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Vico critique du cartésianisme
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VICO CRITIQUE DU CARTÉSIANISME
Giambattista Vico a été présenté dans le livre de Zeev Sternhell, Les anti-lumières, comme
l’archétype, avec Herder, des philosophes du XVIIIe siècle opposés aux Lumières. Il appartiendrait à
un courant « irrationaliste » et fondamentalement réactionnaire. On ne peut commettre plus grave
méprise sur le philosophe napolitain, auteur de la Scienza Nuova, trop inconnu en France. Au contraire
de Sternhell, Jonathan Israël, dans Les Lumières radicales, le situe dans le courant critique des
Lumières, dont Spinoza est la première figure emblématique. Si l’on peut être moins tranché de
Jonathan Israël, il reste que l’œuvre de Vico, loin d’être anti-moderne, préfigure à bien des égards les
penseurs du siècle suivant, comme Hegel et Marx (qui le cite chaleureusement). Il ouvre la voie à cette
« science nouvelle », à la fois anthropologique, historique et sociale qui se déploiera bien tard. Il
esquisse non pas un refus de la science mathématisée dont Galilée, Descartes et Newton ont jeté les
bases, mais une critique au sens de la délimitation du champ de validité. En ce sens, il reste notre
contemporain. Nous nous concentrons dans le présent article sur la critique de la méthode de
Descartes, la critique de cette « nouvelle critique » qui n’est peut-être pas tant l’œuvre de Descartes
lui-même que la vision dominante du cartésianisme tel qu’il a été reçu dans l’Europe des Lumières.
***
Dans l’ouvrage consacré à La méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum
ratione), daté de 1708, Giambattista Vico prend la défense de la culture humaniste contre le vent
nouveau, essentiellement cartésien, qui fait de la rigueur mathématique et de la vérité scientifique la
règle absolue. En fait, cet apparent manifeste contre la modernité pose les jalons d’une critique très
moderne de la modernité cartésienne.
Le texte commence par une sorte d’apologie de la science moderne, celle qui se fonde sur les
développements des mathématiques et de leur application systématique à la physique et avec cela des
aides apportées à la médecine par cette nouvelle physique. Mais Vico considère que ces progrès ne
doivent pas faire perdre le sens de la mesure. La finitude de l’homme implique que son savoir ne peut
être qu’un savoir humain, nécessairement imparfait. Et c’est, du reste, cette imperfection et cette
limitation de l’homme qui exigent une méthode des études entendue comme méthode pour former les
esprits et d’abord les esprits des enfants et des jeunes gens qu’on ne peut d’emblée traiter comme s’ils
étaient des adultes. Ce que Vico nomme « la nouvelle critique » (nova critica), appellation sous
laquelle il désigne le cartésianisme, et dont les effets scientifiques sont jugés indiscutablement positifs,
présente néanmoins de graves inconvénients.
Vico commence par critiquer l’exigence d’une « vérité première » (le cogito cartésien). De la méthode
cartésienne, il refuse la récusation de tout ce qui pourrait n’être pas tout à fait certain, car cela conduit
à rejeter « les choses vraisemblables comme si elles étaient fausses » et à méconnaître radicalement les
principes mêmes de l’éducation. Vico pourrait ici suivre une indication de Bacon, un des auteurs
modernes qui l’ont le plus influencé : « Dans les spéculations, si l’on commence par la certitude, l’on
finira par le doute ; si l’on commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps,
l’on finira par la certitude. » On pourrait croire que Bacon ne dit pas autre chose que Descartes. Mais
c’est en fait l’exact opposé. Chez Descartes, on ne commence pas par le doute pour aller à la certitude,
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mais, au contraire, on part de la certitude du « cogito » pour produire d’autres certitudes (celle de
l’existence de Dieu, etc.). Si Vico semble, au début, mettre dans un même camp les modernes, Bacon
autant que Descartes, en réalité, c’est parce qu’il est un lecteur de Bacon dont il comprend assez
clairement la méthode, qu’il engage cette critique du cartésianisme. Non pas une critique des
modernes en général, mais une critique de l’un des courants des modernes et une prise de parti pour
l’autre, qui a tant eu de prolongements dans la philosophie anglaise empiriste.
