"Sous ombre de protection. Stratégie et projets politiques au temps des affaires de Provence...

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« SOUS OMBRE DE PROTECTION ». STRATÉGIES ET PROJETS POLITIQUES PENDANT LES « AFFAIRES DE PROVENCE » (FRANCE-ESPAGNE-ITALIE, 1589-1596) Fabrice Micallef P.U.F. | Revue historique 2010/4 - n° 656 pages 763 à 794 ISSN 0035-3264 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-historique-2010-4-page-763.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Micallef Fabrice , « « Sous ombre de protection ». Stratégies et projets politiques pendant les « affaires de Provence » (France-Espagne-Italie, 1589-1596) » , Revue historique, 2010/4 n° 656, p. 763-794. DOI : 10.3917/rhis.104.0763 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.88.127.247 - 03/01/2012 12h26. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.88.127.247 - 03/01/2012 12h26. © P.U.F.

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« SOUS OMBRE DE PROTECTION ». STRATÉGIES ET PROJETSPOLITIQUES PENDANT LES « AFFAIRES DE PROVENCE »(FRANCE-ESPAGNE-ITALIE, 1589-1596) Fabrice Micallef P.U.F. | Revue historique 2010/4 - n° 656pages 763 à 794

ISSN 0035-3264

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Micallef Fabrice , « « Sous ombre de protection ». Stratégies et projets politiques pendant les « affaires de Provence »

(France-Espagne-Italie, 1589-1596) » ,

Revue historique, 2010/4 n° 656, p. 763-794. DOI : 10.3917/rhis.104.0763

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Revue historique, 2010, CCCXII/4, nº 656, pp 763–794

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« Sous ombre de protection ». Stratégies et projets politiques pendant les « affaires de Provence » (France-Espagne-Italie, 1589-1596)Fabrice Micallef

La première modernité est marquée par de nombreuses expérien-ces de protection : des entités politiques (principautés, souveraines ou non, provinces, villes), souvent confrontées à une situation de crise, choisissent de se placer de manière contractuelle sous la dépendance d’un monarque dont elles ne relèvent pas ordinairement.

L’origine juridique de cette pratique n’est pas claire. Si on se réfère à ce qu’en écrit Jean Bodin, les anciens Romains la pratiquaient déjà : « le droit de protection est très ancien, et auparavant Romule, qui l’emprunta des Grecs : car il estoit usité en Thessalie, Égypte, Asie, Sclavonie, comme nous lisons ès anciens auteurs »1. Le jurisconsulte en trouve la trace dans le Pro Balbo de Cicéron puis dans les Digestes de Justinien, comme une « prérogative d’honneur » conférée au protec-teur, sans que le protégé perde le « droit de souveraineté » ; il en tire la formule selon laquelle « la protection n’emporte point de subjec-tion »2. À cette influence possible du droit romain, pourrait s’ajouter l’héritage de la notion médiévale de « droit de garde », c’est-à-dire l’autorité exercée par un seigneur sur un fief qui ne lui appartient pas, mais qu’il administre en l’absence ou durant la minorité du titulaire3.

1. Jean Bodin, La république, Paris, Fayard, 1986 (1576), t. 1, p. 154.2. Ibid., p. 156. 3. Claude Gauvard, Alain De Libera, Michel Zink dir., Dictionnaire du Moyen Âge, Cahors,

Presses Universitaires de France, 2002, p. 575-576. roland Mousnier, L’homme rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), Paris, Robert Laffont, 1992, p. 515.

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Dans la vie politique européenne du xvie siècle, les cas sont extrêmement nombreux et divers : qu’y a-t-il, a priori, de commun entre la protection exercée par Henri II sur les princes luthériens allemands et les Trois-Évêchés (1552)4, celle demandée en 1585 par l’Union d’Utrecht au comte de Leicester, favori d’Elizabeth d’Angle-terre5, celle réclamée à Philippe II par les révoltés irlandais (1595)6, celle exercée par Louis XIII, sur les villes libres d’Alsace, en prélude à la guerre contre les Habsbourg, dans les années 16307, ou encore la protection demandée au roi de France par la Catalogne révoltée, en 16408 ?

Et cette liste n’est pas exhaustive. Dans un article important, Albert Cremer a esquissé une typologie des différentes modalités juri-diques de la protection, mais la diversité est telle que la liste des caté-gories pourrait s’étendre à l’infini9. Plus récemment, Rainer Babel a montré l’importance de la rhétorique de « garde et protection » dans la politique extérieure des rois de France10. Cependant, au-delà d’une spécificité française anti-impériale, la question que nous entendons poser ici est celle du regard que les contemporains portent sur cette pratique, ainsi que la question des motivations des « protégés » et des « protecteurs ». Tout tourne autour du lien qui se crée entre un prince supposé puissant et une entité politique qui a, exceptionnelle-ment ou durablement, besoin d’être « protégée » : le titre de « pro-tecteur » que l’on décerne désigne-t-il davantage qu’un simple appui politique, militaire ou financier ? Y a-t-il des fondements idéologiques ou bien des projets politiques derrière de telles pratiques ?

Une vision d’ensemble est nécessaire mais ne peut suffire. Tout en revenant occasionnellement à des considérations plus larges, nous nous concentrerons sur un laboratoire relativement précis dans le temps et dans l’espace, qui a le mérite de représenter une grande variété de situations, et de mettre en relation une importante diver-sité d’acteurs étatiques et non étatiques. De 1589 à 1596 ont lieu une série de troubles que les contemporains appellent alors les « affaires de Provence » : au plus fort de la crise de succession française, les

4. Didier Le Fur, Henri II, Paris, Tallandier, 2009, p. 335 sq. 5. Jérôme Hélie, Les relations internationales dans l’Europe moderne : conflits et équilibres européens,

1453-1789, Paris, Armand Colin, 2008, p. 88. 6. Ibid., p. 81. 7. Roland Mousnier, L’homme rouge, op. cit., p. 533 sq. (note 3)8. Jérôme Hélie, Les relations internationales dans l’Europe moderne, op. cit., p. 147. (note 5)9. Albert Cremer, La protection dans le droit international public européen au xvie siè-

cle, dans Théorie et pratique politique à la Renaissance. Actes du XVIIe colloque international de Tours, André Stegmann éd., Paris, Vrin, 1997, p. 145-155.

10. Rainer Babel, Garde et protection. Der Königsschutz in der französischen Aussenpolitik vom 15. bis 17. Jahrhundert. Ideologischer Hintergrund, Konzepte und Tradition, Ostfildern, Thorbecke, 2008. Cet ouvrage n’a pu être consulté avant la rédaction de notre article.

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catholiques de cette province – ralliés au parti de la Ligue – cher-chent par tous les moyens à parer à la menace huguenote. Ils refusent de reconnaître comme roi Henri de Navarre, car considéré comme hérétique et relaps, et sont aux prises avec les partisans de ce dernier, « les royalistes ». Le 23 janvier 1590, les États ligueurs de Provence (c’est-à-dire l’assemblée des communes) décident de se placer sous la protection du duc Charles-Emmanuel de Savoie. Au même moment, les municipalités d’Arles et de Marseille, opposées à cette démar-che, réclament la protection de la papauté. Au printemps 1591, des députés provençaux arrivés à Madrid présentent la même requête au roi d’Espagne. Une demande similaire est adressée à Rome au même moment par un représentant du parlement d’Aix. À partir de décembre 1591, c’est vers le grand-duc de Toscane Ferdinand de Médicis que se tournent les espoirs de Marseille. Enfin, à la fin de l’année 1595, Philippe II accorde sa protection au duc d’Épernon, gouverneur de Provence en rupture avec Henri IV, puis à la ville ligueuse de Marseille, qui se refuse toujours à reconnaître le Béarnais comme roi11.

Ce laboratoire, on l’espère, sera d’une certaine efficacité pour répondre aux questions que soulève la pratique de la protection : comment ce lien est-il conçu et justifié par les acteurs ? Pourquoi en arrive-t-on au besoin d’utiliser le terme de « protection » plutôt que celui d’une simple assistance ? Quel intérêt y trouve-t-on ? On verra dans un premier temps que les expériences de protection donnent lieu à des confusions et des polémiques. Ensuite, se concentrant sur les motivations et pratiques de la protection, on mettra en évidence les avantages et les risques que présentent de telles expériences, tant pour les « protégés » que pour les « protecteurs ».

Dénoncer la protection : confusion, Définition poléMique et pragMatisMes

De la part de certains observateurs, notamment ceux du camp royaliste, le jugement porté sur la protection est très tranché et négatif. Dans un mémoire adressé à Henri IV en avril 1590, André Hurault de Maisse, ambassadeur français à Venise, évoque les demandes de protections adressées à Sixte Quint par Marseille et Arles : « Sera

11. Gustave Lambert, Histoire des guerres de religion en Provence, 1530-1598, Nyons, Chantemerle, 1972 (1870), t. 2, p. 123, 137, 208-209, 445-446, 458-459.

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laissé à juger à Sa Majesté de la conséquence de telles protections, et comme il n’est raisonnable de suporter ces façons de procedder, ny telz traictéz estre faictz par personnes qui n’ont rien à voir ny entre-prendre sur le royaume, et qui n’ont autre but que d’empiéter quel-que chose sur leurs voysins. »12 Même mécontentement de la part du sénat de Venise, dans une lettre d’avril 1590 adressée à son ambassa-deur à Rome : « Ce fut un grand déplaisir d’entendre par vos lettres que le pape aurait quelque inclination au sujet de l’offre de Marseille et d’Arles d’être sous la protection de Sa Sainteté, et cela pour les très graves et très importantes conséquences [qui s’ensuivraient] »13.

Inutile de multiplier les exemples : Henri IV lui-même, dans une lettre d’avril 1592 à Hurault de Maisse, évoquant le départ de Provence du duc de Savoie, résume finalement l’image que beaucoup se font des « protecteurs » et des « protégés » : « les injustes usurpa-tions, fondées sur les inconstances d’un peuple qui n’est plus retenu des justes resnes de sa légitime obéyssance »14. Se façonne ainsi une vision concevant les « protecteurs » comme des usurpateurs – ou du moins comme des personnes qui outrepassent leur droit ; la même vision définit les « protégés » comme des sujets désobéissants. Bodin, dans son œuvre, mettait en effet en garde contre « les princes qui font rebeller les subjects d’autruy sous ombre de protection »15.

Cette interprétation accusatoire est sans doute liée à une confusion réelle, enracinée dans l’expérience européenne des « protections » et des interventions transétatiques. Des puissances, « des protecteurs », ont déjà cherché à utiliser ce lien politique pour affaiblir un adversaire et lui ravir des territoires. Ils s’appuyaient les initiatives de vassaux ou sujets de cet adversaire, « les protégés ». En 1552, Henri II, en pre-nant la protection des princes luthériens du Saint-Empire, s’était vu promettre par eux la couronne impériale puis les trois évêchés Metz, Toul et Verdun16. Dans les années 1580 les Provinces Unies révol-tées, même si elles n’avaient jamais parlé de « protection », avaient demandé à François d’Anjou de les secourir contre Philippe II en devenant leur souverain17. En 1595, le chef irlandais Hugh O’Neill,

12. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms 6982, fol. 159, « Instructions de Hurault de Maisse à M. de La Chaise sur ce qui doit être représenté au roi », 15 mai 1590.

13. Archivio di Stato di Venezia (= ASVe), Senato, Roma ordinaria, 8, fol. 12, Sénat de Venise à Alberto Badoer, 21 avril 1590. « Ne è spiacuto grandemente intender, dalle vostre lettere, che vada per l’animo del papa qualche pensiero circa la offerta di Marseglia et di Arles di esser sotto la prottetione di Sua Santità, et cio per le gravissime et importantissime consequenze ».

14. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms. 6983, fol. 282 vo, Henri IV à Maisse, 24 avril 1592.

15. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5, p. 215. (note 1)16. Didier Le Fur, Henri II, op. cit., p. 335. (note 4)17. Frédéric Duquenne, L’entreprise du duc d’Anjou au Pays-Bas de 1580 à 1584. Les responsabilités

d’un échec à partager, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 65-78.

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comte de Tyrone, en guerre contre l’Angleterre d’Elizabeth Ire, après avoir demandé le secours du roi d’Espagne, offrira la couronne d’Irlande à l’archiduc Albert, souverain des Pays-Bas espagnols et neveu de Philippe II18. Ainsi, dans de nombreux cas, les acteurs eux-mêmes ont associé demande de secours, demande de protection et offre de sujétion. Au-delà de la polémique, on aurait tendance à croire que celui qui veut être protégé veut en fait « se donner », chan-ger de maître, passer définitivement de la domination d’un prince à celle d’un autre.

L’ambiguïté de la protection est parfois insoutenable pour ceux mêmes qui ont demandé l’aide d’un prince étranger. Ainsi, en juin 1590, après avoir sollicité Sixte Quint, les consuls d’Arles se rétractent, écrivant au pape qu’ils ne peuvent « pas accepter ladite protection », car ils désirent se « conserver au respect et obéisance qu’avons promise au ceptre et courone de France, tant qu’il sera régi et gouverné en son entière splendeur »19 : le personnel munici-pal aurait clairement eu le sentiment de se séparer du royaume en contractant un lien de protection avec le Saint-Siège.

Au milieu de ces confusions, on n’a finalement pu trouver qu’un seul et unique moment, durant la crise étudiée, de tentative d’une définition rigoureuse de la protection. Elle survient lors de l’assemblée des communes de Provence du 23 janvier 1590. Honoré de Laurens, avocat général au parlement d’Aix, y développe une importante argu-mentation en opposition à la perspective d’une protection savoyarde. Ce propos est par ailleurs fortement inspiré de certaines pages consa-crées à ce sujet par Bodin dans Les six livres de la République. On peut y voir les possibles fondements théoriques tant de la définition accusa-toire que de la confusion entre protection et sujétion.

Le magistrat évoque le fait que « aulcungs (…) ont conffondu les droictz de (…) subjection et protection ». Mais cette confusion est tout à fait compréhensible, car « il ne se peult nyer que la protec-tion n’aproche grandement de la subjection ». Il prend l’exemple des « Romains lesquelz comme ilz ont esté les grandz dominateurs du monde, (…) panssans avoyr plus de droict sur les tirannies de leur pro-tection qu’ilz appellent fiductions que sur les stipendiaires mesmes »20. L’agrégation progressive de peuples « protégés » était bien l’artifice par lequel l’empire s’était constitué, d’autant plus qu’il s’agissait

18. Jérôme Hélie, Les relations internationales dans l’Europe moderne, op. cit., p. 81. (note 5)19. Archivio Segreto Vataticano (= ASVat), Segreteria di Stato, Legazione Avignone, 19,

fol. 413, Consuls d’Arles à Sixte Quint, juin 1590. 20. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 150, États de Provence, 23 janvier 1590. Exemple

emprunté à Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5, p. 175-176. (note 1)

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d’une « protection sans limitation de temps »21. Dans cette perspec-tive, la protection serait un jeu de dupes : les demandeurs, croyant recevoir de l’assistance d’un puissant, seraient en fait asservis par le biais de cette protection. En 1576, Bodin, à grand renfort d’exem-ples contemporains – notamment l’assujettissement des Hongrois par les Ottomans –, alertait contre ce danger : « Les protections sont plus dangereuses pour les adhérans que les autres traictéz (…) ; car on void le plus souvent, à fautre de seuretéz, que la protection change en seigneurie ; et tel se pense bien asseuré qui met la brebis en la garde du loup »22.

Laurens soulève un autre problème, plus grave encore : la protec-tion n’est pas un lien anodin, mais une prérogative que le prince souve-rain possède à l’égard de son peuple, et ce de manière exclusive : « les plus grandz princes ont effecté ses tiltres de protection et deffensseurs de leur peuple, et fault croyre qu’ilz sont entièrement jalloux que ce tiltre et honneur ne soient attribués à aultre que à eulx »23. Ici Laurens va plus loin que Bodin, qui reconnaissait que la protection du roi sur ses sujets n’avait pas la même nature que la protection contractuelle exercée par un prince étranger24. Pour le magistrat aixois, accepter qu’une partie du corps de la France soit prise en protection revient à bafouer la majesté de la couronne française : « estant [la couronne] une et corporelle au corps, tout ce qu’il regarde ne peult avoyr aul-tre protection que de Dieu seul sous domination de Sa Majesté, de ceste empire, de la grandeur de la coronne et de l’honneur des fleurs dellis »25. Pour Laurens, l’appel à un protecteur est donc une cession volontaire de souveraineté.

Enfin, une telle décision, parce qu’elle engage la souveraineté, est si grave que « ce n’est pas avec les subjectz que en fault traicter, lesquelz n’y peuvent toucher sans altération de la fidellité »26. Ici se manifeste de nouveau l’influence du célèbre jurisconsulte, qui écrivait : « ne peut le prince estranger prendre le subject d’autruy en sa protection, si ce n’est du consentement de son prince »27. Sans cette permission, les sujets pris en protection commettent donc un acte de rébellion.

L’accusation de désobéissance, ainsi que l’assimilation entre pro-tection et sujétion, trouvent ici un fondement théorique solide, enra-ciné dans la conception contemporaine de la souveraineté : plus

21. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 150 vo, États de Provence, 23 janvier 1590.22. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5, p. 173. (note 1)23. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 150 vo, États de Provence, 23 janvier 1590. 24. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 1, p. 151-152. (note 1)25. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 150 vo, États de Provence, 23 janvier 1590. 26. Ibid., fol. 151. 27. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 1, p. 156. (note 1)

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bodinien que Bodin, le magistrat ne peut tolérer l’idée que des sujets se livrent à une fragmentation ou à une aliénation, même provisoire, d’un pouvoir suprême qui n’appartient qu’au roi. Derrière ce refus, l’enjeu n’est pas seulement dogmatique : refuser la protection c’est refuser l’anarchie, c’est lutter contre le risque de démembrement du royaume.

Il serait pourtant trop simple de s’en tenir à de telles positions stric-tement idéologiques. D’abord il ne faut pas oublier que l’on se situe dans un contexte polémique extrêmement violent. Les détracteurs de la protection sont sans doute convaincus du caractère subversif de telles expériences, mais ils ont également intérêt à forcer le trait, à accentuer la rhétorique de la désobéissance, afin de faire passer les ligueurs pour de « mauvais Français », et même pour des traîtres28. En Provence, les royalistes et les ligueurs opposés à l’intervention de Charles-Emmanuel accusent les catholiques favorables à la protection de « se vouloir faire Savoyards »29. Ici, il devient difficile de croire que l’accusation recoupe une réelle crainte de la part des détracteurs : après quatre ans de recherches, qu’il s’agisse de sources provençales ou des correspondances d’Henri IV avec Lesdiguières, Montmorency et Maisse, nous n’avons pu trouver aucun document montrant que le Béarnais et ses serviteurs auraient vraiment pensé que les ligueurs voulaient devenir les sujets de Charles-Emmanuel.

Il s’agit donc d’une rhétorique de pure polémique. Dans leur souci de faire passer la demande de protection comme une trahison, les royalistes vont même jusqu’à confectionner une fausse harangue des ligueurs au duc de Savoie. Dans ce texte, les Provençaux sont d’abord présentés comme n’ayant jamais accepté leur incorporation à la France : « Ilz ne sont obligéz à la couronne françoise que par force faicte au roy René de Lorrayne en l’an McDlxxvi n’estans que depuis ce temps-là incorporez et inféodéz tiranniquement au domayne françois ». C’est pour cela que, « vous disons, prononçons et déclairons conte de Provence, Forcalquier et terres adjacentes »30. La confusion entre protection et sujétion se trouve ici reconstruite et instrumentalisée, dans le but de nuire à l’image de l’adversaire ligueur. Il n’est pas anachronique de parler ici de propagande, dans l’utilisa-tion pragmatique de cette confusion.

28. Myriam Yardeni, La conscience nationale en France pendant les guerres de religion, Louvain, Nauwelaerts, 1971, p. 263-281.

29. aM Aix-en-Provence, BB 89, fol. 21, Conseil de ville d’Aix, 9 février 1590. « [Le conseil a résolu de] faire recherche de ceulx qui sament de faulx bruys disans que l’ong se veult faire Savoyard ».

30. BnF, Fonds Dupuy, ms 155, fol 11, « Harangue des députés de Provence au duc de Savoie », s. d.

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770 Fabrice Micallef

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Le sens pratique que les détracteurs manifestent pour la protection ne se limite pas à ce seul aspect offensif. La condamnation de prin-cipe, énoncée par l’ambassadeur de France à Venise, dans le mémoire de mai 1590 destiné à Henri IV, est accompagnée de considérations plus réalistes. Le diplomate prend bien soin de distinguer la protec-tion pontificale de la protection savoyarde : « Et comme il pourroyt sembler en apparence que l’intention de Sa Saincteté feust bonne pour ce regard, aussi ne fault-il doubter que celle dudict duc ne soit très mauvaise. Car (…) il a sondé lesdiz depputtés d’Aix s’ilz voul-loient investir son second filz du comté de Provence »31. La protec-tion a beau être complètement rejetée d’un point de vue idéologique, sa nocivité vient davantage de l’intention du protecteur. Un prince étranger sans ambitions territoriales, comme on peut supposer que l’est Sixte Quint, est moins dangereux qu’un rapace comme Charles-Emmanuel de Savoie. Dès le début, apparaît une nuance dans le rejet de la protection en tant que telle de la part de ses détracteurs : les principes s’effacent derrière la réalité de risques différenciés.

Au fur et à mesure que la crise avance, cette appréciation nuancée a pour conséquence un élargissement du pragmatisme. Dans une let-tre au roi du 15 juin 1590, Maisse pousse la logique jusqu’au bout : « Le faict de la protection de Marseille (…) est au mesme estat qu’il estoit. Si Vostre Maiesté veult que le pape l’apreuve de peur qu’elle ne tombe entre les mains du roy d’Espaigne ou du duc de Savoye (…) elle fera savoir sa volonté au sieur de Luxembourg [l’ambassadeur français à Rome] »32. Dans la vision de Maisse, il y aurait donc des mauvaises protections, dissimulant une volonté d’usurpation, et des protections dont on pourrait se servir pour contrer les premières. Le rejet idéologique n’entre quasiment plus en ligne de compte ; seules les potentialités concrètes importent.

En voici un exemple éclatant : en avril 1591, à Rome, l’ambas-sadeur vénitien Badoer évoque « un procureur d’Aix, venu là pour demander son aide au pape pour la défense de la Provence, le priant de la recevoir en sa protection »33. Ce « procureur », c’est Honoré de Laurens, le ligueur intransigeant qui à peine plus d’un an aupara-vant condamnait catégoriquement la pratique de la protection ! Il la concevait comme une atteinte intolérable à la souveraineté de la

31. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms. 6982, fol. 159, « Instructions de Hurault de Maisse à M. de La Chaise », 15 mai 1590.

32. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms. 6982, fol. 200, Maisse à Henri IV, 15 juin 1590.

33. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Roma, filza 27, fol. 102, Alberto Badoer au Sénat de Venise, 6 avril 1591. « Un procurator d’Aix, venuto quà per dimandar aiuto al papa in diffesa della Provenza, pregandolo à riceverla nella sua protetione, accioche sia rispettata da gli altri ».

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« Sous ombre de protection » 771

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couronne de France. Que s’est-il passé pour fléchir ses positions de manière aussi nette ? La Ligue provençale est au bord du gouffre, et les royalistes sont sur le point de l’emporter34. C’est face à l’urgence et à la « nécessité » que Laurens s’est adapté : ses postulats juridiques ont été relégués au second plan face aux exigences de la situation.

Les acteurs opposés aux pratiques de protection ne sont donc pas figés dans des considérations théoriques intangibles : la perception et l’usage de la protection s’inscrivent également dans des dynami-ques d’apprentissage du pragmatisme. Ce sens pratique, on le voit à l’œuvre aussi bien chez des propagandistes royalistes, que chez un ambassadeur ou un catholique zélé. Il est donc difficile de le com-prendre dans une logique – trop schématique – d’opposition entre des « politiques » réalistes et des ligueurs dogmatiques35. Mais peut-être ce relativisme et ces usages mouvants s’expliquent-ils par la posi-tion contradictoire des détracteurs dans le jeu politique : opposés sur le principe, mais contraints de tirer parti d’une pratique qui se réalise malgré leur opposition ? Ou bien, de manière encore plus pragma-tique : leur opposition à la protection en tant que telle n’est-elle pas purement circonstancielle ? Cette pratique n’est-elle pas condamnée uniquement parce qu’elle est utilisée par l’adversaire ? Les fluctua-tions d’un Hurault de Maisse ou d’un Honoré de Laurens laissent bien supposer qu’il ne s’agit pas de principes, mais uniquement de circonstances. Pour savoir si ce pragmatisme leur est spécifique, il est maintenant nécessaire de s’intéresser en détail aux acteurs directs des protections.

choisir D’être protégé : Motivations théoriques et justifications

Rappelons-le encore : la question n’est pas ici de savoir pourquoi les acteurs recourent à des puissances étrangères, mais bien de com-prendre pourquoi ces acteurs font le choix du lien de « protection » pour donner une spécificité à cette assistance.

Une première hypothèse ressort assez nettement des discours, harangues et correspondances adressées par les « protégés » à leurs

34. Gustave Lambert, Histoire des guerres de Religion en Provence, op. cit., t. 2, p. 181-184. (note 11)35. Thierry Wanegffelen dir., De Michel de l’Hospital à l’édit de Nantes : politique et religion face aux

Églises. Actes du colloque 18 au 20 juin 1998, Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 27.

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772 Fabrice Micallef

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« protecteurs » potentiels. Le lien politique tel qu’il est représenté comporte immanquablement une charge affective ou religieuse. Lors du débat de janvier 1590 devant les États provinciaux, l’avo-cat Honoré Guiran, favorable à la protection savoyarde, définit le lien à venir comme « la protection vollantaire, laquelle est prinse des personnes affligées par ceulx à qui Dieu a donné de moyen de les pouvoyr secourir » ; il s’agirait ainsi d’une « vraye charité »36. Dans certaines pages favorables à la protection, du moins d’un point de vue théorique, Bodin insistait sur l’absolu désintéressement que ce lien politique devait impliquer : « le protecteur se contente de l’honneur et recongnoissance de son adhérant : et s’il en tire autre proffit, ce n’est plus protection ». Bodin allait jusqu’à dire que ce désintéres-sement faisait, en théorie, de la protection, le lien politique le « plus beau, plus honorable et plus magnifique »37.

Dans le même sens, les députés provençaux qui s’adressent à Philippe II en mai 1591 déclarent que : « tous les princes et potentatz de la Crestienté sont sugetz d’un mesmes éternel et souverain prince, en mesme république crestienne ». Dans cette logique, Dieu « a élevé Votre Majesté à la veue de toutte la Chrestienté, comme un azille sacrosseinct, à la protection duquel tous les affligés accourent »38. La même mystique sera présente dans les lettres adressées par les révoltés irlandais au Roi Catholique au milieu des années 159039. Enfin, dans une lettre du 27 mars 1593 adressée à Clément VIII, les consuls de Marseille écrivent : « nous qui sommes comme orphelins destituéz de légitime prince, [recourons] au saint souverain pontiffe, chef de l’Église de Dieu et père de notre salut, (…), notre reffuge et protec-teur »40. Trente ans plus tôt, les princes allemands avaient qualifié Henri II de « père charitable »41.

La protection demandée semble donc relever d’une obligation religieuse et naturelle, sur le modèle de l’amitié, inégalitaire mais désintéressée, qui unit un père à son enfant42. Acte de charité sur le modèle christique, elle serait aussi l’expression politique d’un lien mystique qui unit les chrétiens au-delà des frontières des États, cette

36. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 146 vo, 153, 23 janvier 1590.37. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 1, p. 152. (note 1)38. Archivio di Stato di Torino (=ASTo), Corti straniere, Francia, mazzo 1, fascicolo 47,

« Harangue des députés de Provence au roi d’Espagne », s. d.39. Hiram Morgan, Tyrone’s rebellion. The outbreak of the nine years war in Tudor Ireland, Londres,

Boydell press, 1993, p. 194-196.40. BnF, Fonds Dupuy, ms. 155, fol. 13, Consuls de Marseille à Clément VIII, 27 mars

1593. 41. Didier Le Fur, Henri II, op. cit., p. 336. (note 4)42. Bartolomé clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris,

Albin Michel, 1996 (1991), p. 49.

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« Sous ombre de protection » 773

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respublica christiana, dont l’idéal est encore fort à la fin du xvie siè-cle43. Mais s’en tenir là, ne serait-ce pas s’en tenir un peu naïvement au premier degré d’une communication qui s’inscrit en réponse aux polémiques ? Ces discours ne sont-ils pas avant tout des discours de justifications ? Les arguments de Guiran sont formulés à l’occasion d’un débat contradictoire ; les harangues et lettres des ligueurs sont des documents publics. Les adversaires des ligueurs, on l’a vu, éla-borent une norme qui fait de la recherche de protection un acte de désobéissance. Face à cette norme, ou en anticipation à d’éventuelles critiques, n’élabore-t-on pas une contre-norme qui donne une hono-rabilité à la protection ? Certes, nous ne perdrons pas de vue la pos-sibilité de la réalité de conceptions tournant autour du lien affectif et religieux. Mais il est nécessaire de diversifier l’interprétation du choix de la protection.

Un second registre de justification apparaît de manière évidente. En novembre 1552, les ambassadeurs siennois avaient remercié Henri II d’avoir, par sa protection, permis à leur cité de recouvrer ses libertés44. De même, la question des « statuts et privilèges » de Marseille a une place importante dans la harangue que les députés de la ville adressent Philippe II en janvier 1596, déclarant que « dèz le long temps que leur ville est fondée elle a vescu la pluspart soubz ses propres loix et en forme de république (…). Que les roys de France ont succédé au comté de Provence et seigneurie de Marseille avec les mesmes conditions, car Marseille ne fust point incorporée ne unie au comté, sinon atque principaliter, et gardant ses anciens droitz et franchi-ses, hors la souveraineté qui fust remise au comte de Provence »45.

Ces revendications recouvrent sans doute une part des motivations des « protégés » : défendre leur liberté. Bodin lui-même admettait que, d’un point de vue théorique, ce lien pouvait être « l’ancre sacrée des peuples injustement tyranniséz »46, et que « le sage prince (…), s’il cognoist l’outrageux traictement d’un tyran envers ses subjects estre irréconciliable, il doit en prendre la protection d’un cœur haut et généreux »47. Le thème est maintenant bien connu de l’historio-graphie, on ne s’y attardera pas ; qu’on se situe dans le cadre des

43. Denis Crouzet, Chrétienté et Europe : aperçus sur une sourde interrogation du xvie siè-cle, dans L’ordre européen du xvie au xxe siècle. Actes du colloque de l’Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne, 15-16 mars 1996, Jean Béranger, George-Henri Soutou dir., Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1998, p. 11-50.

44. Didier Le Fur, Henri II, op. cit., p. 367. (note 4)45. Archives de Simancas, K 1597, B 83, « Remontrances des députés de Marseille au roi

d’Espagne », s. d.46. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5, p. 215. (note 1)47. Ibid., p. 214.

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libertés communales avec Aix, Arles ou Marseille48 ou dans celui des libertés nobiliaires pour le cas d’Épernon49, la demande de protec-tion peut apparaître comme un geste politique fort : elle permet de proclamer que l’entité politique demandeuse est encore suffisamment libre pour assumer de sortir provisoirement du cadre politique nor-mal ou « naturel », et créer une dépendance vis-à-vis de n’importe quel monarque.

Mais ces revendications se comprennent également dans le contexte polémique. Les détracteurs de la protection assimilent cette pratique à une désobéissance et une usurpation. Face à ces accusations, les acteurs, en brandissant l’idée de liberté, se déclarent implicitement en lutte contre une éventuelle tyrannie politique que l’adversaire cher-cherait à imposer. Le processus d’élaboration de valeurs et de contre-valeurs, avec le relativisme des définitions et des qualifications, est toujours à l’œuvre.

Plus rarement, apparaît une motivation qui pousse l’acte de liberté politique jusqu’au bout de sa logique : acquérir définitivement davan-tage de liberté, grâce à la protection. Au printemps 1591, une députa-tion provençale est présente à Madrid pour solliciter la protection de Philippe II. Un des chefs de cette délégation, le sieur de Fabrègues, a reçu des instructions secrètes de la part de la comtesse de Sault, qui est alors la principale dirigeante de la ligue provençale50 : « il décla-rera (…) à Sadite Majesté Catholique ce dessein, et que la comtesse a résolu de mettre la Provence en liberté, pour vivre indépendam-ment sous la protection d’Espagne »51. En janvier 1596, selon une dépêche de l’ambassadeur vénitien à Madrid, « les ambassadeurs de Marseille ont quitté cette cour très heureux et satisfaits, avec la ferme espérance que leur cité se pourra maintenir en gouvernement libre sous la protection de Sa Majesté »52. Dans ces deux cas, un traité est signé entre les deux parties, prévoyant les modalités de la future protection. Le traité signé par Marseille prévoit bien une échéance,

48. Robert Descimon, Qui étaient les Seize ? Mythes et réalités de la Ligue parisienne, 1585-1594, Paris, Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Île-de-France, 1983. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles. Morphologie sociale et luttes de factions, 1559-1596, Paris : ehess, 1992 (1991), p. 131-137.

49. Arlette Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989, p. 134-142.

50. Claudine Allag, Chrétienne d’Aguerre, comtesse de Sault, Paris, L’Harmattan, 1995.51. Louis de Fabrègues, Mémoires du Sieur de Fabrègues, dans Pierre Louvet, Additions et illustra-

tions sur les deux tomes de l’Histoire de Provence, Aix-en-Provence, 1680, t. 2, p. 175.52. ASVe, Dipacci degli ambsciatori al senato, Spagna, filza 27, fol. 73, Agostino Nani au

Sénat de Venise, 12 février 1596. « Gli ambasciatori di Marseglia sono partiti di questa corte molto allegri e sodisfatti, con la ferma speranza che la loro città si habbia à sostenar in una poli-tica liberta di governo sotto la real prottetione di Sua Maestà ».

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« Sous ombre de protection » 775

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l’élection d’un roi catholique allié de l’Espagne53, mais cette perspec-tive étant irréaliste en 1596, cela revient bien à rompre avec la France du Béarnais. Dans le même sens, le traité le Lochau-Chambord, signé en 1551 entre Henri II et les princes luthériens, a pu être interprété par J.-D. Pariset comme un « une ligue perpétuelle et une relation de protectorat entre la France, l’Hesse et la Saxe »54.

