Post on 30-Jan-2023
Extrait de M. ESPINOZA
THÉORIE DU DÉTERMINISME CAUSAL
L’Harmattan, Paris, 2006
DETERMINISME CAUSAL
ET PHYSIQUE QUANTIQUE
The pragmatic approach... has played an indispensable role in the evolution of contemporary physical theory. However, the notion of the ‘real’ truth, as distinct from a truth that is presently good enough for us, has also played a positive role in the history of science. Thus Copernicus found a more intelligible pattern by placng the sun rather than the earth at the centre of the solar system. I can well imagine a future phase in which this happens again, in which the world becomes more intelligible to human beings, even to theoretical physicists, when they do not imagine themselves to be at the centre of it. J. S. Bell
§ 1. — OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
La physique quantique ne signifie la mort ni de la causalité ni du déterminisme. Au moins
d'après certaines interprétations, la causalité et le déterminisme continuent à vivre au sein de
cette physique tout en devant intégrer certaines modifications ou restrictions par rapport à leur
signification en physique classique. L'objectif de cet essai est ainsi d'obtenir quelques
enseignements sur le déterminisme et la causalité à partir de la physique quantique, et de
donner de cette discipline une vision probablement moins révolutionnaire en ce qui concerne
la causalité et le déterminisme. La tâche est difficile attendu que les experts dans ce domaine ne
Déterminisme causal et physique quantique 2
sont d'accord ni sur la nature de cette discipline ni sur le sens de termes tels que « causalité » ou
« déterminisme ». Il est en effet surprenant de constater que la mécanique quantique soit très
bien vérifiée expérimentalement —de ce point de vue elle fait l’unanimité— tout en recevant des
interprétations métaphysiques aussi différentes. Il va donc falloir se frayer un chemin dans cette
forêt secondaire, mélange de phénomènes objectifs et d’intervention humaine.
Les termes « physique quantique », « théorie quantique » et « mécanique quantique » ne
sont pas synonymes. Le plus vaste est le premier, il fait référence à l’étude théorique et
expérimentale des phénomènes dans les domaines atomique et subatomique. La théorie
quantique est la théorie développée par Max Planck en 1900 dont l’idée principale est que
l’énergie est émise par quanta. Cette théorie a conduit à la mécanique quantique, c’est-à-dire à
la description des propriétés des mouvements des systèmes atomiques et subatomiques
inexplicables à l’aide de la mécanique classique.
Depuis le début du 20e siècle nous connaissons quelques défis redoutables à la vision
déterministe de l'univers venant de la physique quantique tels que 1) la soi-disant spontanéité
du saut quantique, 2) les relations d’indétermination, et 3) la conception objectiviste des
probabilités. Rappelons brièvement que le saut quantique est un changement dans un système,
par exemple, un atome ou une molécule, d’un état quantique à un autre. Ensuite, d’après les
relations d’indétermination découvertes par Werner Heisenberg en 1927, il est impossible de
connaître, avec une précision sans limites, à la fois la position et la quantité de mouvement
d’une particule. Enfin la conception objectiviste des probabilités est l’idée que la nature elle-
même est probabiliste : les probabilités ne sont pas le résultat de notre ignorance.
Ce n’est pas la première fois que la physique se montre indéterministe, ou que les
physiciens essayent de s’accommoder de l’indéterminisme. Dans le système d’Epicure, 300 ans
av. JC, le clinamen, la déviation atomique spontanée des atomes, permettait des rencontres
fortuites considérées indispensables à l’émergence de nouvelles entités et de nouveaux
comportements. En physique classique déjà on faisait remarquer que les phénomènes
parfaitement déterminés —ceux pour lesquels il y a effectivement un algorithme efficace— sont
l'exception, non la règle, et depuis les explications de la mécanique statistique et de la
thermodynamique il n'est pas rare de considérer les phénomènes étudiés par ces disciplines
comme des manifestations d'un « chaos » (terme ambigu et plein de pièges), et l'on tend parfois
à considérer les probabilités et les statistiques comme si elles avaient un fondement dans les
choses elles-mêmes. La plupart des questions liées à ces problèmes restent ouvertes et
dépendent non seulement de la recherche empirique de lois prédictives mais aussi de
l'interprétation philosophique des probabilités : fréquentiste, propensioniste, logiciste, etc.
(Nous y reviendrons dans la section 3 du présent essai).
Mais le partisan du déterminisme ontologique ne reste pas désarmé devant ces
arguments, et sans doute le mieux qu'il puisse faire c'est d'insister inlassablement sur le fait qu'il
s'agit d'un indéterminisme épistémologique basé sur l’expérience ou sur une conception des
probabilités qui ne s’impose pas, et que dans les deux cas il faut éviter ce que l’on peut appeler
« l'erreur de la représentation », c’est-à-dire la croyance selon laquelle le réel est identique au
réel connu. La conception erronée des probabilités consiste en l’occurrence à penser qu’elles
Déterminisme causal et physique quantique 3
sont un modèle indéterministe, alors qu’elles sont un modèle déterministe faible : à l’échelle
classique elles prescrivent un déterminisme pour un ensemble de phénomènes et non pour un
phénomène unique. Par exemple, le formalisme d'évolution qui permet de prédire la
dépendance en temps de la fonction d'onde ou vecteur d'état à partir de sa connaissance à un
instant donné, c'est-à-dire l'équation de Schrödinger, a une allure classique quand elle décrit le
comportement d'une particule tant qu'elle n'a pas d'interactions avec d'autres particules, tant
qu'elle n'est pas mesurée, ou lorsqu'elle n'est soumise à aucune force. En effet dans ce cas la
fonction d'onde prend la forme d'une onde plane et le mouvement quantique suit des lois
analogues aux lois classiques de la propagation des ondes.
Le vecteur d'état identifie une probabilité non pas à une population, comme c'est le cas
en physique classique, mais à un objet individuel, ce qui est inusité. On a du mal à savoir ce
que le vecteur d'état représente vraiment d'un point de vue physique, et beaucoup de
physiciens affirment que la physique quantique n'est pas une représentation du monde, qu'elle
est un formalisme « qui marche », et rien d'autre. Comment ne pas s'étonner devant un tel aveu
d'impuissance?
Faut-il que les non-experts, par exemple, que les philosophes apprennent la mécanique
quantique? Pourquoi se donner tant de mal à assimiler des idées qui, d'après beaucoup de
spécialistes, ne représentent pas le réel? Pourquoi apprendre une théorie qui, si elle représente
le réel, est dans son état actuel difficilement prise au sérieux? Si l'on répondait négativement à
notre première question, cela signifie que l'on a succombé à l'interprétation orthodoxe dite « de
Copenhague ». Le positivisme et le pragmatisme d'une telle conception veulent que la
mécanique quantique soit vue comme un formalisme « qui marche » et rien de plus.
Heureusement quelques personnes aujourd’hui, comme Roger Penrose, pensent encore que
même si la mécanique quantique est un bouche-trou incapable de donner une image complète
du monde, même si elle doit être améliorée et corrigée, les philosophes ne peuvent pas
l'ignorer s’ils veulent posséder ne serait-ce qu'une mince idée de comment le monde se
comporte et comment notre conscience émerge du cerveau.1 Mais, premièrement, rares sont
les scientifiques qui partagent le point de vue de Penrose, tellement la physique quantique est
dominée par la vision positiviste et pragmatique ; deuxièmement, seul un nombre réduit de
philosophes se posent encore ce genre de question, à savoir quelle est la pertinence et la valeur
de la physique en vue de mieux comprendre, sinon de résoudre, les problèmes
philosophiques, et encore moins nombreux sont ceux qui, pour répondre, sont prêts à étudier
les théories scientifiques de l'intérieur, ce qui est la seule façon d'arriver à les apprécier à leur
juste valeur. Le plus souvent aujourd'hui les philosophes tendent à se simplifier la tâche en
abordant les théories d'un point de vue externe, sociologique ou morale, avec l’intention de
dénoncer les dérives scientistes.
1 Cf. Roger Penrose, The Emperor's New Mind, Oxford U. P., 1989, p. 243
Déterminisme causal et physique quantique 4
§ 2. — COLLISION ET CAUSALITÉ
« Le postulat du déterminisme a toujours guidé, plus ou moins consciemment, les
recherches en physique, et s’est trouvé conforté au cours des âges par les innombrables
découvertes qu’il a suscitées. On peut lui donner l’énoncé contrôlable, on dit « opérationnel »,
qui suit : Si l’on peut mesurer les grandeurs qui définissent complètement l’état d’un système à
un instant donné, et si l’on a connaissance des contraintes dues à sa structure ou qu’il subit de
la part de son environnement au cours de son évolution, il est possible de prévoir par le calcul,
aux incertitudes expérimentales près, le résultat des mesures que l’on fera pour connaître son
état à tout instant postérieur ».2 Par exemple, dans l’étude de la trajectoire d’une fusée, une fois
que les conditions mentionnées sont connues, on peut prévoir le point de l’espace et la vitesse
qu’elle atteindra à tout instant. Ce genre de déterminisme local est toujours indispensable aux
physiciens. Il est clair que l’auteur a ici à l’esprit la définition laplacienne du déterminisme
scientifique universel3, mais en tant qu’il est vérifié —calculé— localement. Le déterminisme
laplacien est une définition paradigmatique qui fonctionne parfaitement quand toutes les
propriétés d’un système pertinentes à la prévision telles que les conditions initiales, les lois
structurelles, les lois d’évolution, les conditions aux frontières, les actions à distance, etc.
peuvent être mathématiquement définies. Mais ces conditions de mathématisation sont
rarement satisfaites compte tenu du caractère non mathématique, ou non encore
mathématique de nombreuses propriétés des systèmes susceptibles d’avoir une influence sur
leur comportement. Et même si la mathématisation est complète, les situations dans lesquelles
les systèmes se trouvent face à des bifurcations ne sont pas exclues, et les bifurcations rendent
le comportement des systèmes partiellement imprévisibles. Ces difficultés ou limites de la
prévision étaient déjà connues en physique classique. De son côté, la physique quantique
précise d’autres limites du déterminisme laplacien, donnant dans certains cas à ces difficultés
ou limites le statut d’un théorème, comme cela arrive avec les relations d’indétermination de
Heisenberg.
