«Todos somos romeos que camino pasamos : homo viator dans le mester de clerecía»

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« Todos somos romeos que camino pasamos » : homo viator dans le mester de clerecía Olivier BIAGGINI Université Paris III – Sorbonne Nouvelle (LECEMO-EA 3979 / SIREM, GDR 2378, CNRS) RÉSUMÉ Cette étude aborde la figure de l’homo viator dans les poèmes du mester de clerecía du XIII e siècle. Centrale dans l’univers symbolique de Gonzalo de Berceo, notamment dans les Milagros de Nuestra Señora, la pérégrination structure aussi, grâce à sa dimension allégorique toujours active, la matière antique du Libro de Alexandre et du Libro de Apolonio. Au-delà de sa richesse thématique, l’analyse de ce motif permet une approche de l’art poétique du mester, où le « curso rimado » apparaît lui aussi comme un voyage orienté vers une récompense spirituelle. RESUMEN Este estudio aborda la figura del homo viator en los poemas del mester de clerecía del siglo XIII. Tema central en el universo simbólico de Gonzalo de Berceo, especialmente en los Milagros de Nuestra Señora, la peregrinación, gracias a su dimensión alegórica siempre activa, estructura también la materia antigua del Libro de Alexandre y del Libro de Apolonio. Más allá de su riqueza temática, el análisis de este motivo permite aproximarse al arte poética del mester, en la que el «curso rimado» también aparace como un viaje orientado hacia una recompensa espiritual. Au début du célèbre prologue de ses Milagros de Nuestra Señora, Gonzalo de Berceo raconte une anecdote dont il aurait été personnellement le prota- goniste. Alors qu’il allait en pèlerinage, il s’est retrouvé dans un pré fleuri, planté d’arbres fruitiers et peuplé d’oiseaux au chant mélodieux, dont la beauté inouïe lui a apporté repos et réconfort. Cependant, cette histoire, qui se prétend d’abord véridique, puisqu’elle est rapportée comme un témoignage à la première personne, certifié par le nom même du témoin, CEHM, n° 30, 2007, p. 25-54

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« Todos somos romeos que camino pasamos » : homo viator dans le mester de clerecía

olivier Biaggini

Université Paris III – Sorbonne Nouvelle (LECEMo-EA 3979 / SIREM, GDR 2378, CNRS)

RésuméCetteétudeabordelafiguredel’homo viator dans les poèmes du mester de clerecía du xiiie siècle. Centrale dans l’univers symbolique de Gonzalo de Berceo, notamment dans les Milagros de Nuestra Señora, la pérégrination structure aussi, grâce à sa dimension allégorique toujours active, la matière antique du Libro de Alexandre et du Libro de Apolonio. Au-delà de sa richesse thématique, l’analyse de ce motif permet une approche de l’art poétique du mester, où le « curso rimado » apparaît lui aussi comme un voyage orienté vers une récompense spirituelle.

ResumenEste estudio aborda la figura del homo viator en los poemas del mester de clerecía del siglo xiii. Tema central en el universo simbólico de Gonzalo de Berceo, especialmente en los Milagros de Nuestra Señora, la peregrinación, gracias a su dimensión alegórica siempre activa, estructura también la materia antigua del Libro de Alexandre y del Libro de Apolonio. Más allá de su riqueza temática, el análisis de este motivo permite aproximarse al arte poética del mester, en la que el «curso rimado» también aparace como un viaje orientado hacia una recompensa espiritual.

Au début du célèbre prologue de ses Milagros de Nuestra Señora, Gonzalo de Berceo raconte une anecdote dont il aurait été personnellement le prota-goniste.Alorsqu’ilallaitenpèlerinage,ils’estretrouvédansunpréfleuri,planté d’arbres fruitiers et peuplé d’oiseaux au chant mélodieux, dont la beauté inouïe lui a apporté repos et réconfort. Cependant, cette histoire, qui se prétend d’abord véridique, puisqu’elle est rapportée comme un témoignageàlapremièrepersonne,certifiéparlenommêmedutémoin,

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afficheensuitesonstatutdefiction.Ils’agissaitd’unrécitartificiellementconstruit pour susciter une exposition allégorique (« Señores e amigos, lo que dicho avemos/palabra es oscura, esponerla queremos », 16ab)1. Ce pré merveilleux etchacundesesélémentssignifientlaViergeetsesattributs.Leresteduprologue s’emploie à gloser l’anecdote initiale en établissant et dévelop-pant une série cohérente de correspondances allégoriques. or, le premier élément de l’histoire qui donne lieu à une exposition allégorique est le pèlerinage au cours duquel Gonzalo de Berceo est censé avoir découvert le pré merveilleux. Ce pèlerinage individuel que le poète s’était attribué signifieunpèlerinageuniversel,propreàtoutchrétien:

Todos cuantos vevimos que en piedes andamos,siquiere en presón o en lecho yagamos,todos somos romeos que camino pasamos;San Peidro lo diz esto, por él vos lo provamos.

Cuanto aquí vivimos, en ageno moramos,la ficança durable suso la esperamos;la nuestra romería estonz la acabamos,cuando a Paraíso las almas envïamos.

En esta romería avemos un buen prado,en qui trova repaire tot romeo cansado:la Virgen glorïosa, madre del buen Criado,del cual otro ninguno egual non fue trobado (Milagros, 17-19).

Parmi tous les vers du mester de clerecía, ce sont ces trois strophes de Berceo, tirées du prologue des Milagros, qui offrent la plus complète et sans doute la plus belle expression du lieu commun de l’homo viator.Ladéfinitiondela condition humaine comme un pèlerinage intervient dans le prologue comme une explication de l’anecdote allégorique initiale. or, ce pèleri-nage universel est encore allégorique : il n’est pas un cheminement au sens propre du terme, puisque l’on peut cheminer enfermé en prison ou couché dans son lit. Berceo, bien qu’il annonce le dépassement de l’anec-dote allégorique par un langage direct et transparent continue à employer les termes mêmes de l’allégorie. Le lieu commun de l’homo viator, tel qu’il est ici présenté, me semble doté de trois caractéristiques.

Enpremierlieu,Berceodéfinitlecheminementparrapportàune destination. Il s’agit moins d’une errance que d’un voyage orienté. Il est l’itinéraire de notre vie ici-bas, essentiellement instable, vers un au-delà

1. L’édition choisie, pour cette citation des Milagros et les suivantes, est celle de Fernando Baños, Barcelone : Crítica, 1997. Pour les autres œuvres de Gonzalo de Berceo, j’ai recours à l’édition collective Obras completas, Isabel uría (dir.), Madrid-Logroño : Espasa-Calpe et Gobierno de la Rioja, 1992. Je cite le Libro de Alexandre d’après l’édition de Jesús Cañas, Madrid : Cátedra, 1988, et le Libro de Apolonio d’après celle de Dolores Corbella, Madrid : Cátedra, 1992.

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qui,seul,unefoisnotreâmesauvée,nousapporteraunestabilitédéfini-tive.Deceparcours,lesalutestlafin(danslesensd’achèvementaussibienque le but). En second lieu, le cheminement terrestre implique une aliéna-tion (« en ageno moramos »). En effet, comme tout pèlerin, l’homme vit ici-bas en étranger – étranger à ce qui l’entoure et étranger à lui-même –, ce qui comporte son lot de fatigue et de souffrances. Seul le pré marial peut consti-tuer, selon l’allégorie de Berceo, une étape qui accueille le pèlerin fatigué et lui permet de se sentir chez lui : l’intervention mariale, ainsi, semble per-mettred’effacerl’aliénationdelaconditionhumaine.Enfin,au-delàdesonapplication individuelle à tout chrétien, l’image de la pérégrination se rap-porte implicitement à l’histoire du salut. Dans le cadre du lieu commun de l’homo viator, le pré marial apparaît dans le prologue comme le rétablisse-ment d’un paradis originel lavé de toute possibilité d’une nouvelle Chute. Implicitement, l’homme qui a été chassé du paradis à cause de son péché et qui a vu sa condition radicalement altérée coïncide avec le pèlerin allé-gorique en quête de salut. C’est le péché qui a précipité l’homme sur les chemins de l’exil et de l’errance : le pré marial ne fait qu’inverser l’image de cette pérégrination de l’historia salutis.

L’exploitation de ce lieu commun par Berceo est donc complexe et laisse entendre divers niveaux d’interprétation. Par ailleurs, il reconnaît expli-citement le caractère traditionnel de cette image en convoquant l’auto-rité de saint Pierre (« Sant Peidro lo diz »),quel’onpeutidentifiercommeun passage de la première épître (2, 11) :

obsecro vos tanquam advenas et pelegrinos abstinere vos a carnalibus desi-deriis, quae militant adversus animam.

Je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs, à vous abstenir des péchés char-nels qui font la guerre à l’âme.

En fait, littéralement, ce passage se réfère à la situation concrète des chrétiens auxquels s’adresse l’apôtre, qui sont «in dispersione», dit le texte sacré : sa référence aux étrangers et aux voyageurs n’a pas à être lue nécessairement de façon allégorique. Pourtant, implicitement, c’est bien la lecture que Berceo suggère. Il faut dire que dans ce passage de l’épître de Pierre résonne la réminiscence d’un verset du psaume 38, 13 [39,13] auquel il se réfère ouvertement et qui exprime le statut d’étranger que l’homme a vis-à-vis de Dieu2. De fait, dans le Nouveau Testament, c’est

2. « Ne sileas, quoniam advena ego sum apud te / Et peregrinus sicut omnes patres mei » (« Ne reste pas sourd à mes pleurs. / Car je suis l’étranger chez toi, / un passant comme tous mes pères. ») Être un étranger ou un passant est ici considéré comme un aspect essentiel de la condition humaine. C’est l’incommensurabilité de Dieu qui est exprimée par l’image de l’homo viator et non exactement la condition d’étranger qui revient à l’homme en ce monde, plutôt soulignée par d’autres passages bibliques, notamment le psaume 118, 19 [119, 19] : « Hospes

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Paul, beaucoup plus que Pierre, qui a recours à l’image du voyageur pour figurerl’itinéraireduchrétienencemonde,notammentdansladeuxièmeépître aux Corinthiens (5, 6-8) :

Audentes igitur semper, scientes quoniam dum sumus in corpore, perigrinamur aDomino:(perfidemenimambulamus,etnonperspeciem)audemusautem,et bonam voluntatem habemus magis peregrini a corpore, et praesentes esse ad Dominum.

Ainsi donc, toujours pleins de hardiesse, et sachant que demeurer dans ce corps, c’est vivre en exil loin du Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision, nous sommes donc pleins de hardiesse et préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur.

Cette image s’applique aussi à l’ensemble de l’histoire du salut, lorsque Paul, dans l’épître aux Hébreux (11, 13), parle des ancêtres qui, parce qu’ils ont vécu avant le Christ, n’ont pu qu’entrevoir la promesse du salut3. Ces hommes qui vivaient sous la Loi ancienne étaient des étrangers au monde à un titre supplémentaire : celui de n’avoir pas connu la révéla-tion de la vie éternelle.

