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191 Transcrire l’analyse fine du bâti : un plaidoyer pour le relevé manuel dans l’archéologie monumentale Andreas Hartmann-Virnich À une époque où le développement de la technologie laser, de l’infographie et de la gestion numérique des données révolutionne les stratégies de l’approche archéologique du bâti, le sujet du présent article, prolongement et élargissement d’une réflexion présentée à l’occasion du colloque de l’école de Chaillot sur le relevé architectural 1 , peut surprendre. En effet, la généralisation des nouvel- les technologies, dont la mise en pratique est largement entrée dans les mœurs, focalise désormais le débat méthodologique sur le seul domaine du relevé numérique, thématisé et explicité dans les revues spécifiques de la discipline de l’archéologie monumentale 2 . Face à cette effervescence stimulée par les perspectives que la puissance croissante des outils numériques ouvrent dans les domaines essentielle- ment pratiques de l’enregistrement et de la gestion de données, on constate toutefois que la déontolo- gie proprement archéologique de l’application des technologies nouvelles est rarement thématisée en tant que telle 3 . Dans le domaine du relevé architectural, on constate une nette avance de la recherche 1 Andreas Hartmann-Virnich, « Dialoguer avec le monument : relevé manuel, consolidation et restauration de la porte orientale ayyoubide de la citadelle de Damas (Syrie) », dans Le relevé en architecture : l’éternelle quête du vrai, Actes des journées internationales d’études de l’École de Chaillot, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 5-6 novembre 2007. À paraître (publication en ligne). 2 Depuis sa création en 1996 comme supplément à la revue Archeologia medievale, la revue Archeologia dell’architet- tura s’est établi comme le premier forum de l’archéologie du bâti en Europe, dont les parutions annuelles reflètent et commentent le développement des techniques de relevé d’actualité. Aussi, les derniers volumes offrent-ils un vaste éventail d’études stratigraphiques fondées en premier lieu sur l’application de la tachéométrie laser et le redressement numérique de clichés photographiques. À l’instar de son modèle italien, les numéros annuels thématiques de la revue Arqueología de la arquitectura, publiée depuis 2002, pro- posent une tribune à l’archéologie monumentale dont la portée ne se limite pas à la seule péninsule ibérique (cf. Arqueología de la arquitectura, 4-2005 (2007), Aparejos constructivos medievales en el Mediterráneo Occidental. Estudio arqueológico de las técnicas constructivas). Au lieu de l’impossible bilan bibliographique d’une littérature en constante évolution, nous renvoyons à quelques publica- tions significatives qui tiennent compte du développement considérable de la réflexion sur les méthodes et finalités du relevé archéologique des élévations en Allemagne, où la Bauforschung est étroitement associée aux études préalables et à la mise en œuvre des projets de restauration et de réha- bilitation, une dynamique remarquable dans la mesure où les services compétents des Länder, auxquels incombe l’ini- tiative de ces recherches archéologiques, prennent une part active dans la réflexion méthodologique, et dans la diffusion de ses résultats : Ulrich Klein, Bauaufnahme und Baudo- kumentation, Munich, 2001 ; Manfred Schuller, Building Archaeology, dans Monuments and sites/Monuments et sites/ Monumentos et sitios, VII, (Icomos), 2002 (91 p.) ; Günther Eckstein, Empfehlungen für Baudokumentationen. Bau- aufnahme - Bauuntersuchung, (Landesamt Baden-Würt- temberg, Arbeitsheft 7), Stuttgart, 2003 (78 p.) ; Heiko K. L. Schulze (coord.), Von der Spurensuche zur praktischen Anwendung. Historische Bauforschung in der Denkmalpflege (Vereinigung der Landesdenkmalpfleger in der Bundesre- publik Deutschland/Union des conservateurs en chef des Monuments historiques des Länder de la République Fédérale d’Allemagne), 2004, 34 p. 3 Deux colloques tenus en 2000 et 2001 sur l’archéologie du bâti et les possibilités et limites de ses méthodes n’ont abordé la question des techniques de relevé que de manière péri- phérique, dans le contexte des problématiques d’enregistre- ment et de traitement des données archéologiques : Philippe Bernardi, Andreas Hartmann-Virnich, Dominique Vingtain (dir.), Textes et archéologie monumentale : appro- ches de l’architecture médiévale, Actes du colloque tenu à Avignon, 30 novembre - 2 décembre 2000, Montagnac, 2005 ; Isabelle P arron-Kontis et Nicolas Reveyron (dir.), Archéologie du bâti. Pour une harmonisation des méthodes. Actes de la table ronde, 9 et 10 novembre 2001. Musée archéo- logique de Saint-Romain-en-Gal (Rhône), Paris, 2005. Dans ce dernier volume, voir en particulier Jean-Louis P aillet, « L’enregistrement et le traitement des données architectu- rales sur les chantiers archéologiques : intérêt d’une harmo- nisation des méthodes, risques et limites », p. 33-34. Plus récemment, outre les journées internationales d’études de l’École de Chaillot du 5-6 novembre 2007, consacrées au relevé architectural (cf. supra, note 1), le 132 e congrès des sociétés savantes, tenu en 2007 à Arles, a été dédié à la ques- tion du relevé archéologique : Olivier Buchsenschutz (éd.), Images et relevés archéologiques, de la preuve à la démonstra- tion (édition électronique), Paris, CTHS, janvier 2009 (http:// cths.fr/_files/ed/pdf/ira02intro.pdf). lapidibus.indd 191 29-11-2010 13:25:03

