“Peinture d’histoire et tapisserie au XVIIIe siècle”, Archéo-Théma, (special issue, La...

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Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 38 : bateaux. Avec autori-sation spéciale de la ville de Bayeux.

L’Asie, d’après un carton de Pierre Dubreuil, 1941-1945, 350 x 490 cm, Manufacture nationale des Gobelins. Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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DOSSIER Les tapisseries médiévales

i les tapisseries flamandes ou italiennes ont, dès l’origine, suscité un intérêt qui ne se dément pas, ce n’est que depuis quelques dizaines d’années

que les productions françaises retiennent l’attention des historiens. Bien que des pièces exceptionnelles comme La Tapisserie de Bayeux (en réalité une broderie, voir p. 00), La Dame à la Licorne (considérée française en raison des armes de la famille lyonnaise des Le Viste et de son style, voir p. 00), les tentures pour Louis XIV, aient tou-jours été considérées comme des chefs-d’œuvre, il reste encore beaucoup d’aspects mécon-nus et peu explorés dans le domaine français : les centres de production, les artistes peintres et les liciers, les modalités de la commande…

Ce numéro d’Archéo-Théma n’a pas l’ambition d’apporter des réponses à tous ces questionnements, mais de donner une idée de la richesse des collections conservées et du large champ d’étude à explorer. Alors que le terme de tapisserie peut désigner la broderie, le canevas ou les impressions sur toile, la revue traitera essentiellement des tapisseries réalisées sur métier de haute et de basse lice, et de la savonnerie. Les articles ici réunis proposent une présentation des techniques (atelier et création), les jalons d’une histoire générale de la tapisserie, enfin, des mises au point sur cer-tains problèmes concernant l’iconographie, les comman-ditaires et les collectionneurs.

Un préjugé répandu joue souvent contre la tapisserie, qui l’associe à un art aristocratique et « vieille France ». C’est méconnaître que la tapisserie a toujours accom-pagné les formes contemporaines de l’art. Depuis sa création au XVIIe siècle, l’un des établissements les plus prestigieux, la manufacture des Gobelins, a pour fonction de fabriquer des tapisseries d’après des cartons d’artistes contemporains (par exemple, ceux de Charles Lebrun et de Pierre Mignard au moment de l’ouverture, et de Jacques Monory et de Pierre Alechinsky, pour la période actuelle). Tout au long du XXe siècle, des artistes ont em-

ployé la tapisserie pour réaliser des œuvres modernes. À la suite de Jean Lurçat qui a renouvelé l’art de la tapisserie avec des œuvres très frappantes comme par exemple Le Chant du Monde, citons Nicole Gagné qui privilégie un tra-vail non figuratif sur le support même de la tapisserie, et plus récemment Virginie Rochetti qui dessine des scènes d’actualité brodées par ordinateur. Les musées ne sont pas en reste, depuis quelques années, les expositions du musée des Arts Décoratifs ou du musée Galliera consa-crées aux habits et aux tissus, réservent toujours une place

aux éléments en tapisserie ; quant aux Gobelins, depuis la réouverture de la galerie en 2007, ils proposent régulièrement des accrochages des tentures anciennes et des créations modernes. Récemment, en sep-tembre 2011, la biennale de Kaunas en Lituanie qui a réuni chercheurs et artistes autour du thème « textile et histoire » (http://www.bienale.lt), a témoigné de la vitalité de la création en textile et en tapisserie.

Les deux éditrices scientifiques, Audrey Nassieu Mau-pas et Valérie Auclair, constituent, avec Pascal Bertrand, les membres d’une équipe qui pendant quatre ans consa-crera l’essentiel de ses travaux à un projet de recherche nommé « Arachné », et subventionné par l’Agence Natio-nale de la Recherche. Cette entreprise a pour but d’étudier la tapisserie en France du XIVe au XXIe siècle et de mettre au point des outils d’analyse spécifiques à cet art. Nous avons commencé la construction d’une base de données alimentée par deux chercheurs, Elsa Karsallah et Stépha-nie Trouvé, qui présentent ici les premiers résultats de leur travail (voir p. 00). Dans ce cadre, nous avons éga-lement commencé une série de séminaires sur les histo-riens de l’art qui ont étudié la tapisserie en France, et nous organisons également des colloques, dont le prochain, Ta-pisserie et Récit. De l’Apocalypse d’Angers à Alechinsky, aura lieu les 22 et 23 juin 2012 à Paris, à l’I.N.H.A. (Entrée libre et ouverte à tous. Informations sur http://www.arachne-mcht.com).

“ L’un des établissements les plus prestigieux, la

manufacture des Gobelins, a pour fonction de fabriquer des tapisseries d’après des cartons d’artistes contem-porains ”

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La tapiFranceà nosPar Valérie Auclair, Maître de conférences en Histoire de l’art moderne, Université Paris-Est Marne-la-Vallée et Audrey Nassieu Maupas, Maître de conférences à l’école pratique des Hautes Études, Paris

Les Gobelins. Atelier de teinturerie. Fils de laine déjà teints.

Vue de l’atelier de teinturerie avec les cuves dans lesquelles on plonge les fils de laine. Certaines peuvent avoir une conte-nance de 200 litres.

Atelier de teinturerie. Armoire ancienne contenant des flacons de colorants.

Atelier de teinturerie. Le « fade-ometer » permet de mesurer le vieillissement d’un échantillon de laine teinte à la lumière.

La laine qui trempe dans le bain coloré est tournée. Souvent, il est nécessaire de faire des corrections, en rajoutant des colorants.

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L es Gobelins à Paris sont l’un des cinq sites, avec Beauvais, Lodève, Alençon et Le Puy, qui

constituent le Mobilier national, service à compétence national depuis 2003. Placé sous la tutelle du Ministère de la Culture, ses missions consistent à « assurer l’ameublement des palais offi-ciels de la République ». Outre une acti-vité de création, consistant à réaliser des tapisseries et des tapis d’après des car-tons d’artistes vivants, les manufactures des Gobelins ont pour tâche de conser-ver et de restaurer leurs collections patrimoniales, ainsi que d’assurer une formation aux métiers de la tapisserie.

En premier lieu, une commission choisit, parmi des œuvres d’artistes contemporains, des modèles (cf. l’ar-ticle de M.-H. Bersani p. 00). Ceux-ci sont ensuite transmis aux lissiers, qui les analysent et doivent tout d’abord en sélectionner les couleurs.

Comment se crée une tapisserie aujourd’hui ?« Reportage aux Gobelins, juin 2011 »Par Valérie Auclair, Maître de conférences en Histoire de l’art moderne, Université Paris-Est Marne-la-Vallée et Audrey Nassieu Maupas, Maître de conférences à l’école pratique des Hautes Études, Paris

Les entretiens qui suivent ont été effectués au printemps 2011 auprès des professionnels qui interviennent tout au long du processus de création d’une tapisserie : les personnes responsables de la teinture, du nuancier, et des lissiers des différents ateliers.

L’atelier de teinture des Gobelins, qui comprend cinq personnes, est dirigé par M. Francis Trivier.M. Fr. Trivier. On utilise les mêmes techniques et les mêmes colorants chimiques depuis 60 ans. Nous avons abandonné les colorants naturels. Ce qui est nouveau dans notre travail, c’est l’ouverture : on ne craint plus de divul-guer les recettes, les « secrets », car ce qui compte, c’est le savoir-faire.

Pour chaque nouvelle tapisserie, nous recevons des échantillons choi-sis par le chef de pièce* d’après le nuancier (voir encadré). Mais la cou-leur obtenue diffère toujours de 2 à 3 % ; dans tous les cas, nous créons de nou-veaux tons, qui sont ensuite intégrés au nuancier. Depuis une dizaine d’années, on archive les formules chimiques des couleurs, mais c’est simplement à titre indicatif, car une couleur résulte aussi

Galerie des Gobelins, Paris, XIIIe arr. Cliché LPLT, 2011.

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de la qualité de la laine, de l’eau, de la cuisson, etc. Le facteur humain est également important : une fois que la laine a trempé dans la cuve, les correc-tions nécessaires pour atteindre la cou-leur souhaitée peuvent prendre entre quelques jours et plusieurs semaines.

On procède de la manière suivante : on prend le kilotage* de fil (essentielle-ment de la laine) établi par le lissier et on le passe pendant trois heures dans un bain composé d’eau adoucie, de sulfate de sodium et d’acide sulfurique. On pèse la laine mouillée que l’on plonge dans un nouveau bain qui contient les colorants. Une couleur résulte toujours du mélange entre du jaune, du rouge et du bleu. On monte la température jusqu’à 100° et on cuit durant deux à trois heures en tournant régulièrement la laine dans le bain. Ce n’est qu’après le séchage que l’on peut juger de la couleur.

Parallèlement à la sélection des couleurs, les lissiers des ateliers de haute lisse*, basse lisse* et Savonne-rie* préparent leur métier (montage* de la chaîne*) et travaillent sur le carton*. Mme Isabelle Szwalby, sous-chef d’atelier en haute lisse, nous explique ce processus.

Mme I. Szwalby. Le modèle original de l’artiste est photographié en noir et blanc à échelle d’exécution. Sur ce carton, le lissier appose un calque qu’il recouvre d’indications personnelles, traits, lettres, mots, noms de couleurs, formes etc. Une partie de ces informations est reportée à l’encre sur les fils de chaîne*. La photo-graphie recouverte du calque est tendue dans le dos du lissier qui peut s’y référer à tout moment du tissage.

Nous sommes très attachés à cette phase du travail, l’interprétation du modèle, qui prend de nombreuses semaines et qui témoigne de l’impor-tance des tâches non mécaniques dans ce métier. Nous avons conscience de jouer un rôle non négligeable dans la réussite artistique de l’œuvre.

Le tissage s’effectue sur le revers de la tapisserie, ce qui oblige le lissier à disposer un miroir de l’autre côté pour vérifier régulièrement le résultat sur la face exposée. Plusieurs lissiers travaillent côte à côte simultanément à un mètre de distance les uns des autres, sous la responsabilité du chef de pièce* qui garantit l’harmonie de l’ensemble. En fonction de la difficulté et des dimensions, le tissage peut durer jusqu’à dix ans.

Mme Odile Gelle, responsable de l’atelier de basse lisse*, nous présente les spécificités de cette technique.Mme O. Gelle. Tout d’abord, écartons une idée reçue : la basse lisse n’est pas plus facile que la haute lisse et, contrairement à ce que l’on croit, elle donne des résul-

Atelier de haute lisse. Tissage de Velvet Jungle n°1, d’après un modèle de Jacques Monory (225 x 180 cm ; 5 fils au 10 cm ; environ 40 couleurs et 2 soies).

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tats comparables. D’ailleurs, il est impos-sible de déterminer à l’œil nu quelle tech-nique a été utilisée pour une tapisserie quand elle est tombée* du métier. L’opi-nion selon laquelle la haute lisse serait plus prestigieuse n’est pas fondée sur des critères objectifs et techniques.

Le travail sur les cartons se déroule de la même manière qu’en haute lisse* ; c’est pourquoi nous revendiquons une part de réflexion artistique dans notre profession. Mais nous plaçons le calque différemment, directement sous les fils de chaîne* qui se trouvent eux-mêmes à l’horizontale : cette disposition nous permet de reproduire le modèle visible à travers ces fils. Et comme il existe un pédalier pour séparer les nappes de fils de chaîne*, et que celui-ci est actionné par les pieds, les deux mains sont dis-ponibles pour tisser. Toutes ces carac-téristiques rendent le tissage un peu plus rapide qu’en haute lisse*.

Mme Catherine Bartolozzi, chef d’atelier pour la Savonnerie*, nous expose enfin en quoi consiste la réali-sation d’un tapis.Mme C. Bartolozzi. Nous utilisons un métier de haute lisse* et, comme pour cette technique, nous reportons sur la chaîne* les notes prises sur le calque. Mais en raison des dimensions et du poids des tapis, notre métier est plus important, et nous travaillons sur l’en-droit. Le résultat est tout à fait diffé-rent : le tapis de Savonnerie est un tissu de type velours, constitué par la juxta-

position de boucles et de points noués sur la chaîne*. Les boucles sont cou-pées une première fois, puis tondues à la longueur souhaitée. Nous tassons l’ensemble régulièrement à l’aide d’un peigne métallique, ce qui donne une trame* extrêmement serrée et dense.

Comme pour les tapisseries, une part importante de notre travail consiste à analyser le carton* pour l’adapter à notre technique. Nous prenons des notes sur un calque qui nous sert de repère. Cette opération peut prendre plusieurs semaines. Les mots suivis d’un * sont expliqués dans le glossaire pp. 00-00.

Nuancier. Tiroir d’échantillons de couleurs, sous forme de pompons, destinés spécifiquement à l’atelier de Savonnerie.

Atelier de haute lisse. Vue de l’envers de la tapisserie Velvet Jungle n°1 en cours de réalisation, avec les différentes broches nécessaires (navettes portant les fils de couleurs).

Atelier de haute lisse. Détail du calque pour le tissage de Velvet Jungle n°1.

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Comment se crée une tapisserie aujourd’hui ?

Le nuancier est un outil de classement des couleurs, comprenant actuellement 28 000 tons. Pour la haute et la basse lisse, c’est une armoire articulée qui contient des di-zaines de portes coulissantes sur lesquelles des pitons pré-sentent des échantillons de laine teinte. Certains pitons sont encore vides et attendent leur couleur. Cette collection résulte des tons créés aux Gobelins et sert de répertoire, ou « proposition colorée », à chaque nouvelle création.

NOuS AVONS éTé reçueS Au NuANCIer PAr MMe SyLVIe HeurTAuT

GLOSSAIreCe glossaire regroupe les mots suivis d’un astérisque dans les entretiens.

Basse lisse (ou lice). Métier où les fils de chaîne sont tendus horizontalement. Les lisses sont commandées par des pédales situées sous le métier.

Carton.Modèle à échelle d’exécution des-tiné à être reproduit en tapisserie ou tapis.

Chaîne.Ensemble des fils tendus parallèle-ment sur le métier. Ils constituent le support du tissage et sont entiè-rement recouverts par les fils de trame. La chaîne se sépare en deux nappes de fils au moyen des bâtons de croisure en haute lisse et des pédales en basse lisse.

Chef de pièce.Lissier responsable du tissage d’une pièce.

Haute lisse (ou lice).Métier où les fils de chaîne sont tendus verticalement. Les bâtons de croisures se trouvent au-dessus de la tête du lissier, qui actionne les lisses à la main.

Kilotage.Poids de fil nécessaire pour le tis-sage d’une pièce.

Lisses (ou lices).Anneaux de coton dans lesquels on passe les fils de chaîne et qui permettent de séparer ceux-ci en deux nappes.

Montage.Préparation du métier par la mise en place de la chaîne, nécessitant deux à trois semaines.

Savonnerie.Technique, exécutée sur métier de haute lisse, permettant de réali-ser des tapis, dont la trame est un velours constitué de boucles de points noués, qui sont tassées puis coupées.

Tenture.Nombre variable de pièces de tapis-serie qui composent un ensemble décoratif.

Tombée du métier.Opération consistant à couper les fils de chaîne pour libérer l’ouvrage du métier une fois terminé.

Trame.Ensemble des fils de couleurs qui recouvrent la chaîne et qui forment le décor de la tapisserie ou du tapis.

Par Valérie Auclair et Audrey Nassieu Maupas

Planche extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751-1772. Détail d’un métier de Savon-nerie.Le métier est monté comme celui de haute lisse, mais le travail s’effectue sur l’endroit. La main droite qui tient la broche (d) vient former le nœud (b) autour du tranche-fil (c) et des fils de chaîne (e et f) tenus par la main gauche (a). L’ouvrage réalisé (h), similaire au carton (i), s’enroule autour d’un cylindre de bois appelé ensouple (g).

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Planche extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751-1772. Vue d’un atelier de basse lisse.Plusieurs lissiers (a) travaillent côte à côte sur le même métier (structure en bois maintenant les fils de chaîne*). Chacun d’eux a la possibilité d’action-ner les marches (ou pédales) avec ses pieds pour permettre la séparation de la chaîne en deux nappes.

Planche extraite de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751-1772. Métier de haute lisse.Le lissier, qui travaille sur l’envers de la tapisserie, passe les fils de trame entre les nappes de chaîne au moyen d’une broche (a). Chaque broche (n) porte une couleur de fil différente.

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Comment se crée une tapisserie aujourd’hui ?

Gobelins, licier à travers les fils de chaîne.

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plasticiens perçoivent dans l’art textile un mode d’expression propre à expri-mer leur vision du monde. La technique du tissage de lice a la particularité d’offrir des possibilités inépuisables d’écriture. Les donneurs de modèle ne sont plus seulement des peintres, ils viennent de tous les horizons de la création : graveur, sculpteur, architecte, photographe, plasticien, designer. La dialectique concepteur/interprète est également un enjeu très stimulant pour la création.

Savoir-faire et créationPar Marie-Hélène Massé-Bersani, Directrice du département de la production et responsable

du fonds textile contemporain aux Mobilier national et manufactures nationales, Paris

Les manufactures de tapisserie des Gobelins et de Beauvais sont des lieux de production actifs qui perpétuent, depuis leur création au XVIIe siècle et sous l’impulsion du mécénat de l’état français, un savoir-faire quatre fois séculaire mais toujours tourné vers la modernité.

T outes les œuvres réalisées d’après des modèles origi-naux d’artistes contempo-

rains enrichissent les collections du Mobilier national, administration à laquelle sont rattachées les manufac-tures depuis 1937.

Si cette production répond principa-lement à la mission d’embellir le décor des plus hautes institutions de l’État français, elle est également destinée à servir sa politique culturelle par des expositions aussi bien en France qu’à l’étranger.

La poLitique aRtiStiqueLa politique artistique poursuivie par le Mobilier national est fondée sur l’ac-quisition d’œuvres d’artistes contem-porains. Depuis 1962, c’est une com-mission consultative présidée par le directeur de la création artistique qui examine chaque année les proposi-tions d’achats des modèles à tisser en fonction des besoins de la production. Cette commission, mise en place par André Malraux, contribue à élaborer des choix d’acquisitions cohérents et dynamiques et permet à la production textile de témoigner des préoccupa-tions esthétiques de chaque époque et du rôle original tenu par les Manu-factures sur la scène artistique.

Le Mobilier national doté de tradi-tions esthétiques et professionnelles fortement ancrées dispose d’une grande autonomie d’initiative et d’ac-tion pour établir les conditions d’une relation ouverte et efficace avec les artistes et les inciter à collaborer avec les ateliers de tissage. La réputation du savoir-faire français, s’appuyant sur une longue tradition d’excellence, attire non seulement les artistes de l’hexa-gone mais aussi les artistes européens et même internationaux. Les artistes

Préparation d'une tapisserie : Isabelle Champion Métadier retravaille son modèle.

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MONTAGe D’uN MéTIer à LA MANuFACTure DeS GOBeLINS

a) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

b) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

d) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

e) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

f) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

g) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

h) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

c) Montage d’un métier à la manufacture des Gobelins

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DOSSIER La tapisserie en France

Jacques Lessaigne, conservateur du musée d’Art Moderne, nous dit : « Il n’y a que de mauvaises tapisseries sans artistes, il n’y a pas de belles tapisse-ries sans un licier de talent, de cette intime complicité naît la tapisserie ».

tRanSpoSition du modèLe en tapiSSeRieL’œuvre textile est une œuvre collec-tive, et qui dit collective dit coopéra-tion, concertation, échange. Lorsque l’État acquiert un modèle, il signe un contrat avec l’artiste qui s’engage à participer à plusieurs séances de travail afin de mettre au point les éléments de la transposition. L’artiste plasticien a composé une partition que le licier va devoir interpréter. Pendant la pré-paration du tissage, l’artiste et son interprète vont se mettre d’accord afin que le licier puisse enrichir le modèle de son savoir-faire tout en exprimant l’image que l’artiste a prévue. La com-préhension du modèle passe non seule-ment par son apparence mais aussi par les intentions à restituer. L’important est de s’attacher à l’esprit du modèle, à ce que l’artiste a voulu dire, à sa vision, et d’inventer une correspondance, une réécriture, sans trahir la pensée qui l’a guidée pendant sa création.

Le modèle original, rarement aux dimensions de l’exécution, doit répondre à un impératif essentiel, celui de l’agrandissement. Trouver le bon rapport d’agrandissement pour conserver l’expression, la force, l’équi-libre de la composition est un exercice

essentiel et délicat. Depuis les années soixante, le carton à grandeur d’exécu-tion peint par l’artiste a été abandonné au profit de l’utilisation systématique de l’agrandissement photographique.

L’interprétation d’un modèle n’est jamais déterminée à l’avance. Le licier propose une traduction spécifique en fonction de ce qui lui est confié. Le dialogue qui s’instaure entre les diffé-rents partenaires permet de trouver le meilleur choix possible tout en tenant compte des impératifs techniques. Le licier détermine un rapport d’équilibre entre la grosseur des fils de la chaîne, leur nombre par centimètre et la qua-lité de la laine de trame, la quantité de brins à mélanger sur chaque broche. L’établissement de ce rapport chaîne-

trame est déterminant pour la suite du travail.

Le licier va également décider du sens du tissage en s’appuyant sur l’analyse des formes de la composition du modèle et sur la technique choisie. Une tapisserie n’est pas toujours tissée dans le sens de la lecture finale.

Ensuite, le licier va sélectionner des gammes colorées. Le travail sur la couleur proprement dit se fait sur le modèle original et non sur l’agran-dissement où l’on constate une perte de chromatisme. Il faut tenir compte également du matériau lui-même en faisant l’échantillonnage. Le licier, tout en ayant la charge de l’échantillonnage, travaille en étroite collaboration avec le teinturier. Toutes les laines et les soies

échantillonnage coloré.

Licier au tissage à la manufacture des Gobelins.

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Savoir-faire et création

Vue arrière d’un métier aux Gobelins.

Colorants dans l’atelier de teinture.

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DOSSIER La tapisserie en France

utilisées sont teintes sur place par l’ate-lier de teinture des Gobelins, qui existe au même emplacement depuis 1665. Aujourd’hui, on teint sur la base de la trichromie (bleu/jaune/rouge) avec des colorants de synthèse. Plus de 28 000 couleurs sont référencées dans le nuancier, et l’atelier de teinture conti-nue à en créer de nouvelles en fonction du modèle à interpréter.

Le licier dispose d’un certain nombre de techniques lui permettant de choi-sir et de proposer une transposition du modèle. Il peut les composer à l’infini, tout comme le musicien avec sa gamme de sept notes. Le choix s’opère en fonc-tion du rendu qu’il souhaite donner aux laines teintes.

Tout le travail de préparation, éla-boré en concertation, se termine par la présentation à l’artiste de l’échantillon-nage complet et définitif des couleurs et d’un essai tissé des différentes tech-niques d’interprétation retenues. Cette étape de validation permet de lancer le tissage.