Au total, la tradition reprise ici par Berceo va bien au-delà de la simple référence à Pierre. Elle conjugue les images du voyageur ou de l’hôte pour figurerleséjourdel’hommedanslemonded’ici-basoudanslecorpscomme un lieu d’exil transitoire. Dans cet exil, seule la foi en un au-delà (et non la claire contemplation de la vérité) peut guider les actions humaines. or, dans l’exploitation particulière que Berceo fait de ce lieu commun, le thème du voyageur comme hôte du monde terrestre est en quelque sorte dédoublé et doté d’une certaine ambiguïté. En effet, le pré marial se situe au bord du chemin, mais il est aussi un lieu d’accueil (« repaire ») et, à ce titre, le chrétien y est aussi un hôte. L’hospitalité mariale redouble celle du monde et s’y oppose par le réconfort qu’elle apporte. Le pré s’oppose aussi au monde en ce qu’il offre une vision maximale, une lucidité norma-lement interdite à sa condition :

omne que hí morasse nunqua perdrié el viso (Milagros, 14d)

La Vierge, qui accueille les pèlerins fatigués, est vue comme un havre de paix capable d’interrompre les souffrances du voyage et de procurer une stabilité (« ella es dicha puerto a qui todos corremos », 35). Mais en même temps,

ego sum in terra, / Noli a me abscondere mandata tua. » (« Étranger que je suis sur la terre, / ne me cache pas tes commandements. »)

3. «Iuxtafidemdefunctisuntomnesisti,nonacceptisrepromissionibus,sedalongeeasaspicientes,etsalutantes,etconfitentesquiaperegriniethospitessuntsuperterram.»(«C’estdans la foi qu’ils moururent sans avoir reçu les choses promises, mais ils les ont vues et saluées de loin, confessant qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. »)

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elleestaussidéfinieàpartird’imagesdynamiques:elleestunguide(32),une porte (35d) ou même une voie4.L’inclusiondelafiguremarialedansleschéma de la peregrinatio ne produit pas une image uniforme, ni même à peu près stable, et pose des problèmes d’interprétation. Le pré marial est-il le but de la peregrinatio?LetextedeBerceodéfinitleprécommeun«repaire»,une étape ou un refuge au bord du chemin. Pourtant, cette étape semble déterminante pour atteindre le but, soit qu’elle donne l’image de son abou-tissement, soit que, plus activement, elle réoriente le voyage et le facilite.

Les récits structurés comme une perigrinatio sont très nombreux dans les œuvres du mester de clerecía, non seulement dans celles de Berceo, qui mettent parfois en scène des pèlerinages ou des voyages dont la teneur religieuse estimmédiatementidentifiable,maisaussidanslespoèmesfondéssurlamatière antique, tels le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio, qui l’appliquent à l’ensemble de leur structure narrative (c’est alors le récit tout entier qui suit l’itinéraire de l’homo viator). Par ailleurs ces dernières œuvres offrent un traitementspécifiquedecesvoyageurspaïens,quinepeuventpasprésenterde la même façon que les personnages de Berceo un modèle de rachat ou de salut. Je me propose d’examiner le motif de l’homo viator comme schéma narratif et symbolique chez Berceo, pour le confronter ensuite à la pérégri-nation des héros païens, telle qu’elle apparaît dans l’Alexandre et l’Apolonio. Enfin,jetenteraid’esquisseruneréflexionplusgénéralepourcomprendrecette omniprésence des pérégrinations dans les poèmes du mester en posant l’hypothèse que le récit lui-même, ce curso rimado, est un parcours symboli-quement conçu comme celui d’un homo viator. Je suggérerai alors qu’il est possible de dresser un portrait du poète en homo viator, dont l’œuvre serait le voyage même.

Miracle marial et pèlerinage

La plupart des miracles mariaux recueillis par les Milagros de Berceo peu-vent être considérés comme une intervention divine qui fait retrouver le droit chemin à un pécheur égaré, que ce chemin soit explicitement associé ou non à une peregrinatio. Au moins deux d’entre eux font intervenir direc-tementlafiguredupèlerin,lesmiracles«LepèlerindeSaint-Jacques»(VIII) et « Le naufragé sauvé » (XXII), dont je voudrais tenter de mon-trer la logique.

Le miracle du pèlerin de Saint-Jacques fait référence à une réalité pénin-sulaire qui concerne au premier chef une communauté monastique comme San Millán de la Cogolla qui pouvait accueillir des pèlerins et constituer une étape dans leur voyage jusqu’au tombeau de l’Apôtre. Le récit, dont

4. outre les Milagros, je renvoie ici au deuxième des Himnos de Berceo : « Tú guía nuestra vida que non la enconemos, / Tú seï nuestra vía que non entrepecemos » (6ab).

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on conserve de nombreuses versions en Espagne et dans le reste de l’Eu-rope5, se teinte donc d’une connotation locale forte. Michael Gerli exploite, entre autres, ce récit pour poser l’hypothèse que les Milagros de Berceo seraient destinés en priorité à un public de pèlerins qui feraient étape à San Millán6. Néanmoins, sans exclure a priori cette possibilité, même si ce récit devait être perçu comme plus enraciné dans un contexte local, c’est bien un schéma universel de la peregrinatio qu’il met en scène.

Un homme nommé Guirald décide de faire un pèlerinage à Saint-Jacques mais, avant de prendre la route, il commet un péché de chair et ne fait pas pénitence. Alors qu’il est déjà en route, le diable lui apparaît sous les traits de saint Jacques lui-même : « paróseli delante en medio un sen-dero » (188b). Cette expression montre comment l’apparition empêche physiquement la poursuite du cheminement : elle est un obstacle au pèle-rinage et va, en effet, le compromettre. Le Diable déguisé en saint Jacques explique à Guirald que, pour laver son péché charnel, il doit s’émasculer et se suicider. Le pauvre pèlerin le croit et lui obéit. À ce moment, l’enjeu durécitsemodifie:lepèlerinageàSaint-Jacquesn’estplusaucentredel’histoire, mais c’est le salut de Guirald qui est en jeu. Le diable lui-même avait introduit ce thème pour abuser de la crédulité du pèlerin, en lui déclarant : « semeja que non aves de salvarte deseo » (190d). Après le suicide de Guirald, son âme est emportée par les démons vers le feu de l’enfer. Le pèlerinage d’ici-bas fait donc place à une pérégrination de l’âme dans l’au-delà, dont le sens même est inversé puisque sa destination s’annonce des plus funestes. Cependant, de même que le diable a su dévier le pèlerinage terrestre de Guirald en prenant l’apparence de saint Jacques, de même, le véritable saint Jacques, dans l’au-delà, s’efforce à son tour de dévier le voyage fatal de l’âme de son pèlerin vers l’enfer. Dans un premier temps, le saint intervient contre les démons, mais ceux-ci ont la loi de leur côté : ils lui rappellent le suicide de Guirald et ne veulent rien entendre. S’en-gage alors un procès céleste, comme c’est souvent le cas dans les Mila-gros ainsi que dans la littérature de miracles en général, et le cas est résolu grâce à une instance d’appel. Guirald, en bon intercesseur, en appelle à la Viergequitrancheledébatetdonnesasentence,elle-mêmeratifiéeparDieu : l’âme de Guirald doit retourner dans son corps et, après une juste pénitence terrestre, elle sera à nouveau jugée. Guirald est donc ressuscité. Il retrouve ses compagnons de pèlerinage et entre à Compostelle où tout le

5. Voir Jane Connolly, « Three peninsular versions of a miracle of St. James », in : Jane Connolly, Alan deyermond et Brian Dutton (dir.), Saints and their authors : studies in medieval Hispanic hagiography in honor of John K. Walsh, Madison : Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1990, p. 37-46.

6. « Poet and pilgrim : discourse, language, imagery and audience in Berceo’s Milagros de Nuestra Señora », in : Michael gerli et Harvey scharrer (dir.), Hispanic medieval studies in honor of Samuel G. Armistead, Madison : Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1992, p. 139-151.

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monderesteébahidevantlemiracle.Enfin,ildécided’entrerenreligion,à Cluny, et adopte un comportement exemplaire jusqu’à sa mort.

Le pèlerinage à Saint-Jacques était donc un préalable symbolique pour représenter la peregrinatio vitaedupersonnage,quiseseraitmalfiniesisaintJacques et la Vierge n’étaient pas intervenus. Par le miracle marial, qui affecte ici directement l’économie du salut, le destin de l’âme est relancé et réorienté. Le miracle ne consiste pas à effacer les signes du péché. En effet, même ressuscité, Guirald conserve sur son corps les traces de sa vio-lenceenverslui-même:ilgardeunefinecicatriceàlagorge(«La plaga que oviera de la degolladura / abés parecié d’ella la sobresanadura », 211ab) et sur-tout, il ne retrouve pas sa virilité (« mas lo de la natura, cuanto que fo cortado, / no li creció un punto, fincó en su estado », 212cd). Les imperfections de ce corps raccommodé ne sont pas des limites à l’intervention miraculeuse, mais, parce qu’elles sont visibles, permettent au contraire d’en attester la véra-cité. Guirald devient l’objet de tous les regards :

Sonó por Compostela esta gran maravilla,viniénlo a veer todos los de la villa (Milagros, 215ab).

Et même une fois retourné chez lui, il attire une foule de curieux :

[…] tenién grandes clamores era la gent movidapor veer esti Lázaro dado de muert a vida (Milagros, 216cd).

Tout se passe comme si Guirald, une fois son pèlerinage accompli, était devenu lui-même objet de pèlerinage. Au sens propre, il incarne les signes du miracle et, à ce titre, en assure la permanence au regard de tous. Les signes du péché se sont inversés pour devenir ceux du miracle. Et au tout premier chef, l’émasculation que le personnage avait pratiquée sur sa propre chair est à présent reprise de façon symbolique : Guirald décide de devenir moine et il reproduit donc symboliquement cette castration volontaire. Le miracle est ce qui a permis le passage d’un sens propre à unsensfiguré,toutcommelepèlerinageàSaint-Jacquesétaitdevenulesymbole de la peregrinatio humaine en général. L’intervention mariale, au total, est bien plus qu’une étape sur le chemin de la vie humaine : elle décide d’une réorientation décisive de l’ensemble du voyage. Dans son prologue, Gonzalo de Berceo ne nous disait pas en quoi la découverte du préinfléchissaitsaromería. Guirald, quant à lui, peut attribuer à l’inter-vention mariale non seulement le rachat de sa faute, mais aussi sa voca-tionmonastique.Onpourraitvoirdansceparallélismeuneconfirmationde l’idée de James Burke, pour qui le pré marial est avant tout l’image même du monastère7.

7. « The ideal of perfection : the image of the garden-monastery in Gonzalo de Berceo’s Milagros de Nuestra Señora », in : Joseph jones (dir.), Medieval, Renaissance and folklore studies in honor of John Esten Keller, Newark : Juan de la Cuesta, 1980, p. 29-38.