Derrière la demande de protection, il y aurait dans ces cas précis un projet politique à long terme ; la protection, ne serait plus une réponse provisoire à une crise, mais une fin en soi. En ce qui concerne les ligueurs provençaux, la culture humaniste municipale, l’admi-ration pour les modèles républicains italiens, renforcée par l’atmos-phère monarchomaque des années 1560-1580, avec l’aspiration à une monarchie contractuelle, sont sans aucun doute des facteurs déter-minants55. Par ailleurs, R. Mousnier a souligné la dimension clienté-laire de ce lien politique, sur le modèle des relations sociales d’Ancien régime56 : une telle perspective flatte, chez les demandeurs de protec-tion, l’idéal d’une soumission politique fondée non sur l’obéissance, mais sur l’intérêt réciproque. La protection a enfin l’avantage, pour des entités politiques peu importantes, de permettre de jouir d’une certaine autonomie tout en atténuant la position de faiblesse sur la scène internationale. Mais faut-il aller jusqu’à penser que ces deman-des de protection expriment une aspiration politique de longue date ? La situation de crise aurait rendu réalisable un vieux rêve politique qui jusque-là avait été impossible ?

Il faut apporter quelques nuances à cette interprétation. D’abord sur la représentativité des cas : sur la dizaine de cas de demandes de protection recensées dans le laboratoire provençal, seulement deux expériences attestent de l’existence d’un tel projet – et les choses ne sont pas claires dans le cas marseillais. Pour ce qui est du cas franco-allemand, de l’aveu même de J.-D. Pariset, la perspective d’une pro-tection perpétuelle relève d’une interprétation « maximale » du traité de Lochau-Chambord57.

Si l’on se concentre davantage sur les deux cas provençaux, il est difficile d’affirmer que la protection perpétuelle est une aspiration préexistante, et que la crise donnerait l’occasion de réaliser un tel

53. Jean-François de Gaufridi, Histoire de Provence, Aix, C. David, 1694, p. 827-828.54. Jean-Daniel Pariset, Les relations entre la France et l’Allemagne au milieu du xvie siècle, d’après des

documents inédits, Strasbourg, Librairie istra, 1981, p. 113. 55. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, op. cit., (note 48) p. 339-340. Paul-Alexis

Mellet, Les traités monarchomaques : confusion des temps, résistance armée et monarchie parfaite (1560-1600), Genève, Droz, 2007, p. 364-400. Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, 2001 (1978), p. 207-272.

56. Roland Mousnier, L’homme rouge, op. cit., p. 537. (note 3)57. Jean-Daniel Pariset, Les relations entre la France et l’Allemagne, op. cit., p. 113. (note 54)

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projet. Les Provençaux du printemps 1591, qui projettent de vivre libres sous la protection de Philippe II, avaient rejeté un an plus tôt des propositions de Charles-Emmanuel tendant à faire définitive-ment de la Provence une terre d’Empire sous le vicariat savoyard58. De même, les Marseillais attendent l’ultime fin de la crise pour for-muler leur aspiration au gouvernement libre : les sollicitations de protections précédentes ne contenaient pas du tout cette perspective. La protection perpétuelle n’apparaît pas comme un projet de lon-gue date, mais comme une surenchère dans la logique des possibili-tés offertes par la crise : les acteurs apprennent à utiliser le potentiel politique de la protection, en découvrant sa possible adéquation avec leur culture valorisant la liberté politique. La dynamique du pro-cessus de crise est essentielle pour comprendre cette motivation du choix de la protection.

Ainsi, que l’on parle de lien religieux, de revendication politi-que ou de projet sur un plus long terme, les motivations théori-ques ne suffisent pas : l’expression de ces motivations est toujours à mettre en relation avec la place relative des acteurs dans un pro-cessus de crise. Dans ce processus, il est nécessaire de se justifier, de répondre à des polémiques. Dans ce processus, on découvre des perspectives politiques inédites et on prend des décisions qu’on n’était pas prêt à prendre quelques mois plus tôt. Les conceptions et les usages de la protection peuvent malaisément se compren-dre à partir d’une seule histoire des représentations politiques. Ces premiers constats doivent nous inviter à nous pencher plus en détail sur les processus de délibération et de négociation : on verra ainsi comment le choix de la protection, au-delà des motivations idéologiques et des justifications, peut se comprendre comme un recours extrêmement pragmatique.

protection DéciDée, protection négociée : le trioMphe Du pragMatisMe

Commençons par une série de constats troublants. En avril 1590, les Arlésiens et Marseillais députés à Rome demandent sa protec-tion à Sixte Quint, du moins d’après le témoignage que rapporte de cette négociation l’ambassadeur vénitien, dans sa dépêche adressée

58. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 155 sq. (note 51)

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« Sous ombre de protection » 777

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au sénat59. Le registre de délibération de la municipalité marseillaise nous apprend que cette députation a été résolue le 14 février. Or, on constate que le mot « protection » n’apparaît aucunement sous la plume du greffier : les députés doivent simplement aller « supplier très humblement Sa Sainteté la volloyr secourir de munitions de guerre, bledz, argent, gallères et aultres choses qui seront de besoing neccessaires pour la trution et deffance d’icelle »60. La « protection » n’apparaît pas au moment de la délibération, mais au moment de la négociation.

Une chronique de Provence décrit l’archevêque d’Avignon se rendant à Arles et lisant au conseil municipal la réponse du pape à la demande de secours formulée par la ville : « Ce bref portoit que sur la suplication que le seigneur de Ventabren avoit faite au pape, Sa Sainteté recevoit la ville d’Arles en sa protection, qu’elle lui pro-mettoit toute sorte d’assistance »61. Lorsqu’ils se rétractent dans la lettre de juin 1590 déjà citée, les consuls d’Arles écrivent au pape que la protection n’est pas acceptable, « pour n’estre soubz les qualités de ladite délégation suivant nos intentions »62. Comme à Marseille, le lien de protection semble ne pas avoir été présent dans la délibération originelle, mais serait apparu plus tard dans le processus politique. Serait-ce au cours de la négociation, par l’initiative de ce sieur de Ventabren, le député arlésien ?

Le même hiatus entre délibération et négociation apparaît de nou-veau un an plus tard, avec les députations des États de Provence à Rome et à Madrid. L’orateur haranguant Philippe II en avril 1591 parle du roi comme d’« un azille sacrosseinct, à la protection duquel tous les affligés accourent »63, l’ambassadeur vénitien note bien que ces députés veulent « persuader Sa Majesté de se résoudre à pren-dre totalement leur protection »64. Mais les registres des États révèlent que la commission des députés ne comprenait pas le terme de protec-tion, mais était d’« aller vers Sa Magesté Cathollicque luy représanter

59. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Roma, filza 25, fol. 103, Alberto Badoer au Sénat de Venise, 14 avril 1590. « Continuo à dar conto di questi huomeni d’Arles et di Marsiglia venuti qua, che, (…) procurano aiuto dalla Santita Sua, offerendosi per le loro città, et per il resto di quella provincia, di accettare la sua protettione ».

60. aM Marseille, BB51, fol. 54 vo, Conseil de ville de Marseille, 14 février 1590.61. Jean-François de Gaufridi, Histoire de Provence, op. cit., p. 698. (note 53)62. ASVat, Segreteria di Stato, Legazione Avignone, 19, fol. 413, Consuls d’Arles à Sixte

Quint, juin 1590.63. ASTo, Corti straniere, Spagna, mazzo 1, fascicolo 47, « Harangue des députés de

Provence au roi d’Espagne », s. d.64. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Spagna, filza 23, fol. 17, Tommaso

Contarini au Sénat de Venise, 5 mai 1591. « Oltra l’audienza prima (…), ne hebbero una altra da Sua Maestà, nella quale lungamente si dilatarono a persuadere S. M.tà che si risolva a pigliare totalmente la loro protettione ».

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778 Fabrice Micallef

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l’estat et misère de la province », et lui dire que les Provençaux ne pouvaient résister sans être « secoureux de Sadite Magesté de nota-bles secours de deniers, bledz et autres moiens »65.

Ne multiplions pas les exemples : mise à part la délibération des États de janvier 1590 concernant l’appel au duc de Savoie, ainsi que le projet de 1591 d’une Provence libre sous protection espagnole, on constate que le terme de « protection » n’apparaît pas au moment de la décision, mais au moment de la négociation. La protection ne serait pas voulue pour elle-même, mais s’inscrirait dans une logique d’interactions entre solliciteurs et sollicités, à l’initiative des négocia-teurs. L’hypothèse doit être clarifiée et approfondie.

Le regard acéré d’André Hurault de Maisse, ambassadeur d’Henri IV à Venise, fournit sans doute une interprétation fort per-tinente. Dans une lettre du 25 janvier 1592, il livre au roi de France une analyse cinglante au sujet des relations entre Marseille et le grand-duc de Toscane : « I’en ay eu advis que ceulx dudict Marseille luy envoient des depputtéz, en espérant, comme ie croy, d’en tirer de l’argent, soubz ombre de se voulloir mettre en sa protection »66. Pour l’expert en relations internationales, le procédé est évident : demander sa pro-tection à une puissance serait pour les solliciteurs un moyen d’obte-nir plus facilement ce dont ils ont besoin : dans ce cas, de l’argent. Les historiens qui se sont penchés sur d’autres cas européens de pro-tection ont souvent été sensibles à cette dimension pragmatique. Sur l’affaire de 1552, entre Henri II et les luthériens du Saint-Empire, Didier Le Fur, écrit clairement que « pour obtenir le soutien d’Henri, les princes allemands avaient fait des offres difficiles à refuser »67.

La demande de protection serait un artifice pour donner plus de poids, ou bien un supplément d’âme, à une requête matérielle très concrète. Elle relèverait de l’ordre de la rhétorique, un procédé pour emporter la conviction. Et puisqu’elle est rhétorique, il est normal qu’on la trouve davantage du côté des négociateurs que de celui des décideurs. L’hiatus que nous venons de constater prend tout son sens. Et même dans les rares cas où la demande de protection est présente dès la délibération, même dans les cas où la demande de protec-tion correspond à un projet politique, il n’est pas à exclure qu’elle ait aussi en partie ce sens rhétorique, qu’il faut à présent expliquer en détail.

65. aD Bouches-du-Rhône, C5, fol. 255, États de Provence, 2 février 1591.66. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms 6983, fol. 210, Maisse à Henri IV, 25 janvier

1592. 67. Didier Le Fur, Henri II, op. cit., p. 335. (note 4)

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« Sous ombre de protection » 779

8 mars 2011 - n3_2010_655 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 778 / 1030 8 mars 2011 - n3_2010_655 - Collectif - Revue historique - 155 x 240 - page 779 / 1030

Un traité publié au début du xvie siècle à Venise nous aidera à comprendre la place de la demande de protection dans la culture politique de l’époque. Son auteur est Gian-Batista de Contugi, et il s’intitule Des pièges, de leur composition et de leurs usages68. Le texte expose les différentes manières de manipuler un interlocuteur. Parmi ces procédés, il en est un qu’il appelle le « piège de la fantaisie ». C’est « celui dans lequel on représente à son adversaire sa propre image, dans laquelle il se complaît ». Pour Louis Marin, qui cite le livre de Contugi, le principe du piège réside dans « l’attrait du même et dans le plaisir de la ressemblance (…) ; ainsi l’image de grandeur et de tou-te-puissance que tend au prince le discours du courtisan rusé »69.

