 à l’âge de 26 ans et avec lequel elle aura trois enfants, est versaillais, polytechnicien et ingénieur du corps des Ponts et Chaussées. Après différents postes de responsa-bilité au sein du Crédit Suisse First Boston, il est devenu directeur général adjoint et membre du comité exécutif d’Imerys, le numéro un mondial des minéraux de spécialité (3,4 milliards d’euros de chif-fre d’affaire). En fait, quand on connaît un peu le milieu et la trajec-toire de valérie Pécresse, on comprend mieux pourquoi elle veut à toute force aligner les universités et le CNRS sur le modèle – décidé-ment présenté aujourd’hui comme indépassable – de l’entreprise, et pourquoi la distinction entre public et privé est si ténue pour elle. Au point même de vouloir transformer chaque université, laboratoire en entreprise, chaque universitaire ou chercheur en entrepreneur, et en plaçant à leur tête un autocrate sachant communiquer et disposant à son gré d’un personnel de plus en plus flexible et précarisé. Et au final, on peut se demander si la politique de valérie Pécresse n’est pas celle qui est la plus conforme aux intérêts de son milieu, de sa classe sociale. Cette proposition risque fort d’apparaître comme d’un maté-rialisme un peu trop trivial. Mais à tout prendre, on peut se demander si elle n’a pas un fond de vérité… 39

38. Selon la biographie rédigée par le collectif Papera, qui s’appuie notamment sur une interview réalisée par Daniel Schick le 30 décembre 2008 et diffusée sur France Info le 8 janvier 2009 en trois parties, valérie Pécresse aurait « passé le concours d’entrée de l’ENA “en cachette” par “peur d’être dissuadée” par son entourage qui est plutôt à penser que “l’État, c’est nul” et qu’elle ferait mieux de s’orienter vers la Banque et les finances ».

39. Parlant du rôle du sociologue, Max Weber écrivait : « J’appartiens aux classes bourgeoises. Je me sens bourgeois et j’ai été élevé dans les attitudes et idéaux de cette classe. Néanmoins, la vocation de notre science, c’est de dire ce que les gens n’aiment pas entendre – à ceux qui se trouvent plus haut dans la hiérarchie sociale, à ceux qui s’y trouvent plus bas, mais aussi à sa propre classe », (M. Weber, La science, profession et vocation, suivie de Leçons wébériennes sur la science et la propagande d’Isabelle Kalinowski, Agone, 2005, p. 191).

L’Université payante, dernier pan de la modernisation

universitaire libérale 1

Frédéric Neyrat

Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’Université ? La question serait taboue, en France en tout cas. Curieux tabou

en vérité que celui-ci, dont on parle tant ! Experts, journalistes, hommes politiques ont multiplié ces dernières années rapports, articles et déclarations. Si tabou il y eut, nombreux sont ceux qui s’en sont depuis affranchis à droite, naturellement, comme à gauche. Ils disent désormais tout haut que la gratuité est inef-ficace et socialement injuste. Soucieux des « pauvres » qui ne vont pas à l’université et la financent, ils ont décidément la fibre sociale : les étudiants paieront cher demain leur scolarité (4 500 € annuels, comme le préconisent Robert Gary-Bobo et Alain tran-noy ? 2), mais on leur fera crédit. C’était le sens de la proposition de loi déposée par 92 députés de l’UMP en janvier 2009 et ce, dans le droit fil de la loi LRU (Libertés et responsabilités des universités) : on y reviendra dans un premier temps, ainsi que sur les raisons qui expliquent que le gouvernement ne lui ait, jusque-là, pas donné suite ; avant de discuter, dans un second temps, les arguments de ceux qui prêchent pour l’Université payante. Il y a urgence : le risque est grand de voir leur dangereuse utopie se réaliser

Chronique d’un projet plusieurs fois reportéLa question de l’enseignement supérieur fait l’objet d’un

consensus large des élites. Souvenons-nous, pendant la dernière campagne présidentielle de 2007 3, les deux candidats du second

1. Je remercie Cécile Kovácsházy pour sa relecture attentive et ses remarques critiques.

2. Robert Gary-Bobo et Alain trannoy, « Faut-il augmenter les droits d’inscrip-tion à l’Université ? », Revue française d’économie, 2005, 19/3, p. 189.

3. L’arène parlementaire est, plus encore, apaisée sur la question. En juin 2006, les députés UMP Michel Bouvard et PS Alain Claeys écrivent à quatre mains le rapport de la « mission d’évaluation et de contrôle sur la gouvernance des univer-sités dans le contexte de la LOLF » (Rapport n° 3160, 14 juin 2006, voir <http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i3160.asp>), dont les rédacteurs de la LRU n’ont eu qu’à s’inspirer.

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la « gratuité » devait être définitivement remisée au magasin des illusions universitaires. Dès 2001, dans leur colloque annuel, sous la houlette de Bernard Belloc 8, désormais conseiller du président de la République pour l’enseignement supérieur et la recherche, les présidents faisaient campagne pour eux-mêmes (l’extension de leurs prérogatives et de la durée de leur mandat), pour l’auto-nomie financière de leurs établissements et pour l’augmentation des droits d’inscription, qui était présentée comme le corollaire de cette autonomie. Et déjà, ils affirmaient que le service public n’impliquait pas la gratuité : « Comme les autres services publics, l’enseignement supérieur a un coût pour la nation et n’a donc pas forcément vocation à être entièrement gratuit pour les usagers. Il faut sans doute réfléchir à une responsabilisation des étudiants à travers un lien financier plus fort avec leurs établissements, notamment pour les diplômes les plus professionnalisants, même si en tout état de cause la participation financière des étudiants doit rester largement inférieure au coût de ceux-ci 9. »

Derrière la LRU, le spectre de la hausse des droitsNicolas Sarkozy avait annoncé son intention, devenu président,

de faire de la réforme universitaire l’un de ses premiers chantiers. Ce qu’il fit effectivement avec la LRU, promptement adoptée au cours de l’été 2007. Mais à l’augmentation des droits d’inscription, le projet fut provisoirement en sursis. Le rapporteur du projet de loi LRU devant le Sénat (où il fut d’abord discuté), bon connais-seur du système éducatif marchand, puisque lui-même ancien directeur d’une école de commerce consulaire 10, évoquait bien

8. Dégagé de l’obligation de relative réserve que s’imposaient tactiquement les responsables de la CPU, le président d’université honoraire Bernard Belloc pouvait alors, à l’occasion d’un point de vue publié dans Les Échos du 27 février 2004 (<http://archives.lesechos.fr/archives/2004/LesEchos/19104-63>) partir « en guerre » contre « l’appel à la guerre contre l’intelligence » lancé à l’épo-que par le magazine Les Inrockuptibles. Il y développait sa vision du monde en général, et de l’université en particulier, en dénonçant « la fonctionnarisation généralisée de tous les chercheurs en France », « l’illusion du diplôme national », « la culture du tout-État », « une situation où l’évaluation est le mot tabou de nos systèmes d’enseignement supérieur et de recherche » et « le tabou des droits d’inscription » (encore !). Autant de topiques que l’on retrouvera, et ce n’est pas un hasard, dans le discours sarkozyen du 22 janvier 2009 sur la « stratégie natio-nale de recherche et d’innovation ». voir les contributions de Sylvain Piron et d’Antoine Destemberg dans ce volume.

9. Conférence des présidents d’université. Autonomie des universités et responsa-bilité : pour un service public renouvelé. texte d’orientation adopté lors de la CPU plénière du 19 avril 2001.

10. Jean-Léonce Dupont a été, jusqu’à son entrée au Sénat en 1998, directeur de Sup Europ, une petite école de commerce caennaise, puis directeur-adjoint de la

tour partageaient les mêmes croyances dans les vertus de la concurrence entre établissements, de la recomposition de la carte universitaire (avec la constitution d’universités dites d’excellence), de la redéfinition des cursus (avec la généralisation de la préten-due professionnalisation et la dissociation du cycle de licence ou L, conçu comme une sorte de propédeutique, mais qui n’ouvre plus d’accès automatique à la suite, et des cycles de master/M et de doctorat/D, qui sont, eux, véritablement universitaires). Et prônaient de concert l’autonomie financière des universités, le renforcement des pouvoirs des présidents d’université et la modu-lation des services des enseignants-chercheurs. Enfin, ils réflé-chissaient, presque à voix haute, à un autre « partage des coûts entre les participants dans l’éducation et la société 4 », c’est-à-dire à une augmentation significative, pour ne pas dire massive, des droits d’inscription.

Ce consensus a été d’autant plus facile à établir que les référen-ces théoriques mobilisées par les uns et les autres sont les mêmes et qu’ils révèrent désormais les mêmes « autorités ». Il n’est pas que Jacques Attali à servir de sherpa à gauche et à droite. Philippe Aghion, professeur d’économie à l’université de Harvard, conseiller de Ségolène Royal pour les questions économiques et d’enseigne-ment supérieur, mais aussi membre de la deuxième commission Attali, cette fois « pour la libération de la croissance française 5 », est le coauteur de ce qui constitue un peu le nouveau bréviaire des modernisateurs de droite, de gauche et du Marais (le centre, sous la Révolution !) : Éducation et croissance. Robert Gary-Bobo et Alain trannoy, partisans d’une augmentation massive des droits d’ins-cription, conseillent de même le parti socialiste. Et ce consensus, en débordant le cadre politique, confortait précisément les politiques dans la légitimité de leurs propositions. À écouter la Conférence des présidents d’université (CPU) 6, à la considérer surtout comme la seule représentation légitime de la communauté universitaire 7,

4. Philippe Aghion et Elie Cohen, Éducation et croissance, Rapport pour le Conseil d’analyse économique, Paris, La Documentation française, 2004, p. 87.

5. Installée en août 2007 par Nicolas Sarkozy, elle a rendu un rapport de 300 propositions en janvier 2008. Sur le plan universitaire, c’est très largement la reprise des propositions contenues dans le premier rapport Attali (Pour un modèle européen d’enseignement supérieur, 1998), preuve à la fois que l’on peut se plagier soi-même et que le socialisme moderne est définitivement soluble dans le sarkozysme.

6. La CPU était présidée jusqu’en 2007, de droit, par le ministre de l’Enseigne-ment supérieur, son premier vice-président en étant donc le président effectif.

7. Il est certain que le mouvement universitaire a fait apparaître aux politiques l’erreur qu’ils avaient commise en faisant crédit, sans limite, aux présidents d’université. Et l’unanimisme de la CPU a d’ailleurs depuis été ébranlé.

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des Cordeliers, d’après le lieu de la réunion) qui demandait l’aban-don du projet de loi LRU. Ceci facilita encore, au-delà du mutisme relatif d’une gauche institutionnelle partageant peu ou prou les mêmes valeurs universitaires que la droite, et du choix judicieux du calendrier (juillet et août ne sont pas propices aux mobilisa-tions universitaires), l’adoption du projet.

La réponse de valérie Pécresse aux parlementaires était ainsi soigneusement balancée, jouant sur les temporalités. Il lui fallait donner des gages à la fois à l’UNEF et aux élus de sa majorité, dont les demandes étaient passablement contradictoires : le refus de la sélection à l’entrée et de la hausse des frais d’inscription d’un côté, la fin de ces deux « tabous » de l’autre. La solution à ce dilemme fut d’affirmer qu’il n’était absolument pas question d’augmenter les droits d’inscription… pour le moment 15 : « Yves Bur et Michel Diefenbacher ont soulevé la question des frais d’inscription. Mais la vraie question, aujourd’hui, c’est celle de l’engagement de l’État aux côtés de ses universités. Nous dépensons à l’heure actuelle 6 000 € par étudiant et 10 000 € par lycéen, et l’État ne doit pas donner l’impression qu’il se décharge de sa responsabilité en transférant le coût de la formation sur les familles. Qui va payer en effet ? Il y a, dans notre pays, 40 % d’étudiants boursiers, qui ne paient pas les frais d’inscription, et mettre les familles à contribution signifierait pour nombre d’entre elles un surcroît de difficultés. Il faut donc réformer le système des bourses avant de pouvoir toucher aux frais d’inscription, d’autant que, dans notre modèle – auquel je suis profondément attachée –, c’est la solidarité nationale qui finance l’inscription à l’université et, plus globalement, les études et l’édu-cation nationale. L’État donnerait donc un très mauvais signal en se désengageant de sa responsabilité financière 16. »

Réforme des bourses, puis hausse des droits : un pas devant l’autreIl reste que la LRU adoptée, dans le contexte que l’on a rappelé,

il devenait possible de « toucher aux droits d’inscription », dès

15. Pour ce qui est de la sélection à l’entrée de l’Université, la majorité de ses partisans semblent avoir renoncé à revendiquer son introduction à l’entrée en première année. La déconnexion du « L », profondément reconfiguré avec le « Plan réussite en licence » (adopté en décembre 2007, le plan Licence complète la LRU et décrète la réussite, assignant aux universités l’obligation d’augmenter les taux de passage d’une année à l’autre), du M et du D a déplacé le débat : c’est à l’entrée du M que les mêmes revendiquent désormais la sélection à l’entrée. Sur ces questions, on se permet de renvoyer à notre article, « Le retour du sélection-nisme », Les temps modernes, n° 637-639, juin 2006, p. 364-392.

16. Assemblée nationale (A.N.) XIIIe législature, Compte rendu intégral, op. cit., p. 2255.

ce projet, tout en invitant ses collègues à faire preuve sur ce sujet d’un peu de patience. Dit autrement, la LRU était présentée comme « une première marche essentielle qui doit conduire à un « nouvel engagement pour l’Université 11 » ; et d’expliquer qu’il fallait ainsi « saisir cette chance pour lever des tabous » dont celui des « frais de scolarité » : « Les comparaisons internationales exposées ci- dessus font apparaître que de nombreux pays, y compris européens

– encore récemment l’Allemagne – ont compris la nécessité de procéder à un relèvement, plus ou moins important selon les pays, des frais de scolarité pour accéder à l’enseignement supérieur. Une telle démarche n’est pas entrée dans la culture de notre pays. Pour-tant, tant l’importance des besoins de financement qu’un néces-saire regain du respect envers l’institution universitaire prônent pour une réflexion de fond et pragmatique sur ce sujet 12. » La tona-lité était la même chez les députés UMP à l’Assemblée, évoquant encore ce tabou. À la tribune, Yves Bur pouvait déclarer : « La sélec-tion reste un des tabous qu’il semble impossible de briser. Il en est de même des frais d’inscription, pourtant moins onéreux qu’un abonnement de téléphone mobile ! Puisque l’État ne semble pas en mesure d’assumer seul le coût des études supérieures, j’espère que la dynamique de l’autonomie aboutira tôt ou tard à briser ce dernier tabou pour permettre à l’Université de remplir dignement ses missions et de tenir son rang dans le contexte mondialisé 13. »

Un sursis pour l’UNEF !Ces orateurs le savaient, le gouvernement ne renonçait pas

définitivement à l’augmentation des droits ; il reportait simple-ment ce projet, pour des raisons tactiques, plus précisément pour obtenir que le syndicat étudiant majoritaire, l’UNEF, ne s’associe au front syndical large qui se constituait. C’est aussi là une des préconisations de ces nouveaux conseillers du prince que sont les économistes : éviter l’opposition frontale, préférer ce que Philippe Aghion et Elie Cohen baptisent la « réforme incrémentale », qui passe par la renonciation, au moins dans un premier temps, à la « sélection à l’entrée » ou à « l’université payante 14 ». Et effecti-vement, l’UNEF ne signa pas l’appel du 11 juillet 2007 (dit Appel

maison mère, l’ESC Le Havre-Caen rebaptisée depuis, comme beaucoup d’éco-les de commerce, École de management (de Normandie).

11. Sénat, Rapport n° 372 (2006-2007) de J.-L. Dupont, fait au nom de la Commis-sion des affaires culturelles, déposé le 11 juillet 2007, p. 53.

12. Sénat, Rapport n° 372 (2006-2007) op. cit., p. 59.

13. Assemblée nationale (A.N.) XIIIe législature. Session extraordinaire. Compte rendu intégral, deuxième séance du lundi 23 juillet 2007, p. 2247.

14. P. Aghion et E. Cohen, op. cit., p. 109.

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contexte, on le comprend, n’est plus favorable au développement d’un nouveau système de prêts. Sans l’aide massive de l’État – quand on aime, on ne compte pas –, les banquiers feraient banque-route. Il était difficile, dès lors, d’étendre ce dispositif, donc d’aller à l’étape suivante, celle de l’augmentation des droits d’inscription. Le gros vent de la crise financière apparemment passé, les banques ayant été généreusement renflouées, les députés de la majorité reviennent à la charge en déposant, le 21 janvier 2009, une propo-sition de loi relative à « la création du prêt étudiant garanti par l’État et à remboursement différé et conditionnel 22 ». Un texte très court et imprécis quant au dispositif qu’il se propose d’ins-tituer. L’exposé des motifs est étrangement taiseux sur les usages qui pourraient être faits de ces prêts, mais il revient sur l’exception française de la gratuité, sur le fait qu’elle profite aux plus aisés et qu’elle explique le sous-financement de l’enseignement supérieur. On retrouve là, on y reviendra, l’argumentaire désormais rebattu pour justifier la hausse des droits d’inscription. Car même si les termes ne sont pas prononcés, elle est bien présente en filigrane, notamment lorsque dans ces quelques lignes, il est indiqué qu’« il s’agit, d’une part, de faciliter l’accès des jeunes à l’enseignement supérieur par l’octroi de prêts garantis par l’État et, d’autre part, d’accompagner ce financement privé d’une obligation implicite d’efficacité de l’enseignement supérieur ». Au-delà de l’euphémi-sation voulue 23, si le prêt sert de financement privé pour l’ensei-gnement supérieur, cela signifie bien qu’il a été absorbé par la hausse des droits d’inscription et qu’il n’est donc pas destiné aux dépenses d’entretien de l’étudiant. Et l’on y retrouve au passage une autre des justifications spécieuses de droits élevés : ils rendent plus efficaces à la fois l’institution et ses usagers. Le 21 janvier 2009, à travers cette proposition de loi, les parlementaires de la majorité relancent bien le projet d’augmentation des droits d’inscription. Le 21 janvier, soit la veille de ce discours délirant et insultant de Nico-las Sarkozy sur l’enseignement supérieur et la recherche 24, destiné à accélérer encore la mue libérale. Si l’on ajoute que la proposition émane de 92 députés UMP, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit là d’une initiative du groupe, sans doute étroitement concertée avec

22. <http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/propositions/pion1391.pdf>.

23. Dans le même esprit, un certain nombre d’économistes prônant cette hausse des droits évoqueront « un autre partage des coûts » entre l’usager et l’État/la société, traduction de l’expression anglo-saxonne de cost-sharing.

24. Ce discours prononcé « à l’occasion du lancement de la réflexion pour une Stratégie nationale de recherche et d’innovation » fera vaciller certains de ces soutiens dans les mondes de la recherche et de l’université. Pour un commen-taire de ce discours, voir la contribution d’Antoine Destemberg dans ce volume.

lors que la « réforme du système des bourses » serait engagée 17. Ce qui fut rapidement fait : dès le 19 septembre 2007, la ministre de l’Ensei gnement supérieur et de la Recherche présentait une communication en conseil des ministres sur « Une nouvelle archi-tecture pour le financement de la vie étudiante 18 ». Au programme, une « simplification » des dispositifs : « D’un système complexe de 20 dispositifs différents, fondé sur 18 critères d’attribution, nous passons à trois types de financement 19. » Des bourses sur critères sociaux réformées, pour les étudiants issus de familles non imposables à l’impôt sur le revenu, des aides d’urgence pour des situations exceptionnelles et enfin « un accès facilité à l’emprunt : des prêts accessibles à tous les étudiants, rembour-sables à longue échéance après obtention du diplôme et dont le risque de défaillance est garanti 20 ».

Ce sont précisément ces dispositions sur les prêts étudiants qui annoncent l’augmentation, à terme, des droits d’inscription : ils en sont la condition. Au-delà des plus pauvres, une popula-tion sévèrement circonscrite, bénéficiaires de « bourses », il faut bien solvabiliser la population issue des classes moyennes si l’on veut qu’elle puisse honorer des droits d’inscription (plus) élevés 21. Évoqué dès septembre 2007, le projet se concrétise un an plus tard exactement, avec la création du prêt (d’un montant maxi-mal de 15 000 €) sans caution personnelle (parentale en général), garanti par l’État (qui verse jusqu’à 70 % du reliquat à régler en cas de défaillance de l’emprunteur) et qui doit commencer à être remboursé à l’entrée dans la vie active. Un organisme spécialisé dans le financement des PME, Oséo, gère le dispositif, le prêt étant accordé par un certain nombre de banques, mais bien sûr pas de façon automatique.

Le grain de sable de la crise financièreIl s’agissait d’une première étape, que va venir contrarier la

crise financière mondiale lorsqu’elle s’ouvre à l’automne 2008. Le

17. Pour la question des bourses, voir l’analyse de Philippe Selosse dans ce volume.18. <http://www.nouvelleuniversite.gouv.fr/une-nouvelle-architecture-pour-le-financement-de-la-vie.html>. Le site internet « nouvelle université » créé dans le sillage de la réforme LRU est l’autre site officiel du ministère de l’Enseigne-ment supérieur, entièrement dédié à l’avancée de la réforme.

19. Ibid.

20. Ibid.

21. C’est la généralisation d’un système qui fonctionne déjà, en réalité, avec toutes ces petites écoles, de commerce notamment, qui vendent leurs presta-tions éducatives à des prix de marché.

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sont massivement opposés à cette mesure, il n’en va pas de même des enseignants. Beaucoup pensent que les universités pourraient tirer parti de ces ressources supplémentaires.

Aujourd’hui, un enseignement supérieur sous-financé ?C’est l’argument financier qui est d’abord avancé pour en appe-

ler à l’augmentation des droits d’inscription – avec plusieurs décli-naisons, pour partie contradictoires. L’enseignement supérieur est-il donc sous-financé pour accueillir cette part croissante de la population qui doit s’engager dans des études supérieures si l’on veut construire une « économie de la connaissance 27 » ? Ou bien le sous-financement est-il consécutif à la trop large ouverture de l’enseignement supérieur ? S’il faut dans les deux cas, augmenter, nous dit-on, la contribution des « usagers », l’État ne pouvant faire face seul, les analyses sont de tonalité différente.

La première analyse insiste sur le fait qu’il faut davantage inves-tir que par le passé dans l’enseignement supérieur, puisque c’est là, pour les pays industrialisés en premier lieu, une condition de leur « compétitivité », de l’« innovation » et donc de la « croissance ». Et la France, en consacrant 1,3 % de son PIB à l’enseignement « tertiaire » (la qualification internationale) serait, certes, dans la moyenne des pays de l’Union européenne, mais singulièrement en retard par rapport aux États-Unis qui y dédient 2,9 % de leur richesse. À l’origine de cet écart : non pas le financement public, en proportion moins importante aux États-Unis qu’en France (1 % vs 1,2 % du PIB), mais une carence du financement privé en France. D’où la conclusion qu’il faut solliciter des fonds privés, ceux des entreprises, mais aussi ceux des ménages, à travers les droits d’inscription que versent les étudiants 28. À l’image de ce qui se passe dans les autres pays, les plus compétitifs.

La seconde déclinaison de ce discours sur le sous-financement de l’enseignement supérieur est plutôt malthusienne. La paupéri-sation serait la conséquence de la massification de l’enseignement supérieur. On articule ici « gratuité » des études, absence de sélec-tion à l’entrée et « encombrement des facultés 29 », pour reprendre

27. On retrouve là « le nouvel objectif stratégique » fixé au Conseil européen de Lisbonne, en mars 2000 : que l’Europe devienne d’ici 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » ! Le temps presse désormais… Sur ce point, voir l’article d’Isabelle Bruno dans ce volume.28. Ces chiffres, qui sont ceux de l’OCDE, sont repris dans le rapport du séna-teur UMP Joël Bourdin, enseignement supérieur : le défi des classements. Cf. Sénat, Rapport d’information 442, 2 juillet 2008 (<http://www.senat.fr/rap/r07-442/r07-442.html>).

29. Raymond Aron, La Révolution introuvable. Réflexions sur la révolution de Mai, Paris, Fayard, 1968, p. 67.

le gouvernement (la proposition de loi parlementaire appelle le projet de loi gouvernemental).

Le 21 janvier 2009 donc, qui est aussi la veille de la déclaration de la première Coordination nationale universitaire (CNU), appe-lant à ce que l’Université s’arrête dès le 2 février et amorçant une mobilisation exceptionnelle, notamment chez les enseignants-chercheurs : il fait peu de doute que le gouvernement a alors renoncé à suivre sa majorité sur un terrain devenu sensible 25. Une fois encore, les chasseurs de tabous rentrèrent bredouilles.

À l’approche de la rentrée de septembre 2009 (au moment où je rédige ce texte), et suite à la campagne de l’UNEF sur les droits de scolarité illégaux exigés par plus d’un tiers des universités (29 sur 83), dont les montants (jusqu’à 4 500 €) préfigurent ce que pour-rait être à l’avenir le prix à acquitter par les étudiants, la ministre ne peut qu’annoncer que, si les faits sont avérés, elle poursuivra en justice 26 ces établissements, d’une certaine manière précurseurs. Mais l’on peut faire le pari que cette proposition d’augmentation des droits d’inscription ressurgira dans les prochains mois. Parce qu’elle est l’une des composantes de la politique universitaire du gouvernement et parce que ses promoteurs ont su conquérir bien des esprits.

Les droits d’ inscription : le prix à payer pour sauver l’Université ? Ou la force rhétorique d’un discours de régression ?

Le consensus sur la nécessité d’une augmentation des droits d’inscription est décidément très large. On l’a vu au niveau des politiques et des présidents d’université. Mais c’est au sein même des anti-LRU que l’idée trouve des relais, ce qui n’est pas le moin-dre des paradoxes si l’on considère que la diversification du finan-cement est intrinsèquement liée à l’autonomie. Et si les étudiants

25. Le gouvernement ne peut parvenir à ses fins sur la question universitaire qu’en divisant les oppositions. En garantissant dans un premier temps à l’UNEF qu’il n’y aurait pas d’augmentation des droits d’inscription ou de sélection à l’entrée, le gouvernement obtenait son « abstention » dans les mobilisations. Une fois la LRU adoptée, il pouvait être possible de revenir sur cette question. Cette fois, c’est une partie des enseignants-chercheurs notamment – on reviendra sur ce qui l’explique – qui ne s’opposerait pas à la hausse des droits d’inscrip-tion. Mais dès lors que la communauté universitaire était mobilisée du côté des enseignants-chercheurs, il convenait d’éviter l’embrasement étudiant.

26. Déclaration de valérie Pécresse du 20 juillet 2009 sur France Info : « Je vais vérifier la liste que m’a fournie l’UNEF et, au cas par cas, je vais donner des instructions au recteur d’attaquer en justice si jamais il y a des frais illé-gaux ». Pour ces frais illégaux, voir également l’analyse d’Hélène Cherrucresco dans ce volume.

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tion ne soit finalement pas vue d’un mauvais œil par un certain nombre d’enseignants-chercheurs. Grâce à cette manne des droits de scolarité, tout deviendrait possible. Que l’on soit à Mulhouse, à Cergy-Pontoise ou à Saint-Étienne (trois des 20 premières universi-tés autonomes), Harvard ne serait plus loin ! Certains s’imaginent déjà enseignant et cherchant sur des campus rénovés, à l’améri-caine, avec des fonds pour la recherche, des bibliothèques riches ouvertes jour et nuit, des bureaux individuels spacieux. Ils se plaisent même à rêver d’augmentations substantielles de salaire. Une juste compensation, après plus de 25 ans de dégradation des rémunérations des enseignants-chercheurs (baisse des salaires nets réels de 20 % sur la période 1981-2004) 32. Si l’État rémunère de plus en plus mal ses personnels, les universités autonomes, disposant de financements élargis grâce aux frais de scolarité et aux subventions des entreprises pourraient, elles, « reconnaître » leurs personnels.

Cruelles illusions. L’État, dont les partisans de l’augmentation des droits d’inscription ne cessent de dire qu’il n’a plus les moyens budgétaires d’assumer le développement de l’enseignement supé-rieur, peut précisément être tenté de se désengager alors que les universités accroissent leurs ressources propres, en appelant les établissements à être plus autonomes encore dans leur finance-ment. Mais surtout toutes les universités n’ont pas les moyens de s’enrichir grâce aux frais de scolarité. Comme pour les collectivi-tés territoriales, qui n’ont pas les mêmes ressources, parce qu’elles ne peuvent compter sur le même potentiel fiscal, les universités dépendront de la richesse de leur bassin de recrutement. Certes, il y aura les prêts bancaires, mais dans la fixation du montant des droits, les établissements devront faire preuve de réalisme. L’inéga-lité de la collecte auprès des étudiants (éventuellement compensée par l’État) sera d’ailleurs redoublée par celle de la collecte (dons et subventions) auprès des entreprises ou des anciens 33. Certaines universités pourront être tentées d’attirer des étudiants étrangers fortunés : mais la concurrence est rude entre établissements sur

32. Btissam Bouzidi, touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo estiment à près de 20 % la baisse des salaires nets réels des enseignants-chercheurs sur la période 1981-2004. B. Bouzidi, t. Jaaidane et R. Gary-Bobo, « Les traitements des ensei-gnants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ? », Revue d’économie politique, 2007/3, p. 323-363. On ne peut que mettre en relation cette recherche de Robert Gary-Bobo et son plaidoyer (co-écrit avec Alain trannoy) pour une augmentation des droits d’inscription à l’Université.

33. La fiscalité de ces dons à son école/université est très avantageuse (deux tiers du don est déductible de l’impôt à payer). Mais là encore, la collecte auprès des anciens est très largement dépendante du recrutement, plus ou moins bourgeois, de l’établissement. Le modèle « Sciences Po » (Paris) n’est pas reproductible.

l’expression de Raymond Aron. Car le propos n’est pas nouveau : déjà en 1968, alors que les universités, au sens strict, comptaient deux fois moins d’étudiants qu’aujourd’hui, Aron voyait là une des explications principales de la crise de mai. Il y aurait eu trop d’étudiants par rapport au « volume des ressources en locaux, enseignants et crédits que la nation est disposée à consacrer à l’en-seignement supérieur 30 ». Mais ce discours malthusien connaît une nouvelle fortune, depuis le milieu des années 1990, à l’issue de la deuxième massification scolaire. Il fustige l’allongement incon-sidéré des études supérieures et affirme que l’État n’a pas/plus les moyens de le financer : « aucun pays n’est assez riche pour allouer toutes ses ressources à l’éducation 31 », comme l’indique Marie Duru-Bellat en n’hésitant pas à recourir à l’hyperbole (comme s’il s’agissait de consacrer tout le budget de l’État à l’enseignement supérieur). La hausse des droits d’inscription est dès lors aussi conçue comme un moyen de réguler les entrées, comme le temps passé dans l’enseignement supérieur. Car si l’Université devient payante, certains s’abstiendront de s’y engager, notamment dans les voies les moins « professionnalisées ». Ou ne prolongeront pas leur scolarité « de façon indéfinie ».

Si le sous-financement de l’enseignement supérieur en France n’est pas discutable, il reste que l’idée que l’État n’a pas les moyens de financer seul son développement (qu’il soit perçu comme un atout ou un effet pervers) est, elle, éminemment contestable. On retrouve là une déclinaison de l’orthodoxie économique libérale, qui s’est largement diffusée en France depuis 1983, avec le tournant de la rigueur : il y aurait des seuils de dépense publique, d’endet-tement et de prélèvements obligatoires « à ne pas dépasser ». Or, paradoxalement, la crise financière de l’automne 2008 est venue rappeler que les marges de manœuvre existaient. L’État français a su mobiliser 40 milliards d’euros pour renforcer le capital des banques (le budget de l’enseignement supérieur est, par compa-raison, de 28 milliards). On connaît du reste certains usages de ce soutien financier, la BNP, par exemple, provisionnant un milliard d’euros pour payer les bonus de ses traders, une somme qui repré-sente donc 20 % de la subvention reçue de l’État.

Des universités plus riches : les châteaux en Espagne et le rêve américainLa perspective d’un accroissement des ressources des univer-

sités explique que l’augmentation massive des droits d’inscrip-

30. R. Aron, op. cit., p. 75.

31. Marie Duru-Bellat, L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, Paris, Seuil, 2006, p. 68.

230 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE L’UNIvERSItÉ PAYANtE, DERNIER PAN DE LA MODERNISAtION… | 231

temps où la gauche s’opposait à la politique de « vérité des prix » des services publics, développée par Raymond Barre à partir de 1976, et affirmait la spécificité des biens collectifs.

Mais au-delà de l’évolution des valeurs dont témoigne cette remise en cause de la gratuité, c’est également l’affirmation même que l’accès à l’enseignement supérieur est gratuit ou quasi gratuit qui est contestable. Les droits actuels ne sont déjà pas négligea-bles 36 et ont augmenté sensiblement : selon un calcul de l’UNEF, depuis 2001, c’est un accroissement de 27 % pour le cycle licence, et de 70 % pour le cycle master. Et c’est typiquement un propos « de riche » que de considérer que le montant de l’inscription, 171 € pour la licence, et jusqu’à 350 € pour le doctorat est insignifiant. On ne compte pas ! Ou on compte mal, comme ces deux théori-ciens de la hausse massive des droits que sont Robert Gary-Bobo et Alain trannoy qui, en 2004, assènent que leur montant est de « 100 € » pour les « premiers ou seconds cycles », ce qui « repré-sente moins de 2 % du coût moyen des études 37 ». Soit une sous- estimation de près de 30 % (si l’on considère les droits de 2003, 141 € à l’époque pour la licence comme pour le master) : on s’atten-drait à plus de rigueur de la part de spécialistes des « régressions » qui prétendent déterminer le vrai coût des études.

Affirmer que l’éducation supérieure est gratuite ou quasi gratuite, avec des frais d’inscription « moins onéreux qu’un abon-nement de téléphone mobile », pour reprendre cette réaction-naire remarque du député Yves Bur 38, c’est faire comme si la vie étudiante n’avait pas de coût ! Rappelons qu’il est pourtant estimé, a minima, à 600 € mensuels 39. Certaines familles, éloignées des centres universitaires, ne peuvent l’assumer et leurs enfants renoncent parfois pour cette raison à poursuivre leurs études 40. De nombreux étudiants doivent travailler pendant leurs études,

36. Dans un certain nombre d’universités, les membres du personnel et leurs enfants, quel que soit leur statut et leur rémunération, en sont exonérés.

37. R. Gary-Bobo, A. trannoy, « Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’Uni-versité ? », op. cit., p. 190.

38. Assemblée nationale, Compte rendu intégral, 23 juillet 2007, op. cit., p. 2241. Quand il s’agit de contester une aide publique accordée aux « pauvres », il est habituel dans l’argumentaire réactionnaire, de stigmatiser leur propen-sion au gaspillage ou aux dépenses dispendieuses : hier l’alcool ou la cigarette, aujourd’hui, le téléphone portable.

39. C’est l’évaluation donnée par l’agence Campus France (ex-Edufrance) qui vend les prestations des universités françaises à l’étranger.

40. Les antennes délocalisées ont été beaucoup critiquées. Elles ont cependant permis à des jeunes de milieu populaire d’accéder à l’Université, le maintien au domicile familial réduisant le coût de la scolarité.

le marché mondial de l’enseignement supérieur, et le risque d’y perdre son âme d’abord (en cédant à la tentation de la vénalité des titres) 34 et ses clients ensuite (le succès des peaux d’âne n’a qu’un temps), bien réel.

En définitive, si quelques universités françaises pourront peut-être s’enrichir, la majorité d’entre elles ne connaîtront pas d’aug-mentation substantielle de leurs ressources. Quant à la perspec-tive d’être, pour les personnels, mieux rémunérés demain, espoir nourri par un certain nombre de collègues assurés de leurs quali-tés, elle apparaît aussi largement illusoire. Au mieux, ce sont sans doute seuls les nouveaux entrants qui en bénéficieront. Ou, plus marginalement encore, quelques « hauts potentiels », pas forcé-ment d’un point de vue académique d’ailleurs, qu’un président se flattera d’avoir su attirer. À l’image de ce que déclarait, avant la loi d’autonomie, le fantasque ex-président de Paris 8 : « Je souhaite que l’université obtienne la possibilité de pouvoir recruter une partie des enseignants, des professeurs associés, de très grosses pointures, comme Kissinger ou Bill Gates. Et qu’elle soit capable de les payer ce qu’ils méritent. Actuellement, ils touchent si peu qu’il faut qu’ils aient déjà un emploi ailleurs ! 35 »

Faire payer les riches ? Le nouveau programme social des modernisateurs universitairesLe service public d’éducation, ce ne serait donc pas la gratuité :

décidément, du service public, il ne restera bientôt plus rien… Pire, la gratuité de l’enseignement supérieur serait injuste socialement. Ces affirmations, rebattues désormais, disent bien l’incroyable renversement des valeurs auquel on a assisté ces dernières années. Les idées les plus libérales, dogmatisées il y a plus d’un demi-siècle par les économistes de l’École de Chicago, se diffusent et s’impo-sent même auprès de personnes qui peuvent, par ailleurs, penser pourfendre le libéralisme économique. Il peut sembler loin le

34. En avril 2009, des rumeurs ont circulé sur un possible trafic de diplômes, dont auraient bénéficié des étudiants chinois, dans certaines universités fran-çaises. Il semblerait, à la lecture des extraits donnés par Le Monde du 29 juillet 2009 du pré-rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale, diligenté à toulon sur cette question, que des irrégularités manifestes ont été commi-ses dans la sélection des candidats étrangers <http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/07/29/etudiants-chinois-a-toulon-l-inspection-met-en-cause-la-presidence-de-l-universite_1223777_3224.html>.

35. « Opération survie. Comment sauver la fac ? », Le Nouvel Observateur, n° 2204, 1er février 2007. Le professeur d’histoire du droit, et hagiographe de l’abbé Pierre, de sœur Emmanuelle et du mercenaire Bob Denard, y assurait la promotion de son ouvrage dont le titre résume tout le propos : Pierre Lunel, Fac : le grand merdier ? Pour en sortir : confidences d’un président d’université, Paris, Editions Anne Carrière, 2007.

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La proposition de faire payer l’accès à l’enseignement supé-rieur témoigne plus largement d’une vision libérale de l’éducation qui dénie à l’éducation supérieure, comme à la formation profes-sionnelle d’ailleurs, le caractère de bien public. Seule la prime éducation serait justiciable d’un financement public, en ce que la société tout entière en tirerait bénéfice. Cette vision est ancienne en vérité. Le grand catéchète libéral, Jean-Baptiste Say, exprimait déjà, au début du xixe siècle son souci des pauvres, de leur instruc-tion minimale, évoquant ce que les économistes désigneront par la suite par l’expression d’« externalités positives » :

Mais la position du simple manouvrier dans la machine produc-tive de la société réduit ses profits presque au niveau de ce qu’exige sa subsistance. À peine peut-il élever ses enfants, et leur appren-dre un métier ; comment leur donnerait-il ce degré d’ instruction que nous supposons nécessaire au bien-être de l’ordre social ? Si la société veut jouir de l’avantage attaché à ce degré d’ instruc-tion dans cette classe, elle doit donc le donner à ses frais. On atteint ce but par des écoles où l’on enseigne gratuitement à lire, à écrire et à compter. Ces connaissances sont le fondement de toutes les autres, et suffisent pour civiliser le manouvrier le plus simple. À vrai dire, une nation n’est pas civilisée, et ne jouit pas par conséquent des avantages attachés à la civilisation, quand tout le monde n’y sait pas lire, écrire et compter. Sans cela elle n’est pas encore complètement tirée de l’état de barbarie. J’ajou-terai qu’avec ces connaissances, nulle grande disposition, nul talent extraordinaire, et dont le développement serait hautement profitable à une nation, ne peut rester enfoui. La seule faculté de lire met, à peu de frais, le moindre citoyen en rapport avec ce que le monde a produit de plus éminent dans le genre vers lequel il se sent appelé par son génie. Les femmes ne doivent pas demeurer étrangères à cette instruction élémentaire, parce qu’on n’est pas moins intéressé à leur civilisation, et qu’elles sont les premières, et trop souvent les seules institutrices de leurs enfants.

Et Say prônait l’enseignement réciproque, pour en diminuer le coût : « Les gouvernements seraient d’autant plus inexcusables de négliger l’instruction élémentaire et de laisser croupir, dans un état voisin de la barbarie, la majeure partie de nos nations soi- disant civilisées de l’Europe, qu’ils peuvent, au moyen d’un procédé maintenant éprouvé, celui de l’enseignement mutuel, répandre cette instruction parmi la presque totalité de la classe indigente 44. » Par la suite, cette instruction minimale sera progressivement

44. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1841, 6e éd., p. 490-491.

souvent dans des conditions précaires 41. Au-delà de l’exposé de ces difficultés, tout cela montre bien que les étudiants financent déjà une part importante de leur scolarité supérieure. En d’autres termes, il y a déjà « partage des coûts » (pour reprendre l’expression qu’affectionnent les économistes) entre les usagers et la société.

L’effet pervers : une figure classique de la rhétorique réactionnaire 42Les partisans d’une hausse des droits d’inscription, même les

plus libéraux, se drapent des oripeaux de l’équité pour dénoncer les effets pervers de la « gratuité ». Elle opérerait une redistribution à l’envers : les familles pauvres, qui n’envoient guère leurs enfants à l’université, financeraient ainsi les études des plus riches, les catégo-ries supérieures accédant davantage à l’enseignement supérieur, qui plus est aux cursus les plus coûteux. troublant souci des pauvres et de l’équité fiscale ! Bien sélectif en tout cas, puisqu’il s’attache spécia-lement au financement des universités, moins à d’autres coûteuses dépenses publiques. Par exemple, celles de l’État central pour les autoroutes ou des collectivités locales pour la construction de golfs. Il n’est pas sûr que les pauvres jouissent beaucoup de ces équipe-ments ; et si l’usager contribue, c’est sans commune mesure avec la participation du contribuable. Quant aux réductions d’impôts (le renoncement à une recette peut être considéré comme une dépense publique), les pauvres, qui contribuent aux recettes fiscales de l’État et des collectivités locales via la tvA et la taxe d’habitation, mais ne sont pas ou peu assujettis à l’impôt sur le revenu, en profitent encore moins. Ils participent cependant indirectement au financement des employés de maison des plus aisés (réduction d’impôt de 50 % d’une somme pouvant aller, pour un ménage sans enfant, jusqu’à 12 000 € annuels, soit 6 000 € de réduction d’impôt possible). Mais cela ne suscite visiblement pas les mêmes indignations. C’est pour l’ensei-gnement supérieur que les libéraux se proposent de faire « payer les riches » ; et « riche », on l’est rapidement pour eux, puisque dès lors que l’on n’est pas boursier, on peut contribuer 43.

41. Sur ces questions, voir les textes de Charles Soulié et de Philippe Selosse dans ce volume.

42. C’est Albert O. Hirschman qui a montré la récurrence des mêmes figures rhétoriques dans le discours réactionnaire depuis deux siècles. Pour combat-tre la Révolution française, le suffrage universel et surtout, désormais, l’État- providence, trois arguments sont continûment mobilisés, celui de l’inanité, de la mise en péril, et plus souvent encore, celui de l’effet pervers. Albert O. Hirsch-man, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.

43. Et même dans le cas des boursiers, l’actuel gouvernement a trouvé le moyen de « partager des coûts », au détriment des boursiers, s’entend. voir l’étude de Philippe Selosse dans ce volume.

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Les théoriciens du capital humain sont conscients du risque, pour la collectivité cette fois, de sous-investissement, lié à l’imper-fection des marchés financiers, et acceptent l’idée d’une interven-tion étatique correctrice. De là viennent les diverses propositions complémentaires pour faciliter l’accès au crédit : la bonification par l’État (qui en d’autres termes prend en charge une partie des intérêts), la garantie du prêt (jamais totale cependant) par la puis-sance publique, qui diminue le risque du banquier et l’incite à plus de générosité dans son octroi ou, objet de la proposition de loi des 92 députés de l’UMP, le prêt à remboursement différé, condition-nel au revenu.

C’est à Milton Friedman, dans un article de 1955, que l’on doit cette innovation du prêt à remboursement conditionnel 47. Le prin-cipe en est simple : les étudiants bénéficient d’un prêt pour finan-cer leur scolarité et s’acquitter des lourds frais d’inscription. Ils le remboursent dès lors qu’ils sont « bien » insérés dans la vie active, puisque c’est l’atteinte d’un certain niveau de rémunération, fixé a priori, qui détermine le début du remboursement. C’est une forme de prêt à remboursement différé, moins contraignante pour l’emprun teur que celle proposée par Robert Gary-Bobo et Alain trannoy sous l’appellation de « Chèque projet professionnel », puis-que les difficultés éventuelles d’insertion sont prises en compte. Il reste qu’il s’agit bien d’un prêt, que l’étudiant doit rembourser.

Ce dispositif, qui peut donner le sentiment de rendre plus douce la hausse des droits d’inscription, pose en réalité des problèmes assez similaires à l’endettement plus classique. On rappellera d’abord, évidence oubliée, que l’obligation de s’endetter pour étudier ne s’appliquera pas aux plus riches, dont les familles pourront assumer ces coûts de scolarité. Le financement public de l’éducation supérieure, lorsqu’il est en tout cas fondé sur l’impôt progressif, est indéniablement plus juste, en ce qu’il fait davan-tage contribuer les titulaires des plus hauts revenus.

Les prêts conditionnels restent des prêts et la charge de remboursement sera lourde. Plus ou moins lourde en fonction des

47. Ce que rappelle Stéphane Grégoir, directeur du pôle de recherches en économie de l’EDHEC (école de commerce lilloise à l’origine), dans un « posi-tion paper » de novembre 2008, intitulé « Les prêts étudiants peuvent-ils être un outil de progrès social ? », qui aurait inspiré les rédacteurs de la proposi-tion de loi, si l’on en croit le journaliste Sylvestre Huet (l’argumentation serait selon lui un « copier-coller » de l’étude. voir <sciences.blogs.liberation.fr/…/92-dputs-ump-pr. html>). On trouve, en réalité, dans l’ouvrage qu’Éric Maurin avait publié en 2007, une longue analyse de ce dispositif de prêt (avec la référence à Friedman également) et des conditions de sa mise en œuvre en Australie et en Angleterre. L’ouvrage, très lu et discuté, a pu tout autant inspirer les parlemen-taires. voir Éric Maurin, La nouvelle question scolaire. Les bénéfices de la démo-cratisation, Paris, Seuil, 2007.

redéfinie pour inclure l’enseignement secondaire, mais dans l’esprit des libéraux la limitation du financement public à une instruction « élémentaire » subsiste.