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D’ailleurs, dans les vies de saints de Berceo, la Vida de san Millán et la Vida de santo Domingo, le terme romería apparaît fréquemment pour désigner le déplacement des malades vers les tombeaux des saints, à San Millán ou à Silos, pour y recevoir un miracle curatif 8. L’itinéraire de Guirald qui commenceparunvoyageetquifinitdansunmonastèreestaussil’affir-mation du monastère comme lieu de stabilité spirituelle, qui se construit avant tout contre l’errance mondaine due au péché. Entre les deux, l’épi-sode céleste vécu par l’âme du pèlerin relève à la fois du mouvement et de lastabilité.Lemiraclemarialnemetpasfinàlapérégrinationduperson-nage, mais la relance, au contraire, la remet dans le droit chemin.

on retrouve cette structure, avec quelques différences, dans le miracle du naufragé sauvé. Ce récit met en scène le pèlerinage maritime d’un groupe defidèles,parmilesquelssetrouveunévêque,versJérusalem:

Cruzáronse romeos por ir en Ultramarsaludar el Sepulcro, la Vera Cruz orar (Milagros, 588ab).

La mer est souvent, dans les poèmes du mester de clerecía, le lieu ambiva-lent où s’exprime le caprice du destin (ventura, fado) et elle devient parfois – pensons au Libro de Apolonio9 – l’image même de ce destin hasardeux, non seulement parce qu’elle est le lieu de l’errance, mais aussi parce que, malgré ses abords favorables, elle peut se changer en redoutable danger. La tempêteestuneforced’inversionquifigureletournantquepeutprendrele destin de l’homme. Dans le récit de Berceo, cette inversion s’applique à la réaction même des pèlerins :

[…] mas tóvolis su fado una mala celadafo la grand alegría en tristicia tornada (Milagros, 590cd).

Dans la tempête qui fait rage et qui compromet le pèlerinage, l’enjeu de l’histoire change. Le navire devenant ingouvernable et étant voué au naufrage, le capitaine fait évacuer dans une barque les personnages de haut rang, dont l’évêque. Un des pèlerins plus modestes tente également de sauter dans cette barque, mais il manque son coup, tombe à l’eau et se noie, avec la plupart des autres. Parvenus à la plage, l’évêque et les autres rescapés déplorent la mort de leurs compagnons. observant la surface de la mer pour voir si apparaissent des corps, ils voient alors s’élever des

8. Voir, en particulier, San Millán, 186b et 187a ; Santo Domingo, 320c (romeruela), 389a, 407c, 408a (romeros) et 640c. De nombreux autres passages, sans employer le mot, renvoient à l’idée du pèlerinage (voir, par exemple, San Millán, 155 ; Santo Domingo, 578cd et 684).

9. Apolonio, 107, 120, 266, 393, 456 et 547. D’abord assimilable aux caprices de la ventura, lesmouvementsdelameretsestempêtespeuvent,àlafindurécit,révéleraussiunecertaineprovidence divine : « Prísolos la tempesta τ el mal temporal, / sacólos de caminos el oratge mortal / echólos su ventura τ el Rey Espirital / en la vila que Tarsiana pasaua mucho mal » (456).

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colombesquisortentdesflotsverslecieletqu’ilsidentifientcommelesâmesdesdéfunts.Cepremierfaitmiraculeuxnemodifiepaslecoursdesévénements : il ne fait que les rendre visibles aux témoins et lisibles au lec-teur. La mer, qui libère des âmes au lieu de restituer des corps, est ici, à un titre supplémentaire, le lieu de l’inversion. De plus, les rescapés, naguère peinés pour leurs compagnons noyés, sont à présent envieux de leur sort. Le récit rapporte leurs paroles au discours direct :

Dicién: «¡Aÿ, romeos!, vós fuestes venturados,que ya sodes “per ignem e per aquam” passados;nós fincamos en yermo como desamparados,nós velamos, ca vós dormides segurados.

Grado al Padre Sancto e a Sancta María,ya vestides la palma de vuestra romería;nós somos en tristiçia e vos en alegría,nós cuidamos fer seso e fiziemos follía» (Milagros, 602-603).

Cette inversion est essentielle à la conception chrétienne du salut : la vie véritablement désirable n’est pas celle d’ici-bas, mais bien celle de l’âme après la mort, si elle a mérité de se trouver auprès de Dieu. Dans notre récit, bien que le pèlerinage à Jérusalem ait été interrompu par le naufrage, les voyageurs noyés ont accompli un pèlerinage d’un autre ordre (« ya ves-tides la palma de vuestra romería ») qui les a manifestement conduits au paradis, munis de la palme, symbole de leur récompense céleste. L’expression latine « per ignem e per aquam » renvoie à un psaume qui souligne la récompense que Dieu donne après les épreuves10. Dans le récit de Berceo, l’échec du pèlerinage géographique a permis l’heureux accomplissement de la tran-sition en ce monde, cette peregrinatio vitae qui est le sort de tout chrétien. Comme dans le miracle du pèlerin de Saint-Jacques, le récit est construit à partir d’un pèlerinage pour mettre en scène, par analogie mais aussi par dépassement, la peregrinatio vitae, qui donne au texte son deuxième niveau de lecture.

or, comme dans le miracle du pèlerin de Saint-Jacques ou dans le prologue du recueil, la rencontre avec la Vierge est désignée comme un moment décisif de cet itinéraire. Les rescapés du naufrage, alors qu’ils selamententdenepasfairepartiedesnoyés,voientsortirdesflotsunpèlerin miraculé :

[…] vidieron de la mar essir un pelegrino,semejava que era romeruelo mesquino (Milagros, 604cd).

10. Psaume 65 (66), 12 : « Transivimus per ignem et aquam, / Et eduxisti nos in refrigerium. » (« Nous sommes passés par le feu et par l’eau, puis tu nous as fait sortir vers l’abondance. »)

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Ce pèlerin, bien entendu, n’est autre que l’homme qui s’était noyé en voulant sauter dans la barque lors du naufrage. Son retour à la vie est le résultat d’un miracle marial. D’abord incrédules face à cet homme qui semble bien vivant après être resté plus d’une heure sous l’eau, les présents entendentsonrécitquicertifiel’interventiondelaVierge.Aumomentoù il allait se noyer, le naufragé a invoqué le nom de Marie et, aussitôt, elle l’a secouru en l’enveloppant dans un drap prodigieux (« un buen paño ») quil’aprotégédesflots.Or,àl’issuedumiracle,lebénéficiairen’appa-raît pas revêtu d’une gloire visible, mais seulement comme un « romeruelo mesquino », dont on ne sait tout d’abord si c’est pour lui une chance ou un malheur d’avoir échappé à la mort. Comme il n’appartient ni au groupe des noyés qui ont sauvé leur âme ni à celui des rescapés qui ont atteint la plage,cethommecorrespondàunetroisièmefiguredupèlerin.Sansavoiraccompli sa peregrinatio vitae, il a pu avoir un avant-goût de cet accomplis-sement grâce au miracle marial. Contrairement au miracle du pèlerin de Saint-Jacques, l’intervention mariale n’affecte pas ici l’économie du salut. Le personnage n’est pas un pécheur racheté au terme d’un procès céleste. De fait, son sort ressemble à celui de Gonzalo de Berceo lui-même, tel qu’il se décrit dans l’allégorie du prologue. D’ailleurs, dans le témoignage du naufragé, l’étoffe mariale qui l’a accueilli est évoquée en des termes qui renvoient explicitement à un pré aux vertus prodigieuses :

Nunqua tan rica obra vío omne carnal,obra era angélica, ca non materïal;tan folgado yacía como so un tendal,o como qui se duerme en un verde pradal.

Feliz será el alma e bienaventuradaque so tan rica sombra fuere asolazada;nin frío nin calura nin viento nin eladanon li fará enojo que sea embargada (Milagros, 610-611).

Contrairement à ses compagnons d’infortune qui sont morts noyés, le miraculé n’est pas passé « per ignem et per aquam » puisque son expérience fut douce et tempérée (« nin frío nin calura, nin viento nin elada »). Suivent trois autres strophes qui décrivent les bienfaits du drap et qui l’assimilent au paradis, puisque c’est ce drap, nous dit le texte, qui accueille les vierges glo-rieuses qui sont aimées du Christ. L’étoffe mariale est un lieu d’accueil, un « repaire » analogue au pré du prologue qui tient du paradis sur terre. Le manteau de la Vierge joue exactement le même rôle dans le miracle XIX, « L’accouchement merveilleux », où une femme enceinte est sauvée de la noyadeparlaViergeetsortdesflots,sonenfantdanslesbras.Aussibiendans le prologue du recueil que dans ces récits de noyade, le miracle marial n’est pas le terme de la peregrinatio vitae : au contraire, il la relance en lui

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donnant une nouvelle orientation. Dans les miracles qui mettent en scène le jugement de l’âme dans l’au-delà, tels celui du pèlerin de Saint-Jacques déjà évoqué, nous avons vu que cette relance permettait le rachat d’un péché mortel. Dans le cas du naufragé sauvé, c’est moins le salut de l’âme qui est en jeu, comme terme du parcours de la peregrinatio vitae, que ce par-cours lui-même, dans sa dimension collective et universelle. Après avoir raconté son histoire et attesté l’origine mariale du miracle, le naufragé dis-paraît du récit et c’est le groupe des pèlerins, considéré comme une seule unité,quiseréjouitdumiracleetaccomplitenfinlepèlerinageenTerresainte (« Cumplieron los romeos desend su romería », 616a). Il est évident que ce pèlerinage,commesimplevoyagepieuxfinalementmenéàsonterme,n’est plus l’enjeu du texte : d’abord relayé par la peregrinatio vitae, il l’a été ensuite par le miracle marial, dont la portée est universelle.

Ladimensionuniverselledumiracleestaffirméededeuxfaçonsqui,l’une et l’autre, éclairent la conception de l’homo viator proposée par le texte de Berceo. Tout d’abord, comme dans le prologue du recueil, il me semble quelafiguredupèlerinrescapésymbolisel’humanitéetsonitinérairedansl’histoire sacrée. En effet, en conclusion de son récit, le narrateur reprend à son compte les actions de grâces adressées à la Vierge pour son miracle etjustifieainsiladévotionquenousdevonsàMarie:

[…] ca por ella issiemos de la cárcel penosaen que todos yaziemos, foya muy periglosa (Milagros, 620cd).

Por el so sancto fructo que ella concibió,que por salud del mundo passión e muert sufrió,issiemos de la foya que Adán nos abriócuando sobre deviedo del mal muesso mordió (Milagros, 622).