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Transcrire l’analyse fine du bâti : un plaidoyer pour le relevé manuel dans l’archéologie monumentale

Andreas Hartmann-Virnich

À une époque où le développement de la technologie laser, de l’infographie et de la gestion numérique des données révolutionne les stratégies de l’approche archéologique du bâti, le sujet du présent article, prolongement et élargissement d’une réflexion présentée à l’occasion du colloque de l’école de Chaillot sur le relevé architectural 1, peut surprendre. En effet, la généralisation des nouvel-les technologies, dont la mise en pratique est largement entrée dans les mœurs, focalise désormais le débat méthodologique sur le seul domaine du relevé numérique, thématisé et explicité dans les revues spécifiques de la discipline de l’archéologie monumentale 2. Face à cette effervescence stimulée par les perspectives que la puissance croissante des outils numériques ouvrent dans les domaines essentielle-ment pratiques de l’enregistrement et de la gestion de données, on constate toutefois que la déontolo-gie proprement archéologique de l’application des technologies nouvelles est rarement thématisée en tant que telle 3. Dans le domaine du relevé architectural, on constate une nette avance de la recherche

1 Andreas Hartmann-Virnich, « Dialoguer avec le monument : relevé manuel, consolidation et restauration de la porte orientale ayyoubide de la citadelle de Damas (Syrie) », dans Le relevé en architecture : l’éternelle quête du vrai, Actes des journées internationales d’études de l’École de Chaillot, Paris, Cité de l’architecture et du patrimoine, 5-6 novembre 2007. À paraître (publication en ligne).2 Depuis sa création en 1996 comme supplément à la revue Archeologia medievale, la revue Archeologia dell’architet-tura s’est établi comme le premier forum de l’archéologie du bâti en Europe, dont les parutions annuelles reflètent et commentent le développement des techniques de relevé d’actualité. Aussi, les derniers volumes offrent-ils un vaste éventail d’études stratigraphiques fondées en premier lieu sur l’application de la tachéométrie laser et le redressement numérique de clichés photographiques. À l’instar de son modèle italien, les numéros annuels thématiques de la revue Arqueología de la arquitectura, publiée depuis 2002, pro-posent une tribune à l’archéologie monumentale dont la portée ne se limite pas à la seule péninsule ibérique (cf. Arqueología de la arquitectura, 4-2005 (2007), Aparejos constructivos medievales en el Mediterráneo Occidental. Estudio arqueológico de las técnicas constructivas). Au lieu de l’impossible bilan bibliographique d’une littérature en constante évolution, nous renvoyons à quelques publica-tions significatives qui tiennent compte du développement considérable de la réflexion sur les méthodes et finalités du relevé archéologique des élévations en Allemagne, où la Bauforschung est étroitement associée aux études préalables et à la mise en œuvre des projets de restauration et de réha-bilitation, une dynamique remarquable dans la mesure où les services compétents des Länder, auxquels incombe l’ini-tiative de ces recherches archéologiques, prennent une part active dans la réflexion méthodologique, et dans la diffusion de ses résultats : Ulrich Klein, Bauaufnahme und Baudo-kumentation, Munich, 2001 ; Manfred Schuller, Building