Mais avant d’aborder la situation en physique quantique rappelons brièvement quelle
était celle de la physique relativiste. Ici les phénomènes physiques dépendent du système de
référence de l’observateur —il s’agit, comme on sait, d’une des propriétés essentielles de la
théorie. Or Einstein et les physiciens relativistes ont fait remarquer, entre autres, primo, que ce
fait ne signifie nullement l’abandon de l’idéal de causalité, lequel est précisé par la
représentation des phénomènes en cônes de lumière selon la géométrie de Minkoswski ; 2 Elie Lévy, Dictionnaire de Physique, sous la direction de François le Lionnais, P.U.F., Paris, 1988. 3 « Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ». Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, texte de la 5e édition, 1825, édition Christian Bourgois, Paris, 1986, pp. 32-33.
Déterminisme causal et physique quantique 5
secundo, que le comportement d’un objet par rapport au référentiel reste uniquement
déterminé, quelle que soit la condition de l’observation. D’après beaucoup de physiciens,4 c’est
cet idéal de causalité et cet idéal d’objectivité qui rencontrent des limites et qui doivent être
révisés en fonction des découvertes en physique quantique. La découverte du quantum
d’action (Planck) et des relations d’indétermination (Heisenberg) nous forceraient à trouver
une nouvelle façon de décrire les phénomènes. L’expression « comportement autonome d’un
objet physique » n’aurait plus un sens physique étant donné que sa description doit inclure,
d’une façon inéliminable, un appel aux instruments de mesure. C’est pourquoi, d’après N.
Bohr, la causalité doit être remplacée par la complémentarité.
« Du point de vue de notre mécanique quantique, écrit Max Born, il n'existe pas de
grandeur qui, dans un cas particulier, déterminerait causalement l'effet d'une collision. De
même, l'expérience ne nous donne aucune indication qu'une propriété interne de l'atome
détermine un résultat donné pour une collision. Devons-nous espérer que l'on découvre plus
tard de telles propriétés (comme des phases dans le mouvement interne de l'atome) et que
certains cas particuliers puissent être déterminés? Ou devons-nous croire que l'incapacité,
partagée aussi bien par la théorie que par l'expérience, de trouver les conditions d'un
déroulement causal provient d'une harmonie préétablie, qui repose sur l'inexistence de telles
conditions? Je serais d'avis, quant à moi, de renoncer au déterminisme dans le domaine de
l'atome. Mais ceci est une position philosophique, pour laquelle les arguments physiques à eux
seuls sont insuffisants ».5 Ce paragraphe contient:
1) Une claire manifestation d'un état de faits à un moment donné: « il n'existe pas de
grandeur qui, dans un cas particulier, déterminerait causalement l'effet d'une collision...
l'expérience ne nous donne aucune indication qu'une propriété interne de l'atome détermine
un résultat donné pour une collision ». Les caractères opérationaliste et positiviste de la
physique quantique sont ici manifestes, ils sont essentiels à toute théorie qui recherche une
vérité vérifiée expérimentalement. Il est question de la mesure de certaines grandeurs et de
savoir si, une fois ces mesures effectuées, le résultat des mesures ultérieures est prévisible. C'est
une façon de décrire le « déterminisme scientifique », appelé par certains « déterminisme
apparent » ou « déterminisme de fait », la conclusion étant que ce genre de déterminisme, que
le « Démon » de Laplace croyait possible à toutes les échelles, est impossible en physique
quantique.6
2) Le paragraphe de Born contient aussi une alternative crédible concernant le futur des
événements : « Devons-nous espérer que l'on découvre plus tard de telles propriétés (comme
des phases dans le mouvement interne de l'atome) et que certains cas particuliers puissent être
déterminés? Ou devons-nous croire que l'incapacité, partagée aussi bien par la théorie que par
4 Voir, par exemple, Niels Bohr, « Causality and Complementarity », Philosophy of Science, 4444 : 289-298 (1937). 5 Max Born, "Sur la mécanique quantique des collisions", Zeitschrift für Physik, 37373737, 1926. 6 Voir, par exemple, Paulette Février, Déterminisme et indéterminisme, P.U.F., Paris, 1955, pp. 8 et s.
Déterminisme causal et physique quantique 6
l'expérience, de trouver les conditions d'un déroulement causal provient d'une harmonie
préétablie, qui repose sur l'inexistence de telles conditions? ».
3) Le texte cité contient aussi l'opinion personnelle de Born : « Je serais d'avis... de
renoncer au déterminisme dans le domaine de l'atome ».
4) Born exprime ce qu’il appelle une position philosophique : il y a ainsi une conscience
que la prise de position globale concernant ce débat sur la causalité et le déterminisme mène
forcément de la science à la métaphysique —car toute preuve scientifique est partielle et locale.
Il est dommage que cette prise de conscience ne soit pas plus largement répandue parmi les
scientifiques.
5) Le paragraphe exprime enfin une confusion, assez largement partagée par scientifiques
et philosophes, du déterminisme et de la causalité. Rappelons que toute loi déterministe n'est
pas forcément une loi causale.
En somme, ce paragraphe de Born montre qu'en ce qui concerne le déterminisme et la
causalité, la physique quantique n'est pas, ou ne semble pas être un prolongement doux des
idées classiques, et que dans la révision de ces idées on trouve a) des questions de faits, b) des
questions d'interprétation théorique de ces faits, et c) des questions d’intuition métaphysique.
§ 3. — LES RELATIONS D’INDÉTERMINATION ET LA « SPONTANÉITÉ » DU SAUT QUANTIQUE
L'indéterminisme quantique a été formalisé par Heisenberg en 1927. L'un des principaux
résultats de la physique quantique ce sont les relations d'indétermination (ou principe
d'incertitude). Avant de l'énoncer et pour mieux le comprendre, rappelons trois caractéristiques
importantes de la mécanique classique par rapport à la causalité et au déterminisme qui
devront être repensées suite aux découvertes de la physique quantique. Le premier trait est que
pour connaître avec exactitude l'évolution d'un système (il s'agit d'une exactitude mathématique
infinie), il faut connaître simultanément avec une exactitude infinie sa position et sa quantité de
mouvement. Le deuxième est la supposition que le sujet de la connaissance est un sujet « pur »
(comme un mathématicien) ; cela veut dire qu'en principe toute grandeur peut être connue
avec une exactitude infinie parce que le sujet est, pour ainsi dire, transparent. L'homme concret
en chair et en os en tant que tel n'est censé rien retrancher, au moins en principe, à l'exactitude
mathématique dans les mesures et dans les calculs. La troisième caractéristique est la croyance
à la continuité de la nature. Ainsi l'évolution d'un système peut être représenté en mécanique
rationnelle par une courbe, par une trajectoire continue. D'un mot, on peut dire que la vision
de l'univers des modernes est, en général, continuiste, d'où la possibilité de tout connaître en
principe avec une précision infinie. Le « démon » de Laplace présupposait cela.
Comme on sait, cette vision continuiste n'a pas été corroborée par une série de
découvertes importantes réalisées vers la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle telles que
celles de Planck, Einstein, Millikan et Compton entre autres. Matériellement tout objet est
constitué de particules chargées d'électricité et d'énergie. L'énergie peut se libérer de la matière
et s'étaler dans l'espace sous forme de rayonnement. Elle passe ainsi, par l'intermédiaire de
Déterminisme causal et physique quantique 7
l'éther, de l'espace ou du champ, à d'autres corps. L'énergie calorifique par exemple ne passe
pas au champ intermédiaire au point que le corps, chaud à son origine, atteigne le zéro absolu.
Il se trouve que les corps ont une tendance à recevoir de l'espace autant d'énergie qu'ils y
déversent. Mais ce n'est pas toujours ainsi : il existe en thermodynamique le cas idéal d'un
corps qui absorbe tout, qui ne reflète rien, et par conséquent, il est noir : c'est le rayonnement
du corps noir. Planck étudia ce phénomène.7 Le problème est le suivant. La théorie de
l'équipartition de l'énergie de la mécanique statistique énonce que l'énergie totale d'un système
se répartit en moyenne d'une manière égale entre les divers degrés de liberté. Maintenant si
l'on applique cette théorie à un rayonnement noir, alors on doit calculer la répartition de
l'énergie totale du rayonnement entre les diverses longueurs d'onde du spectre, ou ce qui
revient au même, entre les diverses fréquences de vibrations lumineuses. D'après les
spécialistes, le calcul conduit à une conséquence contraire à l'expérience. L'énergie moyenne
absorbée par une longueur d'onde est proportionnelle à la fréquence et augmente donc
indéfiniment lorsque la fréquence augmente indéfiniment, la longueur d'onde tendant vers
zéro. Ainsi toute l'énergie du spectre se trouverait concentrée vers les longueurs d'onde
infinitésimales, ce qui est contredit par l'expérience. Il faut par conséquent modifier au moins
une des prémisses, explicite ou implicite, du raisonnement.
L'idée novatrice de Planck est bien connue, ainsi que sa signification. L'idée est qu'on
peut rendre compte de l'équilibre entre la matière et le rayonnement, le calculer d'une façon
précise, à condition de reconnaître que le rayonnement ne se distribue pas continûment à
l'infini mais qu'il le fait par quanta, c'est-à-dire en multiples entiers d'une unité, le quantum.