L’image de la fosse ( foya) pour représenter le péché dans lequel Adam et Ève ont précipité l’humanité et duquel elle a été sauvée par le Christ est traditionnelle. Il se trouve seulement que, dans le contexte concret où elle s’insère, cette image banale donne rétrospectivement un tout autre sens au récit. Le miraculé est lui-même un homme qui était tombé dans un gouffre etquiaététirédesflotsgrâceàl’interventionmariale.Sonhistoireseprêtedonc à l’allégorie que Berceo appose au récit : image d’une pérégrina-tion individuelle, l’itinéraire du naufragé sauvé est aussi celle d’une historia salutis qui condense le parcours de l’humanité. Le miracle marial rejoue, à une échelle réduite, l’ensemble de l’histoire du salut. Puisque Marie est celle par qui la rédemption a pu advenir, ses interventions miraculeuses manifestent et actualisent cet état de grâce et cette Loi nouvelle dont elle a permis l’instauration. Michael Gerli a montré de façon convaincante comment pour les Milagros, aussi bien dans le prologue que dans chacun desrécits, lastructurepropreàlafigurationou typologie biblique était

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fondamentale11. À ce titre, le miracle du pèlerin de Saint-Jacques offre une esquisse de récupération du schéma typologique. Nous avons vu com-ment la castration du pèlerin Guirald pouvait annoncer symboliquement – par similitude, mais aussi par dépassement – son entrée dans la vie reli-gieuse. or, le diable, pour le pousser à commettre cet acte abominable lui donne l’argument suivant :

que te cortes los miembros que facen el fornicio,dessent que te degüelles; farás a Dios servicio,que de tu carne misma li farás sacrificio (Milagros, 192bcd).

DonnerdelachairensacrificeàDieuestlepropredesholocaustesdela Loi ancienne, si souvent évoqués dans l’Ancien Testament. L’obéissance aveugle de Guirald aux injonctions de ce diable déguisé en saint Jacques, mais que le texte compare aussi à un ange (« Transformóse el falso en ángel verda-dero »,188a),peutrappeler,parailleurs,lesacrificed’Abraham,àceciprèsque cet ange du mal n’arrête pas la main armée du couteau, mais qu’au contraire il inspire le geste criminel. Par ailleurs, hormis l’holocauste, je pense que le geste de Guirald peut renvoyer à la circoncision, également requise par la Loi ancienne. Dans les deux cas, il s’agit de pratiques que l’avènementduChristaaboliestoutenrévélantleurssignificationstypo-logiquespourlechrétien:ellespréfigurentrespectivementl’eucharistieetle baptême. Ainsi, le miracle marial, de façon implicite, rejoue symboli-quement le passage de la Loi ancienne à la Loi nouvelle et renvoie au par-cours historique de l’humanité. La différence est que ce schéma universel est beaucoup plus explicite dans le miracle du naufragé sauvé.

L’autrefaçonqu’ontcesrécitsd’affirmerladimensionuniverselledela perigrinatio est de substituer au miracle comme événement le miracle comme récit et comme texte. Dans l’histoire du pèlerin de Saint-Jacques, nous avons dit comment le corps du miraculé devenait, à lui seul, l’objet d’un pèlerinage de curieux qui sont autant de témoins indirects de l’évé-nement miraculeux. L’événement donne lieu également à une circula-tion de la nouvelle et laisse place à un récit qui, selon les témoins, appelle une mise par écrit :

dicién: «Esta tal cosa deviemos escrivilla,los que son por venir plazrális de oílla» (Milagros, 215cd).

Etfinalement,c’estunegrandeautorité,saintHuguesdeCluny,quiconsigne de sa main le récit dans un livre. Le miracle du naufragé sauvé réserve une place encore plus importante à la mise par écrit du récit

11. « La tipología bíblica y la introducción a los Milagros de Nuestra Señora », Bulletin of his-panic studies, 62, 1985, p. 7-14.

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et à sa circulation. Le récit du miraculé provoque un grand émoi chez ses auditeurs :

dizién todos que fuera una estraña cosa,fizieron end escripto, leyenda muy sabrosa (Milagros, 617).

La mise par écrit n’est que le prélude à la circulation du récit, qui semble assumer à lui seul de nouvelles pérégrinations :

La fama desti fecho voló sobre los mares,no la retovo viento, pobló muchos solares;metiéronla en libros por diversos lugares,ond es oÿ bendicha de muchos paladares (Milagros, 619).

La renommée du miracle qui vole au-dessus des mers sans se soucier du vent rappelle évidemment, par inversion, le voyage maritime des pèle-rins, mis à mal par la tempête. Cette symétrie permet d’asseoir la victoire du miracle, mais elle établit aussi que les mots ont avantageusement rem-placé les faits. Le récit et ses versions écrites se sont substitués à l’événe-ment pour assurer sa transmission et sa postérité et, en même temps, pour introduire une peregrinatio qui n’est plus celle de l’homo viator, mais celle de sa parole12.

Au total, le pèlerinage dans les Milagros, plutôt qu’un thème cultivé pourlui-même,estlesupportd’uneréflexionsurleparcoursspiritueldel’homme, sur l’histoire du salut, mais aussi sur la circulation de la parole et sur la translation du texte. La richesse du motif de la peregrinatio tient à sa grande plasticité, qui lui permet de s’adapter à des projets littéraires très différents. Dans le cas des Milagros, l’intervention mariale est percep-tible comme un point décisif dans chacun de ces itinéraires : la Vierge sauve le pécheur individuel par son miracle ; elle a sauvé l’humanité en permettant l’avènement de la Loi nouvelle ; elle contribue à la circulation de sa propre leyenda et va même idéalement jusqu’à guider l’entreprise lit-téraire du poète. Une fois considéré de cette manière, tout itinéraire n’est plus seulement un voyage hasardeux, mais peut devenir la manifestation d’une providence qui témoigne d’un ordre divin. Le parcours de l’homo viator perd son caractère arbitraire et la pérégrination, issue du péché, peut devenir un cheminement vers la grâce13.

12. La pérégrination du récit à partir de celle des personnages est également mise en scène par les miracles XVIII (« L’église profanée »), XXII (« Le naufragé sauvé ») et XXIII (« La dette payée »). Le passage de l’événement miraculeux au récit et au texte qui en sont la trace a été étudié par Marta Ana Diz, « Los notarios de Berceo », Filología, 26, 1993, p. 37-50, repris dans id., Historias de certidumbres : los « Milagros » de Berceo, Newark : Juan de la Cuesta, 1995.

13. D’autres récits du recueil apportent ponctuellement des contre-exemples qui ne font quejustifieracontrariol’assimilationdumiraclemarialàuneorientationsalvatrice.Jepense,tout d’abord, à l’errance aveugle des voleurs dans le miracle XXV (« L’église dépouillée ») : punis de leur geste sacrilège, les voleurs perdent le sens de l’orientation, ce que le texte oppose

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L’itinéraire des païens : errance ou pèlerinage ?

Contrairement aux poèmes de Berceo, le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio transmettent et adaptent une matière antique qui met en scène des personnages païens. Ces personnages connaissent des voyages, des pérégrinations ou des errances qui, par bien des aspects, ressemblent à ceux des pèlerins des Milagros. Par ailleurs, les deux poètes anonymes, dans leur élaboration littéraire, ont prolongé par leurs propres innova-tions la christianisation et – pour reprendre le terme de Ian Michael14 – la « médiévalisation » déjà appliquées dans leurs sources à cette matière antique. Les personnages principaux sont ainsi dotés de certains attributs des monarques médiévaux ; ils sont capables de faire référence à Dieu, voire de lui adresser des prières, et ils évoluent dans un monde qui, par un ana-chronisme parfois involontaire, parfois étudié, paraît vraisemblable et rece-vable à un public du xiiie siècle. Cependant, leur statut de païens interdit que l’on interprète leur itinéraire compliqué comme la quête individuelle du salut de leur âme, comme une peregrinatio vitae qui mènerait au bon-heur céleste. Cette limite, posée sans ambiguïté15, exige que l’on distingue nettement leurs pérégrinations de celles des chrétiens, qu’ils soient per-sonnages ou lecteurs des récits. Apparemment, il ne saurait exister d’exem-plarité littérale de ces personnages. Dans le cas d’Alexandre, d’ailleurs, le récitchoisit,parsoninflexionfinalequiprécipitelehérosdansl’orgueilet souligne sa chute, de nier clairement la validité du modèle, au point d’en faire un exemple négatif, malgré son destin prodigieux. Les héros ne sont pas des modèles directement assimilables par le chrétien qui lit leurs aventures. L’Alexandre et l’Apolonio,pourattribueràleursfiguresdel’homo viator une portée morale et religieuse applicable à la condition chrétienne, doivent donc déployer une formidable rhétorique de l’analogie, voire de l’allégorie, selon des nuances et des degrés qui tendent à se démultiplier. Cette démarche analogique, qui prétend assimiler événements et person-nages à des signes d’autres choses, à les construire comme des symboles ou

littéralement à un pèlerinage (« de ir en romería estavan mal guisados », 887d) et à ce que le bon chrétien attend d’une intervention mariale (« Tú nos guía, Señora, en la derecha vida », 911a). De même, dans le miracle de Théophile (XXIV), alors que la Vierge évoque devant le pécheur repentant la nécessité d’une descente en enfer pour récupérer le pacte qu’il a signé avec le Diable, ce voyage est ironiquement assimilé à un pèlerinage (« descender al infierno, prender tal rome-ría », 802a), mais c’est bien le salut qu’il vise.

14. The treatment of classical material in the Libro de Alexandre, Manchester: University Press, 1970, p. 28-29.

15. C’est sur le mode de l’irréel que sont envisagés la gloire et le salut des personnages prin-cipaux : « Si non fuesse pagano, de vida tan seglar, / deviélo ir el mundo todo a adorar » (Alexandre, 2667cd) ; « si cris tiano fuesse e sopiesse bien creyer, / deuiemos por su alma todos clamor tener » (Apolonio, 551cd).

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préfigurationsderéalitésetdevaleurschrétiennes,investitlespoèmesdansleur ensemble et dans leur détail.