Le tiSSaGe de LiCeCe qui caractérise un tissage de lice est la disparition complète de la chaîne. En effet, celle-ci est intégralement recou-verte par la trame. La chaîne devient en quelque sorte le support des motifs dessinés par la trame colorée. Contrai-rement au travail du tisserand, le licier ne tisse pas à la rangée. Il tisse ses motifs en les juxtaposant par un jeu de formes et de contre-formes qui s’ap-puient les unes sur les autres, tel un jeu de construction.

Lorsque le tissage d’une pièce néces-site plusieurs liciers (il faut compter un mètre linéaire par personne), un chef de pièce est nommé. C’est en quelque sorte le chef d’orchestre. Il anime et coordonne le travail de l’équipe. Le temps de tissage d’une pièce varie en fonction de ses dimensions et de ses difficultés d’interprétation.

Le licier calcule le métrage de laine ou de coton nécessaire au tissage avant de préparer sa chaîne (ourdis-sage) puis de la monter sur le métier. Il

va ensuite ranger très rigoureusement tous ses fils en respectant l’espace-ment choisi (nombre de fils au centi-mètre). Il fabrique et installe ses lices.

À partir de cette étape, le travail dif-fère en haute et basse lice. Aux Gobe-lins, la chaîne de laine est tendue ver-ticalement. Un fil sur deux est embarré d’une lice, petite cordelette de coton formant un anneau. C’est en action-nant les lices d’une main, d’où le nom de licier, que l’on obtient le croisement des fils nécessaire à l’exécution du tis-sage. La trame est réalisée à l’aide d’une broche en bois chargée de laine, de soie, de lin... que l’on passe entre les fils de chaîne. Le licier est assis derrière le métier, les lices sont placées au-des-sus de sa tête, d’où le nom du métier de haute lice. Le licier tisse à contre-jour sur l’envers de la tapisserie en contrô-lant l’endroit au moyen d’un miroir placé devant le métier. Le modèle à grandeur d’exécution est installé dans son dos. Le licier place sur le modèle un papier transparent afin de noter les

Ourdissage (préparation chaîne 1) aux Gobelins. Ourdissage (préparation chaîne 2) aux Gobelins.

Ourdissage (préparation chaîne 3) aux Gobelins.

Ourdissage (préparation chaîne 4) aux Gobelins. Ourdissage (préparation chaîne 5) aux Gobelins.

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Savoir-faire et création

Préparation d’un calque basse lice.

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DOSSIER La tapisserie en France

lignes, les formes, les valeurs, toutes les indications qui lui semblent impor-tantes pour la réalisation. Il va ensuite reporter ces marques à l’aide d’un petit bâton encré sur les fils de chaîne. Ces traces serviront à se repérer pendant le travail. Le licier peut alors commencer à tisser. Tous les quarante centimètres, il roule son tissage puis recommence l’opération des traces et ce jusqu’à l’achèvement de la pièce que l’on ne découvrira dans sa totalité que le jour de la tombée de métier.

À Beauvais, la chaîne de coton est tendue horizontalement et tous les fils sont embarrés de lices paires et impaires reliées à des pédales en bois. C’est en actionnant les pédales que l’on obtient le croisement des fils nécessaire à l’exécution du tissage. La trame est réalisée à l’aide d’une « flûte » en bois chargée de laine, de soie, de coton, de lin... que l’on passe entre les fils de chaîne. Le licier est assis devant le métier, les lices sont placées sous lui, d’où le nom de basse lice. Pour pou-voir se repérer pendant le tissage, le bas licier commence par transférer sur un papier toilé au moyen d’un papier transparent le relevé au trait de l’en-semble de la composition, des formes et des valeurs. Cette transposition, qui est donc l’image inversée du modèle original, est une étape essentielle d’analyse où le licier utilise une écri-ture qui lui est propre. Ce papier toilé est ensuite cousu sous la chaîne du métier. Le licier travaille sur l’envers en suivant le dessin. Le bas licier contrôle l’endroit de son tissage au moyen d’un petit miroir qu’il glisse entre les fils de chaîne. La tapisserie est roulée au fur et à mesure de son exécution.

En conclusion, je citerai Odile Gellé, licier : « la fabrication des tapisseries, si elle obéit à une technique codée et pré-cise, induit réflexion et sollicite égale-ment l’imaginaire. Les sentiments et les émotions se reflètent dans la réalisation quotidienne de la composition tissée, et le plaisir de pratiquer un métier où la main s’engage réellement, de manière sensible, demeure indéniable ». Clichés Isabelle Bideau.

Métier de basse lice. Le licier est assis devant le métier, les lices sont placées sous lui, d’où le nom de basse lice.

Travail sur un métier de basse lice.

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TerMeS TeCHNIqueS• Aplat. Couleur unie.• Chiné. Mélange de plusieurs couleurs sur une même broche ou flûte permet-tant des effets optiques.• Demi duite. Un aller d’une couleur et le retour d’une autre, technique beau-coup plus précise que le chiné offrant de multiples possibilités.• Hachure et battage. Une couleur pénètre graduellement une autre couleur, l’une disparaît au profit de l’autre, techniques utilisées pour les dégradés, les modelés ou les volumes. La hachure est pour les passages obliques et verticaux tandis que le battage pour les passages horizontaux.

Savoir-faire et création

DOSSIER La tapisserie en France

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L a tapisserie, technique d’entrecroisement de fils de chaîne et de fils de trame pour constituer un décor, re-

monte à l’Antiquité. Les plus anciens fragments conservés proviennent de Chine et de Grèce. Mais les témoignages les plus nombreux restent les ouvrages coptes, produits en Égypte entre le IIIe et le XIIe siècle. Principalement retrou-vés dans des nécropoles chrétiennes le long du Nil, grâce à des conditions climatiques favorables, ils sont les véritables ancêtres de la tapisserie occidentale : requérant l’utilisation d’un métier, ils sont également formés d’une trame forte-ment tassée qui dissimule entièrement la chaîne. Utilisée aussi bien pour décorer des vêtements que comme tissu d’ameublement, la tapisserie copte offre un éventail ico-nographique varié, allant de scènes historiées avec person-nages, inspirées largement de la mythologie gréco-romaine, à des représentations d’animaux ou de végétaux. Le plus souvent, les motifs laissent apparaître le contraste existant entre le lin laissé écru et la laine teinte de vives couleurs.

La tapisserie coptePar Audrey Nassieu Maupas, Maître de conférences

à l’École pratique des Hautes Études, Paris

POur eN SAVOIr PLuS• Lorquin Alexandra, Les tissus coptes au musée national du Moyen Âge – Thermes de Cluny, Paris, 1992.• Bénazeth Dominique et Rutschowscaya Marie-Hélène, L’Art copte en Égypte, 2000 ans de christianisme, catalogue de l’exposition (Paris, Institut du monde arabe, 15 mai – 3 septembre 2000), Paris, 2000.

Tapisserie copte (lin et laine) décorée de figures dionysiaques. IIIe-IVe siècles. Le Caire, musée copte. Cliché egyArt, 2009.

Médaillon tissé provenant d’une tunique tissée avec des fils de lin et des fils de laine. VIIe siècle. Le Caire, musée copte. Cliché egyArt, 2009.

Aphrodite accroupie. Broderie en lin et laine. égypte copte, IIIe-IVe siècles. Paris, musée national du Moyen Âge – Thermes et hôtel de Cluny. Cliché Bibi Saint-Pol, 2009.

Tapisserie copte des IVe-Ve siècles en laine et lin. Motif d’une caille sur un fond de feuillage. Paris, musée national du Moyen Âge – Thermes et hôtel de Cluny.

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La tapisserie copte

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DOSSIER La tapisserie en France

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 38 : flotte normande. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 48 : cavalerie normande. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

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C ette œuvre a été l’objet de nombreuses publications, dont les plus notables, depuis

le milieu du XXe siècle, sont la synthèse de sir Franck Stenton (1957)1, le livre de David Wilson (1985)2, celui de Lucien Musset (dans la collection « Zodiaque »,

1 SirFranckStenton(dir.),The Bayeux Tapestry. A comprehensive Survey,Londres,PhaidonPress,1957(trad.fr.Paris,Flammarion).

2 DavidWilson,The Bayeux Tapestry,Londres,ThamesandHudson,1985(trad.fr.Paris,AlbinMichel).

1989)3 et, surtout, l’ouvrage issu du col-loque de Cerisy-la-Salle (1999), intitulé La Tapisserie de Bayeux, l’art de broder l’histoire (2004)4.

Depuis le colloque de Cerisy, nous savons que la Tapisserie date d’avant 1070, et même sans doute de 1067-10685. C’est donc une œuvre tout à fait contemporaine de l’événement qu’elle raconte et, par conséquent, une source historique de premier ordre, complétant les récits de Guy d’Amiens6, Guillaume de Jumièges (vers 1070) et Guillaume de Poitiers (vers 1075).

3 LucienMusset,La Tapisserie de Bayeux, œuvre d’art et document historique,La-Pierre-Qui-Vire,Zodiaque,1989.

4 La Tapisserie de Bayeux : l’art de broder l’his-toire,ActesducolloquedeCerisy-la-Salle(1999),publiésparPierreBouet,BrianLevyetFrançoisNeveux,Caen,Pressesuniversi-tairesdeCaen,2004(trad.angl.auxmêmeséditionssousletitreThe Bayeux Tapestry. Embroidering the facts of History).

5 BarbaraEnglishlaisseentendrequelascèneducouronnement(scène30)n’apaspuêtreréaliséeaprès1070.Cf.B.English,«Lecouronnementd’HarolddanslaTapisseriedeBayeux»,inLa Tapisserie de Bayeux :l’art de broder l’histoire, op. cit.,pp.347-381(pp.377-380).PierreBouetavanceencoreladatedefabrication:ilpensequel’œuvreasansdouteétéréaliséeen1067-1068.Cf.P.Bouet,«LaTapisseriedeBayeux,uneœuvrepro-anglaise?»,ibid.,p197-215(p.214).

6 Guyd’Amiens,Carmen de Hastingae proelio,éd.FrankBarlow,Oxford,ClarendonPress,1999.D’aprèsOrdericVital,cetteœuvrefutcomposéeavantlaPentecôte1068.

La tapisserie de BayeuxPar François Neveux, Professeur émérite en histoire médiévale de l’université

de Caen Basse-Normandie

La Tapisserie de Bayeux n’est pas une tapisserie mais une broderie de laine sur toile de lin. Cependant, c’est l’une des plus anciennes et des plus importantes œuvres textiles conservées en Occident et, à ce titre, elle mérite qu’on lui consacre ces quelques lignes, dans un numéro consacré à la tapisserie.

RéCit hiStoRique, œuvRe d’aRt et outiL de pRopaGandeBien entendu, la Tapisserie n’est pas seulement un document d’histoire, c’est aussi une extraordinaire source d’information sur la vie quotidienne des hommes du XIe siècle (les femmes étant très peu représentées)7. Le ou les des-sinateurs se sont particulièrement inté-ressés aux bateaux (des navires de type viking, d’usage courant à cette époque) et aux chevaux (la cavalerie normande étant magnifiquement représentée dans les scènes de bataille). On y trouve aussi de multiples renseignements sur l’habillement, la construction militaire (les châteaux à motte), mais aussi les techniques agricoles (scène 10, mon-trant le labourage et le hersage) et les modes de vie (scène 4, repas dans le manoir d’Harold, scène 43, repas des chevaliers et des notables à la veille de la bataille).

La Tapisserie est aussi une œuvre d’art de première grandeur. Nous en connaissons le commanditaire, Odon de Conteville, évêque de Bayeux et

7 AlbertLevéacomptédanslabandeprin-cipale626personnagesmasculins,contreseulementtroisfemmes.Cf.A.Levé,La Tapisserie de la reine Mathilde, dite Tapisserie de Bayeux,Paris,H.Laurens,1919.

Détail végétal de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 48 : cavalerie normande. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

DOSSIER La tapisserie en France

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demi-frère de Guillaume le Conquérant. En revanche, nous ignorons le nom des artistes et des artisans : auteurs du texte latin (des clercs), dessinateurs et bro-deurs (ou plutôt brodeuses). Les figures représentées sont de qualité différente, ce qui laisse à penser qu’il y eut plusieurs dessinateurs. Certains étaient de grands artistes, comme celui qui a dessiné les chevaux renversés de la scène 53.

Enfin, la Tapisserie est aussi une œuvre politique. Traditionnellement, on pensait qu’elle était destinée à défendre la cause des Normands et à célébrer la gloire du Conquérant (et accessoirement celle de son frère). Ce n’est sans doute pas tout à fait vrai. Pierre Bouet a démontré avec brio que l’œuvre cherchait à ménager les Anglais et présentait le roi Harold, comme un personnage héroïque ! Elle s’inscrit donc dans une période où le vainqueur tentait de se rallier pacifi-quement le peuple vaincu (les années 1066-1068)8. Les espoirs de Guillaume ont été anéantis par les nombreuses révoltes des Anglais, et surtout celle du Nord, en 1069, qui a été noyée dans le sang. À partir de cette date, les auteurs normands ne considère plus Harold que comme un parjure : le « traître » Harold est même dépouillé de

8 P.Bouet,«LaTapisseriedeBayeux,uneœuvrepro-anglaise?»,op. cit.,pp.199-206et215.

son titre de roi (ce qui n’est pas le cas sur la Tapisserie).

L’étude SCientiFiqueLa Tapisserie a été l’objet d’une étude scientifique réalisée au cours de l’hi-ver 1982-1983 par une série de spé-cialistes des tissus. Ses résultats n’ont été publiés qu’en 2004, mais ils sont éloquents9. On a appris, par exemple, que l’œuvre était compo-

9 Cf.«L’œuvretextile»,2epartiedeLa Tapis-serie de Bayeux : l’art de broder l’histoire, op. cit.,pp.65-123(contributionsd’HervéPelvillain,NicoledeReyniès,Marie-HélèneDidier,IsabelleBédatetBéatriceGirault-Kurt-zeman,GabrielVial,BrigitteOgier).

sée de neuf morceaux, ce qui laisse à penser que des brodeurs (brodeuses) ont travaillé simultanément, sans doute dans différents monastères du sud de l’Angleterre. C’est l’hypothèse la plus probable, à laquelle se sont rallié les meilleurs spécialistes. En tout cas, comme l’a démontré Pierre Bouet, la Tapisserie fut l’œuvre d’une équipe « anglo-normande »10.

Œuvre amovible, la Tapisserie était facilement transportable et elle fut sans doute exposée de part et d’autre

10 P.Bouet,«LaTapisseriedeBayeux,uneœuvrepro-anglaise?»,op. cit.,p.214.

Détail de la tenture de Baldishol : un che-valier comparable à ceux de la Tapisserie de Bayeux. XIIe siècle. Musée des Arts appliqués d’Oslo. Cliché Frode Inge Helland, 2007.

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle.Scène 43 : repas. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

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La tapisserie de Bayeux

de la Manche dans des églises ou dans des aulae de châteaux. Appartenant à Odon, puis à l’évêché de Bayeux, elle se trouva finalement entreposée dans la cathédrale. C’est là qu’on la trouve mentionnée pour la première fois dans un texte, l’inventaire du trésor rédigé en 1477. À cette époque, elle était expo-sée une semaine par an, au début juil-let, à l’occasion de la fête des Reliques. Pour les chanoines de Bayeux, en effet, la Tapisserie montrait l’efficacité des reliques de la cathédrale, sur les-quelles Harold avait prêté serment au duc Guillaume. En s’emparant du trône d’Angleterre, il s’était parjuré et avait

donc subi le « jugement de Dieu », sur le champ de bataille d’Hastings. C’est l’une des nombreuses significations qu’on peut donner à cette œuvre mul-tiforme, qui n’a pas fini de nous ravir et de nous étonner.

œuvRe unique ou SeuLe ReSCapée de nomBReuSeS autReS tentuReS ?La Broderie de Bayeux (comme on devrait l’appeler) est aujourd’hui un hapax, mais nous savons qu’il existait de multiples tentures au Moyen Âge. À titre d’exemple, on peut mentionner la tenture de la chambre d’Adèle (fille de

Guillaume) décrite par Baudri de Dol. Il nous reste encore quelques frag-ments d’œuvres quasiment contempo-raines, comme la tenture de Baldishol, datant du XIIe siècle et conservée dans le musée des Arts appliqués d’Oslo11. Elle ne comprend que deux panneaux, mais l’un d’eux représente un chevalier comparable à ceux de la Tapisserie de Bayeux.

La ville de Bayeux a la chance de conserver un des trésors du Moyen Âge qui peut facilement être admiré d’un très vaste public venant du monde entier. C’est aussi un trésor pour les chercheurs de nombreuses disciplines, qui leur offre un champ d’études sans cesse renouvelé, qu’ils soient histo-riens, historiens de l’art, latinistes, lit-téraires ou spécialistes des tissus. La Tapisserie de Bayeux est loin d’avoir dévoilé tous ses mystères.

11 Fragmentdetapisseriereprésentantlessymbolesdedeuxmois(avriletmai),prove-nantdel’églisedeBaldishol(Hedmark),Oslo,Kunstindustrimuseet.

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 4, un repas. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 10 A et B, bordure inférieure : labourage et hersage. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

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DOSSIER La tapisserie en France

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 19 : motte castrale. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 53 : chevaux renversés. Avec autorisation spéciale de la ville de Bayeux.

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La tapisserie de Bayeux

Détail de la Tapisserie de Bayeux, XIe siècle. Scène 4, un repas. Avec autorisa-tion spéciale de la ville de Bayeux.

Détail de la Tapisserie de Bayeux,a XIe siècle. Scène 10 A et B. Avec autorisa-tion spéciale de la ville de Bayeux.

DOSSIER La tapisserie en France

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Dais de Charles VII, France, vers 1430-1440, peut-être d’après Jacob de Litte-mont. Cette tapisserie était destinée à être tendue derrière Charles VII, renvoyant ainsi l’image d’un roi au pouvoir divin couronné directement par les anges. Paris, musée du Louvre. © rMN/Martine Beck-Coppola.

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La tapiSSeRie au moyen ÂGe : un aRt SomptuaiReL’art de la tapisserie connut un déve-loppement considérable dans le cou-rant du XIVe siècle avec l’apparition des vastes cycles historiés. La ville d’Arras semble avoir été alors l’un des princi-paux centres de tissage1, mais Paris

1 Saréputations’enressentencoredanslelangageactuel,carlestermes«arras»et«arrazo»sontutilisésenanglaisetenitalienpourdésignerunetapisserie.

La tapisserie en France du moyen Âge aux manufactures royalesPar Audrey Nassieu Maupas, Maître de conférences à l’École pratique des Hautes Études, Paris

La tapisserie sur métier fut longtemps considérée comme ayant une origine légendaire, illustrée par les mythes de Pénélope et d’Arachné. Importée d’Orient (voir encadré sur « La tapisserie copte »), elle constitua dès le Moyen Âge, en europe occidentale et en France notamment, un aspect majeur de la production artistique.

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, français 137, fol. 73 v°. Ovide, Les Métamor-phoses, « Arachné défiant Minerve », Bruges, avant 1480. Le personnage d’Arachné fut longtemps associé à la tapisserie. Dans la mythologie gréco-romaine en effet, cette jeune mortelle provoqua la colère de Minerve en prétendant savoir tisser mieux qu’elle. Après s’être pendue, elle fut finalement transformée en araignée par la déesse.

DOSSIER La tapisserie en France

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abritait également des ateliers depuis au moins 1303, date à laquelle les textes mentionnent pour la première fois le métier d’« ouvrier en la haute lice ». Le grand nombre de pièces conservées confirme le succès de ces ouvrages luxueux et décoratifs. Malgré le témoignage des sources documen-taires, il reste cependant difficile de les attribuer avec certitude à des lieux de production, d’autant plus que pour faire face à l’engouement suscité par la tapisserie, Arras et Paris furent concur-rencés au XVe siècle par Tournai, et sur-tout par Bruxelles.

Très tôt, de vastes collections se formèrent, essentiellement à l’initia-tive des princes de l’époque, pour qui le coût élevé des tapisseries constituait un placement financier, ainsi qu’une façon d’exhiber aux yeux de tous les fastes de leur cour. La célèbre tenture de l’Apocalypse, conservée au château d’Angers, en est un exemple célèbre :

réalisée pour le duc Louis d’Anjou, frère du roi Charles V, les six pièces qui la composent en font une œuvre unique par son ampleur et sa qualité2. Com-mandée au marchand parisien Nicolas Bataille, elle fut probablement tissée dans un atelier de la capitale, d’après des cartons de Jan Boudolf, dit Henne-quin de Bruges, peintre du Roi.

La fonction d’apparat, qui s’attachait à ce type de suite monumentale, était fondamentale. Une tenture permettait ainsi de couvrir d’amples surfaces au moyen d’un décor solide et néanmoins symbolique, comme le montrent les pièces armoriées, celles dites « chan-

2 Latenturemesureaujourd’huiplusde100mètresdelongautotal.

Paris, musée du Louvre, L’Offrande du cœur, France, vers 1400-1410. Ce type d’iconographie profane, illustrant un aspect de l’amour courtois, était très fréquent dans l’art au XIVe siècle. D. r.

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du moyen Âge aux manufacture royales

celleries », ou le magnifique dais de Charles VII récemment acquis par le musée du Louvre. Ces ouvrages étaient en outre d’une grande variété et s’adap-taient à toutes les destinations, figurant des sujets profanes dans les demeures civiles ou religieux dans les églises.

Également employées à des fins d’isolation et de confort, les tapisse-ries pouvaient composer de véritables « chambres », c’est-à-dire l’ensemble des éléments textiles d’une pièce – tentures murales, rideaux, courtines et ciels de lit ou coussins. Particulière-ment souples d’utilisation, elles étaient volontiers déployées à l’occasion d’une réjouissance ou d’un événement par-ticulier et, transportées par leurs pro-

priétaires au gré des étapes de leur vie itinérante, elles reconstituaient facile-ment un décor familier et somptueux.

LeS Xvie et Xviie SièCLeS : paRiS, CapitaLe de La tapiSSeRieAu XVIe siècle, Paris devint le centre de production le plus important en France. La corporation des « tapissiers de haute lisse » y était très active et ses membres vaquaient au sein d’ateliers à la structure mouvante, en fonction des commandes. Toutes sortes de tapisseries étaient réa-lisées, allant d’une production courante de couvertures de mulets ou de pièces armoriées à des ensembles plus éla-borés, comme les tentures de chœur.

Angers, château, tenture de l’Apocalypse, La nouvelle Jérusalem, Paris, après 1373, d’après Jan Boudolf. Cette suite monumen-tale illustre l’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, qui décrit les diffé-rentes visions que saint Jean l’évangéliste eut dans l’île de Patmos après la mort du Christ. Cliché Kimon Berlin, 2006.

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, français 76, fol. 45 v°. Jean de Wavrin, Chroniques d’Angleterre, « Philippe VI de Valois et Jean de Montfort », Bruges, vers 1475. Les grandes tapisseries de fleurs de lys sur fond bleu ou rouge, appelées les chancelleries, décoraient les lieux où s’exerçait le pouvoir royal et contribuaient à leur solennité.