L’éducation supérieure : un investissement de l’individu ?C’est aujourd’hui à la théorie du capital humain, esquissée par

Milton Friedman, formalisée par Gary Becker 45, puis réactualisée par Robert Lucas, tous trois économistes de l’École de Chicago, et prix Nobel d’économie, que les promoteurs de la hausse des droits d’inscription (universitaires, journalistes, experts, etc., mais aussi toutes les organisations internationales, telles l’OCDE, la Banque mondiale, l’Unesco ou la Commission européenne) réfèrent, sans toujours nommer ces auteurs ou revendiquer leur filiation 46. L’éducation supérieure (mais c’est également le cas de l’éducation permanente depuis qu’elle s’est dissoute dans la formation tout au long de la vie) est considérée comme un investissement en capital humain. Indépendamment des bénéfices que la collectivité peut en retirer, à travers ses effets positifs sur la croissance économi-que, c’est l’individu qui serait le premier bénéficiaire de cet inves-tissement, cette prolongation de la scolarité lui apportant notam-ment un surcroît de salaire. Dès lors, il serait nécessaire qu’il participe pleinement au financement de l’éducation qu’il reçoit, qu’il « partage les coûts », qu’il « co-investisse ». Des droits d’ins-cription « élevés » sont ainsi justifiés.

45. Gary S. Becker, Human Capital. A Theorical and Empirical Analysis with Special Reference to Education, New York, National Bureau of Economic Research/Columbia University Press, 1re éd., 1964.

46. Si l’OCDE vulgarise depuis longtemps la théorie du capital humain qui fonde son approche des questions d’éducation et inspire les prescriptions qu’elle déli-vre à ses membres (cf., par exemple, Brian Keeley, Le capital humain. Comment le savoir détermine notre vie, Paris, Les éditions de l’OCDE, 2007), d’autres sont plus taiseux sur leurs références. Dans leur ouvrage, Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ?, le journaliste Emmanuel Davidenkoff et l’his-torien Sylvain Kahn contestent vivement cette « idée reçue » selon laquelle « la France pourra mener la compétition sans augmenter les droits d’inscription » (p. 151-169) et présentent longuement la conception de l’éducation comme un investissement (p. 74-78). S’ils citent Robert Gary-Bobo et Alain trannoy, ou encore Philippe Aghion et Elie Cohen, ils ne font aucune référence explicite à la théorie du capital humain, et semblent laisser entendre que ce sont les « pays de l’Europe du Nord » (p. 75) qui l’ont promue. voir Emmanuel Davidenkoff, Sylvain Kahn, Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ?, Paris, Hachette, 2006. On ne trouve pas plus de référence directe aux travaux des économistes de Chicago dans le Mémorandum de la Commission européenne sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, dont les développements portent pourtant largement l’influence. Ceci s’explique sans doute par le fait que ces économistes de Chicago, et pas seulement à travers l’épisode des « Chicago boys » et du Chili de Pinochet, ont eu dans le passé une image sulfureuse d’« ultralibéraux ».

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accéder à l’enseignement supérieur sans surmonter d’importants obstacles pécuniaires. Cette difficulté a été l’un des enjeux impor-tants des élections [en Australie] de novembre 2007. Kevin Rudd, le nouveau Premier ministre, a estimé qu’environ 100 000 étudiants ont été exclus du supérieur pour raisons financières depuis 2003. Une étude édifiante menée par les présidents d’universités australiennes, publiée en 2007, montre qu’en plus des dettes accumulées pour frais de scolarité, 25 % des étudiants australiens sont obligés de prendre des emprunts pour financer leur vie pendant leurs études 50 ».

Mais ces prêts conditionnels au revenu, accordés pour finan-cer les frais de scolarité, sont également conditionnés par le choix d’études et exerceront dès lors des effets sur l’orientation des étudiants. Des effets largement voulus d’ailleurs, par exemple chez Robert Gary-Bobo et Alain trannoy : « Quoi qu’il en soit, on peut sans doute anticiper une ré-allocation entre différentes filiè-res. Encore une fois, celles qui servent de sas de décompression après le lycée risquent de souffrir le plus d’une certaine désaffec-tion étudiante. Il y a lieu de s’en réjouir, car c’est l’un des buts de la réforme que de décongestionner certaines filières, encombrées par un public attentiste et peu motivé 51. »

Comme dans le cas des prêts étudiants classiques, le prêteur public « encouragera » les étudiants à s’engager dans certaines filières ; et à l’inverse l’inscription dans des formations jugées « insuffisamment professionnalisées » rendra plus difficile l’accès au prêt. À moins, plus probablement encore, que l’on ne somme « ces » formations, les lettres et sciences humaines en particulier, continûment contestées au nom de l’argument bien contestable de leur absence de débouchés 52, de s’adapter, c’est-à-dire de se

50. voir <contrejournal.blogs.liberation.fr/…/education/juin 2008>.51. R. Gary-Bobo, A. trannoy, op. cit., p. 227. Difficile ici de ne pas penser à l’entre tien donné au quotidien 20 minutes le 16 avril 2007 par Nicolas Sarkozy où, comme le fait remarquer Antoine Destemberg, il définissait ainsi la légi-timité des disciplines enseignées et des études suivies : « Dans les universités, chacun choisira sa filière, mais l’État n’est pas obligé de financer les filières qui conduisent au chômage. L’État financera davantage de places dans les filières qui proposent des emplois, que dans des filières où on a 5 000 étudiants pour 250 places. […] vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contri-buable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1 000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes » (<http://www.20minutes.fr/article/151848/France-Le-Pen-ne-m-interesse-pas-son-elec-torat-si.php> ; souligné par A. Destemberg).

52. Les dernières données du Centre d’études et de recherches sur les qualifica-tions (CEREQ), portant sur la « génération 2004 » (les jeunes sortis du système

droits de scolarité appliqués dans tel ou tel cursus. Plus ou moins lourde en fonction du revenu futur : or, l’accès aux emplois les mieux rémunérés ne dépend pas que du diplôme, le capital social (à travers le réseau que certaines familles peuvent mobiliser) joue fortement. Le coût de l’endettement pour l’individu est aussi fonc-tion du niveau d’engagement financier de l’État. De celui-ci dépen-dent en effet le taux d’intérêt du prêt (à taux zéro dans le cas le plus favorable) et le seuil de rémunération qui déclenche le début du remboursement. La proposition de loi des 92 députés de l’UMP est taiseuse sur le premier point et renvoie à un décret ultérieur pour la fixation du seuil de rémunération. Ce seuil de rémunération, on l’aura compris, est déterminant. Compte tenu de la suspen-sion du remboursement si le salaire de l’ancien étudiant s’abaisse en dessous de ce niveau, la tentation est grande pour l’État de le fixer relativement bas, façon de dépenser moins et d’accélérer le remboursement. Quant à la possibilité d’être libéré, partiellement ou totalement, du solde dû, évoquée par les députés pour rassurer, dans une conjoncture économique profondément dégradée, sur les conséquences d’une « défaillance » de l’emprunteur, elle appa-raît assez illusoire et relèvera en dernier ressort de l’appréciation, au cas par cas, par les services de l’État.

Des prêts qui découragentCe fardeau du remboursement, lié au principe même du prêt,

indépendamment de ses formes, risque dès lors de décourager un certain nombre des emprunteurs, ceux qui sont les moins assurés sur leur avenir (et leur présent, pour les familles les plus modestes). Et l’assurance en la matière dépend largement de l’origine sociale, comme l’a établi Pierre Bourdieu à partir des recherches qu’il menait sur l’enseignement supérieur depuis le début des années 1960 : « Ainsi, même à un niveau élevé du cursus et en dépit des effets de la sursélection, on observe que les étudiants sont d’autant plus modestes dans leurs ambitions scolaires (comme d’ailleurs dans l’évaluation de leurs résultats) et d’autant plus bornés dans leurs projets de carrière qu’ils appartiennent à des catégories dont les chances scolaires sont les plus faibles 48. »

En termes de démocratisation de l’université, il semblerait d’ailleurs que l’expérience australienne ne soit pas aussi posi-tive que ce qu’en dit Éric Maurin 49. Naomi toth, enseignante- chercheuse australienne travaillant à l’université de Lille, rappelle ainsi que « les étudiants issus des milieux défavorisés ne peuvent

48. Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue de socio-logie française, 1974, vol. 15, n° 1, p. 3-14, p. 9.

49. Éric Maurin, op. cit.

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calculé, ce sont là autant de dispositions qui ne peuvent être acquises que sous certaines conditions, c’est-à-dire dans certai-nes conditions sociales 55 ». La hausse des droits d’inscription ne pourra qu’exclure tous ceux qui n’ont pas cette aptitude sociale au calcul d’investissement. Mais ce sont aussi les conditions sociales de valorisation des titres obtenus qui sont occultées dans cette perspective. Les corrélations réalisées globalement entre nombre d’années d’études supérieures et gains salariaux masquent mal les inégalités de classe, de genre et d’origine ethnique dans l’accès au marché du travail. C’est l’anticipation des gains futurs

– forcément plus optimiste lorsque l’on est de plus haute extraction sociale – qui détermine l’aptitude au calcul, et donc la propension, socialement différenciée, à considérer l’éducation supérieure comme un « investissement ».

Le prix, père de toutes les vertus ?Mais au-delà du cadre général de la théorie du capital humain,

les économistes partisans de la hausse des droits d’inscription vont la justifier encore en évoquant tous les comportements vertueux qu’elle produit. S’ils n’étaient parés des ors de la « nouvelle micro-économie » (à travers les concepts d’anti-sélection et de signal, d’aléa moral, d’incitation, etc.), et repris par les politiques (les 92 députés UMP par exemple), ces arguments pourraient sembler davantage relever d’une psychologie de comptoir. C’est sans doute Robert Gary-Bobo et Alain trannoy qui vont le plus loin dans cette veine, revendiquant d’ailleurs, sur un mode presque ludique, le côté parfois cynique de leurs développements.

L’introduction de droits d’inscription plus élevés serait le moyen le plus efficace de sélectionner les meilleurs : « Si chaque étudiant exploite d’une manière rationnelle l’information que véhicule sa note au test d’entrée (ou moyenne au bac), alors il existe un droit d’inscription qui assure une auto-sélection optimale des étudiants. En d’autres termes, sous ces hypothèses, il est redon-dant que l’université utilise la sélection directe par le test d’entrée : un seul instrument de sélection, l’argent, est utilisé à l’optimum ! Nous obtenons une conclusion quelque peu répugnante, mais qui est une conséquence directe de l’hypothèse de rationalité indivi-duelle, jointe à l’hypothèse de “marchés financiers parfaits” 56. » Une « conclusion quelque peu répugnante » fondée sur des hypo-thèses bien peu réalistes. Ne revenons pas sur les « marchés finan-ciers parfaits » : depuis 2004, date de l’écriture de leur article, la

55. P. Bourdieu. « Avenir de classe et causalité du probable », op. cit., p. 11.

56. R. Gary-Bobo, A. trannoy, « Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’uni-versité ? », op. cit., p. 201.

transformer en formations « à l’employabilité », au nom des néces-sités de l’insertion professionnelle. Mais l’orientation sera aussi sans doute sélective, en fonction de l’origine sociale des étudiants. Pour limiter les « risques », le prêteur public orientera ceux qui sont de milieu populaire vers les filières les plus ajustées immé-diatement au marché du travail, les assignant ainsi un peu plus à leur « avenir de classe ».

L’éducation au prisme du capital humainC’est en réalité la théorie du capital humain, inspiration prin-

cipale de ses réformes des droits de scolarité, qui est contestable dans ses conséquences comme dans ses fondements. Elle réduit l’enseignement à sa dimension instrumentale. Les formations ne sont jugées qu’à l’aune de l’insertion sur le marché du travail. La pression à la professionnalisation s’accentue encore : la déclinai-son de tous les diplômes en termes de compétences « profession-nelles » plutôt que de connaissances disciplinaires en est une des plus récentes illustrations 53.

La théorie du capital humain repose également sur une concep-tion singulièrement étroite de la rationalité humaine, désormais d’ailleurs au fondement de la quasi-totalité des analyses écono-miques. L’étudiant procéderait donc à un calcul d’opportunité avant d’investir dans son capital humain ou, dit autrement, avant de s’engager dans des études supérieures. Ce sont les perspecti-ves de gain futur qui l’inciteraient à le faire 54. Comme le rappelait Pierre Bourdieu discutant les propositions de Gary Becker, « la compétence économique n’est pas une aptitude universellement et uniformément répandue : l’art d’estimer les chances, de voir dans la configuration présente de la situation l’avenir “apprésenté” (comme dit Husserl pour l’opposer au futur imaginaire du projet), l’aptitude à devancer l’avenir par une sorte d’induction prati-que ou même à jouer le possible contre le probable par un risque

éducatif en 2004, interrogés trois ans après) sont loin de l’établir : cf. <http://www.cereq.fr/pdf/b253-supplement.pdf>.

53. L’obligation très récente d’insérer dans tous les diplômes, indépendamment de la discipline – il y en a pour lesquels cette disposition est totalement inco-hérente – et au détriment éventuel d’enseignements fondamentaux, des modu-les dits « PPP » (Projet personnel et professionnel), est d’autant plus grotesque qu’un très grand nombre d’étudiants (les trois quarts selon les chiffres mêmes du ministère, même si tous les étudiants n’exercent pas au même titre et pour les mêmes raisons ces activités parallèles à leurs études) sont déjà dans l’obligation de travailler pour financer leurs études et que, dans ces conditions, leur « initia-tion au monde du travail et de l’entreprise » à l’université est inutile.

54. Sur l’éducation comme investissement, voir également dans ce volume l’article de Geneviève Azam.

240 | L’UNIvERSItÉ Et LA RECHERCHE EN COLèRE L’UNIvERSItÉ PAYANtE, DERNIER PAN DE LA MODERNISAtION… | 241

Hypothèses économiques ou préjugés professionnels et politiques ?Si nos deux économistes multiplient les concepts, qui ne sont en

réalité que des raffinements apportés au modèle de l’homo œcono-micus, nulle donnée d’enquête n’est fournie à l’appui de leurs affir-mations. travaille-t-on plus intensément dans toutes ces petites écoles de commerce qui vendent très cher leurs peaux d’âne à des élèves mieux dotés socialement que scolairement ? Il est permis d’en douter ! Les étudiants et les enseignants australiens sont-ils plus vertueux dans leurs efforts depuis 1988 et l’intro duction de coûteux droits d’inscription ? Rien ne vient l’établir. Au mieux est-on ici dans le registre des hypothèses, dont je m’autorise à contester le réalisme. Au pire, dans le domaine des préjugés : des préjugés très négatifs sur les étudiants, de nature à influencer négativement l’implication de leurs enseignants !

Mais l’image que se font ces deux économistes de leurs collè-gues est tout aussi dégradée. Le discours est d’ailleurs contra-dictoire sur les formes de l’investissement de ces derniers. Les enseignants trouveraient plaisir à professer, mais négligeraient le suivi des étudiants, nous disent-ils : « Le premier [aspect du métier] consiste à présenter l’état des connaissances sur un sujet donné. Ce premier rôle est plutôt gratifiant. La préparation du cours est stimulante intellectuellement, et le cours, présenté devant un auditoire conquis, offre à certains des plaisirs narcissi-ques 61. » Avant d’indiquer un peu plus loin que face à « un public peu motivé », l’enseignant lui-même démotivé « délivre des cours moins attrayants 62 ». En quelques lignes, l’auditoire a cessé d’être conquis, l’intérêt narcissique de l’enseignant s’est évanoui ! Il faut dire que les motivations essentielles de l’enseignant, dans la représentation qu’en donnent les deux économistes, se réduisent à la carotte et au bâton. Le bâton qu’est la contrainte de l’institu-tion et plus encore des « clients ». La carotte de la compensation narcissique ou de la rémunération. Dans un autre article, consta-tant la baisse du revenu réel des enseignants-chercheurs, Robert Gary-Bobo et deux de ses collègues y voient l’explication de leur faible investissement. Mais c’est aussi « l’écrasement progressif des hiérarchies salariales » qui expliquerait que les « incitations [au travail] s’érodent 63 ». Après le détour obligé par les concepts d’anti-sélection et d’aléa moral, qui font, on l’a compris, science,

61. Op. cit., p. 207.

62. Op. cit..,p. 208.

63. B. Bouzidi, t. Jaaidane et R. Gary-Bobo, « Les traitements des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ? », op. cit., p. 5 de la version pdf (<http://team.univ-paris1.fr/teamperso/rgbobo/fonctionnaires06e.pdf>).

crise financière est passée par là et a montré toute la rationalité de ces marchés ! Et la crise financière montre également comment les possibilités d’emprunt pour les étudiants peuvent brusquement se contracter. Mais l’autre hypothèse, concernant le comporte-ment rationnel des « mauvais » et des « bons » élèves, qui tiennent compte du signal de leur note au baccalauréat pour s’inscrire ou non dans un système devenu payant, est tout aussi piquante ! Comme si actuellement les enfants biens nés et scolairement peu doués s’auto-sélectionnaient et renonçaient à entrer dans toutes ces écoles, de commerce notamment, aux frais de scolarité élevés… L’obstacle financier (les études, on l’a dit, ne sont pas gratuites) explique déjà en revanche des formes d’auto-sélection chez des étudiants scolairement doués mais peu fortunés, en particulier pour la poursuite d’études en deuxième et troisième cycle 57.

Une fois cette « sélection rationnelle des talents » opérée, ce serait de même la qualité de la formation dispensée et reçue qui croî-trait, presque à la mesure de la croissance des droits d’inscription. Le système universitaire actuel, parce qu’il est quasi gratuit, crée-rait une situation d’« aléa moral bilatéral 58 » – formulation sophis-tiquée pour évoquer la collusion entre enseignants et étudiants. Étudiants et enseignants, pris d’ailleurs dans un cercle vicieux en s’adaptant les uns aux autres, feraient dans la situation actuelle bien peu d’efforts. Ainsi, les enseignants n’assureraient pas correc-tement l’intégralité de leurs tâches d’enseignement, et notam-ment le suivi des étudiants, la « supervision » de leur travail : « La gratuité entraîne des faiblesses dans les incitations des deux côtés, étudiant comme enseignant, faiblesses qui se renforcent mutuelle-ment. Un public peu motivé pour apprendre démotive l’enseignant qui, à son tour, délivre des cours moins attrayants. L’équilibre de Nash dans le jeu entre professeur et étudiants correspond à un bas niveau d’effort de chaque côté. Une complicité, un accord tacite s’installe au moment de l’examen, pour sauver la face, vis-à-vis du reste du monde. Le sujet ne sera pas bien traité par les étudiants, mais tous ceux qui ont bachoté un minimum une semaine avant l’examen auront la moyenne 59. » Et à l’inverse, tout changerait dès lors que l’université deviendrait payante car « l’étudiant(e) qui paye, attend, comme tout consommateur, une certaine qualité de service. Il (elle) exerce une pression bienfaisante sur l’offreur pour qu’il relève, le cas échéant, son niveau de service 60 ».

57. Comme le montre Charles Soulié dans ce volume.

58. R. Gary-Bobo, A. trannoy, op. cit., p. 204.

59. Op. cit., p. 208.

60. Op. cit., p. 204.

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Contre la MULE et pour la gratuité : remobilisons-nous !La crise financière mondiale, puis la mobilisation universi-

taire, auront eu raison des projets de hausse massive des droits d’inscription. Provisoirement seulement. Car la pression à l’adop-tion de cet autre pan de la « Modernisation universitaire libérale européenne » (risquons la MULE 68), nationale et internationale, puisqu’elle est inscrite depuis longtemps par la communauté européenne et par l’OCDE au catalogue des « bonnes pratiques », reste particulièrement forte 69. Il faut dire qu’une politique de droits élevés accélère encore le développement de l’enseignement supérieur comme marché.

Si le risque est réel de voir ressurgir ces funestes projets, c’est aussi parce qu’aujourd’hui, sur le terrain des services public en général, et de l’éducation supérieure et de la formation profes-sionnelle 70 en particulier, comme hier sur celui de la « sécurité »

68. Avec l’espoir un peu vain que ce sigle devienne un acronyme supplémentaire du lexique éducato-administratif, déjà riche, et en même temps toujours friand de tous ces petits artifices sémantiques, notamment lorsqu’il s’agit de diffuser, en l’humani-sant, une nouvelle invention bureaucratique. Les hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale semblent en effet ne jamais se lasser de ces facéties. En témoigne le flori-lège des dénominations acronymiques des outils de gestion proposés aux universi-tés par l’AMUE, l’Agence de modernisation des universités et établissements, deve-nue en 2002 – la mue modernisatrice sans doute suffisamment entamée – Agence de mutualisation des universités et établissements : NABUCO (Nouvelle approche budgétaire et comptable), APOGEE (Application pour l’organisation et la gestion des étudiants et des enseignements), HARPEGE (HARmonisation PErsonnels GEstion, SYMPA (SYstème de répartition des Moyens à la Performance et à l’Activité)) ou encore AGLAE (Application de gestion du logement et de l’aide à l’étudiant) font partie des créations nées de l’imagination fertile de quelques chefs de bureau.69. Comme le font remarquer notamment Geneviève Azam et Philippe Selosse dans ce volume, le dernier rapport de l’OCDE, paru en mars 2009, est très explicite sur ce point. voir notamment la note pour la France : « Élargir l’autonomie des universités au-delà de ce qui a été réalisé en 2007, surtout pour la gestion budgé-taire, le recrutement et la rémunération du personnel. De plus, bien qu’on ait facilité les donations de fondations privées aux universités, de nouvelles mesures sont nécessaires pour favoriser le financement privé des universités, notamment en ayant davantage recours aux droits de scolarité, cette mesure se doublant de prêts étudiants remboursables en fonction du revenu ultérieur ». voir OCDE, « Réformes économiques : Objectif croissance 2009 – Notes par pays (version préliminaire) », p. 78 (<http://www.oecd.org/dataoecd/4/2/42263534.pdf> ; souligné par l’auteur).

70. Dans le domaine de la formation professionnelle, la refondation libérale (sociale, pour le MEDEF qui a promu ce projet dès la fin des années 1990, avec succès, puisque l’organisation patronale a su amener les syndicats sur son terrain) a fait son œuvre. La loi de 2004 a institutionnalisé le co-investisse-ment des salariés dans la formation professionnelle qu’ils reçoivent et a opéré une redéfinition purement instrumentale de cette dernière. voir Didier Gélot, Frédéric Neyrat, Agnès Pélage, Pour l’éducation permanente. Propositions pour la formation professionnelle des salariés et des chômeurs, Paris, Syllepse, 2005.

les conclusions s’imposent. Les enseignants s’investissent moins parce qu’ils sont moins bien payés (aléa moral) : « La baisse de l’effort nous semble bien réelle, comme elle paraît évidente à tous ceux qui, de près ou de loin, travaillent dans le (ou ont affaire au) milieu de la fonction publique 64. » Et les meilleurs candidats se détournent de ces fonctions (anti-sélection) : « La baisse de la qualité des recrutements est plus difficile à mesurer encore, bien qu’il y ait des indices sérieux de ce phénomène, et qu’on puisse collecter de nombreux témoignages à ce sujet. Le problème vient de ce que les individus qui ont certains traits de caractère, certai-nes qualités physiques, intellectuelles ou morales, certaines ambi-tions, et certains atouts, et qui pourraient valablement être mis au service de l’État suivant des règles du jeu appropriées, ont tendance à se détourner des concours de recrutement de la fonc-tion publique 65. »

À l’appui de ces vérités assénées, il n’y a, là encore, pas de données statistiques (la prise en compte de l’évolution du rapport candidats/postes dans les recrutements de maîtres de conféren-ces aurait mis à mal l’affirmation de la baisse de qualité du recru-tement) ; seulement des « évidences » et des « témoignages », à collecter. Des raisonnements aussi caricaturaux, et qui disent bien la confusion des valeurs à gauche (puisque ces économistes en seraient proches), pourraient prêter à sourire s’ils n’avaient les traductions politiques que l’on sait. La modulation des services des enseignants-chercheurs, introduite par la LRU et organisée par le décret du 23 avril 2009 repose sur ce type de fondements théoriques 66. Et elle doit également beaucoup au conseiller, auprès de Nicolas Sarkozy, Bernard Belloc, économiste lui-même (remercié d’ailleurs par Robert Gary-Bobo et ses collègues pour ses remarques sur leur article sur l’évolution des traitements des fonctionnaires) et rédacteur d’un rapport, très contesté, en 2004 sur cette question 67. On peut craindre que Robert Gary-Bobo et Alain trannoy, dans leur justification des bienfaits d’une hausse massive des droits d’inscription, ne bénéficient des mêmes oreilles attentives. La référence, dans l’exposé des motifs de la proposition de loi des 92 députés de l’UMP, au gain d’efficacité résultant de cette hausse est, sous ce rapport, révélatrice.

64. B. Bouzidi, t. Jaaidane et R. Gary-Bobo, op. cit., p. 19.

65. Op. cit., p. 20.

66. Pour cette question de la modulation des services, voir notamment les analy-ses d’Olivier Ertzscheid et de Christophe Mileschi dans ce volume.

67. Sur Bernard Belloc, voir la contribution de Sylvain Piron dans cet ouvrage.

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s’imposer, au vu des résultats d’expérimentations variées, dans le monde de la culture, et notamment dans les musées et les biblio-thèques 73 !

73. Comme le montre l’étude des deux sociologues Benoît Céroux et Jacqueline Eidelman, la gratuité, expérimentée en 2008 dans 14 musées et monuments en France, permet, au-delà de l’augmentation de la fréquentation, la démocratisa-tion du public. voir Jacqueline Eidelman et Benoît Céroux, « La gratuité dans les musées et monuments en France : quelques indicateurs de mobilisation des visi-teurs », Culture Études, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, n° 2009-2 (document en ligne : <http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Cetudes-09_2.pdf>). Les résultats de cette enquête ne nous semblent aucu-nement contredire les analyses de Pierre Bourdieu et son équipe dans L’amour de l’art (à partir d’enquêtes réalisées auprès des publics des musées en 1964 et 1965), qui montraient l’exclusion des visiteurs d’origine populaire alors même « que les visiteurs s’accordent, dans leur grande majorité, pour estimer que les prix d’entrée sont très bon marché » (p. 41). P. Bourdieu et A. Darbel ne contestaient pas la contrainte du prix, mais rappelaient que « rien ne serait plus naïf en tout cas que d’attendre du seul abaissement des prix d’entrée un accroissement de la fréquentation des classes populaires » (ibid.). D’autres contraintes subsistaient en effet : la disposition artistique, condition de la fréquentation des musées parce que du jugement sur l’art, est très largement fonction du niveau d’instruction. Et les conditions de présentation, et de sacralisation des œuvres, liées au penchant aristocratique des conservateurs, redoublaient cette inégalité première. Les auteurs en appelaient donc, comme pour l’Université, à une pédagogie ration-nelle des œuvres et également à leur désacralisation (voir le chapitre de l’ouvrage consacré aux « lois de la diffusion culturelle »). voir P. Bourdieu et A. Darbel, avec Dominique Schnapper, L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, éditions de Minuit, 1969 (2e éd.). L’élévation du niveau d’instruction, et la révolution muséographique intervenue depuis lors, expliquent aujourd’hui l’effi-cacité constatée de la gratuité d’accès. On pourrait faire le même type d’analy-ses à propos des bibliothèques. La gratuité d’accès (et des prêts), telle que l’expé-rimente par exemple depuis plusieurs années la Bibliothèque municipale de Limoges, est un succès avéré : avec plus de 43 % d’inscrits, la BFM (Bibliothèque francophone multimédia) de Limoges a une audience (inscrits en proportion de la population), trois fois supérieure à la moyenne nationale (<ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/syst/igb/rapport2005.pdf>).

(et aujourd’hui encore d’ailleurs), la confusion des valeurs et des sentiments est grande.

L’anti-fiscalisme a fait des émules : le porte-monnaie des contri-buables (et spécialement celui des plus gros, dont le contenu tinte effectivement davantage) compte plus que le bien-être collectif ; la progressivité au revenu des contributions des citoyens est de plus en plus entamée. L’usager des services publics est continû-ment soupçonné de gaspiller, puisqu’il n’est pas client ; et l’on fait en parallèle le procès du fonctionnaire accusé d’être incompétent et de se dérober à ses missions.

L’argumentation est souvent spécieuse, mais l’efficacité rhétori-que bien réelle. Face à cette entreprise idéologique qui aujourd’hui affecte l’enseignement supérieur, faisant vaciller parfois les ensei-gnants et les personnels, fussent-ils de gauche, voire anti-LRU 71, il faut inlassablement argumenter et réaffirmer des principes. Oui, l’éducation tertiaire, comme l’éducation primaire ou secondaire, est un bien public. Et, tout autant, oui, la condition première, pour permettre l’accès le plus large à ce bien collectif, est la gratuité 72. Au reste, quel fâcheux paradoxe serait-ce que de rendre l’éducation supérieure payante au moment où l’idée de gratuité commence à

71. L’acceptation, pour « sauver le service public de l’enseignement supérieur », d’un autre « partage des coûts », c’est-à-dire d’une contribution plus forte de l’usager, même avec la modulation prévue (et déjà pratiquée à Sciences Po Paris) est dangereuse. La hausse des droits d’inscription est un engrenage, et il est difficile ensuite d’éviter que le financement ne bascule toujours un peu plus du contribuable vers l’usager. Et de même, ce ne sont pas les usagers des services publics qu’il faut solliciter en fonction de leurs revenus (les plus riches pourraient être tentés de se détourner un peu plus des institutions éducatives publiques, ce qui aurait pour effet de réduire leur financement), mais bien les contribuables. voir la proposition d’Annie vinokur, « Un autre partage des coûts pour sauver le service public de l’enseignement supérieur ? » (<http://www.univ-paris8.fr/colloque-mai/Documents/vinokur-A.html>).

72. Même si elle ne suffit pas : la démocratisation de l’enseignement supérieur exige des réformes, pédagogiques en particulier, bien différentes cependant de celles jusque-là entreprises. Une voie a déjà été suggérée, celle de la « péda-gogie rationnelle », par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dès le début des années 1960, en complément de leur analyse de la fermeture sociale du système universitaire français. voir P. Bourdieu, J.-Cl. Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, éditions de Minuit, 1964.

Des pauvres plus pauvres, des riches plus riches :

les enjeux « égalitaires » de la réforme des CROUS 1

Philippe Selosse

« Ce système est vraiment une marche vers l’égalité des chancesparce que nous créons un sixième échelon des bourses

pour les étudiants les plus défavorisés […] dont les parents gagnentmoins de 7 000 € par mois » (v. Pécresse, 26 septembre 2007)

Place de la réforme des CROUS dans l’ensemble des réformes libérales

16 avril 1955 : création du Centre national des œuvres universi-taires et scolaires (CNOUS) et des Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (CROUS). Le principe d’égalité conduit l’État laïc et démocratique à mettre en place des organismes char-gés de l’accueil social et matériel des étudiants, quels qu’ils soient, pour leur ouvrir l’accès aux universités publiques. Les subventions de l’État vont à tous, particulièrement aux plus défavorisés.

16 avril 2009 : décret n° 2009-427 (publié au Journal officiel le 19 avril) « portant publication de l’accord entre la République fran-çaise et le Saint-Siège sur la reconnaissance des grades et diplô-mes dans l’enseignement supérieur ». Le processus de Bologne 2 conduit l’État à reconnaître et superviser la délivrance « des pério-des d’études, des grades et des diplômes de l’enseignement supé-rieur » par les instituts catholiques privés (art. 1). Autrement dit, la logique libérale conduit l’État à soutenir des organismes privés d’un culte particulier, qui accueillent sélectivement des étudiants

1. Cet article est dédié à tous ceux qui, par la grève et les manifestations, luttent depuis 2007 contre les dispositions inégalitaires de la LRU : appauvrissement des étudiants, précarisation des personnels, privatisation du savoir, marchan-disation de l’université.

2. Le décret stipule que la France et le vatican « réaffirm [ent] leur engagement, dans le cadre du “processus de Bologne”, de participer pleinement à la construc-tion de l’espace européen de l’enseignement supérieur » (souligné par moi). Sur le processus de Bologne, voir la contribution de Geneviève Azam à ce volume.

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réforme des CROUS touche donc aux fondements de l’égalité et pose la question de l’université pour tous.

Mais l’université pour tous, c’est l’université pour tous les étudiants et pour tous les personnels administratifs et ensei-gnants. Or, on le verra, la réforme des CROUS va aussi dans le sens d’une casse sociale des personnels, rejoignant ainsi les consé-quences désastreuses qu’auront les différentes réformes sur le plan social pour tous les acteurs de l’université :

— avec la mastérisation : allongement des études sans accompa-gnement financier (bourses sur critères sociaux à 118 €/mois, voire, dans le cas des bourses au mérite, « jusqu’à » 208 €/mois 11 ; « grati-fications » et non salaires pour les stages « jusqu’à » 3 000 €/an 12), d’où sélection sociale ; précarisation des futurs enseignants recru-tés sur listes d’aptitude (les reçus au master-collés au concours) ; perte de l’année de stage et d’une annuité pour la retraite ;

— avec le décret n° 2009-464 du 23 avril 2009 sur le contrat docto-ral unique : précarisation des étudiants-doctorants (période d’essai éventuelle de deux mois, licenciement sans préavis et sans indemnité pendant cette période, salaire variable d’une univer-sité à l’autre, etc.) ;

— avec la réforme du statut des BIAtOSS : précarité croissante (CDD) ; salaire au mérite, à part indemnitaire dépendant de résul-tats évalués dans un entretien individuel 13 ;

— avec la LRU en général : hausse très probable des frais d’ins-cription ; recrutements contractuels ; perte de certains avantages sociaux pour les fonctionnaires devenus fonctionnaires d’établis-sement et non plus fonctionnaires d’État.

Le mouvement de contestation dans les universités, amorcé le 2 février 2009, a beaucoup insisté sur ces conséquences, mais sans pour autant mettre fortement en avant la réforme des CROUS qui est un concentré de toutes les réformes, une toile tissée qui concerne tous les acteurs de la communauté universitaire et qui répond à sa façon à la question : « Comment se débarrasser,

suffira aux instituts privés d’employer leurs personnels enseignants en vacations ou en CDD et de les payer au lance-pierres, comme dans certaines officines de soutien scolaire, pour être plus « concurrentiels » que le secteur public où le droit du travail et le statut de fonctionnaire ont encore un coût pour l’employeur. Mais les lois anti-fonctionnaires (telle la récente loi n° 2009-972 du 3 août 2009 « rela-tive à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique »), inspirées du Livre blanc de la fonction publique et des Révisions générales des politiques publiques (RGPP) permettront peut-être de réduire ces coûts…

11. Ministère de l’enseignement supérieur et de la Recherche, 13 mai 2009, Les aides sociales pour les étudiants se destinant à devenir enseignant.

12. valérie Pécresse, 17 avril 2009, Lettre aux présidents d’université.

13. Sur ce point, voir l’article de Julia Bodin dans ce volume. (NdE)

appartenant le plus souvent à des milieux très aisés (sélection par l’argent). Fin du principe républicain d’égalité, sur les plans religieux 3, social 4 – et politique : suite à ce décret, le ministère de l’Ensei gnement supérieur et de la Recherche (MESR) a immédiate-ment tenté de valider 5, puis a validé des masters d’enseignement des instituts privés 6, contournant ainsi l’opposition massive à la masté-risation des concours construite dans les instances représentatives (Conseils d’administration des universités, Conférence des prési-dents d’université, Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche, Comités techniques paritaires, etc.) et dans la rue par les étudiants et les personnels. Alors que « les instituts catholi-ques demandent des moyens financiers importants à l’État » 7 pour accompagner ces nouvelles maquettes de master, les subventions de l’État ne manqueront pas d’aller, tôt ou tard, au privé, c’est-à-dire de favoriser une certaine élite, plutôt très favorisée.

La confrontation symbolique de ces deux dates illustre la mise en place d’une logique libérale de détournement de l’État des plus pauvres vers les plus riches. Le rapport Lambert 8 sur la réforme des CROUS s’inscrit dans cette même logique, déjà en partie ache-vée par valérie Pécresse au niveau des bourses étudiantes, avec pour corollaire le désengagement financier de l’État. Or, dans un contexte de privatisation de l’université, l’accompagnement social et financier des étudiants va devenir plus que jamais la clé de l’accès aux études supérieures pour les catégories sociales défavorisées, que ce soit dans le public avec l’explosion program-mée des droits d’inscription en milliers d’euros 9 ou dans les insti-tuts privés où les droits d’inscription sont déjà très élevés 10. La

3. « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (Loi du 9 décembre 1905 portant séparation des églises et de l’État, article 2).

4. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (Constitution, article 1er ; souligné par moi).

5. La tentative a échoué une première fois le 7 mai 2009, sous la pression du mouvement de contestation universitaire.

6. Agence de presse AEF, 19 juin 2009, « Mastérisation : comment l’enseignement catholique prépare la rentrée ».

7. SNESup, 22 juin 2009, communiqué de presse, « Mastérisation : scandaleuse prime aux instituts catholiques ! ».

8. Denis Lambert, 2008, Un réseau d’agences pour la vie étudiante, 70 p. – rapport Lambert désormais abrégé RL, suivi du numéro de page (disponible sur inter-net à l’adresse : <http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22382/rapport-denis-lambert-un-reseau-d-agences-pour-la-vie-etudiante.html>).

9. voir ici même l’article de Frédéric Neyrat.

10. Notons au passage qu’il est fort possible que les droits d’inscription des insti-tuts privés soient moins élevés, à terme, que ceux des universités publiques : il

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CROUS, ce rapport est le seul existant 16. De plus, la réforme des CROUS proposée par Denis Lambert s’insère trop bien, dans ses moindres détails, dans la loi LRU, pour qu’on puisse penser qu’elle soit réellement abandonnée : on ne peut négliger toutes les conver-gences de terminologie et d’orientation politique et économique de ces mesures sociales avec les textes de la LRU, du décret sur le contrat doctoral unique, du décret sur les statuts des enseignants-chercheurs, des réformes des statuts des BIAtOSS, etc. Enfin, on sait que le gouvernement fait rarement passer les réformes sous leur nom mais de biais, de façon plus diffuse ou subreptice, dans des lois « génériques 17 ». Et de fait, comme on le verra, une grande partie des propositions sont déjà entrées en vigueur, par la bande, sans lien explicite avec la « réforme Lambert ».

Ce que sapent les préconisations de la réforme des CROUS, c’est non seulement l’égalité républicaine sans privilège des uns au détriment des autres, mais aussi la liberté d’étudier sans s’appau vrir ou de travailler sans être précaire, et la fraternité entre acteurs de la communauté universitaire publique sans mise en concurrence. La synthèse qui suit ne détaillera pas toutes les préconisations du rapport Lambert, mais seulement les grandes lignes de force libérales, celles qui nuisent le plus au service public et à l’État républicain.

Le système actuel des CROUS : une spécificité française, pour plus d’égalité sociale

Pour mesurer l’ampleur de la casse, un mot bref de présenta-tion du dispositif actuel. La structure globale est la suivante : un CNOUS (Centre national des œuvres universitaires et scolaires) qui coordonne et chapeaute 28 CROUS (Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires). Ces établissements prennent en charge, on l’a dit, l’accueil social et matériel des étudiants et constituent un dispositif quasi unique, à l’exception d’un modèle allemand plus ou moins proche, comme le reconnaît lui-même le rapporteur Lambert [RL : 11]. Hormis sa spécificité « nationale », ce dispositif jouit d’une autre particularité, en ce qu’il est complexe et sans pouvoir : les CROUS, indépendants des universités, sont

16. Et que Denis Lambert, expert au titre de président de l’association des direc-teurs de CROUS, récemment promu à Paris (nomination par le ministère comme directeur du CROUS de Paris le 2 juillet 2009), peut se prévaloir de l’écoute du pouvoir…

17. voir les articles sur la « réorientation professionnelle » et le licenciement des fonctionnaires qui ne font pas l’objet d’une loi explicite, mais qui sont insérés dans la loi dite de « mobilité des fonctionnaires » du 3 août 2009.

enfin, de tous les pauvres et en finir avec l’université de masse, au profit des plus riches ? » L’UNEF ne réagit plus à la question depuis décembre 2008 ; les organisations syndicales étudian-tes (FSE, SUD) n’en parlent plus guère, si ce n’est pour pointer la suppression de certains critères pour le calcul des bourses – mais cette question ne relève pas de la réforme des CROUS au sens strict ; seuls le SNASUB 14 et le SNESup 15 sont restés en alerte. Les médias, comme à leur habitude, ont proprement occulté cet axe de revendication. Questionné sur le silence des syndicats, un respon-sable de l’UNEF me disait en avril 2009 : « Nous avons obtenu de la ministre [valérie Pécresse] que le rapport Lambert soit enterré, elle a compris que c’est un chiffon rouge, il ne faut plus en parler, ni elle ni nous. »

Les universitaires sont cependant bien placés pour savoir que les projets libéraux ne meurent jamais et que le gouvernement de Nicolas Sarkozy brandit des chiffons rouges sans s’inquiéter aucu-nement des conséquences en termes d’opposition politique, aussi massive soit-elle. Le rapport Belloc sur la modulation des services, en apparence enterré en 2004, n’est-il pas ressorti sous l’aspect du décret sur les statuts des enseignants-chercheurs, passé en force fin avril 2009, malgré l’opposition de 90 % de la communauté universitaire ? La suppression des concours nationaux de recru-tement des enseignants, maintes fois enterrée, ne ressurgit-elle pas avec évidence dans la mastérisation des concours, qui passe en force avec la publication des décrets fin juillet 2009, alors que cette réforme a été l’un des principaux déclencheurs du mouve-ment de contestation universitaire dès l’automne 2008 ? Le fait qu’on ne parle plus du rapport Lambert n’est donc pas bon signe, d’autant que c’est bien l’existence d’un rapport qui justifie l’orien-tation d’une loi ou d’une réforme et que, s’il doit y avoir réforme des

14. SNASUB (Syndicat national de l’administration scolaire universitaire et des bibliothèques), 20 mars 2009, communiqué de presse, « Avenir des CROUS : les menaces se précisent ».

15. SNESup, 3 avril 2009, Congrès national d’orientation, motion votée à l’una-nimité : « Pour permettre l’accès de tous les bacheliers à l’enseignement supé-rieur, le SNESup : 1. exige le rétablissement des critères d’attribution des bour-ses sur critères sociaux, qui devraient être supprimés à la rentrée 2009 et qui paupériseraient 20 000 étudiants parmi les plus démunis ; 2. affirme son opposi-tion à la proposition de loi (rédigée par 92 députés UMP) qui de toute évidence programme l’élévation des frais d’inscription dans les universités et qui revien-drait à surendetter les étudiants ; 3. demande l’enterrement définitif, écrit, du rapport Lambert sur la réforme des CROUS en agences de moyens. Cette réforme, véritable LRU des CROUS, reviendrait à une privatisation de fait, dans le cadre de partenariats public-privé, et conduirait à un accroissement de l’inégalité sociale chez les étudiants. »

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plusieurs préconisations de Laurent Wauquiez dans son rapport sur les aides aux étudiants 19. En fait, elle devait entrer en applica-tion à la rentrée 2008 20, mais ne le fera pleinement qu’à la rentrée de septembre 2009. Ce n’est pas un calendrier trop court (entre l’arrivée de v. Pécresse au ministère en mai 2007 et la rentrée de septembre) qui a conduit cette réforme à ne s’appliquer qu’ulté-rieurement, puisque la même contrainte temporelle n’a pas empê-ché le vote d’une loi bien plus vaste comme la LRU ; l’explication est plutôt à chercher du côté des réticences à la réforme de syndi-cats étudiants (UNEF, FSE, SUD) et de la volonté des CROUS de maintenir les conditions d’attribution de l’année 2006-2007 pour l’année 2007-2008 21. toujours est-il qu’en septembre 2009, la réforme sera entièrement passée, sans réelle opposition de fond.

La « simplification » de l’attribution des bourses selon Valérie PécresseLe système des bourses sur critères sociaux 22 reposait sur

la prise en considération des particularités des personnes, avec calcul de « points de charge » (jusqu’à 17) et attribution de bourses échelonnées de 0 (exonération des frais d’inscription et de Sécu-rité sociale) à 5. Les bourses étaient versées sur neuf mois, avec souvent un certain retard de paiement (début de versement en novembre), l’étudiant pouvant bénéficier de sept années de bourse

19. Laurent Wauquiez, juillet 2006, Les aides aux étudiants. Les conditions de vie étudiante : comment relancer l’ascenseur social ?, rapport au Premier ministre, 159 p.

20. AFP, 19 septembre 2007, « Mme Pécresse réforme le système des bourses étudiantes pour la rentrée 2008 » ; Circulaire n° 2008-1013 du 12 juin 2008, Moda-lités d’attribution des bourses d’enseignement supérieur sur critères sociaux et des aides au mérite et à la mobilité internationale – année 2008-2009 (désormais « Circulaire 2008 ») ; information sur le site des CROUS du 17 juillet 2008 ; quotidien Libération, 21 août 2008, « Bourses étudiantes : du changement à la rentrée ».

21. Cela tient sans doute aussi à la volonté ministérielle de ne pas passer en force à la fois sur la LRU et sur les CROUS, pour échelonner et diviser les résis-tances. Rappelons que les négociations syndicales d’avant le vote de la LRU en août 2007 avaient conduit à l’abandon du point explicite sur la hausse des droits d’inscriptions dans le texte de la loi, abandon non pas définitif (voir l’analyse de Frédéric Neyrat dans ce volume), mais permettant de désarmer au moins une grosse partie de la contestation étudiante (ce qui n’a fonctionné qu’à moitié, puisque le mouvement étudiant de novembre 2007 a surtout agité la question des droits d’inscription). De ce point de vue, la situation a bien changé en 2009 : le gouvernement passe toutes les réformes en bloc et peu lui importe alors un quelconque soubresaut universitaire, fût-il de l’ensemble de la communauté.