C’est le Libro de Apolonio qui fait référence de la façon la plus massive et évidente aux symboles de l’homo viator et de la peregrinatio vitae. Toute l’in-trigue pourrait se résumer à une succession de fuites, de voyages mari-times, de tempêtes qui brisent les navires ou les dévient de leur route, d’exils et de retours. Le roi Apolonio quitte Tyr pour revenir à Tyr et son itinéraire, qui est aussi bien géographique que symbolique, est celui d’un étranger en tout lieu. L’errance est le sort du personnage principal, mais lesortaussidesafemmeLucianaetdesafilleTarsiana,dontleparcourss’éloignedeceluiduhérospourlerejoindreàlafin,leretouràlastabilitéétant rendu possible par le rétablissement de liens familiaux solidement structurés. Car l’instabilité initiale, le péché originel de cette histoire qui condamne les personnages à l’errance et à l’erreur, consiste précisément en une transgression monstrueuse de la structure parentale, à savoir l’inceste, commisparleroiAntiochoetsafille,unpéchésansnomquelepèredissi-mule et révèle à la fois par une énigme qu’il pose à tous les prétendants qui demandentlamaindesafille.Audébutdel’histoire,Apolonioestl’undeces prétendants et c’est parce qu’il a résolu l’énigme et révélé l’inceste qu’il doit prendre le chemin de l’exil. Non seulement sa tête est mise à prix par Antiocho, mais il croit lui-même que sa réponse à l’énigme était erronée. Chez Apolonio, l’abandon d’un royaume va de pair avec l’abandon d’une confiancedanslesavoir:leslivresconsultésn’apportentaucuneréponse.Ce roi intellectuel qui perd son royaume et les fondements de son savoir devient,ainsidépouillédetoutcequiledéfinit,unhommeàl’identitésus-pendue, un pur homo viator sans nom (« el nombre que hauía, perdílo en la mar », 172c), condamné à négocier ou à accepter l’hospitalité temporaire d’une ville, d’un simple pêcheur ou d’un roi16. Apolonio devient par antonomase el pelegrino, el romero, et c’est sous ce nom que Luciana, sa future femme, le désigne à son père comme l’homme qu’elle veut épouser :

[…] que con el pelegrino quería ella casarque con el cuerpo solo estorçió de la mar (Apolonio, 223cd).

Apolonio n’est pas seulement un homo viator : il est devenu l’incarna-tion du topos lui-même, le modèle de cette condition humaine sur laquelle s’acharnent les caprices de la vie de ce monde. Estrángilo, qui accueille Apolonio après la perte de Luciana, reconnaît dans les mésaventures du roi le destin d’une humanité soumise à ce monde essentiellement instable

16. Je me permets de renvoyer sur ce point à olivier Biaggini, « L’hôte malgré lui : la quête de l’identité dans le Libro de Apolonio », in : Bernadette bertrandias (dir.), L’étranger dans la maison. Figures romanesques de l’hôte, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 165-180.

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(« non sabe luengamientre estar en un estado », 339b) et qui ne cesse de donner et de reprendre (« en dar τ en toller es todo su vezado », 339bc) :

En ti mismo lo puedes esto bien entender,si corazón ouieses deuiéslo conocer,nunqua más sopo omne de ganar τ perderdeuyéte a la cuyta esto gran pro tener (Apolonio, 340).

Exemple suprême des gains et des pertes alternés, le parcours d’Apolonio n’est pas seulement un désordre, il est l’ordre du monde : en prendre conscience, c’est déjà retrouver une part de son identité. La pérégrina-tion en ce monde, conséquence du péché des hommes, est aussi la seule manièrequ’ilsontdeseconstruireuneidentitérenouvelée.Aufildurécit,le cours du monde régi par les aventuras ou une ventura arbitraire cède le pas à un destin orienté qui conduit les personnages égarés à se rassembler etàreconstruirel’unitéfamiliale.Aprèsavoirretrouvésafillequ’ilcroyaitmorte et surmonté le danger de l’inceste, c’est même guidé par une vision surnaturelle que le héros peut retrouver sa femme. Le monde et le destin instables sont donc secrètement régis par une providence et c’est en pre-nant conscience de cet ordre universel que le personnage rétablit l’ordre individuel, c’est-à-dire la stabilité de son identité, de sa famille et de son pouvoir politique qui, tous, en sortent grandis. Même le païen a béné-ficiéd’uneaideprovidentielledeDieu,cequioffrel’histoired’Apoloniocomme un exemple a fortiori, qui laisse au chrétien de plus grands espoirs encore. Pour fonctionner ainsi, l’exemplarité du récit doit être interprétée avecdiscernement.Desindices,àlafindel’œuvre,laissententendrequel’exemplarité n’est pas littérale : c’est par analogie que l’itinéraire des per-sonnagespaïenspeutfigurerlaperegrinatio du chrétien. Cependant, les vertus des personnages et leur persévérance invitent litté ralement à bien agir en ce monde, car c’est de cela que dépend l’issue du voyage : « qual aquí fiziéremos, allá tal recibremos » (651c). Le passage en ce monde est acces-soire, parce qu’il est transitoire, mais il est aussi primordial, car c’est seule-ment en éprouvant sa dureté que l’on peut gagner le salut. Les efforts des païenspourrétabliruneheureusestabilitéici-bassignifientdonc,allégo-riquement et littéralement, ceux des chrétiens pour mériter le bonheur dans l’au-delà.

Le régime exemplaire du monde païen, dans le Libro de Alexandre, pré-sente de nombreux points communs avec ce modèle. Il paraît, pourtant, plus complexe. Une des caractéristiques du récit est que les principaux évé-nements évoqués acquièrent, explicitement ou implicitement, le statut de signes annonciateurs d’autres événements. La naissance d’Alexandre s’accom-pagne de prodiges qui prophétisent sa gloire, et l’enfance du héros rend manifestes déjà tous ses exploits futurs. Si l’on privilégie la problématique

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de la peregrinatio, il apparaît qu’avant même d’entreprendre ses premières conquêtes, Alexandre se caractérise par une insatisfaction fondamentale qui traduit, par des gesticulations de son corps, le mouvement de ses cam-pagnes militaires à venir :

Revolviés’ a menudo e retorçiés los dedos,non podié con la quexa los labros tener quedos;y andava preando las tierras de los medos,quemándoles las miesses, cortando los viñedos (Alexandre, 30).

or, cette insatisfaction qui appelle l’action s’énonce dès le départ en termes de voyage, d’errance, voire de pèlerinage, et assimile donc le per-sonnage à un homo viator autant qu’à un grand guerrier. Les premières armes du jeune chevalier, sur les terres du roi Nicolao, ressemblent moins à un apprentissage des règles militaires qu’à une errance mal contrôlée en quête d’aventures : « fue buscar aventuras, su esfuerço provar » (127b). Et, de l’aveu même de l’intéressé :

Andamos por las tierras los corpos delectando,por yermos e poblados aventuras buscando,a los unos parçiendo, a los otros robando;qui a nos trebejo busca, nos va dello gabando (Alexandre, 132).

Ce portrait d’Alexandre en chevalier errant, voire en bandit de grands chemins, est ensuite corrigé par d’autres épisodes où la violence est davan-tage canalisée par un esprit mesuré qui doit beaucoup aux sages conseils d’Aristote, maître de clerecía autant que de savoir militaire. L’errance se trouvera aussi orientée par la nécessité de vaincre Darius, roi des Perses, puis Porus, roi de l’Inde, dans un mouvement qui mène le héros toujours plus loin vers l’orient. Cet itinéraire géographique et symbolique vers les terres connues et inconnues de l’Asie, continent qui, nous dit le poète, est le plus digne de tous pour avoir porté le Christ, peut ainsi s’apparenter à un pèlerinage. Avant de se lancer dans ses conquêtes, le jeune Alexandre qui vient d’apprendre que son peuple est soumis à Darius, énonce son projet ainsi : « dexaré Eüropa e passaré la mar » (2b). Bien plus tard, alors qu’il a atteint Jérusalem, lieu symbolique entre tous, il révèle à ses soldats une vision qu’il a reçue dans sa jeunesse et dans laquelle un mystérieux per-sonnage vêtu de blanc lui a dicté sa mission :

[…] salte de Eüropa, vete a Ultramaravrás todos los regnos del mundo a ganar (Alexandre, 1157bc)

Ultramar, dans l’imaginaire des lecteurs du xiiie siècle, ne peut renvoyer qu’à la Terre sainte, qui est précisément le lieu où se trouve Alexandre au moment où il révèle cette vision qu’il a eue dans sa jeunesse. Le passage

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du héros à Jérusalem lui confère une dimension protochrétienne et même protochristiquequebiend’autresélémentsconfirmentdanslerécit.ÀJérusalem,Alexandrecomprendlesensdesavisionenidentifiantaugrand prêtre juif (obispo dans le texte) l’émissaire vêtu de blanc qui lui était apparu : il accorde alors aux juifs des privilèges et des exemptions, comme s’il avait compris que ce peuple jouissait de l’élection divine. Et c’est en consultant les livres sacrés qu’il se reconnaît lui-même dans cette prophétie de Daniel qui n’annonce certes pas la venue du Messie, mais celle d’un bouc capable de faire plier l’Asie sous sa puissance. Alexandre voit donc son destin intimement relié à l’histoire sacrée. Par ailleurs, c’est à l’issue de son séjour à Jérusalem qu’il décide de partir vers la Libye, où se trouve le temple d’Amon. Bien qu’il s’agisse d’un culte païen, les termes employés renvoient à un contexte connu pour les lecteurs ou auditeurs castillans du xiiie siècle, celui du chemin de Saint-Jacques :

Entról en voluntad de ir en romería (Alexandre, 1167d).

Priso su esportilla e priso su bordón,pensó por ir a Libia a la siet de Amón,—do Júpiter a Bacus ovo dado grant don—,por dar y su ofrenda e fer su oraçión (Alexandre, 1168).

La vocation de pèlerin d’Alexandre honore un dieu païen, comme cela va de soi, mais cet épisode, parce qu’il suit presque immédiatement celui de Jérusalem, est fortement travaillé par un système d’analogies. La transpo-sition d’une vision entièrement chrétienne sur un pèlerinage païen a pour effet de brouiller quelque peu le statut du personnage, tant que la nature de l’analogie n’est pas éclaircie. Comment situer donc Alexandre entre lafigured’unpaïenerrantversdesvictoiresquivontlemeneràsaperteet celle d’un pèlerin protochrétien ? Je crois que la prise en compte de la peregrinatio et de ses manifestations dans le récit peut permettre de mieux cerner la construction symbolique qui se nomme Alexandre.

Dans un premier temps, nous l’avons vu, Alexandre est pur mouvement, non seulement parce que l’intrigue l’exige, multipliant les voyages mari-times et les campagnes militaires terrestres, parce que les harangues du roi à ses soldats exaltent constamment le besoin de poursuivre la conquête, mais aussi parce que le personnage en vient à représenter l’instabilité qui régit le monde lui-même. La poussée conquérante d’Alexandre coïncide avec la protection que lui confère le destin, désigné par des termes tels que ventura ou fado. Un traître grec explique à Darius que c’est de là que pro-vient la puissance d’Alexandre et de ses troupes :

Demás son en fazienda omnes aventurados,que andan con agüeros e guíanlos los fados (Alexandre, 923ab).

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Les aventuras propres à l’errance sont donc néanmoins guidées par une ventura qui leur donne un sens et qui, en l’occurrence, assure leur succès. Il est vrai que son association aux agüeros lui donne une connotation toute païenne. Mais dans la construction ambivalente d’Alexandre comme un païen qui reconnaît l’existence d’un Dieu unique, cette ventura peut aussi, au-delà des augures, ressembler à la providence divine. Le héros déclare à propos de la vision qu’il a reçue dans sa jeunesse :

Bien sepades, amigos, que aquel mandaderomensaje fue de Dios por fer a mí certero;a mí Esse me guía, non otro agorero,vos lo veredes todos que será verdadero (Alexandre, 1162).