Ainsi un rayonnement qui oscille v fois par seconde se constitue exclusivement par paquets
d'énergie de grandeur hv, où h est la constante de Planck (h = 6,626176.10 -34 J.s). Cette
constante est trouvée partout en physique. Ensuite il serait difficile d'exagérer la signification de
l'idée de Planck car elle oblige à repenser certains concepts fondamentaux de notre image du
monde. Emile Borel écrit : « La synthèse mathématique [de la science avant la théorie des
quanta] avait permis de donner aux problèmes [tels que les paradoxes de Zénon d'Elée] des
solutions d'où disparaissait l'infini ; de même la somme des séries infinies, la valeur des
intégrales définies pouvaient être exactement calculées. La commodité des méthodes du calcul
intégral était telle qu'on avait avantage à les introduire dans les théories, comme celle de
l'élasticité, bien que l'on considère que les corps élastiques ont en réalité une structure
discontinue; on admettait que l'on pouvait cependant les diviser en portions sensiblement
homogènes et regarder, au point de vue du calcul intégral, comme infiniment petites. La
théorie des quanta fait une brèche dans cette conception générale de la continuité, base de
toutes les théories géométriques, mécaniques et physiques ; elle impose l'introduction dans les
formules de certains éléments discontinus et semble ainsi préparer une véritable révolution
dans les applications des mathématiques à l'étude des phénomènes naturels, les mathématiques
7 Max Planck, "La quantification de l'interaction rayonnement-matière", Annalen der Physik 4444, 1901.
Déterminisme causal et physique quantique 8
du discontinu devant jouer un rôle qui avait semblé jusqu'ici réservé aux mathématiques du
continu. »8
La signification de l'idée des quanta est profonde, et au témoignage de Borel il faudrait
ajouter ce point capital, que les mathématiques du discontinu de la physique quantique ne sont
plus explicatives, elles n'ont plus la prétention de décrire la véritable réalité ultime, alors que les
mathématiques du continu de la mécanique classique avaient une portée explicative et
ontologique, elles étaient par conséquent des mathématiques philosophiques. En effet, d'après
le point de vue phénoméniste et positiviste de l'interprétation dite « de Copenhague » de la
physique quantique qui s'est imposée aux spécialistes, cette discipline est une série de
formalismes mathématiques, très puissants certes et aptes à la prévision et au contrôle des
phénomènes, mais ils ne constituent pas une véritable image du monde. Or ce repli déçoit le
métaphysicien de la tradition de l'intelligibilité pour qui une science, au-delà d’être un
instrument de prévision et de contrôle, au-delà de son utilité, ne vaut que dans la mesure où
elle nous apprend quelque chose sur la réalité.
Il semble exister la spontanéité du saut quantique. Au début du 20e siècle, Rutherford et
Soddy, étudiant la radioactivité, découvrent la désintégration radioactive, propriété essentielle
du noyau atomique; il y a un effondrement du noyau et éjection de quelques-unes des ses
parties, apparemment sans aucune influence extérieure (modification de la température,
localisation dans des milieux différents, etc.) sur ce processus. Le moment exact de la
désintégration semble impossible à prédire. Mais sur un grand nombre d'atomes radioactifs du
même élément, en un temps donné, une proportion se désintègre toujours. Ainsi, pour chaque
élément radioactif, il existe une durée spécifique, sa demi vie. Ce nom s'explique parce que
pendant la durée caractéristique d'un élément la moitié des atomes d'un échantillon arrive à se
désintégrer. La statistique utilisée dans la description de ces événements par Rutherford et
Soddy, et qu'Einstein tenait pour forcément provisoire, s'est révélée impossible à déloger —
l'indéterminisme serait inscrit dans la nature.
Venons-en à la signification et à la portée des relations d’indétermination ou principe
d’incertitude de Heisenberg (1927) : « On a établi qu’il est impossible d’indiquer
simultanément, à volonté et exactement, la position et la vitesse d’une particule atomique. On
peut mesurer exactement la position, mais alors l’intervention de l’instrument d’observation
interdit jusqu’à un certain point de connaître la vitesse ; dans le cas contraire, la connaissance
de la position devient imprécise lorsqu’on mesure la vitesse, si bien que la constante de Planck
a constitué une limite inférieure d’approximation du produit de ces deux imprécisions ».9 Les
photons jouent un rôle essentiel dans l'obtention d'information concernant la position et la
quantité de mouvement d'un système, deux grandeurs indispensables au calcul de son
évolution. Or les photons sont insécables comme on peut l'observer, par exemple, lors d'un
8 Émile Borel, L'Evolution de la mécanique, Flammarion, Paris, 1943. 9 Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine, édition française Gallimard, Paris, 1962, p. 47.
Déterminisme causal et physique quantique 9
l'effet photoélectrique, c'est-à-dire lors de la conversion de l'énergie lumineuse en énergie
électrique par interaction entre un faisceau de lumière et une substance matérielle. Au début
de son article « Point de vue heuristique sur la production et la transformation de la lumière »,
Annalen der Physik, 1905, Einstein écrit: « De fait, il me semble que les observations portant
sur le "rayonnement noir", la photoluminiscence, la production des rayons cathodiques par la
lumière ultraviolette, et d'autres classes de phénomènes concernant la production ou la
transformation de la lumière, apparaissent comme plus compréhensibles si l'on admet que
l'énergie de la lumière est distribuée de façon discontinue dans l'espace. Selon l'hypothèse
envisagée ici, lors de la propagation d'un rayon lumineux émis par une source ponctuelle,
l'énergie n'est pas distribuée de façon continue sur des espaces de plus en plus grands, mais est
constituée d'un nombre fini de quanta d'énergie localisés en des points de l'espace, chacun se
déplaçant sans se diviser et ne pouvant être absorbé ou produit que tout d'un bloc ».
Pour connaître la position et la quantité de mouvement d'un système, il faut que des
photons voyagent jusqu'à lui, le touchent et arrivent au récepteur. Il y a deux possibilités : ou
bien on envoie des photons peu énergétiques et dans ce cas on modifie peu la position, mais
alors l'information arrive au récepteur, disons, trop tard; ou bien on envoie des particules très
énergétiques et l'information revient « en temps voulu », mais alors la modification de la
position et de la quantité de mouvement de l'objet à connaître est très importante. Cette
situation est formalisée par une inégalité, les relations d’indétermination ou principe
d'incertitude: ∆x ∆px > h. Cela signifie que l'imprécision dans la mesure de la position
multipliée par l'imprécision dans la mesure de la quantité de mouvement est toujours égale ou
supérieure à une certaine grandeur de l’ordre de la constante de Planck. On note parfois ∆x
∆px > h barré sur 2, qui est la constante de Planck réduite ou quantum élémentaire. La
formalisation des relations d’indétermination rend manifeste que si l'objet à connaître est, pour
ainsi dire, très grand par rapport aux photons ou par rapport à la constante de Planck,
l'interférence produite par le choc sera négligeable et on considérera que l'information
transportée est (relativement) juste. Mais si l'objet à connaître est de l'ordre de grandeur de la
constante de Planck, alors l'interférence n'est plus négligeable. En effet, dans le membre de
gauche de la formule, il y a la quantité de mouvement, notion qui inclut la masse. Supposons
qu’il s’agisse de la masse de l’électron au repos. Si nous plaçons la masse à droite, elle divise la
constante de Planck :
6,6260755(10) x 10 -34 Js / 9, 1093897(54) x 10-31 kg. Le même genre d’indétermination est
valable pour un autre couple de variables, l’énergie et le temps. L’inégalité s’écrit : ∆ E. ∆ t >
h/4π. E est l’énergie à mesurer, ∆ t est le temps nécessaire pour mesurer cette énergie avec une
précision ∆ E. Ainsi, plus on a d’informations sur l’énergie d’une particule, moins on en a sur
le temps durant lequel elle possède cette énergie, et vice versa.
Est-il vrai, comme le veut N. Bohr, que l’un des rôles fondamentaux des relations
d’indétermination est d’assurer quantitativement la compatibilité logique de l’application de lois
contradictoires ? Vrai : ce principe assure quantitativement l’application de lois contradictoires
—le comportement ondulatoire et le comportement corpusculaire ne sont pas des
Déterminisme causal et physique quantique 10
comportements compatibles, ces deux visions se limitent mutuellement—, mais on ne peut pas
parler ici de compatibilité logique, au moins dans le sens de la logique traditionnelle bivaluée.
Les conséquences des relations d’indétermination pour le déterminisme causal sont
majeures. Dans certains systèmes relativement simples de la mécanique classique, les systèmes
« complètement intégrables », la connaissance parfaite de leur état initial et la connaissance de
leurs lois d'évolution sont nécessaires et suffisantes pour prédire avec exactitude leur avenir et
pour rétrodire leur passé. C'est le domaine de prédilection du « Démon» de Laplace, être fictif,
intelligence surhumaine et grand calculateur capable de tout prévoir et de tout rétrodire avec
les moyens de l'analyse, à condition de connaître avec exactitude l'état de l'univers à un
moment donné et les forces qui animent la nature. Or les relations d'indétermination prouvent
que notre connaissance de la réalité ne peut pas être parfaite, qu’au niveau de l'infiniment petit
notre connaissance est floue. Il s’ensuit que le démon laplacien ne peut pas avoir une vision
exacte d'un état initial —c’était, on s’en souvient, une condition sine qua non du déterminisme
classique—, ce qui implique l’impossibilité de connaître avec exactitude le passé et l'avenir.