Archaeology, dans Monuments and sites/Monuments et sites/Monumentos et sitios, VII, (Icomos), 2002 (91 p.) ; Günther Eckstein, Empfehlungen für Baudokumentationen. Bau-aufnahme - Bauuntersuchung, (Landesamt Baden-Würt-temberg, Arbeitsheft 7), Stuttgart, 2003 (78 p.) ; Heiko K. L. Schulze (coord.), Von der Spurensuche zur praktischen Anwendung. Historische Bauforschung in der Denkmalpflege (Vereinigung der Landesdenkmalpfleger in der Bundesre-publik Deutschland/Union des conservateurs en chef des Monuments historiques des Länder de la République Fédérale d’Allemagne), 2004, 34 p.3 Deux colloques tenus en 2000 et 2001 sur l’archéologie du bâti et les possibilités et limites de ses méthodes n’ont abordé la question des techniques de relevé que de manière péri-phérique, dans le contexte des problématiques d’enregistre-ment et de traitement des données archéologiques : Philippe Bernardi, Andreas Hartmann-Virnich, Dominique Vingtain (dir.), Textes et archéologie monumentale : appro-ches de l’architecture médiévale, Actes du colloque tenu à Avignon, 30 novembre - 2 décembre 2000, Montagnac, 2005 ; Isabelle Parron-Kontis et Nicolas Reveyron (dir.), Archéologie du bâti. Pour une harmonisation des méthodes. Actes de la table ronde, 9 et 10 novembre 2001. Musée archéo-logique de Saint-Romain-en-Gal (Rhône), Paris, 2005. Dans ce dernier volume, voir en particulier Jean-Louis Paillet, « L’enregistrement et le traitement des données architectu-rales sur les chantiers archéologiques : intérêt d’une harmo-nisation des méthodes, risques et limites », p. 33-34. Plus récemment, outre les journées internationales d’études de l’École de Chaillot du 5-6 novembre 2007, consacrées au relevé architectural (cf. supra, note 1), le 132e congrès des sociétés savantes, tenu en 2007 à Arles, a été dédié à la ques-tion du relevé archéologique : Olivier Buchsenschutz (éd.), Images et relevés archéologiques, de la preuve à la démonstra-tion (édition électronique), Paris, CTHS, janvier 2009 (http://cths.fr/_files/ed/pdf/ira02intro.pdf).

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outre-Rhin, où l’enseignement de la Bauforschung, traditionnellement associé aux écoles d’architecture allemandes, a favorisé l’établissement de l’archéologie du bâti en tant que discipline à part entière dont les méthodes, et les coûts que celles-ci génèrent dans le cadre des études préalables, imposent un re-nouvellement permanent de la réflexion sur le potentiel et la finalité des techniques du relevé archi-tectural. La discussion sur le choix, sur la mise en pratique et sur l’utilité des méthodes fut l’objet de deux colloques tenus à Cottbus en 2000 et en 2005 dont l’esprit et le contenu reflètent l’évolution considérable de l’état de la question au cours de la dernière décennie : tandis que le premier annonçait dès le titre l’éventail des techniques « du relevé manuel à la high tech » 4, le second, toujours placé sous le même thème, était en réalité dédié exclusivement aux technologies numériques utilisées pour la modélisation, la présentation et la gestion de données 5.

La différence entre les deux approches est en quelque sorte symptomatique d’une époque où la révolution technologique impose une adaptation constante aux outils disponibles, au risque de déplacer le débat sur leur finalité. Si la modélisation numérique tient désormais une place de choix dans la mise en valeur des hypothèses archéologiques, sa pertinence dépend avant tout de celle des analyses sur lesquelles elle se fonde. En 2000, le débat entre les partisans d’une approche archéologique fondée sur le relevé manuel réalisé de visu à partir de l’analyse directe de l’objet d’une part et les promoteurs des nouvelles technologies laser alors émergeantes avait été au cœur du débat. Cinq ans plus tard, il fut remplacé par une vaste enquête sur les nouvelles technologies : tachéométrie et scanographie laser, mono-photogrammétrie, logiciels de traitement et de mise en forme des données, et sur leur aptitude à l’économie de temps, sur leur polyvalence et sur leur intérêt pour la simulation tridimensionnelle. Or, si l’importance de ces aspects pour l’archéologie du bâti n’est plus à démontrer, l’évolution récente, dont le second colloque de Cottbus se faisait l’interprète, tend à donner raison à un certain scepticisme face au danger de la surévaluation du potentiel des technologies numériques, dont les avantages incontesta-bles pour la gestion du temps de travail, notamment dans le cadre de l’étude globale des grands ensem-bles architecturaux, comme pour la saisie précise de l’aspect et de la géométrie d’un objet dans l’espace, n’ont pour ainsi dire aucune incidence sur la qualité intrinsèque de l’étude archéologique en tant que telle. Celle-ci procède en effet d’une analyse de l’objet lui-même, et d’une culture archéologique qu’aucun outil d’approche virtuelle de l’objet ne saurait rendre dispensable. Or, le danger de substituer à une ap-proche directe de l’objet mesuré celle d’une représentation virtuelle, en confondant l’exactitude géomé-trique du relevé avec celle de la saisie photographique de l’aspect de la surface d’un objet avec la précision de l’analyse de ce dernier, rejoint le problème plus généralement inhérent à l’évolution d’une mémoire virtuelle qui augmente les capacités du stockage d’informations dont la masse croissante menace d’écra-ser in fine la possibilité intellectuelle d’en réaliser l’analyse, et la synthèse.