22. Je laisse de côté d’autres bourses (universitaires, au mérite, mobilité, etc.) détaillées dans Wauquiez (juillet 2006 : 33-37). Pour tout ce paragraphe, voir les circulaires Modalités d’attribution des bourses d’enseignement supérieur sur critères sociaux n° 2006-059 du 31 mars 2006 (année 2006-2007) et n° 2007-066 du 20 mars 2007 (année 2007-2008).

de « simples prestataires, sans assise juridique, pour le compte des recteurs (ordonnateurs) compétents en matière d’attribution de bourses d’enseignement supérieur ; les trésoreries générales assurent le paiement » [RL : 26], le ministère de l’Enseignement supérieur prenant en amont les décisions au niveau national (par exemple, fixer le montant des bourses).

Les CROUS interviennent schématiquement dans six grands secteurs : aides financières (bourses), logement étudiant, restau-ration universitaire, action sanitaire et sociale, accueil interna-tional, action culturelle. Leur budget est d’environ 2 milliards d’euros pour 2 300 000 étudiants – somme dérisoire comparée au demi-milliard d’euros du bouclier fiscal bénéficiant à 14 000 foyers fiscaux : l’allégement fiscal profitant à un foyer (riche) équivaut au budget consacré à 41 étudiants. Une importante partie du budget est consacrée à 500 000 boursiers, sachant que le taux moyen de boursiers est de 22 % par académie, mais avec de fortes disparités : 12 % à Paris, 18 % à Lyon, 28 % à Besançon, 30 % à Lille, 38 % aux Antilles, 50 % à la Réunion (dont 70 % à l’échelon le plus élevé).

La réforme des CROUS pour les étudiants : un système anglo-saxon, pour plus d’ inégalité sociale

Le 8 septembre 2008, Denis Lambert remet un rapport inti-tulé Un réseau d’agences pour la vie étudiante à valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Le but principal du rapporteur est de « simplifier » la vie des étudiants et de l’administration [RL : 2, 4, 26-27, 36, etc.] en faisant des anciens CROUS de futures « Agences de la vie étudiante (AvE 18), soit des « opérateurs uniques » ou « guichets uniques des services de la vie étudiante ». La terminologie bancaire utilisée dénonce les visées économiques derrière le prétexte « rationnel » de la « simplifica-tion » – laquelle est d’ailleurs, in fine, rattachée à la « mutualisa-tion » libérale préconisée par la Révision générale des politiques publiques [RL : 14].

Les aides financièresLes bourses en général ne font pas l’objet de développement

particulier dans le rapport Lambert : leur réforme est à chercher ailleurs, du côté du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, où valérie Pécresse s’en est occupée elle-même, dès son entrée en fonction en 2007. La LRU a été votée un 10 août et on aurait pu s’attendre à ce que la réforme des bourses entre en vigueur dès la rentrée 2007, d’autant que cette réforme reprend

18. Pour l’analyse de ces AvE, voir plus loin, p. 280 et suivantes.

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qui fondaient originellement la progressivité dans l’attribution des bourses : on ne peut que reconnaître, dans la « simplification » prônée par valérie Pécresse, le modèle profond de la réforme de l’impôt sur le revenu, de moins en moins progressif et proportionnel, et donc de plus en plus inégalitaire pour les classes sociales défavo-risées. La réforme des bourses revient en réalité à écraser la diversité sociale et à inverser en profondeur l’attribution des bourses :

— la réduction du nombre de critères pris en compte revient, en termes clairs, à négliger les éléments d’appréciation de la situa-tion réelle des étudiants, soit par suppression de nombreux critè-res (handicap physique 25 avec jusqu’à 4 points de charge perdus ;

25. La ministre, interpellée sur ce point (Journal officiel, 24 juin 2008, « Réforme des bourses universitaires »), répond que l’étudiant handicapé peut prétendre à d’autres mesures compensant la perte au niveau de la bourse étudiante : aide spécifique (la « prestation compensatoire au handicap », PCH), attribuée depuis 2005 par les maisons départementales du handicap ; investissement du ministère dans la mise en conformité des bâtiments universitaires et l’accueil des étudiants par les missions handicap (charte « université handicap ») ; possibilité de trois années de bourse supplémentaires, soit un maximum porté à 10 ans. Autrement dit, la justification de la suppression du critère du handicap dans les bourses (qui entraîne des baisses conséquentes, p. ex. 1 171 € annuels pour un exemple pris par le député Jean-Louis Gagnaire) réside dans l’existence d’autres prises en charges proposées simultanément ; mais comme ces prises en charge existaient déjà et que l’étudiant handicapé en bénéficiait antérieurement, il n’y a aucune compensation, mais une baisse bien réelle. Par ailleurs, ce que propose valérie Pécresse relève non plus de prises en charge individuelles, nécessaires à la vie quotidienne, mais de mesures générales : par exemple, l’assistance pédagogi-que assumée par la mission handicap d’une université ne compensera jamais le coût de telle habitation avec ascenseur nécessitée par la mobilité réduite de l’étudiant handicapé. Quant à la PCH, elle est versée localement, et quand on sait à quel point les situations locales varieront selon les budgets propres des collectivités locales, la PCH est, à terme, tout sauf une garantie.

au maximum, conditionnées par un certain avancement (réus-site) dans ses études. Outre les revenus du foyer fiscal, les critères donnant obtention de points de charge, et donc déterminant une bourse d’échelon plus élevé, étaient nombreux et diversifiés :

— situation de l’étudiant : éloignement géographique entre le domicile et le lieu d’études (2 points entre 30 et 249 km, 1 point supplémentaire au-delà de 250 km), handicap physique (2 points et 2 supplémentaires en cas d’aide permanente d’une tierce personne), enfant à charge (1 point par enfant), etc.

— situation des parents de l’étudiant : parent isolé, enfants à charge pour le(s) parent(s), etc.

La réforme réalisée par valérie Pécresse se fait au nom de la « simplification 23 », de la « transparence » et de l’équité : « La réforme du système des aides directes aux étudiants mise en œuvre en 2008 répond à la double nécessité de simplifier un système d’aides obsolète et opaque, pour le rendre plus juste, et de donner davantage aux étudiants qui en ont le plus besoin 24. » Les principales mesures sont :

— à partir de 2009, versement des bourses dès le mois de septembre ;— revalorisation des bourses, avec une augmentation de 2,5 % en 2008-2009 et de 1,55 % en 2009-2010, et l’introduction d’un nouvel échelon mieux doté, numéroté 6, à l’intention des plus pauvres ;

— réduction des critères d’attribution à trois seulement : revenu du foyer fiscal, nombre d’enfants à charge de la famille, éloignement géographique ;

— extension de l’attribution de bourses à 50 000 étudiants supplé-mentaires de la classe moyenne (voire supérieure) par relèvement du plafond des revenus parentaux à plusieurs dizaines de milliers d’euros : les bourses concernées sont essentiellement d’échelon 0.

Critique de la réformeLe plus redoutable dans cette réforme est la suppression ou la

« pondération » négative de critères fondamentalement sociaux,

23. Une « simplification » qui constitue de manière récurrente le bandeau d’annonce de la réforme sur le site des CROUS et qui fut saluée comme telle par un seul syndicat étudiant, ancré à droite, l’UNI (AFP, 19 septembre 2007).

24. Journal officiel, 24 juin 2008, « Réforme des bourses universitaires », réponse de valérie Pécresse. C’est la teneur du rapport Wauquiez de juillet 2006 sur les aides étudiantes, qui ne cesse de pointer la « complexité » du système de bourses hérité du ministère socialiste de Jack Lang, qui serait porteuse d’inégalité (effets de seuil dans l’attribution des bourses) et source d’arbitraire (critères de déci-sion variables d’un CROUS à l’autre). On sait que les réformes libérales condui-sent précisément, par désengagement financier de l’État, à une répartition abso-lument inégalitaire selon les régions (académie, etc.) ; quant à la résorption de l’inégalité des effets de seuil, on verra ci-dessous ce qu’il en est.

Montant annuelen septembre 2007

Montant annuelen septembre 2008

échelon 0Exonération des droits d’inscrip-

tion et Sécurité sociale = autour de 400 €

Exonération des droits d’ins-cription et Sécurité sociale =

autour de 400 €

échelon 1 1 389 € 1 424 €échelon 2 2 093 € 2 145 €échelon 3 2 682 € 2 749 €échelon 4 3 269 € 3 351 €échelon 5 3 753 € 3 847 €échelon 6 n’existait pas 4 019 €

Tabl. 1 : Montant des bourses sur critères sociaux avant et après la réforme.

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CPGE 29, avec seulement 13 % d’élèves issus de milieux défavorisés et 54 % d’élèves de milieux favorisés (contre respectivement 25 % et 29 % en licence à l’université 30), ne sera réduite qu’en surface : sous couvert d’« ascenseur social » se met en place soit un leurre (nouveaux boursiers appartenant à des familles aisées et bénéfi-ciant de bourses d’échelon 0), soit une manipulation faisant des bourses sur critères sociaux des bourses au mérite (n’obtiendront ces bourses que les pauvres méritants ayant le niveau d’une CPGE) au terme d’une sélection d’excellence positive reposant sur le principe « aidons les pauvres, mais seulement les meilleurs (les plus utiles) ». La seule prise en considération du caractère social aurait dû conduire à augmenter les bourses, tant du point de vue de l’enveloppe vu son montant dérisoire (voir ci-dessous), que du point de vue du nombre de bénéficiaires : le problème n’est pas tant d’introduire de la diversité dans des institutions sélectives et de reproduction de classe (les CPGE) que de soutenir les pauvres dans une institution républicaine ouverte à tous : l’université, qui compte déjà 26-28 % de boursiers, et même 34-38 % dans les IUt ;

— la revalorisation ne compense pas l’inflation réelle pour 2008-2009 (deux fois supérieure selon l’UNEF). Et que peut faire un étudiant avec une bourse dont le montant mensuel 31 s’échelon-nait en 2008-2009 de 158,22 €/mois (échelon 1) à 446,55 €/mois (échelon 6), soit une moyenne de 324 €/mois, alors que Wauquiez (juillet 2006 : 95) fixait en moyenne le minimum vital pour un étudiant à 487 €/mois en 2005 (soit 5 850 €/an) ? Quant à l’intro-duction d’un nouvel échelon, c’est un autre leurre : l’échelon 6 correspond en 2008 à 19,11 € de plus par mois que la bourse d’éche-lon 5 (une misère !), alors que la diminution des points de charge a surtout permis de diminuer le montant des bourses effectivement perçu par les étudiants pauvres.

Les bourses pour les pauvres, la Bourse pour les richesLa situation inégalitaire à laquelle conduit la réforme des bour-

ses peut être aisément exemplifiée 32 dans les tableaux ci-dessous.

29. voir dans ce volume les analyses de Charles Soulié sur le « taux maximal d’héritiers » dans les CPGE.

30. Les chiffres sont cités d’après Yannick Bodin, septembre 2007, Diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles : mettre fin à une forme de « délit d’ initié », rapport d’information au Sénat, n° 441.

31. Le calcul mensuel s’entend sur la base de neuf mois (durée de versement des bourses). 158,22 € par mois, cela signifie 1 424 € par an.

32. En utilisant le simulateur du CNOUS (<http://www.cnous.fr/_vie__dossier_264.757.265.htm>) et en se référant à la feuille de barème du CNOUS, Bourses d’enseignement supérieur, année 2008/2009. Plafonds pour l’année 2008.

enfant(s) à charge de l’étudiant ; situation monoparentale), soit par pondération d’un critère (éloignement géographique : 1 point entre 30 et 249 km, 2 points au-delà de 250 km 26) ;

— la suppression du critère du handicap concerne 2 000 étudiants ; celle de la situation monoparentale, 85 000 étudiants (17 % des boursiers) ; la pondération de l’éloignement, 330 000 étudiants (66 % des boursiers) 27. Sont donc visées les catégories d’étudiants les plus fragiles (habitant loin des campus et/ou appartenant à des familles frappées par le divorce, la mort d’un parent, etc.) ;

— ces modifications entraîneront la perte d’un échelon pour 16 000 étudiants (= perte de 450-1 390 €/an) et la perte de deux éche-lons pour 4 000 étudiants (= 900-2 000 €/an), ce qui reviendra, pour 2 000 de ces étudiants, à la perte pure et simple de leur bourse ! Deux exemples récents donnés par un étudiant et une mère de famille : en 2008, la perte du critère « parent divorcé » a conduit à une baisse de 200 € par an (une baisse constatée par beaucoup d’étudiants) ; en 2009, la « pondération » du critère de l’éloigne-ment conduit à une baisse de 1 500 € par an pour une étudiante lyonnaise en situation monoparentale, éloignée de 200 km de son lieu d’études et dont la mère gagne le SMIC ;

— l’ouverture des bourses à 50 000 nouveaux étudiants a été présentée comme une « victoire » par l’UNEF, lors de sa campa-gne électorale aux élections du CROUS en 2008, une compensa-tion aux pertes subies par les 20 000 étudiants précédents (qui seront encore plus démunis alors qu’ils ont réellement besoin d’une bourse). Mais c’est une victoire à la Pyrrhus et un simple moyen d’acheter la paix sociale, au détriment des plus faibles : les bourses d’échelon 0 pourront être attribuées à des étudiants dont les parents gagnent plus de 30 000 €/an, autrement dit le ministère a simplement déshabillé les plus pauvres pour habiller les plus riches. On comprend comment, sur cette base, valérie Pécresse peut se fixer comme objectif le taux minimal de 25 % de boursiers dans les Classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) en 2009 et même de 30 % en 2010 28. L’inégalité massive des

26. La suppression de ce critère avait été purement et simplement envisagée, mais l’UNEF en a obtenu le maintien. Un maintien cependant en trompe-l’œil, comme le montrent les tableaux n° 2 et n° 3.

27. UNEF, 2 mai 2008, communiqué de presse, « Bourses 2008-2009 : l’UNEF rend public le nombre d’étudiants “recalculés” et exige des réponses de valérie Pécresse ».

28. MESR, 2 septembre 2008, « Ouverture sociale des classes préparatoires, 23 % de boursiers à la rentrée 2008 » (<http://www.nouvelleuniversite.gouv.fr>) et valérie Pécresse, 17 janvier 2009, discours au lycée Chaptal, « La place des clas-ses préparatoires dans le mouvement de convergence des grandes écoles et des universités ».

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par le dispositif : pour les foyers qui touchent 2-3 SMIC (situations 3 et 2), l’augmentation des difficultés matérielles est globalement accompagnée d’un changement d’échelon – mais n’oublions pas que, par rapport aux années passées, la suppression de points de charge conduit à une diminution d’échelon. Autrement dit, une progression est conservée, mais au lieu de se faire de l’échelon x à x + 2, elle se fait à présent de x-1 à x + 1.

Le leurre apparaît surtout dans la comparaison entre le sort des plus pauvres (« ceux qui en ont le plus besoin », selon les termes de valérie Pécresse) et celui des plus riches. L’augmentation des diffi-cultés matérielles (nombre d’enfants, distance au lieu d’études) n’est prise en compte que pour les plus aisés, comme on le voit pour les ménages qui appartiennent aux 10 % de Français les plus riches (situations 0-1), qui peuvent bénéficier de bourses d’échelon zéro. En revanche, qu’un étudiant ait un seul parent ou deux, ayant des revenus proches du RMI ou autour du SMIC (situations 5 et 4, de non-imposition) et qu’il soit très éloigné de son lieu d’études, voire handicapé, ne changera rien : il restera constamment au même échelon de bourse, 6 pour l’enfant de rmiste, 5 pour celui de smicard

– au mieux, en cas de famille nombreuse [tabl. 3], ce dernier passera à l’échelon 6, mais 170 € de plus par an couvrent difficilement de multiples allers-retours en train, et, évidemment, encore plus en voiture. Certes, l’échelon est souvent maximal pour les plus dému-nis : mais il est évident que les difficultés matérielles de l’éloigne-ment et du nombre d’enfants sont plus lourdes à supporter pour un ménage touchant le SMIC que pour un ménage touchant près de 60 000 € par an et pour qui les frais d’inscription ne représentent que 0,67 % de son salaire : le cadeau fait aux plus riches est déri-soire, il est d’autant plus obscène. D’un point de vue social, il aurait mieux valu que les 400 € offerts aux plus aisés profitent aux plus pauvres par la création d’une bourse d’échelon 7 à 4 419 €. Rappe-lons qu’une bourse d’échelon 6 ne correspond qu’à 446 €/mois (4 019 €/an) et qu’à titre de comparaison, les 15 milliards d’euros de la loi tEPA (travail, emploi et pouvoir d’achat), dite « paquet fiscal », équivalent à 375 000 bourses de l’échelon maximal. L’argent pour aider les étudiants les plus pauvres existe, il ne leur est simplement pas destiné.

Mais le processus est en réalité plus pervers : l’éloignement géographique n’étant pas pris en compte pour les plus pauvres, ceux-ci devront se contenter de la structure universitaire la plus proche de chez eux. Si c’est un « collège universitaire » – univer-sité restreinte au premier cycle et sans structure de recherche –, le pauvre aura le droit de faire des études courtes, polyvalen-tes, « déspécialisées », ce qui « répond au souhait, de plus en plus fréquent, des employeurs de pouvoir recruter des salariés à

Revenus parentauxDomiciliation

à 30 km du lieu d’études

Domiciliation > 250 km du lieu

d’études

(1) 46 300 €/an pas de bourse ≈ 400 € (éch. 0)(2) 29 300 €/an ≈ 400 € (éch. 0) 1 424 € (éch. 1)(3) 22 000 €/an 1 424 € (éch. 1) 2 749 € (éch. 3)(4) 11 205 €/an* 3 847 € (éch. 5) 3 847 € (éch. 5)(5) 5 000 €/an 4 019 € (éch. 6) 4 019 € (éch. 6)

* Revenu brut global d’un smicard (1 037,53 € mensuels nets en juin 2009).Tabl. 2 : Montant annuel de la bourse en fonction du salaire parental et de l’éloignement géographique. Base de calcul : situation mono- ou bi-parentale ; 1 autre enfant en situation de scolarité (hors université)

Revenus parentauxDomiciliation

à 30 km du lieu d’études

Domiciliation > 250 km du lieu

d’études

(0) 53 400 €/an pas de bourse ≈ 400 € (éch. 0)(1) 46 300 €/an ≈ 400 € (éch. 0) ≈ 400 € (éch. 0)(2) 29 300 €/an 1 424 € (éch. 1) 2 145 € (éch. 2)(3) 22 000 €/an 2 749 € (éch. 3) 3 351 € (éch. 4)(4) 11 205 €/an 3 847 € (éch. 5) 4 019 € (éch. 6)(5) 5 000 €/an 4 019 € (éch. 6) 4 019 € (éch. 6)

Tabl. 3 : Montant annuel de la bourse en fonction du salaire parental et de l’éloignement géographique. Base de calcul : situation mono-

ou bi-parentale ; deux autres enfants en situation de scolarité (hors université)

Avant de commenter les tableaux, précisons que le calcul se fait sur le revenu parental brut global (= salaire annuel net moins abattement de 10 %) 33, si bien que les salaires annuels indiqués sont à majorer pour avoir une idée précise du salaire net annuel des parents : les exemples correspondent respectivement à des salaires annuels nets de (0) 59 333 € ; (1) 51 444 € ; (2) 32 550 € ; (3) 24 440 € ; (4) 12 450 € ; (5) 5 555 €. À regarder le tableau, on a l’impres-sion que la classe moyenne, dont valérie Pécresse disait vouloir améliorer l’accès aux études supérieures 34, est plutôt favorisée

33. Circulaire 2008, annexe 3, § 1 « conditions de ressources ».

34. voir Wauquiez (juillet 2006 : 50-53) et sa préconisation d’aider « les classes moyennes sacrifiées : trop riches pour être pauvres, mais trop pauvres pour être riches » – « être riches », c’est-à-dire pouvoir bénéficier de bourses. Reste un grand oublié : les « trop pauvres » tout court. Comme le constatait l’Observa-toire de la vie étudiante (OvE), cité dans un autre rapport de Wauquiez (décem-bre 2006 : 22) : « Si les étudiants sont rarement très pauvres, c’est parce que les pauvres deviennent rarement étudiants. » Une même figure rhétorique, l’anti-métabole, pour départager les idéologies de droite et de gauche…

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ler sa requête, subir les longueurs d’instruction (constitution du dossier, attente de réponse 40) et pouvoir attendre le versement de la « compensation 41 » financière – si la demande est satisfaite ; de plus, le rétablissement de la bourse d’origine n’est pas systématique, mais livré à l’appréciation arbitraire du recteur, il ne s’agit en aucun cas d’un véritable « droit de recours ». Des étudiants ayant souf-fert de la pondération sur l’éloignement géographique ont dû faire valoir leurs droits ou ont tenté de les faire valoir, en accompagnant leur demande de bourse de justifications sur leurs projets d’avenir et leur cursus universitaire, comme on l’exigeait d’eux. Ainsi des mesures collectives, systématiques, nationales, équitables, sont- elles supprimées au profit de mesures « compensatoires » indivi-duelles, au cas par cas, et exceptionnelles. Le pauvre devra montrer qu’il sait s’en sortir sur le plan administratif, qu’il veut s’en sortir sur le plan social, qu’il a de bons résultats, qu’il peut apporter quelque chose à l’université en rédigeant de véritables lettres de motivation : un vrai contrat d’embauche… pour bénéficier d’une mesure sociale. On est loin de « l’égalité de traitement » prônée par valérie Pécresse. Dans ce système de « débrouille » individuelle, les étudiants défa-vorisés, généralement peu au fait des procédures et peu experts en remplissage de dossiers administratifs, sont à nouveau pénalisés : autrement dit, un grand nombre d’entre eux verront ou ont déjà vu leur bourse baisser, sans réagir ; de fait, la dizaine de cas que j’ai rencontrés de personnes ayant déjà subi une diminution du montant de la bourse relève de cette catégorie passive.

Quel avenir pour les bourses après la LRU ?La baisse ou la suppression des bourses ne peut d’ores et déjà

qu’encourager les étudiants les plus pauvres à se tourner vers des systèmes de prêts bancaires. Opportunément, une proposition de loi récente de 92 députés UMP 42 porte sur la création d’un « prêt

charge liés à l’éloignement » (Circulaire 2008, annexe 5, § 3). Demander à l’étu-diant de faire un dossier expliquant le pourquoi de sa pénalisation, c’est espé-rer que la complexité ait pour lui un caractère dissuasif, à l’instar de ce qu’on observe pour les chômeurs exclus du Pôle Emploi qui se résignent à ne plus être comptés, étant dans l’incapacité de constituer eux-mêmes leur dossier.

40. Le dossier est instruit par le CROUS, puis par le recteur.

41. Le terme est de valérie Pécresse pour qualifier les rectifications en cas de diminution du montant des bourses (Journal officiel, 24 juin 2008, « Réforme des bourses universitaires »).

42. Ce projet du 21 janvier 2009 (<http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/propositions/pion1391.pdf>) se trouve déjà chez Wauquiez (juillet 2006 : 73-74 et 16, proposition n° 7) : « Créer un droit à allocation d’études remboursable pour tous. Prêt à taux zéro, géré par l’État, remboursement différé et plafonné par rapport au revenu. » La commission Hirsch de concertation sur la jeunesse qui

la formation polyvalente, car elle est un gage d’adaptabilité » 35. Les pauvres resteront chez eux et se formeront minimalement à la flexibilité ou « adaptabilité »… qui fera d’eux de nouveaux travailleurs précaires, au salaire faible, qui pourront faire étudier leurs enfants au mieux dans des collèges universitaires où, etc., etc. Le cycle de la pauvreté imposée est enfin en place 36, pour un avenir plus serein du patronat. Cependant, les plus riches, eux, ont déjà matériellement la possibilité de faire étudier leur enfant au loin, dans les « pôles d’excellence », structures universitaires qui, elles, intègrent des écoles doctorales ; pour les soutenir dans ce choix difficile à faire – le départ des chères têtes blondes loin du foyer familial – le gouvernement leur donnera moralement un petit coup de pouce, la bourse d’échelon zéro.

Il reste bien sûr qu’un étudiant peut travailler à côté de ses études, pour compenser la maigreur de sa bourse. Mais, au-delà de trois Smic, ce salaire doit être déclaré et intégré aux revenus parentaux et diminue ipso facto le montant de la bourse. La solu-tion fréquemment pratiquée est de ne pas déclarer son travail complémentaire pour conserver une bourse la plus élevée possible, ce qui favorise les petits boulots, le travail au noir étant souvent, voire toujours, synonyme d’exploitation. L’étudiant pauvre doit donc assumer une bourse au montant ridicule, un travail au noir (pour se cacher du fisc) – et des études !

Baisse du montant des bourses : quel recours ?L’hypothèse d’une baisse des bourses n’a pu être niée par le

ministère et une clause 37 prévoit dès la rentrée 2008 que l’étudiant puisse « solliciter le maintien de sa situation antérieure », s’il voit sa bourse supprimée ou diminuée par rapport à 2007-2008. Encore faut-il, pour revenir à la situation antérieure, connaître l’existence de la procédure 38 – tout comme les handicapés doivent penser à demander à bénéficier de la PCH –, la comprendre 39, savoir formu-

35. Benoist Apparu, 27 mai 2009, Sur la réforme du lycée, rapport d’information à l’Assemblée nationale, n° 1694, p. 67.

36. Sur l’inégalité dans l’enseignement supérieur, lire dans ce volume l’article de Charles Soulié.

37. Circulaire 2008, annexe 5, § 3 « Dispositions spécifiques relatives à la modifi-cation de certains points de charge à la rentrée 2008 ».

38. À l’ère informatique, il serait facile de programmer une ligne de plus qui permette de déterminer si l’étudiant est lésé par rapport à l’année passée et de le rétablir auto-matiquement dans ses droits antérieurs. S’en remettre à l’information et à l’initiative des étudiants, c’est espérer que certains ignorent la possibilité de « sollicitation ».

39. L’étudiant doit démontrer que les pertes « résultent exclusivement de l’aban-don du point de charge « parent isolé » et/ou de la modification des points de

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— et si, corrélativement, les bourses sont supprimées ou, tout au moins, si l’exonération totale ou partielle des frais d’inscription est supprimée pour les boursiers. C’est ce qui s’est fait dans les pays européens avancés dans la mise en place du processus de Bologne, avec le « remplacement des bourses par des prêts bancai-res 47 ». Les 2 000 étudiants qui vont perdre leur bourse suite à la réforme des bourses seraient parmi les premiers frappés par une augmentation des droits d’inscription.

Le système des bourses pourrait cependant être maintenu en France sans contradiction avec celui des prêts, puisque dans la reconfiguration décrite précédemment, les plus pauvres bénéfi-cieront de moins en moins de l’aide boursière ou d’une aide si déri-soire, qu’ils devront de toute façon faire appel aux prêts bancaires. Privilégier les plus riches tout en surendettant les plus pauvres serait aller dans la vraie perspective libérale de concentration des richesses au profit du plus petit nombre possible 48.

Le suivi des boursiers selon le rapport LambertEn ce qui concerne les boursiers, le rapporteur Lambert

propose le croisement des fichiers du CROUS (application AGLAE qui recense les étudiants boursiers) et de la scolarité des universi-tés (application APOGEE), dans le but d’une simplification et d’un « meilleur suivi » [RL : 27-28], pour voir combien le dispositif bour-sier profite (!) aux étudiants. On y verra plutôt un véritable « flicage » des étudiants, dont les conséquences seront dommageables, une fois de plus, pour les plus démunis 49. Les étudiants boursiers sont tenus d’être assidus aux cours et examens 50 : or, nombreux sont les boursiers qui, vu la maigreur des bourses, travaillent à côté pour compléter et voudraient bien avoir une dispense d’assiduité pour pouvoir faire ce travail – je peux en attester par mon expé-rience de responsable de licence en lettres modernes. C’est donc le cercle infernal : le boursier n’a pas d’argent, il obtient une bourse

47. Pierre Crépel et Marc Delepouve, « Contre-sommet de Louvain », La vie de la recherche scientifique, avril-juin 2009, n° 377, p. 14.

48. « Le profit est d’autant plus grand qu’il est accaparé par un tout petit nombre » (M.-L. Honeste, à paraître, 9 leçons sur le libéralisme, Leçon 3).

49. Rappelons que la mise en place d’un appel, dans les tD de licence, ne va pas de soi : dans le secondaire, les « élèves » ne sont pas majeurs ; à l’université, les « étudiants » sont adultes, majeurs, payent leurs droits d’inscription et ne devraient pas avoir à justifier de leur présence. Le « bon sens » qui veut qu’un étudiant boursier soit assidu n’est de bon sens que si la bourse permet effective-ment à l’étudiant d’être dégagé de tout souci matériel (de survie) – ce qui n’est pas le cas, vu le montant.

50. Circulaire 2008, Annexe 4, § 2 « Conditions d’assiduité aux cours et de présence aux examens ».

étudiant » pour rendre l’université « moins inégalitaire » et « facili-ter l’accès des jeunes à l’enseignement supérieur ». Dans le contexte actuel de droits d’inscriptions modérés (250-400 €/an), cette propo-sition n’a pas lieu d’être. Mais un tel prêt prend tout son sens :

— si les droits d’inscription s’élèvent à des milliers d’euros. Or, comme le montre Damien Calaque 43, une hausse très forte des droits d’inscription, prévue 44 et chiffrée 45, va s’imposer suite au désengagement financier croissant de l’État français dans le cadre de la LRU, à l’instar des modèles anglo-saxons cités par les députés (Australie, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni) ou des pays européens qui ont déjà libéralisé l’université (voir p. ex. les 8 000 €/an à l’univer-sité de Florence pour une licence de lettres). L’OCDE est d’ailleurs explicite à ce sujet dans ses dernières recommandations de 2009 : « Favoriser le financement privé des universités, notamment en ayant davantage recours aux droits de scolarité, cette mesure se doublant de prêts étudiants remboursables en fonction du revenu ultérieur 46 » ;

doit rendre ses conclusions à l’automne 2009 s’oriente déjà vers la proposition d’un prêt de 10 000 €.

43. Damien Calaque, 12 mai 2009, « Les non-dits de l’autonomie : droits d’ins-cription et compagnie » (<http://math.univ-lyon1.fr/~univanzero>). voir aussi l’article de Frédéric Neyrat dans ce recueil.

44. Et ce, dès 2006, au cœur même de la réflexion sur les bourses à critères sociaux (Wauquiez, juillet 2006 : 32) : « Une réflexion sur l’ensemble du système d’aides sociales étudiantes ne peut faire l’économie, à terme, d’une remise en cause de [la] quasi-gratuité des frais d’inscription à l’Université. » La proposition de loi du 21 janvier 2009 sur le prêt s’ouvre par une réflexion semblable sur la gratuité : c’est dire que derrière la réforme des bourses et celle du prêt étudiant, c’est bien la remise en cause de la quasi-gratuité de l’université, c’est-à-dire la hausse des droits d’inscription qui se met en place.

45. Un professeur d’économie de Lyon 2 envisageait cette hausse récemment (juin 2009), estimant que les droits d’inscription devraient se monter au mini-mum à 4 000 €/an pour un étudiant. Ce montant, multiplié par trois pour une formation de licence, équivaudrait à 12 000 €, soit le salaire annuel minimum d’un étudiant diplômé arrivant sur le marché du travail. Un système de don/contre-don se mettrait ainsi en place (l’institution donne une formation de trois ans à l’étudiant ; en échange, l’étudiant compense l’investissement univer-sitaire en donnant un an de son futur salaire), luttant contre l’idée d’un État-providence et rappelant que rien n’est gratuit et que tout se mérite. Au-delà de cette idéologie libérale, il reste pragmatiquement que si l’étudiant ne trouve pas d’emploi sur le marché du travail, il commence sa vie active comme chômeur surendetté – car D. Calaque cite des études chiffrant les prêts à 12 000 € par an pour financer inscription, logement, santé, nourriture : un diplômé de licence aurait donc 36 000 € de dettes, un diplômé de master, 60 000 € !

46. OCDE, mars 2009, « Réformes économiques : Objectif croissance 2009 – Notes par pays (version préliminaire) », p. 78 (<http://www.oecd.org/dataoecd/4/2/42263534.pdf>) ; souligné par moi.

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annoncé dans la foulée la destruction de la résidence universi-taire. Le 2 juillet 2009, le conseil municipal d’Antony – qui refuse d’écouter une délégation d’étudiants et fait expulser celle-ci par des policiers municipaux 55 – a maintenu la décision de destruc-tion, au niveau de la première tranche (bâtiment C, 548 loge-ments). Patrick Devedjian, qui a qualifié la résidence étudiante de « kyste urbain » et qui souhaite faire d’Antony un « petit Neuilly 56 », souhaite, selon l’UNEF, « envoyer les étudiants issus de milieux modestes bénéficiaires des cité-U du CROUS se loger hors des Hauts-de-Seine pour les remplacer par des étudiants qui auront les moyens de se payer des logements plus onéreux 57 ». La destruction des 2 000 logements devrait en effet s’accompa-gner de la création de 3 000 autres, mais alors que ceux d’Antony avaient le mérite d’être regroupés, à loyer très modéré pour les étudiants pauvres (137 € pour un 10 m2) et à proximité du campus d’Orsay, les nouveaux devraient être dispersés, moins proches des moyens de transport public 58 et plus chers, car comme le souli-gne l’UNEF, rien ne « garantit la gestion de ces logements par le CROUS, seul opérateur garantissant une attribution sur critères sociaux et des loyers de sortie modérés 59 ». La crainte émise par l’UNEF est réelle ; elle rejoint directement une préconisation du rapport Lambert [RL : 29] 60 : « développer l’offre privée par des stratégies partenariales avec », entre autres, les « acteurs privés » (BtP, banques, bailleurs privés), par exemple sous forme de label-lisation des logements du parc privé comme logements à desti-nation des étudiants. Le problème des logements privés, même labellisés, est que leurs tarifs de location sont généralement bien supérieurs à ceux du parc public : les exemples donnés à Lyon par les étudiants tournent autour de 600 €/mois – on est loin des 137 € d’Antony 61. Le désengagement de l’État au profit des collectivités locales non seulement pénalise les pauvres, mais se fait au profit des plus aisés, qui pourront se loger dans des résidences plus

55. Libération, 3 juillet 2009, « Notre cité U, on va la sauver ! ».

56. France Culture, 17 juillet 2009, chronique « Le dossier du jour » (7 h 31-7 h 34), reportage de tara Schlegel.

57. 10 juillet 2008, communiqué de presse, « Résidence universitaire d’Antony : valérie Pécresse ne prend pas ses responsabilités ».

58. France Culture, ibid.

59. UNEF, ibid.

60. Préconisation qui contredit la précédente sur l’offre publique – ou qui, plus exactement, lève le masque d’un prétendu soutien à un système public égalitaire.

61. Wauquiez (juillet 2006 : 95) fixe le minimum vital pour se loger à 1 560 €/an, soit 130 €/mois.

insuffisante qu’il complète en séchant des cours sans dispense d’assiduité, est donc non assidu et se verra supprimer sa bourse – à terme, il ne pourra plus faire d’études.

Le logement étudiantLe problème du logement étudiant est crucial. Il est régulière-

ment rappelé par l’UNEF et a fait l’objet de deux rapports consé-quents 51. Le CROUS propose 155 000 logements, les bailleurs privés, 60 000 : il manque au minimum 285 000 logements pour les plus démunis – sans parler du 1,8 million d’autres étudiants – qui doivent souvent habiter dans des conditions insalubres, en coha-bitation et loin de leur lieu d’études : on mesure une fois de plus la portée antisociale de la mesure de « pondération » du critère de l’éloignement géographique. Conscient de ce problème, le rapport Lambert semble aller dans un sens égalitaire en préconisant la remise en valeur du parc immobilier des CROUS et le développe-ment de l’offre publique. L’offre publique constitue bien l’essentiel sur quoi mettre l’accent, mais le rapport ne donne aucun chif-frage budgétaire, ne souhaite qu’un règlement au cas par cas, « en temps réel » [RL : 29], ce qui reste bien vague 52 ; il prévoit surtout que tout soit à discrétion des futures Agences de la vie étudiante (AvE) locales, en fonction de leurs moyens ou des préconisations du Conseil d’orientations stratégiques (COS) 53.

D’une certaine manière, cette délégation décisionnaire voulue par la réforme s’est mise en place bien avant la remise du rapport Lambert (8 septembre 2008) à valérie Pécresse 54, dans un cas au moins : celui de la plus grande résidence universitaire d’Europe, la résidence Jean-Zay (2 000 logements) à Antony. Le 9 juillet 2008, la ministre a annoncé le transfert de la compétence « logement étudiant » de l’État vers la communauté d’agglomé-ration des Hauts-de-Bièvre. Ce sont donc les collectivités locales, avec à leur tête Patrick Devedjian (UMP), président du conseil général des Hauts-de-Seine, et Sophie Devedjian (UMP), repré-sentante de l’agglomération au CROUS de versailles, qui ont pris le relais de l’État pour le logement étudiant en Île-de-France et

51. Jean-Paul Anciaux, janvier 2004, Le logement étudiant et les aides personna-lisées ; février 2008, Le logement étudiant et les aides personnelles au logement, rapports de mission à l’Assemblée nationale.

52. Même constat chez le rapporteur Anciaux : une forte préconisation d’accrois-sement du parc public (2004 : 41-45) évolue en une forte préconisation de soutien à d’autres formes de logement, essentiellement privées (2008 : 52, 54-56).

53. Sur ces deux instances, voir plus loin p. 280-282.

54. Ce qui montre, une fois encore, que si le rapport Lambert est enterré, ses préconisations et son pouvoir de nuisance ont toutes les chances de s’avérer.

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au plus le SMIC pratiquent la colocation, contre 70 % en moyenne pour les étudiants de foyers aisés (Wauquiez, juillet 2006 : 97) ;

— le logement intergénérationnel, dont le principe est qu’un étudiant soit logé en échange de son assistance auprès de personnes âgées en général isolées. Évoquée en une ligne dans le premier rapport Anciaux (2004 : 48), cette formule a fait son chemin dans le second rapport qui la détaille et la soutient en une page (Anciaux, 2008 : 55). Elle pose des problèmes évidents : comment s’occuper de personnes âgées et/ou malades et suivre simultanément ses études ? Imagi-ne-t-on le dilemme d’un étudiant ayant le choix un matin entre se rendre à ses examens et accompagner une personne âgée aux urgen-ces, suite à une fracture du col du fémur ? Si l’étudiant accompagne la personne âgée, il manque son examen, devient non assidu et perd le bénéfice de sa bourse sur critères sociaux ; s’il se rend à l’examen, il se rend passible de non-assistance à personne en danger. Ce scéna-rio, guère improbable, rappelle à quoi l’étudiant sera confronté tout en devant mener ses études, pendant que d’autres étudient sereinement chez leurs parents ou dans des résidences privées ; et ce scénario est en tout cas moins caricatural et cynique que la compassion libérale prétendant trouver des formules de logement pour les pauvres. N’oublions pas, enfin, que cette formule constitue un mécanisme retors de suppression d’emplois médicaux spéciali-sés ou non (gardes-malades, infirmières, aides à domicile, accom-pagnateurs, etc.) dans le privé comme dans le public, où le maintien de la personne âgée à domicile, grâce à la « présence » étudiante, compense l’absence de places dans les maisons de retraite ou de lits dans les hôpitaux : le libéralisme n’oublie jamais personne 65 ;

— le logement des étudiants dans d’anciens containers. Cette dernière formule, à la croisée des mesures libérales et des mesu-res « publiques » d’accroissement du parc immobilier des CROUS, est une véritable « preuve d’innovation 66 », oubliée du rapporteur Lambert mais particulièrement à la mode. Motivations invoquées : ces logements présentent un coût réduit pour l’université (30 000 €

65. Bien évidemment, toutes les associations (une vingtaine) qui se sont dévelop-pées depuis trois ans sur ce nouveau marché protestent qu’en aucun cas l’étu-diant ne saurait être un « auxiliaire de vie », mais qu’il ne doit constituer qu’une « présence rassurante », le soir, auprès de la personne âgée (France Inter, « Le téléphone sonne », 29 juillet 2009). On ne peut cependant nier la responsabili-sation et le caractère anxiogène de la situation pour l’étudiant, ni que le libé-ralisme ait des visées économiques, bien au-delà de la simple entente « présen-cielle » entre générations ou de la solidarité défendue par la commission Hirsch à ce sujet pour lutter contre la précarité des jeunes.

66. UNI, 23 janvier 2009, communiqué de presse, « L’UNI Le Havre se réjouit de l’annonce de la construction de logements conteneurs pour les étudiants havrais ».

confortables et proches du lieu d’études, et au profit du secteur privé (bâtiments, banques, bailleurs) 62.

Du point de vue de l’offre publique, Denis Lambert préco-nise d’autres mesures : l’aide à la recherche de logements par des conseils juridiques, la mise en place de chartes (qui, non contrai-gnantes juridiquement, sont souvent un cautère sur une jambe de bois !) et le transfert des APL et ALS 63 des Caisses d’allocations familiales vers les futures Agences pour la vie étudiante. En ce qui concerne cette dernière préconisation, le risque d’une décen-tralisation est que les aides dépendraient alors des moyens des AvE, entre autres définis par leurs partenariats avec le privé : si les fonds venaient à manquer, particulièrement en contexte de crise, que deviendraient ces aides ?

Mais le rapporteur Lambert est plus imaginatif quand il s’agit de proposer des mesures libérales. Parmi celles-ci, on relève l’inci-tation au développement de prêts locatifs pour pouvoir se loger (prêts rendus nécessaires par la maigreur des bourses et autres ALS – mais cela, le rapporteur ne le dit pas). Une telle mesure favo-riserait l’endettement des étudiants, voire leur surendettement, quand s’ajouteront les emprunts pour les frais d’inscription 64. Le rapporteur et les sites des CROUS encouragent en tout cas les étudiants à bien comparer les différents taux d’emprunt dans les banques, avant de souscrire leur emprunt : vous ne savez pas tout ce que le libéralisme peut faire pour prendre soin de vous.

Une autre mesure remarquable est le souhait de développe-ment de « formules innovantes » [RL : 31]. Parmi celles-ci, rele-vons-en deux prônées par Denis Lambert et une troisième dans le même esprit :

— la cohabitation, formule « innovante » tant décriée pour sa promiscuité quand elle était pratiquée dans les pays communis-tes, mais qui, dans le libéralisme, devient gage d’apprentissage de vie en collectivité, d’enrichissement individuel, de phase diffi-cile à vivre en cas de conflits, mais au terme de laquelle émerge le mérite de l’individu qui a réussi à faire ses études. C’est une formule égalitaire : 95 % des étudiants dont les parents gagnent

62. L’UNEF pointe d’ailleurs, derrière la destruction de la cité-U d’Antony, des « opérations immobilières » de M. Devedjian.

63. APL (Aide personnalisée au logement, applicable pour certains logements conventionnés) : 210 €/mois environ (pour un étudiant boursier louant un t1 à 400 €/mois !) ; ALS (Allocation de logement à caractère social, déterminée selon les revenus du bénéficiaire) : de 50 € à 200 €/mois maximum. Ces aides ne sont pas cumulables.

64. voir le système anglo-saxon, dans lequel les étudiants américains finissent leurs études avec un surendettement qui oscille entre 30 000 et 120 000 $ (source : FinAid, 2009, « Student Loans », <http://www.finaid.org/loans/>).

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tique latente de précarisation des personnels qui ressurgit, en quelques mots 69 ;

— « généralisation de la monétique » [RL : 34] : cette proposition vise la mise en place de cartes à puce, intégrant des services bancai-res (Monéo). Sous prétexte d’innovation numérique se mettrait ainsi en place tout un partenariat avec les banques, la monétique permettant de capter et maintenir captive une « clientèle » forte de 2,3 millions d’étudiants – sans compter les personnels de l’uni-versité –, marché extraordinaire dont les banques voudraient bien profiter, dans tous les sens du terme. Alors que les diplômes se comptent en « crédits ECtS », rien de plus normal que l’instaura-tion de cartes de crédit…

Mais sur le chapitre de la généralisation de la monétique, le rapport Lambert est en retard : dès 2000, le marché de la monétique universitaire a fait l’objet d’enquêtes, par exemple en Rhône-Alpes sur la mise en place d’une Carte Universitaire MULtiservice (carte CUMUL), dans un partenariat CROUS, Région Rhône-Alpes, univer-sités Lyon 1 et Lyon 2 et la société « Billétique Monétique Services » (BMS), impliquée dans la sécurisation des cartes à puce pour le service Monéo. Les services visés à l’origine sont les suivants :(i) « gestion de scolarité (bornes de mise à jour, délivrance de certi-ficats de scolarité, relevés de notes) ;(ii) contrôle d’accès aux salles ;(iii) paiement des photocopies et des impressions ;(iv) paiement à la cafétéria (CROUS) en mode sans contact (problème de flux, un paiement par carte avec contact nécessite l’insertion de la carte dans un lecteur et prend plus de temps) ;(v) identification à la bibliothèque universitaire 70 ».

Dans l’ensemble, ces services rendent le concessionnaire « gagnant » (mise en place de distributeurs de boissons avec emploi réduit et absence de problèmes de gestion de monnaie), tout comme le CROUS (suppression d’un emploi de caissière) et l’université (décongestion des services de scolarité et de biblio-thèque = possibilité de suppression d’emplois) : la visée libérale est déjà forte, mais elle ne s’arrête pas là. Introduite dans la perspec-tive décrite précédemment dès 2004 à l’université Lyon 2, la carte CUMUL a évolué en 2008, pour s’associer à la Caisse d’Épargne 71

69. voir plus loin, p. 278 et suivantes.

70. Dominique Launay, 2005, « État des lieux et orientations des projets concer-nant les cartes à puce et autres supports d’identité dans l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur », 6es Journées Réseaux (<www.unice.fr/JRES2005/les % 20actes/53.pdf>).