En mécanique classique le sujet de la connaissance est censé être transparent en ce qu’il
est vu comme un pur sujet mathématique capable de tout connaître en principe avec une
précision absolue. La découverte du discontinu met fin à cette présupposition: non seulement
la matière et le rayonnement existent en dernière instance en unités non divisibles à l'infini,
discrètes, insécables, mais le sujet lui non plus ne peut améliorer sa perception à l'infini, il
existe un seuil de perception. Cela signifie que la précision de la connaissance ne peut
augmenter à l'infini par degrés insensibles. Ainsi le sujet de la connaissance (l'observateur)
découvre les limites propres à ce qui est typiquement physique, à la fois du côté de la chose et
de son propre côté : le sujet de la connaissance n'est plus un être mathématique pur mais un
organisme physique. Nous verrons que cela n'est pas sans conséquence pour le déterminisme.
§ 4. — CONSÉQUENCES DES RELATIONS D’INDÉTERMINATION POUR LA CAUSALITÉ
Qu'est-ce qu'une cause? Ce sans quoi un phénomène n'existerait pas. Une cause est toute
chose ou condition qui participe à la production d'un phénomène, à son existence, aux
caractéristiques de ses qualités et qui, ce faisant, les explique. Les quatre causes d’Aristote (la
cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente et la cause finale) sont pour lui quatre
principes explicatifs. Dans la mesure où l’on pense que rien ne sort de rien, on doit admettre
que toute la matière ou toute l'énergie ou, plus généralement encore, tout l'être que l'on trouve
dans l'effet se trouve déjà en puissance dans la cause (ou dans les causes). Cette identité ou
équivalence cause = effet est très abstraite, aussi abstraite que le concept de matière ou
d'énergie par exemple ; il s'agit d'une identité métaphysique et non d'une identité logique.
L'intérêt de cette observation est que l'on répond ainsi à tous ceux qui ne voient pas comment
une causalité qui serait une identité logique pourrait rendre compte de tous les changements
qualitatifs et de la production du grand nombre de phénomènes différents que nous observons.
On ne fait pas de la physique ou de la métaphysique exclusivement avec de la logique. Il y a
Déterminisme causal et physique quantique 11
une matière ou une énergie qui passe d'une façon nécessaire, constante et unique de la cause à
l'effet, et cette connexion se fait dans l'espace et dans le temps. Pour garder le caractère
compréhensible d'un processus causal il faut, par conséquent, que d'une façon qui reste à
déterminer, la cause « touche » l'effet dans l’espace et dans le temps. On comprend mal qu’une
cause puisse agir là où elle n’est pas. La supposition selon laquelle tous les phénomènes ont
lieu dans un espacetemps unique a marqué, comme on sait, le début de la pensée rationnelle,
tandis que la croyance à la multiplicité des temps et des espaces appartient à la pensée
mythique ou magique.
Le principe de causalité est un axiome, un idéal qui oriente la recherche et une condition
d'intelligibilité. D'où le caractère insatisfaisant de la croyance au hasard et l'idée que les lois
statistiques sont basées sur une causalité sous-jacente qui nous échappe mais qui règle pourtant
chaque cas particulier. L'observation suivante s'impose : la causalité a été, est et restera toujours
présupposée, recherchée. La pensée rationnelle ne peut faire autrement tant que nous voulons
comprendre. De ce point de vue théorique ou métaphysique le principe de causalité est par
définition non réfutable par des expériences qui n’arrivent pas à le mettre en évidence. Ni la
physique quantique ni aucune autre discipline ne peuvent rien contre lui. Il s'ensuit que la
question : la physique quantique modifie-t-elle le principe de causalité en tant que principe? est
sans pertinence. Si cette physique a introduit des changements dans la causalité, ils sont d'ordre
épistémologique, scientifique ou empirique : il s'agit de savoir jusqu'où nous pouvons savoir
effectivement, prouver, que les phénomènes sont produits causalement. La physique quantique
étant une science des phénomènes proches de l'infiniment petit, et donc proches des limites de
la connaissance humaine, est bien placée pour nous renseigner. D'après le principe
d'indétermination, notre connaissance de l'infiniment petit est floue, elle n'est pas assez fine ni
assez détaillée pour répondre empiriquement à la question de savoir si tout phénomène a une
cause. Cette affirmation est plus prudente que la conclusion ontologique précipitée selon
laquelle la mécanique quantique aurait prouvé qu’il y a des phénomènes réellement spontanés.
Quand une particule physique subit une transition d’un état à un autre et que cette
transition est décrite d’une façon probabiliste, cela ne signifie nullement que le deuxième état
surgit du néant ou d’une manière arbitraire. Il résulte de l’action d’une force, c’est-à-dire d’une
cause, mais la déviation de la particule ne semble pas être déterminée d’une manière unique
par son état précédent, et c’est cette absence de détermination unique qui suggère l’emploi des
probabilités. En effet, l’état d’une particule à l’origine d’une transition est suivi d’une
dispersion : plusieurs trajectoires sont possibles. Il manque donc à la causalité quantique la
nécessité. 10 (Selon la tradition, le nécessaire est ce qui ne peut arriver autrement). Le défaut de
notre saisie de la nécessité (d’autres diront simplement : le défaut de nécessité) est la raison
principale pour laquelle la causalité en mécanique quantique n’est pas tout à fait celle de la
tradition classique.
10 Voir, par exemple, Mario Bunge, Causality and Modern Science, Harvard University Press, 1959, 1.2.5. “The Quantum Theory : A Restriction on Determinism or on Causality?”.
Déterminisme causal et physique quantique 12
Un autre affaiblissement de notre saisie de la causalité dans ce contexte est le fait qu’en
mécanique quantique, comme le rappelle Grete Hermann, « seul le contrôle médiat de
l’affirmation causale est possible, et non pas le contrôle immédiat qui consiste en la prédiction
de l’effet… Le formalisme [de la mécanique quantique] ne livre aucun point de repère pour
calculer à l’avance tous les résultats de mesure… Pourtant, c’est la déduction à rebours qui
remonte de l’observation du lieu de l’impact [du lieu de la rencontre de la lumière et de
l’électron mesuré] à l’impulsion communiquée à l’électron lors du choc, qui nomme,
précisément pour cet échange d’impulsion, la cause du lieu précis, sur la plaque
[photographique], de l’impact du quantum de lumière… Or, l’affirmation causale qui s’exprime
dans cette déduction à rebours, ne se laisse pas corroborer par la prévision… L’affirmation
causale établie peut par contre être utilisée de façon médiate pour prédire le résultat d’une
observation, et peut être contrôlée par la réalisation de cette observation : elle suffit pour
conclure à la variation de l’impulsion de l’électron, qui, quant à elle, peut être vérifiée ». 11
Si ce que la physique quantique nous apprend n'est pas une remise en cause de la validité
universelle du principe de causalité, alors on ne peut pas être tout à fait d'accord avec une
affirmation telle que celle-ci de Sir Arthur Eddington, représentative de l'opinion de bon
nombre de spécialistes: « La loi de causalité n'existe pas dans la science aujourd'hui —dans ce
corps de connaissances et d'hypothèses systématiques que l'expérience a confirmées. Elle
n'existe que dans les anticipations de certains savants —anticipations que teintent naturellement
leurs prédilections philosophiques».12 Vrai, la loi de causalité existe en tant qu'hypothèse
philosophique des savants. Faux, elle n'existe pas seulement en tant qu'exigence philosophique
car ce que l'expérience a confirmé n'est pas son inexistence mais seulement notre incapacité à
savoir si tout phénomène a une cause. Il est étonnant de constater à quel point les scientifiques
sont aveugles à la distinction entre propriété épistémologique et propriété métaphysique, à la
distinction entre réalité en soi et réalité connue, et le mot d'Eddington illustre une fois de plus
l'erreur consistant à identifier le réel au réel connu.
Le Livre III de L’Exposition du système du monde de Laplace (1796) s’ouvre par ce
mot: « Au milieu de l’infinie variété des phénomènes qui se succèdent continuellement dans
les cieux et sur la terre, on est parvenu à reconnaître le petit nombre des lois générales que la
matière suit dans ses mouvements. Tout leur obéit dans la nature ; tout en dérive aussi
nécessairement que le retour des saisons ; et la courbe décrite par l’atome léger que les vents
semblent emporter au hasard, est réglée d’une manière aussi certaine, que les orbes
planétaires ». Et Max Planck écrit : « La non observance de la règle statistique dans certains cas
particuliers n'est pas due au fait que la loi de la causalité n'est pas vérifiée, mais plutôt à ce que
nos observations n'ont pas la délicatesse et la précision suffisantes pour mettre la loi de
causalité directement à l'épreuve dans chaque cas... S'il était possible de suivre le mouvement
de chaque molécule individuelle dans ce labyrinthe si compliqué de processus, alors nous
trouverions dans chaque cas une vérification exacte des lois dynamiques ». Je partage
11 Grete Hermann, Les fondements philosophiques de la mécanique quantique, Vrin, Paris, 1935, p. 93. 12 Cf. Sir Arthur Eddington, Nouveaux sentiers de la science, Hermann, Paris, 1936, Ch. IV « Le déclin du déterminisme » et Ch. V « L’indétermination et la théorie des quanta ».
Déterminisme causal et physique quantique 13
l’optimisme du déterminisme causal de ces savants, mais reconnaissons tout de suite son
caractère métaphysique, d'une part par souci de clarté, d'autre part parce que les non
causalistes comme Eddington aimeraient au contraire attirer l'attention sur le fait (mais est-ce
un fait ?) que les phénomènes que l'on tenait autrefois pour une conséquence directe de lois
causales sont maintenant vus comme étant le résultat de lois statistiques, et ainsi la question
métaphysique revient incessamment : le fond de la nature est-il d'ordre causal ou statistique?