Pour répondre à la question du rapport entre l’analyse de visu de l’objet archéologique et la pertinence des modes de relevé utilisés pour l’acquisition des données, plusieurs auteurs du premier colloque de Cottbus avaient pris la défense du relevé manuel face à une high tech dont l’utilisation inadéquate est susceptible de produire un low result, surtout lorsque le regard du technicien n’est pas guidé par celui de l’archéologue 6. Si la démocratisation, certes relative, de la tachéométrie laser et des

4 Ulrich Weferling, Katja Heine, Ulrike Wulf (éd.), Messen, Modellieren, Darstellen. Von Handaufmass bis High Tech. Aufnahmeverfahren in der historischen Bauforschung. Interdisziplinäres Kolloquium vom 23.-26. Februar 2000 veranstaltet von den Lehrstühlen für Baugeschichte und für Vermessungskunde der Brandenburgischen Technischen Uni-versität Cottbus, Mayence, 2001.5 Alexandra Riedel, Katja Heine, Frank Henze (éd.), Von Handaufmass bis High Tech II. Modellieren, struk-turieren, präsentieren. Informationssysteme in der histo-

rischen Bauforschung. Interdisziplinäres Kolloquium vom 23.-26. Februar 2005 veranstaltet von den Lehrstühlen für Baugeschichte und ihre Vermessungskunde der Brandenburgischen Technischen Universität Cottbus, Mayence, 2006.6 Cf. Gert Thomas Mader, « Vergleich händischer und rech-nergestützter Verfahren: Anwendung, Wirtschaftlichkeit », dans Riedel, Heine et Henze (éd.), Von Handaufmass bis High-Tech II (cf. note 5), p. 99-110, p. 109.

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logiciels de saisie comme de traitement de l’image numérique au cours des dernières années permet désormais à l’archéologue du bâti de se dispenser de l’intermédiaire d’un géomètre 7, la question de l’utilité du relevé par rapport aux finalités de la recherche reste intacte. « Réfléchir au lieu de prendre seulement des mesures » : cette formule polémique que Manfred Schuller avait choisie pour titre de son article 8 invitait naguère à réfléchir en amont sur le potentiel et les finalités du relevé archéologique, dont la première vocation est celle de répondre aux exigences de la compréhension du bâti et de son histoire, au lieu de se satisfaire de la seule saisie, représentation et étude d’une réalité géométrique objective.

Dans ce sens, le relevé manuel reste une technique d’actualité, au sein du vaste répertoire d’op-tions dont l’archéologue dispose pour répondre aux objectifs qu’il se fixe ou qui lui sont imposés. Alors que la photographie numérique redressée à partir du relevé au tachéomètre constitue un support convenable pour la cartographie d’observations stratigraphiques à grande échelle, le relevé manuel, qui ne répond plus au premier chef à la nécessité de produire une documentation graphique pour un ensemble architectural, procède d’une stratégie scientifique différente qui privilégie l’approche du détail, se faisant l’interprète d’observations dont la nature et la qualité restent difficilement, voire in-compatibles avec l’utilisation du support numérique. Loin de constituer un obstacle inutile à la pro-gression du travail, la prise de mesure manuelle et le dessin de l’objet de visu imposent une démarche lente qui discipline et structure le regard par l’attention soutenue et la prise en compte systématique des dimensions des éléments relevés, et par la réflexion stimulée par l’observation. À la différence de la photographie redressée, le relevé manuel, assisté par un outillage numérique ou non, constitue non pas le support, mais le résultat graphique d’un protocole d’analyse dont le degré de finesse et la perti-nence traduisent celles du regard de l’intervenant. La mise en œuvre de ce type d’approche, rarement réalisée aujourd’hui pour la totalité d’un grand ensemble architectural 9, peut donc être envisagée avant tout comme complément d’une étude globale structurée en fonction des objectifs de l’analyse archéo-logique et du degré d’approfondissement recherché. Tel un sondage archéologique, le relevé manuel concentre le regard sur l’échantillon significatif dont l’analyse pars pro toto engage l’histoire monumen-tale de l’édifice en son entier.