Dans l’éducation, telle que Vico la défend, il s’agit de forger le « sens commun », faute de quoi elle
produira des jeunes gens arrogants – ceux qui sont certains de détenir la vérité dès le début, au
moment où il faudrait douter. Or, si l’erreur naît des choses fausses et la science des choses vraies et le
sens commun du vraisemblable, les exigences du cartésianisme risquent fort d’étouffer le sens
commun, c’est-à-dire celui du vraisemblable. Celui-ci est non seulement une règle de prudence mais
aussi une règle de l’éloquence1. La prudence doit être entendue dans son sens traditionnel –
notamment dans la philosophie antique – de règle pré-rationnelle, presque intuitive, qui permet à
l’homme de distinguer ce qui lui est utile et ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Ce pourrait
être « l’opinion droite » de Platon. Mais c’est aussi tout simplement le genre de connaissance qui rend
la vie possible, précisément parce qu’il nous est impossible d’avoir en toutes choses une science
absolument certaine. Et c’est à cette vraisemblance que la Science Nouvelle fera une très large place.
Que le sens commun fondé sur le vraisemblable soit utile à l’éloquence, c’est tout aussi évident : pour
convaincre son auditoire de la vérité de son propos, l’orateur doit être capable d’en montrer la
vraisemblance. Loin d’opposer le vrai et le vraisemblable, il faut les considérer comme
complémentaires. Loin de rejeter l’aristotélisme, comme le fait Descartes, Vico s’appuie sur la
distinction que fait le Stagirite entre les raisonnements parfaits, ceux de la science au sens strict et les
argumentations dans les choses seulement probables qui forment l’objet des Topiques.
Enfin, pour Vico, l’éducation ne peut d’un bond emmener l’esprit aux sciences les plus abstraites ; elle
doit s’appuyer sur l’imagination (phantasia) qui est la force innée de l’esprit humain et cultiver la
mémoire. L’imagination, dira encore Vico un peu plus tard dans De l’antique sagesse de l’Italie, « est
la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant, nous façonnons les images des choses. »2
La méthode cartésienne est accusée d’affaiblir les esprits exercés dans les arts de la mémoire, en même
temps que tous ceux qui mettent en œuvre l’imagination : éloquence, peinture, poésie.
Les anciens e vitaient ces de savantages : pour presque tous, la ge ome trie e tait la logique des jeunes
gens. En fait, imitant les me decins, qui suivent ce vers quoi la nature incline, ils enseignaient aux jeunes
cette science qui ne peut e tre bien apprise sans une capacite aigue de se former des images, afin qu’ils
s’habituassent a la raison graduellement et lentement, selon l’inclination de leur a ge, sans qu’aucune
violence ne fu t faite a leur nature.3
Le point précis sur lequel porte la critique vichienne est la prétention de Descartes de faire table rase
de « tout ce que je tenais en ma créance » ou encore de tenir pour faux tout ce qui vient de
1 Le texte sur la méthode est l’œuvre d’un professeur de rhétorique à l’université de Naples,
fonction que Vico assume entre 1708 et 1710.
2 Vico, 1993, p.119. On retrouvera chez Leopardi cette défense de l’imagination face aux
prétentions de la raison. Voir Zibaldone, 1841.
3 Vico, 2008, p.72
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l’imagination ou encore de se présenter comme s’il n’avait lu aucun livre (voir le dialogue sur La
recherche de la vérité à la lumière de la raison naturelle). Certes, les détours méthodologiques de
Descartes ne condamnent, dans l’absolu, ni la mémoire, ni l’imagination, ni même l’opinion
commune, tenue pour guide dans les questions morales. Mais Vico ne fait pas une lecture, ligne à
ligne, de Descartes, il prend uniquement pour cible sa conception de la vérité ou, du moins, la
conception de la vérité issue du cartésianisme. Pour Vico, si la vérité peut être atteinte sans s’appuyer
sur l’éducation mais seulement par l’exercice pur de la raison, toute l’histoire humaine est dépourvue
de sens ! Il soutient, au contraire, que l’histoire humaine est l’histoire du progrès de la culture, d’une
éducation progressive de l’humanité. Et cette éducation de l’humanité suit, au fond, les mêmes voies
que celles qu’emprunte l’éducation de l’individu – un thème qu’on retrouvera chez Hegel. C’est en ce
sens qu’on doit comprendre l’insistance de Vico pour une éducation dans laquelle il faut se garder de
toute violence faite à la nature des enfants et des jeunes gens. La bonne éducation consiste à connaître
les avantages de la discussion des choses vraisemblables et la capacité d’user à bon escient de la
méthode déductive (la « critique »). C’est précisément pour cette raison que Vico accorde la plus
grande importance à la « topique », c’est-à-dire à l’art des discussions dans les choses seulement
probables.