On pourrait aussi dire contre l'idée de Planck que la notion d'un mouvement isolé n'a peut-être
pas de signification physique. Il se trouve que d'après l'interprétation moderne de la physique
classique de Birkhoff et von Neumann, le concept de mouvement isolé n'a pas en effet de
signification physique mais seul un ensemble mesurable et de mesure non nulle de
mouvements possibles en a une. On voit immédiatement que selon cette dernière
interprétation, le déterminisme naturel doit laisser la place à un déterminisme purement
épistémologique.13
L'indéterminisme quantique est-il provisoire ou définitif ? Selon Théodore Vogel,
« aucune réponse vraiment satisfaisante n'a été apportée, ni par les tenants de l'interprétation
probabiliste actuellement en faveur, ni, il faut bien l'avouer, par les déterministes (qui
abandonneraient d'ailleurs leur position philosophique si on leur en montrait une plus
tenable)... On nous permettra de dire que si l'attitude non-déterministe devait être adoptée sans
réserves, il y aurait bien des explications à donner, qui ne l'ont pas été jusqu'ici ».14 Une
conclusion semblable à celle-ci par sa prudence est tirée par John Earman qui fait remarquer,
de façon juste, qu'une propriété « étonnante et frustrante de la physique quantique est ce
contraste entre l'exactitude de ses prédictions —elle réussit tous les tests imaginés— et le
caractère loufoque de ses conséquences métaphysiques ». On a prétendu « qu'elle prouve
l'indéterminisme, qu'elle établit que le réalisme est faux, que la logique est non-classique, qu'il
existe un dualisme cartésien du physique et du mental, que l'univers a la structure du jardin de
Borges des sentiers qui bifurquent, etc. ». On est donc tenté de dire qu'une théorie qui prouve
tant de choses ne prouve rien, mais Earman nous demande de résister à la tentation. Sa
conclusion minimale est que ce que la théorie quantique implique au juste sur le déterminisme
n’est pas clair.15
On sait que l'un des premiers savants à avoir une idée claire de la disjonction entre la loi
causale mécanique et la régularité statistique est Maxwell. D'après le paradoxe de son « être
fini » de1867 (nommé quelques années plus tard « le démon de Maxwell » par Thomson), il
semble possible qu'un corps chaud puisse extraire de la chaleur d'un corps plus froid. Pour ce
faire le démon doit manipuler les molécules de gaz les classant selon leur vitesse, en mettant les
plus rapides d'un côté de l'enceinte qui contient le gaz et les plus lentes de l’autre. Il peut ainsi
en principe violer le deuxième principe de la thermodynamique d'après lequel un système isolé
évolue toujours vers une plus grande homogénéité de température, de pression, etc. La
chaleur, par exemple, passe toujours d'un corps chaud à un corps froid, principe qui pourrait
13 Voir Paulette Février, Déterminisme et indéterminisme, op. cit., pp. 68-69. 14 Théodore Vogel, Pour une théorie mécaniste renouvelée, Gauthier-Villars, Paris, 1973, Ch. 6. 15 John Earman, A Primer on Determinism. D. Reidel, Dordrecht, 1986, p. 233.
Déterminisme causal et physique quantique 14
semble-t-il être contrarié par le démon de Maxwell. L'irréversibilité de l'énergie serait une
affaire de distribution statistique modifiable des molécules, une loi purement
phénoménologique valable à notre échelle, un épiphénomène, mais non une loi naturelle
causale dynamique. Ce problème maxwellien de la relation entre les descriptions dynamiques
et statistiques des systèmes physiques est encore le nôtre.
§ 5. — DÉTERMINISME, INDÉTERMINISME ET PROBABILITÉS
En physique, un système est composé d'un certain nombre de propriétés dont quelques-
unes sont universelles, partagées par d'autres systèmes, tandis que d'autres propriétés sont
individuelles. Par exemple tous les électrons ont la même masse et la même charge électrique,
mais leur position et leur vitesse peuvent varier. La réunion de ces caractéristiques définit l'état
d'un système. Selon l'interprétation la plus répandue dite « orthodoxe » ou « de l'Ecole de
Copenhague », toutes les informations concernant l'état d'un corpuscule ou d'un groupe de
corpuscules à un instant donné sont incluses dans une entité mathématique, sa fonction d'onde
ou vecteur d'état. Le mouvement d'une particule est caractérisé par cette fonction dépendant de
la position et du temps. C'est sans doute le postulat principal de la mécanique quantique. Pour
obtenir l'expression mathématique de la fonction d'onde il faut savoir qu'elle est déterminée
par la résolution d'une équation ou d'un système d'équations aux dérivées partielles dont elle
est l'inconnue. Un exemple en est l'équation d'onde de Schrödinger. Rappelons aussi la
formulation lagrangienne de la mécanique quantique, formalisme différent mais équivalent, où
on obtient l'équation d'onde grâce à un principe variationnel comme le Principe de moindre
action.
Le point important qu'il faut mentionner ici est que les informations que l'on peut
déduire de la connaissance de la fonction d'onde à un instant donné sont seulement
probabilistes. Il est impossible de prédire avec une parfaite certitude le résultat d'une
expérience destinée à connaître la position ou les caractéristiques dynamiques d'une particule à
un instant donné. Le mieux que l'on puisse faire est prévoir la probabilité de la trouver en un
endroit donné ou de trouver telle ou telle valeur des caractéristiques dynamiques. L'idée est
étonnante, inusitée, elle ne satisfait pas l’espoir des classiques. Il fallait donc s'attendre à ce que
les spécialistes de la physique quantique intéressés aussi par la signification de leur science
passent du temps à considérer ce point (mais ce genre de professionnel se fait de plus en plus
rare car la physique quantique est devenue tellement spécialisée et absorbante, que le
scientifique n’a guère le temps de philosopher). Parmi les questions principales mentionnons
les suivantes: quelle est la nature de ces probabilités, qu'impliquent-elles? Sont elles subjectives,
le reflet de notre ignorance, ou décrivent-elles un état de fait réel?
Les probabilités classiques telles qu'elles furent conçues par Laplace étaient subjectives
dans le sens où leur fondement l'était. Au début de l'Essai philosophique sur les probabilités de
1814 on lit que les courbes décrites par les moindres corps sont réglées d'une manière aussi
parfaite, aussi certaine que les orbites planétaires, et que s'il y a une différence entre les orbites
Déterminisme causal et physique quantique 15
planétaires et les courbes des molécules, elle est due à notre ignorance : « La probabilité est
relative à cette ignorance, en partie à nos connaissances ». L'une des idées-clé des probabilités
classiques, l'équiprobabilité, veut dire, pour Laplace, équi-ignorance : « La théorie des hasards
consiste à réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas également
possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également indécis sur leur existence, et à déterminer
le nombre de cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité ». Evidemment cet
aspect subjectif des fondements des probabilités est compatible avec le caractère tout à fait
objectif des inférences que l'on peut faire à l'aide de la théorie mathématique des probabilités.
§ 6. — L’INDÉTERMINISME, LA PHYSIQUE QUANTIQUE ET L’IMAGE PHYSIQUE DU MONDE
Les réflexions sur le déterminisme causal qui suivent s’appuient sur Emile Meyerson. La
raison principale de ce choix est que son développement épistémologique illustre le
traumatisme vécu par les scientifiques et les philosophes lors du passage des catégories de la
physique classique à la physique quantique, expérience d’autant plus traumatisante pour
Meyerson qu’il a vu dans l’histoire de la raison une recherche de causalité. Mon évaluation
globale est, d’un mot, que sur le déterminisme causal il a fait une concession trop importante à
la physique quantique qui ne s’impose pas, virage qui signifie une contradiction avec ses
opinions précédentes. Mais probablement Meyerson n’a-t-il pas eu le temps de prendre le
recul suffisant par rapport à ce sujet : « Réel et déterminisme en physique quantique », une
monographie de 43 pages, est paru en 1933, l’année de sa mort.
Meyerson était d’avis que la science recherche l’explication, et expliquer signifie
« identifier » dans un sens meyersonien sui generis : « identifier » veut dire réduire les
phénomènes soit à l’espace, soit au temps, soit aux deux. L’identification ou réduction des
phénomènes à l’espace produit des lois et, par conséquent, un déterminisme légal, attendu
qu’une loi établit l’identité ou l’invariabilité d’un rapport entre phénomènes par translation
dans l’espace. Si à l’identité d’un phénomène à l’espace on peut ajouter son identité au temps,
alors il y a, selon Meyerson, causalité ou déterminisme causal. « Déterminisme » car de la
connaissance de la cause on peut progresser à la connaissance de l’effet et vice-versa, et
« causal » dans un sens leibnizien : « l’effet intégral peut reproduire la cause entière ou son
semblable ». La causalité est un principe conservateur : il y a autant de matière ou d’énergie
dans la cause que dans l’effet, rien ne se créé, rien ne se perd. C’est une reprise du grand
principe de Lucrèce : « Rien ne vient de rien… ni ne va vers le néant ». Selon Meyerson —
comment ne pas être d’accord avec lui là-dessus— ce grand principe est partie essentielle non
seulement de la définition de la raison scientifique, mais de la raison tout court. La diversité
dans l’espace et dans le temps, le hasard, la contingence, la créativité, la liberté, l’irréversibilité
dans le temps, les sensations transitoires, les constantes universelles, en somme tout ce qui n’est
pas déductible du seul principe a priori de la raison —l’identification— est irrationnel.
L’identité, la causalité et la déduction sont, répétons-le, l’essence de la raison. Le semblable est
connu par le semblable, et la raison ne comprend que ce qui s’adapte à son exigence
Déterminisme causal et physique quantique 16
identificatrice. Cela s’exprime dans les sciences naturelles par un réseau d’égalités et
d’équations car le monde est compréhensible dans la mesure où il est permanent, dans la
mesure où ce qui est, fut et sera. L’histoire des sciences décrit les aventures de cette raison
identificatrice. Parfois elles réussissent : les connaissances accumulées à travers les siècles en
témoignent ; parfois elles échouent. Il fallait s’y attendre car le réel, fait aussi d’une matière
diverse, de temporalité irréversible, ne se plie pas toujours aux conditions rationnelles. Ce n’est
pas une affaire de tout ou rien. Penser que rien n’est intelligible est un scepticisme sans
fondement, penser que tout est intelligible est une chimère : la raison ne cesse de se heurter au
mystère de la matière.