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DOSSIER La tapisserie en France

Beaune, Hospices civils, Déploration, Paris, peut-être d’après Gauthier de Campes, 1511. Ce fragment est le seul vestige d’une tenture de la Passion commandée à Paris en 1511 pour orner le chœur de la collégiale Notre-Dame de Beaune. D.r.

Paris, musée national du Moyen Âge – Thermes de Cluny, Tenture de la Vie seigneuriale, La promenade, Paris, début du XVIe siècle. Les représentations de scènes de la vie quotidienne, sur un fonds de fleurs et de végétaux, agrémentés de petits animaux, connurent un succès durable à la fin du Moyen Âge. D. r.

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du moyen Âge aux manufactures royales

Les textes témoignent en tout cas de l’engouement d’une large clientèle, à partir de la fin du XVe siècle, pour les « millefleurs », ces tapisseries représen-tant des scènes figurées dans lesquelles les personnages prennent place sur un fonds de semis de fleurs, ainsi que la Vie seigneuriale du musée de Cluny le montre.

Les lissiers travaillaient toujours d’après des cartons à grandeur d’exé-cution, probablement en couleurs et très détaillés. Ceux-ci étaient l’œuvre de peintres susceptibles de fournir des modèles dans tous les domaines artis-tiques. Des séries comme la Chasse à la licorne (New York, Metropoli-tan Museum) ou la Dame à la licorne (musée de Cluny) ont ainsi été attri-buées au Maître des Petites Heures d’Anne de Bretagne (qui pourrait être identifiable au peintre Jean d’Ypres, actif de 1490 à 1510 environ). D’autres lui succédèrent, tel le flamand Gau-thier de Campes, qui s’installa à Paris vers 1500. Son style, encore très tra-ditionnel, se reflète dans la Vie de saint Étienne (musée de Cluny) ou le frag-ment de la Déploration des Hospices

civils de Beaune. À partir des années 1530, les innovations de la Renais-sance s’introduisent lentement dans l’art parisien. Jean Cousin (mort en 1560) montre, notamment dans la Vie de saint Mammès dont il réalisa les car-tons en 1543-1544, que les influences italiennes, introduites en France via les chantiers royaux, étaient pleinement assimilées au milieu du siècle.

Bien que le roi et les grands sei-gneurs du royaume s’adressaient le plus souvent aux prestigieuses manu-factures bruxelloises, François Ier avait fait installer à Fontainebleau des ate-liers de tapisserie qui produisirent la riche tenture à or et argent copiant la galerie du château (Vienne, Kuns-thistorisches Museum). La plupart des lissiers qui y travaillèrent étaient éga-lement implantés à Paris, où leur acti-vité resta soutenue durant la deuxième moitié du siècle. Les vestiges conser-vés sont rares, mais les sources font état d’une production importante de tentures civiles et religieuses.

Paris n’eut cependant pas le mono-pole de la tapisserie : on sait que d’autres villes accueillirent des lis-

siers, comme Bordeaux ou Nevers de manière occasionnelle, ou Tours et Toulouse plus longuement. Mais c’est surtout à Aubusson et Felletin que se développa une industrie florissante de tapisserie dont le dynamisme ne se démentit plus par la suite.

Henri IV, dans sa volonté d’encou-rager la production française, prit des mesures radicales : il fit interdire l’importation de pièces étrangères et favorisa les lissiers parisiens Maurice Dubout et Girard Laurens en mettant des ateliers à leur disposition sous la Grande Galerie du Louvre, aux côtés d’autres artistes. En parallèle, il fit venir trois entrepreneurs flamands, Marc et Jérôme de Comans, et François de La Planche, à qui il offrit sa protection en 1607 en échange de l’obligation d’établir 80 métiers en France, dont 60 à Paris. Ils s’installèrent au faubourg Saint-Marcel, à l’emplacement des ate-liers de teinture, aménagés au bord de la Bièvre par la famille Gobelin depuis la fin du XVe siècle.

Certains peintres étaient alors spé-cifiquement chargés d’élaborer les car-tons. Le Roi fit ainsi appel à des artistes de la Seconde école de Fontainebleau, comme Henri Lerambert (v. 1550-1609) ou Toussaint Dubreuil (v. 1561-1602), qui donna entre autres les modèles d’une Histoire de Diane, tissée à plu-sieurs reprises. Sous le règne suivant, Pierre-Paul Rubens (1577-1640) fut sollicité pour une suite de l’Histoire de Constantin en 1622 et Simon Vouet (1590-1649), premier peintre du Roi, pour une tenture de l’Ancien Testament.

La CRéation deS manuFaCtuReS RoyaLeSEn 1662, Louis XIV décida la création de la Manufacture des Gobelins, qui réu-nissait sur un seul site l’ensemble des

Langres, cathédrale Saint-Mammès, Vie de saint Mammès, Le saint dans la fournaise, Paris, d’après Jean Cousin, 1543-1544. Seules trois pièces de cette tenture sont encore conservées aujourd’hui (cathédrale de Langres et musée du Louvre). Bien documentée, on sait qu’elle fut commandée par Claude de Longwy, évêque de Langres, à Jean Cousin pour les cartons et Pierre Blassé et Jacques Langlois pour le tissage. D.r.

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DOSSIER La tapisserie en France

Paris, musée du Louvre, tenture des Attri-buts de la Marine, Beauvais, d’après Jean Bérain, vers 1689-1692. Les six tapisseries de la tenture furent exécutées dans l’ate-lier de Jean-Baptiste Hinart pour Colbert de Seigneley (1651-1690) qui succéda à son père en 1683 comme secrétaire d’état de la Marine de Louis XIV. © rMN/Jean-Gilles Berizzi.

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ateliers parisiens, rejoints probablement par les lissiers qui s’étaient auparavant installés à Reims, Charleville et Lyon. Sa production était uniquement desti-née au Roi qui s’en servait pour décorer ses demeures ou comme cadeaux diplo-matiques. Le peintre Charles Le Brun (1619-1690), qui en fut le directeur de 1663 à sa mort, était chargé de choisir les sujets à tisser et de contrôler leur exécution. De grandes tentures à la gloire du Roi, comme l’Histoire du Roi, l’Histoire d’Alexandre ou la série des Mai-sons royales furent exécutées, souvent d’après ses propres cartons.

À la différence des Gobelins, la manufacture de Beauvais, qui fut créée en 1664, avait la possibilité de travail-ler pour des particuliers, même si dans un premier temps elle survécut grâce aux commandes royales. En 1663, les

ateliers de tapis à points noués furent également réorganisés au sein de la manufacture de la Savonnerie, dont le nom évoque son installation depuis le XVIIe siècle à l’emplacement d’une ancienne usine de savon à Chaillot.

À Aubusson, qui était resté un centre très prospère, les lissiers s’organisèrent en corporation et adoptèrent des sta-tuts en 1665, suivis par Felletin en 1688. Cela n’empêcha pas un relatif déclin dû à la révocation de l’édit de Nantes en 1685 qui suscita le départ à l’étranger de nombreux lissiers protestants.

La mort de Colbert en 1683, rem-placé par Louvois, amena la disgrâce de Le Brun et la nomination de Pierre Mignard (1612-1695) comme directeur en 1690, qui fit réaliser en tapisserie les peintures qu’il avait exécutées dans la galerie du château de Saint-Cloud en

1677. En 1694, la manufacture ferma sur ordre du Roi pour rouvrir ses portes cinq ans plus tard.

POur eN SAVOIr PLuS• Maurice Fenaille, État général des tapis-series de la manufacture des Gobelins, depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Impri-merie nationale, 6 volumes, 1903-1923.• Jules Guiffrey, Histoire de la tapisserie depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, Tours, Mame, 1886.• Fabienne Joubert, Amaury Lefébure, Pascal-François Bertrand, Histoire de la tapisserie, Paris, Flammarion, Paris, 1995.

Paris, musée du Louvre, tenture de l’Ancien Testament, Moïse sauvé des eaux, Paris, d’après Simon Vouet, vers 1630-1640. Sur les six pièces commandées par Louis XIII, seules subsistent celle-ci et la Mort de Jephté (Mobilier national). © rMN/Daniel Arnaudet.

du moyen Âge aux manufactures royales

DOSSIER La tapisserie en France

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Claude III Audran (d’après), Les portières des dieux, tapisseries. Deuxième quart du XVIIIe s. Manufacture des Gobelins. Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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A u XVIIIe siècle, celle-ci connaît une évolution suite à la modification des demeures

qui s’amorce notamment à partir du règne personnel de Louis XIV (1661-1715), lorsque les petits appartements intimes et confortables prennent le pas sur les chambres de parade et la galerie de tradition italienne. Cette réduction des espaces intérieurs va de pair avec une nouvelle conception du décor, où chaque composante se lie à l’autre à la recherche d’un effet global. La pein-ture d’histoire apparaît alors marquée par une inflexion galante qui se mani-feste autant dans le thème représenté que dans les modalités de représenta-tion, et correspond mieux au caractère intime et joyeux des nouveaux espaces. La représentation de sujets nobles et édifiants qui avait dominé jusqu’alors, et leur traduction par un art monumen-tal, attire néanmoins l’attention de la direction des Bâtiments du roi.

SujetS noBLeS et aRt monumentaLAu début du siècle, Antoine Coypel (1661-1722) et Jean Jouvenet (1644-1717) prolongent l’art de Le Brun en four-

nissant respectivement les modèles de l’« Ancien Testament » (1710-1718) et du « Nouveau Testament » (1711), terminé par Jean Restout (1692-1768). Charles-Antoine Coypel achève l’« Iliade », que

tapisserie et peinture d’histoire en France au Xviiie sièclePar Susanna Caviglia-Brunel, Maître de conférences à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines à l’université de Limoges

La tapisserie, en tant qu’aboutissement d’un processus de création qui confie à la peinture la conception du modèle, doit être pensée en rapport étroit avec elle. Depuis la fondation de la Manufacture royale des Gobelins (1662), la fonction décorative de la tapisserie est indissociable de son rôle social et politique, et donc directement liée à la peinture d’histoire.

Jean-François de Troy (d’après), La Toi-lette d’Esther, tapisserie. rome, Académie de France, Villa Médicis.

DOSSIER La tapisserie en France

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JeAN-FrANçOIS De TrOy, LA TOiLETTE D’EsThEr, 1738. PArIS, MuSée Du LOuVre.

Troisième des sept cartons illustrant l’« Histoire d’Es-ther », cette tenture est le plus souvent tissée au XVIIIe siècle, une centaine de pièces étant sorties des ateliers. Son succès est dû au parti choisi par le peintre : Esther apparaît comme une héroïne mondaine dont la grâce et la fraîcheur font oublier sa lourde tâche : sauver le peuple juif ; toute recherche psycho-logique est abandonnée au profit du déploiement des costumes, des tapis et des ten-tures dont le rendu permettait aux lissiers de montrer leur virtuosité.

Jean-François de Troy, La toilette d’Esther. Paris, musée du Louvre.

39archéothéma Numéro spécial | no 20 | avril 2012

tapisserie et peinture d’histoire

son père Antoine Coypel avait entre-prise (1715-1730). Mais, à ces excep-tions près, les manufactures royales se bornent à reproduire des tentures anciennes.

À partir de 1725 environ, le duc d’An-tin (1665-1736), alors surintendant des Bâtiments du roi, entreprend des initia-tives pour rétablir le prestige du grand genre dont la société se détournait. En souhaitant renouveler les modèles de tapisseries, il place la manufacture royale de Beauvais sous la direction du peintre Jean-Baptiste Oudry (de 1734 à 1755), associé à l’orfèvre Nicolas Besnier. Philibert Orry (1689-1747), nommé à la direction des Bâtiments du roi à la mort du duc d’Antin, pour-suit l’esprit de réformes de son prédé-cesseur. En 1737, on décide que le roi devrait acquérir chaque année deux séries de tapisseries de Beauvais pour 10 000 livres chacune, « pour en faire des présens aux Ministres Étrangers ». On commande alors une « Histoire de Jason » en six pièces, dont Michel-Fran-çois Dandré-Bardon (1700-1785) peint un carton (Salon de 1739 ; perdu) qui ne sera toutefois jamais tissé. La pro-duction de cartons monumentaux est par ailleurs encouragée par la hausse du prix des modèles pour la manufac-ture des Gobelins : Jean Restout (la

Charles-Joseph Natoire, L’Entrée de Marc-Antoine à Éphèse. Nîmes, musée des beaux-arts.

  Deux éléments du modèle de bordure de la tenture du Lever et du Coucher du soleil de François Boucher. Paris, Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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JOSePH-MArIe VIeN, L’EnLèVEMEnT DE PrOsErPinE, 1762. GreNOBLe, MuSée.

L’un des quatre tableaux peints pour la suite des « Amours des dieux » commandée en 1757 par le marquis de Marigny. Vien rompt avec l’esthétique rococo par une plus grande sobriété et clarté de la compo-sition. La représentation du moment qui précède l’enlè-vement, celui où Proserpine orne de fleurs la statue de sa mère Cérès, permet une mise à l’écart de la dimension tra-gique qui devait bien corres-pondre aux désirs du directeur des Bâtiments du roi.

François Boucher, Le Lever du soleil. Londres, Wallace Collection.

Joseph-Marie Vien, l’Enlèvement de Proserpine. © Musée de Grenoble.

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« Tenture des Arts » [1737]), Charles-Antoine Coypel (la continuation des « Fragments d’Opéra »), Natoire (l’« His-toire de Marc-Antoine et Cléopâtre » [1741] ), Carle Vanloo (l’« Histoire de Thésée » [1745]) et Jean-François de Troy (l’« Histoire d’Esther » [1737] et l’« Histoire de Jason » [1743]) reçoivent d’importantes commandes.

Malgré la gravité de certains sujets, ces œuvres se distinguent générale-ment par la grâce des figures, l’élé-gance des postures, la fraîcheur du coloris, le déploiement des étoffes et la multiplication des détails. Ces carac-téristiques correspondent à l’évolu-tion de la peinture d’histoire vers les dimensions galante et décorative, qui marquent également la tapisserie.

inFLeXion GaLante et dimenSion déCoRative À l’instar de la peinture d’histoire, la tapisserie doit s’adapter au nouveau type de décor intérieur. Privée de

grandes surfaces, elle est souvent rem-placée par des boiseries. Dans les pan-neaux restés libres, on installe plutôt des tissus ou du papier peint. Lorsque la tapisserie est retenue, elle voit ses dimensions se réduire, ses bordures diminuer et imiter le bois mouluré et doré des cadres des tableaux, ou même disparaître dans la recherche d’une unité nouvelle. Les arabesques appa-raissent en écho aux formes serpen-tines qui dominent les compositions. Le grain devient plus fin pour traduire la suavité des couleurs qui caractérise désormais la peinture.

Parmi les thèmes de l’histoire, on privilégie les sujets légers et agréables qu’on emprunte volontiers à la mytho-logie, et plus particulièrement aux amours des dieux. En 1751, Madame de Pompadour, véritable amateur de l’art des lices et des nouvelles créations des Gobelins, envoie au château de Belle-vue des tentures d’après les Portières des dieux de Claude III Audran, déri-vées d’une célèbre suite bruxelloise du XVIIe siècle, « Le Triomphe des dieux ». L’année suivante, elle fait tisser aux Gobelins pour cette même demeure Le Lever et Le Coucher du Soleil de

Carle Vanloo (1705-1765). neptune et Amy-mone (1757 ?). Peinture sur toile. H. 73 cm. L. 73 cm. Paris, musée du Louvre. © rMN/Jean-Gilles Berizzi.

Casanova, Francesco-Giuseppe (attribué à), Bataille. Huile sur toile. 32 x 40 cm. Legs de M. Georges Marjolin en 1896. Inv. MG 1076. Photographie © Musée de Grenoble.

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François-André Vincent, henri iV faisant entrer des vivres dans Paris, Paris, musée du Louvre. © rMN/Gérard Blot.

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POur eN SAVOIr PLuS• Bertrand Pascal-François et Dalmarcel Guy, « L’histoire de la tapisserie, 1500-1700. Trente-cinq ans de recherche », dans Perspective. La revue de l’INHA (2008-2), pp. 227-250. • Jarry Madeleine, “Eighteenth Century French Tapestry-A Reassessment”, dans Apollo, tome 89, juin 1969, pp.424-429.• Joubert Fabienne, Lefébure Amaury, Bertrand Pascal-François, Histoire de la tapisserie en Europe, du Moyen Âge à nos jours, Flammarion, 1995.

François Boucher. Vraisemblablement destinées à la chambre du roi, ces œuvres étaient une allusion directe au couple du souverain et de sa maîtresse : Apollon-Louis XV venait se reposer dans la couche de Thétis-Mme de Pompadour.

Ces sujets mythologiques s’imposent aussi dans les commandes officielles, tandis qu’on néglige les thèmes religieux. En 1757, en jouissant de l’usage d’accor-der au nouveau directeur des Bâtiments du roi une tenture en quatre pièces, le marquis de Marigny commande une suite illustrant les « Amours des dieux », à laquelle participent quatre des meilleurs peintres de l’époque (Carle Vanloo, Bou-cher, Pierre et Vien). La même année, il confie à Boucher l’exécution de la suite destinée à décorer les appartements du roi à Compiègne ; connue sous divers titres – « Sujets de Fable », « Métamor-phoses », « Éléments » –, elle s’inspire des amours des dieux.

Pendant cette époque, les « sujets d’action » sont infiniment moins nom-breux que ceux « d’agrément ». Le genre héroïque ne regagne véritablement le premier rang que lorsque le comte d’Angiviller (1730-1810) prend la direc-tion des Bâtiments du roi (1775). Les commandes royales retiendront alors surtout les actions vertueuses, dont

certaines tirées de l’histoire nationale : François-André Vincent (1746-1816) fournit une « Histoire d’Henri IV » (1782-1787) ; Berthélémy, Brenet, Durameau, Jollain, Ménageot, Le Barbier l’Aînée et Suvée réalisent des « Scènes de l’his-toire de France » (1777-1783). C’est néanmoins durant cette période que François Casanova (1730-1805) livre des « Convois militaires », peinture de bataille traitée en scène de genre.

SujetS d’hiStoiRe Contem-poRaine et hyBRidation deS GenReSCe mélange entre les genres picturaux – ce que nous appelons « hybridation » – est une autre caractéristique propre à la peinture d’histoire de cette époque, qu’elle traite de sujets mythologiques, allégoriques, du passé ou du présent. Mais cette nouvelle représentation de l’histoire contemporaine, transposée en tapisserie, modifie ce qui était à l’origine l’une de ses fonctions fonda-mentales : la tapisserie étant le support privilégié pour relater les faits d’armes et les fastes du règne.

Au XVIIIe siècle, les représentations d’événements contemporains sont rares. Louis XV est beaucoup moins attaché à la diffusion de son image que

Louis XIV, et rares sont les événements politiques ou militaires qui soient dignes d’être célébrés. En tapisserie, on ne pro-duit qu’une seule tenture : la « Nouvelle Histoire du roi », pour laquelle Charles Parrocel fournit L’Ambassade turque (1731), célébrant l’avènement sur le trône du jeune monarque, et Oudry des Chasses de Louis XV (1728-1736). Dans ces compositions, le raffinement des personnages, l’harmonie des paysages peints d’après nature, l’attention portée aux animaux, dégagent un sentiment du pittoresque et du décoratif qui répond bien aux nouvelles attentes du public.

Jean-Baptiste Oudry (d’après). Tenture des chasses de Louis XV. Manufacture des Gobelins. © rMN/Gérard Blot.

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D’après édouard Toudouze, Prédication d’Abélard, de la tenture des légendes bretonnes, pour le Palais de Justice de rennes, pièce tissée aux Gobelins de 1907 à 1909, détruite. Détail. Cliché P. Vaisse.

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C ette vision des choses, qui fait que longtemps le XIXe siècle a été balayé avec

mépris dans les histoires de la tapis-serie, est inexacte à bien des égards1. Les principes de cet art, dont Lurçat* s’est proclamé le restaurateur, avaient été réaffirmés près d’un siècle avant lui, entraînant un renouveau dès la fin du XIXe siècle. Ils n’avaient de plus qu’une valeur relative. La décadence, enfin, tenait moins à leur oubli qu’à d’autres raisons, comme le montre celle, bien plus profonde encore, dans laquelle la tapisserie est aujourd’hui tombée.

1 Lameilleurevued’ensembleestcelledePascal-FrançoisBertrand,«LeXIXesècle.Leslimitesdelatradition»et«LeXXesiècle.Letempsdescontradictions»,dansFabienneJoubert,AmauryLefébureetPascal-Fran-çoisBertrand,Histoire de la tapisserie,Paris,Flammarion,1995.PourlesGobelins,voirChantalGastinel-Coural,La manufacture des Goblelins au XIXe siècle, tapisseries, cartons, maquettes(catalogued’exposition,Beauvais,1996),Paris:AdministrationduMobiliernational,1996;pourlamanufacturedeBeau-vais,JeanCouraletChantalGastinel-Coural,Beauvais. Manufacture nationale de Tapisse-rie,Paris,Mobiliernational,1992.

La décadence avait commencé avant la Révolution : la mode des boiseries ne laissait guère de place aux tentures. Puis les papiers peints offrirent une alternative d’un prix très inférieur, et

La tapisserie au XiXe siècle, de la crise au renouveauPar Pierre Vaisse, Professeur honoraire à l’Université de Genève

Jusqu’à une date récente, il était entendu que la tapisserie était tombée au XIXe siècle dans une décadence profonde dont elle ne serait sortie qu’au milieu du XXe, quand elle aurait connu, grâce au peintre Lurçat, une véritable renaissance. D’art textile à part entière, elle aurait été dégradée au rang de copie, forcément imparfaite, de la peinture à l’huile. D’où une multiplication de teintes fragiles pour en imiter les nuances et la recherche d’effets de profondeur et de modelé contraires à la planéité d’un décor mural. qu’en est-il exactement ?

Tapisserie en laine de la manufacture royale d’Aubusson d’après un carton de Jean-Baptiste Huet (1745-1811) vers 1786. Grand salon du musée Grobet-Labadié à Marseille. Cliché robert Valette, 2009.

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lorsque le goût se porta sur les étoffes d’ameublement au point que le tapis-sier fit office de décorateur, le métier Jacquard, inventé sous l’Empire, permit de couvrir murs et meubles de soieries lyonnaises à un prix plus abordable que la tapisserie.

LeS entRepRiSeS d’auBuSSonSi Aubusson* connut pourtant au cours du XIXe siècle une activité qui entraîna le doublement de sa population, ce fut grâce à la production de tapis de pieds et autres textiles d’ameu-blement produits par des machines – d’où l’apparition de grandes entre-prises comme la maison Sallandrouze, puis celle des frères Bracquenié. Une de leurs activités restait cependant la tapisserie, qui parvint à se mainte-nir à Aubusson grâce aux achats des plus grandes fortunes d’Europe et du Nouveau Monde. La production consis-tait, pour une bonne part, en reprises de modèles anciens, surtout du XVIIIe siècle, mais on tissait aussi d’après des modèles récents de peintres par-fois réputés à l’époque, comme Maze-rolle. Longtemps méprisées, la plupart

de ces œuvres ont disparu ou ne sont plus visibles. Selon les témoignages contemporains, cependant, les lis-siers de la Creuse déployaient dans la reproduction des modèles une vir-tuosité technique dénoncée plus tard comme un contresens, par laquelle ils cherchaient à égaler la production des manufactures nationales.