Les exemples suivants veulent illustrer l’enquête « microscopique » pratiquée par l’auteur comme complément de l’étude « macroscopique » d’un ensemble architectural, autour de la problé-matique de la distinction, en termes de chronologie relative, de phénomènes similaires en apparence : distinction d’une mise en œuvre simultanée de celle décalée dans le temps, d’une association de ma-tériaux différents dans un même ouvrage de celle due à une reprise, identification du remploi, voire du remontage de tout un élément architectural cohérent dans un contexte constructif postérieur. Le premier ensemble renoue, dans le prolongement du colloque de l’Ecole de Chaillot, avec le commen-taire d’échantillons inédits issus de la vaste enquête monumentale que l’auteur a menée sur les portes de la citadelle de Damas (Syrie). Le second s’inscrit dans une démarche scientifique collective dont l’objet, l’étude monumentale de l’abbaye de Lagrasse (Aude), impose de par ses dimensions une hiérar-

7 À l’exception de la scanographie, onéreuse et soumise au rythme accéléré du développement technologique.8 Manfred Schuller, « Mehr Denken statt nur messen », dans Riedel, Heine et Henze (éd.), Von Handaufmass bis High-Tech II (cf. note 5), p. 213-222.9 Il en va ainsi pour le cas aussi exemplaire que spectaculaire du relevé exhaustif de la cathédrale de Ratisbonne, conduit dans les années 1980-1990 dans le cadre du programme pluriannuel « Bau-, Kunst- und Funktionsgeschichte des Regensburger Domes als Modellfall » par la formation

Aufbaustudium Denkmalpflege de l’Université de Bamberg sous la direction d’Achim Hubel et de Manfred Schuller. Cf. Achim Hubel et Manfred Schuller, Der Dom zu Regensburg. Vom Bauen und Gestalten einer gotischen Kathedrale, Ratisbonne, 1995 ; Der Dom zu Regensburg. Ausgrabung, Restaurierung, Forschung. Ausstellung anläßlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Dome, 1984-1988, catalogue d’exposition, Ratisbonne (14 juillet – 29 octobre 1989), Munich-Zurich, 1989.

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chisation des stratégies d’approche, où le relevé manuel pierre-à-pierre sert à caractériser les moments forts d’une histoire monumentale complexe.

Réalisée dans le cadre du projet de recherche franco-syrien sur la citadelle de Damas, conduit entre 2000 et 2006 sous la direction de Sophie Berthier 10, et destinée à une étude archéologique thé-matique centrée sur certaines parties du monument dans le but d’accompagner un projets de réhabi-litation, notre étude des portes et poternes des deux enceintes successives de la forteresse devait préciser les caractéristiques constructives et la chronologie relative des différentes phases de l’évolution du monument, pour dépasser la vision trop schématique issue des études précédentes qui avaient jusqu’alors envisagé le vaste et prestigieux édifice dans sa globalité.

Résidence des souverains zenghides et ayyoubides dans leur capitale, la citadelle damascène fut un des principaux monuments fortifiés du Proche-Orient islamique à l’époque des croisades (fig. 1). Au gré des changements de pouvoir, des sièges destructeurs, des réparations et des agrandissements,

10 Ingénieur de recherche au CNRS, Sophie Berthier a dirigé le programme de recherche au titre de l’Institut Français d’Études Arabes de Damas/Institut Français du

Proche-Orient (IFEAD-IFPO), en collaboration avec la Direction Générale des Antiquités et des monuments de Syrie (DGAMS).