On peut ainsi résumer les étapes de l’éducation vichienne : enrichir son esprit par les arts de la
conversation, affermir le sens commun par la prudence et l’éloquence, se renforcer dans la poésie et
dans la mémoire pour les arts qui utilisent ces facultés de l’esprit, et, seulement après, apprendre la
« critique ».
La critique de la méthode cartésienne débouche sur une thèse essentielle à la philosophie de Vico : la
connaissance de la nature est incertaine et la seule et unique fin des arts est de nous rendre certains que
nous agissons correctement. Vico insiste sur les inconvénients de l’introduction de la géométrie dans
la connaissance de la physique. Le plus grand est, paradoxalement, que cette physique est inattaquable,
parce qu’elle est déductive et qu’on ne peut mettre en cause l’une de ses déductions sans mettre en
cause le principe lui-même. Elle interdit toute discussion tant qu’on n’est pas allé au bout des
déductions, coupe, irrémédiablement, le lien entre la contemplation (non scientifique) de la nature et sa
connaissance scientifique et, enfin, interdit de faire des liens d’analogies entre choses éloignées l’une
de l’autre, ces liens d’analogies qui s’enracinent dans ce que la Science Nouvelle nommera « sagesse
poétique ». Donc, la méthode géométrique en physique se trouve ainsi séparée de l’ensemble du
mouvement de la culture et c’est là son inconvénient majeur. Il ne s’agit pas d’une critique de la
géométrie, mais d’une critique de l’application de la géométrie à la physique au point de penser que
nous serions presque dispensés du recours à l’expérience, dans une géométrisation complète de la
réalité physique4.
Après la méthode géométrique, Vico passe à l’analyse (c’est-à-dire l’application de solutions
algébriques aux problèmes de géométrie) dont il conteste l’utilité pour la physique. La mise en
équation de la physique lui semble un travail inutile fondé seulement sur des coïncidences fortuites.
Aux cartésiens qui invoquent son utilité pratique, Vico rétorque qu’Archimède a construit des
machines de guerre extraordinaires lors du siège de Syracuse tout en ignorant l’analyse. Et c’est sans
l’analyse que Brunelleschi a construit cette merveille architecturale qu’est Santa Maria del Fiore à
Florence. On ne peut guère être plus franchement à contre-courant de son époque et, évidemment, le
4 Notons que cette volonté de déduire les lois du mouvement de principes a priori conduit Descartes à
quelques erreurs notables dans la deuxième partie des Principes de la philosophie.
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développement de la physique va donner tort à Vico. Mais là encore, il faut comprendre ce que Vico
défend, au-delà des prises de position brutales contre les Modernes. Il conteste vigoureusement cette
science nouvelle dont la valeur de vérité se confond avec l’efficacité pratique technique. Les
techniques algébriques sont sans doute nécessaires aux ingénieurs reconnaît d’ailleurs Vico, mais elles
ne doivent venir qu’au second plan. Dans l’éducation des jeunes gens, c’est la mathématique des
formes, la géométrie, qui doit être enseignée en premier. Autrement dit, ce n’est pas l’application
technique de la science qui serait garante de sa vérité absolue.
De même Vico conteste l’utilité de la méthode cartésienne en médecine. La manière cartésienne de
considérer le corps comme une machine conduit à accorder moins de place aux symptômes, aux règles
pour conserver le corps en bonne santé, ou encore au lien étroit en médecine entre le corps et l’âme.
Plutôt qu’aux lois de la physique et à leur certitude prétendue, il vaudrait mieux donner plus de place
aux longues observations qui procurent des connaissances vraisemblables.
Plus grave, enfin, est le fait que la priorité donnée à la connaissance physique relègue au second plan
la morale et la jurisprudence (la science du droit) qui devraient avoir la première place.