Tout l’itinéraire d’Alexandre, comme celui d’Apolonio, se joue à cette distance conceptuelle qui sépare les ventura, fortuna ou fado de la providence, mais selon un mouvement inverse. D’abord, ces notions semblent coïncider pleinement. Ainsi c’est doña Fortuna, cette fortune dont la roue instable régit le cours du monde, qui fait rouvrir les yeux à un Alexandre que l’on croyait mort après sa baignade inconsidérée dans les eaux froides d’une rivière (895). C’est aussi bien « los fados » (1645), « lo que Dios ordena » (1647) et la «rueda de la ventura» (1653) qui précipitent la chute de Darius et consacrent donc le héros macédonien. Mais Darius, comme victime d’un sort qui le dépasse, n’est pas seulement le symbole de la victoire d’Alexandre, il pré-sente surtout au héros, avec un peu d’avance, une image de ce que sera sa propre chute (2213-2214). Si la fortune ou le destin épousent toujours la volonté de Dieu qui les détermine, ils ne tirent pas d’eux-mêmes leur propre orientation. C’est pourquoi, considérés en eux-mêmes, hors des desseins divins et du point de vue des hommes, ils peuvent être assimilés à un mouvement capricieux qui, dans ce cas, épouse plutôt celui de « este mundo » ou « este siglo » (1805) :

Nunca en este siglo devrié omne fiar,que sabe a sus cosas tan mala çaga dar;a baxos nin a altos non sabe perdonar,non devriemos por éste el otro olvidar (Alexandre, 1805).

Intermédiaire incompréhensible entre la logique de Dieu et celle de ce monde, le destin est fondamentalement neutre : il est déterminé, mais il ne se laisse connaître qu’une fois réalisé, et il donne à voir auparavant aux hommesundésordredesignesdifficilesàdéchiffrer.Or,Alexandre,figurede l’instabilité, ressemble en cela au monde et à sa mutabilité, ce monde qu’il prétend parcourir de bout en bout au point d’en découvrir les lieux les plus reculés que nul homme avant lui n’a foulés :

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Moviése, por amor de ante recabdar,por tal tierra que omne nunca pudo passar (Alexandre, 2148ab).

Asmava el buen omne atravesar la mar,que nunca pudo omne el cabo a fallar,buscar algunas gentes de otro semejar,de sossacar manera nueva de guerrear.

Saber el sol dó naçe, el Nilo ónde mana,el mar qué fuerça trae quand lo fiere ventana;maguer avié grant seso, acuçia soberana,semejava en esto una grant valitana (Alexandre, 2269-2270).

Comme on le voit, le désir de conquérir le monde s’accompagne d’un désir d’en connaître les secrets. L’expansion géographique du voyage, lorsqu’elle promet d’être totale et sans obstacle, reporte l’insatisfaction du voyageur sur des domaines nouveaux qui touchent au savoir : Alexandre ne s’intéresse plus alors au monde en lui-même, mais à ses fondements. La conquête d’Alexandre est répréhensible à partir du moment où elle devient transgressive et où, littéralement, elle ne tient plus dans le monde, comme l’avait annoncé un vieux sage au héros de façon prophétique :

Dixo: «Rëy, si fuesse tan grand el tu podercom’ el tu coraçón e fazes pareçer,non te podrién los mares nin las tierras caber,a Júpiter querriés el emperio toller» (Alexandre, 1918).

Vouloir embrasser le monde pour en connaître les lois est ce qui pousse Alexandre, homo viator d’un genre nouveau, à explorer les fonds sous-marins ou à s’élever dans les airs, à sonder la nature par des moyens qui tiennent du prodige et qui, donc, contredisent par là même les lois naturelles. Le parcours de la connaissance devenu transgression, Alexandre, homo viator superlatif et monstrueux, ne sait pas arrêter ses pas où il aurait fallu. Lors de son exploration sous-marine, le héros n’hésite pas à juger l’œuvre divine et à la trouver mal faite, parce que soumise à l’orgueil des créatures. Para-doxalement, c’est en étendant la peregrinatio au-delà du monde et en pré-tendant s’extraire de la place qui lui a été assignée qu’Alexandre retombe sous la loi du monde, et cette fois sans l’aide d’une quelconque ventura teintée de providence. C’est Dieu même qui dit comment la démesure orgueilleuse d’Alexandre se retourne contre lui :

[…] omne que tantos sabe judiçios delivrar,por qual juïcio dio por tal debe passar (Alexandre, 2330cd).

La nature, sous les traits allégoriques d’une femme offensée, conclut alors avec le diable un complot qui conduit à l’assassinat d’Alexandre par

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l’un de ses vassaux. Du point de vue de l’exemplarité de son parcours, le personnage est devenu un modèle négatif. De sa gloire mondaine, le poète souligne l’inanité. La dernière peregrinatio d’Alexandre est celle de ses restes mortels, qui sont vus comme de précieuses reliques, pourtant dépourvues de sainteté : si Alexandre avait été chrétien, il aurait mérité qu’on lui rendît un culte, mais ce n’est évidemment pas le cas. Son péché d’orgueiln’estfinalementquel’expressionindividuelle,danslechampmoral, de son irrémédiable statut de païen. Le parcours de l’homme qui trouvaitlemondetropétroitfinitironiquementdansunefossequinemesure pas douze pieds (2672). Pourtant, malgré ce désaveu des valeurs mondaines dont Alexandre, maître du monde, image du monde et vic-timedumonde,estdevenulesymboleédifiant,l’exemplaritéappliquéeauhéros n’est pas entièrement vouée à la voie négative. Sa mort elle-même, comme on l’a souvent dit, témoigne d’un retour in extremis à l’humilité17. Alexandre reste un modèle à suivre, pour peu que l’on sache lire son par-cours de façon allégorique. Je soulignerai seulement deux éléments qui me paraissent fondamentaux à ce sujet.

En premier lieu, comme de nombreuses analyses du poème l’ont montré18, la chute d’Alexandre n’annule en rien sa postérité, cette fama ou ce buen preçio qui sont synonymes d’une pérennité de la mémoire et qui appellent la mise en écriture :

Si murieron las carnes que lo han por natura,non murió el buen preçio, que y encara dura;qui muere en buen preçio, es de buena ventura,que lo meten los sabios luego en escriptura (Alexandre, 2668).

Cette reconnaissance de la renommée et de la postérité est ce qui permet une perigrinatio post mortem du grand personnage, par le biais de l’écriture. La postérité ne se confond certes pas avec le salut de l’âme, but ultime de tout itinéraire chrétien, mais elle est une forme d’éternité qui, dans la sphère païenne, serait son pendant analogique. Tout au long de son œuvre, le poète adopte à plusieurs reprises cette conception de la fama

17. Au seuil de la mort, Alexandre demande à être couché sur le sol (« mandó que lo echassen del lecho en el suelo », 2646c) selon une pratique attribuée à d’autres rois (d’ailleurs, d’après la Estoria de España, Ferdinand III aurait eu une requête analogue au moment de mourir).Voir notamment María Rosa lida de malkiel, La idea de la fama en la Edad Media castellana, México : Fondo de cultura económica, 1952, p. 190 ; I. michael, op. cit., p. 109-111 ; Amaia arizaleta, La translation d’Alexandre. Recherches sur les structures et les significations du Libro de Alexandre, Paris : Klincksieck, 1999, p. 250-255.

18. Voir notamment M. R. Lida de malkiel, op. cit., p. 167-197, qui considère que l’exaltation de la renommée est au cœur du projet du poète anonyme. Pour une opinion plus nuancée, qui subordonne nettement cette exaltation à la démarche moralisatrice du clerc, voir I. Michael, op. cit., p. 278-286, et, plus récemment, Isabel Uría, Panorama crítico del mester de clerecía, Madrid : Castalia, 2000, p. 203-206.

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comme un élément de son propre système de valeurs et, le plus souvent, celle-cinesemblepasentrerenconflitavecuneperspectivepurementchré-tienne. Le renom permet donc de conjurer en quelque manière la vanité d’une pérégrination purement mondaine. L’errance aveugle du païen, grâce à la fama, peut ainsi devenir la métaphore possible de l’itinéraire du chrétien mû par la promesse de la vie éternelle. C’est une relation méta-phorique qui permet de faire tenir ensemble deux visions du monde qui paraissaientinconciliables.Cettemétaphorefinale,esquisséeparletexte,permet la lecture rétrospective de toutes les aventures d’Alexandre comme une allégorie du cheminement du chrétien en ce monde et, en particulier, du monarque chrétien.

En second lieu, je voudrais signaler que c’est aussi selon une logique métaphorique ou allégorique que le poète insère Alexandre dans le schéma d’une histoire chrétienne du salut. Nous avons vu qu’Alexandre est construit, parcertainesdesescaractéristiques,commeunefigureprotochristique.Tout d’abord, la paternité de Philippe est contestée au début du récit, et letextelaisseentendreaudétourd’unestrophequ’Alexandreseraitlefilsdu dieu Amon, ce qui crée implicitement une analogie avec le Christ. De plus, la venue d’Alexandre a été annoncée par le prophète Daniel, comme celle du Christ est annoncée par l’ensemble des prophéties vétérotesta-mentaires et, comme le Christ, le héros adopte une attitude ambivalente envers les juifs et leurs traditions19.Enfin,lorsquelaNaturevengeresse,descendue en enfer, trame un complot contre le héros avec le diable, celui-ci se demande si cet ennemi qui prétend étendre sa domination jusqu’au fond de l’enfer n’est pas le messie annoncé par les Écritures20. Alexandre s’insère entre l’Ancien Testament et le Christ : il n’est pas le messie annoncé par les prophètes et il n’est pas non plus lui-même exactement une pré-figurationduChrist(puisqu’ilfinitparreprésenterl’orgueiletlachute).Par ce statut ambigu, Alexandre occupe une place instable dans l’éco-nomiedesfiguresmétaphoriquesetdesrelationstypologiques,maisilesttout de même inséré dans l’histoire sacrée. Une telle insertion facilite la christianisation des événements et elle attribue au récit une temporalité

19. Le comportement d’Alexandre envers les juifs hésite entre la reconnaissance et le rejet. or, ces deux attitudes semblent inspirées par Dieu. Lors du passage d’Alexandre à Jérusalem, sa vision se réalise, il se reconnaît dans la prophétie de Daniel et accorde aux juifs une grande autonomie. En revanche, lors de l’épisode des Portes caspiennes (2100-2116), le roi fait murer ledéfiléquiconduitaulieuoùestretenuecaptiveunecommunautéjuiveenraisondesespro-pres péchés et Dieu, exauçant une prière du roi, fait un miracle qui pérennise le geste du roi enrefermantlesrocherssurcelieumaudit.Enenfermantlesjuifsàjamais,Alexandrepréfi-gure le Christ qui referme la Loi ancienne et ouvre la Loi nouvelle.