Fig. 1 : Plan de la citadelle de Damas au début du XXe siècle (d’après Karl Wulzinger et Carl Watzinger, Damaskus. Die islamische Stadt, Berlin/Leipzig, 1924, pl. 60)

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le monument fut l’objet d’innombrables modifications depuis sa création jusqu’à l’époque du mandat français. Si cette histoire monumentale en tant que telle n’intéresse pas la présente approche métho-dologique, il faut en résumer un point fort pour situer la démarche analytique dans son contexte. À partir de 1203, al-Malik al-‘Adil ibn Ayyoub, frère cadet de Yusûf ibn Ayyûb Salah-al-Dîn (Saladin), fit enfermer l’ancienne citadelle, fondée à la fin du XIe siècle de l’ère chrétienne et plusieurs fois remaniée au cours du XIIe, dans une nouvelle enceinte dotée de treize puissantes tours rectangulaires. Cette citadelle ayyoubide, dont les courtines dessinent un quadrilatère irrégulier de 200 x 150 m environ, était accessible par deux portes majeures à l’Est et au Nord. Si celles-ci sont toujours au moins partiel-lement conservées, une troisième porte à l’ouest n’était connue que des sources écrites : la reconstruc-tion de la courtine occidentale à l’époque mamelouke et le percement d’une porte à l’époque ottomane tardive n’ayant laissé aucune trace jusqu’alors identifiée d’une porte plus ancienne de ce côté du mo-nument, particulièrement exposé aux dommages des engins de siège.

Fig. 2 : Citadelle de Damas, courtine ouest, minutes du relevé pierre-à-pierre de la face interne (détail) (A. Hartmann-Virnich, 2006)

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Notre intervention 11 portait sur le relevé détaillé d’une partie du parement intérieur de la courtine mamelouke, destiné à vérifier l’existence d’une ouverture obturée (fig. 2). Situé dans une pièce voûtée qui faisait office de salle des gardes pour l’entrée ottomane jusqu’au début des années 2000, le mur présentait certes un panneau en re-trait de 16 cm, largement masqué du côté gauche par le mur de refend méridional de la salle, mais la continuité des assises visibles sous le badigeon et l’absence d’un linteau contredisaient d’emblée l’existence d’un passage muré. En revanche, la typologie des portes de la citadelle confirmait qu’il s’agissait en réalité de la réserve pour le van-tail d’une porte orientée dans le sens perpendi-culaire. À la suite de ce constat, le démontage du refend ottoman tardif, décidé par le conservateur en chef du monument 12, et la fouille de la salle et du passage ottoman permirent non seulement de localiser les piédroits et le seuil de la porte à l’emplacement et au niveau pressentis (fig. 3). En scrutant la surface des blocs et des joints, parfai-tement lisibles dans les niveaux archéologiques, il s’avérait que la première assise de la courtine, de la loge et du piédroit était faite de blocs en réemploi accidentés et retaillés, dont certains avaient été posés sur chant ou en délit et calés à l’aide de petits blocs pour obtenir un lit d’attente égal. La chrono-typologie établie à partir de l’étude individuelle et comparative des portes de la citadelle permit alors de préciser la date et la provenance des remplois, dont les tailles au ci-seau grain d’orge à dents serrées, combinées ou non avec l’usage de la shahouta 13, s’inscrivent, nous le verrons, dans un répertoire ayyoubide clairement caractérisé, et dont la forme comme les traces d’usure lisibles sur certaines pierres

trahissaient l’appartenance à une porte. Or, la présence de deux fragments moulurés erratiques rem-ployés dans la superstructure remaniée du même mur, désormais identifiés avec les piédroits d’une porte décorée à l’instar de la porte principale à l’est, tendait à confirmer la préexistence d’une porte ayyoubide dans le secteur. Si la première analyse d’une élévation insignifiante en apparence avait donc donné lieu à la mise en évidence d’une porte, le relevé détaillé des surfaces murales permit d’en décou-

11 Cf. Andreas Hartmann-Virnich, « Citadelle de Damas. Étude archéologique du bâti des portes de la citadelle. Rap-port préliminaire de la mission 1/2005, 9-21 avril 2005 » ; « Citadelle de Damas. Étude archéologique du bâti des portes de la citadelle. Rapport préliminaire de la mission

2/2005, 16-29 juillet 2005 ». Rapports inédits déposés à l’IFEAD/IFPO, Damas.12 Edmond Al-Ajji, avec l’autorisation de la DGAMS.13 La variante du taillant grain d’orge à emmanchement perpendiculaire qui est en usage au Proche-Orient.