71. La recommandation selon laquelle « la bancarisation du porteur […] doit être un objectif à terme », faite en 2002 par le cabinet privé RW Conseil pour la région

pour un 27 m2) et sont « écologiques » (recyclage des containers du secteur marchand ; isolation phonique et thermique ; chauffage par panneaux photovoltaïques). La formule, pratiquée aux Pays-Bas (Amsterdam), est retenue par l’université du Havre 67 et pour-rait bien l’être ailleurs : un membre de la présidence de l’université Lyon 2 y songeait récemment et sérieusement pour « animer le campus » de la banlieue de Bron, désert et sinistre. Sur le plan national, cette solution n’a obtenu que le seul soutien de « la droite universitaire », l’UNI, qui « se félicite de voir ainsi le projet qu’elle avait présenté aux élections universitaires du printemps 2008 être repris par le gouvernement 68 » et qui en souligne le confort (en moyenne, 30 m2 au lieu des 9 m2 en cité universitaire) et le faible loyer (300 € par mois) – cependant de loin supérieur aux alloca-tions logement ! À part pointer le caractère spécieux de l’argu-ment écologique, un classique du libéralisme français depuis le « Grenelle de l’environnement », l’exemple des containers illustre à quel point l’étudiant est une matière première, les études appa-raissant enfin pour ce qu’elles sont en ce qui concerne les plus pauvres : un moyen de les « habituer à la vie de mange-merde qui les attend », comme le dénonçait un collègue.

La restauration universitaireLe rapport Lambert vise l’obtention de normes (certification

ISO), la distribution de nourriture biologique et la diversification des repas : qui ne serait d’accord avec ces objectifs ? Reste à voir comment cela se fera, alors que le rapporteur pointe l’augmentation constante du prix des denrées. Les étudiants savent d’ailleurs déjà que le prix du ticket de restaurant universitaire ne cesse d’augmen-ter, avant même les réformes. L’envers libéral du décor de rêve dressé par Denis Lambert réside plutôt dans les propositions suivantes :

— « reconquête de la clientèle » [RL : 33] : un vocabulaire marketing privé clair, qui redéfinit l’étudiant ou usager d’un service public comme « client » ;

— « politique dynamique des ressources humaines : emplois quali-fiés, formation des personnels, organisation du travail, mutualisa-tion de fonctions supports » [RL : 34] : « organisation » et surtout « mutualisation » dénoncent la réforme libérale et le problème du statut des BIAtOSS (suppression de postes par mutualisation, postes à responsabilités particulières ou PRP, donc avec compé-tences particulières, évaluations, primes, etc.). C’est toute la poli-

67. Le Figaro, 26 janvier 2009, « Des conteneurs pour loger les étudiants ». Notons que le président de l’université du Havre, Camille Galap, est membre titulaire du CA du CNOUS.

68. UNI, ibid.

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des projets fondateurs et fédérateurs de l’université de Lyon 76. » Mais derrière le marketing, on peut craindre le pire : car à côté de la banque associée, il y a aussi une société de « gestion des temps et des activités », Horoquartz, qui a pour devise : « Des solutions de gestion des temps et de planification pour gagner en produc-tivité », laquelle se trouve ainsi explicitée : « Confrontés à une recherche permanente de productivité, à la pression législative et aux gains de compétitivité, les services RH [des ressources humai-nes] doivent démontrer leur efficacité en rationalisant les proces-sus et en mettant la GtA [Gestion des temps et planification] au cœur de l’entreprise 77. » Il semble qu’on s’éloigne de plus en plus de la fonction première de la carte (« simplification » de l’accès aux données de la scolarité et de l’accès aux restaurants universi-taires) pour glisser du service public vers le monde marchand, fait de rationalisation, de concurrence, de gain – et de suppressions d’emplois, selon le mode préconisé par la RGPP 78. On finit parfois par se dire que si le rapport Lambert est « enterré », c’est parce qu’il a déjà pris racine à tous les niveaux des CROUS.

Action sanitaire et sociale 79De nombreux rapports sanitaires de députés 80, associations 81

et journalistes font état d’une dégradation des conditions de santé des étudiants :

— mauvaise alimentation (petit-déjeuner sauté par 43 % des étudiants, déjeuner ou dîner réduit dans 51 % des cas 82) ;

— caries et myopie non soignées (respectivement, autour de 46 % et 18 % chez les 11-20 ans, taux similaires voire accrus chez les étudiants 83) ;

— troubles dépressifs (angoisses ; troubles du sommeil ; tentations suicidaires chez 15 % des étudiants) ;

— résurgence de maladies graves (tuberculose) ;

76. Université de Lyon, 2009, « Carte CUMUL ».

77. Horoquartz (<http://www.horoquartz.fr/pages/fr/accueil.php>), souligné par moi.

78. voir plus loin, p. 278 et suivantes.

79. Ou : « le profit est d’autant plus grand que tout devient source de profit » (M. L. Honeste, à paraître, 9 leçons sur le libéralisme, Leçon 2).

80. L. Wauquiez, décembre 2006, La santé et la protection sociale des étudiants, rapport d’information à l’Assemblée nationale, n° 3494, 133 p.

81. Enquête nationale de l’USEM (Union nationale des sociétés étudiantes mutualistes), tous les deux ans : <http://www.usem.fr/>.

82. Wauquiez (déc. 2006 : 15).

83. Wauquiez (déc. 2006 : 16).

et offrir les services de Monéo, et être rapidement étendue à tous les établissements du supérieur en Rhône-Alpes (les universi-tés Lyon 1-2-3, les ENS, l’INSA, l’université catholique, etc.), avec plus de 200 000 utilisateurs prévus à la rentrée 2009 72. Présentée comme « véritable pièce d’identité professionnelle ou étudiante », la carte multiservice permet à présent :(i) « de régler vos repas dans les restaurants universitaires et café-térias CROUS ;(ii) d’emprunter des documents dans les bibliothèques universi-taires ;(iii) de régler vos achats dans les points de vente Monéo ;(iv) d’accéder à des services optionnels en fonction de votre établissement : accès aux bâtiments et locaux universitaires équi-pés, photocopies, impressions 73 ».

D’un point de vue libéral, le service (iii) est évidemment crucial, ce qui explique que sur le site du Pôle de recherche et d’enseigne-ment supérieur (PRES) 74, université publique, la présentation de la carte s’accompagne d’un lien « où utiliser Monéo près de chez moi » qui renvoie directement à Monéo (<http://www.moneo.net/>) et à tous les commerces où utiliser cette carte « profession-nelle ». Preuve d’un libéralisme outrancier, le site du PRES lyonnais fait appel à l’économie de contribution 75 : les possesseurs de carte CUMUL sont invités à « laisser des suggestions » aux concepteurs pour donner « des idées de services utiles » qui ne seraient pas encore pris en compte par la carte CUMUL. Preuve d’une marchan-disation marketing de l’université, la carte CUMUL devient l’enjeu central du PRES, au-delà de l’enseignement et de la recherche (!) : « La mise en place d’une carte commune à tous les établissements de l’université de Lyon est un acte fort en termes d’image. Elle est une façon d’officialiser, de manière opérationnelle, l’existence de l’UDL [université de Lyon]. Ainsi, le projet carte CUMUL est l’un

Rhône-Alpes, se trouve ainsi accomplie (Richard Wojciechowski, 2002, « Mise en place de la Carte Universitaire MULtiservices et Intégration de Monéo », <http://www.rwconseil.com>).

72. Université de Lyon, 2009, « Carte CUMUL » (<http://www.universite-lyon.fr/09543897/0/fiche_sitic__pagelibre/>).

73. Université de Lyon, 2009, « Une carte unique » (<http://www.universite-lyon.fr/02896301/0/fiche___pagelibre/>) ; souligné par moi).

74. Pour les PRES, voir notamment la contribution d’Antoine Destemberg, et celle d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume. (NdE)

75. Laquelle consiste à faire appel à des bénévoles amateurs de la société civile pour assurer des prestations auparavant professionnalisées et rémunérées par l’entreprise (exemple : test de nouveaux produits, buzz via les blogs, transmis-sion de savoir-faire des plus anciens aux plus jeunes, etc.).

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est assez déconcertant : le développement de l’action sociale que propose Denis Lambert, fortement porteur de privatisation et de précarisation du travail comme on va le voir, est difficile à raccor-der à l’action sanitaire 90. Le rapporteur insiste beaucoup, dans ce volet social, sur la transformation des CROUS en Agences de la vie étudiante (AvE), organisées selon le principe qui lui est cher de « guichet social unique de proximité 91 », lequel relève des déci-sions du Conseil d’orientations stratégiques 92 [RL : 36]. Ces AvE conçues comme « guichet social unique de proximité » consti-tuent en fait l’arnaque majeure du dispositif, un calque du modèle américain en vigueur sur les campus des États-Unis. On distin-guera quatre étapes dans la réalisation de ces « guichets » :

(1) le rapporteur prône d’abord, au titre de l’action sociale, l’intro duction du privé dans les AvE qui, localisées sur les campus, deviennent des sortes de galeries marchandes avec des « disposi-tifs de services mutualisés (espaces de services) en partenariat avec les acteurs universitaires, publics, privés, associatifs : recherche de logements, relais local des partenaires publics (CAF, LOCAPASS…), privés (bailleurs privés, entreprises…), services semi-marchands (reprographie, Internet très haut débit, librairie, banque…) » [RL : 36]. On y verra un premier avantage pour l’économie libérale : soit la location de locaux par le privé pourra constituer un mode de financement de l’université publique « autonome » ; soit, pire, les

90. Le même type d’argumentation en apparence illogique a été utilisé lors du débat sur les partenariats public-privé, qui avait lieu le 9 mars 2009 au forum Biovision de Lyon [et auquel v. Pécresse, annoncée, n’a pas pris part – mais durant lequel trois étudiants manifestant pacifiquement furent arrêtés ; le procès fut annulé par le juge pour vice de forme, la police n’ayant pas contacté l’avocate (ni à la première ni à la vingtième heure) dont les trois étudiants gardés à vue avaient donné les coordonnées]. La modératrice anglaise, représentant le marketing d’une firme pharmaceutique, a ouvert les débats par l’interrogation suivante (je cite de mémoire – c’était en anglais) : « Un enfant meurt toutes les 3 secondes dans le monde. Le temps que je prononce cette phrase, 18 enfants sont morts. Pourquoi tant d’enfants meurent-ils ? Est-ce un manque de médica-ments ? Est-ce la pauvreté ? Est-ce la faim ? Est-ce le manque d’éducation ? Non, l’explication réside dans le manque de développement des partenariats public-privé et c’est ce qui rend le débat de ce soir très excitant. » Même logique : présen-tation catastrophique appuyée par un gros pathos, stupeur de l’auditoire auquel, dans la foulée, on présente une solution toute faite : le libéralisme salvateur ; grosse manipulation consistant à passer de la misère sanitaire de personnes à la nécessité économique du recours au privé. En l’occurrence, si le public se rappro-che du monde pharmaceutique (des représentants de Sanofi et Mérieux partici-paient au débat), la recherche médicale progressera et les enfants ne mourront plus. L’avantage de faire un saut logique, c’est qu’on abandonne toute logique.91. Cette idée de « guichet unique » n’est en fait pas nouvelle, mais puisée chez Wauquiez (juillet 2006 : 72, proposition n° 5).92. voir plus loin, p. 280 et suivantes.

— consommation de substances psychoactives (alcool occasionnel chez 73 % des étudiants, mais avec pratiques festives et ivresses ponctuelles ou massives chez 40 % environ 84 ; tabac ; poppers en forte croissance 85) ;

— pratique de l’IvG (5 % des étudiantes, soit deux fois plus que chez l’ensemble des femmes de 18-24 ans).

Les étudiants dont l’état de santé est le plus dégradé sont géné-ralement ceux en situation de précarité 86, qui doivent travailler pour financer leurs études et qui ne peuvent supporter le coût des soins médicaux (renoncement aux soins chez 40 % des étudiants 87, plus de 15 % d’entre eux ne pouvant avoir une mutuelle complé-mentaire). Après ce constat assez dramatique, repris en quelques lignes par le rapporteur Lambert [RL : 35], quel remède ? Denis Lambert préconise des « principes de simplification », reprend le « concept » de « maisons de santé » intégrées aux CROUS, concept proposé par le rapport Wauquiez 88, pour enchaîner sur l’action sociale 89, qu’il développe ensuite longuement : « les agences doivent inscrire leur mission sociale dans des politiques parte-nariales de prévention et de promotion de la santé étudiante » [RL : 35]. Le passage de l’action sanitaire à des considérations sur la seule action sociale est en apparence logique et justifié par le rapport Wauquiez qui avait mis l’accent sur les relations entre précarité et état de santé. Pourtant, le passage de l’un à l’autre

84. Chiffres, respectivement, de l’USEM (enquête de juin 2009) et de Wauquiez (déc. 2006 : 29-32).85. Enquête de l’USEM de juin 2009. Le poppers est un euphorisant – liquide vaso-dilatateur, utilisé principalement au cours des rapports sexuels pour ses effets décontractants, mais présentant des risques importants de troubles respiratoires à long terme. Interdit par le décret n° 2007-1636 du 20 novembre 2007, ce produit est à nouveau commercialisé après un recours en annulation gagné par les fabricants et distributeurs auprès du Conseil d’État (15 mai 2009). Il était temps de légaliser des drogues permettant de satisfaire aussi le vaste marché des étudiants déprimés…86. Wauquiez (déc. 2006 : 21-23). La tentation suicidaire grimpe à 35 % chez les étudiants en situation de précarité, selon une étude portant sur les étudiants de Paris 8 et Paris 13. La tentation suicidaire est corrélée à un mal-être qui croît d’ailleurs fortement, en 2009, chez les étudiants de sciences humaines et socia-les (18,5 % contre 6,2 % pour les étudiants de filières médicales et paramédica-les – source USEM, 2009) : effets positifs, entre autres, de la mastérisation des concours et d’une précarisation annoncée ?87. Enquête de l’USEM, juin 2009.88. Wauquiez (déc. 2006 : 124). Pour simplifier : tous les acteurs sanitaires réunis en un lieu unique (médecine préventive, assistance sociale… et mutuelles).89. Notons au passage le faible effectif d’assistants sociaux : 175 rattachés aux CROUS et 50 aux universités – 1 pour 10 222 étudiants ! Selon le principe du moins de fonctionnaires, Denis Lambert ne propose pas d’en accroître le nombre, ce qui semblerait s’imposer : il propose uniquement de tous les rattacher aux Agences de la vie étudiante.

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exemple à l’externalisation prévisible de ces personnels dans l’éla-boration des nouveaux restaurants des plans Campus ;

(3) le gain d’argent apporté par le travail temporaire permet-trait aux étudiants de pouvoir se payer une mutuelle complé-mentaire 95. Le rapporteur ne dit rien à ce sujet, mais la place du développement précédent sur le travail temporaire, développé immédiatement après le paragraphe sur les moyens « d’améliorer la santé des étudiants », ne peut s’expliquer que de cette manière : il est alors remarquable que la précarité, soulevée par le rappor-teur Wauquiez comme source de mauvaise santé et de mauvais résultats scolaires, trouve sa solution dans la précarité, sous forme de petits boulots ponctuels ;

(4) les petits boulots dans les AvE et dans les officines privées placées au sein des AvE assureraient par ailleurs un gain de « formation » permettant l’acquisition de crédits ECtS et une vali-dation partielle dans les diplômes : « Certaines activités (anima-tion, encadrement d’ateliers informatiques…) pourraient faire l’objet d’une reconnaissance de l’engagement de ces étudiants vis-à-vis de leurs pairs dans leur cursus universitaire (crédits ECtS) » [RL : 36]. Après un mouvement social dans les universités où le ministère de l’Enseignement supérieur n’a cessé de rappeler aux méchants grévistes l’importance des diplômes et de leur contenu, le masque tombe : pour les libéraux, l’intérêt des petits boulots étudiants, c’est d’en faire cyniquement une partie du contenu des diplômes (un étudiant pourra avoir une licence dans laquelle par exemple un dixième ou un sixième d’une année consisterait à avoir vendu des frites au restaurant universitaire 96). Là où le dispositif est le plus cynique, c’est que cette reconnaissance en termes de crédits permettrait aussi l’économie de cours universitaires, donc

95. On passe sur la mesure libérale du « chèque santé » proposé par les mutuel-les (USEM, 2007, La santé des étudiants d’aujourd’ hui : l’avenir de la société de demain ! Livre blanc sur la santé et la protection sociale des étudiants, p. 25-28), et par le rapporteur Wauquiez (déc. 2006 : 123), consistant à faire assumer entre 50 % et 75 % du montant d’une cotisation mutualiste par l’État, le reste étant à la charge de l’étudiant. Mesure libérale, puisque, d’une part, le montant du chèque santé serait calculé sur les contrats « d’entrée de gamme » (pas de contrat « confort privilège » pour les pauvres) ; d’autre part, l’étudiant aurait une part à payer, sans doute pour lui apprendre que tout ne lui est pas dû et qu’il n’y a pas d’État-providence. Et qu’en définitive, l’essentiel resterait, derrière l’intérêt affiché pour la santé des étudiants, l’intérêt économique que représentent des centaines de milliers de clients pour des mutuelles-entreprises.96. L’exemple n’est pas donné dans la citation du rapporteur, mais les points de suspension, à la suite des exemples donnés entre parenthèses, sont lourds de menaces. On connaît la pratique libérale qui ne met aucun garde-fou : les points de suspension ouvrent la possibilité de reconnaître tout et n’importe quoi au titre de savoir – ce qui est déjà partiellement le cas dans certaines unités d’ensei-gnement (projets libres sur contrat).

locaux pourront être mis gratuitement à disposition, permettant une économie des frais de location pour le prestataire privé, tous frais pris en charge par le public 93 ;

(2) le rapporteur encourage ensuite la création d’emplois précaires des étudiants dans les agences elles-mêmes… et aussi chez ces « partenaires privés » (banques, entreprises, etc.) inté-grés aux agences. Le but est éminemment social :

développer l’ implication d’étudiants dans les organisations de travail des agences. Pour faire face à des besoins ponctuels, limités ou saisonniers, il est légitime de recourir à des étudiants dans le cadre d’emplois temporaires. Les emplois concernés sont profitables à l’étudiant dans un large spectre d’activités : fonctions d’animation, de monitorat, de tutorat, participation à des activités d’accueil, ou à d’autres activités au sein des restaurants et des résidences universitaires [RL : 36 ; souligné par moi].

Les étudiants se retrouveraient ainsi tout le temps entre eux, comme dans les campus américains, en contradiction avec la mixité prônée dans le « logement intergénérationnel » : étudiants vendeurs dans une libraire, étudiants guichetiers dans les banques, étudiants serveurs dans les restaurants universitaires, etc. Les avantages libéraux de cette préconisation sont évidents :

— fournir une main-d’œuvre précaire (les termes soulignés le disent avec insistance !), très adaptée aux calendriers universitaires. En effet, pendant de longues périodes, les campus universitaires sont déserts ; or, les personnels titulaires sont constamment rémunérés, y compris dans les moments de vacances ou banalisations, ce qui a un coût. L’avantage d’employer des étudiants est que, par exem-ple en fin de premier semestre, ils ne travailleraient au restaurant universitaire ou pour d’autres « missions » que deux semaines en décembre, en laissant passer les vacances de Noël (en gros, 15 au 15 décembre), pour reprendre une semaine en janvier, en laissant passer à nouveau les semaines d’examen du premier semestre jusqu’à début février, début des cours du second semestre ;

— permettre la suppression des BIAtOSS de catégorie C qui travaillent par exemple dans les restaurants universitaires, suppression souhaitée par valérie Pécresse 94 et à corréler par

93. Selon le principe de « socialisation des coûts » observé actuellement pour les banques : l’État vient à leur secours temporairement, sa participation cessant dès le redressement financier des établissements bancaires.94. La catégorie C « n’est pas au cœur des préoccupations de l’université » (France Inter, 24 février 2009).

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Action culturelleQuant à l’action culturelle, des préoccupations sociales de

démocratisation de la culture et d’engagement des étudiants sont affichées, mais au détour d’une phrase, on relève toujours une expression qui montre que les bonnes intentions servent à enfon-cer le coin du libéralisme :

– « ces dispositifs [pass culture], dont la mise en œuvre peut être accélérée avec le développement des cartes multiservices, permettant aux étudiants un accès privilégié au spectacle vivant, sont des instruments essentiels de démocratisation d’accès à la culture, notamment dans ses formes réputées les plus élitistes » [RL : 41]. On remarquera que le pass culture, comme la monétique pour le restaurant universitaire, est l’occasion de fournir à l’étu-diant une carte l’incitant à consommer dans les domaines cultu-rels – l’ex-patron de la FNAC, Denis Olivennes, y était très favora-ble – et à rester captif de banques ou sociétés de crédit ;

– « le réseau des agences jouera également un rôle pour favori-ser l’engagement étudiant dans différents domaines (humanitaire, environnement) mais aussi pour participer, en lien avec le réseau associatif, à des actions visant à soutenir l’engagement pour la citoyenneté (par exemple, le soutien scolaire) » [RL : 40]. L’exem-ple donné entre parenthèses n’est pas choisi au hasard : encoura-ger le soutien scolaire sous forme de bénévolat, c’est supprimer le soutien scolaire institutionnel, dont chacun sait qu’il coûte trop cher ; on s’étonne que le rapporteur Lambert ne suggère pas que cette expérience d’engagement didactique soit reconnue en crédits ECtS, selon le principe vu au niveau de l’action sociale.

Quel service public après la réforme ?Face à toutes ces évolutions qui conduisent à des missions

caractéristiques du secteur privé, le rapporteur Lambert précise qu’il ne souhaite pas une évolution vers des organismes privés, mais leur conservation comme organismes publics. Ne croyons cependant pas que le rapporteur soit un promoteur des services publics, il tient seulement à jouer des partenariats public-privé que permet la LOLF :

Il convient en revanche d’exploiter davantage les possibilités offertes par le statut d’établissement public administratif et par la Loi organique portant loi de finances (LOLF) qui admettent les dérogations et les adaptations nécessaires, pour l’exercice d’activités de productions de services ; mais il faut aussi imagi-ner de nouveaux modes de gestion. Certains CROUS se sont déjà engagés dans cette voie en développant de nouveaux services aux étudiants, parfois repris en exploitation à des prestataires

de personnels enseignants-chercheurs, comme ceux des techno-logies de l’information et de la communication pour l’éducation (tICE), pour reprendre l’exemple de Denis Lambert.

Le dispositif du « guichet social unique » loge tout le monde à la même enseigne : étudiants, personnels administratifs et ensei-gnants, tous perdants. L’étudiant, en particulier, tirera des AvE une expérience unique : une situation précaire, un boulot précaire, une santé précaire, une formation inane.

Accueil international et mobilité étudianteDans ce domaine, le cadre reste le même : des préoccupations

sociales sont affichées, mais comment seront-elles financées ? À quels étudiants français ou étrangers profiteront-elles ? Le vocabu-laire libéral ne laisse guère de doutes sur les principes élitistes qui devraient présider au choix économique des étudiants concernés. Il est question, d’une part, d’accroître « l’attractivité de l’enseignement supérieur français dans un environnement international de plus en plus concurrentiel » ; d’autre part, d’« assurer une réelle valeur ajou-tée à l’étudiant en mobilité » [RL : 37 ; souligné par moi]. Le rappor-teur Lambert envisage en particulier de faire jouer aux AvE le rôle « d’opérateurs » pour « le compte de l’Agence Campus France », c’est-à-dire de gérer « l’accueil et la mobilité de tous les étudiants inter-nationaux […] et la gestion de toutes les bourses de mobilité » [RL : 38-39]. Cette dernière préconisation laisse craindre, toujours sous couvert de « simplification », un traitement variable d’une académie à une autre, selon le budget propre des AvE 97, et conséquemment un renforcement des principes sélectifs arbitraires d’immigration choi-sie qui semblent émerger de la création de « Campus France 98 ».

97. Sur ce risque d’inégalités académiques, voir plus loin, p. 282.98. Campus France (<http://www.campusfrance.org>) est l’« opérateur » intermé-diaire « unique » qui gère l’inscription des étudiants étrangers dans un établisse-ment supérieur et l’obtention des visas étudiants, selon une « procédure dématé-rialisée obligatoire » (= constitution des dossiers par internet), « opération simple et rapide […] qui accélère de manière significative les délais de réponse ». Un opérateur « simplifiant » mais filtrant ? Depuis 1971, les étudiants voulant s’ins-crire en première année à l’université font une demande d’accès préalable qui, depuis 2007, comporte « un entretien personnalisé d’évaluation du projet » avec un « accompagnateur » Campus France. Depuis la création de Campus France, une expérience personnelle à Lyon 2 montre qu’en commission pédagogique de lettres, le nombre de demandes des pays africains francophones décroît forte-ment (- 80 %) et que pour les demandes qui parviennent à la commission, l’avis de l’ambassade est souvent négatif, sauf en cas de dossier « excellent » (passage par une autre université européenne ou américaine). Immigration positive ? En revanche, les candidatures chinoises, quel que soit le niveau de français, ne sont pas évaluées négativement. La Chine, un partenaire libéral à ménager ? D’autres collègues d’autres universités voient des tendances similaires se dessiner.

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de Postes à responsabilité particulière (PRP), comme le souli-gne Denis Lambert qui préconise de « développer les procédures de recrutement sur des postes à profil (procédure des Postes à responsabilité particulière) » [RL : 59].

Ce dernier aspect est le plus délétère, mais les préconisations du rapporteur en la matière sont depuis longtemps largement entrées en vigueur pour les personnels BIAtOSS. Les Postes à responsabilité particulière (PRP) sont le soubassement du salaire au mérite : les « compétences » appellent des « résultats », dont l’évaluation se fait déjà annuellement et individuellement 101 et dont l’atteinte définit le montant de la prime accordée à l’agent, selon le principe de la récente Prime fonctions-résultats (PFR) 102 qui remplace toutes les autres primes jusqu’alors existantes dans la fonction publique. Les conséquences en sont massives :

— dilution du salaire dans les primes 103 et précarisation du revenu (d’autant plus que les personnels précaires, environ 30 % parmi les BIAtOSS, n’ont pas le droit de toucher de primes), particuliè-rement difficile à supporter pour des personnels dont le salaire avoisine le SMIC ;

— mise en concurrence des personnels par l’obligation de résultats pour pouvoir toucher la PFR : cela aboutit directement à la néga-tion de l’idée que les missions de service public sont d’autant plus efficaces qu’elles sont menées collectivement 104 ;

— exploitation des personnels : pour atteindre les résultats et espé-rer un salaire complet, l’employé sera sans doute souvent contraint de faire des heures supplémentaires.

Sur ce terrain de casse du statut des personnels BIAtOSS, les préconisations de Denis Lambert ne peuvent que bien se porter, par exemple lorsqu’il considère que « la modernisation des agen-ces [nécessite] des politiques de recrutement mieux ciblées et une gestion des emplois assise sur la notion de métiers. Cela appelle,

101. Décret n° 2007-1365 du 17 septembre 2007. L’évaluation n’est contestable par l’agent que dans le cadre d’une procédure très dissuasive.102. Décret n° 2008-1533 du 22 décembre 2008 ; circulaire relative à la mise en œuvre de la PFR du 14 avril 2009.103. Le salaire indiciaire fixe est stagnant (dérisoire augmentation du point d’indice), tandis que la part indemnitaire variable croît jusqu’à hauteur de 30 % du salaire – la part indemnitaire se réduisant essentiellement à des primes, en l’occurrence, à la seule PFR. Dans la PFR, la prime de fonctions représente 60 % de la prime totale, la prime de résultats, la plus aléatoire, 40 %.104. Sur les effets néfastes et l’inefficacité du salaire au mérite, voir le numéro spécial de Perspectives, Gestions publiques, mars 2009, n° 30 où on peut lire : « la rémunération à la performance peut induire des comportements plus individua-listes, parfois nocifs pour l’esprit du service public » (p. 1). Si les ministères de l’économie et du budget le reconnaissent eux-mêmes dans leurs publications…

privés et dans le respect des règles de la concurrence, et en imaginant des modes de gestion compatibles avec leur régle-mentation juridique et financière notamment pour toutes les activités de nature commerciale [RL : 21 ; souligné par moi].

C’est toujours le principe de socialisation des coûts et de priva-tisation des profits : et le rapporteur de citer, par exemple, l’exter-nalisation des missions de restauration par l’ENS-LSH de Lyon.

La réforme des CROUS pour les personnels BIATOSS : vers toujours plus de précarité 99

Actuellement, le CNOUS et les CROUS emploient 3 000 fonc-tionnaires et 9 000 contractuels. Le but, plusieurs fois affirmé, serait de passer à une « e-administration » [RL : 56] et d’aller vers un « management stratégique et [une] gestion qualitative », mais tout en favorisant la réduction des CDD en CDI [RL : 60] et l’accom pagnement social et indemnitaire : le rapporteur Lambert fait toujours miroiter le positif du service public. En clair, cepen-dant, on lit trois principes, particulièrement destructeurs pour les personnels BIAtOSS travaillant dans les CROUS :

— la « mutualisation nationale ou régionale de certaines fonctions (service juridique et contentieux, service achats, réseau de forma-tion inter-agences…) » [RL : 58] et les « redéploiements internes ou externes » [RL : 60] des personnels, après les restructurations occasionnées par la réforme. Cela se résumerait, dans les faits, en suppression de postes, externalisation de diverses tâches et précarisation 100 (il est recommandé par exemple de « recruter des contractuels […] pour répondre à des besoins conjoncturels » [RL : 59]) ;

— la démolition du statut de fonctionnaire. Le rapporteur préco-nise d’« évoluer d’une gestion des personnels reposant sur les notions de corps et de grades de la fonction publique vers une gestion des métiers permettant une gestion prévisionnelle des compétences » [RL : 59 ; souligné par moi]. Au principe statutaire

– missions définies par un statut – se substitue un principe de compétences – missions définies pour un poste, indépendamment de toute garantie par le corps et le grade de la personne recrutée ;

— l’individualisation des postes et carrières par la mise en place

99. Sur la réforme du statut des BIAtOSS, voir dans ce recueil l’article de Julia Bodin.100. « Le profit est d’autant plus grand que les coûts sont petits » (M.-L. Honeste, à paraître, 9 leçons sur le libéralisme, Leçon 4) – en l’occurrence, les coûts sala-riaux.

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primes, etc., avec droit de veto) et de recevoir, en reconnaissance de cet hyperstatut, des primes indécentes (jusqu’à 40 000 € par an). Preuve que la réforme des CROUS se fait de façon sournoise et que, si le rapport Lambert est enterré, sa nocivité contamine de manière diffuse les terres du service public : les directeurs des CROUS jouissent de primes importantes, fortement augmentées depuis très peu de temps. Ainsi, « le régime indemnitaire […] des directeurs de CROUS augmentera de 15 % dès cette année 108 » ; or, « les directeurs de CROUS perçoivent une indemnité spéciale dont le taux moyen brut annuel s’élève à 6 098 € pour les directeurs de groupe II et à 9 146 € pour les directeurs de groupe I. Modulable, elle ne peut excéder 200 % de ce taux moyen et n’est cumulable avec aucune autre indemnité 109 ». Pendant ce temps, on favorise l’emploi contractuel précaire et on module à la baisse les salaires des soutiers de l’administration par la PFR ! Supposons une modu-lation à 200 % pour un directeur de groupe I, soit 27 438 €, les 15 % d’augmentation signifient 4 115 € annuels supplémentaires – un peu plus qu’une bourse d’échelon maximal. Le malheur du plus pauvre fait le bonheur du plus riche ;

(3) la subordination des CROUS aux universités. Étonnam-ment, le rapporteur Lambert introduit une troisième et nouvelle instance, le Conseil d’orientations stratégiques (COS), surtout piloté par l’université, qui est l’instance dirigeante, celle qui définit les missions des AvE et les rapproche de l’université ; leur président est celui du PRES (Pôle de recherche et d’enseignement supérieur).

Mais le rapporteur Lambert a, semble-t-il, négligé l’exigence toujours plus forte de concentration des pouvoirs. Malgré la « contrepartie » d’un COS sous la présidence d’un président d’uni-versité, la CPU a réagi avec réticence à la proposition d’autono-mie très forte des AvE. tout en soutenant les constats du rapport Lambert et la proposition d’AvE, la CPU demande en fait moins d’autonomie pour les nouvelles agences et un contrôle accru de l’université, renforçant ainsi la puissance de celle-ci et de son

108. valérie Pécresse, 29 juin 2009, communiqué de presse, « Un nouveau statut pour les secrétaires généraux d’université » (<http://www.enseignementsup-re-cherche.gouv.fr>). Le même communiqué précise que les « directeurs généraux des services d’universités » (ex-secrétaires généraux) des universités passées aux « responsabilités et compétences élargies » bénéficieront de la même augmen-tation que les directeurs de CROUS – étant entendu que ce sont parfois des administrateurs du même « vivier », comme en témoigne l’exemple de Lyon 2, où le nouveau secrétaire général est un ancien directeur de CROUS, membre du bureau de l’association des directeurs de CROUS présidée par Denis Lambert… Un « petit monde » (voir section suivante) ?109. MESR, 17 décembre 2008, « Directeur de CROUS » (<http://www.enseigne-mentsup-recherche.gouv.fr>).

comme pour les universités, une autonomie renforcée des agen-ces dans la gestion des différents dispositifs d’emplois » [RL : 58]. « Autonomie » : le mot-clef est lâché.

La réforme des CROUS en termes institutionnels : une nouvelle LRU

Le rapport Lambert retouche l’intégralité du dispositif des CROUS. Ses principes essentiels en sont, on l’a dit, la « simpli-fication » des instances pour faciliter toutes les démarches des étudiants, qui se feront uniquement dans les futurs Agences de la vie étudiante (AvE). Denis Lambert affirme sa prise en consi-dération du statut des personnels et son souci du service public. Mais derrière ces paravents rassurants se cachent les enjeux libé-raux clairement apparentés à ceux dénoncés dans la loi « Liber-tés et responsabilités des universités » du 10 août 2007 (LRU) 105. Comme on l’a dit, c’est le mot « autonomie » qui à lui seul résume l’esprit de cette nouvelle « LRU des CROUS 106 ».

Le principe d’« autonomie »L’« autonomie », en l’occurrence, c’est :(1) le désengagement de l’État : le CNOUS devient l’ANvE 107

(Agence nationale de la vie étudiante) aux prérogatives très rédui-tes, dont le président est celui de la CPU (Conférence des prési-dents d’université) ou un vice-président de la CPU, dont on sait à quel point elle est plutôt favorable, dans son ensemble, à la LRU et aux directives ministérielles ;

(2) le renforcement des instances locales : les CROUS devien-nent des agences de moyens, les AvE (Agences de la vie étudiante), très indépendantes, fonctionnant sur des budgets propres et variables selon les académies, avec des personnels propres (non fonctionnaires). Actuellement, les CROUS sont sous la respon-sabilité du ministère, du rectorat et du CNOUS, et indépendants des universités ; désormais, les AvE seront sous la direction d’un seul directeur d’agence, hyperpuissant. Cela ne peut que rappe-ler la LRU conférant aux présidents d’universités des hyperpou-voirs leur permettant de décider de tout (recrutements, budgets,

105. On soulignera la convergence de ces enjeux avec les positions soutenues par Benoist Apparu, promoteur de la LRU, membre du CA du CNOUS et consulté par Denis Lambert pour son rapport.106. Expression empruntée à l’UNEF, 17 septembre 2008, communiqué de presse, « Rapport Lambert : les étudiants ne veulent pas d’une LRU des CROUS ».107. Les syndicats ont vite pointé la proximité phonétique avec la défunte ANPE, heureusement renommée « Pôle Emploi ».

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(2) par rapport à celle du Conseil d’administration (CA) du CNOUS, la composition du CA de l’ANvE est réduite de 2 membres, mais s’accroît de deux vice-présidents… issus de la CPU [RL : 46] ;

(3) par rapport à celle du CA du CROUS, la composition du CA de l’AvE se renforce d’un vice-président étudiant, pris dans le CA de l’université. Le rapporteur Lambert y voit une caution de plus de démocratie, d’implication des étudiants, de « légitimité renforcée » [RL : 46 ; 48-49]. Cependant, ce vice-président, élu par le CA de l’université, peut ne pas refléter la tendance majo-ritaire étudiante, mais la tendance majoritaire des enseignants- chercheurs au CA (sachant que cette tendance est surreprésen-tée par le mode de scrutin mis en place par la LRU). C’est le cas de l’université Lyon 2, où le vice-président étudiant du CA est issu de la Cé (Confédération étudiante) qui a un siège (23,2 %) et non des syndicats majoritaires (FSE, 2 sièges, 32,8 % ; UNEF, 1 siège, 24,8 %) et opposés à la majorité présidentielle. On conclura que dans la recomposition du CA des AvE, ce sont surtout les pouvoirs du président et une orientation unique qui seraient renforcés ;

(4) à rebours de la prétention d’accroître la représentation étudiante avec 33 % dans l’ANvE et les AvE, Denis Lambert préconise, sans heurts, une proportion d’élus étudiants réduite à 20 % dans le COS, véritable instance décisionnaire [RL : 47].

tout cela est représentatif de la « gouvernance », concept central de la LRU, et naturellement au cœur de la réforme des CROUS présentée par Denis Lambert 112. Une gouvernance à plusieurs, mais pas trop, entre soi, sans risque d’opposition. C’est sans doute une tendance « autonomiste », aussi, que de replier ce « petit monde » sur soi, sans risque que rien ne filtre vers l’extérieur, grâce à quelques recommandations exemplaires d’omerta :

— confinement du contrôle financier [RL : 61]. Actuellement, le contrôle se fait en amont (avant utilisation des sommes) et est doublé (par le contrôleur financier en région, par le CNOUS au niveau national) ; à l’avenir, ce contrôle serait « simplifié », c’est-à-dire unique, local et en aval, pour donner plus de pouvoir déci-sionnaire au directeur de l’AvE : pouvoir absolu et circularité des procédures de contrôle, quelles meilleures garanties indé-pendantistes ?

— confinement du contrôle légal [RL : 62]. Actuellement, ce contrôle est assuré par la Division des affaires financières ; à l’avenir,

112. Pour la « gouvernance », voir également les analyses de Geneviève Azam et de Christian de Montlibert dans ce volume. (NdE)

président : « Il est donc indispensable que la présidence du conseil d’administration de l’AvE soit confiée à un président d’université, et non plus au recteur. […] Les AvE devraient même à terme être identifiées à l’institution universitaire 110. »

Il reste que la principale transformation, celle des CROUS en agences de moyens (AvE) aux ressources dépendant du privé, constitue une menace de privatisation identique à celle pesant sur les universités avec la LRU et que cette menace n’est pas pointée par la CPU. Comme le pointent à l’inverse le syndicat des person-nels administratifs SNASUB et le syndicat étudiant de la FSE, la mise en place d’agences de moyens aboutirait à l’équation : « À région économiquement prospère, AvE favorisée et bourses en nombre, et à région pauvre, AvE sous-dotée et bourses insuffisan-tes 111. » Autrement dit, qu’arrivera-t-il dans le cas des académies où il y a un très fort taux de boursiers (Lille, Antilles, Réunion), si le privé n’investit pas ? Il est à craindre que, pour les différents secteurs d’intervention, les AvE autonomes ne décident elles-mêmes des critères et des montants, sans cadrage national, sans obligation de répondre aux besoins des plus pauvres, ce qui ne pourrait qu’accroître la disparité constatée entre académies au début de cet article.

Le nouveau monde des AVE : un « petit monde »Malgré le petit incident avec la CPU sur le partage du pouvoir

ou des « responsabilités », la réforme des CROUS met en lumière le « petit monde » de l’hyper-présidentialisation inauguré par la LRU libérale, comme le montrent quelques données exemplai-res :

(1) parmi les personnes consultées par Denis Lambert, alors directeur du CROUS de Lyon, se trouvent plusieurs présidents d’université (ce qui ne va pas de soi, les CROUS étant indépen-dants, actuellement, des universités), dont certains des plus soli-des promoteurs de la LRU dès 2007 : Michel Lussault (président de l’université de tours, devenu président du PRES lyonnais) et Lionel Collet (président de l’université Lyon 1, devenu prési-dent de la Conférence des présidents d’université) [RL : 67-68]. Or, comme on vient de le voir, le rapporteur propose d’assigner la direction de l’ANvE et du COS aux présidents, respective-ment, de la CPU et du PRES : les consultants deviendraient alors acteurs d’une concentration des pouvoirs ;

110. CPU, 7 octobre 2008, communiqué de presse, « Rapport Lambert : La vie étudiante doit rester au cœur des universités ».111. FSE, septembre 2008, communiqué de presse, « Communiqué sur le rapport Lambert ».

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marché ; constructions ou reconstructions en partenariat avec le BtP ; accroissement du parc immobilier privé, plus cher, appar-tenant à des bailleurs “labellisés”) ;

— mise en place de la monétique (restauration universitaire et autres secteurs) avec bancarisation et captation de la clientèle étudiante par les marchands, au-delà de l’université ;

— action sanitaire et sociale inconsistante (pas d’accès aux complémentaires santé, pas de recrutement d’assistants sociaux, très insuffisants en nombre), malgré la lourde dégradation de la santé étudiante (précarité, manque d’accès aux soins faute de moyens financiers, dépression engendrée par un avenir profes-sionnel réduit à la précarité). La seule solution envisagée est celle du travail précaire pendant les études, supposée apporter à l’étudiant de l’argent et le moyen de se payer une mutuelle ;

— accueil des étudiants étrangers sur le mode de l’immigration positive (renforcement des procédures de contrôle et de sélec-tion), par l’« opérateur » Campus-France ;

— action culturelle sous l’angle du bénévolat (soutien aux asso-ciations basées sur le volontariat – qui tue l’emploi) et de la consommation marchande de biens culturels (incitation aux tarifs « étudiant », promotion des cartes de fidélisation de la « clientèle » comme le « pass-culture ») ;— casse des personnels BIAtOSS, par mutualisation (suppression de postes) et externalisation des tâches, précarisation croissante (emplois contractuels), individualisation des postes et carrières (Postes à responsabilités particulières), mise en concurrence et salaire au mérite (Prime fonctions-résultats) ;

— mise en place d’une « gouvernance », avec des directeurs de CROUS dont le salaire récemment augmenté préfigure les pouvoirs accrus, et d’un « petit monde », toujours le même, à la tête des réflexions, décisions, conseils, présidence, direction.

Sur un tel terrain oligarchique et ploutocratique, il y a bon espoir que le reste des mesures du rapport Lambert passe en acte un jour ou l’autre. Pour la « masse » des étudiants et person-nels, le pire est déjà en vigueur 115.

115. Cet article, rédigé en juillet 2009, était sous presse quand les mesures pour l’année universitaire 2009-2010 ont été rendues publiques – c’est pourquoi elles n’ont pu être intégrées aux analyses précédentes. Pour être exhaustif, donnons-en brièvement la teneur : « Les bourses étudiantes vont être revalorisées de 1,5 % à 3 % à la rentrée, a annoncé lundi la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche valérie Pécresse à l’issue d’une réunion sur la rentrée avec les orga-nisations étudiantes. Pour l’année universitaire 2009-2010, les bourses sur critè-res sociaux d’échelons 1 à 5, dont bénéficient quelque 350 000 étudiants, seront augmentées de 1,5 %. Les bourses de l’échelon 6, attribuées aux 100 000 étudiants

pour « simplifier », il serait fait par le préfet… lequel nomme les quatre représentants de l’État dans les AvE : un vase clos, à nouveau. Comme dans la LRU, « l’autonomie » de la réforme des CROUS déboucherait sur un fonctionnement plus autoritaire et moins démocratique.

BilanAu printemps 2009, des étudiants protestent contre le rapport

Lambert au CROUS parisien de Port-Royal et séquestrent Denis Lambert, pendant 1 h 30, pour lui « expose [r] leurs revendica-tions : la baisse des tarifs de tous les services du CROUS, l’aug-mentation du nombre et du montant des bourses, la création de postes supplémentaires BIATOSS 113 ». Dialogue fermé, la police finit par intervenir :

Une quinzaine de policiers […] évacuent avec brutalité les occupants. Alors que les étudiants s’ étaient mis d’accord pour ne pas résister par la violence […], ils sont éjectés sans ména-gement. Scène d’empoignades, de personnes piétinées, de bras tordus, une employée dans le couloir s’ écrie outrée : « Vous n’avez pas le droit ! Ils étaient calmes, c’est une honte ! » L’ éva-cuation s’effectue au pas de charge et les étudiants se retrou-vent dehors. […] S’ensuit une mêlée dans laquelle des étudiants sont malmenés et traînés sur le sol. […] quelques membres du personnel sortent dans la rue pour exprimer leur indignation devant les méthodes employées par la police 114.

Les revendications des étudiants et réactions des personnels expriment clairement convergence des luttes et solidarité. Mais l’opposition à la réforme des CROUS s’est soldée comme l’ensem-ble du mouvement de contestation universitaire : par la répres-sion (administrative, morale ou policière) des personnes et le piétinement des revendications. Entre-temps, une importante partie de la réforme des aides aux étudiants est en effet passée :

— refonte des bourses au profit des plus riches et de la reproduc-tion sociale (CPGE), au détriment des plus pauvres, assurant la mise en place d’un cercle vicieux de la pauvreté étudiante ;

— paupérisation du logement étudiant (colocation, containers) et libéralisation de l’offre (désengagement de l’État au profit des collectivités locales ; destruction des logements publics bon

113. Libération, 6 avril 2009, « Séquestration et évacuation musclée au CROUS de Paris » ; souligné par moi.114. Libération, ibid.

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Leurs intentions sont pures

Julia Bodin

« Il est très difficile de convaincre 57 000 enseignants-chercheurs que nos intentions sont pures », a confié la ministre valérie

Pécresse dans une interview donnée aux lecteurs du journal Metro 1.Le 10 février 2009, lors des questions d’actualité à l’Assem-

blée nationale, elle déclarait : « Il n’y a pas d’amour sans preuve d’amour et des preuves d’amour à la communauté universitaire, nous en donnons tous les jours. »

« Intentions pures », « preuves d’amour », le tout pimenté de technicité, de performance, d’indicateurs, de culture du résultat, de management, d’évaluation, de mérite, de flexibilité, de mobi-lité… tous les ingrédients d’un roman à l’eau de rose façon high-tech pour jeunes cadres dynamiques dont les derniers chapitres s’ouvriraient sur un monde nouveau et meilleur, pour peu que nous nous débarrassions de nos vieilles habitudes et que nous nous laissions guider, confiants.