Ici encore apparaît une connexion entre les pratiques de la protec-tion à l’échelle internationale et les relations de clientèles dans la vie sociale70. Les catholiques provençaux, décideurs ou négociateurs, qui demandent la protection des princes étrangers, sont comme ce « cour-tisan rusé » s’adressant à un « patron ». Ils tendent au monarque sol-licité un miroir dans lequel il peut voir le cortège de représentations positives qui accompagnent l’idée de « protection », et correspondent aux normes avancées par les traités théologico-politiques de l’épo-que : un prince chrétien non seulement charitable, désintéressé, mais également puissant, défenseur des libertés politiques71. En somme, la remarque de Maisse dévoile le fait que les justifications de la protec-tion, que l’on a évoquées plus haut, ainsi que la demande protection elle-même, sont en partie des flatteries situées dans l’horizon d’attente du prince chrétien. Faire de Philippe II le champion de la Chrétienté, de Clément VIII le père des catholiques orphelins, voilà autant de moyens de pression pour obtenir ce qui compte vraiment : l’appui financier et militaire. Le prince doit être prisonnier de la stature de « protecteur » que lui forgent les solliciteurs : il ne peut rejeter la demande de protection sans nier posséder les qualités de puissance, de charité et de désintéressement qu’on lui prête dans les harangues et les lettres qui lui sont adressées.

Mais allons plus loin : dans la demande de protection, le piège tendu au prince sollicité est double. Reprenons la typologie établie par Contugi. Le « piège de la fantaisie » est accompagné d’un autre

68. Cité par Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1990 (1978), p. 11. Et Xavier Le Person, « Practiques » et « practiqueurs ». La vie politique à la fin du règne de Henri III (1584-1589), Genève, Droz, 2002, p. 108-109. L’ouvrage original est écrit en latin. L. Marin n’en donne pas la référence précise.

69. Louis Marin, Le récit est un piège, op. cit., p. 13. (note 68)70. Roland Mousnier, L’homme rouge, op. cit., p. 537. (note 3)71. R. Bireley, The Counter-Reformation Prince. Antimachiavellianism or Catholic Statecraft in Early

Modern Europe, Chapel Hill-Londres, 1990. Sylvène Edouard, L’empire imaginaire de Philippe II. Pouvoir des images et discours du pouvoir sous les Habsbourg d’Espagne au xvie siècle, Paris, H. Champion, 2005.

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piège, le « piège de l’appétit (…), dans lequel on présente à l’animal ou à l’homme que l’on veut prendre une chose dont il a besoin »72. Les catholiques provençaux ne sont pas naïfs : ils savent que le lien politique dont ils requièrent l’établissement est un lien sulfureux. Ils savent qu’aux yeux de beaucoup, demande protection équivaut à offre de sujétion. Ne jouent-ils pas de cette ambiguïté ? Ne laissent-ils pas supposer que la protection pourrait évoluer vers une domination plus radicale ? Ne laissent-ils pas supposer que le don fait par le pro-tecteur n’est pas appelé à être seulement charitable et gracieux, mais pourrait amener un contre-don politique de leur part ? La demande de protection serait ainsi une manière de susciter le désir de l’autre, toujours aux fins d’obtenir de lui de lui l’argent et les troupes dont on a besoin. De multiples exemples témoignent de cet usage de la demande de protection comme un « piège de l’appétit », par l’utilisa-tion des ambiguïtés qui entourent ce lien politique.

Lorsque Charles-Emmanuel de Savoie entre en Provence, en octo-bre 1590, les députés aixois qui l’accueillent au passage du Var lui disent « que leur intention étoit pareille à celle du soldat d’Alexandre le Grand, qui étant atteint d’extrême soif en pays stérile, lui apporta de l’eau vive dans son pot, (…) et ores que le présent de la donation de la province lui fut fait et qui fut de petite considération à son prix et dessein, qu’il l’eut pour agréable »73. Ce contre-don, en échange de la protection savoyarde, est-il provisoire, comme le requiert la protection, ou bien définitif, comme si les Provençaux, au final, « se donnaient » à Charles-Emmanuel ? Le but est bien de piquer – pru-demment – le désir du Savoyard. De même, en mai 1591, la harangue adressée à Philippe II accompagne la demande de protection d’un vœu pour le moins alléchant : « ce sera le comble de tous nous désirs s’il plaist à Dieu nous randre si heureux, que d’apeller Votre Magesté à ceste couronne [de France], affin que nous puissions estre quelque-fois soubs le sceptre et soubs les loix d’un si grand roy, si religieulx et tant catholique »74. On suggère l’idée que la protection pourrait être l’étape qui mènerait le roi d’Espagne sur le trône de France.

Bref, les solliciteurs s’arrangent pour que la demande de protection sonne toujours comme une promesse plus ou moins explicite, comme ouvrant sur « l’imaginaire d’un monde possible »75. D’un point de

72. Louis Marin, Le récit est un piège, op. cit., p. 13. (note 68)73. Bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), ms. 776, fol. 31, « Sommaire discours des

guerres de cette province, dèz la mort de Monsieur le Grand prieur jusqu’à la venue de Monsieur de Guise, gouverneur d’icelle », s. d.

74. ASTo, Corti straniere, Francia, mazzo 1, fascicolo 47 « Harangue des députés du pays de Provence au roi d’Espagne », s. d.

75. louis Marin, Le récit est un piège, op. cit., p. 31. (note 68)

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vue pragmatique, elle a donc l’avantage d’être d’un rite de déférence polysémique, qui permet aux solliciteurs de tendre un piège à double détente, destiné à rendre le puissant prisonnier, à la fois de son désir et de son image de générosité et de désintéressement. Il doit se trouver contraint de donner son aide ; et le risque pris par les solliciteurs, « de mettre la brebis en la garde du loup », pour reprendre l’expression de Bodin déjà citée76, doit se trouver limité par les obligations morales que la demande de protection impose au prince sollicité. La demande de protection apparaît alors comme un subtil jeu d’équilibre entre le besoin ardent qu’on a de l’aide militaire et financière d’un puissant, et la nécessité de se protéger de son ambition, tout en l’ayant volon-tairement piquée.

Un tel pragmatisme se révèle au grand jour si on observe la part concrète des demandes des solliciteurs, ainsi que les traités signés entre protégés et protecteurs. Dans les demandes, requêtes et harangues, les préoccupations matérielles sont mélangées aux considérations poli-tico-religieuses qui constituent le piège rhétorique. Les traités, quant à eux, sont bien l’objectif visé par le piège rhétorique de la demande de protection. Ces textes laissent de côté les aspects idéologiques et se concentrent de manière souvent technique sur les garanties matériel-les données par le protecteur. On concentrera sur les cas des accords passés avec l’Espagne par la comtesse de Sault en 1591, par le duc d’Épernon en 1595, et par la ville de Marseille en 1596.

Au premier rang de ces préoccupations concrètes on trouve les garanties militaires. Le Roi Catholique accède aux réquisitions de l’envoyé de la comtesse Sault, et lui promet, à elle et ses partisans, « mille Espagnolz à pied et 200 à cheval, mille Bourguignons à pied et 200 à cheval »77, entre autres troupes. En outre, Madrid fournira « quatre mille mousquets, autant de piques, mille pertuisanes ». À Épernon, Philippe déclare qu’il fournira cent quintaux de poudre d’arquebuse78. Les Marseillais, quant à eux, obtiennent d’être assis-tés par les galères du prince Doria79. Les garanties sont également économiques : les députés marseillais se font promettre « qu’on leur presteroit la somme de trente six mile escus », et conformément à une autre réquisition, « qu’on leur permettroit d’enlever et sortir de la Sicile autant de bleds que leur provision requerroit »80. À la comtesse de Sault, qui demandait la somme considérable de 800 000 ducats

76. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5, p. 173. (note 1)77. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 199 sq. (note 51)78. Archives de Simancas, K 1597, B83, Articles entre le duc d’Épernon et le capitaine

Serrano pour le roi d’Espagne. 10 novembre 1595.79. jean-François de Gaufridi, Histoire de Provence, op. cit., p. 827. (note 53)80. César de Nostredame, Histoire et chronique de Provence, Lyon, S. Rigaud, 1614, p. 1024.

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782 Fabrice Micallef

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par an, « promet aussi Sadite Majesté (…) de contribuer et donner annuellement pendant la guerre 600 000 ducats de Castille »81. Par les articles passés avec le duc d’Épernon, Philippe II devra « fornir en oultre 100 000 escus en despos entre les mains de merchans solvables dans Gennes »82.

Les dispositions strictement politiques liées à la protection sont souvent moins développées. Pour ce qui est de la comtesse de Sault en 1591, ses demandes politiques ne représentent que quelques lignes dans le long mémoire que portait son émissaire, et conformément à sa requête, « accepte Sa Majesté Catholique la protection de ladite dame, de son party et de toute la Provence contre tous, pour défen-dre et conserver leur liberté dans laquelle ils vivront indépendants de toute domination en forme de république »83. Même si l’évocation de la « république » rattache cette garantie à un projet politique, il s’agit aussi de remédier à une situation de faiblesse politique dans l’avenir immédiat. Il en va de même pour Marseille et pour l’ancien favori d’Henri III : « en cas que Sa Majesté traitât quelque accord ou paix avec le prince de Béarn, elle promet audit duc (…) de le comprendre audit traité »84. Donc, de manière très pragmatique, le traité de pro-tection permettrait surtout aux solliciteurs d’être en position de force pour négocier un éventuel ralliement à Henri IV. Enfin, l’existence même du traité, donnant un cadre juridique à la protection, fonc-tionne implicitement comme la garantie que le protecteur n’outrepas-sera le rôle qui lui est dévolu ; en d’autres termes, le traité fonctionne comme un garde-fou supplémentaire face aux risques ouverts par le « piège de l’appétit »85.

La demande de protection révèle ici l’aspect matériel de ses moti-vations : les solliciteurs cherchent à obtenir par contrat les moyens pour soutenir un effort de guerre très lourd, et pour préparer une sortie de crise qui ne les isole pas politiquement. Les représentations politico-religieuses qui pourraient faire office de motivations ne sont pas en contradiction avec ce pragmatisme, mais elles font surtout par-tie d’un « piège rhétorique » destiné à contraindre le prince sollicité. Même les rares projets politiques apparaissent, au final, comme des possibilités secondaires par rapport aux besoins urgents.

81. Louis de Fabrègues, Mémoires. op. cit., p. 199 sq. (note 51)82. Archives de Simancas, K 1597, B83, Articles entre le duc d’Épernon et le capitaine

Serrano pour le roi d’Espagne. 10 novembre 1595.83. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 199 sq. (note 51)84. Archives de Simancas, K 1597, B83, Articles entre le duc d’Épernon et le capitaine

Serrano pour le roi d’Espagne. 10 novembre 1595.85. Gadi Algazi, Herrengewalt und Gewalt der Herren im späten Mittelalter. Herrschaft, Gegenseitigkeit,

und Sprachgebrauch, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1996.

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le choix De protéger : l’intérêt partagé

Mais la complexité de la compétition politique nous empêche de nous en tenir au point de vue des solliciteurs. Il importe de compren-dre les motivations des monarques qui acceptent de prendre la pro-tection de villes ou de provinces. Nous insisterons, pour comprendre ce choix, sur la spécificité politique de la protection par rapport à une simple intervention militaire ou une simple assistance logistique.