LeS manuFaCtuReS nationaLeS au déBut du XiXe SièCLeN’étant pas soumises à une obliga-tion de rentabilité, celles-ci jouissaient de conditions tout à fait différentes – encore que leur existence ait été plu-sieurs fois mise en cause, aussi bien pendant la Révolution que dans la seconde moitié du siècle. Elles étaient accusées de n’être qu’un reliquat de l’Ancien Régime dépourvu de toute uti-lité. Sans doute faisait-on valoir pour leur défense que les recherches tech-niques qu’elles menaient bénéficiaient à l’industrie privée ; mais l’argument, qui pouvait valoir pour celle de Sèvres, ne concernait guère le métier de la haute lisse.

D’après édouard Toudouze, Combat des Trente, de la tenture des légendes bretonnes, pour le Palais de Justice de rennes, pièce tissée aux Gobelins de 1906 à 1909, détruite. Détail. Cliché P. Vaisse.

Jean-Paul Laurens, morceau d’essai pour Une descente de tournoi au XiVe siècle, tissé aux Gobelins vers 1895. Coll. part. Détail. Cliché P. Vaisse.

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La tapisserie au XiXe siècle

Une autre justification tenait à la production de tentures décoratives et de meubles pour les demeures royales ou impériales et les bâtiments publics. Telle avait été la fonction de la manu-facture des Gobelins sous l’Ancien Régime, fonction que Napoléon Ier lui assigna de nouveau, comme il le réaf-firmait en 1806 : « Défendre aux Gobe-lins de faire des tableaux avec lesquels ils ne peuvent jamais rivaliser, mais faire des tentures ou des meubles ». Cependant, soucieux de sa gloire, ce sont bien des tableaux tels que Les pestiférés de Jaffa qu’il imposa comme modèles ; mais la fin de son règne empêcha l’achèvement ou l’exécution de beaucoup des œuvres projetées.

La Restauration suivit les mêmes errements : avec une prodigieuse vir-tuosité, on tissa d’après des tableaux de Gros, de Gérard ou d’Horace Vernet des épisodes glorieux de l’histoire de la monarchie. Aussi bien la volonté de conserver à la tapisserie une fonction décorative n’excluait-elle pas l’idée que sa perfection esthétique résidait dans une imitation toujours plus poussée des effets de la peinture.

Adonnée à la production d’œuvres décoratives, tentures ou meubles, la manufacture de Beauvais ne connaissait pas les mêmes problèmes. Elle bénéficia de la collaboration d’excellents spécia-listes de la décoration tels que Dugoure sous la Restauration ou Diéterle et Cha-bal-Dussurgey sous le Second Empire et au début de la Troisième République ; mais leur style trop inspiré par la tradi-tion des XVIIe et XVIIIe siècles condamna leurs œuvres à un long discrédit.

évoLution SouS La iiie RépuBLiqueUne évolution se produisit sous la Troi-sième République. L’attrait du Moyen Âge et la revalorisation, qui lui est liée, de l’artisanat d’art favorisèrent un renouveau d’intérêt pour la tapis-serie et provoquèrent un retourne-ment des principes esthétiques qui en régissaient la production. Tous les auteurs ou presque s’accordent alors à dénoncer l’imitation de la peinture et à prôner, en s’appuyant sur l’exemple des tapisseries médiévales, une réduction du nombre des couleurs ainsi qu’une simplification du dessin.

Tapisserie d’Aubusson (XVIIe siècle) dans l’église Saint-Trophime à Arles repré-sentant Jésus encore enfant au milieu des docteurs. Cliché robert Valette, 2009.

D’après édouard Toudouze, Combat des Trente, de la tenture des légendes bre-tonnes, pour le Palais de Justice de rennes, pièce tissée aux Gobelins de 1906 à 1909, détruite. Cliché P. Vaisse.

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Chabal Dussurgey Pierre Adrien (1819-1902), Vase avec fleurs et fruits (1870-1873). basse lisse, coton (textile), laine (textile), soie (textile), tapisserie. H. 1, 540 m. L. 1, 960 m. Paris, Musée d’Orsay. Manufacture de Beauvais. rMN/Hervé Lewandowski.

rennes, Palais de Justice, vue générale de la Grande Chambre avant l’incendie du 5 février 1994. Cliché P. Vaisse.

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La tapisserie au XiXe siècle

L’application de ces principes fut loin, dans un premier temps, d’être aussi radicale en France qu’en Angle-terre. À Aubusson, où les exigences de la clientèle s’y seraient opposées, la réforme ne s’imposa que plus tard, entre les deux guerres, grâce à Marius Martin, directeur de l’École des arts décoratifs et à son successeur Élie Maingonnat. Aux Gobelins et à Beau-vais, le changement ne se fit sentir que peu à peu, à la fois en raison des lourdeurs administratives, de la lenteur des travaux et de la difficulté à trouver des peintres intéressés par la tapisse-rie et capables de lui fournir de bons modèles.

La manufacture des Gobelins, cependant, s’engagea dans la voie des réformes, faisant tisser dès 1875-1876 une pièce expérimentale, la Sainte Agnès. Cependant, la belle ten-ture commandée pour la Bibliothèque nationale d’après des modèles de Fran-çois Ehrmann, lauréat du premier (et du seul !) concours des Gobelins en 1879, reste inféodée stylistiquement à la grande tradition du XVIIe siècle. Il fallut attendre l’époque 1900 pour que

NOTeS• Jean Lurçat est un peintre, céramiste et créateur de tapisserie français, né à Bruyères (Vosges) le 1er juillet 1892 et mort à Saint-Paul-de-Vence le 6 janvier 1966.• Aubusson. Commune du département de la Creuse. La tapisserie y fut importée des Flandres au XIVe siècle. Aux XVIe et XVIIe siècles, elle atteint son apogée, Colbert lui accordant le titre de Manu-facture royale.

soient tissées dans un nouvel esprit des œuvres aussi importantes qu’Une descente de tournoi à la fin du XVe siècle d’après Jean-Paul Laurens ; La conquête de l’Afrique d’après Rochegrosse ; et surtout la magnifique tenture célé-brant les grandes heures de l’histoire de la Bretagne, d’après des cartons de Toudouze, qui ornait la grande salle du Parlement de Rennes avant d’être détruite par deux incendies succes-sifs2. Aussi bien Toudouze que Jean-Paul Laurens s’étaient souvenu des tapisseries du XVe siècle, lorsque les artistes appelés à fournir des modèles savaient rompre avec leurs habitudes de peintres de panneaux ou d’enlumi-nures pour adapter leurs compositions aux possibilités de cet art. Mais le tis-sage, en 1895-1899, d’une tapisserie d’après un modèle de Gustave Moreau dépourvu de valeur comme de fonction décorative et inadapté à la traduction

2 Le5février1994,lePalaisdeJusticedeRennes,ancienParlementdeBretagne,étaitgravementendommagéparunincendie.Troisansplustard,lespiècesendommagéesfurentdétruitesparl’incendiedel’atelierdurestaurateurquis’étaitchargédelesremettreenétat.

en laine montrait combien la démarche de l’administration restait hésitante.

À la même époque, les Nabis, qui rejetaient la suprématie du tableau de chevalet, s’intéressèrent, entre autres techniques, à la tapisserie. Tel fut en particulier le cas de Maillol, qui fonda une petite entreprise, non de basse-lisse, mais de point de croix. Les œuvres, peu nombreuses, qui en résultèrent n’introduisaient pas une rupture mais poussaient à l’extrême une volonté de renouveau alors large-ment répandue et qui allait porter ses fruits dans le courant du XXe siècle.

François ehrmann, Les Arts, les sciences et les Lettres au moyen âge, modèle pour une des pièces de la tenture de la Chambre de Mazarin à la Bibliothèque nationale, tissée aux Gobelins. Huile sur toile, vers 1887. Coll. part. Cliché P. Vaisse.

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Aristide Maillol, La Baigneuse ou La Vague, 1899. Tapisserie, 101,5 x 92,5 cm. Paris, coll. Dina Vierny. © Adagp Paris 2012.

Paul Poiret et raoul Dufy, Sacs à main (1928), Manufacture nationale de Beauvais Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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E n parcourant les salles, le visi-teur était incité à réintégrer la tapisserie dans la trajectoire

glorieuse de l’art contemporain. Après la longue parenthèse du XIXe et du début du XXe siècle, celle qu’on qualifiait de « renaissance » des dix dernières années occupait une grande partie du premier étage du musée. Les peintres-carton-niers participaient tous d’une certaine avant-garde issue des rangs du cubisme et du surréalisme dont Jean Lurçat était le représentant le plus combatif.

En réalité, la vision créditée par Jean Cassou, responsable de la sec-tion moderne de la manifestation, était bien partielle : au vu des expositions

La tapisserie dans l’entre-deux-guerres, entre artisanat et grand décorPar rossella Froissart, Université d’Aix-en-Provence (Cemerra)

en 1946, une exposition ambitieuse est organisée au Musée national d’Art moderne : La Tapisserie Française du Moyen Âge à nos jours proposait non seulement un panorama historique complet de cet art, mais visait à consacrer les efforts d’une poignée d’artistes qui, depuis le milieu des années trente, disaient vouloir ressusciter une technique vénérable en l’adaptant à une esthétique et à des besoins modernes. Or, plutôt que d’une « renaissance », il vaut mieux parler d’une modernisation, dès la fin du XIXe siècle, d’un art de la tapisserie qui ne s’est jamais éteint.

La Forêt, tapisserie d’après un car-ton de Félix Bracquemond, 1914-1923, 392x492 cm, Manufacture nationale des Gobelins Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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qui ont eu lieu ces dernières années, il ne devrait plus être permis de nier la richesse et la diversité des recherches menées dans l’entre-deux-guerres par des peintres isolés comme par les Manufactures nationales ou Aubus-son. Il n’est plus possible aujourd’hui d’affirmer que l’histoire de la tapisserie au XXe siècle commence avec Lurçat et Le Corbusier1. Plutôt que de « renais-sance » d’un art qui n’était nullement mort, il convient alors de parler d’un extraordinaire mouvement de moder-nisation esthétique qui commence dès le tournant du XIXe siècle.

un nouveau déCoR pouR L’intéRieuRL’Art nouveau avait lancé le défi : un décor moderne pour le logement moderne. À la multiplication des pièces encombrées on préfère des salles dont l’ameublement, réduit à l’essentiel, libère le vaisseau et répond à de multiples fonctions. Dans cet espace unifié, les tissus d’ameu-blement ou les divisions mobiles que sont les écrans textiles jouent un rôle important puisqu’ils concourent à l’harmonie de l’ensemble par leurs accents colorés et la chaleur de leur matière. C’est de cette époque que date une première redécouverte de la tapisserie en France, sur les traces des Arts & Crafts de William Morris et Burne-Jones. Aristide Maillol, Paul-Elie Ranson, Georges Manzana-Pissarro, Fernand Maillaud, Jules Flandrin, Gus-tave Jaulmes ou Paul Deltombe ouvrent alors des ateliers domestiques à Paris ou en province dans lesquels travaillent de jeunes filles fraîchement initiées au

1 C’estpourtantmalheureusementencorelecasdansl’ouvragedeRomyGolan,Muralnomad : the Paradox of Wall Painting, Europe 1927-1957(NewHavenandLondon,YaleUniversityPress,2009),oùl’onvoitl’auteurconfondreBeauvaisetlesGobelinsetfairecommencerlatapisseriemoderneen1948,aveclespremierstissagesd’aprèsLeCorbusier.Lesjugementshâtifssontàl’avenant.Surcettepériodevoir:Jean-PierreSamoyault(dir.),La Manufacture des Gobelins dans la première moitié du XXe siècle, De Gus-tave Geffroy à Guillaume Janneau 1908-1944,Beauvais,GalerienationaledelaTapisserie,1999;JeanCouraletChantalGastinel-Coural,Beauvais. Manufacture nationale de tapisserie,Paris,1992.

métier. L’idée est celle d’un retour à l’artisanat et à une technique simpli-fiée admirée dans les chefs-d’œuvre exposés à Cluny, en opposition à l’art très savant et extrêmement couteux pratiqué par les Gobelins à la même époque. Jules Flandrin revendique la pratique d’un art qui serait revenu à sa fonction originaire, celle, ornementale, de « fresque mobile de notre climat »2.

2 JulesFlandrin,«Latapisserieetlapeinture»,Art et Décoration,2esemestre1921,pp.57-60.

Dans les années vingt, la contribu-tion la plus importante au débat sur le renouveau est celle apportée par le directeur de l’École nationale des Arts décoratifs d’Aubusson, A.-M. Martin, qui affirme la pleine autonomie de la tapisserie et insiste sur la nécessité du retour aux règles qui ont fait sa gran-deur du XVe au XVIIe siècle3. C’est tout d’abord l’adoption des hachures qui

3 A.-MariusMartin,De la tapisserie de haute et basse lisse,ÉditionsdelaDouceFrance,1922.

Paul Véra, Canapé de l’ensemble mobilier Les Beaux Dimanches, bois de rené Prou, Manufacture nationale de Beauvais. Collec-tion du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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La tapisserie dans l’entre-deux-guerres

déterminent l’esthétique particulière de cet art, en obligeant le peintre, le cartonnier et le lissier à limiter ses effets picturaux. Comme dans la gra-vure sur bois, dont Martin est un adepte, la tapisserie requiert une maî-trise subtile des moyens en vue d’un effet synthétique et décoratif du relief et de la profondeur. Martin rejette donc ces « mosaïques » de laines colorées qu’étaient pour lui les tapisseries de peintres peu avertis de la technique du tissage, de Maillol à Flandrin compris.

Dans l’ordre des réalisations, c’est toutefois à Beauvais qu’il faudra cher-cher la production la plus éclatante de ces années. Sous la direction de l’écrivain Jean Ajalbert (1917-1934), l’ancienne manufacture retrouve une véritable splendeur en tissant les cartons fournis par une cohorte de peintres modernistes – Raoul Dufy, Paul Véra, Leonetto Cappiello ou Jean Lurçat – ou même en réalisant des sacs à main à partir des essais des appren-tis, et renouvelant ainsi radicalement le

répertoire des sujets, des couleurs et des fonctions4.

À La ReCheRChe d’un aRt muRaLDans les années trente, la Manufac-ture des Gobelins, relativement moins concernée par le vent de renouveau qui avait touché Beauvais et Aubusson, est investie à son tour par une forte volonté

4 YvesBadetz(dir.),Élégance et modernité. 1908-1958. Un renouveau à la française,ÉditionsdelaRéuniondesMuséesNationaux,2009.

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raoul Dufy, Fauteuil Les Champs-Elysées de l’ensemble mobilier Paris, bois de André Groult, Manufacture nationale de Beauvais. Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/J.-C. Vaysse.

La Terre, tapisserie d’après un carton de Marcel Gromaire, 1939-1943, 365x493 cm, Manufacture nationale des Gobelins. Collec-tion du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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de modernisation. Gustave Geffroy, l’ami des impressionnistes, convaincu de la nécessité de remettre la tapisserie sur les rails de la peinture d’avant-garde, avait commandé plusieurs modèles à des artistes contemporains dès son arrivée, en 1908. L’une des plus belles réussites sous sa direction est La Forêt, sur un carton de Félix Bracquemond, qui témoigne déjà de la volonté de revenir à une conception monumentale et aux qualités murales de la tapisse-rie. C’est principalement sur ces deux facteurs que se joue l’intégration de cet art à l’architecture, et le choix des sujets, l’organisation de la surface, la répartition simplifiée des formes et des teintes affichent ce parti pris esthétique. Guillaume Janneau, dont les vues moder-nistes sont connues depuis les années vingt et qui dirige les Gobelins sur la

lancée du Front populaire puis dans les années mornes et contraintes de Vichy (1937-1944), théorise de la manière la plus convaincante ce retour au grand décor. L’unité de conception qui doit présider à la tapisserie murale comme à celle d’ameublement, de sa version la plus raffinée à la plus modeste, justifie le rêve néo-colbertiste de réunification des Manufactures réalisé en 1938. Jan-neau projette de sauver Aubusson de la crise qui l’affecte en l’intégrant dans sa stratégie de renouveau. Il confie alors à Jean Lurçat, Marcel Gromaire et Pierre Dubreuil la tâche de guider les lissiers, déjà initiés par les théories de A.-M. Martin et Maingonnat, sur la voie de l’art contemporain.

À la même époque, l’initiative prise par Marie Cuttoli de faire tisser par les ateliers creusois des tableaux de peintres contemporains procède de la même volonté. Elle est pourtant vécue comme un contresens par ceux qui envisagent la tapisserie comme un art ayant ses

propres lois et qui accordent au lissier un rôle actif dans la réussite esthétique.

La simplification des phases du tis-sage, la réduction drastique des nuances et une nouvelle construction décorative de la surface plane sont les contraintes communément admises par Janneau, Martin ou Lurçat. Cependant la frac-ture du camp moderniste, déjà affaibli par des rivalités personnelles, devient irréversible avec l’Occupation. À l’en-gagement humaniste, qui sera bientôt celui de la Résistance et dont Lurçat et son entourage se font les chantres, fait face l’allégeance tacticienne de Janneau envers l’occupant. L’exposition de 1946 aura alors tôt fait d’ignorer ces premières décennies du XXe siècle et de jeter sur la production tapissière des décennies pré-cédentes un égal discrédit.

Il est temps aujourd’hui de procéder à une révision dépassionnée en consi-dérant les œuvres et les débats susci-tés par un renouveau qui a été aussi bien esthétique que technique.

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Sonnet de l’histoire de la royne Arthemise.

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L a tapisserie est un art particu-lièrement approprié au récit : les pièces qui composent une

tenture favorisent le développement d’un programme narratif en autant de séquences. Elle se distingue des pein-tures sur toile, ou des fresques, par le caractère modulable et souple de son support, qui lui permet de s’adapter à chaque lieu architectural, à chaque cir-constance de l’accrochage.

Le paRaLLèLe entRe deuX ReineS : LeS deSSinS d’aRthémiSe pouR CatheRine de médiCiSTout d’abord, présentons rapidement l’ensemble des pièces qui constituent cette œuvre aux multiples facettes. Au début des années 1560, l’apothicaire parisien Nicolas Houel écrit une bio-graphie en prose de la reine antique Arthémise*. Il fait également réaliser

des dessins indépendants qui illustrent ce récit et qui portent, à leur revers, un sonnet commentant le dessin sui-vant. Le tout était destiné à Catherine de Médicis, à laquelle Houel suggère

de commander des tapisseries à partir de ce « roman graphique ». Mais les dessins sont restés dans la demeure de l’apothicaire, et Catherine, ne les ayant jamais reçus, n’a pas fait tisser

Les métamorphoses du récit dans L’Histoire de la Royne ArthemisePar Valérie Auclair, Maître de conférences en Histoire de l’art moderne, Université Paris-Est Marne-la-Vallée

L’histoire de la royne Arthemise désigne plusieurs tentures fabriquées au XVIIe siècle, tissées à partir d’une suite d’une cinquantaine de dessins réalisés au XVIe siècle d’après une histoire rédigée par l’apothicaire parisien Nicolas Houel dans les années 1560. Naturellement, aucune tenture n’a reproduit tous les dessins. Chacune résulte de choix différents parmi les dessins et reformule donc les séquences du récit initial dans un programme nouveau. L’auteur nous livre ici son analyse.

Le Colosse de rhodes, tapisserie, laine, soie, argent et or, 494x653 cm, manufacture du faubourg Saint-Marcel, détail de la reine Arthémise de profil, lors de la restauration de la tapisserie pour l’exposi-tion aux Gobelins en 2007, Paris, Collection du Mobilier national.

Baptiste Pellerin (attr.), Le Char des Muses, vers 1562, dessin, plume et encre brune, lavis avec rehauts de blanc sur pierre noire, environ 44x55 cm, BnF, estampes, rés. Ad. 105.

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son « invention » : il a écrit les textes qui constituent un ambitieux programme iconographique que des dessinateurs anonymes ont fidèlement suivi. Les artistes sont relégués au rôle d’exécu-tants, alors que Houel reconnaît leur grande valeur, car s’il ne les nomme jamais, il les désigne toujours comme « les plus excellents peintres tant de l’Italie que de la France ». L’apothicaire a fourni non seulement le sujet général des dessins, l’idée du parallèle entre les deux reines, mais aussi de nombreux détails allant jusqu’à la disposition des différents éléments de l’image. En effet, la plupart des dessins illustrent

des scènes du manuscrit minutieuse-ment décrites (ceux-là ont été réalisés avant 1563, date de l’épître à la reine qui ouvre le manuscrit). Par exemple, il décrit précisément l’un des chars du cortège funéraire de Mausole, « char, enrichi de gazons vert, de hauts cyprès, mené par quatre licornes, qui avaient au col, colliers faits de grosses perles orientales, et était conduit par trois filles remplies d’excellente beauté, étant vêtues d’un fin crêpe délié, et ceintes de riches ceintures d’or entre-lacées de feuilles de cyprès ayant leur chef couvert de chapeaux de fleurs […]. Et dans ce char étaient autres jeunes

« Ardorem extincta testantur vivere flamma » est inscrit en haut de chaque dessin et doit être lu conjointement avec le dessin dans les bordures latérales, lequel représente un petit mont de chaux qui dégage de la fumée quand des gouttes d’eau le touchent. Le dessin complète la phrase sans sujet, et l’ensemble peut être lu comme une métaphore des vertus (l’ardeur) que Catherine a héritées de son royal époux. La devise de Catherine de Mé-dicis veuve ne figure sur aucune tapisserie conservée. De plus, aucune tapisserie sur le sujet d’Arthemise n’est mentionnée dans les inventaires des biens de Catherine. C’est pourquoi l’on suppose que cette reine n’a pas commandé de tissages de cette série.

de tenture à partir d’eux. Nicolas Houel signale à de nombreuses reprises que l’Histoire de la Royne Arthemise est de

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L’Histoire de la Royne Arthemise

filles ayant semblables vêtements et appareillement de tête que celles qui conduisaient ledit char, avec plu-sieurs petits Enfants, qui sonnaient de diverses instruments. Au milieu était un jeune homme couronné de cyprès, qui tenait une lyre de laquelle il fredonnait un chant grandement pitoyable ».

Tous les éléments du texte réap-paraissent scrupuleusement dans le dessin. Le dessinateur a seulement ajouté un paysage, composé d’arbres et de monuments. Au XVIIe siècle, cette feuille a servi de modèle à une tapisserie très fidèle au dessin, même si l’on constate des différences dans le style : les traits des personnages sont plus épais, leur anatomie paraît mala-droite. Ces différences sont dues au peintre qui a fait le carton à grandeur réelle et au licier qui a une part de res-ponsabilité dans le style du tissage. De plus, certaines modifications sont les

conséquences des agrandissements du dessin modèle qui ne fait qu’envi-ron 44x55 cm. Les dessins de l’His-toire de la Royne Arthemise forment donc une suite narrative, ayant pour vocation de servir de modèles à des liciers ; or cette suite est modulable et permet de composer plusieurs ten-tures différentes.