Puisqu’aujourd’hui, l’unique but des e tudes est la ve rite , nous investiguons la nature des choses parce
qu’elle nous paraî t certaine, mais nous ne faisons pas de recherche dans la nature de l’homme parce
qu’elle est rendue au plus haut point incertaine par le libre arbitre. Mais cette me thode des e tudes
produit chez les adolescents de tels inconve nients qu’ils ne re ussissent pas ensuite a se comporter avec
la prudence suffisante dans la vie civile, ni ne savent colorer le discours de caracte re et l’enflammer
autant qu’il suffit de passions.5
La méthode nouvelle, « cartésienne », éduque à la science mais non à la sagesse. Or dans les affaires
humaines, c’est d’abord la sagesse qui est nécessaire et celle-ci n’a pas besoin de la rigidité des règles
du physicien, mais au contraire de la « mesure flexible utilisée à Lesbos », cette règle de plomb
malléable dont parle Aristote et qui s’adapte aux courbes des choses à mesurer.6 La science sans
prudence qui procède de la loi générale au particulier passe à travers les « tortuosités de la vie », alors
que le sage les connaît et sait les suivre sans oublier de regarder vers le but éternel qui est le sien.
Supériorité de la sagesse pratique donc sur la connaissance théorique selon la méthode mathématique.
L’opposition entre science et sagesse se double d’une discussion sur les deux types de discours, le
discours scientifique qui ne manie que des termes abstraits, choisis pour leur précision et le discours
éloquent qui sait user des images pour mieux toucher son interlocuteur. Opposition qui renvoie au
génie des langues. Au fond, le cartésianisme est conforme au génie de la langue française mais ne
convient pas à la langue italienne7. Vico ne soutient pas une conception relativiste de la vérité (vérité
en-deçà des Alpes, erreur au-delà !) mais soutient qu’elle ne peut s’exprimer de la même manière dans
5 Vico, 2008, p. 94
6 Vico, 2008, p.96. Sur la règle de Lesbos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b : Aristote
s’intéresse aux cas innombrables dans lesquels la loi ne peut pas déterminer le juste et où est
nécessaire l’honnête, « correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son
universalité ». Et Aristote poursuit : « L’indéterminé, en effet, a pour règle un outil lui aussi
indéterminé, tout comme la construction à Lesbos a pour règle le plomb. D’après la forme de la
pierre, en effet, cette règle de plomb se modifie et ne reste pas identique. De même le décret
s’adapte aux affaires traitées. » (Cité dans la traduction Bodéüs, GF-Flammarion, 2004)
7 Vico défend la supériorité de la langue italienne et se vante de n’avoir pas appris le français ...
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toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. Dans ce domaine aussi l’universel doit être
concret.
Si la « nouvelle critique » est désavantageuse pour la formation des jeunes gens, elle peut être utile à la
poésie : la méthode déductive, permettant de tirer logiquement des conséquences de prémisses fausses
peut produire des effets poétiques. Mais Vico ne s’en tient pas à cette formule qui pourrait sembler très
ironique. La volonté de la vérité (« claire et distincte ») de la « nouvelle critique » rejoint finalement
l’objectif du poète. Ce que le philosophe cherche avec sérieux, le poète l’enseigne en dilettante. On
voit ici s’esquisser le thème de la « science poétique » qui prendra une grande place dans la Science
Nouvelle. Mais alors que dans cette dernière œuvre, la science poétique est une étape d’un
développement historique de la culture humaine, une étape qui, finalement, devra être dépassée, ici, ce
qui distingue le poète du philosophe, ce sont les publics et les modes de conviction adaptés à des
publics différents. Le philosophe s’adresse au public cultivé et il le peut faire avec des termes abstraits
alors que le poète s’adresse au vulgaire et utilise pour ce faire des personnages et des actions.
À cette fin, les poe tes s’e cartent des formes quotidiennes du vrai pour en cre er une d’une espe ce encore
plus excellente ; et ils ne gligent la nature incertaine pour suivre la nature constante et ils suivent le faux
de sorte a e tre en quelque matie re encore plus ve ridiques.8
Le faux dont Vico parle ce sont les fictions poétiques dont la fonction est précisément de dire le vrai.