Fig. 3: Citadelle de Damas, courtine ouest : restitution axonométri-que schématique de la porte d’époque mamelouke (A. Hartmann-Virnich, 2006)

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vrir une autre, plus ancienne, à partir de la seule analyse et interprétation des blocs accidentés rem-ployés dans la reconstruction mamelouke.

L’exemple suivant illustre la chrono-typologie sur laquelle pouvait s’appuyer l’identification des blocs en remploi précités comme éléments d’une ancienne porte : il s’agit de la poterne (fig. 4) d’un grand corps de bâtiment à l’extrémité occidentale de l’ancienne courtine sud, dont les caractéristiques constructives confirment une date à peine antérieure au grand chantier d’Al-‘Adil, sans doute de la fin du règne de son frère et prédécesseur Saladin. La mise en œuvre de la poterne marque une campagne de construction distinctive lors de laquelle les assises en attente du grand appareil à bossage classique des ouvrages défensifs ayyoubides furent entaillées et refaçonnées pour le raccord des assises de l’em-brasure de la porte. Or, la grossièreté de la retaille et les blocs de raccord accidentés posés sur chant contrastent avec le soin apporté à la façon des blocs de la porte, dépourvus de bossage et taillés au ciseau grain d’orge, sur lesquels on observe toutefois une finition de qualité dégressive en s’écartant de l’ouverture : en effet, l’extrémité des carreaux de la seconde assise est aplanie plus sommairement à la broche, selon une ligne gravée qui divise le parement en deux parties. À gauche, le joint en sifflet est raccordé à une pierre de parement ordinaire taillée de la même façon. Le plus haut degré de finesse, et l’usage d’une ciselure périphérique, est réservé aux piédroits et à leur entourage proche sur le pare-ment externe.

Le troisième et dernier exemple de la citadelle illustre l’intérêt d’une étude fine des surfaces, de l’état et de l’assemblage des blocs d’ensemble constructif pour déceler un remontage tardif : dans la

Fig. 4 : Citadelle de Damas, poterne du bâtiment sud-ouest de la première enceinte : minutes du relevé pierre-à-pierre du parement externe (A. Hartmann-Virnich, 2004)

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Fig. 5 : Citadelle de Damas, galerie de la courtine ouest, porte mamelouke en remploi : minutes du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2003)

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galerie de la courtine occidentale se situe une porte d’époque mamelouke (fig. 5), moulurée sur le pourtour et sommée d’un oculus également mouluré. Prise en tenaille dans l’interstice entre une des plus anciennes tours de la première citadelle 14 et un des supports du voûtement de la galerie, elle s’est fissurée sous une pression pour laquelle elle n’était manifestement pas conçue, insuffisamment com-pensée sur la face arrière par un arc de décharge en appui contre la tour, suite à un tassement inégal de ses montants. La porte contraste avec son environnement et la grossière maçonnerie en retrait qui surmonte son oculus par la délicatesse de son décor, de sa structure et de la taille de pierre, inattendues dans un espace de service mal éclairé. Plusieurs observations permirent de confirmer le remontage de l’ouverture à cet emplacement, comme l’alignement imparfait des blocs du seuil et des montants, ap-paremment raccourcis du côté droit, l’échancrure grossière taillée dans le lit d’attente au-dessus de l’oculus, et l’absence d’usures sur le « seuil » mouluré non monolithe, conçu en réalité comme appui d’une baie non accessible dont l’emplacement d’origine et la fonction, non nécessairement liés à la ci-tadelle, sont inconnus.

14 Tour T25, dans laquelle est encastrée une inscription datée de l’année 478H/1085-1086, probablement contem-poraine de la construction. Cf. Hanspeter Hanisch, « Die

seldschukischen Anlagen der Zitadelle von Damaskus », Damaszener Mitteilungen, 6, 1992, p. 479-499, p. 488 et pl. 80, d, avec bibliographie.

Fig. 6 : Lagrasse (Aude), Abbaye Sainte-Marie d’Orbieu, façade de la chapelle de l’abbé Auger de Gogenx : minutes du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2008)

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Fig. 7 : Lagrasse (Aude), Abbaye Sainte-Marie d’Orbieu, lavabo de la chapelle de l’abbé Auger de Gogenx : minutes du relevé pierre-à-pierre (A. Hartmann-Virnich, 2008)

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15 Programme Collectif de Recherche Lagrasse (Aude). L’ab-baye, le bourg, le terroir. Étude archéologique et historique. Placé sous la direction Nelly Pousthomis (UMR 5608 TRA-CES-Terrae), le PCR fédère des enseignants-chercheurs, chercheurs associés et étudiants des Universités d’Aix-Mar-seille I (LAMM UMR 6572), de Montpellier III, et de Tou-

louse II (TRACES-Terrae UMR 5608 et Framespa-Terrae UMR 5136) . Le présent paragraphe reprend quelques élé-ments du rapport de l’auteur dans le cadre du rapport pour l’année 2008 (Direction Régionale des Affaires Culturelles Languedoc-Roussillon, Service Régional de l’Archéologie de Languedoc-Roussillon, 2009).