Récit, sonnets et dessins retracent la biographie d’Arthémise, fidèle à la mémoire du roi Mausole, pour lequel elle a construit un cénotaphe extraor-dinaire, le Mausolée, considéré comme une des Sept Merveilles du monde. De plus, elle a été régente, puisque son fils Lygdamis était trop jeune pour régner lorsque le roi son père mourût. Enfin, cette reine a mené des campagnes militaires victorieuses contre Rhodes. Ces différents événements rappellent bien sûr la vie de la reine Catherine de Médicis : veuve depuis 1559 ; régente

jusqu’en 1564, durant la minorité de Charles IX ; commanditaire d’un fas-tueux monument funéraire accolé à l’abbaye de Saint-Denis, destiné à abriter les tombeaux de la dynastie des Valois ; enfin, en 1562, Catherine doit faire face à une guerre civile. Ces simili-tudes biographiques ont motivé l’entre-prise de Houel. Mais le parallèle entre les deux reines repose également sur un dispositif visuel systématique qui structure la composition des dessins : alors que la scène centrale est exclusi-vement consacrée aux épisodes de la biographie d’Arthémise, les bordures sont composées de symboles liés au deuil (plume, miroirs brisés, etc.), du monogramme (deux K accolés) et de la devise de veuve de Catherine, qui est formée d’une phrase latine Ardorem extincta testantur vivere flamma et d’une image où figure une pluie qui tombe sur un tas de chaux, d’où

Antoine Caron (attr.), Le Mausolée, après 1562, plume et encre brune, lavis avec rehauts de blanc sur pierre noire, environ 44x55 cm, BnF, estampes, rés. Ad. 105.

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s’échappent des volutes de fumée. On peut traduire ainsi : (les choses repré-sentées dans l’image) témoignent que l’ardeur vit, la flamme éteint.

deSSinS et aCtuaLité : La tapiSSeRie Comme SuppoRt moduLaBLeToutefois, dès le projet de Houel, les dessins ont subi des variations du schéma narratif : après une première tranche de travaux (qui s’achève vers 1563), de nouvelles feuilles ont été ajoutées, qui amplifièrent les scènes sur l’éducation du roi et sur la réalisa-tion du Mausolée, auxquelles n’étaient consacrées qu’une ou deux illustra-tions et qui ne sont pas décrites dans le manuscrit. Ces ajouts montrent que les dessins de l’Histoire de la Royne Arthemise étaient, dès le début, une sorte de matrice narrative susceptible d’être agrandie pour correspondre au plus près à l’actualité du commandi-taire et de la destinatrice. Dans le cou-rant du XVIIe siècle, plusieurs tentures réalisées à partir de diverses combinai-sons de dessins témoignent de cette même attention à l’actualité du com-manditaire. Nous prendrons comme exemple la première d’entre elles que Henri IV entreprît de faire tisser selon un programme inédit que nous pouvons restituer en étudiant les choix réalisés dans les dessins de l’Histoire de la Royne Arthemise.

Ce tissage, réalisé avant 1610 (date de l’assassinat du roi), comprend 15 pièces conservées aux Gobelins. Les armes d’Henri et celles de Marie de Médicis figurent dans les bordures. Cette tenture développe l’éducation de Lygdamis et la guerre contre Rhodes sur huit tapisseries qui reprennent des compositions de l’Histoire de la Royne Arthemise. Les sept autres pièces sont, quant à elles, réalisées à partir de des-sins inédits de la main du peintre Henri Lerambert, qui représentent des sol-dats qui défilent triomphalement par petits groupes.

Le programme de cette première série tissée présente des différences profondes avec celui qu’avait élaboré

Nicolas Houel. Comme la tenture est tissée du vivant du roi, toute allusion à la mort de Mausole est gommée. Dans cette première série, Arthémise n’est plus veuve, alors que ce trait était essentiel dans le projet originel. De plus, si l’on met à part les deux scènes d’exercices militaires liées à l’éducation de Lygdamis, une seule illustration de la guerre menée par Arthémise figure dans cette tenture : lorsque la reine entre dans le port en passant entre les jambes du Colosse de Rhodes. Comme cet épisode vaut surtout pour la repré-sentation spectaculaire de la statue, une des sept Merveilles du monde, la stratégie militaire y est secondaire. Les sujets ajoutés illustrent la paix : la dis-tribution du butin aux soldats, la réa-lisation des deux statues, et le défilé des militaires victorieux. La guerre n’est donc évoquée que pour figurer la victoire et la période de paix qui lui succèdent. Les choix effectués dans les dessins répondent à l’actualité du commanditaire : il ne s’agit plus de régence et de guerre civile ; Henri IV a pacifié la France, et l’éducation de son héritier, le futur Louis XIII auquel les scènes avec Lygdamis font allusion, est un objectif politique de première impor-tance. Dans le courant du XVIIe siècle, de nombreuses autres tentures ont été réalisées à partir des dessins de l’His-

toire de la Royne Arthemise. Chacune privilégie ou invente un sens nouveau, que Nicolas Houel n’avait pas prévu tel quel. La réalisation d’une tenture est donc une œuvre de circonstance, dont les significations sont issues des liens que le commanditaire, ou les specta-teurs, tissent avec l’actualité.

soldats portant des Trophées, tapisserie, détail de la bordure, armes d’Henri IV et de Marie de Médicis.

Les deux statues, tapisserie, partie droite, laine, soie, argent et or, 489 x 327 cm. Ces deux tapisseries reproduisent un seul dessin, fragmenté en deux parties, moins larges et qui permettent donc d’occuper de petits espaces comme par exemple des entre-fenêtres. Ces deux pièces ont eu beaucoup de succès puisque l’on en connaît au moins 10 tissages, tandis qu’un seul tissage du Char des Muses, par exemple, est parvenu jusqu’à nous.

GLOSSAIre• Arthémise était reine de Carie, sœur et femme de Mausole, satrape puis roi de Carie. Elle s’est illustrée par sa tendresse conjugale. Son époux étant mort (en 353 av. J.-C.), elle fit proposer dans toute la Grèce des prix considérables pour ceux qui réussirait le mieux à faire un monument funéraire pour célébrer son défunt époux : le fameux mausolée d’Halicarnasse.

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L’Histoire de la Royne Arthemise

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Grande salle située au sous-sol où Claude de La Pierre avait installé les métiers d’où tombèrent dix pièces de la tenture. Cliché de l’auteur.

Le château de Cadillac est construit à partir de 1598. Il incarne la puissance de Jean-Louis de Nogaret. Cliché Fabien Lotte, 2011.

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Le CommanditaiReDistingué au siège de la Rochelle en 1573, Jean-Louis de Nogaret était, quatre ans plus tard, l’un des proches collaborateurs d’Henri III1. Au siège de La Fère en 1580, nommé maître de Camp, il commandait le régiment de Champagne et avait reçu du roi des dons pour son équipement. À partir de cette date, il fit une remarquable carrière. Il acquit de Philippe Strozzi la charge de colonel général de l’infanterie française (1581), et le 21 septembre de la même année, les terres acquises par le roi pour lui en Ile-de-France furent érigée en duché-pairie d’Épernon. Par cette faveur ainsi que par les alliances matrimoniales, Henri III souhaitait faire du duc d’Épernon ainsi que du duc de Joyeuse deux chefs de puissants clans dont le loyalisme serait à toute épreuve. C’est ainsi que le 31 décembre 1582, les deux ducs furent admis dans l’ordre du

1 ArletteJouanna,JacquelineBoucher,Domi-niqueBiloghi,GuyLeThiec,Histoire et dic-tionnaire des guerres de religion,Paris,1998,pp.886-889.

Saint-Esprit. Épernon, surnommé « l’ar-chimignon », tenait auprès d’Henri III un rôle qui dépassait l’amitié personnelle. Esprit clair, vigoureux, il représentait le parti de l’autorité du roi, de l’entente nécessaire avec le roi de Navarre. Henri III le chargea d’une ambassade extraordinaire auprès du futur Henri IV en juin 1584 : il s’agissait de le reconnaître comme héritier du trône et de le convaincre de revenir au catholicisme. L’ascen-sion du duc d’Épernon prit fin en 1588, lorsqu’après la journée des Barricades, Henri III dut traiter avec Guise et les Ligueurs sacri-fiant son favori au retourne-ment politique. En 1589, le roi le rappela et il assista à son décès à Saint-Cloud le 2

août 1589. Les relations du duc d’Éper-non avec Henri IV furent difficiles et en 1598, le souverain l’incita fortement à faire bâtir le château de Cadillac afin

La tenture de l’Histoire d’Henri IIIPar Magali Bélime-Droguet, Attachée d’études. Direction scientifique, Service conservation-restauration, Centre des monuments nationaux

La tenture de l’histoire d’henri iii, réalisée pour Jean-Louis de Nogaret de La Valette, duc d’épernon (1554-1652), constitue, sans nul doute, l’un des cycles historiques les plus importants tissés en France dans le premier tiers du XVIIe siècle. Cette extraordinaire tenture, tissée en laine et soie, de format exceptionnel, comprenait vingt-sept pièces qui, lorsqu’on les mettait bout à bout, présentaient un ensemble de plus de 140 m de long sur 3,86 m de haut. entrée dans les collections de la couronne sous Louis XIV, il n’en reste aujourd’hui que deux pièces : la Bataille de Jarnac, au musée du Louvre, et le siège de la rochelle, dans un état fragmentaire, au château de Cadillac (CMN).

Portrait de Jean-Louis de noga-ret de la Valette, duc d’Épernon, école française, début du XVIIe siècle, château de Cadillac.

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de pérenniser une fortune pas toujours bien acquise ce qui contribua à l’isoler sur ses terres2.

La longue vie du duc d’Épernon après la mort d’Henri IV fut marquée par les intrigues habituelles aux grands seigneurs de ce temps. Après 1617, il embrassa la cause de Marie de Médi-cis. S’étant réconcilié avec sa mère en 1622, Louis XIII le fit gouverneur de Guyenne et lui accorda la main de sa sœur naturelle, Mademoiselle de Ver-neuil, pour son second fils, Bernard de la Valette. Il mourut à Loches en 1642 dans le plus grand désaccord avec Richelieu.

2 MoniqueChatenet,La cour de France au XVIe siècle. Vie sociale et architecture,Paris,2002,p.290

La réalisation de la tenture de l’His-toire d’Henri III entre 1632 et 1637, à la gloire du souverain, apparaît comme le souvenir d’une période heureuse de sa vie, célébrant celui à qui il devait sa fortune et sa carrière. Il s’agit vérita-blement d’un hommage posthume au roi plus que d’une glorification du duc d’Épernon lui-même. En effet, dix-huit épisodes sur vingt-sept font état d’évé-nements auxquels le commanditaire ne participa pas.

La CommandeLa tenture de l’Histoire de Henri III fut réalisée par les liciers Étienne Bonnen-fant, Marin Boyvin, Claude Bécheu et par huit autres compagnons travaillant sous la direction de Claude de La Pierre

(1605-1660)3. Ce dernier est qualifié de maître-tapissier du duc d’Épernon. Son chiffre apparaît sur la lisière droite de la Bataille de Jarnac (Louvre). Il est men-tionné dans l’inventaire de François de La Planche en 1627 en tant que dirigeant l’un des ateliers du faubourg Saint-Marcel4. Il faut donc souligner l’origine parisienne dans l’installation de cet atelier provincial de Cadillac. Sa mise en place résulte de l’importance

3 CharlesBraquehaye,«ClaudedeLaPierre,maîtretapissierduducd’Épernon,fondateurdesmanufacturesdetapisseriedeCadillacetdeBordeaux»,dansRéunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements,Paris,t.XVI1892,pp.462-482.

4 JulesGuiffrey,«LesmanufacturesparisiennesdetapisseriesàParisauXVIIesiècle»,dansMémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France,Paris,1892,t.XIX,p.91.

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La tenture de l’Histoire d’Henri III

de la commande et de la personnalité du commanditaire. Il semblerait toute-fois que seule la tenture de l’Histoire d’Henri III ait été tissée à Cadillac et que par la suite, Claude de La Pierre se soit installé à Bordeaux, où l’atelier fonctionna jusque vers 1650.

Le marché passé le 30 juin 16325 entre le duc d’Épernon et le tapissier nous apprend que Claude de Lapierre devait « duhement faire et fassonner à Cadillac, Paris, Metz, Bourdeaux, Plassac et autres lieux qu’il plaira à Monseigneur toutes et chacunes les pièces de tappisseries dont les por-traits lui seront fournis et dellivrés en

5 ClaudedeLaPierresignaitlemarchépourlafabricationdelatenturele1ermars1632,Braquehaye,1892,p.465.

grand vollume, et que ledict La Pierre sera tenu travailler continuellement à quatre, six ou huit mestiers selon qu’il luy sera prescrit et ordonné jusques au nombre de quinze, vingt, vingt-cinq ou trente pièces ou plus si Monseigneur le dézire, seront lesdites pièces de tappisserie bien faictes et façonnées aux frais despens, périls, risques et fortunes dudict La Pierre ; le tout de fine soye fleuret et layne bien assor-ties, fournyes et estoffées conformé-ment à la grande pièce de la Généra-lité quy luy a esté monstrée lequel est demeuré en mains du sieur Dupont, mtre d’hostel de Monseigneur pour y avoir recours sy besoin est toutes les-quelles soyes fleuret laines et autres estoffes nécessaires à la fabrication et perfection desdites tappisseries seront fournizes par ledict La Pierre […] et au cas que Monseigneur dézire que ledit La Pierre travaille aux tap-pisseries a Metz, Paris, Bordeaux, Cadillac, Plassac ou en quelqu’autre lieu que luy est accordé qu’il luy sera fourny un logis convenable pour y dresser ses mestiers[…] »6.

Le 29 avril 1633, huit jeunes ouvriers qui sortaient d’apprentissage furent envoyés à Cadillac par l’inten-dant du duc d’Épernon, Jean-Louis de Mauroy, afin d’œuvrer sur place à cette tenture. Il semblerait toutefois que les trois premières pièces aient été tis-sées à Paris puisque ce même 29 avril 1633, Claude de la Pierre remettait au duc Le Combat de Chassaneuil (Jasse-neuil), la Bataille de Moncontourt et le Siège de la Rochelle (Cadillac). Le 20 mai 1635, tombaient des métiers ins-tallés à Cadillac dix pièces : Bataille de Jarnac, Siège de St Jean d’Angely, His-toire comme les Pollonnois apportent la couronne au duc d’Anjou, Combat de la Roche Abert, Reveue que faict monsieur le duc d’Anjou de son armée, Siège de

6 Braquehaye,«ClaudedeLapierre»,Réunion des Sociétés des Beaux-arts des départe-ments,1886,t.X,pp.453-497.

Chastellerault, L’entrée du Roy à Cra-covie, Sacre du roy à Cracovie, L’entrée du Roy à Vienne en Austrisches, L’en-trée du Roy à Turin. Moins d’un an plus tard, le 2 août 1636, huit autres pièces étaient réalisées, toujours dans l’ate-lier installé à Cadillac : L’entrée du Roy Henry troys a Venise, Sacre et couron-nement du Roy a Rims, Les premiers estats tenus à Bloys, L’institution des chevalliers du St Esprit, Le roy donne le baston de collonnel général de l’infan-terie de France à Monseigneur le duc, Deffense de Pisvier (?), Combat qui fust faict à Tours et Le siège d’Etampes. Entre 1633 et 1636 furent donc livrées vingt-et-une pièces dont les trois pre-mières avaient été tissées à Paris dans l’atelier de Claude de La Pierre. Cinq autres pièces devaient encore être tis-sées entre août 1636 et l’année 1637 sans que l’on conserve toutefois les minutes notariales comme pour les pièces précédentes. Et enfin, une pièce avait été réalisée en amont, à une date inconnue, représentant Le Roy donne la généralité de ses troupes à M. le duc d’Anjou en 1569, pour servir de modèle à l’ensemble de la tenture.

Le marché précisait que la tenture devait se composer de quinze à trente pièces. Lorsque la tenture fut acquise par le mobilier de la couronne, quelque quarante années après sa réalisation, elle se composait finalement de vingt-sept pièces7.

La tentuRe : entRe Le ChÂteau de CadiLLaC et L’hôteL paRtiCuLieR paRiSienNous n’avons aucune information sur l’utilisation de la tenture par le duc d’Épernon. Ce n’est qu’en 1659, soit 17 ans après sa mort, qu’un voyageur visi-tant le château de Cadillac la décrit par-tiellement dans l’appartement dévolu au

7 Braquehayeatrouvélesmarchéspour22piècesalorsquel’inventairedeFenailleencompte27,et29sontmentionnéesdanslesComptes du Trésor royal conservésdanslasériedesMélanges Colbert.Lesdimensionsmentionnéessontcependantlesmêmes.Braquehaye,1892,p.467.

La bataille de Jarnac, tissée en 1635 au château de Cadillac, H. 3,08 m x L. 6,50m.Paris, musée du Louvre. © rMN-GP (musée du Louvre). Droits réservés.

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souverain8. La « grande salle [était] tapis-sée de tous les exploits de guerre de Henri III depuis que le Roi son frère l’eut fait son lieutenant-général en toutes ses armées ». On peut donc supposer que par ses dimensions (6,50 m) la Bataille de Jarnac par le duc d’Anjou contre le prince de Condé, 1569 ne pouvait être présentée que sur le mur situé en face de la cheminée. Le voyageur précise

8 JeanLeLaboureurpubliéparJeanMarchand,«Unvoyageenbordelaisd’aprèslejournalinéditdeJeanleLaboureur(1659)»,Revue historique de Bordeaux,1953,pp.137-149.

que l’« on y voit aussi le combat de la Roche Abeille dont cette histoire donne la principale gloire à Jean de La Valette père du duc d’Épernon ». Cette pièce se répartissait avec cinq autres sur le même thème sur les trumeaux entre les fenêtres. Toutefois le nombre de pièces répondant au sujet décrit par le voya-geur excède le nombre d’emplacements disponibles. De la même manière, cer-taines pièces semblent beaucoup trop larges pour s’intégrer parfaitement dans les espaces réservés. Mais on pouvait logiquement voir : Le Roy donne la géné-

ralité de ses troupes à M. le duc d’Anjou en 1569, le Siège de Châtellerault par le duc d’Anjou en 1569, la Revue de toutes les troupes par le duc d’Anjou en 1569, la Bataille de Moncontour par le duc d’An-jou contre l’Amiral, 1569, le Combat de Jasseneuil par le duc d’Anjou, le Siège de la Rochelle par le duc d’Anjou en 1572 et le Siège de Saint-Jean-d’Angély par M. le duc d’Anjou en 1573. « De cette salle on entrait dans la chambre du roi » [...] où étaient disposées des tapisseries qui relatent « le voyage du roi Henri III en Pologne, son élection, son couron-

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La tenture de l’Histoire d’Henri III

nement, son entrée à Cracovie et coe-tera » : L’Entrée du Roy à Cracovie en 1574, Le Sacre de Henry 3 à Cracovie en 1574, la Réception des ambassadeurs de Pologne qui viennent offrir la couronne au duc d’Anjou en 1573, L’Entrée du Roy à Venise à son retour de Pologne en 1574 et L’Entrée du Roy à Turin à son retour de Pologne en 1574. « Dans la chambre qui sert de garde-robe est une autre tapis-serie des emplois et des exploits du duc d’Épernon, du règne de ce prince depuis l’an 1584 qu’il créa en office de la cou-ronne celle de colonne de l’Infanterie » :

Érection de la charge de Colonel géné-ral de l’Infanterie en faveur de M. le duc d’Espernon en 1584 [1581].

Dans l’inventaire du second duc d’Épernon, dressé le 29 octobre 1661 en son hôtel parisien rue Saint-Tho-mas du Louvre9, sont mentionnées dans une antichambre située au rez-de-chausée du bâtiment, à côté de la grande salle (fol. 8v°) : « une tanture de tappisserie anticque de layne haute lisse d’Angleterre représentant des batailles contenant six pièces de cin-quante aulnes de cours ou environ sur trois aulnes trois quartz de hault prisé la somme de quatremilhuitcent livres ». Jean Vittet suppose, à juste titre, qu’il s’agissait de l’Histoire d’Henri III. Les sujets exposés sont certainement à prendre dans les douze pièces encore non évoquées : Le sacre de Henry 3 à Rheims, L’institution de l’ordre des Chevaliers du Saint-Esprit en 1578, la Défaite de l’armée des Reitres à Mar-cigny-les-Nonains et la désunion des Suisses, Les premiers États que tient le Roy à Blois, 1576-1577, Le Siège de Paris par le Roy en 1589, Le Siège de Jargeau en 1589, Le Siège d’Étampes par le Roy en 1589, Le Siège de Pontoise en 1589, le Combat du duc de Mayenne contre le Roy à Tours en 1589, L’Entrevue de Henri 3 avec le Roy de Navarre à Tours en 1589, Henri 3 à Vienne, à son retour de Pologne, en 1574 et L’assassinat de Henry 3. Force est de constater que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la tenture était partiellement exposée au château de Cadillac ainsi que dans l’hôtel d’Épernon à Paris, et qu’un cer-tain nombre des pièces, peut-être une dizaine, pouvaient se trouver dans un garde-meuble ou dans l’une ou l’autre résidence de la famille.

deveniR de La tentuReLa tenture réapparaît ensuite en 1676 lorsque le Garde-Meuble de la cou-

9 A.N.Et.L/78

ronne s’en porte acquéreur à la suc-cession du second duc d’Épernon10 : « une tenture de tapisserie représen-tant l’Histoire du roy Henri III en 29 pièces [?] contenant 117 aunes sur 3 aunes 3/4 de hauteur laquelle tapisse-rie Sa Majesté a ordonné estre achep-tée pour son service ». Elle est inscrite sur l’inventaire des tentures sans or au numéro 111 : « une histoire de Henry Troisième – Une tenture de tapisserie de laine et soye, fabrique France, manu-facture de Cadillac, représentant l’His-toire du Roy Henry troisième, dans une bordure de trophée d’armes avec des escriteaux dans le milieu de la bordure d’en hault qui expliquent le sujet de ce qui est représenté dans la pièce ; conte-nant 117 aunes de cours, sur 3 aunes 2/3 de hault, en vingt sept pièces dou-blées par bandes de toille blanche ». Les sujets sont décrits dans l’État général des tentures de tapisseries de diverses manufactures en 1789 (A.N. O1 3502) et, dans un autre inventaire de la même année, on apprend qu’elle est complète, et « quoique d’un genre ancien, [elle] est très intéressante. Elle attire les curieux aux fêtes-Dieux »11.