Ainsi la rigueur des actions humaines, la cohérence avec soi-même dont font preuve les héros
d’Homère constituent les modèles de la philosophie morale des stoïciens. Et Vico, qui affirme dans la
Scienza Nuova que les mythes sont vrais, affirme que la poésie est une voie d’accès à la vérité.
La nouvelle méthode, la critique, ne peut évidemment épargner la jurisprudence et c’est à elle que
Vico consacre le plus important chapitre de son traité consacré à la « méthode des études de notre
temps ». Le droit romain constitue le modèle de tout droit, puisqu’il garde les traces de la sagesse des
temps héroïques et que la définition que les Romains donnaient de la jurisprudence correspond
exactement à celle que les Grecs donnaient de la sagesse : « connaissance des choses divines et
humaines ». Mais, pour Vico, les Romains sont supérieurs aux Grecs en ce domaine et pour justifier
cette thèse, il esquisse une forme particulière du verum/factum (cf. infra). Les Romains connaissaient
mieux la sagesse jurisprudentielle que les Grecs, car au lieu d’apprendre en en discutant, ils
l’apprenaient dans la pratique.9 Il s’agit donc chez eux d’une philosophie « vraie et non simulée ».
Avec l’Empire, la jurisprudence romaine s’affaiblit, séparant l’art de juger – l’art oratoire – de la
connaissance du juste et de l’injuste, en même temps que le droit public était délaissé, la connaissance
des choses humaines se limitant dorénavant au droit privé. Par rapport à ce droit ancien, fort
corrompu, il semble que les nouvelles méthodes de la jurisprudence soient supérieures. La
rationalisation du droit (dont Domat est le représentant le plus connu en France) tend à présenter les
lois comme un système unique et rationnellement construit. Vico admet que cette méthode a des
avantages, notamment au regard d’un droit qui s’est affaibli et a perdu sa cohérence ainsi que le sens
de l’État et du bien commun. Cependant, c’est encore la prudence pratique et les exigences de l’art
oratoire qui sont les mieux adaptées à l’exercice du droit, notamment parce qu’une infinité des cas ne
peut être saisie par la loi et exige cette habitude de juger prudemment que donne la tradition juridique.
LE VERUM/FACTUM, CLÉ DE VOÛTE DE LA PENSÉE VICHIENNE
8 Vico, 2008, p.108
9 Vico, 2008, p.118
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Les questions abordées dans la Méthode des études de notre temps sont reprises plus directement sur le
plan métaphysique dans De la sagesse de l’antique Italie10
. Le point de départ est différent. Vico
suppose ici une théorie de langage selon laquelle celui-ci n’est rien d’autre que l’objectivation de la
pensée, il en déduit que l’étymologie permet de retracer la genèse de la pensée. Partant d’un principe
qu’il réfutera dans La Science Nouvelle, Vico suppose que l’on pourrait découvrir dans les origines de
la langue latine une sagesse antique, antérieure même à la sagesse des Grecs. Le lien entre philologie
et philosophie se noue ici. Constatant combien la langue latine est riche en expressions
philosophiques, Vico conjecture que, puisque les anciens Romains ne se préoccupaient que
d’agriculture et de guerre, cet enseignement philosophique incorporé dans la langue ne pouvait venir
que des Ioniens et des Étrusques. Vico entreprend de fait de construire une culture latine qui ait sa
propre spécificité, indépendante de celle des Grecs, une culture dotée d’une philosophie dont les
racines soient proprement italiennes et qui ne puisse donc être réduite à une traduction latine de la
philosophie grecque.