Le dernier exemple, issu de la contribution de l’auteur à l’étude de la chapelle abbatiale du mo-nastère audois de Lagrasse dans le cadre d’un projet collectif de recherche 15, dénonce l’apparence trom-peuse d’une construction dont les composantes se distinguent par le matériau, la façon et la main d’œuvre au point de suggérer à tort un remaniement inexistant. La façade de la chapelle de l’abbé Auger de Gogenx, construite en 1296 (fig. 6), présente outre la porte centrale en grès fin deux baies latérales en calcaire froid dont la sobriété et la disposition à deux niveaux différents contrastent avec le somptueux décor et la régularité symétrique de la porte. À la place de la modénature, sculpture et épigraphie déli-cates des piédroits et de leurs chapiteaux, du linteau, du tympan et de l’archivolte tracée en tiers-point exact, les baies se composent de blocs simplement chanfreinés, mal agencés à l’appui. La différence du matériau se reflète dans celle de l’outillage : d’un côté un répertoire varié d’outils à tranchants dentés et non dentés employé de concert avec la broche pour la finition à taille croisée des blocs de calcaire froid, d’autre part une taille croisée plus fine et régulière sur les blocs de grès, réalisée au ciseau grain d’orge à dents serrées et au ciseau droit, suivie parfois d’un ponçage en finition, comme à l’archivolte.

La différence entre les deux matériaux, leur façon et leur mise en œuvre apparaît aussi dans l’assemblage, qui juxtapose la porte et les baies à coups de raccords, de retailles et de remplissages plus ou moins sommaires qui apparaissent au premier abord comme les traces d’un encastrement après-coup des ouvertures latérales et du petit bassin mural qui les accompagne à l’extrémité gauche. En réalité, le montage simultané de ces éléments et leur appartenance à l’état d’origine sont confirmés entre autres par le liant homogène et les restes du même décor peint qui recouvrait l’ensemble du vestibule, daté de l’époque d’Auger par son blason abbatial, et caractérisent la façade de la chapelle comme une entité constructive complexe : si la qualité du décor de la porte suppose l’intervention de sculpteurs spécialisés, gravitant peut-être autour des grands chantiers cathédraux de Narbonne et de Carcassonne, les arêtes épaufrées des blocs de la porte, soigneusement ragréées au mortier de pose, semblent relever des accidents de transport d’une livraison à distance, en vue du montage prêt à l’emploi. Il en va de même pour les éléments sculptés de la niche du lavabo incorporée dans le mur sud de la chapelle, fabriqués et livrés en même temps (fig. 7). Or, la fourniture de la porte excluait le seuil, sans doute en raison de la trop grande fragilité du grès : il fut taillé sur place dans le calcaire froid usuel, avec les mêmes techniques et outils et le même chanfrein qui distinguent les ouvertures latérales : le tailleur de pierre, manifestement incapable d’imiter le décor raffiné des montants, se contenta alors d’y façon-ner des culots grossièrement arrondis pour amorcer les bases des colonnettes, preuve s’il en est de la différence nette entre les deux types de main d’œuvre et leur qualification.

Ces quelques études de cas éclairent la relation étroite entre ce type d’examen sélectif détaillé et sa répercussion sur la vision globale du monument, de sa mise en œuvre, et des phases de son évo-lution dont les traces sont relevées avec une acuité égale. Telle une carte d’état major, ces relevés, ino-pérants à l’échelle globale, sont un outil précieux pour l’inventaire détaillé de ce qui peut définir et caractériser l’identité d’un terrain complexe. Ils scrutent au peigne fin le « lieu du crime » archéologi-que pour retrouver les indices et identifier les détails susceptibles d’éclairer l’histoire d’un monument dans son ensemble. Tant que l’œil, la main, le cerveau de l’archéologue restent maîtres de leur objet scientifique, cette approche reste une option probante au sein de l’ensemble grandissant des outils disponibles.

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