Le 26 janvier 1790, la tenture est restaurée au Garde-meuble à Paris pour une somme totale de 2612 livres à partager entre le rentrayeur pour 1642 livres et les ouvrières pour 970 livres (A.N. O1 3502). La tenture appa-raît encore dans un inventaire de 1792 toujours sous le numéro 111.

Dispersée après 1792, la tenture n’est plus représentée que par deux pièces miraculeusement conservées qui appartinrent à des propriétaires privées avant d’intégrer les collections nationales. Elles sont le seul témoi-gnage connu à ce jour de l’originalité de cette commande suscitée par un seigneur ayant bénéficié des largesses et de la confiance du roi Henri III.

10 JeanVittet,«LestapisseriesdelaCouronneàl’époquedeLouisXIV.DunouveausurlesachatseffectuéssousColbert»,dansVersa-lia,2007,n°10,pp.182-201.

11 MauriceFenaille,État général des tapisseries de la manufacture des Gobelins, 1601-1662,Paris,1923,pp.257-261.

Le siège de la rochelle par le duc d’Anjou en 1573, tissée en 1632 à Paris, fragment, H. 2,16 m x L. 2,97m, château de Cadillac, (CMN).

DOSSIER La tapisserie en France

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Philippe de Champaigne, Le Cardinal de richelieu, huile sur toile, Chaalis, musée de l’abbaye royale. © rMN/Agence Bulloz.

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N ommé « premier ministre » par Louis XIII en 1624 et bénéficiant de ce fait de

moyens presque illimités, Armand-Jean du Plessis, cardinal de Richelieu (1585-1642) constitua d’importantes collec-tions artistiques qui ont suscité depuis longtemps l’intérêt des chercheurs. Parmi celles-ci, les tentures de tapis-serie occupaient une place non négli-geable, qui a fait l’objet, ces dernières années, de plusieurs analyses1. Le car-dinal a possédé ainsi une vingtaine de tentures dont la plus précieuse était, de loin, une série des Grotesques. Cepen-dant, comme celle-ci a malencontreu-sement été détruite en 1797, elle n’a guère attiré l’attention des historiens, déconcertés par les rares descriptions qui nous en sont parvenues.

1 Lesétudeslesplusrécentessurlestapisse-riesducardinalsontcellesdeP.-Fr.Bertrand,«LouisXIII,Richelieuetlatapisserie»,Riche-lieu patron des arts,Paris,2009,pp.293-312,etN.deReyniès,«LestapisseriesducardinalàRichelieu»,Richelieu à Richelieu. Architec-ture et décors d’un château disparu,Milan,2011,pp.137-143.

de pRéCieuX inventaiReS de CoLLeCtionSLa plus ancienne mention de cet ensemble est celle que l’on trouve dans l’inventaire après décès du car-dinal, en janvier 1643, qui le localise dans le « garde-meuble antien » du Palais cardinal à Paris et indique qu’il s’agissait d’une « tenture de tapisse-rye de Bruxelles, représentant des grotesques et paysages au milieu des grandes pièces et le surplus à fondz de soye rouge cramoisy, or et argent, contenant dix pièces, ayant de cours quarente-trois aulnes [51 m] ou envi-ron sur trois aulnes et un quart [3,87 m] ou environ de haulteur, toute dou-blée de toille et picquée de soye à lozanges »2.

Les rédacteurs de l’inventaire lui ayant attribué une exceptionnelle prisée de 32 000 livres, ceux-ci se crurent obligés de préciser que cette valeur n’avait été donnée qu’« après

2 H.Levi,«L’inventaireaprèsdécèsducardinaldeRichelieu»,Archives de l’Art français,nouv.pér.,XXVII,1985,p.43,76,n°604.

avoir icelle tenture veue pièce après pièce ». Visiblement, les experts avaient été impressionnés par cet ensemble magistral, dont le prix élevé était justifié non seulement par la pré-sence des fils précieux, la qualité des matériaux ou encore l’excellence du tis-sage flamand, mais peut-être aussi par le prestige de son pedigree, point sur lequel l’inventaire est cependant com-plètement muet. Comme la tenture fut léguée en 1642, voire dès 1636, par Richelieu à Louis XIII, elle donna lieu, à partir du règne de Louis XIV, à de nouvelles descriptions de la part des agents du Garde-Meuble, qui apportent souvent d’utiles précisions sur son apparence. Ainsi un inventaire des tapisseries royales conservées à Paris, dressé au début de l’année 1666, en donne la description suivante qui, bien que partielle car ne portant que sur les pièces restées en magasin, est tout de même beaucoup plus développée que la précédente : « Crotesques. Une ten-ture de tapisserie de laine et soye, rele-vée d’or, fabrique de Bruxelle, représen-

un chef-d’œuvre inconnuLa tenture des Grotesques du cardinal de RichelieuPar Jean Vittet, Inspecteur de la création artistique au Mobilier national

Le cardinal de richelieu a possédé au XVIIe siècle l’une des plus somptueuses tentures flamandes de la renaissance. Tissée d’or et d’argent, elle fut cependant impitoyablement détruite à la révolution. un second tissage identique, étudié ici pour la première fois, permet heureusement d’en découvrir la richesse ornementale et d’en comprendre l’iconographie raffinée, qui associe le thème des Vertus à celui de la Chasse.

DOSSIER La tapisserie en France

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Tenture des Grotesques, La Chasse au sanglier, laine et soie, Bruxelles, vers 1600, vente de 2002, localisation actuelle incon-nue. Voir galerie Chevallier.

tant divers crotesques avec figures sur un fond rouge, avec un tableau dans le milieu de chaque pièce, dessein de Jule Romain, dans une bordure aussy fond rouge à festons de fleurs et de fruits, avec crotesques, cartouches et cama-hieux et 4 grandes figures aux 4 coings sur un fond d’or dans des niches, en 10 pièces, contenant 43 aunes [51 m]

de cours sur 3 aulnes 1/2 [4,17 m] de hault, sçavoir : la première représente le combat d’un serpent avec un léopard qui dévore un singe sur le bord d’une forest, de 5 aunes 1/6 [6,15 m] ; la 2e la prise d’un cerf et la curée, 5 aunes 1/4 [6,25 m] ; la 3e la pesche de la baleine, 4 aunes 1/2 [5,36 m] ; la 4e représente quantité d’animaux d’eau et de terre

sur le bord d’un marais, 5 aunes 1/2 [6,55 m] »3.

En dehors du fait que le document fournit le sujet et les dimensions

3 M.Favreau,«‘Descriptiondessujetsdetapisseries’:uninventaireiconographiquepartieldestapisseriesdelaCouronnesouslerègnedeLouisXIV»,Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français,2005,p.57.

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un chef-d’œuvre inconnu

« Une chasse de sanglier tenant aux chiens » (5 aunes 1/6 [6,15 m])5. Cette liste confirme la thématique cynégé-tique de l’ensemble déjà relevée. L’in-ventaire indique en outre que la tenture est « assez bonne quoique passée » et qu’elle nécessite une « très petite répa-ration », ce qui rend encore plus regret-table sa destruction sous le Directoire, acte impardonnable, dû certainement à l’ignorance de ceux qui l’ont décidé6.

une iConoGRaphie ReCheRChéeCette tenture originale – certainement l’édition princeps – ayant été réduite en cendre, son apparence restait un mystère, jusqu’à la proposition que j’ai faite récemment de la rapprocher d’un second tissage d’un dessin exactement identique, mais sans fils précieux et comportant un fond jaune au lieu du rouge mentionné dans les documents7. De ce second tissage, datable aux alen-tours de 1600, nous avons pu identifier cinq pièces dispersées dans différentes

5 AN,O13502,pp.222,224.6 J.Guiffrey,«Destructiondesplusbelles

tenturesduMobilierdelaCouronneen1797»,Paris,1887(extraitdesMémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France,XIV),p.22.

7 J.VittetetA.BrejondeLavergnéeaveclacollaborationdeM.deSavignac,La Collec-tion de tapisseries de Louis XIV,Dijon,2010,p.64,n°23.

ventes publiques. La plus grande (vente hôtel Drouot, salles 5 et 6, 3 décembre 1985, lot 100, repr. ; 4,20 x 5,50 m) comprend dans sa partie centrale la scène de La Pêche à la baleine citée dès 1666. Il convient de noter que ce sujet à la fois rare et extraordinaire se retrouve sur l’une des pièces de la célèbre ten-ture des Fêtes des Valois (Florence, musée des Offices). La partie ornemen-tale de la tapisserie à la Baleine (voir p. 00) comporte de superbes grotesques associant personnages et animaux fan-tastiques. On y reconnaît notamment, dans les niches de part et d’autre du médaillon central, Apollon portant sa lyre et Diane, sa sœur jumelle, armée d’un arc et d’un carquois. Dans les médaillons au-dessus et au-dessous de la scène centrale, sont représentés Eérié allaitant son père le prince indien Tectaphos, et Enée portant son père Anchise lors de sa fuite de Troie, récits qui font allusion à la piété filiale. Ces métaphores vertueuses se retrouvent dans les bordures. Dans celle du haut, on remarque ainsi Bellérophon fou-droyé par Zeus pour avoir tenté d’at-teindre l’Olympe avec son cheval ailé ; dans la bordure inférieure est figurée la fable d’Esope Le Rat et l’éléphant. Ces deux épisodes, qui évoquent l’or-gueil, sont accompagnés de deux petits médaillons relatifs à la fondation de

de chacune de ces quatre pièces, il apporte deux autres précisions inté-ressantes : il relie le style du dessin de la tenture à la Renaissance italienne en en donnant la paternité à Jules Romain (1499-1546), ce qui revient à la dater du XVIe siècle, et il précise les sujets des médaillons centraux qui, pour la plupart, se rattachent au thème de la chasse. Dans les inventaires géné-raux ultérieurs (1673, 1716), la ten-ture y est qualifiée de « Grotesques de la Couronne », ce qui témoigne du respect dont l’entouraient les inten-dants du Garde-Meuble royal. À cette époque, la tenture bénéficiait d’une grande réputation, puisque l’historien André Félibien n’hésita pas à la men-tionner parmi les œuvres dont Jules Romain fut lui-même l’inventeur, qu’il commentait ainsi : « l’on peut dire que toutes ces grandes compositions sont autant de chefs-d’œuvre, où l’on voit encore aujourd’huy plus qu’en aucun autre endroit de l’Europe, des marques de la beauté et de la grandeur du génie de cet excellent peintre »4. Un inven-taire des tapisseries de la Couronne établi en 1789, quelques années avant la destruction de la tenture, précise, fort opportunément pour notre propos, la largeur de chaque pièce et celle de la bordure (19 pouces équivalents à 51 cm), tout en dressant la liste com-plète des sujets, soit selon les titres, parfois trop vagues, alors donnés : « Vulcain avec son trident » (d’une largeur de 2 aunes 1/4 [2, 68 m]), « Divers animaux » (ce sujet en double ; 5 aunes 1/6 [6,15 m] et 5 aunes 1/2 [6,55 m]), « Sauvages à la chasse » (3 aunes 1/2 [4,17 m]), « Différens por-tiques et ornemens d’architecture » (4 aunes [4,76 m]), « Une femme couron-née de laurier et tenant une branche de palmier à sa main » (2 aunes [2,38 m]), « Une chasse de cerf » (5 aunes 1/4 [6,25 m]), « Un combat de sauvages » (4 aunes 1/2 [5,36 m]), des « Animaux étrangers » (4 aunes [4,76 m]), enfin

4 A.Félibien,Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes,Paris,2vol.,1685-1688,I,pp.436-437.

Tenture des Fêtes des Valois, d’après Lucas de Heere, La Fête à Bayonne, laine et soie, Bruxelles, 1582-1585, Flo-rence, musée des Offices. Cliché Wikimedia com-mons, 2008.

DOSSIER La tapisserie en France

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Tenture des Grotesques, La Pêche à la baleine, laine et soie, Bruxelles, vers 1600, collection privée. Ci-dessous détail de la Tenture.

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un chef-d’œuvre inconnu

Rome : le berger Faustulus et la louve allaitant Romulus et Rémus. D’autres vertus occupent les niches situées aux quatre coins ; en haut à gauche, la Charité, qui porte un cœur, un vase enflammé posé à ses pieds ; en bas à gauche, la Justice avec son épée ; en haut à droite, la Force ou le métier des armes sous la figure de Mars tenant épée et branche de laurier ; en bas à droite, la Force ou la Renommée asso-ciées à Hercule.

Deux autres tapisseries de cet ensemble et deux fragments d’une quatrième pièce sont apparus dans une ancienne vente de l’hôtel Drouot des 16-17 avril 1902, alors que les œuvres appartenaient à la comtesse de Xaintrailles (lots 188-189, toutes repr. en noir et blanc au catalogue). La pièce la plus grande, en largeur également mais privée de sa bordure, comprend un médaillon central relatif à La Chasse au cerf, avec une scène de curée, qui est citée dès 1666. On retrouve dans les médaillons secon-daires du bas Bellérophon précipité sur terre, ainsi que le berger Faustulus et la louve allaitant les jumeaux. Dans le haut, un autre médaillon comporte une femme nue dont le sens n’est pas encore éclairci (Vénus, Léda ?). On remarque enfin plusieurs chasseurs ou soldats assis sur des portiques. La seconde pièce de la vente (la troisième citée ici), assortie à la première mais plus étroite (4,10 x 4,10 m) et ayant aussi un fond jaune, présente en son centre une scène de Chasse au faucon qui correspond apparemment à ce que l’inventaire de 1789 appelle « Sauvages à la chasse »8 . La bordure comporte les mêmes médaillons historiés que la première pièce. Dans les cartouches au-dessus et au-dessous de la fenêtre centrale, apparaissent deux nouveaux sujets : une femme les mains jointes, agenouillée devant un livre, qui symbo-

8 Cettepiècefutrevendueàl’hôtelDrouot,salle5et6,le28novembre1911,lot344,repr.;puisànouveaules24-25mars1954,hôtelDrouot,salles9à11,lot266;selonlecataloguedecettevente,elleétaitsignéedumonogrammedeHubertvandenMotte;entre-tempslapièceavaitétémodifiée.

lise la Foi, et Hercule et l’hydre de Lerne pour la Force. Autour de la fenêtre cen-trale sont installées six autres Vertus, dont deux grandes dans des portiques. Il est possible de les identifier grâce à leurs attributs : au-dessus de la scène de chasse, les deux figures assises incarnent, à gauche, la Tempérance qui verse de l’eau dans une coupe, à droite, la Charité accompagnée de deux enfants ; dans le bas, se voient la Prudence qui tient un miroir entouré d’un serpent et l’Espérance avec son ancre ; sous les deux grands portiques, la Force, à nouveau, s’appuie sur une colonne et porte une peau de lion et la Justice tient une épée et une balance. Sur la quatrième tapisserie, qui est coupée en deux dans sa hauteur et pro-vient aussi de la collection Xaintrailles, on voit Mars et Vénus se tenant chacun devant un édicule. Elle correspond sans doute à la pièce citée en 1789 comme comportant « Différents portiques »9.

La dernière pièce identifiée, vendue à Londres (Sotheby’s) le 30 octobre 2002 (lot 36, repr.), large à l’origine mais aujourd’hui fragmentaire, égale-ment sur fond jaune, est réduite à la scène centrale, qui illustre La Chasse au sanglier. Les deux médaillons qui l’accompagnent évoquent ici l’enlève-ment d’Europe et Marcus Curtius sau-tant dans le gouffre en feu. Il est pos-sible de remarquer enfin que la pièce la plus étroite de l’ensemble (deux aunes), qui comprenait, selon l’inventaire de 1789, « une femme couronnée de lau-rier et tenant une branche de palmier à sa main », représentait certainement la Victoire. Toutefois, le sens global de la tenture restera incertain tant que les cinq pièces manquantes n’auront pas été retrouvées.

CompaRaiSonS et StyLeIl est intéressant de constater que la figure de la Justice, qui apparaît en bas à gauche de la bordure de trois pièces, se retrouve identique sur d’autres

9 Cesdeuxélémentssontréapparus,avecuneidentificationerronée,dansuneventedeLondres(Sotheby’s)le28mai1993,lot9,repr.;ilsétaientalorsdépourvusdeleursbordures.

tapisseries de la même époque, notam-ment sur l’encadrement d’une pièce de la tenture de L’Histoire d’Abraham commandée par Henry VIII d’Angleterre vers 1540 (Hampton Court)10, où elle incarne, de manière inhabituelle, la Foi, et sur un tissage de L’Histoire de Noé (Madrid, Patrimonio nacional)11. Ce fait permet de dater la conception des modèles de la tenture des Grotesques vers le milieu du XVIe siècle. Pourtant les première et troisième pièces étu-diées ici comportent une marque d’ate-lier (HM ?) qui a été interprétée comme celle du tapissier bruxellois Hans Mat-tens, qui fut actif autour de 1600 et au début du XVIIe siècle. Reflétant le goût pour les grotesques très répandu dans la décoration au milieu du XVIe siècle, le dessin de la tenture, qui ne peut être de Jules Romain, demeure aujourd’hui anonyme, même si les rinceaux et les motifs de cuir découpé ou de fer forgé que l’on y trouve ne sont pas sans rappeler les gravures d’ornements de Cornelis Floris (1514-1575) ou de Hans Vredeman de Vries (1527-1606). Quant aux scènes de chasse à petits person-nages, elles peuvent rappeler la suite des Chasses gravée par Adriaen Col-laert (v. 1560-1618) d’après Hans Bol, parue en 1582. On peut s’interroger enfin sur la façon dont Richelieu avait pu entrer en possession d’une œuvre de cette importance. Compte tenu de sa richesse et de son ampleur, elle provenait peut-être d’une grande col-lection privée dispersée, voire même des collections royales12. J’adresse mes vifs remerciements pour leur aide à Nicole de Pazzis-Chevalier et à Marie-Hélène de Ribou.

10 Th.Campbell,Henry VIII and the Art of Majesty. Tapestries at the Tudor Court,NewHavenetLondres,2007,p.292,fig.14.11.

11 P.JunqueradeVegaetC.HerreroCarretero,Catalogo de tapices del Patrimonio nacional,I,Siglo XVI,Madrid,1986,p.272,repr.;surcettepièce,lafigurenetientplusl’épéecependant.

12 Nepeut-onyvoirlatentureàfilsd’oretd’argentvendue,avecuneautrerehausséedesoieetuncarcandediamantsetperles,60000écusparSébastienZametàHenriIVen1600,quiauraitpuquitterlescollectionsroyalesaprèslamortduroi?BnF,500Col-bert106,fol.90v°.

Michel Corneille l’aîné (1642-1708), Juge-ment de Pâris, Lyon, Musée des Beaux-Arts. © Lyon MBA. Photo Alain Basset.

DOSSIER La tapisserie en France

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D ans les premières années qui ont suivi la création de la manufacture des Gobelins

par Colbert (1662), Charles Le Brun, Pre-mier peintre du roi, a donné les modèles de la représentation de Louis XIV, en s’appuyant sur les programmes définis par la Petite Académie, glorifiant le roi au travers de l’emblématique dans les tentures des Éléments et des Saisons, par le biais de l’allégorie dans la série de l’Histoire d’Alexandre et sous ses nobles traits dans l’Histoire du roi. Puis il n’a plus produit de dessin de tapisserie, accaparé par l’ampleur du chantier de Versailles et par la direction de l’Aca-démie royale de peinture et de sculp-

Les Sujets de la Fable des GobelinsLe parallèle entre les peintres mis en tapisserie sous le règne de Louis XivPar Pascal-François Bertrand, Professeur d’histoire de l’art moderne,

Université de Bordeaux 3

Les œuvres des grands peintres ont souvent été reproduites ou traduites sous forme de tapisseries. L’auteur de cet article nous donne un exemple insigne de ce que fut le travail des tapissiers de la manufacture des Gobelins à partir de dessins de deux grands peintres du XVIe siècle : raphaël (1483-1520) et Giulio romano (1499-1546) ou de leur entourage.

ture. Il est toutefois resté à la tête de la Manufacture où un renouvellement des sujets a été entrepris une ving-taine d’années plus tard. Il s’est alors agi de glorifier le roi, non plus direc-tement, mais en louant la splendeur de l’art, en tissant les maîtres anciens et modernes, considérés comme les modèles à suivre par l’Académie royale de peinture et de sculpture : Raphaël, le peintre universel de la Renaissance, et Poussin, élevé peu avant au rang de plus grand peintre français. Colbert avait eu l’idée de faire transposer en tapisserie les célèbres Chambres du Vatican. Son successeur à la direction des Bâtiments du roi, Louvois, a pour-

suivi son œuvre d’une manière systé-matique, en continuant le tissage des Chambres, en faisant aussi tisser les Grotesques de Léon X sur des dessins rajeunis par Noël Coypel (les Triomphes des dieux). Son commis, Henri de La Chapelle-Bessé, a également proposé de choisir dans le Cabinet du roi des dessins de Raphaël et de Giulio Romano pour servir de modèles à de nouvelles tapisseries, composant deux tentures dites des Sujets de la Fable. Les circons-tances de la commande sont connues. La tâche des peintres chargés d’exé-cuter les cartons a été analysée.1 Mais le programme des tapisseries semble manquer de cohérence et le style a

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Les Sujets de la Fable des Gobelins

parfois été qualifié de démodé. On est passé il est vrai rapidement sur l’inten-tion de l’œuvre. C’est le propos de ces quelques lignes.

un tRavaiL CoLLeCtiFLa principale source qui fait état de la conception de ces tentures est une « Vie de Charles Le Brun » lue en 1694 à l’Académie par Guillet de Saint-Georges2. Elle rapporte que les dessins sélectionnés, que l’on disait autrefois de Raphaël et de Giulio Romano et qui sont aujourd’hui pour la plupart attri-bués à des peintres de leur entourage, ont été distribués à deux équipes de peintres des Gobelins chargées de

1 SurlesSujets de la Fable,voirprincipalement:MauriceFenaille,État général des tapisseries de la manufacture des Gobelins…, 2,Période Louis XIV. 1662-1699,Paris,1903,pp.246-278;EdithA.Standen,«TheSujets de la FableGobelinsTapestries»,The Art Bulletin,66(1964),pp.143-157;Jean-PierreCuzin(éd.),Raphaël et l’art français,cat.d’expositionParis,GalerieNatio-naledugrandPalais,15novembre1983–13février1984,pp.248-249,n°368(noticeparChantalGastinel-Coural);Standen,European post-Medieval Tapestries and Related Hangings in the Metropolitan Museum of Art,NewYork,1985,I,pp.285-307,n°45-46;RotraudBauer(éd.),Wohen im Schloss. Tapisserien, Möbel, Porzellan und Kleider aus drei Jahrhunderten,Cat.d’expositionSchlossHalbturn,29mai–27septembre1991,pp.58-65,n°1-5(noticesparGerlindeGruber);Jean-ClaudeBoyer,«LeJugement de PârisdeMichelCorneille»,Bulletin des musées et monuments lyonnais,1(1991),pp.30-36;Standen«TwoDrawingsforTwoGobelinsTapestries»,Master Drawings,30(1992),pp.429-434;Boyer,«Une‘générationde1686’?Àproposd’uneesquisseretrouvée

deCharles-FrançoisPoersonpourlatenturedesSujets de la Fable»,dansCatherineArmin-jonetNicoledeReyniès(ed),La tapisserie au XVIIe siècle et les collections européennes,Actesducolloqueinternational,Chambord,18-19octobre1996,Paris,éditionsduPatrimoine,1999,pp.69-76.Pascal-FrançoisBertrand,«Lespeintresattachésauservicedesmanufac-turesdetapisseries:figuresoubliées,figuresdel’oubli?»,dansGuillaumeGlorieux(éd.),«LesvicissitudesdugoûtenpeintureauXVIIIesiècle.Figuresoubliées,figuresdel’oubli.»,actesdelajournéed’étudesdeClermont-Ferrand,Univer-sitéBlaise-Pascal(2février2007),dansRevue d’Auvergne,122,n°587(2008-2),pp.23-35.JeanVittetetArnauldBrejondeLavergnée,La collection de tapisseries de Louis XIV,Dijon,2010,pp.239-244et256-259.