Trois questions résument le propos de ce livre I : celle de la vérité première, celle de la divinité
suprême et celle de l’âme humaine. Le livre s’ouvre par l’affirmation la plus célèbre de Vico : « les
mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre. » De cette étymologie, Vico passe
à la gnoséologie. L’extrait décisif est celui-ci :
(…) le criterium du vrai, et la re gle pour le reconnaî tre, c'est de l'avoir fait ; par conse quent, l'ide e claire
et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un criterium du vrai, et elle n'est pas me me un
criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l'esprit ne se fait point, et puisqu'il ne se fait point, il
ne sait pas le genre ou la manie re dont il se connaî t. Comme la science humaine a pour base
l'abstraction, les sciences sont d'autant moins certaines qu'elles sont plus engage es dans la matie re
corporelle. Àinsi la me canique est moins certaine que la ge ome trie et l'arithme tique, parce qu'elle
conside re le mouvement, mais re alise dans des machines ; la physique est moins certaine que la
me canique, parce que la me canique conside re le mouvement externe des circonfe rences, et la physique
le mouvement interne des corps. La morale est moins certaine encore que la physique parce que celle-ci
conside re les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine
et constante, tandis que la morale scrute les mouvements des a mes, qui se passent a de grandes
profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les
the ories sont ve rifie es de s lors qu’elles permettent de produire quelque chose de semblable aux faits
observe s. C'est pour cela que les the ories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont
accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expe riences qui offrent une
imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son
e tre de l'esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par
laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre a l’inte rieur de toute e ternite , et le fait a l'exte rieur
dans le temps. Quant au criterium du vrai, c'est pour Dieu de communiquer en cre ant la bonte aux
objets de sa pense e (vidit Deus, quod essent bona), de me me c'est pour les hommes d’avoir fait le vrai
qu’ils connaissent.11
10 De antiquissima italorum sapientia ex linguae latinae originibus eruenda. Le titre est le
programme. Il annonce trois livres, I. Métaphysique, II. Physique, III. Morale. Le livre I fut publié
en 1710. Le livre de physique a été commencé mais jamais achevé et le texte en est perdu et il n’y
a aucune trace du livre III consacré à la morale. Nous citons ce texte d’après la traduction Michelet
(Vico, 1993).
11 Vico, 1993, pp 76-77
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L’attaque contre la métaphysique cartésienne est cette fois directe. L’idée claire et distincte ne peut
pas être le criterium du vrai parce qu’elle ne peut pas être le criterium de notre esprit. Descartes part
de l’idée que l’esprit (mens) est plus aisé à connaître que le corps et cette connaissance claire et
distincte de l’existence et de la nature du « je » (« je suis une chose qui pense ») constitue le « point
d’Archimède » que recherchent les Méditations métaphysiques. Mais le « grand Méditateur », comme
l’appelle Vico, s’abuse lui-même : si le principe du verum/factum est valide, je connais d’autant plus
un objet que je l’ai fait. Ainsi les mathématiques qui sont les inventions de l’homme lui sont
parfaitement connues, la mécanique qui traite des mouvements extérieurs est un peu moins connue et
plus nous nous enfonçons dans l’épaisseur de l’être, moins la connaissance que nous en avons est
certaine. Vico soutient que la méthode utilisée par Descartes dans les Méditations ne permet pas du
tout de sortir du scepticisme et que « le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous
prenions pour criterium du vrai le fait de l’avoir fait ».12
On pourrait penser que Vico institue là une sorte de « critère de la pratique ». C’est ainsi que parfois il
a été interprété, notamment dans la tradition marxiste. Contre le kantisme et le caractère
inconnaissable de la « chose en soi » kantienne, Engels invoque l’industrie preuve pratique de la vérité
de nos connaissances en physique et chimie : si on peut synthétiser une substance (on peut la faire),
c’est qu’on la connaît complètement et qu’il n’y rien d’autre à connaître. On pourrait y voir aussi une
espèce d’anticipation du pragmatisme qui prolonge par bien des aspects l’expérimentalisme baconien.
Mais Vico n’entend pas les choses ainsi.
La thèse du verum/factum n’est certainement pas une invention de Vico. Selon une certaine critique
catholique à laquelle Vico répond, on pourrait la trouver sous des formes légèrement différentes dans
d’autres sources, principalement dans la tradition thomiste. D’autres commentateurs citent Duns Scot,
Nicolas de Cues ou encore l’occasionnalisme de Malebranche. Ainsi dans la Somme théologique, saint
Thomas affirme-t-il: « le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. » (I, question XVI, art.3) Cette
formulation est assez éloignée de celle de Vico. Dans sa réponse au « Giornale de’ litterati d’Italia »,
Vico semble cependant tirer sa position vers la formule thomiste.
Premie rement, j’e tablis un vrai qui se convertit avec le fait, et, ainsi, j’entends le « bon » des e coles,
qu’elles convertissent avec l’e tre, et donc je rame ne en Dieu ce qui est l’unique Vrai parce qu’en lui est
contenu tout fait.13
Ainsi que le remarque Croce14
, une telle méthode herméneutique permet de ramener toutes les
philosophies à une seule ! Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la revendication de filiation
thomiste de Vico, qui n’est sans doute qu’une argutie où l’on invoque l’autorité de la théologie
officielle catholique en vue d’échapper aux médisances et jalousies dont Vico se plaint fréquemment.