Meyerson, comme la plupart des épistémologues, était prudent (l’épistémologie est fille
du soupçon). Ses scrupules l’ont empêché de s’aventurer sur le terrain ontologique ou
métaphysique, et les idées que je viens de décrire sont le résultat de ses recherches en histoire
des sciences. La leçon qu’il en a tirée est que l’explication scientifique, tout comme la
recherche de compréhension selon le sens commun, est une recherche d’identification, mais
cette observation épistémologique n’implique rien d’ontologique : il est impossible de prouver
qu’ontologiquement toute diversité phénoménale soit identifiable à l’espace et au temps, d’où
l’impossibilité de savoir si la recherche de causalité universelle est bien fondée. De toute façon,
parmi les thèses principales de Meyerson sur la nature de la science, on trouve 1) que celle-ci —
l’histoire le prouve— recherche l'explication (c'est-à-dire, selon son épistémologie, la réduction à
l'identique et la déduction), et 2) qu’elle présuppose le concept de chose, c’est-à-dire qu’elle a
une vocation ou une orientation réaliste. L'idée qu'expliquer veut dire déduire
mathématiquement est au moins aussi ancienne que les Eléments d'Euclide : l'explication
consiste à montrer les liens nécessaires entre les propositions.
Du réalisme de la science Meyerson conclut que le positivisme est erroné. Il est d’avis
que le positiviste n'a pas compris la psychologie du chercheur : le véritable savant ne se satisfait
pas d'une collection disparate de lois, il veut fournir une véritable image du réel. Cette image
est une déduction qui peut être réalisée soit avec les moyens du langage naturel, soit avec la
générativité des mathématiques. L'explication en termes de déduction utilisant le langage
naturel n'a pas donné une science véritable (que l'on considère par exemple la tentative de
Hegel). Par contre, la science moderne explique grâce à la déduction mathématique avec le
succès que l'on sait. C'est pourquoi toute science recherche la mathématisation. La philosophie
que l'on peut dégager de l'histoire de la physique est un panmathématisme ou un platonisme :
l'univers serait de nature algébricogéométrique. Le sommet dans cet ordre des choses est la
théorie générale de la relativité où l’on assiste à la tentative de réduire et d’identifier,
moyennant une série de déductions, l'immense variété naturelle à un concept abstrait d'espace.
D'un mot, la science est, pour Meyerson, la tentative d'expliquer le réel. Or l'un des critères de
réalité est précisément la résistance à la déduction, c’est-à-dire la résistance à ce que l'esprit
peut obtenir par ses propres moyens à partir d'un minimum d'information. Ce n'est pas le seul
critère car il arrive que des éléments de réalité soient compris, déduits. Ce n'est pas parce que
quelque chose est compris qu'il n'est pas réel, ou qu'il ne l’est plus à partir du moment où il est
expliqué. Je suppose que dans ce cas Meyerson aurait accepté comme critère de réalité la
Déterminisme causal et physique quantique 17
vérification multiple : le fait qu’un phénomène apparaisse avec les mêmes propriétés, quoi
qu’on fasse.
En tout cas l'épistémologie de Meyerson est duale : il place d'un côté l'intellect et sa
catégorie, l'identité, et la réalité variée de l'autre. Dans la mesure où l’être humain veut
connaître et expliquer la variété naturelle, sa tentative est une passion inutile car l'intellect
accomplit sa tâche en éliminant la diversité. Cela permet de classer Meyerson parmi les
penseurs du paradoxe, leur point commun étant la division du réel en deux : la nature et
l'esprit. Ensuite on imagine que la nature extrahumaine possède, au moins en partie, des
propriétés incompatibles avec celles de l'esprit qui devient ainsi un étranger dans l'univers.
Dans cette optique, tôt ou tard l'esprit ne peut qu'échouer. Meyerson ne partage pas
l’optimisme selon lequel tout, en principe, est connaissable et compréhensible.
Si pour Meyerson la recherche d’identité est un a priori ou une exigence qu’il appelle
plausible,16 le contenu est obtenu a posteriori. En effet, l’épistémologue a illustré ses idées sur la
recherche de causalité, donc d’identification, par des analyses historiques détaillées et
éloquentes, et de sa lecture on retient l’impression nette que là où la science réussit, elle ne
peut exister sans déterminisme causal. Par exemple, dans Identité et réalité il affirme que si
l’avenir nous paraît forcément indéterminé, c’est à cause de notre ignorance.17 Et quand il
évoque l’hypothèse selon laquelle les molécules en théorie des gaz seraient inélastiques de telle
sorte qu’un choc central de deux molécules de vitesses égales les neutraliserait les laissant au
repos, il réagit ainsi : « Au point de vue purement rationnel, chaque fois que deux molécules se
rencontreront, il y aura indétermination absolue quant aux conséquences —ce qui évidemment
est contraire au déterminisme qui est la base de toute science ».18 C’est pourquoi il est étonnant
de lire vingt-cinq ans plus tard dans son mémoire « Réel et déterminisme en physique
quantique »19 que la science n’a pas besoin du déterminisme pour exister. Meyerson y expose
un certain nombre d'idées pertinentes à notre sujet couvrant la période 1900-1933.
Dès les premières pages de cette monographie il est clair que Meyerson entend par
déterminisme la propriété des lois qui permet la prévision à partir de la description d'un certain
nombre de phénomènes. Le déterminisme est ainsi épistémologique, il est la capacité humaine
de prédire grâce à la connaissance des lois. Cette fois-ci Meyerson, qui avait pris l’habitude de
commencer ses analyses par une critique de la doctrine positiviste issue de Comte et Mach, ne
peut s’attaquer à la réduction de la science à la prévision légale. En effet, l’interprétation
orthodoxe de la mécanique quantique donne plutôt raison au positivisme. Mais ce n’est pas
tout : le positivisme est, avant tout, le rejet de la métaphysique et de l’ontologie, et c’est
précisément sur ce point central que Meyerson trouve une occasion supplémentaire de rejeter
l'idéologie positiviste : il se trouve que la physique contemporaine donne tort à Mach dans son
16 Cette ambiguïté : identité en tant que principe a priori, identité en tant que notion plausible, se trouve chez Meyerson. 17 É. Meyerson, Identité et réalité, 1908, édition Vrin, Paris, 1951, p. 238. 18 Ibid., p. 65. 19 É. Meyerson, Réel et déterminisme en physique quantique, Actualités scientifiques et industrielles 68, Paris, Hermann, 1933.
Déterminisme causal et physique quantique 18
opposition à la croyance aux atomes. (L'atomisme est une métaphysique, et le point commun à
tout positivisme est le rejet de la métaphysique).20
Meyerson voit une continuité de la vision atomiste du monde des grecs aux savants
modernes et aux physiciens et chimistes contemporains, et il découvre, parmi les constantes,
l'absence du déterminisme de la loi : « La situation est, si possible, plus claire encore si, à
l'atomisme de Démocrite, nous substituons celui d'Epicure. Du temps d'Epicure... le concept
de loi, tel que le connaît la physique actuelle, se trouvait parfaitement dégagé, puisqu'une école
philosophique très répandue, la Stoa, proclamait la domination rigoureuse de la nécessité
universelle dans les phénomènes naturels. Mais les épicuriens rejetaient, précisément, cette
affirmation, ils étaient... nettement indéterministes. Ainsi, là encore, il est manifestement
impossible de supposer que l'image atomistique du réel ait été enfantée par la tendance
déterministe ».21 Meyerson a à l'esprit le clinamen, la déviation sans cause, spontanée, donc
incompréhensible, qui, dans le système d'Epicure, permet aux atomes tombant parallèlement
les uns par rapport aux autres dans le vide, en vertu de leur poids et d'une vitesse égale, de se
rencontrer et de s'agglomérer pour former de nouvelles entités. (Selon les stoïciens, la notion
d’événement sans cause est une croyance méprisée et rejetée par tout le monde, sauf par
Epicure et les épicuriens). L'idée épicurienne —contestable— est que, sans spontanéité ou sans
rencontres fortuites, tout évolution est impossible, rien de nouveau ne peut apparaître. D’après
le témoignage de Cicéron cette théorie du clinamen a été avancée par Epicure pour sauver la
liberté humaine car l’esprit, qui est mû par le mouvement atomique, hérite de la nécessité ou
de la contingence des atomes.22 Ensuite chez Lucrèce le clinamen est devenu clairement, en
même temps, le principe du libre arbitre. Cela montre que les liens entre l'indéterminisme que
l'on imagine au niveau de l'infiniment petit et la liberté humaine ne datent pas d'aujourd'hui. Je
fais allusion, par exemple, à l'idée récente selon laquelle le problème de la compatibilité entre
le déterminisme physique et le libre arbitre n'a pas lieu d'être parce qu'il n'y a déterminisme
nulle part. A l’heure actuelle des scientifiques et des philosophes semblent raisonner de la
façon suivante : 1) Tout, y compris le cerveau, bien sûr, est fait d’atomes. 2) La physique la plus
pertinente pour la compréhension du cerveau est la mécanique quantique et la théorie des
particules élémentaires. 3) Ces théories sont un argument en faveur de l’indéterminisme
atomique. 4) Le cerveau hérite de l'indéterminisme quantique, et les phénomènes de
conscience, tels que le libre arbitre, émergent du cerveau et, par conséquent, de
l’indéterminisme physique. (Nous y reviendrons parce que Meyerson a quelque chose à dire
là-dessus).