2 GuilletdeSaint-Georges,«Mémoireshisto-riquesdesprincipauxouvragesdeCharlesLeBrun»,Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture(éd.deL.Dussieux,E.Soulié,Ph.deChennevières,P.Manz,A.deMontaiglon),Paris,1854,I,pp.53-59.

DOSSIER La tapisserie en France

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réaliser tout d’abord des « esquisses colorées », c’est-à-dire des maquettes ou modèles peints à l’huile sur des toiles de moyennes dimensions. Ces « esquisses colorées » consistent en des copies, voire des adaptations des dessins, afin de les mettre au goût du jour, les peintres devant changer « ce qu’ils n’y trouveraient pas agréable »3. Tous les dessins de la collection royale, aussi beaux soient-ils, ne sont pas par-faits et, tout aussi exemplaire qu’il soit, l’art de Raphaël présente des imper-fections qui nécessitent d’être corri-gées. Les tableaux exécutés d’après les dessins de Raphaël ont ensuite été exposés dans une chapelle des Tuile-ries, afin qu’ils puissent être examinés par Louvois, le 15 février 1686, avant d’être envoyés aux Gobelins pour y être copiés en grand, puis tissés. Dans son mémoire, Guillet de Saint-Georges cite les noms de Le Brun, consulté sur la

façon de moderniser les dessins, de Pierre de Sève (1623-1695) et d’Adam-Frans Van der Meulen (1632-1690) appelés pour inspecter une seconde fois les tableaux, et de François Ver-dier (vers 1651-1733) qui a peint un Enlèvement d’Hélène considéré comme « bon », mais vivement critiqué par Lou-vois. Le tableau, « fort étudié, » n’a pas été jugé « agréable », car il n’y a qu’une

figure féminine, que les hommes repré-sentés sont agités et en colère, et que Verdier n’a pas corrigé la faute de pers-pective de Raphaël dans le paysage. Louvois ne faisait que reprendre l’avis de Le Brun émis quelques jours aupa-ravant à la demande de La Chapelle, mais son jugement a été interprété par les partisans de Le Brun comme un ins-trument de la querelle entre le Premier peintre du roi, qui venait de perdre son protecteur Colbert, et Pierre Mignard, protégé de Louvois, car la rumeur insinuait que Le Brun avait retouché le tableau, aidant ainsi Verdier à le peindre, et que le sujet manquait de correction par la faute de Le Brun de ne l’avoir pas suffisamment rectifié.

Quoi qu’il en soit, Guillet de Saint-Georges a souligné le caractère collectif de l’ouvrage en indiquant que les deux équipes de peintres ont été appelées par les peintres eux-mêmes « quadrille de Raphaël » pour l’une et « quadrille de Jules Romain » pour l’autre, même s’il indique ensuite le nom des peintres qui ont fait les tableaux. Ces derniers ont aujourd’hui disparu, sauf deux, un Jugement de Pâris (Lyon, Musée des Beaux-Arts), peint par Michel Corneille l’aîné (1642-1708) et qui fait partie de

3 Cesdessinsavaientdéjàétéretouchésunepremièrefoislorsqu’ilssetrouvaientdanslacollectionJabach.VoirCatherineMonbeigGoguel,«Tasteandtrade:theretoucheddrawingsintheEverardJabachcollectionattheLouvre»,Burlington Magazine,130(1988),pp.821-835.

Danse d’une nymphe de la droite, d’après raphaël. Tapisserie des Gobelins, vers 1690. Strasbourg, Musée des arts décora-tifs (inv. XXXV.87).

Le Mariage d’Alexandre et roxane d’après Antoine Coypel. Tapisserie des Gobelins, atelier de Jans fils, 1690-98. Collection du Mobilier national. Cliché du Mobilier national/I. Bideau.

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Les Sujets de la Fable des Gobelins

l’ensemble d’après Raphaël, et un Bain de Psyché et de l’Amour (coll. part.) de Charles-François Poerson (1653-1725) d’après Giulio Romano. Les cartons peints à partir des esquisses ne sont pas mentionnés avant le XIXe siècle et ceux conservés portaient alors, ironie de l’histoire, une attribution à Mignard. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que Maurice Fenaille se réfère aux Comptes des Bâtiments du roi publiés peu aupa-ravant par Jules Guiffrey et y relève les noms des treize peintres qui ont peint les cartons à l’huile sur toile à grandeur d’exécution des tapisseries et qui sont les auteurs des « esquisses peintes » : Verdier et Corneille déjà mentionnés, Louis Boulogne le Jeune (1654-1733), Antoine Coypel (1661-1722), Pierre de Sève déjà cité, François Bonnemer (1638-1689) et Alexandre Ubelesqui (1649/51-1718) composaient le « qua-drille de Raphaël » ; celui de « Jules Romain » comprenait six artistes, René-Antoine Houasse (vers 1645-1715 ), Bon Boulogne (1649-1717), Nicolas van Plattenburg dit Patte-Montagne (1631-1706), Poerson déjà nommé, Jean-Baptiste Corneille (1649-1695) et Pierre Mosnier (1639-1703)4. Tous ces peintres étaient membres de l’Acadé-mie royale de peinture et de sculpture. Ils jouissaient donc d’une reconnais-sance certaine. Pour cette commande précise, ils avaient pris un nom collec-tif, laissant de côté l’affirmation de leur identité et mettant en avant les auteurs des dessins, dans un souci de parallèle entre les peintres.

RaphaëL et juLeS Romain (GiuLio Romano)Raphaël, considéré comme le peintre parfait, a toujours été cité comme le maître à suivre, et les tapisseries exé-

cutées d’après ses dessins ont sans cesse été remises sur le métier. Faire une nouvelle tenture d’après ses des-sins relève de la volonté d’exposer en grand format des exemples parfaits de la peinture. C’est l’application stricte de la définition de la tapisserie d’An-dré Félibien, qui comprend la tapisserie comme la multiplication de la peinture. Le premier dessin retenu était le Juge-ment de Pâris, dont la gravure avait la première fait connaître l’art de Raphaël hors d’Italie et dans laquelle selon les dires de Paul Fréart de Chambray on y trouvait à la fois les principes fonda-mentaux de l’art de la peinture dans l’Antiquité et plus particulièrement un modèle de composition centrali-sée5. Les Noces d’Alexandre et Roxane valaient car c’était un sujet peint par Aetion dans l’Antiquité. Jules Romain

était considéré comme le principal héri-tier de Raphaël. Plusieurs sujets de la tenture d’après Jules Romain sont tirés d’un de ses plus grands cycles peints, la chambre de Psyché du Palais du Té de Mantoue. Le parallèle entre le maître le plus universel et son meilleur disciple était discuté dans les traités théoriques sur la peinture. Fréart de Chambray compare un même sujet traité par Raphaël et par Jules Romain, Dufresnoy loue les mérites de l’un et de l’autre. Il en est de même dans les tapisseries qui offrent à la fois les meilleurs exemples de compositions de Raphaël et de son disciple et des sujets communs traités par les deux peintres.

Les dessins ont donc été à l’origine de nouvelles images peintes, puis tis-sées. Les tentures exécutées d’après ces dessins apparaissent ainsi, non pas d’une incohérence de programme et d’un caractère démodé, mais comme le reflet de l’idée que l’on pouvait se faire de la peinture idéale sur le modèle de Raphaël et de Giulio Romano. C’est bien là que réside l’intention qui préside à l’œuvre.

4 Touscespeintres,àl’exceptiondeJean-Bap-tisteCorneillle,étaientmentionnésdanslemémoiredeGuilletdeSaint-Georges,maisilyaunelacunedanslemanuscritàproposdespeintresduquadrilledeJulesRomain.

5 PaulFréartdeChambray,de la perfection de la peinture,Paris,1662;Minkoffreprint,Genève,1973,pp.25-28.VoiraussiHubertDamisch,Le Jugement de Pâris,Paris,Flam-marion(collectionIdées et Recherches),1992(collectionChamps,1997),pp.77-96.

Danse d’une nymphe de la droite, d’après Giulio romano. Tapisserie des Gobelins, atelier de Jans fils, 1688-89. Paris, Musée du Louvre. © rMN/Jean-Gilles Berizzi.

DOSSIER La tapisserie en France

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Photographie du grand salon du château de Gatellier (Loire, France), prise à la fin du XIXe siècle. Sièges et tapisseries murales représentent les Fêtes italiennes de Boucher. Ce décor acheté à Beauvais en 1762 par Simon-Claude Boulard de Gatellier, conseiller au Parlement de Dijon, resta in situ jusque à la fin du XIXe siècle. un ensemble complet assorti et harmo-nieux composé de tapisseries murales et d’ameublement pouvait être commandé. Centre de documentation des Objets d’art, musée du Louvre, Paris. é. Pradier.

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La tapiSSeRie d’ameuBLe-ment : une pRoduCtion RentaBLeIl est coutumier aujourd’hui de rappeler que les nobles et les bourgeois du XVIIIe siècle ont modifié leurs intérieurs. La mode était aux pièces de dimensions réduites. Les murs de ces demeures ne pouvaient plus accueillir des tapis-series murales de grandes dimensions comme il était d’usage. Jean-Baptiste Oudry (1686-1755), peintre et entrepre-neur de la manufacture entre 1726 et 1755, écrivait que « ces changements sont une suite de l’emploi des glaces

La tapisserie d’ameublement produite à la manu-facture de Beauvais (oise, France) au Xviiie sièclePar élodie Pradier, Historienne de l’art, doctorante à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

La tapisserie d’ameublement est une garniture textile employée sur les meubles. Les registres de production (Archives Mobilier national, Paris) de la manufacture de tapisserie de Beauvais font état d’une importante création de ce type de 1725 à 1790. Canapés, sophas*, fauteuils (bergères*, cabriolets*), écrans de cheminées, paravents, lits, furent parés de tapisseries beauvaisiennes. Pourquoi la tapisserie d’ameublement fut-elle produite par cet établissement ? Comment s’intégrait-elle dans les demeures ?

Fauteuil à la reine provenant du château de Gatellier. Vues du dossier et de l’assise. Garniture en tapisserie de Beauvais d’après Boucher, meuble estampillé Louis Delanois (1731-1792). Six fauteuils à la reine, un canapé et des tapisseries murales compo-saient le décor. OA9411, musée du Louvre, Paris © rMN/rené Gabriel-Ojéda.

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DOSSIER La tapisserie en France

Fauteuil à la reine provenant du château de Gatellier. Vues du dossier et de l’assise. Garniture en tapisserie de Beauvais d’après Boucher, meuble estampillé Louis Delanois (1731-1792). Six fauteuils à la reine, un canapé et des tapisseries murales composaient le décor. OA9411, musée du Louvre, Paris © rMN/rené Gabriel-Ojéda.

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La tapisserie d’ameublement

et des arrière-corps de menuiserie (à savoir des cadres et des baguettes), lequel, depuis qu’il a pris le dessus, n’admet plus guère que 3 à 4 tapis-series dans une chambre » (Archives nationales O2 858). Il était donc néces-saire d’augmenter la création des tapisseries d’ameublement afin que la manufacture soit toujours productive.

Une véritable stratégie commerciale au sein de la manufacture aurait-elle pu être mise en place ? Les directeurs entre 1734 et 1753, Nicolas Besnier (1686-1754), orfèvre de profession, et son associé Oudry, semblaient avoir com-pris que la garniture de meuble pouvait être rentable. Selon Oudry, « pour faire fleurir la Manufacture » il fallait « pré-senter au public de menus meubles d’un goût agréable qui semblent être désirés avec empressement » (Archives nationales O1 2037) et « faire prendre une route un peu différente de celle des Gobelins, par un choix de sujets plus rians ; et plus d’accord avec le ton, avec le goût de décorer et de meubler les appartements » (Archives nationales O2 858).

Depuis sa fondation en 1664, l’en-treprise beauvaisienne était en faillite. Étant donné le succès de la tapisse-rie d’ameublement, il est possible de penser que cette production a certai-nement contribué à la réussite éco-nomique de l’établissement. Aussi, en proposant un large choix de garni-tures d’esthétique « Rocaille », Oudry et Besnier avaient certainement pris conscience de l’importance de la mode et de « l’industrie de luxe » chez leurs contemporains. Ces deux hommes travaillaient pour cette riche clientèle en tant qu’artistes et avaient accès au cœur de leur demeure. Par conséquent, ils étaient des témoins privilégiés des désirs empressés du public de l’époque en matière de décor.

déCoReR, meuBLeR et honoReRLes termes de « décorer et meubler » utilisés par Oudry, explicitent l’usage traditionnel de la tapisserie et sa place dans un appartement.

D’une part, celle-ci était employée pour embellir un habitat. Scènes de chasse et animaux, mythologies galantes et pastorales*, sujets tirés de la littérature, comme les Fables de La Fontaine, étaient fort appréciés au détriment du genre historique (sujets d’Histoire et bibliques). Des artistes en vogue comme François Boucher (1703-1770) ont participé à la réputa-tion des tapisseries beauvaisiennes : la tenture des Fêtes italiennes en est un exemple. L’art de la lisse crée une atmosphère colorée et lumineuse par ses dégradés de couleurs, et chaleu-reuse par sa matière douce et soyeuse. Associé à des sujets gais et plaisants,

La collation, tenture des Fêtes italiennes. Tapisserie à Beauvais tissée en 1762 d’après Boucher pour le château de Gatel-lier, visible sur la photographie ancienne (première page). Metropolitan Museum of Art, New york. © Metropolitan museum.

écran de cheminée. Tapisserie de Beauvais d’après Oudry représentant les Fables de La Fontaine. Grand bureau, Musée Nissim de Camondo, Paris. é. Pradier.

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DOSSIER La tapisserie en France

celui-ci donne au décor un ton léger tout en permettant aux meubles de conserver leur caractère fonctionnel. Selon André-Jacob Roubo (1739-1791) « la commodité est ce qu’on […] doit le plus rechercher » dans le mobilier. Le paravent et l’écran protègent respec-tivement des courants d’air et de la chaleur du feu. Le siège sert au repos du corps. Afin de répondre aux besoins de la mode, des châssis mobiles per-

mettaient de changer la garniture des meubles en fonction des saisons et des envies décoratives.

D’autre part, « décorer et meubler » une demeure avait une fonction distinc-tive sous l’Ancien Régime. Un meuble garni de tapisserie a un coût élevé. En effet, sa création implique d’abord le travail d’un artiste qui fournit le modèle, reconnu à la fois par l’Académie de Peinture et de Sculpture et la société ;

ensuite, une fabrication spéciale liée à un savoir-faire, le lissier, le menuisier et le tapissier créant en étroite colla-boration le meuble ; enfin, un entretien coûteux. La tapisserie, symbole de richesse et de prestige, semble avoir eu comme emplacement privilégié les pièces d’apparat et de réception. Ainsi, à la fois objet de parure et objet de luxe, celle-ci met en valeur la personne qui la possède.

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La tapisserie d’ameublement

GLOSSAIre• Bergère. Fauteuil dont les accotoirs (accoudoirs) sont garnis d’étoffes en dessous et dont le dossier est plus pentu et moins haut. Celles-ci sont larges et profondes.• Cabriolet. Siège dit « en cabriolet », c’est-à-dire une chaise ou un fauteuil ayant un dossier concave.• Pastorale. Genre de peinture cham-pêtre représentant des histoires senti-mentales, souvent entre des bergers et des bergères. Une nature recréée sert de décor à ces idylles.• Sopha ou sofa. Dérivé du canapé, il semble en différer, d’après Roubo, par ses accotoirs pleins et sa hauteur moins importante. L’auteur ajoute que le sopha a un dossier incurvé.

POur eN SAVOIr PLuS• Bertrand Pascal-François, « Le XVIIIe siècle, un art du décor et de l’ameuble-ment », Histoire de la tapisserie, en Europe de Moyen Âge à nos jours, Paris, Flamma-rion, 1995, pp. 206-261.• Coural Jean, Beauvais Manufacture nationale de Tapisserie, Paris, Mobilier national, 1992.• Reyniès Nicole de, Le mobilier domes-tique, Paris, Imprimerie nationale, 1987.• Roubo André-Jacob, L’art du menuisier, seconde section de la troisième partie, Paris, Saillant et Nyon, 1772, pp. 600-664.• Verlet Pierre, La maison du XVIIIe siècle en France, société, décoration, mobilier, Paris, Baschet, 1966.

L’usage et la fonction des tapisse-ries d’ameublement sont inhérents à l’objet qu’elle parent, et inversement la symbolique et la signification de la tapisserie imprègnent l’objet paré. Aussi, la tapisserie prenait place sur des objets commodes dont l’esthé-tique s’accordait avec la décoration. Celle-ci apportait un agrément à la fois visuel et tactile. De plus, la richesse et le statut social élevé d’une personne

étaient suggérés par le meuble et sa garniture prestigieuse. Ces différents aspects expliquent le succès de cette production à ce moment donné. Stra-tégie commerciale ou non, il est indé-niable que la manufacture de tapisserie de Beauvais a connu une grande réus-site économique au XVIIIe siècle.

Canapé garni de tapisserie de Beauvais tissée d’après Oudry vers 1754-1756. Metropolitan Museum of Art, New york. © Metropolitan museum.

Fauteuil à la reine provenant du château de Gatellier. Vues du dossier et de l’assise. Garniture en tapisserie de Beauvais d’après Boucher, meuble estampillé Louis Delanois (1731-1792). Six fauteuils à la reine, un canapé et des tapisseries murales compo-saient le décor. OA9411, musée du Louvre, Paris © rMN/rené Gabriel-Ojéda.

DOSSIER La tapisserie en France

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La sirène de Jean Lurçat (gouache sur papier, 25 cm.). Maquette réalisée pour l’ensemble bureau-biblio-thèque de Pierre Chareau. La représentation cubiste et centrée est représentative des créations de Jean Lurçat en matière de tapis. Au dos de la maquette, on peut lire PC pour PIerre Chareau.

Bureau-bibliothèque d’une ambassade française pré-senté par Pierre Chareau lors de l’exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Outre la sculpture de Jacques Lipchitz, le tapis de Jean Lurçat est le seul élément de décoration de l’ensemble mobilier. © Les arts décoratifs / Philippe Chancel

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L’impoRtanCe du tapiS danS La déCoRation SeLon pieRRe ChaReauLe tapis, seul élément de décor purArchitecte de formation et membre de l’Union des Artistes Modernes (UAM) depuis sa création en 1929, Pierre Chareau est partisan d’une décora-tion moderne et utilitaire dans laquelle les objets de décoration sont limités à quelques œuvres remarquables. Le tapis semble pourtant être un élé-ment primordial de ses ensembles, et son rôle au sein de ceux-ci dépasse le simple ornement pour devenir l’élé-ment central et unificateur de l’œuvre.

Lorsque Pierre Chareau réalise le bureau-bibliothèque du pavillon d’une ambassade française lors de l’Exposi-tion des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, il fait appel à Jean Lurçat pour la réalisation d’un tapis central qui viendrait habiller l’ensemble

mobilier. Cette pièce de Chareau est une création simple, unifiée et mono-chrome ; Jean Lurçat décide d’y inté-grer un tapis rond d’inspiration cubiste, La Sirène. Les formes découpées et assemblées de ce tapis sont caractéris-tiques des créations de Lurçat qui favo-

risent les aplats de couleurs rehaus-sés de tâches et de points. L’œuvre s’intègre parfaitement à l’ensemble de Chareau : la géométrie de celle-ci rappelle la simplicité de composition de la pièce et sa forme ronde s’intègre parfaitement dans la structure circu-

Les réalisations de la manufacture Coupé pour les ensembles de pierre Chareau des années 1920Par Laura Costes, maître en histoire de l’art

Alors qu’il commande des modèles à différents artistes, le décorateur Pierre Chareau (1883-1950) fait appel à la manufacture de tapis et tapisserie Coupé (voir encadré) pour le tissage des tapis qui complètent ses ensembles. L’étude du fonds de maquettes* de cette dernière, conservées au Musée de la tapisserie d’Aubusson (Creuse), permet ainsi d’appréhender les créations de ces différents artistes, ainsi que l’intégration de leurs œuvres dans les ensembles de Pierre Chareau.

surréel de Philippe Hosiasson (gouache sur papier, 18 x 27 cm.)

DOSSIER La tapisserie en France

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Pégase de Philippe Hosiasson (gouache sur papier, 17 x 25).

Fourrure par Jean Burkhalter (encre sur carton). en appuyant plus ou moins sur le pinceau, Jean Burkhalter fait varier l’inten-sité de la couleur ainsi que l’épaisseur du trait, rendant ainsi le velouté du tapis.

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Les réalisations de la manufacture Coupé

laire de l’ensemble dont elle marque le centre. Élément unificateur de la pièce, le tapis est l’aboutissement du puits de lumière dessiné par Chareau.

Comme dans la majorité des ensembles de Pierre Chareau, ce tapis est le seul élément de décor de l’œuvre, avec une sculpture de Jacques Lipchitz. Sa présence est d’autant plus importante que, alors que la pièce est entièrement en bois, ce tapis apporte les touches de couleurs qui viennent égayer cet ensemble monochrome.

La promotion des œuvres En 1924, Pierre Chareau crée à Paris La Boutique qui lui permet d’exposer ses réalisations, ainsi que les œuvres d’autres artistes dont il souhaite promouvoir le travail. Le choix des œuvres proposées se fait selon l’inté-

rêt que Pierre Chareau leur porte, et on retrouve, entre autres, de nombreux tapis dont certains ont été tissés par la manufacture Coupé. Il édite notamment les tapis de Philippe Hosiasson, peintre et décorateur influencé par l’avant-garde russe dont les créations abs-traites appartiennent au mouvement moderne des arts décoratifs. Deux de ses créations, Surréel et Pégase, ont été tissées par la Manufacture Coupé entre 1925 et 1930 et sont vendues dans La Boutique Chareau. Ce choix n’est pas anodin puisque les créations de Philippe Hosiasson s’inscrivent dans une vision moderne des arts décoratifs qui rejoint celle de Chareau, mais éga-lement parce que le tapis est dans les ensembles du décorateur une œuvre à part entière et indispensable à l’harmo-nie de l’ensemble mobilier.