L’universitaire est susceptible, conservateur, frileux et atta-ché à ses privilèges d’un autre âge (du xxe siècle, c’est dire). Il joue la vierge effarouchée quand le monde de l’entreprise lui ouvre grands les bras et lui propose monts et merveilles, et la ministre peine à convaincre. voilà ce que communique le gouvernement pour expliquer la fronde des universitaires, leurs manifestations hebdomadaires, leur si longue grève, leur détermination symboli-sée par la Ronde infinie des obstinés 2.

Mais communication n’est pas concertation.« Intentions pures » envers les enseignants-chercheurs avec le

décret sur la modulation des services, envers les étudiants et futurs enseignants avec la mastérisation des concours 3. Les personnels BIAtOSS 4 ne sont pas en reste. Ce sont peut-être même eux les

1. Metro, juin 2009 (<http://www.metrofrance.com/infos/il-est-tres-difficile-de-convaincre-que-nos-intentions-sont-pures/pifc!yKfreupaG451svXv4vKAng/index.xml>).2. http://rondeinfinie.canalblog.com/3. Pour le décret sur la modulation des services et la mastérisation, voir les contributions d’Olivier Ertzscheid et de Christophe Mileschi dans ce volume.4. Personnels non enseignants des universités : Bibliothèque Ingénieur Admi-nistratif technicien Ouvrier de Service et de Santé. On compte environ 55 000 BIAtOSS pour 57 000 enseignants-chercheurs selon les chiffres du minis-tère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

les plus défavorisés, augmenteront de 3 % » (AFP, 31 août 2009). Ces chiffres sont sans doute en trompe-l’œil : le ministère souligne une revalorisation des bour-ses, malgré l’« inflation négative »… tandis que les organisations étudiantes, comme la FAGE et l’UNEF, se fondant sur le critère plus réaliste « d’évolution du coût de la vie étudiante », pointent une inflation de 3 % en 2008-2009 (Le Monde, 2 septembre 2009, « Mme Pécresse annonce 50 millions d’euros de revalorisation pour les étudiants »). Sans pouvoir aller plus avant dans l’analyse du caractère réellement social et équitable ou pas de ces mesures, on renverra à l’épigraphe de cet article, extraite d’une conférence de presse de v. Pécresse en 2007 (site officiel, Nouvelle Université, http://www.nouvelleuniversite.gouv.fr/videos-vale-rie-pecresse-presente-le-nouveau-financement-des.html?id_document=221&video=IMG%252Fflv%252Fvieetud3-2.flv#bdp) : où l’on voit que, lapsus ou pas de la ministre, la misère sociale est un monde inconnu de nos réformateurs et que leurs bonnes intentions ne s’adressent pas aux pauvres.

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restructuration. Le but affiché de cette révision générale est de faire des économies en réduisant de manière drastique le nombre de fonctionnaires. Elle annonce des fermetures de services dans toutes les administrations (hôpitaux, justice, finances, Éducation nationale, eaux et forêts, Météo France, etc.) 6.

Directement inspiré des pratiques du secteur privé, l’entretien professionnel est présenté comme un moment privilégié pour l’agent qui en « bénéficiera » annuellement. Pour bien compren-dre ce qui se cache derrière ce « moment privilégié », il faut garder en tête les recommandations du Livre blanc sur l’avenir de la fonc-tion publique 7 et les croiser avec décrets et circulaires d’applica-tion qui ne relèvent pas du discours, mais de la réalité :

— 1re étape : instaurer l’évaluation individuelle au travers d’un entre-tien professionnel mené par le supérieur hiérarchique direct ;

— 2e étape : présenter l’entretien professionnel comme un moment de dialogue dont bénéficiera l’agent, un moment de réflexion sur sa carrière, sur ses besoins en formation (encore faudrait-il que toutes les universités, les administrations, se dotent ou puissent se doter d’une offre de formation conséquente et audacieuse, ce qui est loin d’être le cas en ces temps d’austérité budgétaire et de désengagement financier de l’État). Rassurer, convaincre. Infor-mer sans s’appesantir sur le fait que la progression de carrière de l’agent sera liée à son évaluation. L’agent pourra grimper des échelons plus rapidement ou verra son avancement lié à l’ancien-neté bloqué selon le résultat de son entretien professionnel. C’est ce que stipule l’article 9 du décret du 17 septembre 2007 relatif à l’entretien professionnel 8 :

Des majorations de la durée de service requise pour accéder d’un échelon à un échelon supérieur peuvent, après avis de la commission administrative paritaire compétente, être appli-quées aux fonctionnaires dont la valeur professionnelle est insuffisante, par décision du chef de service.Ne pas crier sur les toits que la rémunération de l’agent dépen-

dra de cette évaluation, mais l’inscrire dans les textes.

6. À titre d’exemple, « la réforme de la carte judiciaire se poursuit : en décem-bre 2008, 62 conseils de prud’hommes ont été regroupés et un a été créé. Au 1er janvier 2009, 55 tribunaux de commerce ont été regroupés, et 11 ont créés. Six tribunaux d’instance ont été regroupés au 1er trimestre par anticipation ». RGPP 2e rapport d’étape, 13 mai 2009 (<www.rgpp.modernisation.gouv.fr>).7. Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique ou rapport Silicani, 2008 (<http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000231/0000.pdf>).8. Décret n° 2007-1365 du 17 septembre 2007 portant application de l’article 55bis de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relative à la fonction publique de l’État (<http://droit.org/jo/20070919/BCFF0761150D.html>).

plus choyés. Mais voilà, les « intentions pures » cachent souvent de vilains secrets et de gros mensonges.

Ces « intentions pures » s’expriment au travers d’une batterie de réformes qui visent à remodeler l’université, mais aussi à une refonte si profonde de la fonction publique qu’il ne restera plus grand-chose des statuts actuels de ses agents.

Les réformes vont de pair avec l’introduction dans la sphère du secteur public d’un vocabulaire emprunté au privé (Nouveau management public). L’université devient par glissement sémanti-que une entreprise à manager.

Le gouvernement s’est doté d’une « boîte à outils » (ce sont ses propres termes) pour mettre en place des réformes qui intro-duisent le licenciement dans la fonction publique, la transforma-tion du statut de fonctionnaire en statut de droit privé, le clien-télisme, la mise en concurrence des universités, des services et des personnels, tous facteurs qui mettront à mal les principes d’égalité et d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, deux principes fondateurs de la fonction publique. Petit à petit, vidée de ses agents, dépouillée de ses principes fondamentaux, la fonction publique ne sera qu’une coquille vide qui n’aura plus lieu d’être.

Bien sûr, il ne s’agit pas là d’idéologie, mais de « pragmatisme » comme l’a expliqué Éric Woerth lors la discussion au Sénat, après la déclaration d’urgence du projet de loi « relatif à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique 5 ». Lors de sa présentation, M. Woerth, alors ministre du Budget, des Comp-tes publics et de la Fonction publique, ne s’est pas montré avare de démagogie en expliquant que cette loi allait « permettre à chaque fonctionnaire de découvrir les différents territoires de l’État » et qu’elle était « la condition pour avoir des fonctionnaires heureux et fiers de leurs métiers ».

Sur les sites officiels, les FAQ, foires aux questions, se multiplient pour expliquer, rassurer, convaincre. Communication et transpa-rence nous dit le gouvernement, ce qu’il faut traduire par absence de concertation, refus du dialogue et désinformation, mensonges.

Quel gouvernement irait dire haut et fort qu’il va supprimer la fonction publique et par là même le service public, au risque de soulever un tollé général ? Non, la méthode est plus subtile.

L’entretien individuel d’évaluation, auquel vont devoir se soumettre tous les agents de la fonction publique, est un bel exem-ple de la stratégie de mise en place de ces réformes.

Le cadre donné à toutes ces réformes est celui de la Révision générale des politiques publiques (RGPP) dont le maître mot est

5. Compte rendu analytique officiel du 29 avril 2008 (<http://www.senat.fr/cra/s20080429/s20080429_8.html#par_280>).

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La seconde part, liée aux résultats, déterminée au regard notam-ment du compte rendu de l’entretien d’évaluation, a vocation, quant à elle, à évoluer chaque année à la suite de cet entretien.

2.1.2 Détermination de la part liée aux résultats individuelsLes montants individuels de la part liée aux résultats sont arrê-tés en fonction de l’atteinte des objectifs fixés et de la manière de servir, appréciés dans le cadre de la procédure d’évaluation individuelle. Le montant de cette part est modulé en fonction de l’atteinte des objectifs qui ont été fixés à l’agent.La détermination du montant individuel attribué au titre de la part liée aux résultats découle de la procédure d’évaluation. Il importe qu’ il y ait une grande cohérence entre l’appréciation que l’administration fait du travail accompli par l’agent et le montant alloué au titre de la PFR.Chaque ministère a toute latitude, en fonction de sa politique de gestion des ressources humaines et de son enveloppe de crédits de titre 2, de déterminer, dans la limite des plafonds réglemen-taires, les montants individuels qu’ il entend verser et la marge de variation.Le décret prévoit que « le montant individuel attribué au titre [de la part liée aux résultats individuels] fait l’objet d’un réexamen annuel au vu des résultats de la procédure d’éva-luation individuelle ». En effet, ce montant n’a pas vocation à être reconduit par principe d’année en année ou à faire l’objet d’une évolution prédéterminée : chaque année, un véritable réexamen doit avoir lieu, au vu des conclusions de l’entretien d’évaluation.L’évaluation individuelle est au cœur de l’appréciation de la modulation indemnitaire, les deux exercices d’évaluation et de fixation des montants individuels devant être cohérents.

2.1.3 PFR et évaluationL’entrée dans le dispositif PFR requiert obligatoirement la mise en place préalable d’une procédure d’évaluation annuelle pour les agents concernés.Les administrations devront veiller dans ce cadre, si ce n’est pas déjà le cas, à modifier leur réglementation pour prévoir que tous les agents couverts par la PFR feront par ailleurs effectivement l’objet d’une évaluation conduite à un rythme annuel.L’évaluation des fonctionnaires est régie par deux dispositifs juridiques distincts :

- le décret n° 2002-682 du 29 avril 2002 relatif aux conditions générales d’évaluation, de notation, et d’avancement des fonc-tionnaires de l’État, qui a introduit aux côtés de la procédure de notation le principe de l’évaluation des personnels dans le cadre d’un entretien d’évaluation obligatoire ;

L’article 13 du même décret de 2007 prévoit :

Lorsque des régimes indemnitaires prévoient une modulation en fonction de la manière de servir, celle-ci est appréciée par le chef de service au vu du compte rendu de l’entretien professionnel.

Ces deux articles lient directement la carrière et la rémuné-ration de l’agent à l’entretien professionnel. L’article 13 permet la mise en place de la Prime de fonctions et de résultats (PFR) 9. De quoi s’agit-il ?

La rémunération d’un fonctionnaire comprend une part indi-ciaire qui dépend du grade et de l’échelon (son ancienneté dans le grade) à laquelle viennent s’ajouter des indemnités (indemnités de résidence, supplément familial de traitement), et éventuellement une prime (par exemple pour les BIAtOSS : prime participation à la recherche, prime informatique, etc). Ces dernières primes sont versées à des fonctionnaires appartenant à un même corps ou grade ou à des agents ayant une fonction particulière. La Prime de fonctions et de résultats viendra se substituer à toute autre prime et dépendra directement de l’entretien professionnel.

La PFR, applicable tout d’abord aux attachés (catégorie A de la fonction publique 10) à partir de septembre 2009 et qui le sera à l’ensemble des autres catégories (B et C) en 2012, est expliquée dans la circulaire relative à sa mise en œuvre 11.

Morceaux choisis :

La PFR se décompose donc en deux parts, l’une tenant compte des responsabilités, du niveau d’expertise et des sujétions spéciales liées aux fonctions exercées, l’autre tenant compte des résultats de la procédure d’évaluation individuelle et de la manière de servir.La première part, liée aux fonctions, a vocation à rester stable tant que l’agent occupe les mêmes fonctions, sauf si le contenu du poste évolue dans des proportions conséquentes.

9. Sur la PFR, voir également la contribution de Philippe Selosse dans ce volume. (NdE)10. « Les fonctionnaires de l’État appartiennent à des corps qui comprennent un ou plusieurs grades et sont classés, selon leur niveau de recrutement, en catégo-ries. Ces corps groupent les fonctionnaires soumis au même statut particulier et ayant vocation aux mêmes grades. Ils sont répartis en trois catégories désignées dans l’ordre hiérarchique par les lettres A, B et C » (direction générale de l’admi-nistration et de la fonction publique).11. Circulaire relative à la mise en œuvre de la prime de fonctions et de résultat (14 avril 2009) ; références : décret n° 2008-1533 du 22 décembre 2008 relatif à la prime de fonctions et de résultats (<http://www.fonction-publique.gouv.fr/IMG/Circulaire_B7_2184.pdf>).

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la fonction publique. Il est donc clair que ces propositions ne sont pas vouées à rester lettre morte et que l’on doit prendre au sérieux les recommandations de ce rapport, recommandations qui vont encore plus loin dans le rôle de l’évaluation individuelle des agents comme le montrent certains des extraits suivants :

L’évaluation (p. 132)Faire de l’évaluation l’élément central d’évolution de la carrièrePour faire de l’évaluation un élément central, et non plus acces-soire, de la carrière statutaire et fonctionnelle de l’agent, il faut que celle-ci devienne le principal facteur de toute décision posi-tive ou négative concernant la carrière. Ainsi, la partie variable de la rémunération doit être exclusivement liée à cette appré-ciation. Elle sera nulle si la valeur professionnelle de l’agent est « insuffisante » et maximale si elle est « très bonne ». La détermi-nation du niveau de cette partie de la rémunération doit donc être effectuée en même temps que l’évaluation.L’appréciation portée sera aussi prise en compte pour l’avance-ment d’échelon, de grade ou de cadre statutaire ou d’emplois.La première évaluation insuffisante doit être considérée comme une alerte pour l’agent, pour l’encadrement et pour les services chargés de la gestion des ressources humaines. Elle doit déclen-cher un diagnostic sur les causes de la situation constatée (diffi-cultés personnelles, professionnelles, organisationnelles) ; le cas échéant, des mesures d’accompagnement (formation, etc.) ; dans tous les cas, une nouvelle évaluation effectuée dans les trois mois.Lorsque l’évaluation insuffisante a été confirmée au bout de six mois, le service employeur peut mettre fin, avec préavis, à l’affectation.

Depuis l’entrée en vigueur de la LOLF, les administrations de l’État disposent d’une certaine liberté pour déterminer et mettre en œuvre une politique de rémunération, sous réserve du respect des textes réglementaires et dans la limite de la masse salariale qui leur est allouée annuellement. Elles peuvent diminuer les effectifs réels pour accroître les primes des agents en place ou contenir, voire réduire, leur masse salariale pour affecter les crédits ainsi dégagés à d’autres dépenses de fonctionnement ou d’ investissement.Le cas des agents dont la valeur professionnelle est insuffisante (p. 131)Les textes prévoient déjà la possibilité de licenciement pour insuf-fisance professionnelle. Toutefois, le très faible recours à cette possibilité (une vingtaine de cas en 2006) conduit à s’ interroger

- le décret n° 2007-1365 du 17 septembre 2007 portant application de l’article 55bis de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, qui met en œuvre, à titre expérimental pour les années 2007 à 2009, la suspension de la notation et qui autorise les administrations qui le souhaitent à se fonder sur des entretiens professionnels pour apprécier la valeur professionnelle des agents.Ces textes consacrent la mise en œuvre de principes communs. S’agissant de l’entretien professionnel, le décret du 17 septem-bre 2007 précité prévoit de manière explicite l’adossement de la modulation indemnitaire au résultat de l’évaluation. Ainsi, aux termes de son article 13, « lorsque des régimes indemnitaires prévoient une modulation en fonction de la manière de servir, celle-ci est appréciée par le chef de service au vu du compte rendu de l’entretien professionnel ».S’agissant de l’évaluation-notation, le nouveau cadre fixé par le décret relatif à la prime de fonctions et de résultats établit de la même manière un lien entre les résultats obtenus et l’appré-ciation de la manière de servir sur la base de la notation et de l’évaluation, d’une part, et l’attribution de la part de la PFR liée aux résultats, d’autre part.Il appartient, en outre, à chaque ministère de déterminer le calendrier de la procédure d’évaluation

8. Dispositions transitoires liées à la mise en œuvre de la PFR[…] La mise en œuvre de la PFR ne peut avoir, en tant que telle, pour effet une diminution des attributions individuelles globa-les l’année de son entrée en application.Le montant attribué au titre de la part liée aux fonctions évoluera notamment à l’occasion des changements d’affectation pour tenir compte des responsabilités et des sujétions liées aux nouvelles fonctions. Le montant attribué au titre de la part liée aux résul-tats individuels est appelé à évoluer chaque année, à la hausse ou à la baisse, en fonction de l’appréciation portée par le chef de service sur le travail de l’agent lors de la procédure d’évaluation.

Cette circulaire est sans ambiguïté : la rémunération de l’agent dépendra de l’entretien professionnel et sera sujette à révision chaque année. C’est ce qu’on appelle le salaire au « mérite ». Le « mérite » de l’agent étant à l’appréciation de son chef de service. Chef de service qui devra gérer l’enveloppe budgétaire et décider à qui donner plus, à qui donner moins. L’enveloppe n’étant pas extensible, il n’est certainement pas envisageable de conclure à une très bonne évaluation de tous les agents du service, même dans le cas où tous la mériteraient.

Le décret et la circulaire cités ci-dessus sont directement issus des propositions du rapport Silicani ou Livre blanc sur l’avenir de

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En pratique, chaque chef de service disposerait d’une dotation relative à la part variable de la rémunération fonctionnelle des agents placés sous son autorité calculée sur la base du taux médian de la part variable de chacun des postes de ces agents. Il gérerait globalement cette dotation.Les deux composantes de la rémunération (statutaire et fonc-tionnelle) seraient soumises à cotisations afin de conférer des droits à retraite selon des modalités à préciser.

Personnaliser la rémunération fonctionnelle en tenant compte de la difficulté du poste et des résultats de l’agent (Proposition n° 30, p. 144)En premier lieu, il est proposé, parallèlement à la remise en ordre et à la simplification de la rémunération indiciaire propo-sée ci-dessus (proposition n° 29), d’accroître progressivement la part moyenne de la rémunération fonctionnelle en passant, en dix ans, d’environ 15 % (niveau actuel moyen du régime indem-nitaire par rapport au total des rémunérations) à 25 %.En deuxième lieu, la part variable maximale (liée aux résultats) pourrait être, à terme, de 20 % de la rémunération totale pour les emplois de niveau V, de 15 % pour les emplois de niveau IV, de 10 % les emplois de niveau III, de 7 % les emplois de niveau II et de 5 % les emplois de niveau I 12.En troisième lieu, le niveau maximum de la part variable serait déterminé dans le cadre de l’évaluation de l’agent. Il est proposé de retenir le dispositif suivant :

– une évaluation « insuffisante » correspondrait à une part varia-ble nulle ;

– une évaluation « perfectible » correspondrait à une part varia-ble comprise entre 20 et 30 % du maximum ;

– une évaluation « bonne » correspondrait à une part variable comprise entre 60 et 70 % du maximum ;

– une évaluation « très bonne » correspondrait à 100 % du maxi-mum de la part variable.

Ainsi, la part de fonctions et de résultats de la rémunération est appelée à croître jusqu’à atteindre 45 % des revenus de certains personnels (pour ceux qui cumuleraient 25 % de part fonction-nelle et 20 % de part résultats). À terme, ce pourra être jusqu’à 20 % de la rémunération qui sera révisable chaque année !

Ce gouvernement aime à jouer les « briseurs de tabous » et « avoir le courage des réformes impopulaires ». Le licenciement des fonctionnaires, le salaire au mérite, voilà des réformes qui

12. Niveaux de qualification de I à v dans un ordre décroissant : le niveau I corres-pondant au niveau de qualification le plus élevé.

sur les pratiques de management et sur le dispositif juridique actuel. La procédure à suivre est celle qui existe en matière disciplinaire. Il n’est pas proposé de la modifier. Cela conduirait en effet à encore complexifier les règles procédurales sans que l’on puisse avancer de raisons justifiant que les garanties soient différentes en matière d’ insuffisance professionnelle de celles offertes en matière disciplinaire.En ce qui concerne les critères de fond du licenciement pour insuffisance professionnelle, il est proposé de retenir celui tiré de l’évaluation : un agent, dont la valeur professionnelle aura été estimée insuffisante de manière répétée et durable, pourrait faire l’objet d’un licenciement pour ce motif.

Distinguer, dans la rémunération des agents, une composante liée au grade et une autre liée à l’emploi (Proposition n° 29, p. 142)Il est proposé de rénover et de simplifier profondément le régime actuel de rémunération afin de le rendre lisible et efficace. La rémunération de chaque agent titulaire de la fonction publique comprendrait deux composantes, l’une liée au grade, et l’autre à l’emploi, se substituant à l’ensemble des éléments actuels de rému-nération, à l’exception du supplément familial de traitement.

La rémunération statutaire correspond au grade de l’agent, donc à son niveau de qualification et à son ancienneté.Une remise en ordre complète de cette composante de la rémuné-ration est proposée. Elle serait déterminée, comme aujourd’ hui, par un indice (c’est-à-dire un nombre de points dont la valeur est exprimée en euros et révisée périodiquement), qui dépend du grade et de l’échelon de l’agent. Elle resterait donc liée à son niveau de qualification et au stade d’avancement de sa carrière. En outre, il est proposé, sous réserve du reprofilage du dérou-lement indiciaire de la carrière (GVT), qu’au sein d’un grade, l’avancement d’échelon s’effectue à l’ancienneté, afin, d’une part, d’assurer un déroulement de carrière de base aux agents, consa-crant l’expérience acquise, d’autre part, d’alléger la gestion. Cette évolution est souhaitée par pratiquement toutes les admi-nistrations et correspond à un mécanisme existant dans de nombreuses entreprises. Toutefois, si la valeur professionnelle d’un agent a été jugée insuffisante, et confirmée comme telle, son avancement d’échelon sera suspendu.La rémunération fonctionnelle est liée au poste occupé par l’agent et à ses résultats. Elle doit permettre une différenciation des rémunérations (p. 143)Cette composante fonctionnelle comprendrait elle-même une part fixe liée aux sujétions particulières du poste et une part variable qui est déterminée au regard des résultats atteints.

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universités rassemblées en PRES 18 seront amenées à mutualiser bon nombre de services, il n’est pas difficile de comprendre que l’entre tien professionnel sera aussi un moyen de se débarrasser d’un agent dont on veut supprimer le poste.

Pour parfaire le tableau en contre-jour de l’avenir que nous promettent ces réformes, il faudrait encore parler de l’externa-lisation des tâches vers le privé 19, du recours à l’Intérim, de ces agents qui seront obligés de cumuler plusieurs emplois dans diffé-rentes administrations, de l’augmentation de la précarité déjà importante de toute une partie du personnel (l’État emploie de plus en plus de personnels sous contrat), de la place toujours plus grande faite à l’électronique et à la plateforme téléphonique dans la relation avec l’usager du service public (on ne nous parle plus ici d’économies, mais d’efficacité et de qualité du service ; qu’il nous soit permis d’en douter).

Ce gouvernement a inventé la machine à remonter le temps. On facilite le licenciement, on réduit le droit de grève, on permet le travail le dimanche.

tout comme on nous présente l’entretien professionnel comme une avancée, comme un bénéfice, on nous présente le travail le dimanche comme un progrès.

Le gouvernement joue d’effets d’annonce. Un tel déclare que le salarié serait heureux de pouvoir travailler pendant un congé de maladie ou de maternité. C’est, pour le moment encore, tellement énorme qu’on finit par ne plus s’indigner de projets de loi bien réels.

Demain, ils annonceront peut-être l’abaissement de l’âge légal pour le travail des enfants en échec scolaire pour faire passer ce qui hier semblait impossible à avaler. Après-demain ils annonce-ront autre chose encore…

Ah, revenir non pas au xxe, mais au xixe siècle ! Certains membres du MEDEF en rêvent certainement, et si l’on n’y prend garde, ce gouvernement le fera.

Aux premiers jours de la mobilisation des enseignants- chercheurs, la participation des personnels non enseignants de

18. Pôle régionaux de recherche et d’enseignement supérieur.19. On note cependant : « Le Royaume-Uni, qui a fait le choix de recourir forte-ment à l’externalisation des services publics, est le pays où le coût global de fonctionnement des administrations publiques est le plus élevé : ce mode de gestion peut donc s’avérer onéreux » (Rapport Silicani, p. 34). Il ne s’agit donc pas d’employer forcément au mieux les fonds publics – ce qui se comprend en théo-rie –, mais dans les faits d’ouvrir le secteur public (non marchand) au secteur privé. M. Silicani qui, malgré ce constat, prêche pour l’externalisation des tâches s’empresse d’ajouter : « mais il a été, dans ce pays [le Royaume-Uni], la condi-tion d’une amélioration rapide de la qualité des services publics au cours des dix dernières années, après leur profonde dégradation, au cours de la période précédente ». Ceci reste encore à prouver !

trouvent écho dans l’opinion publique. Les Français se disent atta-chés au service public, mais paradoxalement l’opinion publique est défavorable aux fonctionnaires, perçus comme des privilégiés qui ne travaillent pas vraiment, des « planqués » qui vivent sur le dos du contribuable. Il faut ici rappeler certains des principes fondateurs de la fonction publique qui ont servi de base à l’élabo-ration du statut général des fonctionnaires 13 :

D’abord, le principe d’égalité, par référence à l’article 6 de la Déclaration des doits de l’ homme et du citoyen qui dispose que l’on accède aux emplois publics sur la base de l’appréciation des « vertus » et des « talents », c’est-à-dire de la capacité des candi-dats ; nous en avons tiré la règle que c’est par la voie du concours que l’on entre dans la fonction publique. Ensuite, le principe d’ indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique comme de l’arbitraire administratif que permet le système dit de la « carrière » où le grade, propriété du fonctionnaire, est séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration 14.

Ce principe est gravement remis en cause par le salaire dit « au mérite » et par la possibilité nouvelle du licenciement. La logique de carrière est en fait garante de l’indépendance et de la neutralité des fonctionnaires.

L’entretien professionnel, dont dépendra la part variable du traitement, va mettre les agents en concurrence. Définir des objectifs individuels est contraire à l’idée de service public, dont les missions ne peuvent être que collectives.

Le licenciement est maintenant possible grâce à la loi « rela-tive à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique 15 ». Il le sera demain suite à une évaluation insuffisante comme le préconise le rapport Silicani 16.

Au vu des restructurations annoncées et sachant qu’une université qui doit gérer sa masse salariale devra faire des choix, que la LOLF 17 introduit un principe dit de « fongibilité asymé-trique » permettant une réduction des emplois au profit du fonc-tionnement et de l’équipement (mais pas l’inverse), et que les

13. Loi du 19 octobre 1946.14. Anicet Le Pors, « Défense de la fonction publique et de ses statuts – université de Bretagne occidentale – Brest, 30 novembre 2007 » (<http://anicetlepors.blog.lemonde.fr/2007/11/30/defense-de-la-fonction-publique-et-de-ses-statuts-uni-versite-de-bretagne-occidentale-brest-30-novembre-2007/>).15. voir annexe 1, p. 299.16. voir à ce sujet, le résumé donné par la documentation française, annexe 2, p. 300.17. Loi organique relative à la loi de finances.

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les étudiants 22, car toutes relèvent d’une attaque de certaines valeurs de l’université auxquelles nous sommes tous attachés, et plus largement d’une attaque de la fonction publique dans son ensemble.

La mise en concurrence généralisée et la culture de la perfor-mance menacent la notion même de service public.

Annexes

1– Les FAQ des sites officiels/Au sujet de la loi relative à la mobilité : <http://www.fonctionpubliquemobilite.org/faq.php#q3>a. En cas de restructuration de mon service, peut-on me propo-ser un poste éloigné géographiquement de mon domicile ?Quelle que soit la mobilité envisagée, il sera tenu compte de la situation familiale de l’agent.Si un agent voit son poste disparaître à la suite d’une réorganisa-tion de son service, l’administration a l’obligation de lui propo-ser jusqu’à trois postes, correspondant à ses attentes et équiva-lents en grade à l’emploi supprimé*. Si ces emplois exigent une mobilité géographique de l’agent, il pourra obtenir une prime de mobilité.

*Mais il faut lire la suite dans le « Projet de loi relatif à la mobi-lité et aux parcours professionnels » adopté par le Sénat le 29 avril 2008 et voté à l’Assemblée nationale début juillet 2009 (<http://ameli.senat.fr/publication_pl/2007-2008/267.html>) : « Art. 44 bis. - En cas de restructuration d’une administration de l’État ou de l’un de ses établissements publics administratifs, le fonctionnaire peut être placé en situation de réorientation professionnelle dès lors que son emploi est susceptible d’être supprimé [...].« Art. 44 quater. - La réorientation professionnelle prend fin lors-que le fonctionnaire accède à un nouvel emploi.« Elle peut également prendre fin, à l’ initiative de l’adminis-tration, lorsque le fonctionnaire a refusé successivement trois emplois publics correspondant à son grade, à son projet person-nalisé d’évolution professionnelle et tenant compte de sa situa-tion de famille. Dans ce cas, il peut être placé en disponibilité d’office ou, le cas échéant, admis à la retraite.

22. voir notamment la contribution de Philippe Selosse sur la réforme des CROUS dans ce volume.

l’université (personnels BIAtOSS) était loin d’être évidente autant pour les enseignants que pour un grand nombre de BIAtOSS. Si certains d’entre eux ont apporté leur soutien aux enseignants et participé aux assemblées générales, aux manifestations, on ne peut nier que pour un grand nombre de ces personnels, ce soutien n’allait pas de soi. trop de réticences au regard de l’indifférence manifestée par le corps enseignant lors des dernières luttes menées par ces personnels. Cette même réticence a été exprimée par les étudiants échaudés par la frilosité de la majorité des enseignants-chercheurs à se mobiliser contre la loi LRU à l’automne 2007. Mais cette mobilisation a été l’occasion pour les trois grands acteurs de l’université, enseignants-chercheurs, personnels BIAtOSS et étudiants, de se rendre compte de la logique d’ensemble de ces réformes imposées à chacun d’entre eux depuis plusieurs années, et le plus souvent sans que les autres en aient une conscience très nette.

Les personnels BIAtOSS mobilisés ont décidé de se rassembler en coordination nationale 20 afin de porter leurs propres revendi-cations dans le mouvement et de se faire entendre comme acteurs à part entière de l’Université.

La Coordination nationale des BIAtOSS a mandaté des repré-sentants à la Coordination nationale des universités (CNU), a demandé à l’intersyndicale de permettre aux BIAtOSS de défi-ler en tête de cortège lors d’une manifestation importante. Elle a lancé des journées « bureaux vides, labos vides, bibliothèques vides : quand les BIAtOSS et ItA s’arrêtent, l’université s’arrête » afin de montrer combien leur rôle était indispensable au bon fonc-tionnement de l’enseignement et de la recherche, mais aussi de provoquer plus d’échanges entre les différents acteurs de l’univer-sité. Petit à petit les personnels BIAtOSS vinrent plus nombreux grossir les rangs des manifestants.

Cette visibilité donnée à des personnels qui se considèrent justement comme les « invisibles » de l’université a incité un plus grand nombre d’entre eux à se mobiliser.

La rencontre a été tardive et somme toute assez timide dans certaines universités 21, mais a renforcé l’idée qu’un combat commun devait être mené contre l’ensemble des réformes enga-gées par le gouvernement, qu’elles soient plus clairement tournées vers une réforme du statut des enseignants-chercheurs, qu’elles touchent à celui des personnels BIAtOSS ou qu’elles concernent

20. voir le blog de la coordination nationale des BIAtOSS et ItA (<http://biatos-senlutte.wordpress.com/>).21. Dans d’autres universités, au contraire, elle a été bien réelle et a duré tout au long du mouvement.

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Recherche : l’apogée d’une vision utilitariste

Henri Audier« Il faut des années pour créer un bon système de recherche,

quelques mois pour le dilapider. »Nicolas Sarkozy, Maison de la Mutualité, le 4 octobre 2006

Tout en étant pleinement dans le mouvement des universités du début 2009, le mouvement des laboratoires, impliquant les

personnels des organismes de recherche, les enseignants-chercheurs (E-C) de l’université, les CDD et les doctorants, n’en présente pas moins des caractéristiques particulières. Celles-ci sont liées au fait que, bien avant l’enseignement, la recherche fut touchée par une vision étroitement utilitariste, et ce dès 2002. La recherche est une entité complexe qui va du progrès des connaissances à leurs retom-bées, qu’elles soient culturelles, sociales ou économiques. Si l’ensei-gnement supérieur doit être totalement lié à la recherche, les enjeux de celle-ci ne s’y réduisent pas.

Le progrès des connaissances a sa dynamique propre au niveau international, sans qu’on sache a priori quand et où il aura des retom-bées. S’il demande une évaluation rigoureuse, il ne s’accommode ni d’une technocratie envahissante ni d’un pilotage étroit disant ce qu’il faut chercher et comment. Dans le foisonnement de la science actuelle, dans l’explosion des technologies, dans les interactions qui se créent entre des disciplines qu’on n’aurait jamais imaginées connexes, nul ne peut prévoir les thématiques dont on aura besoin demain. Il convient de respecter ce foisonnement, comme le devoir d’initiative du scientifique ou le risque inhérent à toute recherche, ainsi que la temporalité de celle-ci. Et ce, précisément, si on veut que cette recherche soit aussi « utile » à la société. Au-delà des problèmes budgétaires, c’est pour le respect de ces principes que le conflit dure depuis sept ans.

Dès 2002, un chamboulement des finalités, des structures et des financements de la recherche

Les promesses de Jacques Chirac, les tentatives de la ministre Claudie HaigneréL’élection de J. Chirac en 2002 aurait dû ouvrir, du moins

d’après ses promesses, une période faste pour la recherche. Ainsi

Ce qui veut dire en termes clairs qu’il pourra être mis à la porte, car licencié n’est pas le terme approprié comme l’indi-que ce passage ajouté au précédent quelques mois après :b. La mise en disponibilité :

- L’administration aura-t-elle la possibilité de licencier un agent ?L’administration peut aujourd’ hui déjà signifier un licenciement à un agent pour deux motifs : faute grave et insuffisance profes-sionnelle. Dans les faits, la procédure est peu « appliquée » : on compte en 2006, 20 licenciements pour insuffisance profession-nelle.

- Que signifie être mis en disponibilité ?La mise en disponibilité ne signifie pas le licenciement : la personne dite « mise en disponibilité » est sans poste ni traite-ment, mais peut exercer une activité rémunérée (dans le privé).L’article 7 du projet de loi porte sur la réorientation profession-nelle : un agent voit son poste disparaître à la suite d’une réor-ganisation de son service, l’administration lui propose alors d’ intégrer une démarche volontaire de réorientation profession-nelle dite de Projet personnalisé d’évolution professionnelle ou (PPEP).À l’ issue de ce suivi, l’administration a l’obligation de proposer jusqu’à trois postes correspondant aux attentes de l’agent et équivalent en grade et à l’emploi souhaité.Au bout de trois refus de l’agent, l’administration se réserve la possibilité de lancer une procédure de mise en disponibilité qui n’est pas systématique.

Le distingo est appréciable et nous voilà prévenus : puisqu’il ne s’agit pas d’un licenciement, il n’y aura pas d’indemnité de licenciement.

2–Résumé très clair de la finalité de l’entretien professionnel sur le site de la Documentation française (<http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/fonction-publique-propositions-du-livre-blanc.html>) :Le livre blanc se décline en six orientations stratégiques et quarante propositions. Il propose notamment la généralisation de l’évaluation des fonctionnaires par le biais « d’entretiens d’évaluation » introduisant la possibilité de rémunérer les fonc-tionnaires au mérite et de les licencier.

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che (SLR), et un porte-parole charismatique : Alain trautmann. Mais l’expression ne se serait pas transformée en explosion, sans trois spécificités. D’abord, SLR a su lier des demandes immédia-tes (emplois, crédits) avec l’affirmation de la nécessité de réformes, entraînant par là même beaucoup plus largement que les seuls syndicats. Le fantastique coup de poker, la menace de démission des directeurs de laboratoire, qui eut lieu en mars dans la salle de l’Hôtel de ville de Paris, médiatisa largement le mouvement, médiatisation accrue par la proximité des élections régionales. Deux jours avant celles-ci, la recherche connut historiquement sa plus grande manifestation.

Après son échec aux régionales, le gouvernement céda sur les revendications immédiates : crédits de paiement, restitution de 550 emplois dans les organismes de recherche, création immédiate de 1 000 emplois d’E-C dans les universités, et différa les réformes jusqu’à la tenue d’États généraux de la recherche. Ceux-ci, prépa-rés par des Comités locaux, se tinrent à Grenoble, fin octobre 2004. Ces états généraux, s’ils étaient marqués par les contradictions du milieu, n’en sortaient pas moins avec des mots d’ordre toujours d’actualité. Ils restent la trame des propositions de chaque orga-nisation aujourd’hui, nous n’y reviendrons pas dans ce texte 4. Il s’agit notamment de :

— l’affirmation de la liberté requise pour le progrès des connais-sances et l’importance des « retombées de la recherche », écono-miques notamment ;

— la nécessaire croissance de l’effort de recherche public et privé, le recrutement des chercheurs au plus près de la thèse et la créa-tion de 5 000 emplois statutaires par an ;

— le financement (hors salaires) des laboratoires par leurs tutelles pour 70 % de leurs ressources, la mise en place d’un financement sur projet « en complément » et des programmes inter-organis-mes ; l’organisation des universités et écoles en Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES)5.

La conséquence du mouvement fut de différer de deux ans les contre-réformes. Aux 1 550 emplois récupérés s’ajoutèrent, quel-ques mois après, 6 000 pour les deux années à venir. On s’en serait contenté en avril 2009. Quant aux états généraux, ils constituè-rent une tentative unique pour une communauté d’élaborer elle-même un projet global de réforme, par-delà les établissements et

4. Le rapport final de près de 100 pages est toujours disponible en ligne : <http://cip-etats-generaux.apinc.org/>. (NdE)5. Sur les PRES et plus généralement sur les grandes propositions des EGR, voir notamment la contribution d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume.

déclarait-il à Euroscience : « Avec moins de 2,2 % du PIB, la recher-che française ne peut plus faire face à la compétition internatio-nale. Le temps d’un simple rattrapage est révolu ! L’engagement doit être à la mesure d’un tel défi : le montant des dépenses consa-crées à la recherche et au développement doit être porté à 3 % du PIB avant la fin de cette décennie. La France pourrait ainsi, dès 2007, se trouver en tête des pays de l’Union européenne 1. » Sic.

Pourtant, dès 2002, la droite de retour au pouvoir avait son programme. Il était clairement formulé dans la conférence de presse de la ministre C. Haigneré du 25 septembre 2003 qui fixe l’inno vation comme objectif premier, avec adaptation de la recherche publique à cette fin : « La révision des contrats d’objec-tifs avec les organismes sera l’occasion de mettre l’accent sur la structuration par projet de leur activité de recherche et l’utili-sation de l’évaluation stratégique comme moyen d’orientation de leurs recherches. Le développement d’emplois contractuels permettra de faciliter des recrutements sur la base de projets et […] de réorienter les recherches vers les besoins prioritaires. »

La perception par les scientifiques de ces dangers a été aidée par la crise budgétaire dès le début de 2003 (1) 2. Promesses de Chirac ou pas, les crédits 2002 des organismes, pourtant amputés après les élections, n’étaient toujours pas versés deux ans après 3. Ces crédits de paiement subirent une chute de 30 % dans le budget 2003, puis se maintinrent au plus bas dans le budget 2004. En deux ans et demi s’est opéré un gigantesque transfert de fonds, de l’ordre de 800 à 900 millions, prélevés sur les organismes publics et convertis en aides aux entreprises. En conséquence, l’année 2003 était aussi marquée par la reprise d’importantes manifestations syndicales et par la protestation du Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) réuni en session plénière à la fin juin 2003 (2).

Le mouvement de 2004C’est sur ce terreau qu’une étincelle significative déclencha

l’incendie : le budget 2004 prévoyait zéro création d’emplois d’E-C et la transformation en CDD de 550 emplois de titulaires des orga-nismes de recherche. tous les facteurs étaient réunis pour une expression forte du mécontentement : un moment psychologique, un mouvement unitaire mené par l’association Sauvons la recher-

1. À propos des 3 % du PIB, voir les commentaires d’Isabelle Bruno dans ce volume.2. Les chiffres donnés entre parenthèses renvoient à des textes de l’auteur publiés sur internet ou dans les médias. Le lecteur pourra s’y référer pour plus de préci-sions.3. Sur ce point, voir également l’analyse d’Hélène Cherrucresco dans ce volume.

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De façon cohérente, l’évaluation des unités était confiée à l’Agence d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recher-che (AERES), visant plus à une « évaluation stratégique » que « scientifique », se substituant au Comité national de la recher-che scientifique (CoNRS) et à des instances d’organismes consti-tués d’une majorité d’élus. Un Haut conseil de la science et de la technologie (HCSt) entièrement nommé 7, une ANR entièrement nommée, des comités d’ANR entièrement nommés, l’AERES constituée de nommés, des comités de choix des instituts Carnot entièrement nommés, telle était déjà la situation quand Sarkozy est arrivé au pouvoir.

Des reculs partiels et tactiques du gouvernement en 2009

En 2007, Sarkozy promet de pousser la démolition jusqu’à l’absurdeHomme sans imagination, mais non sans un grand talent de

bonimenteur, Sarkozy veut simplement imposer le modèle libéral anglo-saxon, sans tenir aucun compte de ce qui marche, bien ou moins bien, dans le système français. Dans Libération (18/06/07), Laurent Joffrin ne dit rien d’autre : « Le sarkozysme est un phéno-mène nouveau. Sa stratégie consiste à adapter la France au modèle dominant de la mondialisation comme le veulent les classes diri-geantes […]. La rupture de Sarkozy, c’est la rupture avec les inhibi-tions de la droite française. »

Sarkozy a été précis dans sa campagne électorale de 2007 : il y annonce clairement la démolition du système français de recherche (11-12). Il a tout fait pour tenir ses engagements, sauf les promesses financières évidemment : 1,8 milliard de plus, chaque année pour la recherche et l’enseignement supérieur, dont on n’a vu, comme du temps de Chirac, que des miettes. Plus encore que le « Pacte », qu’il a soutenu, Sarkozy a une vision étroitement utilitariste du rôle de la recherche, vision qui est complémentaire de celle qu’il a de l’enseignement supérieur. Partant du principe que « dans un environnement économique où l’essentiel de la rente est capté par celui qui trouve le premier », Sarkozy s’intéresse, avant tout, à la valorisation économique de la recherche, vue au travers de l’inté-rêt des entreprises. « Où sont les Cisco, Yahoo !, Google, Microsoft… issus de la recherche publique ? […] L’État affiche des intentions, les nanotechnologies, les biotechnologies, les tIC [technologies de l’information et de la communication], mais en réalité il n’a guère

7. Pour le HCSt, voir l’analyse d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume.

les statuts des personnels. Certes, le gouvernement a tout fait, par la suite, pour habiller ses orientations du vocabulaire des états généraux. Mais dire aujourd’hui que le mouvement de 2004 a été un échec et que les États généraux sont à la base du Pacte pour la recherche, relève du révisionnisme historique.

Le retour aux projets initiaux : le Pacte pour la Recherche de 2006Échaudé, le gouvernement se donna du temps en 2005. Il fit mine

de négocier au travers de l’élaboration « des fiches Monteil », du nom du directeur général de l’enseignement supérieur de l’époque, dont il ne tint aucun compte, tout en préparant sa loi sur la recher-che (3-4). Il céda aux manifestations, encore importantes, car nul ne croyait aux succès de négociations, en programmant la création des 6 000 postes déjà mentionnés. C’est fin 2005 qu’il sortit le « Pacte pour la recherche », voté en 2006 malgré une forte opposition du milieu (6-9). Il était strictement dans la lignée de la politique que C. Haigneré avait voulu mettre en place, mais en singeant le vocabu-laire des états généraux. Le Pacte était basé sur l’incompréhension totale du principe suivant : il n’y a pas d’innovation et de recherche appliquée sans développement des recherches de base, sans progrès des connaissances et sans effort sur la transmission de celles-ci.

Le Pacte était d’abord caractérisé par un manque total d’ambi-tion : sur cinq ans, le financement global programmé pour la recher-che augmentait comme le PIB escompté (5). Mais il y était parado-xalement affirmé que la France accroîtrait de 40 % son effort et atteindrait 3 % du PIB en 2010. Dans le cadre de cette stagnation, des évolutions fortes étaient planifiées : alors que les crédits budgé-taires avaient une croissance nulle, le Crédit impôt recherche (CIR) pour les entreprises progressait de 60 % et le financement « par agences » explosait, jusqu’à devenir hégémonique pour les laboratoires. En effet, ignorant la « temporalité de la recherche », le Pacte substituait au financement dans la durée des unités de recherche par leur ministère de tutelle, le financement sur projet à court terme par l’Agence nationale pour la recherche (ANR) 6 avec l’explo sion des personnels CDD qui vont avec ces projets (6-10).

6. A propos de l’ANR, l’évolution des « dépenses de recherches de l’enseignement supérieur » (DIRDES de l’OCDE) est très instructive. Cette DIRDES inclut la recherche financée par les universités (dont la moitié des salaires), l’ensemble du CNRS et les contrats de l’ANR perçus. Or, d’après l’OCDE, la DIRDES baisse de 2% entre 2002 et 2006 en euros constants.. L’ANR a donc été payée par la baisse des crédits des établissements, mais surtout parce que les salaires n’ont pas suivi l’inflation. En étant un peu provocateur, on pourrait dire que l’ANR est un système idéal où les gens financent eux-mêmes leur recherche par la baisse de leur pouvoir d’achat.

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les organismes de recherche a eu lieu dès la rédaction de cette loi, dont la première version plaçait les chercheurs sous la responsa-bilité des présidents d’université. La tentative d’un coup de force consistant à transférer tous les personnels du CNRS aux univer-sités pendant les vacances de 2007, échoua du fait qu’elle fut dénoncée par le syndicat SNCS-FSU, lui-même informé par une fuite de haut niveau. L’Institut de recherche sur le développement (IRD), de moindre résistance, vu sa taille et la dispersion de ses personnels, fut la première victime : ses laboratoires furent ainsi transformés en UMR par des regroupements forcés, et on créa en 2006 une agence de moyens, l’AIRD (Agence interétablissement de recherche pour le développement).