20. Le Diable déclare, inquiet, aux habitants de l’enfer : « Pero en una cosa prendo yo grant espanto, / cantan las escriptura un desabrido canto, / que parrá una virgen un fijo müy santo / por que han los infiernos a prender mal quebranto; / Si es éste o non, non vos lo sé decir, / mas un valient contrario vos habrá de venir; » (2441-2442ab).

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reconnaissable, pas seulement comme un cadre chronologique au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais plutôt comme un cadre logique qui pose Alexandre à la jonction des deux faces de la typologie.

Au total, le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio témoignent d’une construction, fondée sur la métaphore et l’allégorie, destinée à doter l’iti-néraire de leurs personnages d’une exemplarité exploitable en termes chrétiens.Ladifficultéconsisteàdéterminerquelssontlesélémentsqui,au-delà de leur validité littérale, doivent être soumis à une telle interpréta-tion allégorique car, par un jeu très dense de signes et de renvois, notam-ment dans l’Alexandre, les poèmes ne fournissent pas un cadre fermé à cette interprétation. Plutôt qu’à un système transparent de correspondances, le destinataire du texte se trouve confronté à de multiples degrés d’allé-gorieetdefiguration,eux-mêmesrapportésplusoumoinsexplicitementau régime exégétique des textes sacrés. Par une sorte de généralisation dif-fuse de la typologie, les itinéraires compliqués des personnages renvoient en ultime instance au parcours que les auteurs, qui sont surtout des exé-gètes, ont tracé pour eux en creux : Alexandre et Apolonio voyagent seu-lement pour devenir les chrétiens qu’ils ne seront jamais. Au-delà même du lieu commun de l’homo viator, le mouvement imprimé aux personnages pourraitsignifierleurnécessaireincomplétude,queseulepourracom-bler, par l’exploitation qu’il fait de l’exemplarité du texte, celui qui agira en bon chrétien.

Le poète, homo viator de la parole

Je voudrais examiner, dans les poèmes du mester, le transfert des images de l’homo viator et de la peregrinatiosurlafiguredupoèteetlacompositionlittéraire qu’il assume. Je crois que ces images peuvent nous permettre de mieux cerner les conceptions rhétoriques et esthétiques qui président à l’élaboration des poèmes.

De façon très cohérente, Berceo ainsi que les poètes anonymes de l’Alexandre et de l’Apolonio présentent leur composition, dans les divers pro-logues ou commentaires ponctuels qui jalonnent les poèmes, non comme une œuvre achevée mais bien comme une parole en cours, un curso, qui semble s’écrire en même temps qu’il se dit21. Ce terme de curso (ou corso) est associé au mester de clerecía dès l’origine par la fameuse strophe 2 du Libro de Alexandrequidéfinitlacompositionpoétiquecommeuncurso rimado, expression qui a suscité bien des commentaires. Amaia Arizaleta synthé-tiseetclarifielessignificationsdecurso en montrant que le terme, sans que

21. Voir o. biaggini, « Quand dire, c’est écrire : sur la convention d’oralité du mester de clerecía », Pandora, 2, 2002, p. 109-124.

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soit exclue son acception concrète de « chemin » (de même que pour vía dans cuaderna vía), prend le sens plus abstrait de « discours » et le sens plus technique de « déroulement », « enchaînement » syntaxique et métrique, conformément au latin cursus22. on pourrait ajouter, à la lumière d’autres occurrences du terme dans les poèmes, qu’il peut faire référence au déve-loppementprogressif durécit,aufilnarratif qu’estcensésuivrelepoètedans la composition de son œuvre :

mas tornemos al curso mientra nos dura el día (Alexandre, 294d)

prosigamos el curso, sigamos nuestra vía (Santo Domingo, 8d)

nuestro curso sigam os e razón acabemos (A polonio, 628c).

C’est,eneffet,pourmettrefinàdesdigressionsoupourconjurerledésagrément qu’elles pourraient susciter chez le destinataire du récit que le poète emploie des formules de ce type. Celles-ci marquent toujours un retour au sujet principal du poème et sont parfois accompagnées d’une expression relevant du lieu commun de la brevitas. on trouve parfois d’autres expressions impliquant le mouvement, telles « sigamos la estoria » (Santa Oria, 10) ou encore, de façon plus concrète, « sigamos la carrera, como la empezamos » (Loores, 99), « movamos adelante » (Santo Domingo, 33 et 93). Par ces expressions, lepoèteaffirmequ’ilneveutpass’attardercariltientàgarderlamaî-trisedesonrécitetilenprofiteparfoispourmanifesterindirectementsonautorité littéraire. La volonté de rendre apparente l’architecture narrative du poème va de pair avec un souci de sa facture esthétique et un amour revendiqué du travail bien fait. Ainsi, dans San Millán, Berceo invoque le curso comme une harmonie fragile susceptible d’être maintenue ou rompue. L’épisodefinaldesvotos de San Millán comporte une longue liste de villages et localités qui doivent s’acquitter de leur dette envers le saint, c’est-à-dire verser un impôt au monastère de San Millán. Cette liste de noms apparaît rébarbativeetdifficileàfaireentrerdanslemouledessyllabescomptéesdu curso rimado. Berceo préfère donc abréger la liste plutôt que de compro-mettre la facture même de ses strophes :

[…] más vos quiero la cosa planamientre contar,qe prender grand trabajo e el corso damnar (San Millán, 475cd).

Dañar el curso, cela reviendrait à commettre une infraction dans l’exer-cice d’un mester dont on sait depuis l’Alexandre qu’il doit être formellement impeccable, sin pecado, mais quelques strophes plus loin, ce souci formel s’applique moins au curso syntaxique et métrique qu’au curso narratif, qui semble ainsi intimement lié au premier :

22. Op. cit., p. 161-165.

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En sant Millán vos quiero la materia tornar,siguir nuestra estoria, nuestro corso guardar (San Millán, 482ab).

or, il me semble que cette préoccupation constante du poète, désireux de guardar el curso est à mettre en relation directe avec les pérégrinations matérielles ou spirituelles de ses personnages. Pour ne parler que de San Millán, ce n’est pas un hasard, à mon avis, s’il est dit de lui, dans le récit de son premier miracle qui consiste à déjouer les attaques du démon :

[…] guardaba bien so corso, tenié bien sue memoria,qe no lo engañasse la vida transitoria (San Millán, 123cd).

Le saint et le poète qui raconte sa vie et ses miracles se ressemblent par cette maîtrise du curso. Dans le cas du saint, il s’agit de maintenir le cap de sa peregrinatio spirituelle en se détachant des contingences de cette vie transitoire. Il est intéressant de constater que la peregrinatio vitae idéale sedéfinitparadoxalementparundépassementdecequ’elleestd’abord:une vie transitoire. C’est précisément en se détachant de la vie d’ici-bas, synonyme de matière et de péché, que l’on mène bien sa vie, que l’on se dirige vers un au-delà qui, de l’extérieur, en devient la seule orientation. Ce curso,toutentierdéfiniparlebutàatteindre,estdonclecontraired’uneerrance. C’est exactement ce point essentiel que vise l’attaque du démon que le saint parvient à contrecarrer :

«Millán», disso el demon, «aves mala costumne,eres muy cambiadiço, non traes firmedumne;» (San Millán, 113ab).

Le diable tente de réduire le parcours du saint à une errance géogra-phique. Il énumère les nombreux allers-retours d’Émilien entre ses ermi-tages montagnards et les communautés humaines pour suggérer que sa vie ne suit aucune orientation. Il est vrai que le récit de la vita peut se résumer à une alternance d’épisodes érémitiques et de séjours conventuels, comme si le parcours du saint refusait toute stabilité. Par conséquent, en confon-dantlediablequil’accused’instabilitéetd’inconstance,lesaintjustifielacohérence de ses actions (de sa fazienda)toutenjustifiantcelledurécit(dela leyenda). Ainsi, l’apparent désordre apparaît rétrospectivement comme un ordre déterminé et, par là même, le récit de Berceo conjure l’arbitraire. Ce caractère rétrospectif du cursoestconfirméparunedeuxièmeoccur-rence dans San Millán, au moment où le saint prend conscience de l’immi-nence de sa mort : « entendió bien qe era el corso acabado » (295d). C’est toujours àpartirdelafin,commeaposteriori,queleparcoursprendtoutsonsenset que les desseins divins sont révélés par leur accomplissement23.

23. Il en va de même dans un récit des Milagros, « Le larron dévot » (VI), qui met en scène un parcours pourtant tout autre. Devant l’impossibilité d’exécuter le voleur, par pendaison ou

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Comme le dit le poète de l’Alexandre à propos des vains efforts de Darius pour résister aux assauts de l’armée du héros dans la première bataille qui les oppose :

Mas —como diz la letra, e es verdat provada,que en el fin yaz todo, el prez e la soldada—,non le valió a Dario todo su fecho nada,ca Dios avié la cosa cómo fues’ ordenada (Alexandre, 1051).

L’issue de l’action révèle le cours des choses tel que Dieu l’a voulu. Cette évidence creuse, apparemment tautologique, révèle pourtant toute une conception de la causalité qui est cultivée dans les poèmes du mester. L’arbitraire n’existe pas car tout est ordonné par Dieu. Rétrospectivement, les signes épars qui jalonnaient le cours d’un destin et en laissaient entre-voir confusément le sens prennent la solidité de l’évidence. C’est en cela que toute peregrinatio est à interpréter à rebours, à partir de son accomplis-sementquicondensesasignification.Lepoètedel’Alexandre n’hésite pas à appliquer à son propre curso littéraire la même image et la même causa-lité, en des termes étonnamment proches :

Mas, como diz’ el sabio —es verdat sin dubdança—que en la fin yaz todo el prez o malestança,non queramos seer en luenga demorança,vayamos a la fin do yaze la ganancia (Alexandre, 1413).

Dans le curso sinueux, parfois même essentiellement digressif, les détours sont a posteriori justifiésettranscendésparl’évidenced’unsensquisetient au bout du parcours. D’où la rhétorique de l’attente qui structure le poème et tous ces appels à la patience adressés par le narrateur à son public. Au début des Milagros, Berceo livre son buen aveniment en préci-sant : « terrédeslo en cabo por bueno verament » (Milagros,1d).C’estàlafin(en cabo) que le récit obscur livrera vraiment (verament) son sens, qu’il révélera sa teneur allégorique qui se cache derrière son sens littéral, son meollo qui se tient sous la corteza. C’est aussi par ce procédé que le poète de l’Alexandre entame son récit :

Qui oir lo quisiere, a todo mi creer,avrá de mí solaz, en cabo grant plazer (Alexandre, 3ab).

par d’autres moyens, ses accusateurs décident de le relâcher : « Dexáronlo en paz, que se fuesse su vía, / ca non querién ir ellos contra Sancta María. / Mejoró en su vida, partióse de follía, / cuando cumplió su corso murióse de su día » (157). Aller son chemin (« irse su vía ») et achever son cours (« cumplir su corso ») sont des actions dont le sens est déterminé par le miracle marial qui a sauvé la vie du voleur tout en réorientant le sens de ses pas. Avant le miracle, le récit envisageait tout autre-ment l’itinéraire du personnage : « Como qui en mal anda en mal á a caer » (146a) et c’est précisé-mentendépassantcettechute(ausensfiguré,maisaussiausenspropre,puisqueMariesoutientles pieds du voleur pendu pour qu’il ne meure pas étranglé) que la « malandanza » devient a posteriori « bienandanza ».