Continuité ou RuptuRe, Le ChoiX deS aRtiSteS pouR L’intéGRation deS tapiS danS L’enSemBLe moBiLieR de pieRRe ChaReauNous l’avons compris, le tapis occupe dans les ensembles de Pierre Chareau et dans sa vision de la décoration une place essentielle. Mais si les tapis sont souvent présents sous forme d’es-quisse dans les dessins préparatoires de Chareau, il revient à l’artiste d’éta-blir le motif, les couleurs et la forme du tapis à intégrer à l’ensemble mobilier. La représentation peut alors faire écho aux lignes du mobilier de Chareau, ou bien au contraire s’en éloigner par l’ac-centuation des courbes.

Le tapis comme continuité de l’œuvre de Chareau : les créations cubistes de Jean Lurçat Représentatives d’un cubisme décoratif qui se développe dès le début des années

L a manufacture de tapis et tapisseries Coupé a

été créée en 1905 par Marcel Coupé dans le village de Bour-ganeuf, à une trentaine de ki-lomètres d’Aubusson (Creuse, Limousin). Par la qualité de ses réalisations, cette entre-prise est amenée à effectuer de nombreuses commandes pour les décorateurs les plus importants du début du XXe siècle – en plus des com-mandes de Pierre Chareau, nous trouvons des œuvres de Paul Follot (1877-1941), Jacques Adnet (1900-1984) ou encore Maurice Dufrène (1876-1955) – et exporte de nombreuses créations, de l’Arabie Saoudite aux États-Unis. Lorsqu’elle ferme ses portes dans les années 1970, la manufacture Coupé passe d’une renommée internatio-nale à un oubli presque total.

Maquette dessinée par Jean Lurçat pour Pierre Chareau (crayon sur calque, 121 x 97 cm). On reconnait les franges et motifs du tapis présenté dans l’ensemble de Pierre Chareau. On peut lire au verso de celui-ci « Tapis moderne - Pierre Chareau ».

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DOSSIER La tapisserie en France

1920, les œuvres de Pierre Chareau pri-vilégient les formes à facettes et les sur-faces lisses. Or, comme pour La Sirène, les créations de Lurçat en matière de tapis demeurent souvent d’inspiration cubiste. Le fonds de la manufacture Coupé nous en apporte un nouveau témoignage : une maquette dessinée par Jean Lurçat reprend les motifs de rec-tangles et carrés qu’il affectionne tant. Commandé par Pierre Chareau, le tapis tissé d’après cette maquette se retrouve dans un ensemble présenté lors d’une exposition à la galerie Barbazanges. De nouveau d’inspiration cubiste, ce tapis est pensé comme un trompe l’œil : Jean Lurçat joue avec les formes, dessine des franges dans le motif du tapis et crée ainsi l’impression d’une superposition de tapis sur un sol blanc. Comme pour les rayures du tapis qui rappellent les pieds du tabouret, la multiplication des lignes du tapis fait écho au mobilier de Pierre Chareau.

Choix délibéré ou non de rappe-ler les angles des meubles créés par Chareau, les traits des créations de Lurçat s’intègrent parfaitement dans les ensembles du décorateur.

Le tapis comme rupture : les courbes des créations de Jean BurkhalterJean Burkhalter (1895-1984) est un déco-rateur polyvalent qui a réalisé de nom-breux dessins pour différents éléments de décoration, dont les tapis. Ayant été formé au tissage par Jules Coudyser (1867-1931), ses maquettes traduisent autant son intérêt pour la matière que son goût pour l’abstraction. Spécialisée dans les réalisations au point noué*, la manufacture Coupé semble alors tout indiquée pour le tissage de telles œuvres.

Bien qu’ils partagent un même inté-rêt pour la simplicité, Jean Burkhalter oppose aux réalisations planes et aux lignes droites de Pierre Chareau un jeu de courbes et de matière. Le tapis Four-rure qu’il crée pour le salon d’Hélène Bernheim, conçu par Pierre Chareau en 1927, présente un entremêlement de courbes noires sur fond blanc. Burkhal-ter pousse même le vice jusqu’à décou-

ensemble de Pierre Chareau présenté lors d’une exposition à la galerie Barbazange en mars 1927. Le tapis de Jean Lurçat met en valeur le mobilier de Pierre Chareau tout en rappelant les lignes de celui-ci.

Salon d’Hélène Bernheim, dit salon de Coromandel, réalisé par Pierre Chareau. Face aux laques et aux meubles anguleux de Pierre Chareau, les courbes et l’épais-seur du tapis apportent chaleur et douceur à l’ensemble.

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Les réalisations de la manufacture Coupé

GLOSSAIre• Maquette. Première étape de la réalisation d’une œuvre tissée, elle est la représentation peinte ou dessinée de l’œuvre en format réduit. Elle peut être déclinée sous différents formats, supports ou techniques en fonction des préférences de l’artiste.• Point noué. Méthode de tissage de tapis consistant à nouer un fil de laine autour de deux fils de chaîne du métier à tisser. Les fils de laine ressortent entre les fils de chaîne créant ainsi le velouté du tapis.

per les bordures du tapis le long de ces courbes et lui donner ainsi « le contour imprécis d’un nuage, qui s’arrondi[t] en courbes capricieuses »1. Il vient alors rompre la dureté des ensembles de Chareau en rendant au tapis sa fonc-tion première : amener douceur et cha-leur dans les pièces.

1 RaymondCogniat,«Techniqueetesthétiquedestapisnouveaux»,dansArt et Décoration,Paris,1931,pp.105-124.

Loin d’être une opposition totale des deux artistes, il s’agit en réalité de l’expression de deux formes de modernisme qui se complètent ; et si elles s’éloignent dans la forme, les deux visions se rejoignent dans l’utilisation d’une palette réduite.

Cubistes ou abstraits, sombres ou colo-rés, les tapis qui ornent les ensembles de Pierre Chareau sont un élément

indispensable de l’œuvre. Loin d’être de simples modèles, les maquettes sont des œuvres d’art à part entière créées par des artistes soucieux d’intégrer leur réalisation dans un ensemble. En effectuant le passage de cette œuvre peinte à l’œuvre tissée, la manufacture Coupé a contribué à la réalisation de nombreux ensembles du décorateur Pierre Chareau.

Le Fauve de Jean Burkhalter (gouache sur canson, 23 x 11 cm). De composition abstraite, les créations de Jean Burkhalter n’utilisent jamais plus de deux couleurs sur fond clair.

Bison de Jean Burkhalter (gouache et encre sur carton, 23 x 11 cm). Comme pour Le Fauve, Jean Burkhalter limite le nombre de teintes. La composition du tapis rappelle celle de Fourrure, mais contrairement à ce dernier, le tapis réalisé ne suit pas les contours du dessin.

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DOSSIER La tapisserie en France

présentation de la base de données Tapissier(s)un nouvel outil pour enrichir l’histoire de la tapisserie françaisePar elsa Karsallah, post-doctorante dans le cadre de l’ANR Arachné, rattachée à l’École Pratique des Hautes Études (Paris),

et Stéphanie Trouvé, postdoctorante dans le cadre de l’ANR Arachné, rattachée à l’université Bordeaux 3

L’étude de la tapisserie en France va bientôt bénéficier d’un nouvel instrument de recherche, la base de données Tapissier(s). quels en sont les objectifs et les moyens ? quelques mois seulement après le lancement de ce projet, des premiers résultats peuvent déjà être présentés.

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La base de donnée Tapissier(s)

D ans le cadre du programme de recherche ARACHNÉ financé par l’Agence Natio-

nale de la Recherche (ANR), la concep-tion d’une base de données permettant la mise en relation de toutes les infor-mations disponibles sur les tapissiers et leur entourage contribue à la réflexion générale sur les conditions de la créa-tion de la tapisserie en France du Moyen Âge jusqu’à nos jours1. En effet, pour

1 Ceprojet,proposantuneméthodecritiquedel’histoiredelatapisserie,estdirigéparPascalBertrand,encollaborationavecValé-rieAuclairetAudreyNassieuMaupas.Deuxchercheurs,encontratpost-doctoral,seconsacrentàlabasededonnées,Stépha-nieTrouvéetElsaKarsallah,http://www.arachne-anr.com/fr/accueil.

cet art – peut-être le plus collectif qui soit par l’importance du nombre d’inter-venants nécessaires à sa conception, à sa réalisation ainsi qu’à sa mise sur le marché – une approche appréhendant globalement la diversité de ces acteurs s’impose. Si l’on peut, ponctuellement, avoir une vision plus ou moins complète de tel ou tel individu et de son œuvre, il est le plus souvent impossible pour l’heure de mettre en lumière les diffé-rents réseaux, familiaux et profession-nels, concernant aussi bien les artistes que les marchands qui ont pu accom-pagner et faciliter la diffusion de cette œuvre.

La base de données a donc pour ambition la collecte systématique de

tous les renseignements, qu’ils soient d’ordre biographique ou relationnel, aussi bien pour les individus que pour les tapisseries dont on connaît les auteurs. Dans cette perspective, les dépouillements d’archives effectués par des chercheurs dès la fin du XIXe siècle, Jules Guiffrey, Antoine-Louis Lacordaire, Cyprien Pérathon pour n’en citer que quelques-uns, et jusqu’à tout récemment, avec les publications de Catherine Grodecki et Étienne Hamon pour les Archives nationales, consti-tuent naturellement les fondements

Le Thé tissé par l’atelier Picon mais sans marque (d’après Boucher). Laine et soie. H. 2,33 m ; L. 5,16 m. Aubusson. Vers 1740. © rMN/Daniel Arnaudet.

DOSSIER La tapisserie en France

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de cette recherche d’informations. Il s’agit donc, dans un premier temps, d’exploiter l’ensemble des sources qui ont déjà été publiées. Par la suite, la consultation d’ouvrages de synthèse, de catalogues de musées ou encore d’articles scientifiques complètera ce fonds documentaire.

À terme, les données recueillies dans la base permettront d’avoir la vision la plus exhaustive qui soit non seulement de la vie des tapissiers et de leur famille, mais surtout de leurs activités professionnelles. À ce titre, nous pourrons, entre autres, reconsti-tuer leur catalogue commercial et leur stock, retracer les différentes asso-ciations – régulières ou fluctuantes – auxquelles les artistes prennent part ou encore souligner l’importance du système de sous-traitance, pour le XVIe siècle en particulier, tout en obser-vant les relations des tapissiers avec les autres intervenants du marché. De plus, les œuvres documentées dont les auteurs sont connus, feront l’objet d’un traitement distinctif, en particulier pour les marques qui constituent une source tout à fait singulière dans l’histoire de la tapisserie.

un SyStème peRFoRmant adapté auX BeSoinS SpéCi-FiqueS de L’hiStoiRe de La tapiSSeRieLe programme ARACHNÉ a eu l’oppor-tunité d’utiliser un système d’exploi-tation de données déjà bien rodé,

mis au point par Jean-Pierre Dedieu, directeur de recherches en histoire moderne au CNRS. Ce Système Inté-gré de Dépouillement des Données His-toriques, dénommé «Fichoz», propriété intellectuelle du LARHRA (laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes) fonctionne avec le logiciel de base de données FileMaker Pro. Il propose des fichiers de saisies pré-formatés et des routines informatiques conçus pour le dépouillement et la restitution de séries documentaires. À l’origine prévu pour une étude des personnels administra-tifs et politiques de l’Espagne du XVIIIe siècle, ce système a aussi été utilisé pour une vaste étude historique, démo-graphique et sociale sur la ville de Char-leville2.

Grâce à l’intervention de Carole Rathier, ingénieur de recherches à l’université Michel de Montaigne Bor-deaux 3, cet outil informatique a été adapté aux besoins spécifiques de nos recherches sur la tapisserie. En effet, aux deux sous-systèmes déjà existants, les modules dédiés aux « Événements » (les faits) et à la « Généalogie » (les rela-tions familiales), une troisième entité consacrée au traitement des rensei-gnements sur les « Œuvres d’art » a été élaborée spécialement pour la base Tapissier(s). Ce nouveau module a la particularité de permettre la resti-tution du processus complexe d’élabo-

2 FabriceBoudjaaba,VincentGourdonetCaroleRathier,«LesrecensementsdeCharleville.Unesourceexceptionnellepourladémogra-phiehistoriqueurbaine»,communicationaucolloquedelaSIDES«Icensimenti,frapas-sato,presenteefuturo.LefontidistatodellapopolazioneapartiredalXIVsecolo»,Turin,6novembre2010(parutionencours).

ration (du « petit patron » fourni par un peintre, du modèle tiré d’une gravure au carton à grandeur d’exécution) et de mise sur le marché (du commanditaire au tapissier directement ou avec l’inter-vention d’un marchand ou d’un entre-preneur) propre à l’art de la tapisserie. En combinant des requêtes dans ces trois sous-systèmes, le chercheur aura la possibilité d’interroger la base sur de très nombreux aspects du métier de tapissier3.

pRemieRS RéSuLtatS : L’eXempLe de La FamiLLe piConParmi les noms qui reviennent fré-quemment dans les travaux sur les manufactures de tapisseries d’Aubus-son, celui des Picon occupe une place privilégiée. Famille de tapissiers depuis le XVIIe siècle au moins, les Picon sont connus parce qu’un certain nombre de tapisseries issues de leur atelier sont signées de leur nom dans la lisière bleue en bas des pièces comme cela était obligatoire à Aubusson à partir de 17194. Mais que savons-nous au juste de cette famille ? Quels étaient les liens entretenus avec les autres tapissiers ? Quel était leur catalogue commercial ? Les premiers dépouillements des tra-vaux de Cyprien Pérathon et de Louis Lacrocq traités par la base de données par les deux modules « généalogie » et « relation », permettent d’apporter des

3 Pourl’heure,labasededonnéesn’estpasencoreaccessibleenligne.

4 Pascal-FrançoisBertrand,DominiqueCheva-lier,Les tapisseries d’Aubusson et de Felletin, 1457-1791,Paris,1988,p.99,conformémentàl’articleXIVdunouveaustatutdestapis-siersdeParis.

Grande tapisserie «Saint Bernard accueille Louis VII au retour de la croisade», signée Picon et Vallenet. Musée départe-mental de la tapisserie à Aubusson.

93archéothéma Numéro spécial | no 20 | avril 2012

La base de donnée Tapissier(s)

éléments de réponses à ces ques-tions5.

La famille Picon, dont on peut éta-blir une généalogie continue sur deux siècles, était une des plus actives d’Aubusson. Le premier Picon recensé se prénommait Guillaume et était tis-serand avant 1621. Il est à l’origine d’une longue lignée de tapissiers, mar-chands et teinturiers, qui ont travaillé à Aubusson jusqu’au XIXe siècle au moins puisque Jean-Pierre Picon, marchand tapissier, est mort en 18296.

Les marques présentes sur certaines tapisseries montrent qu’à plusieurs reprises, les Picon se sont associés avec d’autres tapissiers tels que les Val-lenet, Jeaucour (ou Jaucour, Jeaucourt), Grellet, Mage, Macé pour honorer des commandes. Macé était un ouvrier de tête réputé, c’est-à-dire un tapissier spécialisé dans le tissage des figures, de même que Pajon qui travaillait aussi pour les Picon. La marchandise pouvait ensuite être vendue à Paris où Pierre Picon, seigneur de Laubard (1746-1821) avait un magasin, rue de la Huchette en 1766, de même que son frère Gabriel Picon (1747-1827) en 1772. Elle pouvait aussi être écoulée à Lisbonne où leur père Jean-François (1702-1761) possé-dait une boutique.

Les marques permettent également d’identifier, d’authentifier, de dater des œuvres et de mieux connaître ainsi le catalogue commercial des tapissiers. Les tapisseries signées « F. Picon »

5 CyprienPérathon,«Essaidecataloguedescrip-tifdesanciennestapisseriesd’AubussonetdeFelletin»,Bull. soc. arch. et hist. Limousin,t.XLI,1894,pp.488-542;t.XLII,1894,pp.394-457;t.LI,1902,pp.246-308(t-à-p.Limoges1902).LouisLacrocq,«Chroniquedestapisseriesanciennesd’AubussonetdeFelletin», Bull. soc. arch. et hist. Limousin,t.LXIII,1913,pp.229-260;t.LXV,1916,pp.13-79;t.LXVIII,1920,pp.135-171;t.LXXI,1926,pp.525-574;t.LXXII,1929,pp.495-550;FichierLacrocq,Paris,Louvre[ils’agitdefichesbiographiquessurlestapissiersétabliesàpartirdesregistresparois-siauxdeSainte-Croixd’Aubusson].

6 FilsdeJean-FrançoisPicon(1702-1761),tapissieretteinturier,etdeMarieGrelletdeBeauregard.

sont généralement données à François Picon. En revanche, il est difficile de trancher entre Jean-François, François ou Pierre, seigneur de Laubard, tous actifs après 1719, pour les pièces qui ne portent que la mention « PICON » ; l’attribution est plus fragile encore quand il n’y a qu’un « P. » de tissé, qui peut tout aussi bien être l’initiale d’une autre famille. Toutefois, certaines tapis-series ne portant pas de marque, pour différentes raisons comme l’usure ou le changement de la lisière, peuvent être identifiées par leur modèle. On sait notamment qu’en 1754 Jean-François Picon a demandé au peintre Jean-Joseph Dumons les cartons d’une Tenture chinoise, une variante de la célèbre tenture de Boucher tissée auparavant à la manufacture de Beau-

vais7. Les modèles ont ensuite été adap-tés au goût de la clientèle et déclinés en Paysages exotiques, Scènes champêtres, Verdures avec animaux etc.

Les premiers éléments biogra-phiques épars collectés sur les Picon ouvrent donc de vastes perspectives de recherches sur le fonctionnement du métier qui reposait, et repose encore, sur le tissage d’un réseau étendu de relations familiales et commerciales.

7 Pascal-FrançoisBertrand,DominiqueCheva-lier,Les tapisseries d’Aubusson et de Felletin, 1457-1791,Paris,1988,pp.112-116.

Le Paradis terrestre, avec Dieu le Père et Adam. Aubusson, manufacture de Picon et Jeaucourt (ou Jaucour, Jeaucour), milieu du XVIIIe siècle (signée MrD AuBuSSON PICON eT IeAuCOurT). 309 x 415 cm. Vente Galerie Köller, 25 mars 2004, lot 1011. © avec l’aimable autorisation de la Galerie Köller, Zürich.

Détail d’une Verdure, tissée à Aubusson par Picon, vers 1750, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga. Cliché Stéphanie Trouvé.

DOSSIER La tapisserie en France

archéothéma Numéro spécial | no 20 | avril 201294

tapiSSeRie et RéCit de L’ApocALypse d’anGeRS À aLeChinSkyColloque internationalParis, INHA, 22-23 Juin 2012

> 22 juin10h00 Introduction : Pascal Bertrand (Bordeaux 3),

Audrey Nassieu-Maupas (EPHE) et Valérie Auclair (Paris-Est Marne-la-Vallée)

I – Tissage narratif, approche anthropologiqueModérateur : Catherine Bréniquet (Clermont-Ferrand)10h30 Zahia TERAHA (Université de Tizi-Ouzou) Les représentations du serpent dans le récit populaire

tissé et narré en Kabylie11h00 François Dingremont (EHESS) Le tissage narratif, une activité subversive dans l’An-

tiquité gréco-romaineDiscussion12h30 Déjeuner

II – La tapisserie comme motif littéraire14h00 Anne Chassagnol (Paris 8) Lices et délices : le motif de la tapisserie dans l’art et la

littérature pour la jeunesse14h30 Erika Martelli (Université de Parme) Au verso du tapis: la règle secrète de l'autobiographie

de Michel Leiris15h00 Ali Rahali (Faculté Polydisciplinaire de Safi) Les tapisseries dans L'Emploi du temps de Michel

Butor ou : le récit mis en abymeDiscussion

III - Tapisserie et HistoireModératrice : Magali Belime (Centre des Monuments nationaux)16h00 Jacques Paviot (Paris-Est Créteil) Les Tapisseries de Turquie, à l'origine de la Condam-

nation de Banquet16h30 Martial Martin (Université de Reims) Les Tapisseries de la Satyre ménippée et l’histoire de la

Ligue17h00 Léonard Pouy (Paris Sorbonne) L’histoire au repos : les tapisseries de corps de garde de

la Riddersalen de FrederiksborgDiscussion

> 23 juinIV – Sources littéraires de tentures narrativesModératrice : Nicole de Reyniès (Conservateur général honoraire du patrimoine)9h30 Denis Hue (Rennes 2) « quand le cerf devient privé : récit et biographie en

images … »10h00 Carmen Decu Teodorescu (Paris Sorbonne) Une illustration tissée inédite du Champion des

Dames de Martin Le FrancDiscussion et pause11h00 Jean Vittet (Mobilier National) L’Histoire de Télémaque : une ancienne tenture de

Beauvais à redécouvrir11h30 Susanna Caviglia (Université de Limoges) La tapisserie de l’Histoire de Don Quichotte de

Charles-Joseph Natoire. Œuvre de traduction ou récit renouvelé ?

V - Support modulable et fragmentation du récit.Modérateur : Guy Delmarcel (KU Leuven) (à confirmer)14h00 Michaël Decrossas (EPHE) La Galerie de Saint-Cloud : du décor peint à la tenture14h30 Élodie Pradier (Bordeaux 3) Les Fables d’après Oudry tissées en France au XVIIIe

siècleDiscussion et pause15h30 Helen Wyld (The National Trust) The fragmentation of narrative in 18th-century ta-

pestry16h00 Florence Patrizi (Rome) Alexandre, Alcibiade et Achille. Une tenture républi-

caine sous la Révolution ?16h30 Valérie Glomet (Mobilier National) Formes du récit dans la tapisserie contemporaineDiscussion et conclusion

Renseignements : http://www.arachne-mcht.comContact : [email protected]

archéothéma Numéro spécial | no 20 | avril 2012 95

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Les principaux centres de production de tapisserie en FranceeN CAPITALeS : CeNTreS De PrODuCTION LeS PLuS IMPOrTANTSen romain : les centres occasionnels ou moins importants

Moyen Âge XVIe siècle

XVIIe et XVIIIe siècles XIXe et XXe siècles

DOSSIER La tapisserie en France

archéothéma Numéro spécial | no 20 | avril 201296

L a Cité internationale de la tapisserie et de l’art tissé organise les 28 et 29 juin

2012 à Aubusson, en collaboration avec le Centre français du patrimoine culturel im-matériel (PCI) et la Direction générale des patrimoines du Ministère de la culture et de la communication, un colloque intitulé « Enjeux et modalités de gestion d’un PCI reconnu par l’UNESCO ». Celui-ci présen-tera l’évolution des conditions d’inscrip-tion à l’UNESCO et s’appuiera sur l’analyse concrète de différentes expériences de ges-tion de PCI répertoriés par l’UNESCO.

Pour plus d’informations, consulter le site de la Cité : www.cite-tapisserie.fr ou contacter Laura Costes au +33 (0) 5 55 83 08 37 ou par mail : [email protected]