De quoi s’agit-il donc ? Pour comprendre la problématique de Vico, il est peut-être intéressant de
suivre la suggestion de Croce et d’aller voir du côté de Galilée. Dans un passage connu du Dialogue
sur les deux grands systèmes du monde, Galilée s’essaie à la comparaison entre les puissances
intellectuelles de l’homme et celles de la nature. Il distingue deux sortes de compréhension : la
12 Vico, 1993, p.81
13 Vico, 2008, p.327. Les discussions de 1711-1712 auxquelles la publication de L’antique sagesse
de l’Italie a donné lieu ne figurent pas dans l’édition française de 1993, tirée de Michelet.
14 Croce, 1913, p.317
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compréhension intensive et la compréhension extensive. La deuxième se rapporte à la multitude des
choses intelligibles alors que la première se rapporte à la perfection de la compréhension d’une
proposition. Or si relativement au nombre des choses à comprendre, qui sont infinies, l’intellect
humain est un zéro, il n’en est pas de même relativement à certaines propositions.
… je dis que l’intellect humain comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que
la nature elle-me me peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathe matiques pures, c’est-a -dire de la
ge ome trie et de l’arithme tique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaî tre infiniment plus de
propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaî t toutes, mais, a mon sens la connaissance qu’a
l’intellect humain du petit nombre qu’il comprend parvient a e galer en certitude objective la
connaissance divine, puisqu’elle arrive a en comprendre la ne cessite et qu’au-dessus de cela il n’y a rien
de plus assure .15
Ce passage est évidemment fondamental. Il fait de l’homme un double de Dieu, le double fini d’un
être infini mais apte à atteindre une vérité tout aussi assurée, tout aussi absolue. Cela fera partie des
charges portées contre Galilée. Mais Galilée est dans la continuité d’une tradition de la philosophie qui
comprend Pic de la Mirandole ou Campanella et Vico pourrait bien prolonger cette même lignée,
platonicienne et étrangère au thomisme. Dieu connaît l’infinité du monde puisqu'il « a fait toutes les
choses ». L’homme, au contraire, ne peut évidemment pas toutes les connaître, il ne peut même pas les
comprendre à proprement parler puisque qu’il faudrait qu’elles soient en lui pour pouvoir les
comprendre. Pour faire comprendre la différence entre le vrai connu par Dieu et le vrai humain, Vico
emploie une image: le vrai humain est comme l’image plane d’une forme plastique. L’écart entre
l’homme et Dieu procède de ce mécanisme projectif et permet d’expliquer cependant pourquoi
l’homme peut atteindre la vérité dans son domaine propre :
Et de me me que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l’acte me me de sa connaissance, dispose et
engendre, de me me le vrai humain consiste en ce que l’homme, dans la connaissance, combine et
produit pareillement. Àinsi la science est la connaissance du genre ou de la manie re dont la chose se
fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-me me l’objet …16
De cela il se tire que l’homme ne peut connaître que les choses qu’il a faites. Quelles sont ces choses ?
Comme l’homme n’est pas véritablement créateur, il ne comprend pas en lui les choses de la nature.