On passera sur les motivations-justifications théoriques ou rele-vant du champ des représentations, dont on a vu la relativité du côté des « protégés » ; l’arsenal argumentaire est le même, autour du diptyque de la charité chrétienne et de la défense des libertés poli-tiques. Évoquons seulement Henri II, qui en entrant dans l’Empire en 1552 adressa aux princes luthériens une harangue dans laquelle il se présentait comme le restaurateur des privilèges germaniques86. Citons encore Agostino Nani, l’ambassadeur vénitien à Madrid, qui le 23 mars 1596 écrit au sénat au sujet de la protection espagnole sur Marseille : « les ministres du roi (…) publient que, dans cette négo-ciation, Sa Majesté n’a pas eu d’autre but que de simplement aider les Marseillais pour qu’ils se maintinssent en leur liberté »87. Cette rhétorique bien rodée et stéréotypée semble dépasser le cadre d’une tradition française spécifique88.

Mais si l’on en vient à des motivations moins idéologiques, une première lecture tend à laisser penser que les monarques sollicités tombent dans le piège rhétorique que constitue la demande pro-tection. Philippe II, dans son acceptation des diverses demandes de protection, peut être soupçonné d’un tel engouement, face aux offres territoriales plus ou moins explicites des Provençaux. La comtesse de Sault, en 1591, fait miroiter au Roi Catholique la possession souve-raine d’une place maritime provençale89, moyen de mieux contrô-ler la route entre Gênes et Barcelone, que les contemporains savent essentielle dans la géostratégie européenne de l’Espagne : elle assure le contrôle de Madrid sur l’Italie, et permet le passage des troupes vers les Pays-Bas90. Les députés marseillais de janvier 1596 vantent

86. Didier Le Fur, Henri II, op. cit., p. 336. (note 54)87. ASVe, Dipacci degli ambasciatori al senato, Spagna, filza 28, fol. 3, Agostino Nani au

Sénat de Venise, 23 mars 1596. « Li ministri regii (…) vanno publicando che Sua Maestà non ha havuto altro fine, in questa negociatione, che simplicamente agiutar Marsigliesi accio che si man-tenessero nella sua libertà ».

88. Rainer Babel, Garde et protection, op. cit. (note 10)89. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 170 : « fera remettre une ville maritime avec

port, scavoir Cassis, ou La Ciotat, ou Saint-Rapheau ». (note 51)90. Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, op. cit., p. 339. (note 48)

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la situation stratégique de leur ville : « Il n’est pas besoin représenter à Votre Sainte Majesté la commodité de l’assiette de Marseille, qui peult servir autant ou plus que Gennes, estant comme un pont pour joindre voz Estatz d’Espagne et d’Italie »91. Le miroir aux alouettes d’une domination espagnole sur Marseille est implicitement tendu. Au vu de ces enjeux, le « piège de l’appétit » a pu jouer à plein dans l’acceptation espagnole de prendre la protection de ses solliciteurs.

La curie de Sixte Quint, elle aussi, semble ne pas être insensible aux rêves de grandeur qu’implique volontairement la demande de protection. Du moins si on en croit une dépêche de l’ambassadeur vénitien à Rome, Alberto Badoer, du 31 avril 1590. Le pape, suite aux sollicitations des Marseillais et des Arlésiens, aurait soumis les questions provençales aux cardinaux, et « le cardinal Santi-Quattro [suggéra de] non seulement accepter la protection de la Provence, (…) mais s’emparer complètement de cette province, parce qu’elle est très proche de l’État d’Avignon, très importante pour la qualité des villes et pour les ports de mer, et qu’elle accroîtrait très fortement la réputation du Siège Apostolique »92.

Par ailleurs, inutile de s’étendre en détail sur la volonté de Charles-Emmanuel d’annexer la Provence93, et sur les possibles ambitions de Ferdinand de Médicis pour son épouse Christine de Lorraine. Car les ducs de Lorraine, cousins du « roi » René d’Anjou, s’estiment légitimes seigneurs de la Provence : dans une lettre à son ambassa-deur auprès de l’empereur, le grand-duc écrit que ses interventions en Provence sont le fait de « Madama », espérant « conserver ainsi, d’une certaine manière, la raison et le droit qu’a sa maison sur toute la Provence »94. La protection pourrait être conçue comme une pre-mière étape politico-juridique de récupération de l’héritage lorrain.

Une partie des motivations de ces princes, dans leur acceptation de devenir des protecteurs, semble bien correspondre à des ambitions territoriales. Ce lien politique, au-delà de la seule assistance logistique, semble ouvrir une possibilité prometteuse : l’annexion pure et simple.

91. Archives de Simancas, K 1597, B83, « Remontrances des députés de Marseille au roi d’Espagne », s. d.

92. ASVe, Dispacci Roma, filza 25, fo 130, Alberto Badoer au Sénat de Venise, 31 avril 1590. « Il cardinale Santi-Quattro [lecture difficile] che (…) impatronirsi in tutto di quella Provincia, poichè è tanto vicina al Stato d’Avignone, importantissima per le qualità delle città, et per le porti da mare, et che accrescerebbe in estremo la riputatione della sede apostolica, à la qual opinione quasi tutti gli altri adherinno ».

93. cornel Zwierlein, Discorso und Lex Dei. Die Entstehung neuer Denkrahmen im 16. Jahrhundert und die Wahrnehmung der französischen Religionskriege in Italien und Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 498-548.

94. Archivio di Stato di Firenze, Mediceo del principato, 6055, fol. 95, Ferdinand de Médicis à Concini, 3 août 1591. « Conservar cosi in un certo modo la ragione et il diritto che hà la sua casa sopra tutta la Provenza, ritenendo tuttavia li duchi di Lorena il titolo di conti di Provenza ».

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Le préjugé spécifique, fort répandu à l’époque, qui voit la protection comme préalable à la sujétion, peut fonctionner à plein dans de telles décisions. Mais cela suffit-il pour dire que les protecteurs se trouvent comme piégés par les tentations que piquent leurs solliciteurs ?

Les choses sont plus complexes : dire que les protecteurs sont pié-gés, c’est préjuger de l’infaisabilité de l’annexion possible qui se cache derrière la prise de protection ; et c’est préjuger également de la puissance inhibante des obligations morales et juridiques qu’impose le statut de protecteur. Or la victoire des royalistes en France n’est pas inéluctable, et, durant ces années de confusion générale, toutes les options sont ouvertes, notamment le démembrement du royaume. Par ailleurs, les garanties morales et juridiques, imposées par la pro-tection, ne sont pas intangibles, et Bodin lui-même autorise le protec-teur, dans certains cas, à assujettir ses protégés : « C’est, dira quelcun, rompre la foy de contrevenir aux traictéz et changer la protection en souveraineté. Je dy qu’il est et sera toujours licite de protecteur se faire seigneur si adhérant est desloyal »95. Les ligueurs de Provence tendent sans doute des « pièges de l’appétit » qui fonctionnent, mais avec le risque réel qu’ils se trouvent pris à leur propre piège, que les possibles qu’ils ont fait miroiter évoluent vers une issue défavorable pour eux : la sujétion totale au prince qu’ils ont sollicité.

Dans ce sens, si les protecteurs acceptent de se laisser prendre au piège de leur ambition, c’est en ayant conscience que les chan-gements de fortune peuvent leur permettre, en fonction des aléas, de se concevoir à leur tour comme des piégeurs : la sensibilité des acteurs politiques de la Renaissance à l’extrême mutabilité des choses humaines doit être ici prise en compte96. Plusieurs exemples peuvent montrer cette relativité. On sait que Charles-Emmanuel prépare de longue date une intervention en Provence, plusieurs mois avant la demande de protection des ligueurs : il est difficile, dans ces condi-tions, de dire sans nuances qu’il est « piégé » en cédant à leurs sol-licitations. En février 1596, une fois sa protection accordée aux Marseillais, Philippe II « a voulu leur donner le titre d’amis confédé-rés dans la lettre de réponse qu’ils emmenèrent avec eux »97, laissant envisager pour l’avenir un lien politique presque d’égal à égal, flat-tant le désir d’autonomie municipale. Ici, le miroir aux alouettes de la protection change de mains : la puissance sollicitée laisse espérer que

95. Jean Bodin, La république, op. cit., t. 5 p. 167. (note 1)96. Florence Buttay, Fortuna. Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, Presses

de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 368. 97. ASVe, Dipacci degli ambasciatori al senato, Spagna, filza 27, fo 73, Agostino Nani au

Sénat de Venise 12 février 1596. « Sua Maestà (…) ha voluto col nome di amici confederati intito-larli nella lettera respostiva che portassero seco ».

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la protection pourrait avoir une issue politique répondant aux aspira-tions des Marseillais.

Le choix de la protection est bien un jeu de dupes, mais extrême-ment subtil et complexe, dans lequel la distinction entre piégeurs et piégés est à la fois ténue et variable, en fonction des péripéties.

Mais tout en laissant ouverte la possibilité d’une acquisition terri-toriale, la prise de protection a le mérite de pouvoir servir des objec-tifs plus modestes et plus pragmatiques. Nous avons pu dégager cinq usages spécifiques.

Le premier de ces usages est l’accès au rang de puissance régio-nale. Au printemps 1590, Charles-Emmanuel offre aux Provençaux « d’estre ce que le prince d’Orenge estoit en Hollande »98. Bien sûr, on se situe en partie dans l’opération de séduction, le « piège de l’appétit » tendu cette fois par Charles-Emmanuel, qui flatte le désir d’autonomie communale de ses interlocuteurs. Mais ce serait sous-estimer l’intelligence politique du jeune duc que de s’en tenir là. Ces propositions permettent aussi au Savoyard d’envisa-ger une issue réaliste à la protection qu’il s’apprête à donner aux Provençaux, plus réaliste que l’annexion pure et simple. Par oppo-sition à une simple aide logistique, forcément temporaire, cette protection serait le point de départ d’une influence, limitée, mais durable et formelle, sur la Provence. Elle lui permettrait de deve-nir une puissance régionale.

Dans le même sens, le grand-duc de Toscane semble, durant toute la période, utiliser sa protection sur Marseille comme un moyen du jeu de balance auquel il se livre depuis le début de son règne entre Philippe II et les rois de France : se rapprochant tantôt de l’un tan-tôt de l’autre, il peut se prévaloir de la situation pour se présenter comme ayant une influence capitale sur un verrou stratégique essen-tiel99. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre ce passage d’une lettre de l’ambassadeur français à Venise, du 10 février 1592, adres-sée à Henri IV : « Ledict amy est tousiours après ceste protection de la ville de Marseille (…). Il me mande leur avoir envoïé pour vingt mil escuz de bledz, et dict que sans luy elle fust desià entre les mains d’Espaigne ou de Savoie »100. Ferdinand de Médicis se fait le garant des intérêts français dans cette partie de la Méditerranée, avec tout le poids politique que donne le titre de « protecteur ». Ainsi, il peut espérer accroître son influence régionale, en s’appuyant sur Henri IV

98. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 155. (note 51)99. Furio Diaz, Il granducato di Toscana. I Medici, Turin, utet, 1976, p. 286.100. BnF, Nouvelles acquisitions françaises, ms 6983, fol. 227 vo, Maisse à Henri IV,

10 février 1592.

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« Sous ombre de protection » 787

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au détriment de l’hégémonie espagnole. Dans le cas toscan – mais la perspective savoyarde a des horizons similaires – la protection permet à une puissance moyenne d’espérer sortir de sa condition subalterne et de jouer durablement un rôle de premier plan.

Du point de vue de puissances plus importantes, la protection per-met aussi d’envisager la création d’États tampons. On sait maintenant que faire monter la princesse Isabel Claire Eugénie sur le trône de France était un objectif relativement secondaire pour Philippe II : il s’agissait surtout d’empêcher que la France devienne une importante puissance protestante, à l’image de l’Angleterre101. Dans cette pers-pective, une Provence autonome sous la protection espagnole, suivant le projet de 1591, aurait pu jouer le rôle d’État tampon, et affaiblir l’assise méditerranéenne de cette hypothétique France huguenote. Les objectifs d’Henri II en Allemagne dans les années 1550 n’étaient pas différents : saper durablement l’emprise des Habsbourg sur l’axe rhénan102.