La tradition atomiste, parfois manifeste, parfois latente, prouverait que le déterminisme
n'est pas essentiel à la science. C'est pourquoi les atomistes contemporains n'ont pas à être
bouleversés par la tournure prise par la physique des quanta. D'après Meyerson et Eddington il
se trouve que Planck, l'un des initiateurs de l'atomisme récent, n'a pas raison de voir dans le
20 Selon certains témoignages, à la fin de sa vie Mach aurait reconnu les atomes une fois informé de certaines preuves de leur existence. 21 É. Meyerson, Réel et déterminisme en physique quantique, op. cit., p. 11. 22 Cf. Traité du destin, X, 22-23.
Déterminisme causal et physique quantique 19
déterminisme un trait indispensable de la science. Eddington signale que le déterminisme de
Planck est théorique (métaphysique), une déclaration de foi que personne n'est en mesure de
prouver expérimentalement. (Remarquer l'importance accordée par Eddington à l'expérience,
et cet empirisme sera, comme d'habitude en philosophie, l'une des sources premières de
l'idéalisme, en l'occurrence celui d'Eddington). « Le rejet du déterminisme n'est, en aucun sens,
une abdication de la méthode scientifique. C'est plutôt l'épanouissement d'une méthode
scientifique qui a grandi sous la protection de la vieille méthode causale et qui s'est révélée
maintenant avoir une portée plus grande... Ce que nous affirmons, c'est que la science a cessé
de s'appuyer sur le déterminisme ».23 Meyerson, et plus proche de nous dans le temps Popper,
Prigogine et bien d'autres approuveraient. « Il faudra certainement attendre des confirmations
ultérieures avant d'admettre définitivement l'indéterminisme. Mais en supposant que l'on soit
obligé d'avoir recours à cette extrémité, ni le travail du chercheur, ni son attitude essentielle à
l'égard des phénomènes qu'il constatera... ne se trouveraient modifiées ».24
Une constante des travaux des physiciens mise en évidence surtout par les physiciens des
particules, est la confusion entre déterminisme, légalité et causalité. Leur raisonnement se
présente souvent de la façon suivante: (I) Il n'existe pas d'algorithme ou de loi permettant une
prévision des phénomènes avec n'importe quel degré d'exactitude. Par conséquent, le
déterminisme échoue, et il suffit qu'il échoue une fois pour affirmer l'indéterminisme. (II) Le
principe de causalité présuppose qu'un rapport causal observé est indéfiniment analysable,
qu’absolument tout, dans ses moindres détails, est causalement déterminé d'une façon exacte et
universelle. Or les relations d’indétermination signifient l'impossibilité de l'analyse indéfinie du
rapport causal. Par conséquent le principe de causalité et le déterminisme qu'il implique sont
tous les deux faux.
A plusieurs reprises j'ai fait remarquer que le glissement de l'indéterminisme
épistémologique (basé notre incapacité de prévoir ou d'analyser) à l'indéterminisme ou au a-
causalisme in re, est illégitime : il ne faut pas identifier ou réduire le réel au réel connu. Malgré
toutes les précautions prises par Meyerson et en particulier malgré son intérêt avoué à faire
seulement de l'épistémologie, il n'échappe pas au glissement qui mène de la connaissance (à un
moment donné) à des conclusions ontologiques sur le déterminisme et la causalité. Il entend
par légalité le caractère de ce qui est gouverné par une ou plusieurs lois, des lois qui permettent
la prévision et le contrôle des phénomènes, tandis qu'il conçoit la causalité à la Leibniz ou à la
Spinoza : « l'effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable » (Leibniz), d'où la
possibilité, centrale à la science classique, de concevoir la réversibilité des phénomènes.
Ensuite, pour l'auteur de l'Ethique, la causalité n'est pas une création, une production, mais un
rapport de déduction logicomathématique où le temps est absent. Le monde est causé par
Dieu ou la Nature dans le sens où le monde suit —est une conséquence logique— de Dieu ou la
Nature.
23 Sir Arthur Eddington, Nouveaux sentiers de la science, op. cit., pp. 94-95. 24 É. Meyerson, Réel et déterminisme dans la physique quantique, op. cit., p. 59.
Déterminisme causal et physique quantique 20
La causalité est pour Meyerson une forme de l'identité logique, un principe de la raison,
une tendance qui domine le fonctionnement de l'intellect, « le moule où se coule
invariablement toute pensée et qui inspire tous nos efforts en vue de l'intellection du réel ». On
pense à Kant, mais selon l'épistémologue français, il est aisé de constater que cette application
de la causalité au réel ne réussit que partiellement car les phénomènes résistent, tout le réel
n'est pas rationnel. Meyerson pense qu'il y a des obstacles définitifs aussi bien à la causalité qu'à
la légalité. Les limites des théories explicatives, c'est-à-dire les limites de la déduction,
l'incapacité humaine à tout déduire, à tout identifier, mettent en évidence les irrationnels, et la
physique quantique occupe une place de choix dans cette mise en évidence. Irrationnels, les
phénomènes quantiques indéterminés ; irrationnelles, les constantes telles que celle de Planck
ou la masse de l’électron, irrationnel encore, l'imprécision qui résulte de l'existence du
quantum d'action. Une différence importante sépare ces irrationnels de ceux de la science
classique : tant qu'on n'avait pas encore touché le fond des choses on pensait que la description
finale, et notre avis final concernant tel ou tel irrationnel (par exemple, l'irréversibilité du temps
ou une imprécision quelconque), pouvaient être différés, mais la physique quantique est la
discipline de base, elle est ultime. Meyerson conclut donc que les irrationnels mis en lumière
par la théorie quantique sont définitifs.
Quand Meyerson prophétise qu'il y a des obstacles à l'explication causale « que les efforts
de l'homme ne sauraient vaincre », il se rend vulnérable à la critique symétrique de celle qui
consiste à dire que nul n'a le droit d'affirmer l'application universelle du principe causal car
personne ne l'a prouvé et ne pourra jamais le prouver. La raison en est que le principe stipule
le caractère universel d'un fait, alors que toute vérification est toujours partielle et locale.
Meyerson oublie momentanément que la connaissance progresse : personne n’a le droit
d’affirmer que les obstacles à une explication causale à un moment donné ne seront jamais
franchis. Ni le scientifique ni le philosophe ne sont des prophètes. Mais finalement sur ce point
la conclusion raisonnable de Meyerson est qu'on doit voir le principe de causalité, ainsi que la
légalité d'ailleurs, comme un schéma flexible. Parfois ce schéma s'adapte au réel comme les
constatations expérimentales le montrent, mais il arrive aussi qu'il ne s'y adapte pas (ajoutons : à
un moment donné). Une application exclusive et universelle du principe de causalité rendrait
apparemment toute diversité naturelle impossible car la causalité signifie pour lui, nous l'avons
vu, l’identification entre la cause et l’effet. Ainsi toute nouveauté et diversité, toute création et
liberté, bref tout changement serait inconcevable, alors qu'il existe : d'où la nécessité d'une
causalité flexible.
La conception meyersonienne de la causalité d'après laquelle la causalité est une forme
de l'identité logique n'est pas la seule et elle ne s'impose pas. La logique est une chose, la
physique en est une autre. Meyerson est conscient qu’il est étrange de dire que la causalité rend
tout changement impossible, alors qu'elle a été conçue par les Anciens précisément comme un
moyen d'explication du changement. Il est vrai qu'il est irrationnel de penser que quelque
chose puisse surgir de rien ou s'évanouir dans le néant, par conséquent dans le rapport causal
quelque chose de sous-jacent à tout doit être conservé. Mais étant donné la grande variété des
Déterminisme causal et physique quantique 21
changements naturels, ce qui est conservé, ce qui reste identique doit être forcément quelque
chose de très abstrait : une materia prima, ou la matière des atomistes, l'énergie ou l’être.
Après l'exposé des idées meyersoniennnes sur la nature de la science, il est aisé de
montrer qu'il y a en elles une contradiction, comme je l’ai dit plus haut. Là voici: (I) Il affirme,
et il essaie de prouver à travers des centaines de pages érudites, que la vocation de la science est
d'expliquer, ce qui signifie réduire la diversité des phénomènes à l’identité, seule condition a
priori de la recherche. Vue sous l’angle opposé, l’explication est une déduction des
phénomènes à partir de l’identité. Par exemple, les savants qui ont élaboré la théorie de la
relativité on essayé, plus ou moins consciemment, de déduire les phénomènes à partir d'une
seule notion, à savoir, d’une conception sophistiquée de l'espace.25 (II) Il affirme plus tard, dans
son mémoire sur la physique quantique de 1933, que le déterminisme n'est pas indispensable à
la science, thèse, selon lui, que la physique quantique prouve empiriquement avec toute la
netteté souhaitable. (III) Maintenant, attendu que l’explication est une déduction et que toute
déduction implique un déterminisme, il s’ensuit que l'affirmation selon laquelle la science
recherche l'explication implique, à son tour, que la science recherche le déterminisme. (IV) La
science est donc forcément —indispensablement— déterministe, contrairement donc à ce qui
est établi dans (II).