La méthode analytique aristotélicienne comme le pythagorisme sont des tentatives qui conduisent dans
une impasse car « l’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il
ne pouvait y atteindre », mais
il sut alors utiliser ce de faut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se cre a deux e le ments :
un point qui pu t se repre senter et une unite susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si
on ne le figure n’est plus un point, et l’unite qu’on multiplie n’est plus une unite . En outre, il partit de ces
bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’a l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensite et
poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unite . De cette manie re, il se construisit un monde de
formes et de nombres qu’il pu t embrasser tout entier en lui-me me.17
C’est pourquoi la science la plus certaine, et même la seule qui soit absolument certaine, est la
mathématique, car si le principe de la science humaine est l’abstraction, dit comme le dit Vico, seule la
mathématique est complètement abstraite. On comprend alors pourquoi la mécanique est moins
15 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux,
Seuil, 1992, p. 211
16 Vico, 1993, p.72
17 Vico, 1993, p.75
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certaine que les mathématiques : elle s’occupe du mouvement – c’est la cinématique – mais du
mouvement « réalisé dans les machines ». Mais à son tour la mécanique parce que plus abstraite est
plus certaine que la physique. « La mécanique considère le mouvement externe des circonférences et
la physique le mouvement interne des centres. » Cette expression s’éclaire à la lumière de la thèse de
Vico exposée dans le début du texte : la mécanique ne s’occupe que des mouvements « extérieurs » de
la matière, ceux qui peuvent être abstraitement représentés par des figures géométriques – comme les
trajectoires elliptiques des planètes qui constituent la « mécanique céleste ». Elle est encore très proche
de la géométrie pure. Au contraire, la physique, dans la mesure où elle s’intéresse à la matière elle-
même ne peut plus procéder aux mêmes abstractions.
Par le même raisonnement on conçoit que la morale est encore moins certaine que la physique. Il faut
entendre ici la morale au sens large d’étude de l’esprit humain, presque au sens de psychologie, et non
au sens étroit, prescriptif. La régularité des phénomènes physiques donne encore la possibilité d’une
abstraction qu’interdit l’infinie variation de l’esprit humain qui semble n’obéir qu’à la fantaisie.
La thèse du verum/factum présentée en 1710 n’est donc susceptible d’aucune interprétation
« pragmatiste » et Vico n’anticipe pas la « philosophie de la praxis », le nom sous lequel Gentile, puis
Gramsci, désignent la philosophie de Marx. Elle se présente plutôt comme une limitation drastique de
la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité en dehors des mathématiques et c’est en cela qu’elle
est franchement anti-cartésienne et pourrait plutôt incliner au scepticisme – comme souvent y porte le
platonisme.
De cet ouvrage de 1710, Vico rejettera la thèse fondamentale, celle d’une sagesse philosophique
ancienne et cachée dans l’étymologie et la Science Nouvelle au contraire répétera qu’il n’y a pas chez
les peuples anciens de sagesse absconse. Pourtant la thèse sur la nature de la vérité sera conservée
sous la forme particulière qu’elle trouve dans l’œuvre majeure de Vico : nous connaissons mieux le
monde civil que le monde naturel car nous avons fait celui-là et non celui-ci – et c’est pratiquement
sous cette forme que Marx la reprend pour soutenir la validité d’une science de l’histoire, à ceci près,
et ce n’est pas rien, que, pour Marx faire l’histoire, ce n’est pas exactement ce que Vico entend quand
il parle de « faire le monde civil ». Plus généralement, on peut considérer, avec Ciro Greco que « le
terrain préparé par le De Antiquissima sera celui-là même sur lequel édifier la Science Nouvelle, les
coordonnées métaphysiques qui se trouvent dans le premier, bien que se transformant, demeureront en
partie au fond du second »18
.
***
La recherche de la vérité ne procède pas d’une méthode infaillible qu’il suffirait d’appliquer
rigoureusement. Sans nier l’importance ni les résultats des sciences de la nature et notamment de la
physique mathématisée, il s’agit d’en circonscrire le champ avec précision et de garder toute sa place à
la culture héritée. Au-delà, les réflexions de Vico pourraient nous être utiles aujourd’hui, à l’heure où
la « méthodologie », les procédures et la recherche du « rendement » dans la pensée envahissent
l’école. Avec Vico, nous pourrions réaffirmer la valeur éminente des humanités classiques dans la
formation des esprits. Plutôt une tête bien faite qu’une tête bien pleine, répète-t-on ; mais une tête vide
ne peut être bien faite et la tradition humaniste, plus que tout, concourt à former les esprits avec
suffisamment de largeur de vue pour qu’ils puissent être des esprits critiques.
BIBLIOGRAPHIE :
18 C. Greco, « Dualismo e poeisis in Giambattista Vico », in Vico, 2008, p. 464
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* Œuvres de Vico citées ici
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno
Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di
Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del
nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua
latina e Polemiche.
* Commentaires
[1913] CROCE, Benedetto, La philosophie de Jean-Baptiste Vico, Giard et Brière, 1913, traduit de
l’italien par H.Buriot-Darsiles et Georges Bourgin.