Le gros morceau pour le gouvernement était le CNRS (13). Le liquider était s’assurer de la victoire parce que le CNRS concentre, avec ses UMR dans les universités, une part essentielle du progrès des connaissances. Il s’agissait de décapiter sa structure centrale, de le diviser verticalement en instituts dépendant directement du pouvoir (création, nomination du directeur général, affectation du budget par le ministère), et fonctionnant chacun comme une petite ANR thématique. Il fallait donc le « débarrasser » des deux tiers des UMR. Son démantèlement était aussi à l’ordre du jour : la biologie à l’Institut national de la santé et de la recherche médi-cale (INSERM), l’informatique à l’Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA), les Sciences humaines et sociales (SHS) dissoutes dans l’université et même l’environne-ment figuraient sur la liste des « transferts ».

Ces projets entraînèrent une forte résistance des personnels, des instances et des directeurs d’unités (DU). Lors de leur réunion du 4 mars 2008, ces derniers obtinrent notamment le maintien des UMR. Appuyé par les articles, les manifestations, les pétitions, le conseil scientifique du CNRS eut à contrer les immixtions scanda-leuses du gouvernement dans l’élaboration du schéma stratégique de l’organisme, document pourtant purement interne. Il reste que fin juin, le Conseil scientifique, puis le Conseil d’administration (CA), ont voté une version de ce schéma qui préservait le rôle, la place et les structures du CNRS. Mais ce n’était que partie remise : le Contrat d’objectifs et de moyens (COM) qui se profilait, devant avoir l’accord du CNRS et du gouvernement.

L’Institut des sciences du vivant : une attaque coordonnée des trois « gros » EPSTNe pouvant achever directement le CNRS, le pouvoir prépara

sa prise en tenaille, tout en affaiblissant d’autres organismes, pour faire passer sa version du COM. Les responsables de l’INRIA et de l’INSERM se sont relayés pour lancer des « OPA » publiques

de moyens de diriger les fonds publics en priorité sur ces secteurs, car il est d’abord tenu de financer des structures rigides. »

En conséquence, Sarkozy veut aller bien au-delà du Pacte qu’il qualifie de « premier sursaut » : « L’ANR ne concerne que 6 % des crédits publics de la recherche […]. Je transformerai donc nos grands organismes de recherche en agences de moyens, chargées de sélectionner et financer des équipes de recherche pour des projets à durée déterminée en fonction de priorités nationales. » Corrélativement, pour les chercheurs, si quelques génies pour-ront être recrutés jeunes, « ceux qui n’ont pas fait leurs preuves bénéficieront d’un contrat stable et digne de jeune chercheur, d’une durée de trois à cinq ans ». Il faut bien apprécier la portée de ces projets initiaux pour mesurer l’ampleur de la lutte depuis deux ans et ses résultats : dans le programme, il n’y a plus de politi-que d’organisme, le financement se fait exclusivement sur projets, visant ainsi la disparition du concept de laboratoire, a fortiori celui d’Unité mixte de recherche (UMR).

La LRU, pièce centrale du puzzle pour la recherche publiqueLa loi sur les Libertés et responsabilités des universités (LRU)

de 2007 a été le premier chantier mené par Sarkozy après son élec-tion. Élaborée sans négociations, votée à la hussarde, elle était la pièce qui manquait au puzzle du Pacte pour transformer les orga-nismes de recherche, et d’abord le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en agence de moyens (11-12). Le but était de transférer la responsabilité scientifique et gestionnaire des unités mixtes de recherche à des universités « autonomes », l’« autono-mie » consistant d’abord à trouver des financements externes. Pour Sarkozy, il fallait à la fois « une réforme profonde, pour asso-cier directement l’entreprise à la gouvernance et au financement des universités, et pour donner aux universités l’autonomie et les moyens dont elles ont besoin ». C’est en faisant des universités un ventre mou, un milieu « ouvert », un maillon faible ayant perdu ses références publiques et nationales, qu’il veut assujettir au privé l’ensemble de la recherche publique : « J’ai créé les pôles de compé-titivité pour intensifier les liens entre recherche et économie par le biais de la proximité régionale. Pour aller plus loin il nous faut rapprocher la recherche des organismes de celle de l’université, qui est un milieu plus ouvert. »

Offensives du gouvernement et résistances en 2008Malgré l’engagement de toutes les organisations en juin 2007

contre la LRU, celle-ci fut votée par la seule droite, tous les partis de gauche ayant voté contre. La première offensive éclair contre

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pour les grosses UMR de sciences « dures », les choses allaient de soi, mais pas dans les Équipes d’accueil 9, ni généralement pour les SHS. Là, la prise de conscience fut diffuse, puis aiguë, de ce que la vision utilitariste menaçait une grande partie des SHS et que la création de quelques « pôles d’excellence », concentrant les moyens, vouait nombre d’universités de taille moyenne à être coupées de la recherche 10. Le lien avec les conséquences d’une modulation à la hausse des services d’enseignement, arbitraire et sans limite, devenait alors évident. Des dégâts collatéraux de la nouvelle politique alors envisagée pour les UMR (dés-association de certaines, impossibilité d’avoir une UMR sur plusieurs tutel-les universitaires, regroupements arbitraires, certains rapports sabotés de l’AERES) firent le reste. Nombre d’universitaires et même de présidents d’université ont compris alors que mieux valait un partenariat, équilibré et contrôlé, avec le CNRS qu’une dépendance exclusive de l’ANR. Même la Conférence des prési-dents d’université (CPU) s’en est mêlée.

L’échec du long siège du CNRS et du désir ardent de le faire exploserAlors pourquoi le CNRS, cible principale, « ennemi public

numéro un », a-t-il « tenu » ? Certes, comme il sera montré, le pire est toujours à l’ordre du jour et Sarkozy n’a pas renoncé. Certes, il est affaibli par la réforme de l’INSERM. Certes, il est prédécoupé en instituts. Certes, le texte voté par le CA de juin 2009 (14), émigré à Genève, reste totalement inacceptable, tout comme le nouveau décret organique : tous les élus ont voté contre. Mais le gouverne-ment n’a pu faire passer sa version initiale du COM. Sans les mobi-lisations et « les labos en lutte », les appels, notamment sur le refus d’être expert à l’ANR ou l’AERES, les blocages et occupations, mais aussi sans les Conseils scientifiques de départements (CSD), le C3N 11, le Conseil scientifique (CS), l’action des DU, la réunion plénière du Comité national, l’expression de multiples soutiens, oui, sans cette bataille pied à pied, le CNRS aurait aujourd’hui disparu. Mais il semble aussi que le poids du mouvement dans les universités, au sein duquel le CNRS et ses personnels étaient très impliqués, ait joué un rôle majeur. Au moment crucial (mars-avril), le choix gouvernemental a été de ne pas mettre trop de sel sur cet

9. Les Équipes d’accueil (EA) sont des laboratoires de recherche qui, contraire-ment aux UMR, sont spécifiques aux universités. (NdE)10. Sur ce point, voir l’analyse de Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean dans ce volume.11. Coordination des responsables des trois instances qui forment le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS). (NdE)

sur des morceaux du CNRS 8. Pièce centrale, le nouveau statut de l’INSERM a été préparé par le rapport commandité à J. Godet, concluant à la création d’un Institut des sciences du vivant. Il fut basé sur le rapport Zerhouni d’évaluation par l’AERES de l’INSERM et téléguidé par Arnold Munnich, conseiller de Sarkozy. Il vise à l’hégémonie de l’INSERM sur toutes les sciences de la vie. Cet orga-nisme étant verticalement découpé en huit (puis dix) « instituts thématiques », dirigés par quelques nommés et fonctionnant princi-palement sur appels d’offres. Ces instituts ont une mission de coor-dination et de financement sur les scientifiques des autres établisse-ments, bien au-delà de la santé et de la médecine. Le texte de décret, voté par le CA de l’INSERM en mars 2009, sans grands remous dans l’organisme malgré l’hostilité des syndicats, risque de n’être qu’une étape (voir à la fin) dans la transformation de l’INSERM en agence de moyens et dans l’éclatement du CNRS. C’est loin d’être terminé, et le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie (CSRt) met déjà en garde : « Un projet qui consisterait à placer tous les finan-cements en sciences du vivant sous l’égide d’une seule institution susciterait de sa part des réserves. Au vu d’exemples internationaux, le CSRt rappelle que l’essentiel de la biologie ne concerne pas direc-tement la santé humaine, mais la compréhension des mécanismes intimes de la vie dans toutes ses variétés de formes. »

La lutte fut sévère à l’Institut de recherches agronomiques (INRA), écartelé entre sa partie « la moins finalisée » qui serait satellisée par les nouveaux instituts de l’INSERM, la partie la plus appliquée entrant dans une super-structure dans laquelle, crainte des syndicats, l’INRA ne pourrait que se dissoudre : le « Consor-tium national pour l’agriculture, l’alimentation, la santé animale et l’environnement ». Celui-ci regroupe l’INRA, des petits organismes dans le même champ et l’enseignement agricole, regroupement qui aurait pu se faire par une coordination forte, sans dissoudre l’INRA. Il y aura plus que des difficultés à mettre en œuvre les conséquences de ce texte voté par le CA de l’INRA : transfert progressif au consor-tium des prérogatives de l’INRA, développement des CDD via cette nouvelle structure, fermeture des petits centres, etc.

L’intrusion de la recherche dans le mouvement des universités en 2009Le thème de la recherche n’entra que progressivement, mais

par plusieurs portes, dans le mouvement universitaire. Bien sûr,

8. Il faut donc noter ici que le milieu a pu être divisé face aux réformes, certains collègues ou certaines institutions y décelant l’occasion d’élaborer des straté-gies de pouvoir, d’autres n’osant pas réagir par peur des retombées. Cette divi-sion partielle du milieu n’a fait que servir la logique générale de fragilisation des EPSt face au projet dirigiste du gouvernement.

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S’il maintient le nombre de postes, le gouvernement organise pourtant la baisse du temps de recherche par diverses procédu-res complémentaires : Plan réussite en licence basé sur les heures supplémentaires, nouvelle mission d’insertion pour les universités sans postes nouveaux, suppression de la distinction tP/tD, certes positive, mais qui accroîtra les heures supplémentaires. Même les « chaires », bien que ne coûtant plus de postes CNRS, condui-sent à compenser la décharge de service des bénéficiaires par la surcharge des autres (ou par des précaires). Enfin, le recours beau-coup plus massif aux PRAG 13 conduira à un affaiblissement du lien enseignement recherche, et les menaces sur le statut de chercheur relèvent de la même logique. « Je me place dans une logique d’heu-res supplémentaires […[ plutôt que dans une logique de création d’emplois », déclarait v. Pécresse à Metro le 4 juin 2009.

Le budget de la recherche raconté à SarkozyLa propagande gouvernementale depuis 2002 a joué sur deux

cordes. D’abord prétendre à l’abondance des moyens dispensés par l’État. D’autre part, discréditer les résultats et donc les struc-tures de nos institutions : « Le problème de la recherche française est un problème de structure et non pas de moyens. » Et c’est bien cette contradiction entre la générosité supposée du contribuable et les résultats, délibérément noircis, de notre recherche qui sert de prétexte au gouvernement, d’alibi pour le grand public, pour démolir notre système de recherche.

Effort de recherche : la France désormais en deuxième division« La France en deuxième division de la science mondiale ne

serait plus la France », dit Nicolas Sarkozy. À l’évidence, on ne lui a pas dit que c’était déjà le cas. troisième pays scientifique en 1970, 5e en 1985, encore 7e en 1995, la France est désormais à la 14e place mondiale pour la « dépense intérieure de recherche et de dévelop-pement » (DIRD) par rapport au « produit intérieur brut » (DIRD/PIB). L’effort total représente 2,11 % du PIB en 2006, 1,90 % hors recherche militaire. Il faut revenir 25 ans en arrière pour trouver un taux aussi bas. En dynamique, la situation est plus catastrophi-que encore : depuis 1995, la France est l’un des très rares pays (avec le Royaume-Uni) où le ratio DIRD/PIB a fortement baissé. Désor-mais, proportionnellement, l’effort de l’Allemagne correspond, en 2006, à 135 % de celui de la France pour la recherche civile, le Japon à 175 %, la Finlande à 182 %. La Suède avoisine le double (1).

13. Professeurs agrégés enseignant à l’université et non en lycée. (NdE)

autre abcès ouvert, abcès qui concernait aussi directement beau-coup d’universitaires.

Car, contrairement aux projets initiaux, le CNRS reste un organisme unitaire, du moins temporairement. Il garde en son sein l’ensemble des disciplines. Le Conseil scientifique conserve toutes ses missions statutaires. Les instituts du CNRS « ne sont pas dotés de la personnalité morale ». Ils sont créés et leur direc-teur général est nommé par le CNRS, leur budget est déterminé par l’organisme. Ils sont dotés de conseils scientifiques avec 50 % d’élus, comme les actuels CSD. Une politique « transverse » pluri-disciplinaire renforce sa cohésion.

Les UMR, avec double tutelle scientifique, sont pleinement reconnues. Par contre, la gestion d’une partie des UMR serait progressivement confiée aux universités. Les décisions d’associa-tions et dés-associations d’UMR « seront alimentées par les évalua-tions indépendantes de l’AERES », mais aussi « après consultation et avis, au sein du CNRS, des différents étages, sections et conseils scientifiques, du Comité national ». Certes, l’AERES reste en place, mais le Comité national est réintroduit dans les probléma-tiques scientifiques. De plus, « les personnels du CNRS resteront employés et gérés par la direction générale de l’organisme quelle que soit leur affectation ».

Une stabilisation partielle dans la dégradation de l’emploi scientifique public ?2009 devait être la première année d’un vaste plan de diminu-

tion d’emplois de titulaires dans l’enseignement supérieur univer-sitaire et la recherche publique, conforme à la « RGPP 12 ». Ainsi, un document prévoyait la suppression de 850 emplois en deux ans au CNRS. Ce plan impliquait pour le budget 2009 la suppression de 900 emplois dans les universités et les organismes, dont la moitié de titulaires, auxquels il convient d’ajouter 130 emplois de chercheurs utilisés pour créer des « chaires » mixtes organismes-universités (chaque chaire utilisant deux postes). Face à l’ampleur du mouvement, le gouvernement a dû opérer quelques reculs qui limitent les dégâts. Pour 2009, les « chaires » ne coûteront plus de postes aux organismes de recherche ; mais rien sur les autres emplois chercheurs et ItA (Ingénieur, technicien administratif) supprimés dans le budget 2009. Surtout, le ministère a pris l’enga-gement de ne supprimer aucun emploi dans les universités et dans les organismes dans les deux prochaines années.

12. Révision générale des politiques publiques. voir également les contributions de Julia Bodin et d’Hélène Cherrucresco dans ce volume.

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que (0,41). Il faut remarquer que nous devançons de peu l’Espagne, l’Italie et l’Irlande (0,34), et même que nous gardons encore une bonne avance sur le Mexique, l’Estonie et la Slovaquie. Pour ne pas être chauvin, signalons que cette magnifique 18e place mondiale pour le financement tient au fait que, contrairement aux autres pays où les organismes ne sont pas décomptés dans la DIRDES, celle-ci inclut le coût du CNRS pour la France (1).

Le fiasco de la politique de recherche industrielleLe secteur privé investit beaucoup moins dans sa recherche en

France (1,1 % du PIB) qu’en Allemagne (1,7 %), qu’aux États-Unis (1,7 %) et qu’au Japon (2,6 %). Par contre, la France est en tête pour les aides de l’État à la recherche privée, phénomène qu’accentue la forte croissance du Crédit impôt recherche (CIR), « qui a été porté en France à un niveau inégalé dans le monde » (Georges W. Sarkozy). Bientôt d’un montant de 4 milliards, l’impact de cette subvention n’a jamais été évalué.

Le CIR, qui est un dégrèvement d’impôt pour les entreprises, était à l’origine plafonné très bas, et avait pour but le développement de PME innovantes. Le plafond a été progressivement augmenté, mais, jusqu’en 2004, le dispositif attribuait un crédit d’impôt en proportion de l’accroissement des dépenses de R & D de l’entreprise, pour l’inciter à faire plus de recherche. La réforme de 2008 prévoit que, désormais, c’est l’ensemble des dépenses qui bénéficiera d’une défiscalisation de 30 %, enlevant ainsi tout effet incitatif. Le séna-teur Ivan Renar a résumé (15), avec nombre de données à l’appui, les critiques du CIR. Un tout récent rapport (02/07/09) de Gilles Carrez, UMP, rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale, montre que la situation est même pire que ce que l’on croyait : les deux tiers du CIR vont au secteur des services (banques, assurances, conseils) et 75 % aux grandes entreprises. En bref, le CIR coûte très cher pour une efficacité probablement à peu près nulle, et ce n’est pas la dernière pécresserie en date, l’évalua-tion du CIR par enquête sous forme de QCM, qui contredira l’adage : « Payer le CIR, c’est arroser le sable. »

La manipulation de l’opinion, religion d’État depuis six ans

Une bataille idéologique à armes inégales : de l’éthique de certains journalistesPour imposer la démolition de notre système de recherche,

les gouvernements depuis 2002 ont non seulement masqué la stagnation des moyens, mais aussi discrédité les résultats et donc les structures de nos institutions : « Le problème de la recherche française est un problème de structure et non pas de moyens ».

L’effort absolu de recherche (DIRD) donne une idée complémentaire de la situation. Ainsi, la Chine est-elle la seconde puissance mondiale pour ce montant : elle est récemment passée devant le Japon, et fait trois fois plus de recherche que la France. L’Inde a, sans doute, aussi déjà dépassé la France pour le volume de recherche. Et ce n’est qu’un début.

L’évolution française est politiquement caricaturale :(i) 1993 marque l’apogée de l’effort français (2,37 % du PIB) quand la droite revient au pouvoir… et quand Sarkozy devient secrétaire d’État au Budget : le financement de la recherche chute, et la France prend un retard décisif ;(ii) la gauche arrête la chute, mais la progression reste modeste : entre 1997 et 2002, la DIRD s’accroît en volume de 4 % par an. Pour les amateurs de « la droite et la gauche, c’est pareil » ;(iii) en 2002, la droite gagne et Sarkozy devient ministre d’État, puis des finances. C’est la (re) chute immédiate (1).

Une arnaque d’État : « un budget de la recherche parmi les plus élevés du monde »« Le budget de la recherche est déjà l’un des plus élevés du monde »,

affirme Sarkozy. Les journalistes « politiquement corrects » ajou-tent que la France a atteint le 1 % du PIB pour le secteur public, comme prévu à Barcelone (et 2 % prévus pour le privé). En fait, le budget public civil de la recherche finance plusieurs activités :(i) les universités et les organismes publics, comme partout ;(ii) les aides directes au privé, mais qui sont nettement plus fortes en France ;(iii) le financement public des grands programmes industriels et technologiques(iv) la recherche militaire.

Ces deux dernières activités sont négligeables dans les autres pays (sauf Royaume-Uni et États-Unis). Pour ce qu’on appelle « recherche publique civile » partout dans le monde (i.e. universi-tés, organismes de recherche, agences), la France ne consacre que 0,6 % du PIB, une belle 10e place mondiale (1).

Une situation dramatique et scandaleuse : le financement de la recherche académiquePlus précisément, avec 0,38 % de son PIB consacré aux « dépen-

ses intérieures de recherche de l’enseignement supérieur » – ce que l’OCDE appelle la DIRDES –, la France se positionne en 9e position européenne. Dans le monde, elle se situe après les pays suivants : Suède (0,78 %), Canada (0,75), Suisse (0,66), Finlande (0,65), Autri-che (0,65), Israël (0,62), Islande (0,61), Danemark (0,60), Singapour (0,57), Pays-Bas (0,49), Australie (0,48), Norvège (0,46), Royaume-Uni (0,45), Japon (0,45), turquie (0,43), Allemagne (0,41) et Belgi-

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rappeler que la France ne brille pas sur la scène universitaire internationale. »

L’ineptie des critères de ce classement est connue (1), même s’il montre qu’en fait, pour le « rapport qualité-prix », la France se classe plus que correctement. Ainsi le Canada, deux fois moins peuplé que la France, figure juste avant elle. Or, ses « dépenses intérieures de recherche de l’enseignement supérieur » sont supé-rieures à celles de la France de 15 % (même en ajoutant, pour la France, le CNRS à la recherche universitaire). Au fait, pourquoi le gouvernement et la presse parlent-ils si peu de la première place européenne du CNRS tant pour les publications que pour les succès aux appels d’offres de l’European Research Council ?

Le dénigrement des résultats : le discours-de-la-honteSi l’on compare la part de publication mondiale d’un pays à ses

« dépenses intérieures de recherche de l’enseignement supérieur » (incluant le CNRS pour la France), on obtient une excellente corré-lation linéaire. Le coût d’une publication française est un peu infé-rieur à la moyenne (10 %). Parmi les grands pays, seul le Royaume-Uni fait « moins cher » et devance sur ce point tous les autres pays du monde. Plus encore si on calcule le nombre de publications par chercheur dans la mesure où ce pays ne décompte que très marginalement les doctorants et post-docs parmi ceux-ci. Cela, N. Sarkozy a fait mine de l’ignorer le 22 janvier 2009 15.

On ne retiendra de ce discours que l’image du président de la République crachant avec une jouissance non dissimulée et un plaisir sadique sur un aréopage de responsables représen-tant toute la recherche française, sans qu’aucun d’eux n’ait eu le courage de se lever et de sortir. Ce jour-là, c’est chaque scientifi-que qui a reçu son glaviot dans la gueule.

Au-delà de la fausseté des arguments, il est navrant que ce soit dans les poubelles que le président de la République ait été cher-cher son inspiration. Car il y a une identité frappante entre l’article d’A. Perez du 08/01/09 et le discours de N. Sarkozy : mêmes argu-ments, mêmes chiffres choisis, même ton insultant. Exemple : « À budget égal, le chercheur public français produit entre 30 et 50 % de moins de savoirs que son homologue allemand ou britannique » (A. Perez) et « À budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50 % en moins qu’un chercheur britannique » (N. Sarkozy). Ou encore : « En termes d’effectifs, la recherche publique française […] devance d’environ 13 % celle du Royaume-Uni » (A. Perez) et la France a « environ 15 % de chercheurs statutaires en plus que

15. Pour un commentaire de ce discours, voir la contribution d’Antoine Destem-berg dans ce volume.

En 2003, 2004, 2005, 2006, 2007, 2008 et en 2009, à l’exception de Libération, de L’Humanité et du Monde (du moins jusqu’au départ de Pierre Le Hir), tous les médias ont expliqué, parfois par le détail, que le budget de la recherche était en expansion, reprenant direc-tement les présentations du ministère, faisant fi des explications et mises en garde des syndicats ou de SLR notamment.

Le dénigrement organisé des structures : l’inénarrable Alain PerezPour discréditer la recherche, le gouvernement avait comman-

dité pas moins de trois rapports en 2003. D’Annie Kahn du Monde à Alain Perez des Échos, les comptes rendus biaisés furent légion, jusqu’à L’Express qui a publié comme « scoop » des extraits ordu-riers du rapport de la Cour des comptes, qui se sont révélés être des faux. Mais le maillot jaune revient à A. Perez.

Raconté par Perez, le rapport de la Cour des comptes – tron-çonné, recomposé et surinterprété – sert de machine de guerre à ce militant anti-CNRS, au point d’en perdre toute référence déon-tologique. Pour donner le ton, on citera deux intertitres qualifiant le CNRS, pour le lecteur pressé, d’« usine à gaz » et de « structure obsolète ». Après avoir épilé et caricaturé toutes les expressions du rapport critiques à l’égard du CNRS, il en rajoute : « En clair, les unités de recherche n’en font qu’à leur tête », « cette pratique auto-cratique risque de coûter cher au contribuable », « cette préro-gative [la stratégie scientifique] appartient au pouvoir politique et non à une poignée de scientifiques rêvant d’autogestion post-soixante-huitarde [Mingus 14 ?] », « [le Comité national] évalue selon des méthodes endogames », « l’habileté des fonctionnaires à maintenir en vie des structures obsolètes », etc.

Un gadget inusable : le classement de ShanghaiLe classement de Shanghai a été en fait l’un des grands alibis

médiatiques pour montrer la « nullité » de notre système, et pour imposer des contre-réformes. Sarkozy ne dit rien d’autre : « Le rang des universités françaises dans les classements mondiaux, distancées non seulement par les meilleurs établis-sements américains, mais aussi britanniques, japonais, alle-mands, canadiens ou suisses, traduit les faiblesses structurelles de notre enseignement supérieur ». Et Le Figaro du 19/06/07 de renchérir : « voilà un classement qui tombe à pic. Alors que le gouvernement doit présenter en fin de semaine son projet de réforme de l’université, censé rendre nos campus plus compéti-tifs, une nouvelle version du célèbre palmarès de Shanghai vient

14. Arnold Mingus, directeur général du CNRS depuis 2006. (NdE)

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d’innovation, plus de croissance et plus d’emplois. Le budget de mon ministère, monsieur Le Déaut, va croître cette année, non pas de 6,5 %, mais de 26 % ! » Mensonge confirmé par l’OCDE, comme l’a relevé E. Leboucher dans Les Échos des 26-27 juin 2009 : comme nous l’avions dit (17), le plan de relance ne contient que 46 millions de plus pour la recherche, soit proportionnellement 20 fois moins que les plans de l’Allemagne ou des États-Unis.

Par contre, on rechercherait en vain l’annonce par la ministre de la suppression de 400 millions au titre de régulation budgétaire sur le budget 2008 (18) !

Le pire est toujours à l’ordre du jourLes reculs, sous la pression, du gouvernement en 2009 sont,

certes, importants et significatifs, mais aussi partiels et tactiques. Il lui reste nombre de cartes dans son jeu, même s’il y a loin de la coupe aux lèvres.

L’enfermement des scientifiques dans un carcanLe délire technocratique (14) qui s’abat sur la recherche se

manifeste par tout le vocabulaire du New (Public) Management, peut être adapté au marché des carottes, mais en aucun cas à la recherche : « pilotage », « outil stratégique », « rentabilité », « effi-cacité », « concurrence », « responsabilisation », « recentrage », « cible », « réactivité et productivité », etc. Ce vocabulaire n’est pas qu’un vernis : il est le reflet profond d’une politique visant à enfermer chaque scientifique dans un carcan. « La recherche doit aussi renforcer la compétitivité de notre économie : sans appui de la recherche publique, les entreprises françaises ne seront pas suffisamment armées pour affronter la concurrence mondiale », écrit v. Pécresse (Les Échos, 03/09/08). C’est le but de la « Stratégie nationale de recherche et d’innovation » (SNRI), « large concerta-tion » réduite en réalité à quelques commissions nommées ayant « travaillé » quatre mois, mais excluant les instances scientifiques dont c’était le rôle.

Les orientations de cette SNRI s’imposeront à tous, et d’abord aux universités et aux organismes de recherche par les contrats quadriennaux ou « contrats d’objectifs et de moyens » (COM) entre l’État et les établissements. Mais ces COM sont ensuite décli-nés : au CNRS, « la direction décide des budgets et des moyens des instituts, dans le cadre de COM avec chacun d’entre eux ». À leur tour, les instituts donneront « une priorité accrue à la fonction de pilotage scientifique des unités de recherche ». Bien entendu, il s’agit là de la partie la plus « libre » de la recherche, car, pour les crédits, l’ANR continuera d’exercer son rôle dominant, soit sur des

nos amis Anglais » (N. Sarkozy). Enfin, au sympathique « je vous remercie d’être venus, il y a de la lumière, c’est chauffé… » de N. Sarkozy, parlant d’un laboratoire public, correspond « la léthar-gie des chercheurs hexagonaux anesthésiés par le doux oreiller du fonctionnariat » d’A. Perez.

Un spécialiste du constat sans service après-vente : N. Sarkozy« La recherche […] a rarement été, dans les faits, la préoccu-

pation majeure des gouvernements, […] aujourd’hui, c’est le cas, nous l’avons démontré dans le budget 2008. » Or, chacun peut véri-fier qu’il n’y a pas un poste, pas un sou de plus en 2008. « Quand des générations entières de jeunes chercheurs partent à l’étran-ger, quand si peu de brillants esprits étrangers sont attirés par notre pays […], il faut avoir le courage de reconnaître la maladie de notre système. » Mais on attend toujours les emplois pour les jeunes docteurs en France. « Je sais que la rémunération des cher-cheurs français est deux ou trois fois inférieure à celle des autres pays comparables au nôtre […]. Je voudrais vous dire ma détermi-nation pour […] que soient enfin dignement rétribués les métiers de la recherche. » Et si on alignait plutôt les salaires des banquiers sur celui des chercheurs ?

La palme d’or du mensonge permanent : budget@pécresse.comAvec son air de collégienne angélique, son aplomb pour affir-

mer des contre-vérités, sa sincérité apparente pour les répéter, son air avenant alors qu’elle n’a jamais voulu négocier sur l’essentiel, v. Pécresse est le prototype de la synthèse entre le management, le marketing et la communication.

Elle a un don particulier pour annoncer, à destination de jour-nalistes parfois complaisants, que les moyens augmentent alors que les facteurs expliquant la croissance apparente des budgets 2008 et 2009 sont l’inflation, le CIR et le transfert au ministère des cotisations retraite. Mensonge, donc, que d’affirmer lors de la présentation du budget à la presse qu’il y a eu 1,8 milliard de plus en 2008 alors que le budget réel a baissé (16). Mensonge encore pour 2009, où il ne restera que quelques miettes si l’inflation est inférieure à 1,5 %. Mensonge quand elle annonce à l’Assemblée nationale (décembre 2008), en réponse à une question du député J.-Y. Le Déaut, que par le « Plan de relance », son budget augmen-tera de… 26 % : « Le plan de relance du président de la République met la recherche au cœur de nos préoccupations : 4,5 milliards d’euros de crédits nouveaux ont été annoncés la semaine dernière pour permettre à la recherche de produire plus de résultats, plus

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institut. L’enjeu est de faire émerger des universités françaises au niveau d’Oxford et de Harvard. » C’est cette étape, certes, en retrait sur ces propos, que préparent les « alliances », d’abord en Sciences du vivant (SDv), puis ailleurs.

Si coordonner est un impératif, la toute nouvelle « Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, créée par huit acteurs clés de la recherche française : le CEA, le CNRS, l’INRA, l’INRIA, l’INSERM, l’IRD, l’Institut Pasteur et la Conférence des présidents d’université », née en juin 2009, vise à piloter les Scien-ces de la vie en appliquant la SNRI. Le fait « qu’elle s’appuie sur l’INSERM, désormais réorganisé en instituts thématiques, sur l’ensemble des organismes concernés (CNRS, CEA, INRA, INRIA, IRD, Institut Pasteur), et sur les universités » montre que les mena-ces d’éclatement des organismes peuvent resurgir. Enfin, l’Alliance vise à se substituer aux Conseils scientifiques des organismes.

L’emploi scientifique, une perspective sombre pour l’avenir du paysLe plus grand désastre du sarkozysme concerne l’emploi scien-

tifique. Celui-ci est un bon révélateur des perspectives politiques tracées pour un pays en matière économique, sociale ou cultu-relle, aujourd’hui mais aussi demain : vu le temps de formation d’un chercheur, il peut être une limitation majeure pour les choix d’un futur gouvernement. Or la situation est déjà catastrophique en France : pour atteindre 3 % du PIB en… 2020, il manque dès aujourd’hui 120 000 scientifiques en France (20).

À partir d’une évaluation des besoins (emplois pour un vrai Plan de réussite en licence, temps de recherche des E-C, trans-formation d’heures complémentaires en postes, précarité), nous avons montré (20) qu’il manque environ 60 000 scientifiques dans le secteur public (30 000 E-C, 10 000 BIAtOSS et 20 000 cher-cheurs, ingénieurs, techniciens des organismes de recherche). Il en manque autant dans le secteur privé, en raison du trop faible investissement des entreprises, du sous-développement français dans les technologies de pointe, de la faible irrigation de l’ensemble des activités par des docteurs et, avant tout, de la faible propor-tion de ceux-ci (13 %) parmi les chercheurs des entreprises.

De ce fait, la France ne forme qu’environ 10 000 docteurs/an, alors que la Grande-Bretagne en forme 15 000 et l’Allemagne 25 000 (1). Et ce n’est pas terminé ! Une étude du service statistique du ministère prévoit que le nombre de doctorants baissera d’un tiers d’ici dix ans. Ce qui n’est pas tellement étonnant étant donné la précarité scandaleuse qui touche des milliers de chercheurs, l’absence de débouchés, les salaires ridiculement bas : la recher-che est devenue anti-attractive. Le problème posé aujourd’hui

thèmes déterminés par le pouvoir soit sur des « actions blanches », qui commencent à être sectorisées et qui vont progressivement être finalisées.

Une batterie d’indicateurs quantitatifs est destinée à suivre sa mise en œuvre, dont le plus important est le nombre de publica-tions qui déjà, au travers de l’AERES, devient le principal facteur de notation. Mais ce n’est rien par rapport au futur, car l’un des grands objectifs est « l’avancement de la mise en place d’un système de contrôle de gestion s’appuyant sur une comptabilité analytique adaptée au développement du travail en mode projet, ainsi qu’à l’application des coûts complets ». Bonjour, la bureau-cratie ! Aux milliards distribués sans condition au privé au travers du CIR répond l’enfermement des scientifiques dans le carcan des décisions gouvernementales. Bientôt, la défunte Académie des sciences soviétique nous apparaîtra comme un rêve de liberté !

Sarkozy persiste et signe« Nul ne peut être celui qui décide d’une orientation, qui la

finance, qui la met en œuvre et qui, finalement, l’évalue », a redit récemment Sarkozy (05/06/09) : il n’a pas renoncé. Chaque année, au travers du budget, tout sera fait pour obliger chacun à obéir aux injonctions. Malgré le sauvetage du CNRS, il reste, avec l’ANR, l’AERES et, demain, les « alliances », largement de quoi piloter à qui mieux mieux. La bataille centrale de l’évaluation, si elle n’est pas perdue, laisse néanmoins l’AERES au centre du jeu. Nous sommes, au CNRS notamment, dans une situation métastable 16 : la bataille pied à pied va donc se poursuivre en nous appuyant sur ce qu’on a su préserver, en renforçant le boycott de l’AERES désor-mais inutile, en organisant les précaires, en exigeant un double-ment des crédits de base, etc.

Le rapport Attali (19) reste malheureusement d’actualité. Il propose des Agences de moyens par grandes disciplines (à la place des organismes), finançant un nombre très limité d’ensembles universitaires. A. Syrota, directeur général de l’INSERM, ne dit pas autre chose (La Tribune du 05/12/08) : « Le rapport Zerouhni va plus loin [qu’un institut du vivant] en proposant que l’institut finance les recherches et que les opérateurs soient les universités, ce qui implique des changements considérables. C’est pourquoi une phase transitoire est préconisée. Dans un premier temps, les instituts thématiques [de l’INSERM] pourraient passer de huit à dix pour couvrir l’ensemble des recherches en sciences de la vie de l’INSERM et du CNRS. À terme, il n’y aura plus qu’un seul grand

16. Se dit d’un système qui n’est pas stable en théorie, mais qui paraît tel en raison d’une vitesse de transformation très faible. (NdE)

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Pour en savoir plus« Le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche raconté à

Sarkozy », 30/09/08 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1878&var_recherche=audier>

« Il faut sauver notre recherche scientifique », Le Monde, 07/04/03 : <http://www.lemonde.fr/opinions/article/2003/04/07/il-faut-sauver-notre-recherche-scientifique-par-henri-audier_315966_3232.html>

« Innovation, recherche et enseignement supérieur : un projet de Loi inacceptable », coécrit avec B. Monthubert, 24/01/05 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1045&var_recherche=audier>

« Suicide d’une nation, mode d’emploi », Libération, 10/03/05 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1125&var_recherche=audier>

« Avec le « Pacte », nous serons plus proches de 2 % du PIB pour la recherche en 2010 que des 3 % claironnés », 16/12/05 : <http://www.sauvons-larecherche.fr/spip.php?article1335 & var_recherche=audier>

« Politique de recherche : du double discours à la crise de confiance », coécrit avec B. Monthubert, A. trautmann et G. Debrégeas, 01/08/05 : <http://w w w.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1230&var_recherche=audier>

« Sarkophage pour la recherche », 21/09/05 : <http://www.sauvonslare-cherche.fr/spip.php?article1239 &var_recherche=audier>

« LOP : Ce n’est pas une réforme mais un chantier de démolition », 04/10/05 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1241&var_recherche=audier>

« Requiem pour la recherche scientifique ? », 04/11/05 : <http://www.sauvons-larecherche.fr/spip.php?article1294var_recherche=audier>

« CNRS : irresponsabilité et désinvolture d’un gouvernement », coécrit avec F-A. Wollman, Le Monde, 18/01/06 : <http://www.sauvonsla-recherche.fr/spip.php?article1359&var_recherche=audier>

« La « société de la connaissance » vue par Sarkozy : analyse d’une imposture », 31/10/06 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1474&var_recherche=audier>

« Sarkozy de S à Y : une vision étroitement utilitariste de la recherche et de l’enseignement supérieur », 18/06/07 : <http://www.sauvonsla-recherche.fr/spip.php?article1597&var_recherche=audier>

« vers la mise à mort de notre système de recherche ? », 11/10/07 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1638&var_recherche=audier>

« LE CO (S) M du CNRS : le ministère a mis du Kafka partout », 05/06/09 : <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1864>

« Encore une pécresserie : l’efficacité du Crédit d’impôt évalué par QCM [avec l’intervention du sénateur I. Renar] », 02/07/09 : <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1838>

« Madame la ministre : votre milliard est postiche, votre auto-nomie de carême, vos promesses de Gascon », 28/11/07 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1773&var_recherche=audier>

est double. D’une part, former un nombre de doctorants suffisant dans dix ans pour nous situer au niveau de pays comparables. D’autre part, préserver la qualité du recrutement. Or aujourd’hui, on sait qu’une très grande partie des meilleurs étudiants fuient le doctorat. Nous allons donc vers une pénurie de docteurs et une sélection à rebours de ceux-ci.

Préserver la qualité du recrutement de demain suppose d’abord de mettre fin à la précarité et d’afficher un plan plurian-nuel de recrutement dans le secteur public, ainsi que des débou-chés, pour les docteurs, dans le secteur privé et l’administration. Cela suppose aussi que des mesures soient prises pour que nos métiers soient attractifs, qu’il s’agisse des carrières ou des condi-tions de travail.

Le coût d’un plan pluriannuel impliquant 60 000 scientifiques supplémentaires est modeste : au terme du plan, 3 milliards de plus qu’aujourd’hui. Du fait de l’insuffisance du nombre de docteurs disponibles, cet objectif ne pourrait au mieux être atteint qu’en dix ans, ce qui n’entraînerait qu’une dépense supplémentaire de 0,3 milliard chaque année. En « cumulé » (0,3 + 0,6 + 0,9, etc.), le coût total est de 4,5 milliards pour les cinq premières années et de 16,5 milliards sur dix ans. Cela ne représenterait que 17 % des engagements de Sarkozy sur cinq ans (il promet 1,8 milliard de plus par an), et à peine 66 % du coût de la diminution de la tvA sur la restauration, ou 40 % du CIR, ou un dixième du « paquet fiscal », au choix… (20).

Au moment où le pouvoir veut lancer un grand emprunt (nul besoin s’il supprimait le « paquet fiscal », le CIR, les niches fisca-les, etc.), il serait démagogique de sa part de parler de l’avenir, de l’enseignement supérieur, de la recherche, de l’innovation, etc., sans prendre les mesures indispensables pour former et recruter beaucoup plus de jeunes docteurs, ce qui passe d’abord par un nombre significatif de milliards pour assurer un plan pluriannuel de l’emploi scientifique. Il serait temps de donner à la France une autre ambition que celle d’être seulement un grand pays touristi-que comme les Maldives.

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Quand enterrerons-nous les fossoyeurs ?

(Contextualiser, c’est prévoir)

Hélène Cherrucresco

Comme plusieurs pans des services publics, la recherche et l’enseignement supérieur vivent une conversion profonde,

pilotée à la fois par l’idéologie et par l’économie. On ne peut pas dire que le plan date d’hier : l’inspiration du gouverne-ment actuel plonge ses racines dans les actes d’un colloque sur l’ensei gnement supérieur et la recherche réuni le 4 décembre 2000 par le RPR, en présence de Michèle Alliot-Marie, d’Alain Juppé, de Jean-Jacques Aillagon ou de François Fillon. Les lois qui en ont été tirées et contre lesquelles s’élèvent les enseignants- chercheurs en 2009 ont été en grandes parties rédigées par un groupe de pression qui s’autoproclame « Conseil stratégique de l’innovation », dirigé par Philippe Pouletty. Notons que ce lobbyiste de talent n’a aucun mandat électoral. Sa légitimité, il la tire de sa présidence de deux associations : France Biotech et Objectif 2010. Il ne s’agit pas d’associations de boulistes de quar-tier. La première promeut, comme son nom l’indique, les biotech-nologies. Parmi les grands groupes chimiques et pharmaceuti-ques qui bénéficient de sa stratégie de valorisation, on trouve des pointures telles que Hoechst, Aventis, ou Rhône-Poulenc. Objectif 2010 est, elle, une association d’entrepreneurs assistés de juristes et d’économistes dont la spécialité est la rédaction de projets de loi « clés en main » en particulier sur l’enseignement, l’innovation et la recherche. Et quels sont les fameux « objectifs » à atteindre en 2010 ?

Concernant la recherche : la mise à disposition de son appa-reil public aux utilisateurs que sont le privé et le militaire ; et en corollaire, le démantèlement des pans considérés comme inutiles industriellement et donc dispendieux.

Concernant l’enseignement supérieur : le contraindre à s’éloi-gner du service public national et à faire allégeance aux lois du marché mondial, et, en corollaire, faire payer les utilisateurs que sont les étudiants.

Pour y arriver, les gouvernements (Raffarin, villepin, Fillon) ont mis en place une stratégie et un ensemble de lois.

« La recherche ne représente que 0,23 % du “plan de relance” », 19/12/08 : <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1407&id_rubrique=17>

« Recherche et enseignement supérieur prioritaires pour les suppres-sions de crédits », 15/12/08 : <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=1402&id_rubrique=17>

« Attila », 24/01/08 : <http://www.sncs.fr/article.php3?id_article =1107&id_rubrique=17>

« 60 000 emplois scientifiques publics de plus en dix ans : est-ce possible ? », 18/06/09 : <http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2823&var_recherche=audier>

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des critères de docilité incitant, pour être bien noté et donc bien financé, à rechercher les apports de capitaux privés, principale-ment multinationaux, et à s’aligner sur les besoins de formation et de recherche industriels, au détriment de nombreuses discipli-nes, notamment des sciences humaines et sociales. Une loi a été votée le 10 août 2007 pour soutenir ce mécanisme, loi qualifiée par antiphrase de « Liberté et responsabilité des universités » (LRU). Parmi plusieurs points, elle assure la « fongibilité asymétrique » des financements et l’autonomie financière. Derrière ce jargon abscons se cache un mécanisme relativement simple : l’argent versé par l’État pour des personnels peut être affecté au fonction-nement, libre à l’Université de financer par ailleurs les salaires grâce à l’autonomie financière.

Ensuite en précarisant les personnels et en démantelant leurs garanties statutaires. Pendant de nombreuses années sous la Cinquième République, les services publics fonctionnaient de la façon suivante : lorsqu’un besoin nouveau se faisait sentir, des personnels étaient embauchés sur postes précaires puis, par vagues, titularisés. Une loi votée sous le gouvernement socialiste imposait même la titularisation au bout de deux années révolues, considérant que le besoin était alors pérenne. Ainsi, les universi-tés avaient-elles pris l’habitude de recourir à cette facilité.

Le gouvernement de M. Chirac a cessé toute vague de titulari-sation. Mais les universités, confiantes en l’avenir, ont continué à embaucher. La proportion de ces postes précaires est aujourd’hui d’environ un tiers parmi les bibliothécaires, ingénieurs, adminis-tratifs, techniciens, ouvriers et personnel de service (BIAtOSS) dans les universités françaises. La situation devenant intenable vis-à-vis de la loi, M. de villepin a fait voter en janvier 2005 une modification : il faut aujourd’hui sept années révolues au lieu de deux. Et il ne s’agit plus d’une titularisation, mais d’un Contrat à durée indéterminée (CDI). La pression a donc considérable-ment baissé sur les présidences universitaires. Concrètement, les universités proposent souvent aux BIAtOSS qui demandent leur stabilisation un Contrat à durée déterminée (CDD) avec un autre profil de poste, qui les fait redémarrer à zéro et perdre tout béné-fice de leur ancienneté 2.

S’agissant cette fois des enseignants eux-mêmes, le gouverne-ment a mis en place le « contrat doctoral unique » en octobre 2008 pour la rentrée de 2009. Contre une augmentation conséquente de la bourse des doctorants (qui passera de 1 658 à 1 985 € bruts par mois), le président de l’université ou le directeur de l’établissement

2. Pour les BIAtOSS, voir également les analyses de Julia Bodin et de Philippe Selosse dans cet ouvrage.

La transformation du service public d’enseignement supérieur

La stratégie n’est pas secrète : elle a été parfaitement expliquée par Renaud Dutreil, ancien ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État (2004-2005), récemment vice-président du groupe UMP à l’Assemblée nationale (2007-2008) et aujourd’hui président de LvMH Inc. à New York. Le 20 octobre 2004, il donne une conférence au « Club Concorde pour une refonte républi-caine », plus souvent appelé la fondation Concorde. Un peu comme le « Conseil stratégique de l’innovation », il s’agit d’un groupe de réflexion (ou think tank) qui cherche principalement à promouvoir l’entrepreneuriat. Sous la présidence de Jacques Chirac, il avait la réputation d’être « le think tank le plus proche de l’Élysée ».