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L’histoire qui va commencer ne va pas livrer d’emblée tout son sens, c’est une fois la narration terminée que son destinataire pourra en apprécier toute la valeur. Davantage que dans les autres poèmes du mester de clerecía, le curso du Libro de Alexandre se nourrit précisément de cette incomplétude constante, dont on rappelle sans cesse la béance, jusqu’au moment où elleestenfincomblée–etencore:commeseplaîtàl’indiquersouventletexte lui-même, tout n’a pas été dit, tout n’a pas pu être dit. La stabilité et la fermeture sont un horizon du récit, un au-delà toujours reporté qui est l’alibi du foisonnement des lignes de l’intrigue et des multiples chan-gements de cap dans la narration :

Quiero dexar el rey en las naves folgar,quiero de su sobervia un poquillo fablar,quiérovos la materia un poquillo dexar,pero será en cabo todo a un lugar (Alexandre, 2324).

Sitouslesfilssontrenouésàlafin(en cabo), si tous les épisodes des péré-grinationsduhérosetautresdigressionsmoralisantesconvergentfinale-ment vers un seul lieu (todo a un lugar), c’est que le curso n’est pas une errance mais un chemin déterminé. Et pourtant, cette détermination échappe, elle est maintenue en suspens, de la même façon qu’une digression laisse en suspens une partie de l’intrigue. « Quiero dexar el rey en las naves folgar » est un type de vers que l’on retrouve très fréquemment sous la plume des poètes du mester de clerecía. Littéralement, ce n’est pas seulement le récit, mais les événements eux-mêmes que l’on déclare suspendus. Le procédé ne nous étonne pas, car il fait partie du fonds commun des conventions que s’est forgées la littérature narrative occidentale. Dans le mester, des verbes tels que dexar, quitar, destajar ou tornaraffichentsouventledécoupagedesséquencesnarratives en s’appliquant directement aux personnages ou aux événe-ments,commesilenarrateurinfluaitsurlecoursdesévénementsrapportés.Ainsi, de même que le poète de l’Alexandre peut décider de laisser Alexandre se reposer quelque temps à bord de son navire, Berceo peut décider de déplacer Émilien d’un lieu à un autre, d’envoyer Dominique au tombeau ou encore de faire accéder oria au trône céleste qu’elle mérite :

[…] destajarvos qeremos de las fuertes andadas,sacarlo de los yermos a las tierras pobladas (San Millán, 68).

Sea con Dios el alma alegre e onrada,tornemos enna carne que dexamos finada,cumplámosli su debdo, cosa es aguisada,démosli sepultura do sea condesada (Santo Domingo, 527).

En esta pleitesía non quiero retardar,si por bien lo tobierdes quiérovos destajar,

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a la fin de la dueña me quiero acostar,levarla a la siella, después ir a folgar (Santa Oria, 163).

Par le recours à ce procédé, qui ne se réduit pas aux quelques exemples précédents24, non seulement le narrateur feint de suivre les événements dans le feu de l’action, comme si son récit n’était pas rétrospectif, mais il feint surtoutdepouvoirorienteretinfléchiràsaguiselecoursdecesmêmesévénements. Le curso rhétorique tend conventionnement à se confondre avec le cours des choses relatées, comme si elles étaient déterminées par le récit qui les relate. Cette convention qui semble faire dépendre la matière narrative du bon plaisir du narrateur ne fait que renforcer cette logique de suspension que nous avons évoquée. En feignant de soumettre à son pur caprice la dispositio et même l’inventio de son récit, le poète laisse en suspenslarévélationfinaledel’ordonnanceessentielledesévénementsetde leur sens ultime. Comme l’errance des personnages devient un par-cours exemplaire, le curso du récit ne semble se plier à l’arbitraire que pour mieux suggérer in fine sa cohérence globale.

C’est que le récit et l’écriture, à l’instar des pérégrinations des person-nages, sont censés être guidés par Dieu, la Vierge ou un saint, qui sont souvent invoqués dans les premiers vers comme les coresponsables de la composition littéraire. Le Libro de Apolonio s’ouvre sur une invocation de ce type, qui place l’écriture sous la protection de Dieu et de la Vierge :

En el nombre de Dios e de Santa María,si ellos me guiassen estudiar querría,componer hun romançe de nueua maestríadel buen rey Apolunio e de su cortesía (Apolonio,1).

Ladéfinitiondumester comme une composition idéalement guidée et orientée par Dieu ne manque pas de susciter un rapprochement avec cette ventura responsable du cours des choses mondaines et qui, successi-vement, égare et oriente Apolonio et les siens dans leurs voyages mari-times. D’ailleurs, la strophe citée, par ce qu’elle fait rimer la nueua maestría de la composition poétique et la cortesía du personnage, inaugure le jeu de miroirs constant par lequel le poète construit Apolonio en clérigo enten-dido25,c’est-à-direenrefletpossibledelui-même.

Chez Berceo, les formules d’invocation qui mettent l’écriture sous la pro-tection d’un guide céleste apparaissent dans presque tous les poèmes. Dans

24. Voir Alexandre, 276, 286, 294, 653, 717, 1373, 1382, 1460, 1870, 1992, 2324, 2663 ; Apolonio, 36, 62, 325, 433, 628, 339 ; San Millán, 72, 309, 317, 362 ; Santo Domingo, 8, 33, 93, 113, 186, 222 ; Santa Oria, 23, 91, 99, 103, 117 ; Milagros, 513, 681 ; Duelo, 43-44 ; Loores, 99, 103, 117, 142 ; Sacrificio, 83, 96, 107 ; Signos, 48, 52.

25. Voir Manuel alvar, « Apolonio, clérigo entendido », in : M. alvar (dir.), Symposium in honorem prof. M. de Riquer, Barcelone : Quaderns Crema, 1986, p. 51-73.

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San Millán, par exemple, elles permettent un parallélisme littéral entre le parcours du saint et le déroulement du récit. Il est dit tout d’abord que le saint, au vu de sa persévérance exceptionnelle, a été protégé par Dieu :

[…] sufrió tan fuert’ lazerio tiempo tan pro longado,parece bien por ojo qe de Dios fue guïado.

Parece tan grand cosa qe de Dios fue guïada,sinon, non sufririé atan fiera ielada,nin tantos días malos, nin tanta espantada,mas Dios era por todo, la sue vertut sagrada (San Millán, 64cd-65).

La manifestation de la providence divine est déduite rétrospectivement par le narrateur : de l’endurance presque surhumaine d’Émilien dans les peinesetlesdifficultés,onpeutdéduireaposterioriqu’ilaétéguidéparDieu26. or, c’est exactement ce que demande aussi le poète pour lui-même dans son entreprise littéraire :

Señores aún quiero d’esta razón tractar,aún él me guïando d’él vos quiero fablar (San Millán, 320ab).

L’idéal du poète est que l’on puisse penser, une fois son œuvre lue, qu’il a été lui aussi guidé par le saint ou par Dieu dans le parcours de son récit et de son écriture. Le parallélisme entre le poète et son personnage sug-gère un idéal de continuité entre les faits et les mots, qui s’enchaîneraient selon le schéma d’une même providence. Malgré toutes les déclarations de modestie et malgré toutes les références à l’auctoritas des sources qui semblent dévaloriser la teneur intrinsèque de la composition littéraire, les poètes ont foi en l’utilité et en la valeur des mots dont le maniement constitue leur mester. Et s’ils se plaisent à montrer du doigt les obstacles qui se dressent sur leur curso, c’est peut-être aussi pour suggérer discrètement lemérited’untravailquiaétécapabled’enveniràboutetpouraffirmerindirectement le pouvoir de leur propre parole.

Ainsi, dans le prologue des Milagros, la continuité entre la matière mariale et sa mise en écriture est tellement désirée, que Berceo ne se contente pas d’invoquer la Vierge pour qu’elle guide l’écriture. Comme on l’a souvent souligné, il conçoit cette écriture comme un miracle de plus, celui qui permet la diffusion et le rayonnement de tous les autres :

Terrélo por miráculo que lo faz la Gloriosa,si guiarme quisiere a mí en esta cosa (Milagros, 46ab).

26. Pour une même logique rétrospective, voir Santo Domingo (14-15).

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Par là même, le poète rejoint les miraculés des récits du recueil et le cours de son œuvre est assimilé à une peregrinatio périlleuse qui a besoin d’une intervention céleste pour le conduire à bon port. C’est dans le Sacrificio de la misa, œuvre doctrinale qui lui a peut-être paru particulièrement déli-cate à écrire, que Berceo pousse le rapprochement jusqu’à la métaphore directe.Exprimanttouteladifficultéd’interpréterallégoriquementlesgestes du prêtre pendant la messe, Berceo déclare :

¡Sáquenos Dios a puerto, sea de nuestro vando! (Sacrificio, 84d).

Sacar a puerto ne pourrait être qu’une expression banale et sans lien direct avec la conception que le poète se fait de son cursosilafindupoèmenevenait reprendre l’image et, cette fois, de façon beaucoup plus explicite :

Gracias al Criador que nos quiso guiar,que guía los romeros, que van en Ultramar,el romanz es cumplido, puesto en buen logar,días ha que lazramos, queremos ir folgar (Sacrificio, 296).

En posant cette équivalence très nette entre le voyage des pèlerins guidés vers les terres d’outre-mer et le déroulement de son propre poème quiarriveàsonterme,Berceodéfinitlacompositionlittérairecommeun pèlerinage. Il se voit ici en homo viator de la parole qui peut dire, après bien des efforts, que c’est Dieu qui a guidé son parcours. La fatigue et l’aspiration au repos énoncées dans le dernier vers sont des éléments tout aussi cohérents dans la logique de cette métaphore. L’accomplissement du poème, puesto en buen logar, est comparé à l’arrivée en Terre sainte. on est loin, ici, de toute expression conventionnelle de modestie. Ce poème, revendiqué comme un romanz, soit une œuvre vernaculaire, n’a rien à envier à ses antécédents : c’est en tant qu’œuvre vernaculaire que le poème mérite d’être comparé à cet ultramar plein de promesses, comme si dans la pérégrination de la parole se jouait aussi l’acte de translation des sources latines vers le texte castillan. D’ailleurs, le jeu paronymique entre romeros et romanz, dont je ne peux croire qu’il soit dû au hasard, contribue à asseoir la conception d’une écriture vernaculaire vue comme un accomplissement spirituel pourvu d’une légitimité propre. Les images du pèlerinage et de l’homo viator servent ici, comme dans bien des cas, la construction d’une autonomie de l’œuvre littéraire.