Ce n'est pas seulement que l'intellect cherche un déterminisme qu'il ne pourra pas
trouver dans le réel : la contradiction a lieu toute entière au niveau épistémologique car il est dit
que la science cherche le déterminisme ou la causalité (présupposés par la recherche de
déduction) alors qu'on y affirme en même temps que le déterminisme causal n'est pas
indispensable à la science. Il est possible que cette contradiction ait été latente tout au long du
développement intellectuel de Meyerson car déjà dans Identité et réalité, écrit vingt cinq ans
avant Réel et déterminisme en physique quantique, dans les derniers chapitres il mentionne
« l’illusion causale » : elle consiste à considérer que tout est d’une seule sorte ou que rien
n’arrive étant donné que la cause et l’effet sont interchangeables. C’est une illusion parce que la
sensation, qui est notre premier contact avec le monde externe, montre la diversité et
l’irréversibilité des phénomènes. Si l’explication scientifique, au sens de Meyerson, est une
illusion, on comprend que pour lui la liste d’éléments irrationnels soit longue : sont irrationnels
notamment (en plus de ceux déjà rencontrés : les phénomènes quantiques indéterminés, la
masse de l’électron, l'imprécision qui résulte de l'existence du quantum d'action) les atomes, le
choc, l’impénétrabilité, la force, l’action à distance, la tridimensionnalité de l’espace, les
constantes universelles, l’irréversibilité des phénomènes, le particulier, l‘existence, la sensation,
le toucher, l’ensemble des qualités secondes.
« Bien que, comme je l'ai démontré dans le corps de ce volume, nous devons être des
indéterministes métaphysiques, méthodologiquement il nous faut quand même chercher des
lois causales ou déterministes —excepté là où les problèmes à résoudre sont eux-mêmes d'un
type probabiliste ».26 L’incohérence de Popper qui consiste à chercher le déterminisme sans
25 Cf. É. Meyerson, La Déduction relativiste, Payot, Paris, 1925. 26 K. Popper, The Open Universe, 1959, édition française Hermann, Paris, 1984, p. 194.
Déterminisme causal et physique quantique 22
croire qu’il existe, ressemble à celle de Meyerson mais elle est moins marquée, car l’attitude de
Popper signifie une incohérence entre deux niveaux : épistémologiquement, la science cherche
le déterminisme parce qu'elle cherche à formuler des lois ; ontologiquement, seule la croyance
à l'indéterminisme est justifiée. Dans les deux cas —cette situation a déjà été évoquée— celui de
Meyerson et de Popper, l'esprit se trouve dans une posture impossible, condamné à chercher
ce que la nature ne pourra pas lui fournir. Même des réalistes ou des semi-réalistes se trouvent
dans cette situation. Ainsi Max Planck, écrivant sur la controverse entre le positivisme et le
réalisme, affirme que la physique poursuit un but d'essence métaphysique qu'il considère
légitime, la connaissance de la réalité en soi, mais qu’il ne sera jamais atteint.27 Kant, ses idées
régulatrices et ses interdits, sa connaissance de la connaissance, seraient-ils la source, ou l’une
des sources, de ceux qui limitent le connaissable? « L’homme est une passion inutile », dit
Sartre, et le sceptique spécifie : « la connaissance est une passion inutile ».
Si le déterminisme n'est pas indispensable à la science, y a-t-il une autre propriété qui le
soit d'après Meyerson? Oui, la recherche d'une image du réel. L'histoire des sciences montre
que les théories fournissent une image du réel, qu’elles expriment une attitude réaliste,
constante que les positivistes n'ont pas su comprendre. Ceci étant posé, ce qu’il y a
d'extraordinaire dans la physique quantique est, selon Meyerson, non pas qu'elle fasse toucher
du doigt un indéterminisme scientifique, mais bien plutôt qu'elle soit incapable de donner une
image cohérente du réel. Comment penser une chose qui soit à la fois corpuscule et
ondulation? Une particule est pensable, tour à tour, sous un aspect, puis sous l'autre. D'après
Bohr, la théorie corpusculaire de la microphysique et la théorie ondulatoire ne sont pas
contradictoires mais complémentaires. Chaque théorie représente l'un des deux aspects limites
d'une réalité qui, apparemment, ne ressemble pas à celle que nous percevons de manière
classique à notre échelle. Les deux aspects, corpusculaire et ondulatoire, apparaissent
nécessairement l'un ou l'autre selon le type d'expérience réalisée.
Ces aspects incompatibles ont été érigés en principe par Bohr en 1928 : le Principe de
complémentarité. Meyerson ne le dit pas, mais il est remarquable que Bohr ait érigé en
principe l'inintelligible, alors qu'on attend d'un principe un maximum de clarté. La raison en est
que les explications dérivées d’un principe héritent de son degré de clarté, en l’occurrence, de
son degré d’obscurité (il est impossible de donner ce que l'on ne possède pas). Bien entendu
ce concept de complémentarité est inusité, il n'est pas celui du langage naturel décrivant des
objets classiques ou à notre échelle. Au niveau classique, quand on observe que deux aspects
d'une chose sont complémentaires, on présuppose qu'ils sont nécessairement compatibles,
comme les sabots, les dents et l’appareil digestif d’un mouton. Les couleurs complémentaires
sont des couleurs simples ou composées dont la réunion produit du blanc, et en géométrie, les
angles complémentaires sont ceux dont la somme vaut un droit. « Somme », « réunion », tout
cela présuppose union, compatibilité, alors qu'en microphysique le Principe de
complémentarité signifie, au contraire, séparation et incompatibilité.
27 Cf. M. Planck, L’Image du monde dans la physique moderne, Editions Gonthier, 1933.
Déterminisme causal et physique quantique 23
Mais les incompatibilités de la physique quantique ne sont pas les seules responsables du
fait que cette discipline ne donne pas une image physique du réel. D’autres causes sont d’ordre
mathématique : « Concernant la question de savoir si de tels formalismes [ceux de la physique
quantique et ceux de la physique relativiste] peuvent être considérés comme une extension de
notre pouvoir de visualisation, on ne doit pas oublier que la représentation… de l’espace et du
temps dans la théorie de la relativité comme une variété quadridimensionnelle, tout comme la
connexion de quantités cinématiques et dynamiques en mécanique quantique par l’algèbre non
commutative, dépend essentiellement d’un vieil artifice mathématique, l’introduction de
quantités imaginaires. En effet, les constantes fondamentales, la vitesse de la lumière et le
quantum d’action, sont introduites dans le formalisme en tant que facteurs de √-1, l’un dans la
définition de la quatrième coordonnée, l’autre dans les lois commutatives des variables
canoniquement conjuguées ».28
Il n'est pas rare que les spécialistes de la physique quantique demandent de ne pas voir
dans leur discipline une explication du réel, une image véritable du monde. Elle serait un
formalisme qu'on doit maîtriser et apprendre à appliquer, il n'y aurait là rien à comprendre. Ce
point de vue sceptique et antiphilosophique minore la science en la transformant presque en
une technologie d’avant le XIXe siècle, c’est-à-dire, en un bricolage habile certes, mais non
basé sur une explication universelle. Contrairement à ce qui a lieu en mécanique classique, en
physique quantique les mathématiques n'auraient pas de portée ontologique, et cette évolution
qui consiste à définir la physique quantique comme un formalisme qui « marche » sans autre
prétention, est due, selon Meyerson, à l'incapacité à résoudre les contradictions auxquelles on
aboutit du type onde-corpuscule. « Ce sont véritablement des difficultés concernant l'essence
qui ont entamé la foi en l'existence... Le physicien, dans l'avenir, sera presque inévitablement
poussé... à rechercher la signification physique des concepts que lui fournit le raisonnement
mathématique... ». Plus d'un demi-siècle plus tard, Penrose, pour ne mentionner ici que lui, se
trouve dans la même situation que celle de l'auteur de Réel et déterminisme: il est insatisfait du
repli formaliste et désireux de donner à la physique des quanta une portée réaliste sans laquelle
cette discipline manque de pertinence pour la compréhension des énigmes les plus
pressantes.29 Les modifications doivent être de deux ordres compatibles entre eux : il faudrait
d’une part, et pour autant que l’on tient à la causalité, faire des efforts supplémentaires en
mathématiques visant à imaginer la stabilité cachée qui rend possible les lois statistiques
apparentes ; d’autre part, il faudrait trouver pour le formalisme une référence physique
convenable. Le jour où la physique sera à nouveau, au-delà du formalisme, une image du
monde, l’homme cultivé ne pourra plus faire l'impasse sur la physique quantique.
28 Niels Bohr, « Causality and Complementarity », op. cit., p. 292. 29 Voir par exemple Roger Penrose, The Road to Reality. A Complete Guide to the Laws of the Universe, Alfred A. Knoff, New York, 2005, 21.6 What is quantum ‘reality’?
Déterminisme causal et physique quantique 24
CONCLUSION
Cet essai a été une tentative d’expliquer l’idée selon laquelle la physique quantique, et en
particulier la mécanique quantique, ne signifie pas l’abandon du déterminisme causal, et
plusieurs témoignages autorisés ont été apportés à son appui.
Les difficultés rencontrées sur le chemin de la compréhension de la mécanique
quantique rendent manifeste, probablement plus que dans tout autre théorie, à quel point une
théorie physique est une entité complexe où s’entrelacent la description des phénomènes,
l’élaboration de modèles mathématiques et des exigences ou des conditions métaphysiques.
Cette situation rappelle les paradoxes de Zénon. En outre, il est étonnant de se rendre compte
qu’une théorie aussi bien vérifiée expérimentalement —et qui de ce point de vue fait, par
conséquent, l’unanimité— reçoive des interprétations métaphysiques aussi différentes.
Finalement, ceux qui attendent que la physique nous renseigne vraiment sur le monde et
sur les bases physiques de tous les êtres, regrettent, avec raison, nous venons de le voir, le recul
formaliste des spécialistes de la mécanique quantique. Cette exigence réaliste de représentation
n’est nullement étrangère au déterminisme causal car l’image présuppose la stabilité du
représenté et de la représentation, et la stabilité est la base du déterminisme causal. C’est la
raison pour laquelle un réalisme sans stabilité, sans déterminisme causal et sans essences est,
sensu stricto, inconcevable.
* * ** * ** * ** * *