Et pour que personne ne m’accuse de déformer ses propos, je lui donne la parole (cette déclaration est reprise par Emmanuelle veil dans un article de Charlie-Hebdo du 27 octobre 2004) :

Le grand problème de l’État, c’est la rigidité de sa main-d’œuvre… C’est sur l’Éducation nationale que doit peser l’effort principal de réduction des effectifs de la fonction publique… Le problème que nous avons en France, c’est que les gens sont contents des services publics. L’ hôpital fonctionne bien, l’école fonctionne bien, la police fonctionne bien. Alors il faut tenir un discours, expliquer que nous sommes à deux doigts d’une crise majeure mais sans paniquer les gens, car à ce moment-là, ils se recroque-villent comme des tortues.

Donner le sentiment d’une crise majeure imminente comme le suggère M. Dutreil, c’est une stratégie de communication préven-tive ou prospective 1. Mais comme il faut que ce sentiment se répande à la fois parmi les personnels, les étudiants, et la masse des électeurs, la mise en place demande du doigté. Comment le gouvernement procède-t-il concrètement ?

D’abord en réduisant les financements publics, attribués sur critères discriminatoires et concurrentiels. De même qu’un balayeur est aujourd’hui un technicien de surface, ces critères sont qualifiés « d’excellence ». Ils ne sont en fait rien d’autre que

1. Cette stratégie de communication suit étroitement les recommandations de Christian Morrisson (« La faisabilité politique de l’ajustement », Cahier de politique économique n° 13, Centre de développement de l’OCDE, 1996, p. 24-25), et sa mise en place ressemble à s’y méprendre également à la politique initiée par le gouvernement japonais à partir de la fin des années 1990. À croire qu’elles se sont inspirées du même modèle. Sur ces deux points, voir l’introduction au volume. (NdE)

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nal » et le reste des universités, considérées de seconde zone. Ce plan financé par la vente d’actions EDF de l’État réussit à la fois à privatiser les programmes urgents de rénovation immobilière sur les campus sélectionnés, en imposant des « Partenariats public-privé » (PPP) aux universités devenues soi-disant autonomes, et à élargir le processus de privatisation du secteur de l’énergie.

La mise en œuvre de ce démantèlement du service public d’enseignement supérieur ne souffre aucun répit : c’est ensuite un nouveau volet de la LRU qui entre en action, l’acquisition des « Responsabilités et compétences élargies » (RCE : plus on utilise d’acronymes incompréhensibles dans les documents officiels et moins ils sont compréhensibles des non-initiés). vingt univer-sités ont été choisies dans la plus grande opacité comme « pilo-tes » pour expérimenter la maîtrise de la totalité de leur masse salariale et de leurs emplois, et un renforcement de leur rôle dans la définition du budget de l’établissement et dans son exécution. Une énorme hypocrisie accompagne cette initiative : d’une part, elle est présentée avec trois objectifs, la diminution de l’échec en licence, une meilleure insertion professionnelle des étudiants et l’augmentation de la qualité de la recherche. Mais, d’autre part, le plan d’accompagnement prévu par le ministère ne porte que sur la formation des agents chargés du management, des finances, et de la gestion des ressources humaines, et prévoit une « politique indemnitaire » en faveur de ces agents… Ce sont donc bientôt les comptables et les gestionnaires des « ressources humaines » qui vont prendre une place prépondérante dans la « gouvernance » des universités en devenant les cohortes prétoriennes des nouveaux « présidents-managers » tout puissants.

En définitive, il s’agit d’une volonté politique obstinée et manœuvrière, qui veut à tout prix exploiter tout le « jus » de l’ensei gnement supérieur français sur l’arène du marché mondial de la formation des étudiants. L’objectif est d’en faire un acteur de la compétition internationale pour contribuer à créer une « économie des connaissances » mondialisée, entièrement soumise aux lois du marché des capitaux privés et il s’intègre étroitement dans la stratégie générale de privatisation de tous les services publics nationaux 4. L’enjeu est immense : le seul secteur de la formation dans les états membres de l’OCDE représente 320 000 établissements (dont 5 000 pour l’enseignement supérieur dans l’Union européenne), 4 millions d’enseignants, 80 millions d’élèves et d’étudiants, et un chiffre d’affaires de 1 000 milliards de dollars par an… Mais le succès de cette volonté politique n’est

4. Pour l’économie de la connaissance, voir les analyses d’Isabelle Bruno et de Geneviève Azam dans ce volume.

contractant pourra exiger de tout doctorant une contrepartie pouvant consister en l’enseignement de 64 heures de travaux dirigés, l’accomplissement de tâches administratives ou bien la réalisation de travaux d’expertises. Sachant qu’un enseignant- chercheur a un service de 192 heures, il faut seulement trois thésards pour le remplacer, soit 981 € supplémentaires. Ça fait beaucoup de profs remplaçants précaires pour une somme bien modique…

Dans un cadre beaucoup plus vaste, la Réforme générale des politiques publiques (RGPP) complète le mécanisme. La RGPP était expérimentale jusqu’à la fin de 2008, et opérationnelle à partir du 1er janvier 2009. Elle permet entre autres aux universités d’embaucher autant de personnel sur postes précaires qu’elle peut en financer, et de les licencier dès que leur mission s’arrête. Elle va mener en France à une réduction drastique du nombre de fonc-tionnaires. Au-delà de l’Université, tous les services publics sont concernés par la RGPP, qui conduit par exemple à une diminution d’un tiers des personnels dans plusieurs préfectures.

Finalement l’État assujettit les établissements universitaires aux exigences et aux pratiques du management des « centres de profit » engagés sur le terrain de la concurrence internationale. Comme pour la recherche, la droite procède par étapes, en cher-chant à diviser les forces de résistance attachées au service public : après une phase préparatoire dans les années quatre-vingt, où elle insistait sur les problèmes de « l’employabilité » des étudiants, nous avons vu surgir le « Processus de Bologne » impulsé par Claude Allè-gre et ses collègues de l’Union européenne pour favoriser la mise en concurrence des universités sous couvert d’harmonisation des diplômes 3. voté le 18 avril 2006 , le « Pacte pour la recherche » vise à encadrer ce qui restait de la liberté de recherche dans les univer-sités par la création des « Pôles de recherche et d’enseignement supérieur » (PRES) orientés vers des contrats courts de l’ANR (voir ci-dessous), par le formatage des écoles doctorales et par le soutien au recrutement de personnel précarisé. Depuis l’élection de Nico-las Sarkozy, tout se précipite : la LRU, sous le prétexte fallacieux de renforcer leur « autonomie », organise un « management » des universités sur la base de la rentabilité. Elle renforce considéra-blement le pouvoir des présidents et augmente leur rémunération, ce qui a conduit la majorité d’entre eux à soutenir une politique qui organise ainsi le retour d’un nouveau type de mandarinat lié aux réseaux mondialisés des capitaux privés. Cette loi est bientôt suivie du « Plan Campus » (janvier 2008) qui institutionnalise la discrimination entre 12 « pôles d’excellence de niveau internatio-

3. Pour le processus de Bologne, voir la contribution de Geneviève Azam à cet ouvrage.

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pas neuve : c’est celle déjà utilisée pour la recherche à l’issue de ses États généraux de la recherche en 2004. Le discours sera à plusieurs étages.

À destination des personnels, il se déclinera de cette façon : « Nous avons entendu votre désespoir, nous allons y répondre. Grâce à l’augmentation des frais universitaires, vous allez enfin pouvoir travailler dans de bonnes conditions. »

À destination des étudiants, dont il faut éviter la fronde, le dispositif est double. Pour la classe moyenne, 92 députés UMP ont d’ores et déjà proposé, début 2009 7, une réforme des prêts pour permettre de financer leur parcours universitaire. Pour les plus démunis – sélectionnés sur leurs résultats scolaires –, un système de bourses mis en place en janvier 2009.

À destination des Français, le discours démagogique de notre président dont il a à présent l’habitude, et qui vise à les désolida-riser des étudiants et des enseignants, s’établira probablement ainsi : « Les étudiants luttent contre l’augmentation des frais d’inscription. Mais moi, j’ai mis en place des bourses pour les plus pauvres d’entre eux. Ils se battent donc pour soutenir les riches. vous êtes d’accord avec ça, vous ? » (ici, mouvement d’épaules et soulèvement des sourcils).

À combien faut-il s’attendre ? La réponse est aisée, car la méca-nique s’est déjà enclenchée dans un silence étourdissant. Dans les écoles de commerce et de gestion, il faut débourser maintenant 5 000 à 8 000 € par an pour les plus réputées (ESSEC, HEC, etc.), jusqu’à 12 000 € à Sciences Po Paris, et 7 000 € dans les écoles d’art, de création graphique, à Paris comme en province, etc. Ce n’est pas une fiction : c’est cette année. Pour les grandes univer-sités, on retombe toujours sur les mêmes chiffres. Dès qu’elles obtiendront leur autonomie financière, les frais croîtront pour atteindre 6 000 à 8 000 €, sur le modèle des grandes écoles. Ce n’est pas une fiction : pendant l’été 2009, le syndicat étudiant UNEF a dénoncé des frais d’inscription « illégaux » allant parfois jusqu’à plus de 4 000 €. L’UNEF a naturellement raison de s’oppo-ser à ces montants exorbitants. Mais contrairement à ce qu’elle affirme, le nouveau dispositif universitaire les rend parfaitement légaux…

Il ne s’agit pas seulement d’une transformation de l’enseigne-ment supérieur. Si cette transformation réussissait, les impacts seraient nombreux. La sociologie déjà déséquilibrée du monde

7. Il s’agit de la proposition de loi n° 1391 « relative à la création du prêt étudiant garanti par l’État et à remboursement différé et conditionnel ». Le document a été mis en distribution le 20 février 2009 à l’Assemblée nationale. Sur les frais d’inscription à l’université, voir dans le même ouvrage l’analyse de Frédéric Neyrat, et sur les bourses, voir la contribution de Philippe Selosse.

nullement garanti : l’expérience montre que les services privati-sés sont plus coûteux et moins performants que ceux qui restent dans le service public, et surtout que la recherche du profit à court terme s’avère une logique incompatible avec les missions qui fondent l’enseignement supérieur depuis des siècles. Ce dernier point est confirmé par Drew Gilpin Faust, historienne élue en 2007 présidente de l’université Harvard, lors de son discours inaugural 5. Pour pouvoir tenir ce langage, qui s’accorde assez bien avec l’éthique du service public de l’enseignement supé-rieur en France, la présidente Faust peut s’appuyer sur un capital propre de l’université de Harvard évalué à 35 milliards de dollars (Reuters 10 novembre 2007) 6. Si la démolition du service public programmée en France par la loi LRU arrive à ses fins, combien de présidents d’université et d’enseignants-chercheurs auront les moyens de conserver cette liberté de parole et de recherche ? Et combien d’étudiants accepteront d’être livrés à la rapacité des banquiers pour financer des droits d’inscription qui vont néces-sairement exploser ?

Contextualiser, c’est prévoirLa conséquence la plus visible pour les futurs étudiants et leurs

familles sera l’augmentation des frais universitaires à la rentrée 2009 ou en 2010. Comment ? Citons ici l’ancien président de la Conférence des présidents d’universités (CPU), Yannick vallée, interrogé par les personnels de son université sur le sujet dès 2003 : « Les frais d’inscription sont décidés nationalement par le Parlement, et aucun député ne prendra le risque de les augmenter. En revanche, il a été mis en place des frais d’inscription complé-mentaires et des frais de dossier qui, eux, ne sont pas plafonnés. » Derrière ce jargon se dissimulent des frais aussi exotiques que frais d’ordinateur (ouverture d’une adresse internet, accessibilité aux réseaux universitaires), frais d’intervenant, frais de dossier, reprographie, etc. L’imagination est sans limite lorsqu’il s’agit d’augmenter artificiellement la note.

La pilule semble grosse. Comment la faire passer ? En s’appuy-ant sur le mouvement actuel de protestation ! La méthode n’est

5. Un extrait significatif de ce discours est cité par Geneviève Azam à la fin de sa contribution à cet ouvrage. (NdE)6. Un bémol, cependant. Rappelons que la crise financière a contraint Harvard à annoncer le 23 juin 2009 la suppression de 275 postes sur un effectif de 16 000, le gel des salaires de 9 000 personnes, etc. L’université estime avoir perdu 30 % de ses actifs sur les marchés financiers, en un an, à cause d’investissements « à haut risque et mal maîtrisés », selon certains personnels. Le modèle est fragile. Sur ce point, voir l’introduction. (NdE)

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tifique et technologique (EPSt) dont les personnels sont fonction-naires depuis 1984 (loi Chevènement). Le plus grand EPSt est le CNRS, seul organisme de recherche totalement pluridisciplinaire au monde. Il existe également 16 Établissements publics à carac-tère industriel et commercial (EPIC), tels le CEA pour l’énergie atomique, le CNES pour le spatial ; et trois fondations consacrées à la recherche médicale, le Centre d’étude du polymorphisme humain, les instituts Curie et Pasteur.

Les députés et les sénateurs interviennent naturellement dans la gestion de ces organismes en votant le budget, et en décidant des priorités, c’est-à-dire de la quantité d’argent que chaque struc-ture se verra octroyer. Ainsi, la représentation nationale oriente les priorités, mais ne décide pas des recherches à mener. Or, le gouvernement tient à piloter la recherche (quand, dans un mouve-ment parallèle, il rend « autonomes » les universités !). Le téné-breux dessein s’éclaire par quelques chiffres.

Sauf pendant le gouvernement Chirac de 1986 à 1988, la part du PIB consacrée à la recherche (privée et publique) a connu une progression quasi continue de 1960 à 1990, passant de 1,15 % en 1960 à 2,42 % en 1990. Depuis en revanche, elle a connu une érosion, lente pendant le gouvernement Jospin (2,40 % en 1994), puis dramatique par la suite (2,23 % en 2002). La modernité du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a consisté en la matière à un retour au niveau des années soixante-dix. Celle du gouverne-ment Sarkozy est de faire un retour aux âges farouches, en dépit d’annonces délirantes où valsent les centaines de millions, avec un taux probablement inférieur à 2 % en 2009. La part de la recherche privée était de 1,33 % en 2005, en diminution depuis. Est-ce beau-coup ? C’est relativement faible comparé à d’autres pays industria-lisés : Allemagne 1,76 %, Suède 3,31 %, Finlande 2,42 %, USA 2,10 % et Japon 2,28 %. La part de la recherche publique est donc un peu inférieure à 1 %. Cependant, elle recouvre à la fois la recherche militaire et la recherche civile. La recherche militaire représente 37 % de l’investissement public, ce qui fait de la France le troi-sième investisseur mondial pour l’effort de recherche consacré à la défense, derrière les États-Unis (55 %) et la Grande-Bretagne (46 %). Il reste donc moins de 0,6 % du PIB consacré à la recherche publique civile, l’un des chiffres les plus ridicules de l’OCDE.

N’importe quel être sensé dirait « au secteur privé de faire son effort de recherche ». Éventuellement en les y aidant un peu : aides à l’embauche de doctorants par exemple. Mais les gouverne-ments successifs, sous la pression du CNPF/MEDEF, ont choisi de marcher sur la tête : en mettant l’appareil de recherche au service de l’industrie privée. Par ailleurs, le budget de l’armée devenant de plus en plus contraint par le coût des armements, ou l’implication

estudiantin risquerait de pencher plus encore vers les classes aisées 8. Mais citons-en deux autres, plus inattendus.

L’aménagement du territoire subirait de grandes modifica-tions. Plusieurs villes de province ont lutté pour avoir chez elles une formation universitaire (La Rochelle, Pau, Lorient/vannes, Clermont-Ferrand, etc.). Le bénéfice est évident : les jeunes peuvent rester plus longtemps près de chez eux, la présence d’enseigne-ment supérieur attire des industries. C’est donc tout le monde social et économique qui en bénéficie. Le gouvernement Jospin a grandement favorisé ces implantations. Pour rester attractives, ces villes seraient contraintes de proposer des frais d’inscription réduits, et donc des moyens réduits. Déjà toutes exclues des « dix campus » de prestige sélectionnés par Mme Pécresse, elles devien-draient, comme dans tous les pays où un système identique a été mis en place, des universités de seconde zone.

La mentalité des Français elle aussi changerait profondément. Dans le Journal d’une jeune fille de Harlem 9, l’écrivain et essayiste Julius Horwitz décrit bien comment un jeune d’une classe défavo-risée peut s’en sortir : par la compétition dès le plus jeune âge. Le livre est à la gloire du système. Mais d’un système qui va à l’encon-tre du partage, car seuls les meilleurs dès les premières classes s’en sortent. Au Japon, ce même système a conduit au triste record du nombre mondial de suicides d’écoliers. Quant au fameux esprit frondeur des Français, il faudra bientôt y renoncer : on ne se révolte pas à 20 ans quand on a 10 ans de dettes auprès d’une banque pour rembourser ses études.

La transformation du service public de rechercheLe contexteOn oublie presque toujours que la recherche française s’est

dotée d’un service public ! C’est qu’il est difficile de comprendre ce que cela signifie. Pour les transports, la santé, l’enseignement, on voit bien le propos. Mais pour la recherche ? Il s’agit tout simple-ment de rendre ses fruits au public qui la paye.

Elle s’est vue assigner trois missions au sortir de la seconde guerre mondiale : produire des connaissances et du savoir, diffuser ces savoirs (entre chercheurs, vers le public, etc.), et les valoriser. Les structures mises en place ont été les établissements d’ensei-gnement supérieur, les Établissements Publics à caractère Scien-

8. voir la contribution dans ce volume de Charles Soulié sur les inégalités déjà constatées dans l’enseignement supérieur.9. The Diary of A.N. The story of the house on West 104th Street (1970), paru en traduction française en 1987 (Paris, Seuil).

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Enfin, ce ministre prolifique et déterminé crée un « Fonds national de la science » et un « Fonds de recherche et technologie » qui serviront bientôt de base pour la création de l’Agence natio-nale de la recherche : fonctionnement opaque, conseil scientifique entièrement nommé par le ministre, décisions anonymes, attribu-tion des crédits sans concertation.

Printemps 2003. Nous avons fait barrage à l’extrême droite en élisant Jacques Chirac. Les laboratoires attendent le versement de la moitié des crédits de paiements de l’année précédente toujours gelés. Hop, ils sont annulés. Le 2 octobre 2003, réduction supplé-mentaire de 16 millions d’euros pour la recherche universitaire et 27 millions d’euros pour les fonds. Le ministère « doit » toujours 172 millions d’euros au CNRS et 34 millions à l’INSERM. Le projet de budget 2004 ne rattrape pas ces retards puisque les crédits de l’année 2003 sont reconduits pour 2004. Entre 2002 et 2004, le CNRS a pris une année de retard de financement. Personne en dehors des laboratoires ne sait que nous voyons aujourd’hui arri-ver nos crédits de fonctionnement en octobre ! Une année fiscale gagnée, c’est un joli tour de passe-passe, non ?

Début décembre 2003, la situation est tellement catastrophi-que que, pour la première fois de son histoire, le conseil d’adminis-tration du CNRS reporte le vote du budget 2004. Et pour cause, le ministère vient d’annoncer une nouvelle baisse de 2 % par rapport au budget de misère de 2003.

Alors on se bat. La création de Sauvons la recherche (SLR) unifie pour un temps les personnels de la recherche. Las, en dépit de l’enthousiasme et l’énergie autour des États généraux en 2004, de leurs propositions, le processus reste imperturbablement le même, et avec un incroyable cynisme, le gouvernement affirme s’appuyer sur nos propositions pour le faire passer : mise en place de l’ANR et de l’AERES. On arrive à une charnière du processus.

De nouvelles agencesL’Agence nationale de la recherche (ANR), établissement public

à caractère administratif depuis le 1er janvier 2007, prend de l’argent du service public pour le mettre à disposition du privé. Il y a, à l’ANR, six axes thématiques : biologie-santé, écosystèmes et développement durable, énergie durable et environnement, ingé-nierie, procédés et sécurité, Sciences et technologies de l’informa-tion et de la communication (StIC), Sciences humaines et sociales (SHS). Ces axes reposent sur une recherche dite « finalisée », c’est-à-dire dans laquelle l’appel d’offres indique ce qu’il faut trouver : un médicament pour une maladie précise, un moteur consom-mant telle quantité d’énergie, etc. Les opérations non thémati-ques constituent un septième axe. Le cache-sexe que l’ANR s’était

dans plusieurs conflits, il était tentant de mettre également à disposition des militaires la part de recherche civile qui pouvait les intéresser.

Il n’est pas facile de contraindre des chercheurs du service public à travailler pour des industriels ou des militaires. Ils ont les fâcheux défauts de savoir lire, écrire, prendre la parole et même avoir un esprit critique, quand ce n’est pas vouloir choisir leurs thèmes de recherche. Il fallait commencer par les faire plier. Et pour cela, plusieurs méthodes : l’asphyxie financière d’une partie de l’instrument, et sa mise au pas.

Voici comment ça s’est passé.La première attaque contre l’organisation de la recherche

publique française est portée par le gouvernement de Jacques Chirac de 1986 lorsque le ministre Alain Devaquet suspend bruta-lement le fonctionnement des instances scientifiques du CNRS en prétendant les remplacer par des comités d’experts nommés par lui-même. C’est un échec : les chercheurs se mobilisent.

La deuxième attaque sérieuse date du gouvernement de Lionel Jospin. Son ministre de la Recherche et de l’Enseignement, Claude Allègre, fait figure de précurseur avec son « projet de loi sur l’inno vation et la recherche » (1999) : essaimage des personnels de recherche vers les entreprises, association entre recherches publi-que et privée, création de cellules de transferts de technologie au sein des institutions. Dans toute la France se créent plusieurs start-up sur fonds publics, accompagnées par les universités au moyen d’entreprises de commercialisation. Claude Allègre est celui qui fait du brevet un élément majeur de l’évaluation. Or, le brevet soustrait au bien public le résultat de l’effort de sa commu-nauté, puisqu’il privatise sous la forme de la propriété intellec-tuelle ce résultat qui, financé par le public, devrait lui revenir de plein droit. Un changement de mentalité s’est opéré. Les missions de la recherche publique ont été inversées et, sur le site du minis-tère comme ailleurs, la valorisation et l’innovation viennent avant la production des connaissances.

C’est également à Claude Allègre que nous devons une modifi-cation dont nous payons les fruits. Quelque chose d’un peu techni-que, mais très intéressant. Il a en effet permis aux établissements publics de cotiser aux Assedic : la porte s’est ouverte à l’embau-che de personnels sur statuts privés et précaires. Du même coup, comme on l’a vu, les précaires constituent aujourd’hui un tiers des personnels de la recherche et de l’université, ingénieurs, tech-niciens, administratifs, enseignants et chercheurs confondus. D’ailleurs, le nouveau contrat doctoral fait empirer les choses aujourd’hui, puisqu’il est écrit que le doctorant sera jetable !

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Conseil national des universités (CNU) pour l’enseignement supérieur. Le processus, rigoureux et complexe, monopolisait de nombreuses personnes. Mais ce système d’évaluation avait un défaut majeur pour les dirigeants nationaux : il ne permettait pas un pilotage politique fin de la recherche.

Aujourd’hui, les pauvres évaluateurs de l’AERES, nommés, en nombre insuffisant, taillent au coupe-coupe dans le vif en se basant sur des « indices de notation ». De quoi s’agit-il ? tout arti-cle scientifique est émaillé de références aux travaux antérieurs sur lesquels il se fonde. Nous appelons cela des « citations ». Comme toutes les publications scientifiques sont faites sous forme élec-tronique, un logiciel mis au point par Thomson compte le nombre de citations. C’est un premier indice. Le postulat est que plus vous êtes cités, meilleure est votre recherche (c’est ce qu’on appelle le « facteur d’impact »). Postulat parfaitement erroné d’ailleurs, pour de nombreuses raisons : des erreurs sont très souvent citées ; les recherches les plus innovantes sont longues à trouver leurs communautés ; les grosses communautés ont davantage d’articles et donc de citations… Beaucoup de raffinements ont été proposés pour affiner l’indice de citations. Ils ont conduit à un ensemble d’indices de notation, qui ne devraient donc pas être utilisés pour l’évaluation, ou avec une grande prudence. Mais notre évalua-teur de l’AERES n’a que quelques minutes à consacrer à un cher-cheur, quelques heures pour évaluer tout un laboratoire, pas de moyen en secrétariat… Il cède à la tentation : quelques clics sur les serveurs de la recherche, et hop, on sait combien le laboratoire a publié d’articles, combien de fois ces articles ont été cités. Ce n’est pas une garantie de qualité, loin s’en faut, mais ça permet de donner une note. Une note !… Quelle régression intellectuelle. Un malheureux ordinateur y suffirait.

Le dispositif est complété par les opaques « instituts Carnot » (pauvre Carnot !), qui ont pour mission de favoriser le transfert de technologie, le partenariat entre laboratoires publics et entrepri-ses, ainsi que le développement de l’innovation. Mais ces instituts sont énergiquement secondés par des entreprises aux buts équi-valents mises en place dans les universités.

Contextualiser, c’est prévoir.Par cette asphyxie financière et ces changements structurels,

le fruit est aujourd’hui mûr pour être cueilli, exsangue, au bord de la faillite. Qui sont les heureux bénéficiaires ?

1. L’armée. N’oubliez jamais l’armée : la grande muette est dans les murs de la plupart des laboratoires. Des exemples ? C’est un « fonctionnaire défense » qui, au CNRS, signe les ordres de mission à l’étranger des chercheurs et qui, pour la première fois en 2009,

donné en finançant des projets non finalisés (ou projets « blancs ») en sciences humaines a explosé en 2007, quand l’Agence a cessé tout support aux programmes trop éloignés de toute application industrielle : catastrophes telluriques et tsunamis, collections d’échantillons biologiques pour la santé, agriculture et déve-loppement durable, conflits, guerres, violences, apprentissages, connaissances et sociétés. Les dotations pour les sciences humai-nes et sociales représentent 3 % du total, la majeure partie allant là où elles devaient aller dès le départ : Sciences et technologies de l’information et de la communication (StIC) et biologie, respec-tivement 21 % et 22 %. Les projets « blancs » reçoivent un quart du budget. Mais, c’est une hypocrisie. Pour le comprendre, voyons comment ça se passe.

Quelqu’un, disons pour prendre un exemple fictif, Monsan-tout, voudrait faire de la recherche pour ses propres intérêts, mais payée par le public. Il crée un fonds ou une fondation (mais ça peut prendre une forme plus simple, telle qu’un contrat direct avec un laboratoire public), éventuellement hébergée par le minis-tère, disons, une « fondation scientifique pour la biodiversité 10 ». Il fait un appel d’offres relayé par l’ANR dans l’un des program-mes thématiques. Pour y accéder, il met de l’argent sur la table, et l’ANR met une somme équivalente, prise sur le budget des EPSt, c’est-à-dire de la recherche publique. Mais il y a mieux encore : dans l’appel d’offres, il peut imposer que les résultats de la recher-che soient sous embargo, non publiés, ou déposés comme brevet à son avantage exclusif. Encore, encore, crie le public émerveillé par tant de malice diabolique ! Eh bien, au conseil scientifique d’une fondation, il n’est pas nécessaire d’avoir un représentant du ministère et, s’il y en a un, il n’est pas nécessaire de lui donner plus qu’une voix consultative. Super, non ? D’autant plus super que, dans le laboratoire, le budget du chercheur qui a décroché le contrat ANR peut dépasser le budget total de tous ses collègues ; il peut même embaucher des post-docs sans avoir le diplôme qui l’y autorise, l’habilitation à diriger des recherches. Il n’y a plus de politique scientifique possible dans le laboratoire, plus d’équipe. Seulement quelques riches parmi les pauvres.

L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) tue le système d’évaluation mis en place au cours d’années de travaux. Ce système sans doute perfectible qui a eu le mérite, en dépit de nos faibles moyens, de générer l’une des meilleures recherches du monde : jusqu’à l’émergence de l’AERES, la majorité des évaluateurs étaient élus parmi les pairs, Conseil national de la recherche scientifique (CoNRS) pour le CNRS, et

10. <www.francebiotechnologies.fr/entreprise/fondation-scientifique-lyon.html>.

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La plupart des chercheurs du CNRS n’y croient pas, encore aujourd’hui, tel le prisonnier dans cette légende arabe qui se pense vivant parce que le sabre qui lui a coupé le cou a été si vivement manié que la tête tient sur le corps debout et que le sang circule encore à travers la gorge tranchée. Espérons qu’ils ont raison : l’histoire n’est jamais écrite d’avance.

C’est grave, docteur (en sciences) ?On l’a vu, les gouvernements successifs de droite ont mis un

acharnement particulier à mener à bien leur plan établi il y a dix ans. Dix années d’efforts continus dans une vision indéfectible-ment néolibérale, sans la moindre remise en cause des fondements erronés de celle-ci ni la prise de conscience de ses conséquences désastreuses pour la recherche, comme pour tout le pays. C’est beau, un tel aveuglement. C’est presque noble, une telle bêtise. Et pour des psychologues, gageons qu’une telle volonté destructrice doit être fascinante.

Mais tout n’est pas écrit. La lutte contre la casse finale aussi bien de l’enseignement supérieur que des établissements publics de recherche a montré qu’il existe encore, en 2009, des poches de résistances. Elles ne seront pas faciles à réduire. Il se peut bien, même, qu’elles fassent tache d’huile !

Ce que j’ai décrit ici n’a rien de nouveau et a été analysé, dénoncé publiquement dans une série d’articles et dans un livre que j’ai publié en 2004 chez Gallimard, De la recherche française, du peu qu’ il en reste et du pire qui l’attend encore. Pour juger de la détermi-nation de la droite à mener au bout ces réformes, laissez-moi vous raconter pour finir la parution rocambolesque de ce livre.

Quelques jours avant sa mise en rayon, l’éditeur en envoie des copies aux journalistes. Un exemplaire atterrit sur le bureau de la ministre de la Recherche de l’époque, Claudie Haigneré.

a demandé des sanctions contre un chercheur public. Chaque année, l’ANR et la direction générale de l’Armement se rencon-trent (le 25 mai pour l’année 2009), dans l’objectif de « consolider les collaborations » à travers six programmes prioritaires. L’inti-tulé des sujets est d’une hypocrisie énorme puisqu’à côté d’un classique « Concepts systèmes et outils pour la sécurité globale », on trouve sournoisement « chimie et procédés pour le développe-ment durable ».

2. L’industrie privée, au premier rang de laquelle celle des biotechnologies et celle des nanotechnologies. Le mécanisme vient d’être décrit. Ajoutons la cerise sur le gâteau, qui permet aux entreprises de déduire de leurs impôts jusqu’à la moitié de l’argent investi dans la recherche : c’est le Crédit impôt recherche (CIR) 11. Et encore la définition de l’assiette est-elle remarquable-ment floue, puisqu’on y trouve par exemple « les dépenses liées à l’élaboration de nouvelles collections exposées par les entrepri-ses du secteur textile-habillement-cuir ». Ça rapporte d’habiller les ministres !

Il restait à tuer le CNRS. C’est fait depuis janvier 2009, et je n’oublierai pas que c’est le président Sarkozy qui a achevé la bête. Oui, je parle au passé. Comment faire autrement lorsque nous sommes éclatés en neuf instituts (ou bientôt dix), dont les « gouver-nances » sont structurées différemment selon qu’on compte vendre l’appartement à un repreneur ou à un autre ? Le diable est dans les détails, et c’est dans la structure de ces instituts qu’il faut aller le chercher : instauration ou non de « cellules pour les relations avec le secteur privé et l’industrie » par exemple. Comment ne pas parler à l’imparfait alors que sur environ 350 départs de cher-cheurs à la retraite en 2009 (339 en 2006, derniers chiffres connus, mais en augmentation depuis en raison de la pyramide des âges), seulement 150 sont remplacés ? Comment faire autrement alors qu’il n’y a, en 2009, aucune embauche d’ingénieurs, techniciens (informaticiens compris) ou administratifs dans la moitié des métiers, et un nombre d’embauches encore inconnu pour quel-ques métiers survivants, pour un total d’environ 650 départs à la retraite (611 en 2006) ? Enfin, car les symboles ont une grande signification, comment faire autrement lorsqu’on fait concevoir le nouveau logo du CNRS par une « boîte de comm’» spécialisée en relooking des entreprises en faillite et qu’elle nous impose cette horreur qui, vue dans un miroir inversé, se lit « culs » avec un bâton qui rentre dedans.

11. Pour le CIR, voir notamment la contribution d’Henri Audier et l’introduction à ce volume.

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Annexe

Créez votre fondation sans peineLes fondations s’appuient sur la loi sur le mécénat votée

en 2003.En créant un fonds sous l’égide de la Fondation de France,

le mécène qui veut concrétiser une idée généreuse qui lui tient à cœur, bénéficie de quatre atouts majeurs :

1. Ce fonds peut bénéficier de l’appellation de « fondation » et le mécène peut lui donner son nom s’il veut laisser une trace de son engagement. Par exemple la fondation Jean-Marie- Bruneau, la fondation Guy-Degrenne. Il peut aussi lui donner un nom spécifique comme le Ch’ti Fonds créé par Dany Boon.

2. Le mécène bénéficie de tous les avantages fiscaux accor-dés aux fondations Reconnues d’utilité publique (RUP) : un mécène qui crée un fonds sous égide de la Fondation de France peut déduire 66 % du don de son impôt sur le revenu dans la limite de 20 % de son revenu imposable ou, depuis 2008, 75 % du montant de son ISF dans la limite de 50 000 €. Les fonds de dotation ne peuvent pas accorder ce deuxième avantage, ni recevoir de manière sécurisée des donations temporaires d’usufruit, qui sont réservées aux fondations RUP.

3. Le mécène dispose dans son fonds d’une gamme de services personnalisés au sein de la Fondation de France pour un coût très faible :

– la Fondation de France effectue pour lui toutes les diligen-ces administratives et comptables (suivi et règlement des prix, bourses, subventions et factures, gestion financière, tenue de la comptabilité et certification des comptes par un commis-saire aux comptes, etc.) ;

– elle met à sa disposition toutes les expertises indispensables à la bonne gouvernance d’une fondation par l’intervention de ses services juridiques et financiers ;

– elle met à son service sa connaissance du tissu associatif et des besoins prioritaires de la société pour l’aider, s’il le souhaite, dans la mise en œuvre de son action philanthropique, faire la recherche de projets et choisir les meilleurs, lui faire rencon-trer d’autres intervenants dans son champ d’action, etc.

4. Le fonds sous l’égide de la Fondation de France est de création simple et rapide : sous un délai maximum de trois mois, le dossier du futur fondateur est examiné par les servi-ces juridiques, fiscaux et spécialistes du domaine d’interven-tion. Le Bureau de la Fondation de France accepte le nouveau fonds qui dès lors devient opérationnel.

L’argumentation est solide. On sort d’un conflit très dur mené, côté chercheurs, par l’association Sauvons la recherche et plusieurs syndicats. Mme Haigneré souhaite à présent éteindre l’incendie, et voilà un brûlot qui souffle sur les braises ! Alors elle envoie à l’éditeur une lettre dans laquelle elle soulève dix points qu’elle estime fallacieux, et en conséquence, tente d’interdire la publica-tion. Il ne me faut qu’une après-midi pour réfuter chacune de ses observations. L’éditeur maintient la publication. Quelques jours plus tard, un remaniement ministériel éloigne Mme Haigneré du gouvernement : le sens démocratique de notre spationaute se trouvera désormais satellisé à Bruxelles.

Donc, le gouvernement (dans lequel siégeait déjà Nicolas Sarkozy) tient à cette « réforme » de notre système de recherche publique. Il y tient suffisamment pour essayer de faire interdire un livre et bafouer la démocratie. C’est à cette aune-là que je peux le dire : oui, c’est grave. Et que je persiste et signe : oui, ça vaut le coup de s’y opposer et de gagner !

Pour aller plus loin

Hélène Cherrucresco, De la recherche française, du peu qu’ il en reste et du pire qui l’attend encore, Gallimard, collection « NRF », 2004

« Et d’ailleurs, au fond, que veulent-ils ? Encore deux ans

de palabres… » ou comment valérie Pécresse évita de voir

à Berkeley ce qu’il aurait été utile qu’elle contemplât 1

Déborah Blocker

Alors que les universités françaises poursuivent actuellement une grève qui, pour certaines d’entre elles, dure depuis près

de quatre mois, leur ministre de tutelle, dont les projets de réforme sont causes de ce mécontentement général, a jugé opportun de faire une visite éclair dans les universités californiennes. Le 16 et 17 avril 2009 – c’est-à-dire quelques jours seulement avant de faire adopter, lors du conseil des ministres du 22 avril, son décret sur la réforme du statut des enseignants-chercheurs français – valé-rie Pécresse a ainsi visité le campus de l’université de Californie, Berkeley, puis celui de l’université de Stanford, au sud de San Francisco. Elle y a été reçue par les plus hauts administrateurs des lieux, est entrée en coup de vent dans quelques laboratoires, et a même rencontré une poignée de chercheurs et d’étudiants. C’était, de son propre aveu, la première fois qu’elle mettait les pieds dans une université américaine.

Quoique le ministre ait ensuite tenu à présenter (dans Paris Match) cette escapade comme ayant été prévue depuis deux ans, sa visite semble avoir largement été organisée à la dernière minute. J’en ai moi-même été informée par l’un de mes collègues, un ingénieur français en poste à Berkeley, qui, quelque dix jours auparavant, a été invité par le cabinet du ministre à lui faire visi-ter son laboratoire. Cet ingénieur a aussi été chargé (tout autant par le consulat de France que par le chancelier de notre univer-sité) de trouver, sur le campus, quelques autres universitaires

1. texte publié pour la première fois sur le site de Sauvons l’Université ! le 2 mai 2009 (<http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2520>). Ce texte témoigne d’un moment particulier dans le conflit du printemps 2009, en le mettant en perspective à partir d’une expérience américaine.

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organisateurs n’avaient apparemment pas pensé à anticiper : la ministre s’étonna beaucoup de trouver ce jeune laboratoire peuplé quasiment exclusivement de doctorants et post-doctorants fran-çais (polytechniciens de tous corps et autres normaliens formés à grands frais dans les grandes écoles françaises), dont fort peu, lorsque je leur posai incidemment la question, manifestèrent l’intention de rentrer sagement au pays une fois leurs recherches terminées. L’auteure de ces lignes avoue ne pas avoir été mécon-tente que la « fuite des cerveaux » ait ainsi, comme par inadver-tance, sauté aux yeux du ministre.

Cette rapide visite fut suivie d’un déjeuner, dans le plus célèbre restaurant de la ville. À table, la ministre fut entourée des trois enseignants-chercheurs qu’elle avait indirectement demandé à rencontrer, au milieu desquels fut installé un très jeune jour-naliste de Paris Match, venu pour tirer d’elle le portrait convenu, mais toujours tellement flatteur, au moins en France, du ministre inflexible qui ne recule devant aucune contestation 2. Quelques-uns des membres du cabinet du ministre complétaient la tablée, mais semblaient plus soucieux de se restaurer que d’engager la discussion. Notre marge de manœuvre était bien sûr mince, ayant reçu de la chancellerie de l’université la consigne plus ou moins claire de pas offenser Mme la ministre. Nous avions donc mis au point une stratégie oblique, consistant à valoriser dans le système de Berkeley tout ce qui soulignerait clairement, mais sans le dire ouvertement, l’ineptie non seulement des réformes que la ministre était en train d’imposer aux universités françaises, mais encore des méthodes qu’elle prétendait employer pour y parvenir.

Pour ma part, j’avais concocté un petit couplet sur les pratiques de la faculty governance (c’est-à-dire du gouvernement de l’univer-sité par les enseignants-chercheurs), si prégnantes à Berkeley, suivi de quelques remarques plus générales sur la collégialité des déci-sions administratives en ces lieux, laquelle fait tant pour décupler les énergies de ce campus réputé si performant. L’ensemble était destiné à souligner tongue in cheek que les méthodes autoritaires de gestion des carrières et des institutions que le ministère tentait actuellement d’imposer aux universités françaises ne pourraient que les affaiblir davantage, notamment parce qu’elles démobilise-raient toujours plus ceux qui y travaillent. Un de mes compagnons d’infortune avait, pour sa part, l’intention de traiter des liens entre recherche et industrie sur le campus, en rappelant au ministre que, quoi qu’on en dise en France, la recherche scientifique reste très largement financée sur les campus américains par des fonds

2. Paris Match n° 3127, 23 avril 2009, « valérie Pécresse en voyage d’étude », par David Le Bailly.

d’origine française qui accepteraient de déjeuner avec valérie Pécresse lors de sa visite. Avec un statisticien français également en poste à Berkeley, j’ai accepté cette invitation. Mon acceptation reposait sur l’idée que nous tâcherions tous les trois d’utiliser cette étrange occasion pour porter à l’attention du ministre quel-ques-unes des caractéristiques centrales des grandes universités publiques américaines, dans l’espoir de lui faire reconsidérer par là non seulement le contenu, mais encore le mode d’élaboration de certaines des réformes qu’elle tentait d’imposer à l’université française. Comme on pouvait, hélas, s’y attendre, la rencontre, où chacun a néanmoins pu parler librement – puisque notre situa-tion d’expatriés ôtait au ministre toute emprise sur nous, tout en nous délivrant de la tentation de la courtisanerie – fut largement un dialogue de sourds.

La journée de valérie Pécresse sur le campus de Berkeley a commencé par une visite chez le chancelier, un professeur de physique passé maître dans l’art de faire l’éloge du savant mélange d’excellence académique et de méritocratie démocrati-que qui caractérise ce qui est sans doute (si du moins l’on en croit les classements existants) la meilleure des universités publiques au monde. Après cet entretien, valérie Pécresse et les membres de son cabinet qui l’accompagnaient avaient rendez-vous dans le tout nouveau CITRIS Building, un bâtiment érigé pour accueillir le Center for Information Technology Research in the Interest of Society, un centre de recherche spécialisé dans l’informatique appliquée. Là, valérie Pécresse et son cabinet ont visité un labo-ratoire qui développe actuellement un projet intitulé Mobile Mille-nium. Ce projet ne pouvait guère que séduire une ministre qui chante les vertus de la recherche appliquée, en prônant sans trop sourciller le financement de ces travaux par les industriels qui seraient le plus susceptibles d’en tirer profit. Il s’agit en effet d’un effort qui, quoiqu’élaboré au sein de l’Université et très largement soutenu non seulement par l’État fédéral américain, mais encore par l’État de Californie, se présente pourtant comme un projet de nature « industrielle », sans doute avant tout au nom du fait que les compagnies privées (Nokia et Navteq), qui y participent pour-tant de manière relativement marginale, ont toutes les chances d’en être les premières bénéficiaires. Le but de l’entreprise est de mettre au point un système facilitant la circulation automobile sur le réseau routier. La finalité est de permettre aux usagers du réseau de visualiser en temps réel les conditions de circulation sur les routes et autoroutes à partir de leurs téléphones portables, en utilisant comme point d’appui les GPS dont ces mêmes télépho-nes sont maintenant généralement porteurs. La présentation, fort bien faite, enchanta valérie Pécresse. Seul bémol de taille, que les

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que, pour l’essentiel, il convainquit au moins momentanément – du moins, je crois – mes deux collègues.

Pour ma part, je restai étonnée de tant d’audace ou d’incons-cience. Pouvait-on réellement soutenir que nos collègues fran-çais, ulcérés par 25 ans de réformes ineptes, se révoltaient par simple plaisir de créer toujours plus de chaos dans le lieu même des activités auxquelles ils avaient consacré leur vie ? Pouvait-on vraiment insinuer que, de la vision de l’université et de la recher-che que développent actuellement des associations ou collectifs comme Sauvons la recherche ! et Sauvons l’Université !, il ne se dégageait pas une vision très cohérente de ce que devait être l’uni-versité française pour servir au mieux l’intérêt général ? Que cette vision ne soit pas celle actuellement développée dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, personne ne le niera. Mais, du moins en démo-cratie, soutenir une conception de l’intérêt général qui n’est pas celle défendue par ceux que la voix publique a porté au pouvoir ne saurait vous disqualifier comme intervenant : l’articulation patiente (mais aussi insistante) de cette opinion dissidente est au contraire ce qui fait de vous un interlocuteur pleinement légi-time. En cela, l’accusation de « corporatisme », qui fleure bon son jacobinisme primaire, ne semble guère recevable : non seulement tout intervenant dans l’espace public défend nécessairement des intérêts (quoique ce ne soient pas toujours les siens propres), mais encore l’intérêt public ne peut être défini que dans la concilia-tion de ces intérêts particuliers – laquelle passe évidemment leur expression préalable. C’est en quoi, la concertation – quoiqu’elle ne soit, hélas, guère dans les mœurs politiques françaises – est la clé non seulement de tout consensus acceptable, mais encore de toute démocratie véritable. Et il y a plus : si l’on tente de faire l’éco-nomie de la recherche d’un tel consensus, fût-il minimal, on préci-pite nécessairement l’émergence d’actions (plus ou moins) violen-tes et l’on s’expose, une fois une réforme imposée par la force, à toutes sortes d’entreprises de sabotage. Les actions de « blocage », dont de très nombreuses universités françaises ont été victimes ces derniers mois, en sont la preuve. Et les enseignants-chercheurs français ne se contenteront sans doute pas de saboter les examens de la présente session. Comme beaucoup de leurs étudiants, qui ne sont en général pas moins mobilisés – notamment parce qu’il s’agit pour certains d’entre eux de l’avenir d’une profession dans laquelle ils aspirent eux-mêmes à entrer –, certains de ces ensei-gnants-chercheurs affûtent dès à présent leurs armes en prévision de la rentrée prochaine. J’entends déjà l’indignation convenue et hypocrite de Mme Pécresse (ou de son successeur ?) lorsqu’un groupe de « jeunes gauchistes excités » aura fini – au cours d’un malencontreux « dérapage », probablement attribuable avant

publics. Or, dans ce cadre, you get what you pay for, la puissance publique étant en réalité seule capable de permettre le finance-ment pérenne d’un tel effort. Ce collègue avait aussi l’inten tion de parler, à partir de sa propre expérience, des méfaits de certaines formes de financement privé de la recherche scientifique sur les campus américains.