Par ailleurs, le choix de la protection peut hypothétiquement se comprendre dans le contexte de crise du rêve impérial de Philippe II, suite au cuisant échec contre l’Angleterre en 1588103. Dans ces condi-tions, on peut poser l’hypothèse que les protectorats durables sont conçus comme une reconfiguration réaliste de l’empire et de la vision hégémonique : la puissance espagnole pourrait se déployer sous forme de zones d’influences formalisées par ces protectorats. Avec les protections, la « monarchie composite »104 espagnole trouverait une voie plus réaliste que l’agglomération successive de couronnes, sur le modèle portugais de 1580, que la situation européenne ne permet plus de réaliser.

Toujours du point de vue espagnol, un troisième usage pragma-tique semble se dégager, avec les garanties militaires et stratégiques qu’obtient le Roi Catholique par les traités signés. Dans les articles du printemps 1591, la comtesse de Sault promet « de faire la guerre en Provence à la volonté de Sa Majesté Catholique, et lorsqu’il se pourra sans danger, dudit pais de la faire entrer en Languedoc (…) ou bien en Dauphiné et Bresse, suivant les ordres de Sa Majesté Catholique »105. De même, en novembre 1595, le duc d’Épernon « promet à Sa Majesté

101. Valentin Vasquez de Prada, Philippe II et la France. De Cateau-Cambrésis à Vervins, dans Le traité de Vervins, Jean-François Labourdette, Jean-Pierre Poussou, Marie-Catherine Vignal éd., Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2000, p. 135-158.

102. Didier Le Fur, op. cit., p. 335-351. (note 4)103. Geoffrey Parker, The Grand Strategy of Philip II, New Haven, Yale University Press, 1998,

p. 1-10.104. John Huxtable Elliot, Europe of Composite Monarchies, Past and Present, 137, 1992,

p. 48-71.105. Louis de Fabrègues, Mémoires, op. cit., p. 199 sq. (note 1)

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de fère guerre au prince de Bearne, aux hérétiques (…), et de ne tra-ter iames, ne issoudre [sic] aucun accord de paix avec eulx sans pre-mièrement en avoir la permission de Sa Majesté »106. Les Marseillais, quant à eux, s’engagent à ne pas reconnaître Henri IV comme roi, et à accueillir les navires espagnols de passage107. Cette dernière clause, certes, fait partie du « piège de l’appétit » ouvrant la possi-bilité d’une annexion ; mais elle a en soi un intérêt stratégique non négligeable pour l’Espagne, plus réaliste qu’une domination directe sur Marseille.

Ainsi, le choix de la protection peut avant tout se comprendre dans la logique de la guerre que Philippe II mène contre la France d’Henri IV. Au-delà d’une simple assistance aux ennemis du Bourbon, la spécificité de la protection a une fonction stratégique essentielle : elle permet d’engager les alliés à se soumettre par contrat aux objec-tifs de guerre du Roi Catholique ; le premier de ces objectifs étant d’empêcher les ralliements en faveur du Béarnais. Avec la protec-tion, on aurait une variante, sensiblement plus offensive, du système de neutralisation mis en place par l’Espagne sur la frontière entre la France et les Pays-Bas à la même époque108.

Mais dans certains cas, la protection a elle-même une spécificité neutralisante. Sixte Quint semble aller dans ce sens, si on en croit les paroles que rapporte l’ambassadeur vénitien Badoer dans sa dépê-che du 14 avril 1590. Face à l’ambassadeur d’Henri IV à Rome qui s’inquiète d’une future protection pontificale sur la Provence, Sixte répond « qu’il serait meilleur, pour le roi et les princes que [le pape] acceptât ce parti, plutôt que de laisser tomber cette province aux mains de l’Espagne, »109. Par ailleurs le pontife a tendance à se plain-dre « grandement des Espagnols » au sujet « des affaires de Provence,

106. Archives de Simancas, K, 1597, B83, Articles entre Épernon et le capitaine Serrano pour le roi d’Espagne, 10 novembre 1595. (note 53)

107. Jean-François de Gaufridi, Histoire de Provence, op. cit., p. 827 (note 53). « Que la dicha villa de Marsella non reconnosecera à Henrico de Borbon en ningun tempio, antes se conservara libra y entera para el Rey Christianissimo, amigo y confederado de su Magestad, que se espere daradios à la Francia. Que ternen al puerto de Marsella y los demas que viniessen à su dominio, y mando abiertos y seguros à las galeras y naos, y otros baxeles y armadas de su Magestad Catholica, y por el contrario ternun los mismos puertos ferrados à los que fueren diffidentes y contrarios à su Magestad. »

108. José Javier Ruiz Ibanez, La guerre, les princes et les paysans : les pratiques de neutralisa-tion et de sauvegarde dans les Pays-Bas et le nord du royaume de France vers la fin du xvie siècle, dans Les ressources des faibles. Neutralités, sauvegardes, accommodements en temps de guerre (xvie-xviie siècles), Jean-François Chanet, Christian Windler éd., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 187-204.

109. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Roma, filza 25, fol. 103, Alberto Badoer au sénat de Venise, 14 avril 1590. « [Il papa disse] che sarebbe meglio per il re et per li principi che lei accettasse il partito, che lasciar cascar quella provincia in mano de Spagnoli, perchè res-tando il re quieto possessor del suo regno, gliela restituerebbe poi ».

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(…) car Sa Sainteté montre être certaine qu’ils veulent tenter l’entre-prise de Marseille »110.

Dans la logique d’émancipation de la papauté vis-à-vis de la tutelle espagnole à la fin du xvie siècle111, prendre en protection certains territoires français permettrait à Sixte Quint de combattre l’hérésie huguenote en France, tout en contrant l’hégémonisme de l’Escurial. Le lien politique officiel qui se créerait alors entre Rome et Marseille aurait spécifiquement l’avantage de jouer un rôle inhibant à l’égard des ambitions espagnoles, car Philippe II ne pourrait plus s’emparer de la place qu’en bafouant ouvertement le Saint-Siège. La protection aurait cet avantage de créer une potentialité de tensions internationa-les en chaîne, qui dissuaderait les ambitions diverses.

La papauté offre en exemple un cinquième et dernier usage : l’accès au statut d’arbitre. L’ambassadeur toscan Niccolini, dans ses dépêches à Ferdinand, précise l’idée du pape : la Provence proté-gée pourrait être un gage saisi par Sixte Quint jusqu’à la conversion d’Henri IV112. À d’autres occasions, « le pape promet d’en donner possession à qui sera roi de France légitime »113, à condition bien sûr qu’il s’agisse d’un « roi catholique »114. Du point de vue pontifical, on envisage donc la protection en vertu d’une prérogative qu’aurait le pape de saisir des gages et de les rendre en temps voulu. Or, pour critiquer les ingérences de Sixte dans les affaires de Provence, le duc de Luxembourg, ambassadeur d’Henri IV, lui dit en avril 1590 que « comme père commun » il devrait agir « sans prendre le bien des autres »115. Dans la même intention, le sénat de Venise écrit à Badoer, le 21 avril 1590, que le pape devrait se comporter selon « la neutralité qui convient à son rang de pasteur »116. Les puissances européennes cherchent donc à enfermer la papauté dans une neutralité passive.

110. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Roma, filza 25, fol. 167, Alberto Badoer au Sénat de Venise, 12 mai 1590. Badoer s’est entretenu avec le pape, Sixte Quint « dolendosi per cio grandemente de Spagnoli » au sujet « delle cose di Provenza, (…), mostrando la Santità Sua di tenir per fermo che vogliano tentar l’impresa di Provenza ».

111. Thomas James Dandelet, Spanish Rome, 1500-1700, New Haven-Londres, Yale University Press, 2001, p. 83-87.

112. Abel Desjardins éd., Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane, Paris, 1859-1895, t. 5, p. 117, Niccolini à Ferdinand de Médicis, 7 avril 1590.

113. Ibid., p. 119, Niccolini à Ferdinand de Médicis, 27 avril 1590 : « il papa promette di acconsentire di darne il possesso à chi sarà legittimo re di Francia ».

114. Ibid., p. 126, Niccolini à Ferdinand de Médicis, 25 mai 1590. « Essendo [Marsilia] in mano del papa, e della Sede Apostolica, sempre che in Francia sia un re cattolico, un papa gliene restituerà ».

115. ASVe, Dispacci degli ambasciatori al senato, Roma, filza 25, fol. 103, Alberto Badoer au Sénat de Venise, 14 avril 1590. « Il duca de Luzemburgh poi [disse], che nella la sua audientia prego la Santita sua à non s’impedir nelle cose di Provenza (…) aspettandosi da lei, che come padre commune si valesse della sua auttorità, (…) senza levar ad altri il suo. »

116. ASVe, Senato, Roma ordinaria, registro 8, fol. 12, Sénat de Venise à Alberto Badoer, 21 avril 1590. Badoer doit s’adresser au pape pour « commandarle la neutralità che è propria del suo grado pastorale ».

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À l’inverse, l’acceptation de la protection demandée pourrait per-mettre au pontife de jouer un rôle officiel d’arbitre actif, juridique-ment et politiquement garant, en temps de crise, de la sécurité des entités politiques isolées. Il s’agirait ici d’une reconfiguration réaliste de la place de la papauté dans la république chrétienne ; un pallia-tif à l’échec de l’hégémonie pontificale117. Ce palliatif, constitué par le rôle d’arbitre, n’est pas vraiment nouveau, il existe en fait depuis le Moyen âge118, mais on pourrait voir ici un aspect de la ligne de conduite interventionniste et néanmoins réaliste des papes de l’épo-que, qui amènera Clément VIII à jouer un rôle essentiel dans la paix de Vervins119. Dans sa prétention à arbitrer l’Europe, Louis XIV sera le lointain héritier de cet usage de la protection120.

Pour les puissances sollicitées, la spécificité de la protection, au-delà de la seule assistance financière et militaire, présente donc une gamme d’avantages extrêmement variés. Elle permet de fonder des projets ambitieux, tout en servant en même temps des objectifs plus modestes et pragmatiques, ayant trait à la volonté d’équilibre ou d’endiguement.

conclusion : la protection entre aDaptation et « Don Manqué »

L’engouement pour le lien de protection révèle en somme un esprit collectif porté à la « surpolitisation » : l’aide logistique, deman-dée ou accordée, ne se suffit jamais à elle-même. Ce supplément de sens, apporté par les acteurs, donne quelques clés de lecture sur la place des crises dans la culture politique de la première modernité.

Cette culture est, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Waquet, marqué par une confusion dans laquelle « les mots ne sont pas systématiquement attachés aux choses »121. La situation de

117. Luca Riccardi, An outline of Vatican Diplomacy in Early Modern Age, dans Politics and Diplomacy in Early Modern Italy, Daniela Frigo éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 95-108.

118. Christoph Kampmann, Arbiter und Friedensstiftung. Die Auseinandersetzung um den politischen Schiedsrichter im Europa der Frühen Neuzeit, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2001, p. 26-65.

119. Agostino Borromeo, Clément VIII, la diplomatie pontificale et la paix de Vervins, dans Le traité de Vervins, op. cit., Jean-François Labourdette, Jean-Pierre Poussou, Marie-Catherine Vignal éd., p. 323-344.

120. Christoph Kampmann, Arbiter und Friedensstiftung, op. cit., p. 184-241. (note 118) 121. Jean-Claude Waquet, La conjuration des dictionnaires. Vérité des mots et vérités de la politique dans

la France moderne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000, p. 23.

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crise radicalise cette ambiguïté sémantique. La protection, que cha-que acteur définit en fonction de ses propres objectifs, avec les ambi-guïtés qui la cernent, les jeux de dupes qu’elle ouvre, se situe au cœur de ce règne du flou, de cette « cacophonie des sens »122, cacophonie qui se répercute jusque dans l’œuvre de Bodin. Parce qu’elle se charge de ces significations multiples et souvent incertaines, la protection a l’avantage de laisser le jeu politique dans une ouverture des possibles qui convient à tous. Elle permet à chaque acteur d’espérer une évolu-tion favorable, et de tenir en équilibre les risques et les opportunités. Par une telle souplesse, cette pratique répond à des situations de plus en plus complexes, dans lesquelles les stratégies doivent s’inscrire dans des jeux d’acteurs multiples, dépassant toujours l’échange bilatéral.

Cette recherche de souplesse exprime une tendance collective à faire face à la crise de manière pragmatique. Les conseillers du duc de Savoie et du grand-duc de Toscane sont lecteurs de Machiavel et Guichardin. Les papes et le roi d’Espagne, de leur côté, font l’apprentissage d’une raison d’État subordonnée au triomphe de la religion. Le personnel municipal provençal, composé en grande par-tie de juristes, redécouvre la virtuosité pratique prônée par Aristote et Cicéron. Les marchands marseillais sont quant à eux rompus au louvoiement par leur pratique professionnelle. Bref, tous les acteurs, au-delà des nuances de leurs cultures respectives, ont conscience de ce que la politique n’est qu’adaptation permanente, nécessité absolue de se repositionner sans cesse123. La pratique de la protection exprime au plus haut point le partage de cette culture de l’adaptation, cette culture des possibles. Notre étude invite à considérer comme obsolète la distinction entre des groupes d’acteurs pragmatiques et d’autres groupes « dogmatiques ».

Ce partage d’une culture de l’adaptation, la pratique de la protec-tion l’exprime jusque dans son ambivalence non contradictoire entre une adaptation « guichardinienne », ou stoïcienne, qui aurait pour seule fin la conservation des acteurs, et une adaptation plus « machia-vélienne », qui correspondrait à une recherche des occasions de

122. Ibid., p. 57.123. Artemio Enzo Baldini, Botero et Lucinge : les racines de la raison d’État, dans Raison

et déraison d’État, théoriciens et théories de la raison d’État aux xvie et xviie siècles, Yves-Charles Zarka éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 67-99. Henri Méchoulan, La raison d’État dans la pensée espagnole au siècle d’Or, 1550-1650, dans Raison et déraison d’État, op. cit., Yves-Charles Zarka éd., p. 246-259. Michel Senellart, Le stoïcisme dans la constitution de la pensée politique, Cahiers de philosophie politique et juridique, 25, 1994, p. 109-130. Alberto Tenenti, Le marchand et le banquier, dans L’homme de la Renaissance, Eugenio Garin éd., Paris, Le Seuil, 2002 (1990), p. 219-254. Corrado Vivanti, Machiavel ou les temps de la politique, Paris, Desjonquières, 2007, p. 9.

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792 Fabrice Micallef

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réaliser des aspirations politiques124. Cette ambivalence, on a pu la voir à l’œuvre d’abord chez les solliciteurs comme chez les protec-teurs. Les détracteurs de la protection eux-mêmes, au-delà de l’idéo-logie, s’adaptent de manière tantôt offensive en exploitant dans leur propagande les confusions sémantiques de la protection, tantôt défensive en réfléchissant à l’utilité de certaines de ces protections. De manière générale, il faut rendre justice au réalisme de l’ensemble des acteurs. D’abord parce que nous avons constaté une assez nette prépondérance du pragmatisme de conservation. Ensuite parce que les diverses ambitions n’étaient pas exorbitantes au regard de l’impor-tance de la crise traversée.

On a pu également mesurer à quel point les pratiques de protec-tions suscitaient un vocabulaire de la réciprocité : « donation », « obli-gation », « offre », sont des termes que nous avons rencontrés plusieurs fois. La protection inscrit les politiques de crise dans « l’esprit du don », à la croisée de l’obligation religieuse et de la libre soumission125. La culture de l’échange de la première modernité imprègne ici jusqu’aux relations internationales, qui se révèlent traversées par la problématique omniprésente du déséquilibre entre les faibles et ceux qui sont plus forts qu’eux. Mais parce que les objectifs des interlocu-teurs sont souvent dissociés, l’échange est toujours à mi-chemin entre la coopération, la compétition et la manipulation. De fait, la protection répond à un contexte de crises internationales marquées par l’omnipré-sence de ce que les politistes appellent des situations à intérêts mixtes126. Par conséquent, le don qui est fait de part et d’autre n’est ni clair ni sin-cère, ce n’est au fond que le don d’une possibilité, ou d’un ensemble de possibilités. « Sous ombre de protection », comme l’écrit Bodin, l’esprit du don est davantage instrumentalisé que respecté par les acteurs. D’où le risque que ces demandes et acceptations de protection soient, pour reprendre la terminologie employée par Natalie Z. Davis, des « dons manqués », avec le cortège de déceptions, de tensions et de violences qui peuvent s’ensuivre127.

124. Gérald Sfez, Les doctrines de la raison d’État, Paris, Armand Colin, 2000, p. 39. 125. Natalie Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du xvie siècle, Lonrai, Le Seuil, 2003,

p. 21 sq. 126. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles,

Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986, p. 24. 127. Natalie Zemon Davis, Essai sur le don, op. cit., p. 105-132. (note 125)

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« Sous ombre de protection » 793

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Agrégé d’histoire, Fabrice Micallef est Attaché temporaire d’enseigne-ment et de recherche à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il prépare une thèse de doctorat sous la direction de M. le professeur Wolfgang Kaiser, intitulée L’Europe des possibles. Crises et compétitions politiques au temps des Affaires de Provence (1580-1610). Ses travaux portent sur les pratiques de délibération, de négociation et de sollicitation lors de crises politiques, durant la première modernité. Plusieurs de ses articles sont en cours de publication : Le risque et l’occasion. Les processus politiques de l’intervention savoyarde en Provence (1589-1590), à paraître dans Les Ligues catholiques et leurs alliés dans la France des guerres de Religion (1576-1598) : historiographie et méthodes. Actes du colloque interna-tional, Montpellier, 4-5 avril 2008, Serge Brunet et José Javier Ruiz Ibanez (éd.) ; Incidents, rites et stratégies. La violence dans la négociation internationale à la fin du xvie siècle (Espagne, France, Italie), à paraître dans Regards croisés sur une réalité plurielle : la violence. Lucien Faggion et Christophe Regina (éd.) cnrs éditions ; Le pragmatisme des faibles. Marseille, les Turcs et les Médicis au temps de la Ligue (1589-1597), à paraître dans La frontière méditerranéenne, xve-xviie siècles : circulations, échanges, affrontements. Actes du colloque international, Tours, 17-20 juin 2009, Albrecht Fuess, Bernard Heyberger et Philippe Vendrix (éd.) Éditions du cesr.

Résumé

Durant la première modernité, la protection est une pratique politique extrême-ment répandue dans les relations internationales : en réponse à une situation de crise, des entités politiques demandent à un prince étranger de les assister. Quel est alors le sens du titre de « protecteur » que l’on décerne, ou du traité de « protection » qui est signé ? Les « affaires de Provence » (1589-1596) permettent d’étudier en détail les conceptions, les enjeux et les motivations de la protection. Ces « affaires » sont une série de crises diplomatiques liées aux troubles de la Ligue en France : pour faire face à leurs ennemis, les catholiques de Provence, et des villes de Marseille et Arles sollicitent successivement la protection du roi d’Espagne, du pape, du duc de Savoie et du grand-duc de Toscane.

Pour les détracteurs de la protection ce lien politique est dangereux et subversif : les protecteurs sont des usurpateurs et les protégés des sujets désobéissants. Mais au-delà de ces positions de principe, on constate que les détracteurs, eux-mêmes sont capables d’envisager l’usage de la protection lorsqu’il devient nécessaire. Pour les acteurs qui sollicitent la protection, ce lien politique est justifié comme l’expres-sion de la solidarité chrétienne et de la liberté politique des contractants. Mais la demande de protection est surtout un rite de déférence, un piège rhétorique situé dans l’horizon d’attente du prince chrétien ; elle est destinée à faciliter l’obtention d’un soutien logistique contractuel. Les puissances qui acceptent de prendre leurs solliciteurs sous leur protection le font souvent avec l’arrière-pensée d’une annexion territoriale. Mais tout en laissant cette possibilité ouverte, la protection a le mérite de servir des projets plus réalistes et pragmatiques : ascension politique d’États subal-ternes, possibilité de jouer un rôle d’arbitre, neutralisation des ambitions d’un tiers, stratégies militaires.

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794 Fabrice Micallef

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Au final, la pratique de la protection s’explique par les potentialités qu’offrent les ambiguïtés de ce lien, qui permettent de tenir en équilibre les risques et les opportu-nités d’une situation de crise. Cette pratique révèle le partage d’une culture politique valorisant l’adaptation et le pragmatisme. Jeu de dupes à mi-chemin entre la coopé-ration et la compétition, elle comporte le risque de déceptions et de tensions.

Mots-clés : xvie siècle, guerres de religion, Ligue catholique, Provence, Italie, Espagne, protection

AbstRAct

In Early Modern Europe, protection was an extremely common political practice of international relations. To answer situations of crisis, political entities appealed to a foreign prince to assist them. What then was the meaning of the title of “protector” which was awarded, the meaning of the treaty of protection which was concluded?

The “Affairs of Provence” (1589-1598) allow to study in detail conceptions, stakes and motivations of protection. These “Affairs” were a series of political crises, linked to the unrests of the League in France. To face their enemies, Catholics of Provence and of cities like Arles and Marseilles successively solicited the protection of the King of Spain, Papacy, the Duke of Savoy, and the Grand-Duke of Tuscany.

From the point of view of protection’s detractors – royalists, but also members of the League – this political link was dangerous and subversive: protectors were seen as usurpers, and protected people as disobedient subjects. The warnings of Jean Bodin certainly influenced this conception. But beyond the ideological positions, we find that the blames should be understood in a context of controversy, especially since the detractors themselves were able to consider the use of the protection when it became necessary.

For actors who sought protection of foreign princes, this political link was justi-fied as expression of Christian solidarity and of political freedom of the contracting parties. This conception was also present in La République by Bodin. In rare case protection was a long-term project, influenced by republican or monarchomach sen-sibilities, which allowed the actors to expect a dependence more flexible than that binding them to the King of France. But the demand for protection was primarily a ritual of deference, a rhetorical trap corresponding to the horizon of expectation of Christian princes, and it was intended to facilitate the acquisition of logistics support contract, by flattering the model of charitable prince, and by suggesting more or less explicitly the possibility of territorial gains in exchange of the requested help.

Powers that agreed to take their solicitors under their protection often did with the ulterior motive of territorial annexation. But even leaving that possibility open, pro-tection could serve projects more realistic or pragmatic: political rise of subordinate States (Savoy, Tuscany), prestige operation, access to the status of arbiter (Papacy), neutralization of ambitions of others powers (Papacy against Spain), military strate-gies (Spain), and free use of the harbour of Marseilles (Spain).

Finally, the importance of this protection’s practice was due to the potential offered by the ambiguities of this political link, which allowed to balance the risks and opportunities of a crisis. This practice reveals a collective political culture valuing pragmatism and adaptation. Fool’s game halfway between cooperation and competi-tion, it carried the risk of disappointments and tensions.

Key words: XVIth Century, Wars of Religion, Catholic League, Provence, Italy, Spain, Protection

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