Peine perdue, néanmoins, puisque nous être préparés à décrire par le menu – jusque dans la production d’une petite note de synthèse, que l’un d’entre nous avait tenu à remettre au ministre

– le fonctionnement de l’université de Berkeley ne nous servit en réalité pas à grand-chose, valérie Pécresse étant clairement plus soucieuse d’engager la conversation sur la situation française, comme si elle ne pouvait s’en détacher, fût-ce à l’autre bout du monde. La ministre en visite de terrain s’avoua même préoccu-pée seulement par la préparation du prochain conseil des minis-tres, lequel devait donc avaliser, comme nous allions l’apprendre quelques jours plus tard, le décret si contesté sur le statut des enseignants-chercheurs français. De ce point de vue, le déjeuner fut instructif, puisque celle qui cherche à se présenter en France en femme forte – décidée à ne pas céder devant les excès de ces universitaires agités qu’elle aurait, au moins selon elle, mission d’administrer souverainement depuis son cabinet – s’y révéla en réalité assez déstabilisée par la contestation qu’elle-même et ses réformes doivent affronter en France depuis quatre mois. Dans une telle situation, on sourit de peu. Je fus donc amusée de voir que valérie Pécresse ne savait comment qualifier devant nous ce qui lui arrivait. Seule avec les membres de son cabinet, elle aurait sans doute parlé de « cette bande de gauchistes excités » ou encore de ces pitoyables « petits profs » qui tentaient si misérablement de défendre leurs quelques privilèges. Mais là, devant leurs collègues installés aux États-Unis, les mots lui manquaient pour qualifier cette fronde dont les acteurs, toujours sans nom et sans visage, étaient désignés par des « on » et de non moins vagues « ils ».

Plutôt que de nous écouter parler de Berkeley, la ministre préféra donc jouer devant nous un numéro sans doute déjà bien rodé, dans lequel elle présenta la révolte que soulèvent les réfor-mes en cours en France comme une sorte de quiproquo. Dans cette lecture des événements, une ministre moderne et éclairée, soucieuse seulement du rayonnement de la science française, du développement des universités du pays, de la prospérité de celui-ci à l’avenir et du bonheur de ses étudiants actuels et futurs, s’affronte courageusement à l’autisme incompréhensible d’univer-sitaires rétrogrades, préoccupés principalement de leurs salaires, de leur avancement et de leurs conditions de travail. Exécuté avec charme et même intelligence, le numéro était si rondement mené,

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pas comme se gèrent les banques, les administrations ou les indus-tries dans la plupart des pays du monde, mais dans une forme de concertation soigneusement entretenue et, qui, à Berkeley, est particulièrement intéressante – voire exemplaire 3. La ministre éviterait ainsi une nouvelle fois de voir ce qui pourtant crève les yeux de nombre d’observateurs, tant français qu’étrangers, à savoir que pour réformer une institution aussi complexe que l’université et dynamiser une communauté d’enseignants et de chercheurs – afin de leur permettre de donner, avec et pour leurs étudiants, le meilleur d’eux-mêmes – encore faudrait-il penser à demander l’avis des principaux intéressés sur leur présent, comme sur leur avenir. Mais valérie Pécresse, fermement décidée, comme le prouva le conseil des ministres du 22 avril suivant, à faire passer en force en France sa réforme de l’université, n’était visiblement pas venue pour voir ou entendre cette évidence.

3. voir sur ce point l’article de David A. Hollinger, « Faculty Governance : The University of California, and the Future of Academe » (<http://www.aaup.org/AAUP/pubsres/academe/2001/MJ/Feat/holl.htm>), ainsi que cette mise au point administrative sur le Budget Committee, l’un des organes centraux du gouverne-ment collégial sur le campus de Berkeley (<http://academic-senate.berkeley.edu/pdf/Intro_to_BC.pdf>). On pourra consulter également John Aubry Douglass, « Shared governance at the University of California: A Historical Review », Research and Occasional Papers Series, CSHE.1.98 (http://academic-senate.berkeley.edu/about/documents/PP_ JD_SharedGov_1.98_1.pdf).

tout au désespoir de ne pas être entendu, ni même écouté – par mettre le feu à son université. Sera-t-il encore temps alors d’ouvrir de vraies négociations ?

Au dessert, je glissais donc au ministre une question gogue-narde : « Si je vous comprends bien, Madame, la révolte que susci-tent vos réformes serait donc seulement le fruit d’un regrettable malentendu ? » La ministre, sans doute consciente que l’argument était somme toute un peu difficile à soutenir, fit un geste de dépit accompagné par quelques mots mal articulés qui accusaient « la gauche » d’attiser la fronde. N’ayant pas désespéré de placer enfin mon petit couplet sur les vertus d’une administration collégiale et démocratique, je lançais alors, comme nous nous levions de table : « Nos collègues français se plaignent souvent que vous ne les écou-tez pas beaucoup. Peut-être cela peut-il expliquer leur méconten-tement ? » À quoi valérie Pécresse, visiblement peu consciente du fait qu’il revenait très évidemment au ministre qu’elle était de créer les conditions d’un large débat public sur l’avenir de l’université française, répliqua qu’elle avait toujours dit qu’elle recevrait tout le monde. Aux mécontents, donc, de réclamer obséquieusement audience. Puis elle ajouta : « Et d’ailleurs, au fond, que veulent-ils ? Encore deux ans de palabres… » valérie Pécresse sous-entendait ainsi très clairement que sa réforme, bonne par essence, n’avait nul besoin d’être discutée par ceux qu’elle prétendait adminis-trer, comme s’il aurait été tout à fait impossible, dans la concer-tation, d’en trouver une meilleure. voyant qu’un des membres de son cabinet venait lui rappeler qu’il était temps de partir vers leur prochain rendez-vous, je me contentai de lui répondre que deux années de « palabres », pour aboutir à une réforme qui serait acceptable pour (et même acceptée par ?) tous les intéressés, ne pouvaient certainement qu’être bénéfiques. Et même, une telle négociation, fût-elle pénible, n’était-elle pas essentielle à l’ave-nir du pays ? La ministre fit une moue très évidemment gênée mais néanmoins dubitative, et me serra hâtivement la main. Je lui souhaitai poliment bon voyage et la regardai monter précipi-tamment dans son bus, encore tout étonnée d’avoir eu l’occasion de croiser à 12 000 kilomètres de Paris, par une si belle journée de printemps californien, une incarnation aussi consternante de l’arrogance technocratique à la française.

Pendant sa journée à Berkeley, Mme la ministre ne manquerait certainement pas d’éviter de regarder ce qui s’étale pourtant à la vue de tous sur ce campus, à savoir que (quoi qu’on en dise parfois dans cette « gauche » française qui critique volontiers chez valé-rie Pécresse la prétendue imitation d’un hypothétique « système universitaire américain », qui n’existe sans doute que dans leur imagination), les universités publiques américaines ne se gèrent

Apprenons du malheur du pays des All Blacks

Ian vickridge

Contexte

Ce texte a été rédigé en 2007 dans une version plus courte, destinée uniquement aux membres de mon équipe de cher-

cheurs et d’enseignants-chercheurs, dans le but de les sensibi-liser aux dangers des réformes en cours, dont les surprises de Fillon par rapport aux États généraux de la recherche et la mise en place de l’ANR ont signalé le vrai démarrage. J’ai résisté long-temps à en faire une diffusion plus large, car c’est un texte de témoignage intime, écrit avec plus de cœur que ce qui est mon habitude en tant qu’écrivain d’articles scientifiques : c’est à la fois sa force et sa faiblesse. Même si le texte est essentiellement juste et honnête, c’est écrit de mémoire et je n’ai pas pu finement en vérifier exhaustivement chaque détail. J’avais peur de me faire épingler sur un détail précis, mais périphérique par rapport au message central (par exemple est-ce que l’institut cherchait à faire un bénéfice de 4,7 ou 5,5 millions de dollars au lieu des 5 millions que j’ai cités ?). De plus, ce témoignage concerne beau-coup plus le CNRS que les universités – alors que la mobilisa-tion et les débats en France ont été beaucoup plus focalisés sur le statut et la place des universités.

Sous la force de l’urgence des événements, j’ai fini par trouver un compromis (illusoire peut-être, mais qui me donnait au moins l’impression de ne pas avoir « publié » le texte) en le mettant sur mon serveur personnel, et en laissant diffuser le lien vers mon serveur sur une liste de diffusion des mobilisés de Paris 6, le 10 février 2009. À partir de là, le lien a été très largement et très rapidement diffusé sur de multiples listes de messagerie ; le texte a été repris et transmis en dehors de mon serveur. Il est devenu en quelque sorte « viral » et a fini par être publié avec mon accord sur le site de Sauvons la recherche 1. Je l’ai même vu au dos d’un tract diffusé par les étudiants et enseignants-chercheurs de Paris 7 à la Gare de Lyon. Je reproduis ici le texte tel quel.

1. <www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article2512>.

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au mieux ». Il n’y eut pas de contestation frontale. Pauvres naïfs : ils ont pratiquement tous perdu leurs rangs (y compris ceux qui ont pu se caser convenablement au début dans les nouvelles structures), ou pris leur retraite (je vous signale que Catherine Bréchignac 2 vient de fêter ses 62 ans…) dans les cinq années qui ont suivi. La seule manière d’y survivre de manière durable fut d’adhé rer réellement et profondément aux réformes. Just paying lip service was not a viable long term survival strategy : « se conten-ter simplement de respecter la forme ne suffisait pas pour survi-vre », il fallait adhérer réellement au fond des réformes.

Graeme Coote, mon chef d’équipe en Nouvelle-Zélande, était un chercheur d’une très grande créativité, responsable de l ’évolu-tion du travail autour de l’accélérateur van de Graaff de l’Institut de physique nucléaire vers des applications multidisciplinaires de microanalyse par faisceaux d’ions, dans les années soixante-dix, et du développement, à l’Institut, de la datation 14C par spectrométrie de masse avec accélérateur de particules dans les années quatre-vingt. En 1995, notre institut, une société anonyme, n’a pas réalisé un bénéfice suffisant par rapport à l’investissement fait par l’action-naire : le gouvernement. Il manquait 2 millions de dollars (car le bénéfice n’était que de 3 millions, alors que les financiers estimaient que 5 millions étaient nécessaires…). Pour augmenter la rentabilité de la société, le PDG a décidé de virer les 20 chercheurs qui coûtaient le plus cher (les seniors…) et qui n’attiraient pas assez de contrats. Graeme a été licencié économiquement à l’âge de 60 ans, et est décédé d’une crise cardiaque deux ans plus tard, après une période de stress intense : l’impensable était arrivé.

Depuis mon départ voilà 10 ans, les choses ont évolué… J’ai constaté qu’actuellement le conseil de direction de mon ancien institut (Geological and Nuclear Sciences 3) est constitué d’un avocat (comme président ou Chairman), d’un économiste, d’un « research funding strategist », d’un directeur marketing (acces-soirement, président du Parti des travaillistes), d’un autre avocat, d’un ingénieur civil (anciennement Environmental Manager pour BP Oil New Zealand) et d’un PhD/MBA directeur générique (entre autres dans des banques, dans l’audiovisuel, etc.). Ce conseil de direction, nommé directement par les ministres concernés, a les compétences, on le voit clairement, pour donner une direc-tion scientifique stratégique en sciences géologique et nucléaire à l’institut… sans être gêné par des personnes connaissant la recherche en physique nucléaire ou en géologie : l’impensable est arrivé.

2. Présidente du CNRS depuis 2006.3. <www.gns.cri.nz/who/directors.html>

Le texteSi cela peut vous mobiliser un peu plus, sachez que la situation

du CNRS en France aujourd’hui me rappelle clairement celle de la Nouvelle-Zélande des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix. Le démantèlement à terme du CNRS est plus que jamais envisagé : c’est la suite inéluctable de la création de l’ANR et de l’AERES. J’espère que la lecture de ce témoignage vous aidera à mesurer l’ampleur et l’étendue des dangers, pour nous et pour la recherche scientifi-que (ESPt et universités) en France, des réformes dont la destruc-tion du CNRS est une étape inévitable (avec comme premier acte, la formation des instituts). C’est mon espoir que la lecture de ce témoignage vous conduira à agir – frontalement si nécessaire.

Si, surtout après les annonces de la ministre (maintien de toutes les disciplines au sein du CNRS, directeurs des instituts nommés par le CNRS, et ventilation des instituts sous contrôle du CNRS), vous trouvez que la mort du CNRS est impensable, que la perte du statut de fonctionnaire des chercheurs et des enseignant-chercheurs est impensable, que le licenciement économique de chercheurs publiant bien, mais n’ayant pas assez de contrats de type ANR pour justifier leur salaire, est impensable, qu’un conseil de direction d’un institut scientifique peut comporter ZÉRO cher-cheur, ou même ex-chercheur, alors je vous rappelle que, petit à petit, de proche en proche, l’impensable peut devenir pensable, envisageable, et enfin normalisable et faisable.

En Nouvelle-Zélande, le DSIR (Department of Scientific and Industrial Research) a subi dans les années quatre-vingt-dix le même traitement que celui qui est subi par le CNRS en ce moment. Certes, comme cela est le cas pour le CNRS, l’organisme n’était pas parfait, mais ses imperfections ont servi de prétexte au démantè-lement, à terme, avec la conversion de ses divisions, après rema-niement, en instituts (CRI : Crown-owned Research Institute). Le remède était infiniment plus mauvais que la maladie. C’était une « réforme » vivement souhaitée de longue date par les néolibéraux. J’ai quitté la Nouvelle-Zélande au moment de grandes réformes à l’intérieur du DSIR, en pensant que, après quatre ans de thèse en France, je retournerai dans une Nouvelle-Zélande de nouveau stable et propice aux recherches en physique que je voulais mener. Or, ce n’était que le début des réformes… Le DSIR était finalement dissous un peu moins d’un an après mon retour en Nouvelle-Zélande : l’impensable était arrivé. Au moment de la dissolution, et de la création des instituts, notre employeur est devenu l’insti-tut à la place du gouvernement : l’impensable était arrivé.

La direction du DSIR a joué la carte de « soyons positifs, on ne peut pas arrêter ces réformes, alors travaillons pour les faire

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tion vient d’être promulguée au JO. Le véritable débat pour créer l’université dont la France a besoin n’a pas eu lieu, et des décisions importantes ont été prises par des acteurs peu représentatifs derrière des portes bien étanches. Il y a de quoi être déprimé. Mais, sous le feu et dans l’adversité, je sens qu’il y a eu une cristallisa-tion des dissensions, la formation hors des cadres traditionnels de nouveaux réseaux qui dureront. De plus, les réformes menées par valérie Pécresse sont entachées à jamais du mot « contestées ». Des jalons ont été posés. Cela marque une divergence importante avec le schéma néo-zélandais. Je ne peux plus me baser sur le cas néo-zélandais d’il y a deux décennies pour prédire le cours des événements en France. Ce n’est pas une mauvaise chose.

Personnellement, j’ai eu la chance de pouvoir partir, mais bon nombre de mes collègues qui sont restés se plaignent encore gravement, 15 ans après. Les dégâts pour la science ont dépassé même mes propres prédictions pessimistes.

venant du monde de la recherche, où l’honnêteté, l’intégrité, la réflexion approfondie et le respect du point de vue de l’autre sont privilégiés devant les manœuvres tactiques, fumistes, calculatri-ces et cyniques, nous ne jouons pas dans la cour des grands poli-ticiens. Nous allons être bouffés politiquement, car nous sommes trop idéalistes, optimistes et honnêtes pour emporter la bataille (et devrons le rester – ce sont des valeurs sûres à la longue), comme celle déjà perdue il y a quatre ans avec Sauvons la recherche (on a cru à la concertation 4…), mais face au rouleau compresseur fou devant nous, il est maintenant important au moins de laisser une trace, et peut-être même de remporter quelques batailles : j’adhère entièrement au slogan du SNCS (Syndicat national des chercheurs scientifiques) : « Nous ne sommes pas des victimes consentan-tes. »

Jusqu’à maintenant, le schéma depuis la création de l’ANR a suivi celui de la Nouvelle-Zélande des années quatre-vingt suffi-samment fidèlement pour que j’aie pu m’appuyer sur mes expé-riences là-bas pour prévoir avec une précision surprenante ce qui allait se passer en France. J’ai été relativement pessimiste, et à vrai dire un peu déçu par le manque de réactivité des chercheurs et des enseignants-chercheurs depuis les premiers « succès » de SLR.

Mais la confrontation frontale dont j’ai été témoin lors du premier blocage du Conseil d’administration du CNRS le 19 juin 2008 représente une différence majeure par rapport aux événe-ments que j’ai vécus en Nouvelle-Zélande. Si on veut s’écarter davantage du « chemin tracé » à la néo-zélandaise, cette contes-tation massive et forte, si durable, pourrait se révéler décisive.

CommentaireNous avons vécu une mobilisation plus forte (du moins, plus

longue) que celle de 1968. Sur le papier, nous n’avons pratiquement rien gagné : la loi LRU est encore là et continuera à pondre des décrets toxiques ; le CNRS est tout de même découpé en instituts ; le décret sur le statut des enseignants-chercheurs est passé prati-quement inchangé depuis sa première mouture, et la mastérisa-

4. Pour le détournement des propositions des États généraux par le gouverne-ment, voir notamment les articles de Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean, et d’Alain trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay dans ce volume. (NdE)

Et si c’était maintenant que ça commençait ?

Réflexions de Sauvons l’Université ! sur le printemps 2009 des universités

Le 10 août 2007 est promulguée la loi LRU (Libertés et responsa-bilités des universités), adoptée à la sauvette le 1er août : prenant

en charge cette élaboration hâtive, Mme Pécresse a pu longtemps croire que la rupture du paradigme universitaire qu’elle promou-vait ainsi allait passer sans trop de difficultés. Certes, en octo-bre 2007, les étudiants engagent un mouvement dans une bonne moitié des universités françaises ; certes, ils sont soutenus çà et là par des universitaires et des collègues du personnel adminis-tratif ; certes, un vrai débat est lancé dans certains des syndicats et certaines des associations de l’enseignement supérieur et de la recherche dont l’une, SLU, voit justement le jour à cette occasion ; certes, le débat et le combat connaissent une nouvelle étape au printemps 2008 avec le mouvement lié à la remise en cause des organismes publics de recherche. Reste toutefois qu’il y a un an et demi, le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche ne s’était pas massivement saisi des questions posées par cette nouvelle loi. Pas plus qu’il ne s’était vraiment emparé l’année précédente des conséquences du Pacte pour la recherche ou de la création des deux agences nationales (ANR et AERES), dont on allait vite percevoir le rôle essentiel dans le nouveau dispositif voulu par le gouvernement. toutes celles et tous ceux qui avaient tenté de mobiliser leurs collègues durant cette période partagent sans doute ce constat.

Le premier semestre 2009 nous met devant une situation de nature profondément différente. On pourrait l’expliquer en posant que les acteurs de ce mouvement ont agi à la fois parce qu’ils étaient touchés en tant que personnes et parce qu’ils étaient atteints en tant que membres d’un corps. Du même coup, les condi-tions commençaient à être réunies pour que le dossier devienne politique aux yeux d’une bonne part des collègues concernés : comme dans tout agir politique, s’y sont croisés ethos individuel, conscience des droits et devoirs d’un groupe constitué et réins-cription de l’université dans le champ social et politique. Pour beaucoup, et ce n’est pas un hasard, la réforme de la formation et du recrutement des enseignants du premier et du second degré

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place, à la dépolitisation du discours sur l’enseignement supérieur et sur ses réformes éventuelles.

Dès lors, la méfiance à l’égard du « politique » ainsi conçu tend à faire de la réflexion sur l’université l’affaire des seuls spécialistes de l’administration, voire – pire ! – à la restreindre à la gestion de la vie universitaire, dans laquelle dominent le discours de l’exper-tise et l’apparente neutralité technique du constat froid et indis-cutable, ne tolérant aucune élaboration ni réflexion collective. L’apparente rigueur des chiffres remplace ainsi la pensée critique, le « bon sens » et les bons sentiments se substituent à l’analyse contradictoire, la morgue des certitudes solitaires à la délibération, trop lente au goût des gouvernants. La réalité doit être simple : il faut faire croire que rien n’est politique dans cette affaire, que tout relève du seul souci de la bonne utilisation des deniers publics, de l’efficacité et du classement légitime des compétences 1.

C’est justement cet édifice prétendument naturel qu’a remis en cause le mouvement dans les universités du premier semestre 2009. Et il l’a fait d’une façon doublement inattendue : par le nombre des interventions et par leurs formes. On voulait présenter la « fronde » ou la « grogne » (selon deux termes péjoratifs, récurrents dans les articles de presse pour qualifier tout mouvement social) comme un caprice de privilégiés ne se souciant que de leurs avantages acquis, un mouvement opposant des « décideurs » responsables, soucieux du bon fonctionnement de l’institution, à une corpora-tion brouillonne, unie par l’agrégat de ses intérêts individuels. En réalité, le mouvement s’installant dans la durée, des pages d’ana-lyses, des discussions continues, des échanges nourris ont précisé toujours plus de quoi il retournait. Des milliers d’universitaires ont commencé à parler d’autre chose que de la répartition de leurs enseignements, du niveau des étudiants ou de la nature de leurs recherches en cours. Au gré de ces échanges, le caractère politique des « réformes » a été plus nettement perçu, analysé et affirmé. Compte tenu de la syndicalisation très minoritaire dans le milieu universitaire, une telle réaction a trouvé en tâtonnant ses propres formes, souvent inédites : des expressions collectives – éphémè-res, mais régulières – de la communauté et, simultanément, une profusion d’interventions individuelles nourries par une inventi-vité rare. Ces formes ont, non sans quelque paradoxe, proclamé une aspiration légitime à une certaine radicalité (arrêter le fonc-tionnement de l’université, bloquer tel ou tel lieu public, lancer des happenings en direction des rectorats, des gares ou des péages d’autoroute) et admis dans un même temps son impossibilité : elle eût été contraire à l’unité large du mouvement mais aussi – et c’est

1. voir sur ce point la contribution d’Isabelle Bruno à ce volume.

(ou « mastérisation ») a joué un rôle essentiel dans cette prise de conscience, parce qu’elle touche au cœur de la fonction sociale des universités, parce que s’y noue de manière évidente l’ensem-ble de ces dimensions. Dans un milieu individualiste, où toute explication des dynamiques et de l’idéologie mises en œuvre dans l’université est souvent perçue avec suspicion ou incrédulité, et où la tension vers la recherche d’une « vérité scientifique » tend à gommer toute analyse politique du monde et de nos pratiques, ce regain d’action collective est riche de perspectives à moyen terme. Il pourrait déboucher sur une repolitisation du milieu universi-taire. Il a d’ores et déjà refait de l’université un objet politique.

Ce qui a changé ou l’ irruption du politique dans le débat universitaire

Au terme de quatre mois de mouvement, nous devons admet-tre que nous ne sommes pas parvenus à bloquer la dynamique des projets ministériels. S’agit-il d’une défaite ? Le mouvement reprendra-t-il, quand et sous quelles formes ? telles sont les deux questions principales posées de façon récurrente depuis le début du mois de juin.

Le propos qui suit entend moins répondre à ces deux ques-tions que revenir sur ce qui importe peut-être tout autant que ces réponses, dès lors que la fin de cette histoire n’est pas encore écrite. L’évidence de la dimension politique de ce qui s’est passé s’est imposée à une bonne part des acteurs de la mobilisation, plusieurs dizaines de milliers de personnes pendant des mois. Cette prise de conscience représente une rupture étonnante par rapport à deux attitudes caractéristiques de notre société qui n’épargnent pas la communauté universitaire.

D’abord, la tendance à qualifier de « politique » toute logique revendicative globale, au sens négatif de « partisan », d’« illu-soire », voire d’« idéologique », comme s’il s’agissait là d’une sorte d’aberration, de grossièreté inconvenante entre gens de bonne compagnie soucieux de l’avenir de la science et de sa transmis-sion. Ensuite, l’usage impensé d’un faisceau de notions constitu-tives d’une nouvelle doxa, en particulier ministérielle : « autono-mie », « gouvernance », « professionnalisation », « compétition », « classements », « responsabilité », « société de la connaissance », « compétences », « évaluation », « excellence », « modernisation », « innovation »… Généralisés de façon insidieuse, ces concepts forment un système de valeurs qui, quasiment naturalisé, finit par relever d’un état de fait excluant l’hypothèse et le débat. Le refus de généraliser dans un cas et l’adhésion à une généralisation abusive dans l’autre contribuent depuis longtemps, chacun à leur

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républicain suivant lequel, en échange de l’acceptation de condi-tions salariales et matérielles peu favorables, la liberté de recher-che et d’enseignement était garantie, a renforcé des positions plus radicalement politiques, au sens premier du terme renvoyant à l’inscription du propos dans l’analyse des nécessités, des droits et des devoirs liés à l’appartenance à une communauté civique. Au passage, on a commencé à revenir sur des causalités que l’on avait refusé de prendre en compte jusqu’alors. Il a été ainsi admis que la source de ce que nous refusions se trouvait dans les logiques mises en place dès le Pacte pour la recherche, puis dans la loi LRU. On a mieux compris en outre que la LOLF (Loi d’orientation relative aux lois de finance), appliquée depuis 2006, avait largement contri-bué à imposer des processus de gestion administrative délétères, renforçant des logiques d’arbitrages budgétaires et de concentra-tion des systèmes d’information et de décision qui nourrissent la compétition entre les individus. Ainsi ont pu être lues ou relues différemment les injonctions de l’OCDE (Organisation de coopé-ration et de développement économique), les préconisations du processus de Bologne (1999) et de la stratégie de Lisbonne (2000) 3. Il est apparu du même coup que l’ensemble de ces textes et de ces dispositifs avaient une part essentielle dans la gestion ministé-rielle de l’université française, qui consiste à appliquer les critères d’évaluation de la valeur marchande immédiate à un domaine ne produisant à court terme que des biens immatériels. Le remode-lage hâtif d’une partie du système français d’enseignement supé-rieur et de recherche à partir de références contradictoires, rele-vant de cultures et d’expériences radicalement hétérogènes, n’a en fin de compte abouti qu’à produire des structures et des pratiques hybrides, bien moins efficaces que celles qui prévalaient aupa-ravant. En outre, probablement parce qu’elles concernent simul-tanément l’enseignement supérieur, la recherche et l’éducation nationale, depuis la maternelle jusqu’au lycée, les « réformes » ont fait apparaître plus nettement que jamais la nécessité de penser la formation des élèves et des étudiants comme un tout.

L’ensemble de ces analyses ne s’est pas pour l’essentiel déve-loppé à partir d’a priori empruntés à des questionnements portant sur d’autres objets : il a été construit à partir des textes et de la mise en série critique des données publiques sur l’université dont nous disposions. Du même coup, loin d’être arraché à son espace originel (l’université), le mouvement de mobilisation a fait émerger une synthèse qui montre le système idéologique à l’œuvre dans ces « réformes » et le caractère irréductible de ce même système aux

3. Sur ces points, nous renvoyons aux analyses d’Isabelle Bruno, Geneviève Azam et Christian de Montlibert dans ce volume.

un point qui mérite d’être questionné – à l’idée que nombre de ses participants se font d’eux-mêmes.

Dans ce mouvement, on a donc beaucoup créé, pensé, écrit, envoyé, reçu, lu, critiqué, marché… tourné. Nous sommes inca-pables aujourd’hui de dire quelles idées fortes resteront ; nous ne savons pas encore comment penser l’articulation entre ces idées et les actions futures. Il n’en demeure pas moins que cette production foisonnante a sans doute changé les données de la situation. Beaucoup d’entre nous, dans l’inexpérience même d’un mouvement qui n’avait pas de précédent, ont appris de leurs hési-tations et de leurs erreurs mêmes : c’est d’ailleurs là sans doute la première des réponses à donner à ceux qui s’interrogent sur ce qui restera de ce « printemps des universités ». très vite, les débats ont dépassé la seule question statutaire, contrairement à la présenta-tion univoque faite d’emblée dans de nombreux médias – et peut-être aussi, il faut l’admettre, contrairement aux premières motiva-tions de certains participants au mouvement. Ces débats se sont élargis à l’université en général, ils ont inscrit les « réformes » du moment dans une histoire longue, ils les ont confrontées à des bouleversements analogues touchant d’autres secteurs (l’édu-cation nationale, l’hôpital, la justice, la poste). À côté du statut des enseignants-chercheurs se sont imposés d’autres dossiers et, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, cet élargissement du débat n’a pas pris la forme d’un catalogue de revendications infinies. Il a précisé le récit politique dans lequel l’épisode statu-taire devait s’inscrire. Quelques idées fortes ont été reprises par ce mouvement de manière plutôt consensuelle. Une interpréta-tion globale des événements s’est dégagée, dont découlait une conclusion alarmante : l’université était aussi l’un des lieux où se déployait une politique plus générale et polymorphe de destruc-tion programmée de la tradition républicaine de service public et de contrat social. Si cette explication donnait sens à ce qui se passait, elle rendait symétriquement le conflit plus aigu.

Prémices à de nouvelles analysesLa réaction du monde universitaire, qui a pu être taxée de

corporatiste, renvoie d’abord, chronologiquement, à la prise de conscience de l’existence d’une crise sociale profonde dans l’uni-versité, liée aux conditions de travail, de plus en plus difficiles, et de rétribution – la perte de leur pouvoir d’achat 2 – autant qu’à la fonction symbolique des universitaires. La rupture de ce pacte

2. Sur ce point, voir les contributions d’Antoine Destemberg et de Frédéric Neyrat à ce volume.

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à l’égard de la culture et donc de pans entiers, non productifs à ses yeux, de l’université (La Princesse de Clèves en étant devenue le symbole inattendu), il utilise le discours réformiste pour attaquer de front les disciplines critiques que sont les sciences humaines et sociales, et il favorise activement la croissance du secteur privé, confessionnel (catholique) ou non, dans l’enseignement supérieur.

Pour le gouvernement, la « réforme » n’est donc pas en réalité, contrairement à ce qu’il claironne, une nécessité administrative, et le changement ne relève pas simplement d’une décision de « bon sens » et de retour à une rationalité de bon aloi. Le président de la République le dit très bien lui-même quand il fait de cette « réforme » la plus importante de son quinquennat, une priorité absolue et une urgence tellement impérieuse qu’elle a pu justifier toutes les précipitations et tous les raccourcis législatifs. Aucun état des lieux n’a été fait au préalable, qui eût replacé l’université dans les systèmes français et européen de l’enseignement supé-rieur et de la recherche, qui eût posé à l’ensemble de la société la question de la place et des objectifs assignés aux universités, notamment à l’égard du monde du travail.

Mais les réflexions produites pendant ce mouvement ont rendu impensable pour les principaux intéressés, les membres de la communauté universitaire, que les « réformes » s’appliquent sans qu’ils soient consultés et consentants : ce serait là abdiquer leur fonction essentielle d’analyse de ce qu’ils font et de ce que l’on fait au système d’enseignement supérieur universitaire français. La méthode du gouvernement (faire tout en même temps, très vite et sans poser les termes collectifs du problème, ni négocier quoi que ce soit) a contribué ainsi à délégitimer gravement l’ensemble de l’édifice législatif récent et à faire d’une négociation globale l’exigence collective d’une profession, pour partie révulsée par la nature des bouleversements que l’on fait subir à l’université, pour partie indignée de la façon dont elle est traitée. Seule cette négociation globale pourrait rendre légitime une réforme de l’uni-versité, elle pourrait seule faire cesser cette lente dérive vers une « douce tyrannie 4 ».

Cette exigence de négociations nous a confrontés au problème de la représentation du mouvement. Nous avons souffert des faiblesses de nos forces – un mouvement ample, protéiforme, sans base syndicale large, unie et solide – tout autant que de la déter-mination de notre adversaire. Comme l’ensemble de la société,

4. tirée de l’histoire de la Renaissance italienne, l’expression « douce tyrannie » désigne un régime qui, malgré des apparences trompeuses, relève de la tyran-nie entendue comme confiscation aux citoyens du pouvoir de participation aux affaires de l’État.

valeurs que nous entendons défendre et promouvoir. Cette prise de conscience interdisait sur le plan tactique d’accepter la discus-sion de chaque dossier au cas par cas (puisque rien ne servait d’en régler un si les autres restaient en jachère), mais, surtout, elle battait en brèche le consensus mou portant l’idée de la « néces-saire réforme » de l’université. Par là même, le discours polymor-phe du mouvement se substituait, sans que cela ait été prévu ni pensé (et donc sans que quiconque y fût prêt…), au discours en définitive inexistant de l’opposition politique officielle au gouver-nement en place.

Une des ambivalences et une des faiblesses de notre mouve-ment a sans doute tenu à cette repolitisation brutale, donc lacu-naire et partielle, qui a dû se passer de relais politiques classiques et qui s’est construite hors d’une pratique organisationnelle de type syndical forte, quoiqu’elle ait tenté d’inventer des formes de coordination et de réflexion collective, notamment au sein d’asso-ciations. Cette faiblesse pourrait donc être aussi la nouveauté de ce mouvement et son éventuel avenir, et se transformer en un atout pour repenser l’action syndicale et politique. Les universitaires ne peuvent prétendre à un monopole de la réflexion sur eux-mêmes et l’université, mais ils ont contribué à dévoiler les motivations du gouvernement et ont donné une véritable place à ce sujet dans l’agenda de la politique française.

Penser la représentationAu travers de ce qui s’est passé ces derniers mois dans l’ensei-

gnement supérieur et la recherche (à quoi on peut ajouter les réac-tions de nombreux collègues de l’enseignement primaire face à la brutalité des différentes réformes voulues par Xavier Darcos), il est clair que, pour la première fois depuis longtemps, la droite française met en œuvre son projet de restructuration radicale de l’ensemble du système d’enseignement en France. Ainsi, l’un des vrais acquis de notre combat a été de faire apparaître le carac-tère central de la réforme de la formation et du recrutement des enseignants du premier et du second degré. En s’attaquant aux sciences fondamentales, aux lettres et sciences humaines et aux IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres), ce projet entend non seulement éliminer des « maillons faibles » du système éducatif, mais surtout retrancher de la fonction publique les ensei-gnants – qui en constituent la majeure partie, mais qui ne sont pas une des clientèles électorales traditionnelles de la droite fran-çaise. S’appuyant sur la double dualité de notre système d’ensei-gnement supérieur – universités/grandes écoles, public/privé – qu’il renforce, le gouvernement est animé par une forme de mépris

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de la repolitisation du dossier qui est ici notre propos. Il n’y aura pas de véritable réflexion sur les moyens de réformer l’université sans prise en charge du caractère nécessairement politique d’une telle réflexion. Pas plus qu’on ne saurait réduire l’action politique à la manifestation ou à la rue, on ne peut réserver la réflexion à la sphère purement intellectuelle, séparée des mouvements sociaux, pour la proposer ensuite comme discours d’expertise à ceux qui seraient les véritables acteurs de la réforme – le pouvoir exécu-tif, l’administration. De même que le discours d’expertise ne peut être réservé à quelques sommités plus ou moins proches des réali-tés universitaires, le discours de l’action politique ne saurait être capté par les seuls partisans de la radicalisation. Toute polarisa-tion des lieux, des formes et des organisateurs du débat continue-rait à laisser à l’extérieur de celui-ci la majorité des acteurs de la mobilisation.

Redonner sens au politique, sur la foi de la prise de conscience qui s’est opérée, c’est réinvestir tous les moments et lieux de la vie universitaire et sociale. C’est continuer sans relâche d’offrir une pensée critique aux étudiants, et de leur proposer des outils d’ana-lyse qui leur permettront, au sortir de l’université, d’affronter un monde toujours plus complexe. C’est enfin, tirant les leçons des mouvements de ces dernières années, réfléchir au rapport entre la réflexion sur l’université et ce à quoi elle sert de manière à ne pas laisser au seul pouvoir exécutif la responsabilité de traduire en termes politiques les problèmes de l’enseignement supérieur et de la recherche, et plus généralement du système d’éducation publi-que en France. Cela impose donc non seulement de construire la force politique d’une réflexion collective, mais aussi de prendre constamment en charge les propositions, les lieux d’où elles vien-nent et les usages qui en sont faits.

l’université et ses organisations représentatives sont prises dans la tendance à donner la primeur aux individus et à la protection de leurs carrières plutôt qu’à une conception collective de leurs fonctions sociales analogues comme membre d’un même corps. De ce point de vue, pas plus les syndicats que les associations ou les tenants du discours sur la « dignité » blessée des universitai-res n’étaient en mesure de construire l’efficacité politique d’une action collective.

L’amertume, les interrogations, la rage et les espoirs de ces derniers mois ne visaient pas, par un réflexe conservateur, à sauver la vieille université, qui n’existe plus depuis longtemps. Le mouve-ment a pris conscience de ce qu’est l’université aujourd’hui et a tenté d’ouvrir des pistes permettant de penser son futur et celui de la fonction sociale des universitaires. La massification de l’univer-sité a eu lieu sans que des moyens à la hauteur des objectifs fixés aient suivi ; elle a transformé profondément sa réalité matérielle, mais aussi nos pratiques, nos analyses et parfois, malheureuse-ment, en raison des conditions dans lesquelles elle s’est déroulée, notre perception du bien-fondé d’un accès large à l’enseignement supérieur universitaire. Les prises de positions peu claires sur la sélection des étudiants et l’augmentation des frais d’inscription déjà enclenchée et à venir 5 sont autant d’indices de ce malaise. Cette réaction ambivalente tient à ce que les conséquences de la hausse du nombre d’étudiants et de l’évolution de leurs caracté-ristiques n’ont pas été pensées collectivement. Or, la question qui émerge peu à peu de la réflexion que les universitaires ont débu-tée au printemps ne porte pas sur le fait de savoir si l’université accueillerait trop de jeunes gens, mais sur les conditions néces-saires pour qu’elle continue de le faire en demeurant l’Université. L’Université doit permettre un accès encore élargi de groupes sociaux nouveaux à l’enseignement supérieur, et accomplir par là les promesses de sa démocratisation inachevée 6. Cela passe, entre autres, par le développement de pratiques démocratiques dans les relations entre ses acteurs et par un engagement à repenser collectivement la production et la transmission du savoir et des connaissances dans la société.

***

Ces longs mois ont donc permis d’engager un processus de réflexion sur ce que pourrait être une autre université. C’est en partie dans cette nouveauté et cette altérité que réside l’enjeu

5. Cf. les analyses de Frédéric Neyrat et d’Hélène Cherrucresco dans ce volume.6. voir sur ce point la contribution de Charles Soulié dans ce livre.

Les auteurs

Henri Audier : chimiste, a été directeur de laboratoire et administrateur du CNRS ; il a participé au « collectif SLR » de 2004 et est membre du Bureau national du Syndicat national des chercheurs scientifiques-FSU et du conseil d’administration de l’association Sauvons la recherche.

Geneviève Azam : maître de conférences en économie à l’université toulouse 2, membre du conseil scientifique d’Attac. Spécialiste notam-ment d’écologie politique, des problématiques liées aux droits de propriété et à la brevetabilité du vivant.

Déborah Blocker : ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de lettres modernes et docteur en littérature et civilisation françaises de l’université Paris III. Depuis 2005, associate professor dans le départe-ment de français de l’université de Californie, Berkeley. A récemment publié Instituer un « art » : politiques du théâtre dans la France du premier XVIIe siècle (Paris, Honoré Champion, 2009).

Julia Bodin : personnel BIAtOSS de l’université Paris Diderot-Paris 7 (catégorie B).

Claire-Akiko Brisset : maître de conférence à l’université Paris Diderot- Paris 7. Spécialiste de l’histoire de la culture visuelle japonaise classique et moderne et d’histoire de la littérature japonaise classique. Auteur de À la croisée du texte et de l’ image : paysages cryptiques et poèmes cachés (ashide) dans le Japon classique et médiéval (Paris, Collège de France, 2009).

Isabelle Bruno : maître de conférences en science politique à l’université Lille 2, rattachée au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS). Auteur de À vos marques, prêts… cher-chez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche (Bellecombes-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2008).

Didier Chatenay : physicien, directeur de recherches (CNRS) au Laboratoire de physique statistique du département de physique de l’École normale supérieure.

Hélène Cherrucresco : auteure de plusieurs articles et d’un livre sur la recher-che, De la recherche française… du peu qu’ il en reste et du pire qui l’attend encore (Paris, Gallimard, 2004). Sous mon patronyme se dissimule un collectif de chercheurs en colère. Contact : [email protected] (<http://pagesperso-orange.fr/tachercheusedevouee/>).

Christian de Montlibert : professeur émérite en sociologie à l’université Strasbourg 2. A récemment publié Savoir à vendre (Paris, Éd. Raisons d’agir, 2004) et Les agents de l’économie, «Patrons, banquiers, journalistes, consultants, élus. Rivaux et complices» (Paris, Éd. Raisons d’agir), 2007.

Georges Debrégeas : physicien, chargé de recherche (CNRS) au laboratoire de physique statistique du département de physique de l’École normale supérieure.

Antoine Destemberg : agrégé d’histoire, AtER en histoire médiévale à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Prépare sous la direction de C. Gauvard une thèse sur L’ honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’ imaginaire social.

Olivier Ertzscheid : maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes (IUt de La Roche-sur-Yon). Il est à l’origine du blog de mobilisation <http://universitesenlutte.word-press.com>.

Marcel Gauchet : historien et philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il est aussi rédacteur en chef de la revue Le Débat.

Pierre Jourde : romancier et professeur à l’université Grenoble III. A publié une trentaine d’ouvrages, récits (Pays perdu, Festins secrets, L’ heure et l’ombre, Paradis noirs, etc.), critique ou théorie littéraire (La littérature sans estomac, Littérature et authenticité, Littérature monstre, etc.), poésie (Haïkus tout foutus, etc.).

Christophe Mileschi : professeur à Paris X-Nanterre, spécialiste de l’Italie contemporaine. Préside actuellement la commission Littératures étran-gères au Centre national du livre. A publié plusieurs essais, des traduc-tions, des romans, nouvelles, plaquettes et recueils de poèmes.

Daniel Mortier : professeur de littérature comparée à l’université de Rouen, après avoir été en poste dans les universités d’Amiens et de Paris X- Nanterre. Actuellement président de la 10e section du Conseil national des universités.

Frédéric Neyrat : sociologue, maître de conférences à l’université de Limo-ges. travaille sur les transformations de l’enseignement supérieur, l’édu-cation tout au long de la vie et la validation des acquis de l’expérience (vAE).

Sylvain Piron : médiéviste, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, corédacteur du carnet « Évaluation de la recher-che en sciences humaines et sociales » (<http://evaluation.hypotheses.org/>).

Philippe Selosse : maître de conférences en linguistique française à l’uni-versité Lyon 2 et syndiqué au SNESup ; ses travaux en linguistique et histoire des sciences portent sur la nomenclature botanique aux xvie-xviiie siècles.

Michel Saint-Jean : physicien, directeur de recherche au laboratoire Matière et systèmes complexes (CNRS). A récemment co-écrit L’arc-en-ciel, une merveille dans le ciel (Nantes, éd. du temps, 2009).

SLU (Sauvons l’Université !) : association née en décembre 2007 dans le cadre de la critique de la loi LRU. Elle a vocation à intervenir dans tous les débats sur l’enseignement supérieur et la recherche et dispose d’un site d’information et de mobilisation (<www.sauvonsluniversite.com>).

Charles Soulié : maître de conférences en sociologie à l’université Paris 8. A dirigé avec Christophe Charle, Les ravages de la « modernisation » universitaire en Europe (Paris, Syllepse, 2008).

Isabelle This Saint-Jean : professeur d’économie à l’université Paris 13, présidente de l’association Sauvons la recherche. A récemment copu-blié Histoire et méthodes de la sociologie économique, numéro spécial de l’Année sociologique, 2, 2005.

Alain trautmann : biologiste à l’Institut Cochin de Paris (Institut national de la santé et de la recherche médicale, INSERM).

Ian vickridge : originaire de Nouvelle-Zélande, directeur de recherche au CNRS. Il dirige une équipe de physicien(ne)s à l’Institut de nanosciences de Paris (UMR 7588 du CNRS et de l’université Pierre-et-Marie-Curie, Paris 6).

table des matières

La « guerre de l’intelligence » m’a tuer. . . . . . . . . . . . . . . . . 5Claire-Akiko Brisset

L’autonomie des universités veut dire la mise au pas des universitaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39

Marcel Gauchet

Réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche : une contre-révolution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .45

Michel Saint-Jean et Isabelle This Saint-Jean

Pour une vraie réforme de notre système d’enseignement supérieur et de recherche . . . . . . . . . . . . . .57

Alain Trautmann, Georges Debrégeas et Didier Chatenay

« Oui chef, bien chef » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .63Christian de Montlibert

L’institution universitaire face à l’économie de la connaissance. .85Geneviève Azam

Pour comprendre les « réformes » de l’Université et y résister, changeons d’échelle ! La stratégie de Lisbonne et les mobilisations européennes contre le « marché de la connaissance » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .97

Isabelle Bruno

Un commentaire de texte du discours de Nicolas Sarkozy : « À l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de recherche et d’innovation » (22 janvier 2009) . . 115

Antoine Destemberg

L’université aux prises avec l’idéologie de la performance . . . 159Sylvain Piron

Les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail ! . . . . . . . 169Pierre Jourde

Modulation de service : un décret au service d’une décrépitude annoncée . . . . . . . . 175

Olivier Ertzscheid

Réforme du statut des enseignants-chercheurs : une période de glaciation intellectuelle commence . . . . . . . 191

Christophe Mileschi

La « réforme » du CNU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197Daniel Mortier

Une leçon pour valérie Pécresse : les inégalités sociales dans l’enseignement supérieur . . . . . . 203

Charles Soulié

L’Université payante, dernier pan de la modernisation universitaire libérale . . . . . 219

Frédéric Neyrat

Des pauvres plus pauvres, des riches plus riches : les enjeux « égalitaires » de la réforme des CROUS . . . . . . . . 247

Philippe Selosse

Leurs intentions sont pures. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287Julia Bodin

Recherche : l’apogée d’une vision utilitariste . . . . . . . . . . . . 301Henri Audier

Quand enterrerons-nous les fossoyeurs ? . . . . . . . . . . . . . . 323Hélène Cherrucresco

« Et d’ailleurs, au fond, que veulent-ils ? Encore deux ans de palabres… » ou comment valérie Pécresse évita de voir à Berkeley ce qu’il aurait été utile qu’elle contemplât . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341

Déborah Blocker

Apprenons du malheur du pays des All Blacks . . . . . . . . . . 349Ian Vickridge

Et si c’était maintenant que ça commençait ? . . . . . . . . . . . 355Réflexions de Sauvons l’Université !

Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .364