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69 Société et culture à Mayotte aux XI e -XV e siècles : la période des chefferies par Martial Pauly Les chroniques de l’archipel des Comores font distinctement apparaître une période ayant précédé le sultanat shirâzi, caractérisée par le morcellement politique des îles, où chaque village était gouverné par des chefs portant tantôt le nom, en Grande Comore, de (pluriel mafé), tantôt celui de fani dans les autres îles de l’archipel 1 . La mémoire populaire les désigne comme des fondateurs de village, les introducteurs de l’islam et bâtisseurs de mosquées, mais aussi comme des grands sorciers guérisseurs (mwalimu), intercesseurs entre les hommes et le monde surnaturel des djinns. C’est dire que nombre de traits culturels sont à attribuer à cette période où l’autorité était entre les mains de chefs détenant le pouvoir politique et religieux. Cet article propose ici de reprendre les sources existantes, tant historiques qu’archéologiques, pour caractériser cette période peu connue de l’histoire de Mayotte. I. LES SOURCES HISTORIQUES 1- Étymologie La filiation du terme fey/fani n’est pas acquise à ce jour, plusieurs hypothèses existant quant à son origine. Ce terme n’est pas présent sur la côte africaine, où son équi- valent se rencontre dans le terme swahili mfahoumé (Mfaumé en Grande Comore, faumé à Mayotte), qui est employé pour désigner la royauté sous le sultanat shirâzi 2 . Sacleux (1939-1941 : 218) a avancé que ou Fu serait l’abréviation de fumu, la lance dans la langue bantou, terme associé à de nombreux souverains de la côte orien- tale africaine, notamment à Pate et Lamu, régions dont on sait par l’archéologie qu’elles eurent très tôt des contacts commerciaux avec les Comores. 1 L’autre terme apparaissant dans les chroniques de l’archipel est celui de beja. Si Saïid Ahmed Zaki fait des beja les prédécesseurs des fani (en grossissant leur caractère archaïque), il conviendrait de voir en ce terme le titre porté par certains fani lorsque leur pouvoir s’étendait sur d’autres chefferies, formant ainsi des embryons de royaumes (voir notre dernière partie sur l’existence d’une royauté antérieure au sultanat shirâzi). 2 Ajoutons que le terme fahoumé est revêtu d’une signification matrilinéaire, principe hérité des premiers temps du peuplement bantou et austronésien. Taarifa3:Mise en page 1 17/02/12 6:57 Page 68

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Société et culture à Mayotteaux XIe-XVe siècles :

la période des chefferies

parMartial Pauly

Les chroniques de l’archipel des Comores font distinctement apparaître unepériode ayant précédé le sultanat shirâzi, caractérisée par le morcellement politique desîles, où chaque village était gouverné par des chefs portant tantôt le nom, en GrandeComore, de fé (pluriel mafé), tantôt celui de fani dans les autres îles de l’archipel 1. Lamémoire populaire les désigne comme des fondateurs de village, les introducteurs del’islam et bâtisseurs de mosquées, mais aussi comme des grands sorciers guérisseurs(mwalimu), intercesseurs entre les hommes et le monde surnaturel des djinns. C’est direque nombre de traits culturels sont à attribuer à cette période où l’autorité était entreles mains de chefs détenant le pouvoir politique et religieux. Cet article propose ici dereprendre les sources existantes, tant historiques qu’archéologiques, pour caractérisercette période peu connue de l’histoire de Mayotte.

I.

LES SOURCES HISTORIQUES

1- Étymologie

La filiation du terme fey/fani n’est pas acquise à ce jour, plusieurs hypothèsesexistant quant à son origine. Ce terme n’est pas présent sur la côte africaine, où son équi-valent se rencontre dans le terme swahili mfahoumé (Mfaumé en Grande Comore,faumé à Mayotte), qui est employé pour désigner la royauté sous le sultanat shirâzi 2.Sacleux (1939-1941 : 218) a avancé que Fé ou Fu serait l’abréviation de fumu, lalance dans la langue bantou, terme associé à de nombreux souverains de la côte orien-tale africaine, notamment à Pate et Lamu, régions dont on sait par l’archéologiequ’elles eurent très tôt des contacts commerciaux avec les Comores.

1 L’autre terme apparaissant dans les chroniques de l’archipel est celui de beja. Si Saïid Ahmed Zaki fait des beja les prédécesseursdes fani (en grossissant leur caractère archaïque), il conviendrait de voir en ce terme le titre porté par certains fani lorsque leurpouvoir s’étendait sur d’autres chefferies, formant ainsi des embryons de royaumes (voir notre dernière partie sur l’existenced’une royauté antérieure au sultanat shirâzi).

2 Ajoutons que le terme fahoumé est revêtu d’une signification matrilinéaire, principe hérité des premiers temps du peuplementbantou et austronésien.

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2- Les chefferies fani dans les écrits et la tradition orale

Plusieurs écrits existants évoquent l’époque des Fani à Anjouan et Mayotte,reprenant l’apport de la tradition orale. La chronique la plus complète évoquant lesfani est ainsi celle de l’Anjouanais Saïd Ahmed Zaki datée de 1927. L’auteur a euconnaissance des écrits de Gevrey (1870) et d’Aujas (1911), qu’il cite. Il apporte néan-moins des informations qui lui sont propres, en s’appuyant sur des documents quine nous sont pas connus aujourd’hui : « Quarante chefs ont porté ce titre, à Sima, àDomoni et au Niumakele. Nous citerons ci-après le nom de quelques-uns. Ce fut sous lerègne de ces chefs que le premier palais en pierre fut édifié à Domoni par FaniOthman dit Kalichi-tupu, vers 662 [672 dans la version de 1936] de l’Hégire, 1274 del’ère chrétienne. La fille de celui-ci, Djombe Mariame binti Othman, régnait enl’an 1300 et sa capitale était à Chaweni (Niumakele). Ngouaro est le fils de Mariame etson successeur au trône. Mariame eut encore une fille nommée M’dzorosso qui devientla mère de Fani Aditse (déformation du mot Issa). Celui-ci eut comme successeur autrône Fani Hali, d’où la branche de Chaweni (Domoni). Tous ces princes ont régnésuccessivement. Ngouaro est le père de Makungu ; cette dernière eut une fille Adiat.C’est cette dernière qui fut l’épouse de Hassan, plus tard, et devint la souche de toutesles familles régnantes d’Anjouan. »

Saïd Ahmed Zaki (1927) apporte des indications précises sur les fani ayantexisté à Anjouan ; ses écrits se recoupent en partie avec les écrits d’Aujas (noticesethnographiques des Comores publiées en 1911). Ce dernier précise avoir utilisé unécrit (inconnu aujourd’hui) découvert à Mayotte comme principale source d’informa-tion 5 : « Un Arabe inconnu vint à Anjouan vers l’an 700 de l’Hégire (1304 de l’èrechrétienne 6). Il épousa la fille du premier sultan d’Anjouan et eut un enfant nomméPhani Gouaro 7 qui établit sa résidence à Sima. Phani Gouaro est le père de PhaniZorossa qui eut pour fils Phani Agnitzez. Ce dernier eut un garçon nommé Phani Aly.Phani Aly eut de sa femme Mazena Phani deux enfants, une fille Djoumbe Adia et unfils, Abdallah Ouali, qui fut le père de Boinaly Abdallah. C’est alors que se placel’arrivée dans l’île d’Anjouan d’un roi de Perse, nommé sultan Assany. Il était originairede Chiraz, ville de Perse. Cet Assany fut fort bien reçu par Phani Aly et par les habi-tants. Il fit lui-même tout son possible pour s’attirer sa confiance. Il l’obtint et épousaDjombe Adia, fille de Phani Aly. Devenu populaire, il fut nommé roi. Un an après sonmariage, Assany eut un fils qu’il appela Mohamed, puis un second enfant nomméChivampe, mais celui-ci d’une union avec une autre femme qui demeurait àSima. Ce Chivampe mourut, d’ailleurs sans descendance. À la mort du sultan Assani,son fils Mohamed ben Assani lui succéda vers l’an 824 de l’Hégire 8 (1428 après J.-C.).On l’appela aussi Mouchindra. Mohamed ou Mouchindra eut une fille, DjombeHalima, qui épousa Mogné Allaoui, fils du roi de Patta, près de Zanzibar. »

Plus loin, Aujas prolonge son article par un tableau généalogique fourni par « leprince Ina, frère de l’ex-sultan de la Grande Comore 9, et descendant, comme celui-ci, des

5 Et, peut-être, comme l’avance Claude Allibert (2000, p. 55), en exploitant les documents que Ferrand réservait au volume IV deson ouvrage Les Musulmans à Madagascar et aux Comores.

6 En réalité, l’année 700 de l’Hégire correspond aux années 1300-1301. Nous verrons plus loin que nombre de dates apportées parles auteurs de l’époque coloniale sont à reprendre.

7 Nous avons retranscrit ici le texte d’Aujas à l’identique.8 Soit vingt années avant la construction du mihrab de Tsingoni en 844, date erronée mais servant de référence à nombre d’auteurs

de cette première moitié du XXe siècle (voir partie sur la datation de l’époque des fani). Notons toutefois que la fille du sultanMohamed, Djombe Halima, est la vieille reine d’Anjouan signalée par Peyton et Van Der Broecke au début du XVIIe siècle, soitun écart de deux cents ans avec la chronologie apportée ici par Aujas et reprise par Saïid Ahmed Zaki.

9 Il s’agit du frère du sultan Saïid Ali.

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Fey/Fani, selon Jean-Claude Hébert (Allibert, 1984 : 232), viendrait du malgache ;il rapproche ce terme de celui désignant les anciens chefs Vazimba, premiers habitantsdu pays Hova, mpifehy, signifiant “ceux qui lient, qui rassemblent”, caractère propreaux chefs, terme que l’on retrouve également dans le dialecte malgache de Mayottedans le verbe fàhanga [fahana], “tenir, retenir, maintenir” et dans le substantif, trèsproche du terme fani, fahàniny, fahàiny, fahangana, “qu’on retient”, ou encore dans lesubstantif fehy, “nœud” (Gueunier, 1986 : 68 et 72). Fani désigne donc selon cetteétymologie “ceux qui rassemblent” et donc, par là, les chefs. Ce terme, rencontré auxComores et chez les premiers occupants du pays Hova, renverrait aux époques les plusanciennes du peuplement de la région, aux premières vagues du peuplement austronésien.

Une autre étymologie peut être avancée, celle-ci renvoyant à l’islam soufi, dontla présence est suggérée par le titre porté par certains fani et qui désigne, sous le nomemprunté au monde indien de faqir, les ascètes ayant renoncé aux possessionsmatérielles ou plus généralement les religieux vénérés pour leur grande dévotion.On retrouve alors ici une parenté avec le sens attribué au terme fani qui, sous lesultanat shirâzi, est employé pour désigner les sultans se retirant du pouvoir ou,lorsqu’il renvoie à l’époque antérieure au sultanat, désigne les chefs qui abandon-nèrent leur pouvoir aux sultans shirâzi. La vénération populaire dont jouissent lesfaqir se retrouve dans le culte rendu aux anciens fani sur les ziara ou par les prières quileur sont adressées. Le terme, qui se rencontre dans toutes les échelles islamiques,aurait été porté aux Comores par les navigateurs arabes et persans. Cette hypothèse estsoulevée par l’évocation, dans le Kitab-i Barhije de Piri Reis (Allibert, 1998), du nomdu cheik de la ville de Chinkoni [Tsingoni], Faqi Mulazi, repoussant par ses prières laflotte portugaise en 1506. Il est néanmoins possible que l’informateur de Piri Reis,ne connaissant pas le terme fani, lui ait ici préféré le terme faqi. Toutefois, cetteétymologie renvoyant à une origine indo-musulmane mérite d’être évoquée ; Sacleux 3,en s’appuyant sur le nom Maharadzi porté par l’un des fé de Ngazidja, et mentionnédans la chronique de Abdulatwif Musafumu (1897), avait lui-même émis l’hypothèsed’une origine indienne à ce terme, conforté par la chronique de Kilwa qui signale laprésence ancienne de commerçants indiens de Daybul à la côte africaine. Si l’on faitl’hypothèse que le terme faki est la corruption du terme fani, les écrits de Piri Reisseraient la plus ancienne évocation du titre fani, un siècle avant la relation deWalter Peyton qui, en 1614, nous apprend que le roi de Mohéli, décédé à son arrivée,est appelé Fani Moheli (Grandidier, 1903, vol. 1 : 490) : « Le roi dont le père, quis’appelait Phanehomale [Fani Mwali], était mort le jour même de l’arrivée desAnglais, était tout jeune, de sorte que c’était sa mère qui gouvernait le royaume avecl’aide d’une assemblée de notables que son père avait désignée. » 4

Quelques années plus tôt, en 1611, Clove nous apprenait que ce roi se nommaitSariffo booboocarree [charifu Aboubacari] (Grandidier, 1903, vol. 1 : 479). C’estdonc que le terme fani s’appliquait à cette date pour désigner les anciens rois défuntset n’était pas employé de leur vivant. C’est en tout cas la plus ancienne mention de ceterme, comme le signale Claude Allibert (2000 : 54), confirmant son usage, au moinssous la période du sultanat. Aujas (1911 : 130) confirme cette acception du terme etpropose une définition assez voisine : « Phani désigne un sultan qui a régné, mais a, deson vivant, abdiqué en faveur de son fils ou de son frère », définition reprise en 1927par Saïd Ahmed Zaki, « celui qui, ayant régné, abdiquait en faveur de l’un des siens ».

3 Cité par Allibert (1984, p. 83). Ajoutons l’étude réalisée par Stéphane Pradines (1999) sur l’influence indienne dans l’architectureswahili.

4 Grandidier, vol. 1, p. 490.

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- une courte liste recueillie par Achiraf Bacar de Chirongui et citée par Allibert(1984 : 85-86) ;

- une liste énoncée par Kolo Mira Mo signalée par Ali Saïd Attoumani et MohamedMtrengouéni ;

- la liste des fani, manuscrit provenant de Bandrélé (Tiziana Marone) 13.

La mémoire des anciens fani est très vivace dans les villages. Claude Allibert, dansses enquêtes réalisées dans les années 1970 auprès de personnalités mahoraises, a purelever la mémoire des anciens fani, véritables hagiographies conservées par la tradi-tion orale. À titre d’exemple, j’ai réuni ici plusieurs de ces récits dont le premier estun témoignage recueilli à Acoua, en 2005, par mon ancien élève du lycée, IbourahimIdaroussi auprès de Chadouli Vita et d’Idaroussi Saïd Keli et qui évoque l’histoire dufani Bacar Akaroua Maroua 14 : « Le chef du village d’angnala fadi 15, en ce temps-là,s’appelait Bacar Akaroua Maroua, c’était un grand sorcier (ampamôriky) qui avec lasorcellerie (vôriky) enseignait les préceptes de l’Islam contenus dans le petit livre de laSunna. Les chefs des villages de Mtsamboro et d’Acoua étaient alors en guerre. Un jour,le foundi apprit à ses élèves le moyen de détruire par la magie tous les habitants d’unvillage. Mais parmi ses élèves, il y avait un traître du village de Mtsamboro. Celui-cis’empressa de rapporter le terrible secret à son village puis fabriqua un sort pourensorceler le village d’Acoua. Pour cela, il prit la peau d’un chat noir et, avec une noixde coco, fabriqua un petit tambour. Il monta avec son instrument sur le sommet duMadjabilini et commença à frapper son tambour. C’est alors que tous les habitants duvillage d’Acoua qui entendaient le son de l’instrument se précipitèrent dans la rivière oùils périrent. La rivière porte depuis le nom de Mroni fadi (la rivière interdite) où ona ni le droit de boire ni de se laver et l’ancien village d’Acoua fut appelé Angnala fadi,la campagne interdite. Pour se venger des gens de Mtsamboro, le chef demanda à ceque les fruits du palmier raphia soient recueillis, puis ceux-ci furent emmenés au cœurdu village de Mtsamboro où ils furent brisés au sol. Alors, ceux qui avaient leursmaisons construites en bois de ce palmier, c’est-à-dire les plus riches, tombèrent maladeset beaucoup en moururent. Depuis ce jour, les habitants de Mtsamboro n’utilisent plusce bois pour construire leur maison alors qu’à Acoua la tradition a subsisté. » 16

L’administrateur Aujas (1911 :129-130) nous rapporte, dans sa notice ethnogra-phique, le récit légendaire de Matsingo, fondatrice de Tsingoni, d’après le témoignagedu cadi de Tsingoni : « Deux princesses d’un pays de la côte orientale d’Afrique voisinde Zanzibar abandonnèrent leur patrie à la suite d’une guerre et allèrent chercher unrefuge aux Comores. Embarquées sur un boutre avec une suite nombreuse, elles abor-dèrent à Mayotte, sur la côte occidentale, dans la baie de Dindioni [rade de Chingoni] ;se dirigeant vers le centre du pays, elles se fixèrent à un endroit où est le Qualey actuel.L’aînée des princesses s’appelait Mamoukoualé et la cadette Matsingo. Un jour, unequerelle assez vive éclata entre elles, et la cadette se décida à quitter sa sœur et à aller

13 Liste signalée par Claude Allibert (2000 : 74) et qui est peut-être l’original du manuscrit dont la copie fut confiée à ClaudeAllibert en 1979.

14 Acoua est un village de langue ki-bushi sakalave. Il est intéressant de constater que la tradition orale de ce village renvoie àl’époque des chefferies, attestant, une fois encore, de l’ancienneté du peuplement malgache à Mayotte.

15 “La campagne interdite”, dans le sens d’un lieu portant un tabou religieux car habité par les esprits. Il s’agit ici de l’autre nomdonné au village d’Acoua pour désigner le quartier Agnala M’kiri (“la mosquée de la campagne”), où j’ai effectué des fouillesarchéologiques. Curieusement, je n’ai pas eu d’informations particulières au sujet du site Antsiraka Boira, autre site archéologiquede la baie d’Acoua où trône, au centre de ce plateau, un vaste rocher entouré de tessons dont certains sont médiévaux (cultureHanyoundrou) : est-ce l’une de ces pierres sacrées des Malgaches “vatomasima” ? Au bord de ce site, à l’Est, d’anciennes sépulturessont visibles. Seules quelques vieilles femmes de Mtsangadoua gardent le souvenir de l’existence en ce lieu d’un ziara.

16 La tige de la branche du palmier raphia est employée traditionnellement par emboîtement pour confectionner les parois descases. C’est un mode de construction jadis très répandu à Mayotte et très fréquent à Madagascar encore aujourd’hui et, peut-être, typiquement malgache, ce qui expliquerait qu’à Mtsamboro, village de langue shi-maore, cette technique de constructionne soit pas employée. La tradition recueillie à Mtsamboro ignore ce conflit entre Acoua et Mtsamboro.

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sultans d’Anjouan » et dont voici la succession des fani ayant régné avant l’arrivéed’Hassan le shirâzi : « Phani Guitsé (capitale Coni) - Phani Ncohé - Phani Dzorossa -Djoumbé Adia (capitale Sima) mariée avec sultan Hassani. » Claude Robineau (1967)cite la chronique de Saïd Ali Amir, dont un passage évoque l’arrivée d’Hassan leshirâzi et diffère sur le nom de la fille de fani Ali : « Il y avait un grand chef Fani Ali,il avait une fille nommée Ali Afan. Ali Afan épousa le sultan Hassan qui venait deChiraz. Son nom était Hassan ben Saïd Issa. Ils sont les fondateurs des Al’madwa. »La chronique du cadi Omar Aboubacar, en 1865, ne fait pas mention du terme fani,le remplaçant par celui de wazir. Gevrey (1870) mentionne le terme fani dans sonchapitre sur l’histoire d’Anjouan lorsqu’il y évoque l’établissement du sultanat : « À l’ar-rivée de Mohamed ben Haïssa à la Grande Comore, vers 1506 10, un de ses fils, Hassaniben Mohamed, s’établit à Anjouan avec une partie des chiraziens. L’île n’avait pas desultan, elle était divisée entre sept ou huit chefs et formait autant de quartiers indé-pendants. L’établissement des chiraziens se fit sans lutte avec les premiers habitants.Peu de temps après son arrivée, Hassani épousa Djombé Adia, fille de fané Ali benFané Fehra, chef de M’Samoudou et le plus puissant de l’île. Grâce à ce mariage, Hassaniparvient à établir son autorité sur les autres chefs ; il constitua l’unité du gouvernementet se fit proclamer sultan. Il fut le premier sultan d’Anjouan. »

Mais Gevrey ignore le terme fani pour Mayotte, indiquant ainsi que le chef deMtsamboro, ayant donné à Mohamed ben Hassani sa fille comme épouse, se nommaitOuazire Massilaha 11. Ce nom repris par Saïd Ahmed Zaki n’est pas mentionné ailleurset l’on ignore d’où Gevrey obtint cette information. À Mtsamboro même, ce nom n’estpas connu, la tradition de ce village ne retenant que le nom du fani mwalimou Boro.Néanmoins, sur l’autre versant du Dziani Bolé qui surplombe Mtsamboro, coule unerivière en direction de Dzoumogné qui porte le nom de m’ro oua Massoulaha. Peut-êtrequ’un culte aux anguilles, vénérées comme étant l’esprit des ancêtres, était rendu en cetterivière en honneur du fani de Mtsamboro (Allibert, 2000 : 79-81) 12. À noter enfin quele fani de Jimawe dans le manuscrit de Mkadara porte le nom très proche de FaniMasaha.

3- Les listes des fani de Mayotte

3-1 Une mémoire des fani conservée par la tradition orale

Des listes de fani existent à Mayotte. Elles se présentent comme des prièresinvoquant le nom des anciens fani ; parfois la localité à laquelle ils se rattachentest mentionnée. Il est possible d’en dénombrer cinq, inégales par leur contenu :

- la chronique de Mkadara, datée de 1931, confiée par cheikh Mkadara lui-mêmeà l’administrateur Cornu puis étudiée par Claude Allibert qui en offre unecopie dans son ouvrage de 1984. Ce texte cite en annexe une invocation faisantapparaître le nom de 19 mwalimou dont sept portent le titre de fani (deuxportent le titre de beja) ;

- la liste des fani de Mayotte (texte recueilli en 1979, étudié par Claude Allibertet Saïd Inzoudine en 1987) donne le nom de 39 fani. C’est à ce titre la liste laplus complète connue à ce jour ;

10 Cette date de 1506, supposée par Gevrey, repose sur la chronique d’Omar Abubacar qui place l’arrivée des Shirâzi après celledes Portugais, découvreurs de l’archipel des Comores à cette date.

11 Qu’il faut lire “wazir Massoulaha”. J.-C. Hébert propose comme étymologie masi lahy, du malgache masina (sacré) et lahy(homme). Voir Allibert (2000 : 58).

12 Les fani ont peu marqué la toponymie alors que le terme beja se reconnaît dans Mroni Beja, près de Mtsangamouji ; Mronabeja,village du sud ; Mlima Beja Moudou, sommet dominant la vallée de Dembéni.

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Mwarabu a pris six bœufs et les leur a donnés. Alors, chacun des six hommes, lorsquesa sœur épousera un étranger, veut qu’elle reçoive aussi un bœuf. Ainsi, six hommeset leurs six sœurs, cela fait douze. Alors Mwarabu a ri. Puis il leur a dit : “Vous êtesceux qui ont poussé ma femme à agir de la sorte, pour que je vous donne six bœufs.Ensuite vous en réclamez encore six. Vous autres, venez vous instruire pour sortir devotre ignorance !” Ainsi, on a rassemblé les gens de Dzumogné jusqu’à Saziley, pourqu’ils viennent apprendre auprès de Mwarabu. Alors la mésentente est réapparue :“Vous savez que quand quelqu’un sait, il fait la prière jusqu’à la mort”. La mésententea recommencé. Certains sont venus apprendre chez Mwarabu, d’autres ont refusé […] »22.

Le fani de Mtsamboro, parce qu’il donna sa fille en épouse au premier Shirâzi, alaissé lui aussi sa trace dans de nombreuses chroniques. Une enquête réalisée à Mtsamboropar le service des Archives orales (1997) a permis de recueillir la mémoire de son faniMwalimu Boro : « Mtsamboro est le premier village où est arrivé un roi 23. Il est arrivéet il a fait une maison à étage 24 […]. On a creusé un passage souterrain qui arrivaità la mosquée. C’était la première mosquée de Mtsamboro. Il passait par là pour allerprier. Il y avait un petit bassin rond pour les ablutions, c’était le sien […]. Ce villageétait au milieu d’une muraille 25. Le mur entourait le village et le village entourait lamosquée. Le village se trouvait à l’intérieur de cette muraille comme une parcelleclôturée. Ce sont les Malgaches qui, en arrivant, ont démoli la muraille […]. »

Enfin, la chronique du cadi Omar Abubacar mentionne le chef Diva Mami, entant qu’ancêtre des Malgaches sakalaves de Mayotte : « Puis arriva un groupe deSakalaves 26, venant d’un endroit de Madagascar appelé Akala 27. Ils s’installèrent dansun endroit de Maorè appelé Karizizani, et ils vécurent en bons termes avec les gens deMtsamboro. Les grands de Mtsamboro les commandaient. […] Le chef des Sakalavesqui vivaient à Maorè s’appelait Diva Mami. Ses sujets étaient nombreux. » Gevrey (1870)cite aussi cette migration de Malgaches qu’il fait installer dans la baie de Boueni, paranalogie avec la baie de Bouana, au sud de Mahajanga et où se situent les anciensports antalaotses de Kingany et Antsohéribory. Cependant, les listes des fani de Mayottequi citent Diva Mame la font régner à Shoungi. Pour les autres fani, les renseignementsqui nous sont parvenus sont très lacunaires, souvent limités à leur localité d’origine.

Je propose de reprendre ici les deux listes les plus complètes qu’il m’a été possiblede consulter afin de dégager les grandes caractéristiques des chefferies fani. Il s’agitde celle fournie par Mohamed ben Mkadara, datée de 1931, et celle étudiée, en 1987,par Claude Allibert et Said Inzoudine, à partir d’un manuscrit confié aux chercheursen 1979. Il s’agit d’une chronique en shi-mahoré, rédigée en caractères arabes. Lepassage, en annexe, de la chronique de Mkadara qui rapporte l’ancienne prière dédiéeaux anciens mwalimou de Mayotte est présenté ici.22 C’est bien ici la trace, dans la mémoire populaire, que les Shirâzi ne sont non pas les introducteurs de l’islam mais du sunnisme

chaféite et que les chefs fani étaient bien musulmans mais d’une autre confession puisque certains refusent l’enseignement del’Arabe (Mwarabu). C’est l’un des rares témoignages attestant de conflits accompagnant l’établissement du sultanat quandles chroniques ont tendance à insister sur son implantation pacifique.

23 Probable évocation de l’arrivée du premier Shirâzi Athumani à Mtsamboro qu’évoque la chronique de Mtsamboro de CheikMkadara (1931).

24 Information intéressante : les vestiges, quoique très urbanisés, sont encore visibles, une butte de décombres attestant d’un édificeà étage qui possédait un escalier monumental composé de marches réalisées à partir de colonnes basaltiques. Ces dernières sontinterprétées par les villageois comme étant les restes de la voûte de ce souterrain que tous connaissent mais sans que personnene l’ait jamais vu… Mtsamboro est assurément un site archéologique de première importance avec un tissu urbain de type médinaoccupé jusqu’au XVIIe siècle (Liszkowski, 2000 : 308-321).

25 Le rempart, attesté par la tradition, est très difficile à localiser aujourd’hui tant le site a été recouvert par l’urbanisme actuel.Une portion ténue semble cependant longer la route principale à l’est du quartier de Mjikura.

26 Le terme Sakalava n’apparaît qu’à la fin du XVIe siècle.27 Peut-être la ville d’Ankoala, ancienne capitale du royaume d’Itongomaro au XVIe siècle, dans la vallée de la Sambirano, au fond

de la baie d’Ampasindava, au nord-ouest de Madagascar.

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vivre ailleurs. Elle partit, emmenant ses partisans. C’était une “moilimou” [Aujas note :personne adonnée à la sorcellerie] ; elle avait toujours avec elle un coq rouge, trèsgrand, qu’elle adorait. S’adressant aux gens de sa suite, elle leur dit : “Voyez ce coq,je lui attache un “hirizi” (gris-gris) au cou ; il va marcher devant nous et nous montrerle chemin. Suivons cet animal, et là où il s’arrêtera, sera le terrain favorable pourbâtir le village”. Matsingo, en tête, accompagnée de tout son clan, suivit le coq. Ainsiqu’elle avait prédit, l’animal s’arrêta après quelques heures de marche, dans un certainendroit situé à l’ouest du village de sa sœur aînée. Il chanta : tous firent alors une prière.Puis ils commencèrent à bâtir leur ville à l’emplacement où est Chingoni. Le paysétait désert, il n’existait, à ce moment, que les deux villages des deux sœurs qui prirentle nom de celle-ci : Qualey du nom de Mamoukoualé, et Tsingoni pour celui de Mat-singo. Amadi Charifou, prince swahili, quelques mois ou quelques années plus tard,s’enfuit également de son pays pour éviter les guerres civiles et débarqua de son boutreprès de Soulou. Il fut reçu solennellement par la princesse Matsingo. Plus tard,celle-ci devint son épouse. De leur union, naquit Foméali 17 qui fut le premier bejade Mayotte, autrement dit le premier souverain de l’île. Ce sont ses descendants quirégnèrent à Chingoni […]. »

Ce récit apparaît aussi dans les chroniques de Sada de Ali Hamidi Madi (1931),ainsi que dans celle de Cheik Adinani (1961) de Tsingoni. Ces deux chroniquescomplètent le récit rapporté par Aujas, notamment l’épisode du mariage de la fille deMatsingo et de l’Arabe (Mwarabu). La version suivante, de Cheik Adinani est la plusprécise : « Mwarabu ne trouve vraiment personne à qui marier sa fille. Mwarabu estalors parti en voyage. Il est revenu de la terre arabe accompagné d’un sharifu quiprie pour formuler les vœux 18. Ils sont revenus à Mayotte. Ensuite Mwarabu a dit : “Nous,quand nous nous marions, on nous porte sur les épaules. Nous, nous n’allons pas àpied!” La famille de Masingo a mis en garde Masingo : “Celui qui est vivant n’est pasporté, seuls les morts sont portés”. Masingo a refusé la chaise à porteur. Alors Mwarabua dit à la famille de Masingo : “Insistez jusqu’à ce qu’elle accepte et je donnerai àchacun un kolonahuda.” Alors la famille de Masingo lui a demandé : “Kolonahuda,qu’est-ce que c’est ?” Mwarabu a répondu : “Ce sont d’importants personnages cheznous 19”. Puis, la famille de Masingo a dit à Masingo : “Laisse-le faire. Ta fille estderrière le msutru 20, c’est la sienne que les gens verront d’un mauvais œil”. AlorsMasingo s’est tue, mais son cœur ne fut pas soulagé. Jusqu’à ce que le karamu 21 soitterminé, elle ne fut pas contente. Puis Mwarabu est revenu chez la famille de Masingo.Il est venu leur dire : “Ma femme n’est pas contente de moi à cause de la chaise àporteur. Je vous demande de l’aide pour convaincre ma femme, et si elle accepte jevous donnerai six bœufs”. Ainsi, la famille de Masingo est revenue vers Masingo. Elle luia dit : “Masingo, qui peut te sermonner pour que tu comprennes? Nous t’avons dit queta fille est derrière le msutru. C’est la sienne que l’on voudra du mal. Pourquoi t’occupes-tu de ces choses? Ton enfant est derrière le msutru, qui l’a vue?” Pendant ce temps-là,

17 Qu’il faut lire “Faumé Ali”. Mais n’y a-t-il pas ici confusion avec les événements accompagnant l’établissement du sultanatshirâzi à Tsingoni ? Puisque, comme je l’évoquerai plus loin, l’inscription de Tsingoni datée de 1538 signale le nom du sultanIssa ben Mohamed, mais qui peut aussi être lu Ali ben Mohamed, et donc très proche de ce Faumé Ali ben Amadi. Les prospectionsarchéologiques à Tsingoni ont livré des tessons remontant au moins à la phase culturelle Acoua, et donc au XIVe siècle, ce quiinscrit bien l’origine du village de Tsingoni à l’époque des Fani.

18 Là encore, le récit semble faire une confusion avec des événements du règne du sultan Ali/Issa ben Mohamed puisque celui-ci,comme le précise aussi bien la chronique du cadi Omar Abubacar (1865) que celle de Cheik Mohamed ben Mkadara (1931),maria ses filles à des princes swahili originaires de Pate (Archipel de Lamu). Néanmoins, la suite du récit est intéressante carl’on peut voir le refus des notables mahorais à accepter les coutumes des Shirâzi sunnites chaféites comme étant la preuve del’existence d’un islam d’une autre confession (chiite, ibadisme ?) à l’époque des chefferies.

19 On reconnaît ici le nom “Kolo Nahuda”. Un nahuda est un pilote de boutre. Il s’agit ici d’un des clans accompagnant les Shirâzidans leur migration (Allibert, 2000 : 72).

20 Il est de coutume qu’avant le mariage, la future épouse reste retirée, dans la maison de ses parents, derrière un rideau msutru.21 Grand festin durant la noce.

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Mkadara ben Mohamed, manuscrit de Mtsamboro, 1931 (Allibert, 1984, p. 338 et 339)

Claude Allibert, dans son ouvrage de 1984, page 289, en propose cette traduc-tion : « Autrefois, on priait en shi-maoré en disant : “Je prie Dieu aux noms des walimude Mayotte afin que Dieu nous bénisse et nous donne bonne santé”. Le premiermwalimu s’appelait Diva Mame, le second Mami Adinani de Mayombini. Je prieau nom de Bedja Mhunguni, de Malyaheja ben Bedja Mhunguni. Je prie au nomde Fani Bakari Karona Morona. Je prie au nom de Alimadi Koju Majimbi-Hunguni.Je prie au nom de Mami Mtsanga Swamha Mtsanga Hamro, au nom de MwalimKachikazi Kobeyani Kudini, au nom de Mwalimu Puru de Mtsamboro, au nom dePiritkutua Baode Masféré, au nom de Fani Kolo Duni de Niyomboni, au nom de FaniPugu Mlizi, au nom de Tazasuazetu d’Insuju, au nom de Mwalim Kanahazi deHamro, au nom de Diziri Nahudu Chumu, au nom de Fani Mguzuni Bandeli, aunom de Fani Siwamoringa Bandeli, au nom de Fani Pere. […] Je prie Dieu au nom deFani Pere Dikutra du village de Chirongui, au nom de Fani Masaha Musa du villagede Gimawé […]. »

J’en fourni la transcription suivante, opérée à partir de la copie du manuscrit,située en annexe de l’ouvrage de Claude Allibert (1984 : 338-339), certains passagesdifférant de la traduction fournie par Claude Allibert avec principalement unfani supplémentaire pour le village de Majiméoni, et quelques variantes detranscription :

Batuwu pa mungu shela namukufuzi yayiyiya mawure muyizi mungu naripebarakabawu nunu /shela mukufuzi diva mami.shela mami diva majiyeni. shela beja muhu-kuni hununi. / shela maliyapia wa bejamuhu’ngu’ni. shela fani bakari karuwamaruwa. shela alimadi / kufu mashibe hun-guni. shela koko musanga saba musangamashi u mewuni. shela / mamamusangasaba musanga hamuru. shela muwalimupuru musapuru. shela muwalimu kashi kazi/ kuwa beyaza kuduni. shela fani pirikutuwa pawu musapere. shela fani kuluduwu ni / yubeni. shela fani bungu mulizidipini shela fani tazawazitu isunzu. / shelamuwalimu kana hazi hamuru. shela faniwaziri mahudu shumu. shela fani shela /fani manguzuni badile. shela fani siwama-ringa badile. shela fani pere wakutu / shenesherangi. shela fani masaha musa mushenijimawe. […]

Autrefois, l’on priait Dieu au nom desanciens sorciers (mukufuzi) de Mayottepour que Dieu nous bénisse et nous apportela bonne santé. Je prie le sorcier Diva Mami.Je prie au nom de Mami Diva de Majiyeni(ou Majibeni). Je prie au nom de BejaMuhukuni Hunini. Je prie au nom deMaliyapia (ou Maliyabia) de beja Muhun-guni. Je prie au nom de fani Bakari KaruwaMaruwa. Je prie au nom de Alimadi Kufude Majibe Hunguni. Je prie au nom de deKoko Mutsanga des Sept plages de Maji-méoni. Je prie au nom de Mamamutsangades sept plages d’Hamouro. Je prie au nomde Mwalimou Poro de Mtsamboro. Je prieau nom de Mwalimou Kashi Kazi Kuwa-biyaza Kuduni. Je prie au nom de fani PiriKutuwapawu (ou Kutuwabawu) de Mtsa-péré, Je prie au nom de fani Kulu duwu deNiyumbeni. Je prie au nom de fani BunguMalizi Dipini (Dapani?), Je prie au nom deTazawazitu d’Isunzu (Tsoundzou). Je prieau nom de Mwalimou Kana Hazi deHamouro. Je prie au nom de fani, waziriMahudu Shumu. Je prie au nom deManguzuni de Bandrélé. Je prie au nom defani Siwamaringa de Bandrélé, Je prie aunom de fani pere wakutu shene deChirongui. Je prie au nom de fani MasahaMoussa du village de Jimawe. […]

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À partir de cette transcription, il est possible d’extraire la liste de noms suivante :1. Diva Mame ou Mami Diva de Madjiyeni2. Beja Muhukuni Hununi3. Maliyabia de beja Muhunguni4. Bakari Karuwa Maruwa5. Alimadi Kufu à Majibe Hunguni6. Koko Mutsanga saba mutsanga Majiméoni7. Mwalimou Kashi kazi Kuwabeyaza Kuduni8. Piri Kutuwabao à Mtsapéré9. Kulu Duwu à Nyumbeni10. Bongo Mulizi à Dapani11. Tazawazitu à Isunzou (Tsoundzou)12. Mwalimou Kana hazi à Hamouro13. Wazir Mahudu Sumu14. Manguzuni à Bandrélé15. Siwamaringa à Bandrélé16. Pere Wakutu shene à Chiroungi17. Masaha Musa à Jimawe

Une filiation apparaît avec Maliyabia ben Beja Mhunguni et une localité(Bandrélé) comporte deux mwalimou, peut-être aussi pour indiquer une filiation.Cette nouvelle transcription diffère de celle donnée par Claude Allibert : le nom deKoko mutsanga saba mutsanga apparaît pour Majiméoni (traduisible par “lagrand-mère de la plage, de toutes les plages de Majiméoni”, dans la mesure où lechiffre 7 exprime traditionnellement la totalité) et la lecture diffère pour le fanid’Hamouro (Mami Mtsanga Swamha Mtsanga Hamro) qu’il est possible de lire “mamamusanga saba musanga hamuru” et qu’il faut comprendre ici aussi par “la mèrede la plage, de toutes les plages d’Hamuro”. Diva Mame et Mami Diva apparaissentsuccessivement sous ces orthographes. S’agit-il de la même personne ? La localitéassociée à Mami Diva, Majiyeni/Majibeni (selon que l’on accepte ou non un pointdiacritique supplémentaire) est proche de la localité Majibe Hunguni qui apparaîtdans la liste.

3-2 La liste des fani de Mayotte

C’est la copie d’un manuscrit ancien remis en 1979 à Claude Allibert par ledirecteur de Cabinet du Préfet Rigotard, J.-C. Closset. Il n’a pas été possible auxchercheurs de consulter l’original. Ce document se présente comme un texte écrit encaractères arabes sur quatre pages d’un cahier. Après une formule rituelle, le texteénumère 38 fani et les localités auxquelles ils sont associés.

Dans les pages suivantes et sous chaque reproduction, on trouvera, à gauche, latranscription donnée par Allibert et Inzoudine en 1987 et, à droite, notre transcription(le parti a été pris de conserver la transcription originale pour les noms de lieux etd’indiquer, en gras, les modifications apportées).

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Bismi-l-lahj-r-Rahmani-r-Rahiml.1 shela fani muguzu mubadini mujini

bandrelel.2 shela fani kulu dunu mujini nyombenil.3 shela fani mwalimu kashikazi mujini

polel.4 shela fani pir motuwabao mujini

mtsaperel.5 shela fani zina wandru mujini kongol.6 shela fani bako miko tutu mujini

dlongonil.7 shela fani mariamu mujini dzumonyel.8 shela fani koho mutsanga mujini saba

marumbal.9 shela fani mama mutsanga mujini saba

mutsangal.10 shela fani mamu shiko mujini tsingoni

l.11 shela fani mwalimu puru mujinimzamboro

bsm allah alr hmn alr himl.1 shela fani muguzu mubadini mushini

badelil.2 shela fani kulu du’nu mushini numbinil.3 shela fani muwalimu kashikazi mushini

pu’lil.4 shela fani pir mutuwabawu mushini

msmusaperil.5 shela fani z’ina wan’du muhini qu’ngul.6 shela fani baku miku tutu mushini

du’ngunil.7 shela fani mariamu mushini zumu’nil.8 shela fani qu’u musanga mushini saba

marubal.9 shela fani mama musanga mushini

saba musa’ngal.10 shela fani mamu singu mushini

si’ngunil.11 shela fani muwalimu puru mushini

musaburu

Page 1 du manuscrit de la “Liste des fani de Mayotte”, Allibert et Inzoudine (1987 :105).

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l.12 shela fani bakari karuwa maro mujinihaqwa

l.13 shela fani mwana mungwanamushilazi mujini karihani

l.14 shela fani sao maringa mujinibandrele

l.15 shela fani waziri kutra mujini maweni

l.16 shela fani mwalimu shingi mujinimunyambani

l.17 shela fani mama sazile mujini sazilel.18 shela fani fusuliyamini shungo mujini

l.19 shela fani makasa adamu wusibumujini wangani

l.20 shela fani mamiya diva shungu mujini

l.21 shela fani bungo mujini wurinil.22 shela fani maki musa mujini sulul.23 shela fani miko dili mujini domweli

l.12 shela fani bakari qaruwa marumushini haquwa

l.13 shela fani muwana mu’nguwanamushilazi mushini karihani

l.14 shela fani suwamaringa mushinibadali

l.15 shela fani waziri kuta mushinimaweni

l.16 shela fani muwalimu shi’nge mushinimunabani

l.17 shela fani mama sazile mushini sazilel.18 shela fani fusuliyamini shu’ngu

mushinil.19 shela fani makasa adamu wusibu

mushini wa’nganil.20 shela fani mamiyadiva shungu

mushinil.21 shela fani bu’ngu’ mushini wurinil.22 shela fani maki mu’sa mushini sun’zul.23 shela fani miqu dili mushini dumuweli

Page 2 du manuscrit “Liste des fani de Mayotte”, Allibert et Inzoudine (1987 : 106). l.24 shela fani kutra musa mujini dembenil.25 shela fani mwanesha musindzanu

mujini kwalel.26 shela fani bandra musa mujini

hajangwal.27 shela fani malili yabisha muhonkoni

mujini huquzil.28 shela fani mamu kumila mujini

handrel.29 shela fani mwalimu khanakazi mujini

hamrol.30 shela fani mwalimu mahodo shombo

shaliwdjil.31 shela fani muku rima mujini muhunil.32 shela fani mwalimu bambo mujini

bambol.33 shela fani mududu wabuzi mujini

muroniabejal.34 shela fani pika mujini shirongil.35 shela fani mwalimu kali mujini

muziwazia

l.24 shela fani quta mu’sa mushini debenil.25 shela fani muwanesha musizanu [ou

musidzanu] mushini quwalel.26 shela fani badamu’sa mushini

hadja’ngwal.27 shela fani malili yabisha wa besha

muhuqu’ni mushini huquzil.28 shela fani mamu qumila mushini hade

l.29 shela fani muwalimu kana khazimushini hamuru

l.30 shela fani muwalimu mahudu shubushaliwadji

l.31 shela fani muqu rima mushini muhunil.32 shela fani muwalimu ba’abu mushini

ba’abul.33 shela fani mududu wabuzi mushini

maruna ‘abeshal.34 shela fani piqa mushini shiru’gil.35 shela fani muwalimu kali mushini

muziwazaya

Page 3 du manuscrit “Liste des fani de Mayotte”, Allibert et Inzoudine (1987 : p 107).

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l.36 shela fani alimadi qufu madjibimushini muya

[ligne raillée] shela alim fani alimadi musaywa mu’ngu simwana dam(illisible) mushini

l.37 shela fani alimadi musay wa mu’ngusimuwana damu mushini shimawe

l.38 shela fani madiqa yasuzi mudjinihadipi

l.39 shela fani mazina sharifu mushinipamazi hashiwawa

l.36 shela fani alimadi kufu majimbimujini moya

[ ligne raillée ]

l.37 shela fani alimadi musay wa mungutsimwana damu mujini djimawe

l.38 shela fani marika yantuzi mujinihadipe

l.39 shela fani madzina sharifu mujinipamandzi hashiwawa

Page 4 du manuscrit “Liste des fani de Mayotte”, Allibert et Inzoudine (1987 : 108).

La comparaison des indications fournies par la chronique de Mkadara et la “Listedes fani de Mayotte” permet de dresser le tableau suivant (l’ordre des localités, quidiffère de la version de Mkadara, est celui donné par le manuscrit étudié par ClaudeAllibert et Said Inzoudine) :

MS Allibert et Inzoudine MS de Mohamed ben MkadaraBandrele muguzu mubadini manguzuniNyumbeni kulu du’nu kulu duwuPole muwalimu kashikazi muwalimu kashi kazi kuwabeyaza kuduniMtsapere pir mutuwabawu piri ku’tuwabawuKoungou z’ina wan’du 28

Longoni baku miku 29 tutuDzoumonié mariamuSaba qu’u 30 musa’nga

Mumba/MarubaSaba Mustsanga mama musa’nga mamamusanga sapa musanga hamuruTsingoni mamu si’nguMtsamboro muwalimu puru muwalimu puruAcoua bakari qaruwa maru 31 bakari karuwa maruwaKarihani muwana mu’nguwana

mushilazi

28 Peut-être “wandru mdzima”, “gens de la terre”, dans le sens de propriétaire terrien (Blanchy, 2010 : 307).29 “Miko” : “interdit rituel” (Blanchy, 2010 : 308). On retrouve ce mot pour le fani de Domweli.30 “Koho” : “reste, part secondaire” dans les distributions (Blanchy, 2010 : 306).31 Littéralement, en malgache, “Bacar qui creuse beaucoup”.

32 Du swahili “ukuta”, “mur en pierre” (Gueunier, 1986 : 155). Ce terme apparaît également dans le nom du fani de Dembéni.33 Peut-être “miko dini”, “interdits de la religion”.34 “Mwanashe”, “cadette” (Blanchy, 2010 :309).35 “Kana kazi”, “sans résidence”, de “kazi”, pluriel “mahazi” ou “makazi” (Blanchy, 2010 : 306).36 “Kàle”, bassin naturel servant à piéger les poissons (Gueunier, 1986 : 155).37 Sharifu, descendant du Prophète, en ligne masculine.

Bandrele suwamari’nga siwamaringaMaouéni waziri kuta 32

Munyambani muwalimu she’ngeSazilé mama sazileChoungui fusuliyaminiOuangani makasa adamu wusibuChoungui mamiyadiva diva mame ou mami diva majibeniOurini bu’ngu’ bungu mulizi depeniTsoundzou maki mu’sa tazawazituDomweli miqu dili 33

Dembeni quta mu’saKwalé muwanesha 34 musizanuHajangoua badamu’saHuquzi malili yabisha beja muhukuni hununi maliyabia

wa beja muhuqu’ni wa beja muhunguniHande mamu qumilaHamouro muwalimu kana muwalimu kana hazi

khazi 35

Shaliwadji muwalimu mahudu waziri mahudu shumushubu

Muhuni muqu rimaBambo mwalimu bamboMronabeja mududu wabuziChirongui pika pere wakutu sheneMzouazia mwalimu kale 36

Majimbi Moya alimadi kufu amadi kufu majibe hunguniDjimawé alimadi musay masaha musa

wa mungu tsimwana damuDapani madika yantuziPamandzi hashiwawa madzina sharifu 37

La comparaison de ces deux listes fait apparaître des concordances, même sil’orthographe peut varier. Ainsi, par exemple, le nom du fani de Bandrélé est transcritsoit “Suwamaringa”, soit “Siwamor’inga”. Il est remarquable de constater que ceslistes diffèrent assez peu entre elles, quand les chroniques ne s’accordent pas sur lagénéalogie des sultans ! Seul un nom donné par Mkadara ne figure pas dans laseconde liste : il s’agit de kuku musanga sapa musanga majiyu mewani [majiméoni].

Certaines localités citées par le manuscrit correspondent à des toponymesinusités de nos jours : Nyombeni (soit sur les hauteurs de Bandraboua, soit un morneprès du boulevard des Crabes à Petite Terre) ; Hadipe, Huquzi, Saba M(ar)umbapour “les sept djins” (mais la lecture “saba maruwa”, “les sept campements”, estenvisageable) ; Saba Mutsanga pour “sept plages”, que Mkadara associe à Hamouro,mais signalons que l’expression “saba maruwa, saba mtsanga” est employée pourdésigner la totalité de Mayotte, le chiffre sept exprimant la totalité (Blanchy, 1997 :123-124) ; Shaliwadji, qui peut aussi être lu Djalewadje, pourrait correspondre à

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Dzaoudzi puisque Mkadara indique ailleurs, dans la coutume du partage du bœuf,que le wazir de Dzaoudzi est appelé Mogne Diziri, titre de wazir que l’on retrouve dansle nom du fani waziri Mahudu Shumu (ou Shubu) qui est associé à cette localité ;Majimbi Moya, enfin, est le morne séparant les deux hanses de Moya où une sépultureentourée de nombreux tessons indique l’existence d’un ziara.

3-3 Les informations contenues par les listes des Fani de Mayotte

L’étude réalisée sur ces listes par Claude Allibert et Said Inzoudine aboutit auxconstatations suivantes : la mention de plusieurs femmes atteste de l’ancienneté dumatriarcat ou, du moins, de la transmission matrilinéaire du pouvoir. On notera queles noms “mama sazile”, “mama mutsanga” et “mamu tsingo” (ainsi que “mamu beja”de Mronabeja, d’après le témoignage d’Achiraf Bacar de Chirongui recueilli parClaude Allibert, 1987 : 102) renvoient directement à des mères éponymes, fondatricesde ces localités.

L’islamisation de ces chefs transparaît dans leurs noms musulmans ainsi quepar des titres religieux teintés de soufisme. Claude Allibert avait remarqué quecertains noms de fani font apparaître le terme “pir”, qui désigne les chefs soufi dansles sphères iraniennes et indiennes (Allibert, 1984 : 83). La dévotion particulièrerendue sur les ziara, avec dépôt d’offrandes, attesterait non seulement d’un passéanimiste mais encore de la vénération des saints, propre à l’islam chiite. Henri-DanielLiszkowski, qui a utilisé la liste des fani de Mayotte pour guider ses prospectionsarchéologiques, a constaté que la plupart des localités citées correspondent à dessites archéologiques où, effectivement, le dépôt d’offrandes (notamment des bouteillesde parfum, des coupelles de lait, des monnaies) signale l’existence de ziara (Liszkow-ski, 2000 : 249-255). Les tessons présents sur ces sites permettent de repoussergénéralement au XIVe siècle le début de leur occupation.

D’autres termes relèvent encore du champ lexical du sacré : “sharifu” (descen-dant du prophète Mohamed) associé au nom du fani de Pamandzi ; “miku” pour celuidu fani de Longoni que Sophie Blanchy traduit par “personne sacrée, sur laquellereposent des interdits”. On s’étonnera de l’adage associé au nom du fani de Jimawe,“Mungu tsimwana Adamu”, “Dieu n’est pas l’enfant d’Adam” littéralement, mais quel’on peut aussi comprendre par “Dieu n’est pas de nature humaine”. D’autrestermes renvoient à la condition sociale comme “mwana mungwana”, “enfantnoble / engeance noble”, comme nom du fani de Karihani. Plusieurs fani portent letitre de beja, terme désignant la royauté avant l’établissement du sultanat shirâzi.C’est le cas des deux fani de Huquzi où une filiation apparaît nettement dans lesdeux manuscrits.

Le terme wazir apparaît une seule fois dans la liste des fani pour celui de Maouéni.Mkadara cite ce titre pour le fani de Shaliwadji. La chronique du cadi Omar Aboubacaremploie également ce terme pour désigner le fani de Mtsamboro. Il semble que ce titrede wazir, qui est davantage mentionné dans la cérémonie du partage du bœuf pourdésigner les anciens possesseurs du pays (voir la dernière partie), soit un titre apporté parles Shirâzi, mais réservé à des notables autochtones. Ainsi, l’autorité du sultanserait représentée localement par des wazir (vizirs), descendants des anciens fani.Le fait que seule une minorité des fani porte ce titre, signe de reconnaissance de lapart du sultan shirâzi, pourrait indiquer que l’établissement du sultanat se fit audétriment de nombreux autres chefs locaux.

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Une étymologie intéressante peut être proposée pour le nom de l’un des fani deBandrélé, “siwamaringa” : ce terme apparaît en effet sous la forme voisine “siwama-ringado” sur les premières cartes européennes représentant le nord-ouest deMadagascar pour désigner les ports de traite. Jean-Claude Hébert, qui a étudié cetoponyme (Hébert, 1999 : 11-60), y voit le malgache “marinh hando” soit, littérale-ment, “entrepôt d’esclaves”. Il est bien curieux de voir apparaître cette expressionpour désigner un fani de Mayotte. Ayant soumis cette remarque à Jean Claude Hébert,il m’a proposé de traduire ici “siwamaringa” par “shisiwa maringa”, “trafiquant desîles”, ou “île à l’entrepôt d’esclaves”. Qui fait écho à la description que l’amiral turcPiri Reis fait de l’archipel dans son Kitab-i-barhije, daté de 1521 et qui s’appuie surdes sources du début du XVIe siècle (Allibert, 1989) : « Ces îles ont toutes des habi-tudes communes, ils y élèvent des esclaves comme agneaux et moutons, ils possèdentcertains de ces esclaves depuis longtemps et d’autres depuis peu de temps. Il arrivequ’une personne puisse en posséder un millier, femelles et mâles sont élevés commedes bêtes. Crois-le, leurs filles et leurs fils sont continuellement vendus, tiens-le pourcertain. Des gens de mer arrivent et les prennent dans des navires et les emmènent.Sache qu’ils les vendent au Yémen ô ami. Ils arrivent jusqu’à Jeddah […] »

Ces réseaux de traite, manifestement très actifs au début du XVIe siècled’après ce témoignage, sont probablement plus anciens et se sont mis en place,au plus tôt dès le IXe siècle (durant l’époque Dembéni, selon Claude Allibert), etassurément aux XIVe-XVe siècles, à l’époque des fani 38. La masse des esclaves provientalors de Madagascar et est destinée au Moyen-Orient (Thomas Vernet, 2003). Cette traitedes esclaves malgaches se poursuit jusqu’au XVIIIe siècle, époque où Madagascardevient demandeuse d’esclaves pour satisfaire les trafiquants des Mascareignes et inverseces flux. Il faut donc considérer qu’outre des termes renvoyant au domaine cultuel,certains qualificatifs renvoient aux activités pratiquées par ces fani. Le fani dePolé porte-il son nom des vents de mousson (kashikazi) grâce auxquels les naviresvenus du Moyen Orient voguaient le long de la côte swahili jusqu’aux Comores etMadagascar ? On remarquera encore les termes à vocation agricole comme “suzi”pour “embrevade” pour le fani de Hadipe (Dapani ?) ; et que penser du fani deMronabeja, “Mududu wabuzi”, “gardien de chèvres”?

De manière générale, les patronymes arabes, swahili et malgaches du nord-ouest(antalaotses) renvoient l’image d’une société cosmopolite assez similaire auxpopulations antalaotses du nord-ouest de Madagascar où dans les établisse-ments portuaires étaient parlées les langues malgache et swahili. C’est ce que décrit lepère jésuite Luis Mariano dans ses lettres, au début du XVIIe siècle (Grandidier, vol. 2,1904), ce qui n’est pas sans rappeler la spécificité linguistique de Mayotte où villagesde langue bantoue shi-maoré alternent avec les villages de langue malgache ki-bushi.Spécificité qui semble, au regard des noms portés par les fani de Mayotte, ancréeavant le XVIe siècle.

4. La chronologie de l’époque des fani

La chronologie de l’époque des fani est totalement à reconsidérer du fait desinformations erronées sur lesquelles se sont appuyés les auteurs du début du XXe siècle.38 La carte de Mayotte attribuée à William Hacke, datée de 1680 (Allibert, 1984 : 142-144) fait figurer à la côte est de l’île le

toponyme “Bancanier”, peut-être pour Bandrélé. Au lieu d’y voir le mot “boucanier” qui désigne ceux qui produisaient la viandeséchée consommée par les marins, je propose désormais d’y reconnaître la transcription du terme “buqini”, “le lieu des Malgaches”,ce qui, éclairé par le contexte de l’époque, pourrait faire référence à un lieu d’escale faisant fonction d’entrepôt d’esclavesmalgaches.

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La fin du XIIIe siècle est admise pour situer le règne des plus anciens fani connus àAnjouan. Cette datation repose sur la chronique de Said Ahmed Zaki : « Ce fut sous lerègne de ces chefs que le premier palais en pierre fut édifié à Domoni par FaniOthman dit Kalichi-tupu, vers 662 de l’Hégire [672 dans la version de 1936],1274 de l’ère chrétienne ». Urbain Faurec apporte lui aussi une chronologie similaire(662H/1284), mais il la reprend des écrits de Said Ahmed Zaki (la date de 1284 est lesimple rajout de 622 années à la date 662 de l’Hégire, Faurec tout comme Gevrey enson temps ne connaissant pas le calcul de conversion du calendrier musulman encalendrier de l’ère chrétienne). Précisons que l’an 662 de l’Hégire correspond auxannées 1263/1264 de l’ère chrétienne tandis que l’an 672 correspond aux années1273/1274 de l’ère chrétienne. Cette date serait, selon toute vraisemblance, portéepar une inscription présente sur le palais de Domoni.

L’inventaire des inscriptions anciennes de la ville d’Anjouan par Vérin etBlanchy (1997) ne fait pas mention de cette inscription qui semble être aujourd’huiperdue (c’était le cas de l’inscription de la mosquée de Tsingoni jusqu’à sa redécou-verte). C’est néanmoins le document le plus ancien permettant de repousser à la fin duXIIIe siècle l’existence de fani. Aujas mentionne l’année 700 de l’Hégire comme dated’arrivée d’un Arabe épousant la fille du Fani de Domoni. On ne sait pas dans queldocument Aujas a puisé ses informations mais elle recoupe la datation avancéepar Said Ahmed Zaki.

D’après Aujas et Said Ahmed Zaki qui fournissent les généalogies des fani d’Anjouanles plus complètes (Gevrey ne citant que deux générations de fani avant l’arrivée duShirâzi Hassan), cinq générations de Fani ont régné avant l’arrivée du ShirâziHassan. Said Ahmed Zaki est cependant le seul à fournir une chronologie pour cettepériode. Celle-ci, outre la date de 1274 mentionnée plus haut, repose sur la date defondation de la mosquée de Tsingoni par le sultan Issa ben Mohmed: « Mohamed benHassan se maria avec sa cousine Amina, fille du sultan Aissa, remplaça définitive-ment son père sur le trône de Mayotte (1443). Celui-ci régna à Mayotte sous le nomde Sultan Aissa 1er. La mosquée construite à Tsingoni porte la date de 844 H (1441).Nous nous sommes empressés de devancer cette partie de notre histoire bien qu’elle nedût pas être ici afin de pouvoir prendre comme base certaine la date ci-dessus pour lacomparer avec celle de 1503 de l’ère chrétienne que nous trouvons portée dans plu-sieurs ouvrages comme date à laquelle les Chiraziens seraient venus aux Comores.Nous en déduisons quarante ans, en supposant que ce fût le temps écoulé depuisl’arrivée de Hassan grand-père de Haissa ben Mohammed, jusqu’à la fin des travauxde la cons-truction de Tsingoni, moment où Aissa eut l’heureuse idée de faire graverla date de 844 (1441). Selon notre supposition, l’arrivée de Hassan daterait de 1401,ce qui nous porte à croire que les Chiraziens étaient déjà aux Comores lors dupassage des Portugais. »

Said Ahmed Zaki n’est pas le seul à mentionner cette datation puisque le manus-crit de Mkadara Ben Mohamed fait figurer la date de 844 de l’Hégire pour la cons-truction de la mosquée de Tsingoni. Or, comme déjà présenté dans un autrearticle (Pauly, 2010), l’inscription de Tsingoni redécouverte récemment porte bienle nom du sultan Issa ben Mohamed, mais la date (inscrite en toutes lettres) est le

39 Voici ici, pour rappel, la traduction que nous devons à Assia Daghor et Hakim Bouktir : « Ce mihrab a été construit par le Sultan‘Issa fils / du sultan Mohamed, le jour de [lacune] / du quatorzième jour de dhi lqi’da / de l’année du Vendredi [après ?] [motillisible ; peut être “shura”], quatre / quarante et neuf cent [944] de l’Hégire / [courte ligne lacunaire] sur celui qui l’a accompliles meilleures prières / et le salut. »

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14 Dou-l-Qa’da 944 de l’Hégire, soit le 14 avril 1538 39. L’année 844 de l’Hégire(1440/1441) sur laquelle repose la chronologie de Said Ahmed Zaki est par conséquenterronée!

Said Ahmed Zaki estimait à quarante années la période entre l’arrivée duShirâzi Hassan et le règne de son petit-fils Issa ben Mohamed. Sur cette estimation, etselon la nouvelle datation fournie par les inscriptions de Tsingoni, l’arrivéed’Hassan se déroulerait autour de 1500, ce qui permettrait d’envisager une arrivéedes Shirâzi après les Portugais (qui connaissent l’existence des îles en 1506). Mais ilparaît plus probable que cette arrivée se soit déroulée dès les années 1460/1470.En effet, selon une information fournie par la relation de voyage de Robert Orme,un Anglais faisant escale à Anjouan le 15 août 1754 (Allibert 1991 ; et cité par Hébert1998 : 46), il nous apprend que l’arrivée des “Arabes” qui dirigent le pays (il fautentendre, par là, les Shirâzi) remonte à environ trois cents ans. Ce serait donc autourdes années 1460-1470 qu’il faudrait dater l’alliance matrimoniale conclue par lesprinces shirâzi avec l’aristocratie fani des îles d’Anjouan et de Mayotte. Il est à ajouterque la chronique la plus ancienne, celle du cadi Omar Aboubacar, diffère des chroni-ques ultérieures en distinguant Mohamed ben Hassan de Mohamed Mchindra :Mohamed ben Hassan est alors présenté comme le père d’Issa à Mayotte et de deux fils,Mohamed et Chivampé (Chababi selon Omar Aboubacar) à Anjouan. Ces deux derniers,après la mort de Mohamed ben Hassan, débutent une lutte fratricide pour conquérirle sultanat d’Anjouan, dont Mohamed Mchindra sortit vainqueur (“Mchindra”signifie ainsi le “vainqueur”). Plus tard, Mohamed Mchindra, toujours d’après lachronique du Cadi Omar, voulut s’imposer sur son demi-frère de Mayotte, Issaben Mohamed. Ce dernier se défendit en justifiant qu’étant de mère mahoraise, ilétait le seul à pouvoir gouverner légitimement cette île et parvint ainsi à maintenirle sultanat de Mayotte indépendant de celui d’Anjouan.

Cette version, qui place à Anjouan un second sultan portant le nom deMohamed, succédant après une lutte fratricide à Mohamed ben Hassan, explique-rait pourquoi une inscription découverte à Domoni (Anjouan) dans la mosquéeMasjid al-Madrasa, et datée de 975 de l’Hégire (1567/1568), signale l’existence de« sultan Ahmad » (Pierre Vérin et Sophie Blanchy, 1997: 23), sultan que toutes leschroniques, qui ne connaissaient pas cette information, ignorent et qui ne pouvait êtreMohamed ben Hassan, mort dès les années 1530. Ce sultan Ahmad est probable-ment le père de la reine Hamina, encore en vie en 1614 dans la relation de Van DenBroecke, et nommée « Mollanna Allachora » 40 (transcription de “Mwana Al-Achoura”,peut-être “l’enfant de dix ans”, parce qu’elle fut mariée très jeune à Said Alawi,prince de Pate, et que celui-ci exerça la régence jusqu’à la majorité de celle-ci après lamort de son père Mohamed, ou tout simplement parce qu’elle naquit le jour de la fêted’Ashura). Ce point éclaircit le récit des chroniques qui, tantôt, placent la mort deMohamed ben Hassan avant que son fils Issa lui succède à Mayotte et construise,en 1538, la mosquée de Tsingoni (version de Cadi Omar et de Gevrey), tantôt, fontabdiquer Mohamed ben Hassan à Mayotte au profit d’Issa, puis lui attribue àAnjouan une longue vie à la fin de laquelle il aurait eu une fille, Haminat (la vieillereine signalée en 1614), à qui il fait épouser un prince de Pate (version de Said

40 Grandidier (1904 : 92), qui s’appuie sur Gevrey, ajoute dans la relation de Van den Broeke que le mari de cette reine était lesultan Haïssa. Cette interprétation est en contradiction avec les sources traditionnelles qui citent Mogné Alawi, prince de Pate,comme mari d’Hamina. La relation de Van der Broeke, citée par Gevrey, n’évoque pas le nom du mari de cette reine d’Anjouan :il précise qu’il gouverna toutes les îles Comores, ce qui fut le cas sous la régence exercée par Alawi durant la minorité de sonépouse Halima.

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Ahmed Zaki). Ce que l’on retiendra ici est que Mohamed ben Hassan est probablementmort avant 1530 (époque où son fils Issa régna à Mayotte et fit construire le mihrab deTsingoni), ce qui placerait le règne du grand-père d’Hassan à la fin du XVe siècle,comme supposé par la relation de Robert Orme 41.

L’établissement du sultanat sous Hassan le Shirâzi à la fin du XVe siècle consti-tuant assurément le termius ante quem de l’époque des Fani, il reste à examiner ladate de 1274 avancée par Said Ahmed Zaki pour faire débuter le règne du premierfani connu. Fani Ali (qui donne sa fille Adia en mariage) et Hassan le Shirâzi sontcontemporains, soit à la fin du XVe siècle si l’on retient l’époque la plus ancienneavancée pour l’arrivée du premier Shirâzi. Les chroniqueurs placent cinq générationsde Fani ayant précédé le règne de Fani Ali, depuis 672 de l’Hégire (1273/1274) :il est donc difficile de placer les règnes de seulement cinq fani sur deux siècles. Soit lagénéalogie des fani ne nous est pas parvenue complète (en effet, la généalogie fournieà Aujas par le prince Ina, frère de l’ex-sultan de la Grande Comore diffère dans lasuccession des noms et indique un fani supplémentaire, le fani Ncohé), soit la dateavancée par Said Ahmed Zaki pour la construction du palais de Domoni est, elle aussi,à remettre en cause. Nonobstant, l’archéologie ne se porte pas en faux pour repousserau XIIIe-XIVe siècle voir à une époque encore plus ancienne l’existence de chefferies :j’ai en effet montré que l’architecture en pierre pour la construction domestique, dontl’introduction est traditionnellement attribuée aux fani, a débuté dès le XIVe siècleet qu’un pouvoir local de type chefferie est envisageable dès les XIe-XIIe siècles(voir la partie sur l’analyse du site archéologique d’Acoua).

41 Si la seconde moitié du XVe siècle peut être retenue comme date d’arrivée des Shirâzi, on peut alors envisager que les troublespolitiques connues par la cité de Kilwa en expliqueraient l’exil vers les Comores. La chronique de Kilwa, recueillie par De Barros,nous apprend que Amir Sulaimân ibn Muhammad usurpe, en 1476, le trône détenu alors par Said ibn Al-Hasan qui est,peut-être, le père de Hassan ben Said qui s’établit à Anjouan (Freeman Grenville, 1958 : 92-93).

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II.

L’APPORT DE L’ARCHÉOLOGIE

1- XIe-XVe siècles : l’“Âge d’or swahili” 42

Les XIe-XVe siècles correspondent à la mise en place de la civilisation swahili àla côte est-africaine. Des cités commerçantes, fondées pour certaines dès le IXe siècle,s’échelonnent ainsi le long de la côte orientale africaine, prospérant des réseaux com-merciaux reliant l’Afrique orientale aux ports de la péninsule arabique et du Golfepersique. Des sultanats, sous l’impulsion de princes shirâzi 43 y sont créés. Desrivalités pour le contrôle des réseaux commerciaux sont la cause de nombreuxconflits comme celui aboutissant, au XIIIe siècle, à la destruction de l’établissementde Sanje ya Kati par la cité voisine de Kilwa (Pradines, 2009). Cette dernière, auXIVe siècle, était une cité prospère par où transitait l’or des mines de l’intérieur duMozambique. Son rayonnement dut atteindre les Comores et Madagascar : les chroniquesde l’archipel des Comores placent en effet, dans cette cité, l’origine des princessesshirâzi qui fondèrent les sultanats aux Comores (Damir et alii., 1985). Ibn Said, auXIIIe siècle, mentionne qu’une île au volcan (la Grande Comore) est sous la domina-tion du sultanat de Kilwa (Guillain, 1845 : 211-215).

Les cités-États composant le “couloir swahili” à l’époque médiévale sont bienconnues grâce aux travaux de Chittick (1974), Horton (1996) ou, plus récemment, LaViollette (2000) et Pradines (2002, 2004 et 2009). Les grands sites médiévaux sontPatte, Shanga, Manda dans l’archipel de Lamu, Gedi à la côte kenyane ; les îles dePemba (l’ancienne Qanbalu), Zanzibar et Mafia le long du littoral tanzanien, Kilwakisiwani et Sanje ya Kati dans la baie de Kilwa ; Sofala et Chibuene au Mozambique(Sinclair, 1982). La civilisation swahili est une civilisation urbaine où, dès le Xe siècle,la construction en pierre est généralisée dans l’architecture religieuse (mosquée deShanga). Précoce à Sanje ya Kati où un tissu urbain en pierre s’y développe dès leXIe-XIIe siècle (Pradines, 2009), la construction en pierre employée dans l’habitat segénéralise dans les cités swahili au XIVe siècle et donne naissance, au XVe siècle, à devastes quartiers d’habitation en pierre où résident les élites wa-ungwana.

Madagascar, dont le peuplement et la langue sont à dominante austronésienne,présente des évolutions similaires, particulièrement au nord-ouest de la grande île,attribuables à une poussée swahili. Du Xe au XIVe siècles, un important établissementse développe au fond de la baie d’Ampasindava : le site archéologique de Mahilakaétudié successivement par Pierre Vérin (1975) et Chantal Radimilahy (1998). Cetimportant établissement côtier présente un vaste rempart doublé en son sein d’uneforteresse. Des mosquées et de l’habitat en pierre y ont été reconnus. La région connaîtensuite un déclin au XIVe siècle, certainement lié à l’épuisement des ressources natu-relles après plusieurs siècles de pâturages et de cultures sur essarts (Wright et Radimilahy,2005). Les établissements côtiers antalaotses (Ankoala, Asada, Langani, Kingany etAntsohéribory) succèdent à Mahilaka à partir du XVe siècle comme interface entreMadagascar et le monde swahili. Au moment où la flotte portugaise explore cette côte

42 Cette partie ne prétend pas ici offrir une synthèse des travaux archéologiques effectués à la côte orientale africaine mais apportequelques grandes lignes pouvant éclairer l’époque des chefferies aux Comores (voir les monographies de sites emblématiques dela civilisation swahili à l’époque médiévale citées en bibliographie).

43 Par shirâzi, il faut entendre l’aristocratie issue de la diaspora chiite en Afrique de l’Est, entre le Xe et XIIe siècle après la disparitiondes royaumes du Golfe persique Buyaides et Qarmates (Horton 1996, Pradines 2009). Modèle de civilisation, les Shirâzi, dansles traditions, sont les propagateurs du mode de vie arabe (“ustaarbu”).

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des stries réalisées par le potier au sommet de la panse permettant l’adhésiondu col de la poterie) où des décors en relief sont placés sur la carène : alternancede boules et de côtes (par paire pour la phase la plus ancienne, systématiquementtriple pour la phase la plus récente) et double ligne d’impressions ponctiformesà la base du col 46. Durant cette période culturelle, certaines céramiques ont unaspect noir brillant obtenu par une cuisson en atmosphère réductrice.

- Autour de 1400, une nouvelle tradition supplante la culture Acoua : la traditionChingoni où, dans sa phase la plus ancienne (XVe-XVIe siècles), les décors enrelief sont rapidement abandonnés au profit d’incisions obliques le long de lacarène des céramiques, ou simplement par une incision horizontale suivant labase du col. D’autres céramiques comportent une seule rangée de points à labase du col. Les formes employées demeurent très carénées. Les carènes proémi-nentes demeurent avec toujours les signes d’un montage en deux temps commedurant la culture Acoua.

De ces évolutions culturelles, indiquées par les traditions céramiques, retenonsdonc que deux grandes coupures apparaissent : l’une au XIIIe siècle qui voit l’abandondes décors séculaires des cultures Dembéni et Hanyoundrou au profit de la tradi-tion Acoua ; l’autre au XVe siècle, où la tradition Chingoni conduit à la disparitiondes décors en relief de la phase Acoua. Ces évolutions stylistiques ont aussi été observéesdans les autres îles des Comores. Les cités commerçantes musulmanes du nord-ouest deMadagascar présentent des céramiques à décors semblables entre le Xe siècle et le XVe siè-cle, à l’exception des impressions de coquillage arca et des décors en relief, décorsessentiellement présents aux Comores 47.

46 La céramique à décors en relief modelés est elle aussi présente à Kilwa pour le XIVe siècle (appellation Hussuni Modelled Ware,Chittick, 1974). Stéphane Pradines en a rencontré à Sanjé ya Kati dès les niveaux du XIIe et XIIIe siècles (communicationpersonnelle), Noémie Martin en a réalisé l’étude.

47 H. T. Wright, en 1975, signale néanmoins que les décors composés d’impressions de coquillage arca se retrouvent à Madagascaret en fait ainsi un marqueur culturel austronésien. Cependant, les rapports de fouille de Vérin et Battistini à Irodo (site du Nord-Est daté du IXe-Xe siècle) ne présentent pas ce type de décor. À Mahilaka (site du Xe-XIVe siècle), Radamilahy en a recueilliquelques exemplaires (Radimilahy, 1998 : 171, 172, 175 et 176). Mais les récentes prospections (Wright et Radimilahy, 2005)n’en font pas état sur les planches de céramique publiées, signe de la faible représentation de ces décors sur les sites malgachesdu Nord-Ouest. Par contre, les décors à lignes sinusoïdes et en chevrons y sont caractéristiques. Chittick, à Manda, a recueillide rares exemplaires de tessons à arca certainement importés des Comores. À noter que la fouille à Acoua, en 2011, a permis dedécouvrir un tesson à décors incisés à l’aide de la pointe d’un couteau, caractéristique des traditions céramiques du sud-est deMadagascar aux XIIIe-XIVe siècles. C’est le signe de la poursuite des contacts commerciaux débutés durant l’époque Dembénisous l’époque des chefferies Fani. Au XVIIe siècle, Flacourt signale encore des navires comoriens à la côte est de Madagascar,venus se fournir en riz et en soie malgache (Allibert, 2007 : 141).

en 1506, Langany, dans la baie de Mahajamba (appelé Vieux Masselage au XVIIe siècle),en est la principale localité : celle-ci se présente comme un sultanat établi sur l’îlotde Nosi Manja, contrôlant le commerce avec l’intérieur de la grande île (riz, bœuf etesclaves sont échangés contre des tissus indiens que des navires arabes mais aussicomoriens acheminent chaque année). Capitale des Antalaotses jusqu’à son abandon àla fin du XVIe siècle lors des conquêtes sakalaves, l’îlot conserve une mosquée, desmonuments funéraires et les ruines de nombreux édifices en pierre (Poirier 1951,Vérin 1975). C’est aussi à partir du XVe siècle que la cité commerçante musulmane deVohémar, à la côte nord-est de Madagascar, se développe (Vernier et Millot, 1971).

L’archipel des Comores, escale naturelle entre Madagascar et la côte swahili,connaît lui aussi, avant le XVIe siècle, des cités en pierre : Sima et Domoni à Anjouan(Wright, 1992), Mjini Mwali près de Fomboni à Mohéli (Chanudet, 1991), Mbashileprès d’Iconi en Grande Comore (Wright et alii, 1993). Nous verrons que l’archéologien’est pas en reste à Mayotte où les mêmes évolutions culturelles ont été observées(Liszkowski 2000, Pauly 2010).

2- Les grandes traditions culturelles à Mayotte à l’époque des chefferies

La recherche archéologique de cette dernière décennie a permis d’apporter deséléments nouveaux sur l’époque des chefferies à Mayotte. L’évolution stylistique de lacéramique produite à Mayotte, bien connue par l’archéologie qui en a fixé la chro-nologie à partir de sites témoins, sert de base pour identifier les grandes traditionsculturelles connues à Mayotte. Ainsi, entre le Xe et XVe siècles, période pendantlaquelle nous fixons la chronologie de l’époque des chefferies (portant le nom de fani,selon toutes certitudes au XVe siècle), quatre traditions culturelles se succèdent :

- Jusqu’au XIe siècle, se poursuit la tradition culturelle dite Dembéni, caractériséepar une céramique utilisant des décors composés d’impressions de coquillagearca (décor emblématique des Comores entre le IXe et XIIIe siècles, réalisé à l’aidede la coquille de l’Anadara arca erythraeonensis), ou d’incisions géométriquesen forme de chevrons ou zigzags (décor manifestement apparenté à la culturebantou). Les lèvres de ces céramiques peuvent encore être couvertes de cetengobe rouge, si caractéristique de la culture Dembéni des IXe-Xe siècles mais,néanmoins, au XIe siècle, les décors composés de lignes de graphite n’apparais-sent plus 44. Enfin, certains décors sont novateurs : les impressions d’ongleapparaissent, peut-être inspirées des festons des décors à impression d’arca,ainsi que les lèvres présentant des encoches régulières. Les plus anciens niveauxarchéologiques des sites d’Acoua en fournissent.

- Entre le XIe et le XIIIe siècles, la culture ou tradition Hanyoundrou 45 poursuitles décors séculaires à impressions de coquillage arca et à incisions géométriquesen chevron. Ces décors disparaissent progressivement au XIIIe siècle au profitde décors sobres caractérisés par des incisions ondulées à la base du col, desimpressions d’ongle sur le col ou encore des impressions ponctiformes trèsespacées tandis qu’apparaissent les premiers décors en relief, sur des profilsovoïdes ou en forme d’ampoule avec un col très court. On y reconnaît ainsi lesprémices de la tradition Acoua.

- À la fin du XIIIe siècle et au XIVe siècle, se développe la culture Acoua caractéri-sée par des céramiques à carènes proéminentes (avec deux temps d’assemblage :

44 Plus tard, aux XVIIe-XVIIIe siècles, l’usage du graphite réapparaît dans la production céramique comme l’a montré la fouillearchéologique de Soulou de 2011 (Liszkowski et Pauly, 2011).

45 Appellation actuelle, cependant, l’orthographe Agnundro ou Agnundru est aussi employée dans la littérature.

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Tessons de tradition Acouaà décors modelés, XIVe siècle

(fouillle archéologique2011 à Acoua).

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4- Les sites fortifiés de Mayotte

Cette partie apporte ici un éclairage sur une question passionnante, dans lamesure où l’effort de fortification à Mayotte a longtemps été attribué à l’époque desrazzias malgaches (1794-1820) où, au plus tôt, à la période du sultanat lorsquecelui-ci cherchait à se protéger contre les incursions du sultanat d’Anjouan. Enréalité, la recherche archéologique de ces dernières années a montré que cet effortde fortification est déjà présent à une époque très ancienne (rempart d’Acoua duXIe-XIIe siècles auquel il conviendra certainement d’ajouter celui du site de Maji-cavo, site occupé au Xe-XIIe siècles) et que la plupart seraient à rattacher à la périodedes chefferies, les sultans ayant davantage incité à l’abandon de ces sites fortifiéslorsque leur pouvoir s’imposa à la totalité de l’île. Une douzaine de sites fortifiéssont ainsi reconnus par l’archéologie. Ils se présentent généralement comme desvestiges ténus, peu visibles en surface tant leurs maçonneries sont arasées du faitdes prélèvements de pierre et ont donc souvent échappé aux prospecteurs. Il s’agitnéanmoins d’ouvrages maçonnés conséquents : le rempart d’Acoua, par exemple,simple alignement pierreux en surface, est conservé par endroits sur une profondeurde deux mètres, mesurant soixante-dix centimètres de largeur 48, présentant desassises irrégulières de blocs de basalte liés par un solide mortier de chaux et délimiteun espace de quatre hectares, épousant le relief. Il encadre le léger promontoire surlequel se développait le village.

Acoua-Agnala M’kiri est le site qui fournit actuellement la plus ancienne data-tion pour un ouvrage fortifié à Mayotte. Construit aux XIe-XIIe siècles, c’est, à ce titre,l’un des plus anciens témoignages de construction maçonnée d’Afrique orientale.Majicavo présente un ouvrage maçonné probablement aussi ancien que celui

48 Mais la plupart ne mesurent que cinquante centimètres de largeur, soit l’épaisseur habituelle des murs des anciens édifices.

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Société et culture à Mayotte aux XIe-XVe siècles : la période des chefferies

3- XIe-XVe siècle à Mayotte : un important essor démographique

Ces évolutions culturelles décrites précédemment, aujourd’hui bien datéechronologiquement, permettent désormais d’élaborer un outil de datation relative dessites de Mayotte selon les types de tessons recueillis en surface lors des prospectionsarchéologiques. Je tiens ici à saluer le travail préliminaire de l’équipe de H. T. Wrightentrepris en 1975 et celui d’Henri-Daniel Liszkowski depuis 1990 contribuantgrandement à l’élaboration de la carte archéologique de Mayotte. J’ai poursuivi cetravail ces dernières années, ce qui permet de fournir ici une carte archéologiquequasi exhaustive. Elle révèle que si les sites de la fin de la période Dembéni sontpeu nombreux, les sites des phases ultérieures Hanyoundrou, et surtout Acoua, trèsnombreux, révèlent la fondation de nombreuses communautés villageoises entre leXIe et XVe siècles et probablement un essor démographique important durant lapériode des chefferies. La recherche de terres à cultiver nous apparaît même, avecl’apparition de sites archéologiques d’habitat temporaire sur les îlots éloignés de lacôte, tel celui de Mtsamboro où il a été reconnu en 2007 un abri-sous-roche avec pré-sence de tessons des cultures Hanyoundrou, Acoua et Chingoni. À noter que, cependant,certains sites comme Dembéni et Majicavo sont abandonnés durant la périodeHanyoundrou. On retiendra ici que, globalement, la période historique des chefferiesest caractérisée par la naissance de nombreux villages (d’où la mémoire populairequi identifie les fani comme des fondateurs de villages) et une mise en valeur agricoleaccrue de l’île, signe d’un important essor démographique : le maillage territorial deschefferies fani se mettant en place.

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Taãrifa N°3

Carte archéologique des sites de tradition Hanyoundrou (Xe-XIIIe siècles).

Carte archéologique des sites du XIe et XVe siècles.

Sites fortifiés Sites fortifiés

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improbable. L’équipe de Wright y signale des tessons Hanyoundrou. Les mursd’une mosquée y étaient encore visibles jusqu’à ce qu’ils soient détruits par lesaménageurs.

Djimawe, site de la baie de Bouéni, présente un rempart maçonné, particuliè-rement bien visible à l’est, dans le talweg d’un ruisseau qui en fait apparaître lesstructures. Ce site est occupé dès le XIIIe siècle comme en témoignent les quelquestessons de tradition Hanyoundrou découverts en prospection (Liszkowski, 2000 : 235).Son occupation se prolonge particulièrement durant la période Chingoni. La mos-quée présente encore un mihrab en excellent état de conservation. Mbwanatsa, dans labaie de Mzouazia est probablement le site archéologique qui présente à l’avenir leplus d’opportunités pour les chercheurs. Signalé par l’équipe de Wright en 1975, ilm’a été possible de le redécouvrir en 2006. Il s’agit d’un site présentant un ancientissu urbain, avec mosquée ruinée, probablement similaire aux vestiges découverts àAcoua ou à Mtsamboro. Contrairement à ces derniers, ce site est en grande partievierge de toute construction à l’exception du déblai causé par la route Mzouazia-KaniKeli qui le traverse de part en part. Une préservation en tant que réserve archéologi-que serait des plus judicieuses. Ce site est entouré d’un rempart comparable à celuid’Acoua (la largeur des maçonneries n’est néanmoins que de cinquante centimètres)et, ce qui est exceptionnel, nous en avons la représentation sur le croquis de l’île deMayotte réalisé par Thomas Herbert en 1626, où est figurée, au pied du montChoungi, une forteresse. Ce site est occupé dès le XIIIe siècle selon les tessons decéramique de tradition Hanyoundrou 49 recueillis en prospection.

À Bandrélé, un alignement de blocs de pierres non liées par du mortier a étérepéré à l’extrémité Est du plateau, en barrant symboliquement l’accès, les pentesabruptes de cet “éperon” ne présentant aucune trace d’ouvrage défensif. Les ruinesd’une mosquée occupent le centre du plateau. Les prospections ont livré des tessonsdes traditions Hanyoundrou, Acoua et Chingoni. Cette dernière phase culturelle étantla plus représentée sur ce site où la densité humaine, malgré l’étendue du site, y futassez faible au vu de la faiblesse des dépôts dans les dépotoirs. À Hajangoua, commeà Bandrélé, un alignement pierreux signale l’existence d’un enclos villageois. Unemosquée ruinée y est visible. Ce site livre des tessons de culture Chingoni. À DembéniHale, H.-D. Liszkowski (2004) qui a découvert ce site, y a reconnu des aménage-ments en bordure de la colline sur laquelle se développe ce site et que l’on peut envisa-ger comme étant les vestiges d’un enclos urbain. Une mosquée en ruine est présente aucentre du plateau. Ce site, par ailleurs, a fourni des tessons de culture Hanyoundrou,Acoua et Chingoni.

Kangani est un site de promontoire au nord de l’île. Ce toponyme, comme celuide Longoni, renvoie aux anciens établissements côtiers antalaotses du nord-ouestde Madagascar. Mosquée et restes d’habitat en pierre y ont été reconnus. Ce site estdéfendu par un rempart dont le franchissement se faisait au sud par une porte aujour-d’hui ruinée. Ce site a livré en prospection des tessons de tradition Hanyoundrou,Acoua et Chingoni. Mitseni, situé sur une presqu’île de la baie de Longoni, et proba-blement l’ancien Longoni, est un site remarquable détenant trois mosquées (et par làconserve la mémoire de l’architecture religieuse à Mayotte entre les XIe et XVIIe siècle)dont l’une d’elles attire notre attention : c’est un modeste rectangle orienté au nord,

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d’Acoua. Il épouse lui aussi le relief du promontoire sur lequel était établi levillage. Il a été observé un ancien fossé doublant à l’ouest ce rempart et servant dedépotoir où des quantités de coquillages arca apparaissent. Ce site est daté desXe-XIe siècles par les importations découvertes en prospection et par un prélève-ment RC14 (Allibert, 2009 : 24). Mtsamboro, nous l’avons vu plus haut, était entourépar un rempart que la tradition attribue à son fani mwalimu Boro. Hélas, comme lereste du site, celui-ci a totalement disparu sous l’urbanisation actuelle à l’exceptiond’un tronçon supposé (tant les vestiges sont peu significatifs) de quelques mètres,à l’est du site. Le tissu urbain de type médina a été daté du XVIIe siècle (Liszkowski,2000 : 316), mais une plus grande ancienneté est à envisager si l’on tient compte destraditions qui font de cette localité le lieu d’implantation des premiers princes shirâzià la fin du XVe siècle. De plus, j’ai reconnu sur la pointe Jiva quelques rarestessons de tradition Hanyoundrou attestant d’une occupation ancienne de la baiede Mtsamboro.

Tsingoni, la capitale du sultanat shirâzi aux XVIe-XVIIIe siècles, était aussientourée d’un rempart. Vincent Noël signale encore ses ruines en 1841. Il a aujour-d’hui totalement disparu et son ancien tracé, reconstitué après une enquête auprèsdes personnes âgées, a été restitué (Liszkowski, 2000 : 323). Les prospections sur cesite ayant permis de retrouver des tessons remontant à la culture Acoua (Liszkowski,2000 : 239), il est possible de faire remonter au XIVe siècle les débuts de sonoccupation. L’équipe de H. T. Wright signale avoir reconnu sur ce site des tessons detradition Hanyoundrou (Wright et alii, 1976). La muraille peut potentiellement daterde l’époque des chefferies, puis avoir été entretenue durant le sultanat et ce jusqu’auxtroubles du XVIIIe siècle qui conduisirent à l’abandon de ce site historique.Domweli, sur les hauteurs de Sada, est un site aujourd’hui en majeure partie urbanisé.Il m’a pourtant été possible d’y découvrir les traces d’un mur massif composé depierres sèches. Il est à supposer, dans la mesure où ce tronçon borde l’ancien site, qu’ils’agit ici d’un potentiel ouvrage défensif. Ce site a livré de la céramique de tradi-tion Chingoni (Liszkowski, 2000 : 241) et une plus grande ancienneté n’est pas

49 J’avance ici le XIIIe siècle car c’est la date finale de la culture Hanyoundru. Ce site a aussi livré un fragment de chloritoschisteet un fragment de quartz, importés de Madagascar durant les époques médiévales.

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Croquis de l’île de Mayotte, Thomas Herbert 1626 (Grandidier, 1903, vol. 2 : 393).L’île est représentée depuis le sud-ouest : on distingue nettement le mont Choungi et, au loin à gauche,

la chaîne du Bénara. À droite, une forteresse symbolisée dans la baie de Mzouazia est représentée :c’est le site de Bwanatsa. Au centre, au pied du Bénara dans la baie de Bouéni, est représenté

le site de Jimawe. Ce croquis atteste que certains villages étaient encore fortifiés au débutdu XVIIe siècle (quand à Acoua, la fouille de 2011 d’une portion du rempart et comprenant égalementson ancienne porte, a daté sa destruction dès la fin du XIVe siècle), il s’agit peut-être ici de la localité

occupée par le wazir du sud, mentionné dans la chronique de cheik Adinani, lors de la cérémoniedu partage du bœuf.

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Kwalé. Les chroniques font cependant de Kwalé un village existant à l’époque deschefferies, un nom de fani lui est même attribué. Ce second site est encore à décou-vrir, peut-être aux alentours de Vahibé. Dzaoudzi compte parmi les sites fortifiés,mais il est à rattacher à l’extrême fin du XVIIIe siècle lorsque le successeur dusultan Bwana Combo ben Salim, Salim II, établit la capitale à Dzaoudzi. Péron, quiaccompagne l’expédition anjouanaise contre Mayotte en 1791 et qui décrit l’attaquecontre les Mahorais retranchés sur Petite Terre au village de Polé ou Pamandzi Keli,ne signale pas l’existence de cette forteresse (Hébert, 1998 : 86-94). Dzaoudzi estdonc contemporain des fortifications comoriennes mises en œuvre en réponse auxrazzias malgaches. En 2011, une fouille de sauvetage menée conjointement avecÉdouard Jacquot, conservateur d’archéologie de la Direction régionale des affairesculturelles (Drac) lors des travaux d’extension de la Préfecture, a permis de mettreau jour des niveaux archéologiques dont les plus anciens remontent à la cultureHanyoundrou. Des traces de constructions maçonnées comprises dans des niveauxXIIIe-XVIIe siècles, ainsi qu’une douzaine de sépultures musulmanes desXVIIe-XVIIIe siècles, ont été mises au jour.

Pour conclure, si tous les sites fortifiés de Mayotte ne sont pas à attribuer àl’époque des chefferies, il s’avère que, pour une grande partie d’entre eux, c’est entrele XIe et XVe siècles qu’il faut placer leur construction. Les différences que l’on peutobserver (murs maçonnés ou non, largeur variable) signalent certainement diffé-rentes époques de réalisation. Les simples ouvrages de pierres sèches comme àHajangoua, Bandrélé et Domweli sont certainement les plus tardifs, contemporainsde la culture Chingoni, alors que les ouvrages maçonnés renvoient aux périodes lesplus anciennes Hanyoundrou et Acoua. Il ne faut pourtant pas exclure un usage autreque défensif à ces enclos urbains. Une délimitation de l’espace civilisé villageois esttrès répandue à la côte africaine swahili et l’usage de ces enclos urbains comme enclospastoraux pour réunir les troupeaux est une hypothèse à envisager. Constitution decheptels et émergence d’une élite sont certainement liées. Dresser la carte des sitesfortifiés permet de faire apparaître un maillage territorial hiérarchisé, laissant suppo-ser que certaines localités ont pu étendre leur influence sur d’autres (voir la dernièrepartie sur l’existence d’une royauté antérieure au sultanat shirâzi).

5- Acoua-Agnala M’kiri 52, site majeur de l’époque des chefferies

L’étude archéologique du site Acoua-Agnala M’kiri a débuté en 2005 par uneprospection avec récolte de tessons et reconnaissance de quelques arases de murs. Laconstruction sur ce site d’une habitation a fait apparaître, lors du creusement desfondations, de nombreuses arases de murs maçonnés. Une rapide fouille de sauve-garde effectuée en 2006 a permis d’en recueillir le plan tandis que deux sondagesont montré l’existence de niveaux archéologiques antérieurs. Le prélèvement decharbon dans ces niveaux a montré par la suite, après analyse RC14, que ceux-cidataient du XIVe siècle. L’année suivante, ainsi qu’en 2008, la fouille a été étendueà une plus grande superficie pour mieux comprendre le plan et la nature des édificesauxquels ces arases de murs appartenaient. La densité de murs s’est avérée trèssurprenante et un quartier d’habitations en pierre est apparu. La poursuite ponc-tuelle de la fouille sous ces constructions a révélé l’existence d’autres structures

52 Cette partie présente ici un résumé des résultats des fouilles archéologiques sur le site Acoua-Agnala M’kiri. J’invite le lecteur,pour de plus amples informations, à consulter l’article publié en 2010 ainsi que le rapport de fouille disponible aux Archivesdépartementales de Mayotte. Ce rapport de 2008, toutefois, ne présente pas la totalité des datations RC14 obtenues sur ce sitemais présentées ici.

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d’une dizaine de mètres carrés, délimité par des colonnes basaltiques et entouré desépultures matérialisées par des colonnes basaltiques fichées à la verticale dans le sol.Le sol de cette mosquée était composé d’une couche de gravillons comme certainsédifices d’Acoua datés du XIVe siècle. Seul le mur de la qibla présente un soubasse-ment maçonné, mais ne possède pas de mihrab ce qui serait la caractérise desmosquées ibadites. Le site de Mitseni est aussi entouré d’un rempart, doublé près de laplage d’un fossé daté du XIIIe siècle. Le massif maçonné d’une porte est reconnais-sable, donnant accès à la plage. Ce site, occupé dès les XIe-XIIe siècles 50, présente des tes-sons de tradition Hanyoundrou, Acoua et Chingoni. Il est réoccupé à la fin duXVIIIe siècle/début XIXe siècle, d’où la présence de tessons de tradition Tsoundzou/Polé.

D’autres sites, bien que ne présentant pas de trace de fortification maçonnée maisparce qu’ils sont néanmoins localisés sur des hauteurs, répondent probablement àun besoin défensif : il s’agit de Dzoumogné, Koungou, Mtsangamouji, Chirongui,Combani et Kwalé. Le site de Dzoumogné se présente sur une colline étonnammentéloignée de la mer. Il présente actuellement une mosquée ruinée et, pour sa plusgrande étendue, des tessons de la fin du XVIIIe-XIXe siècles, période où la densitéhumaine y a été la plus forte. Cependant, à l’extrémité ouest de cette colline, et donc àl’opposé de l’emplacement de la mosquée ruinée, une zone où apparaissent de nom-breuses sépultures matérialisées par des colonnes basaltiques dressées a été mise enévidence. Les tessons de céramique trouvés aux environs immédiats se rattachent auxpériodes culturelles Hanyoundrou, Acoua et Chingoni, indiquant une occupation plusancienne que celle fournie par les tessons entourant la mosquée. À l’évidence, cettecolline éloignée de la mer, servit très tôt de refuge aux populations qui s’y établirent.

Le site de Koungou présente lui aussi une configuration similaire. Alors quel’occupation humaine la plus ancienne préféra le littoral pour s’établir 51, dès leXIVe siècle (datation relative fournie par la présence de tessons de tradition Acoua), lapopulation s’établit sur cette colline dominant Trévani. Les ruines d’une mosquée ysont visibles. Mtsangamouji est un site découvert et étudié en 2005. Il se situe sur unecolline dominant la baie de Soulou. Une mosquée ruinée entourée de sépultures y estprésente. Si ce site livre quelques tessons de tradition Hanyoundrou, il est surtoutoccupé durant les phases Acoua et Chingoni. À Chirongui, localité ancienne situéeà l’extrémité est de la baie de Bouéni, sur une colline dominant les alentours, unemosquée ruinée y est présente. Les plus anciens tessons découverts, de tradition Acoua,permettent de repousser au XIVe siècle le début de son occupation humaine.

Il convient d’ajouter ici trois sites archéologiques occupés tardivement, afind’apporter l’information la plus complète sur les sites fortifiés de Mayotte. Au pied dumont Combani, sur le versant Est, aux alentours du gîte du mont Combani, lesprospections révèlent un éparpillement diffus de tessons d’époque Chingoni tardif(XVIIe-XVIIIe siècles) caractérisés par un décor peigné. Ce site, trop jeune pour êtrerattaché à l’époque pré-shirâzi, est certainement le site de mandani des chroni-ques, où la population mahoraise trouvait refuge lors des incursions anjouanaises duXVIIIe siècle. Le site de Kwale, non loin de celui du mont Combani, est lui aussi unsite tardif de l’extrême fin du XVIIIe siècle, comme le témoignent les tessons de tradi-tion Tsoundzou/Polé éparpillés sur ce promontoire dominant toute la vallée de

50 Nous en avons entrepris l’étude archéologique en 2007 avec Daniel Liszkowski. Deux prélèvements en vue de datation RC14 ontété effectués. Le fossé est daté 1214-1281 à partir d’un os de zébu trouvé dans le remplissage du fossé, une sépulture est datée1025-1168. Je remercie Daniel Liszkowski pour la communication des résultats obtenus sur ce site.

51 Le site de Koungou a ainsi livré les plus anciens vestiges de Mayotte, VIIIe siècle (Allibert, 2003).

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piégé dans ce mortier nous a fourni, par datation RC14, son époque de cons-truction : les XIe-XIIe siècles 54. Alors que les tessons de la phase culturellearchaïque sont présents uniquement à l’extrémité sud du site (là où seregroupait l’habitat jusqu’au XIIIe siècle), le rempart du XIe-XIIe sièclesdélimite déjà une plus vaste étendue de quatre hectares. Il est fort probablequ’il aie été construit initialement pour protéger le village mais aussi pouroffrir une protection aux troupeaux réunis dans ce vaste enclos. Un seulpassage permettant son franchissement, reconnu à l’extrémité sud du site,offrait un accès à la plage (étudié lors de la campagne de fouille de 2011).Il est, pour l’heure, le plus ancien témoignage d’ouvrage fortifié des Comoreset permet de faire remonter au XIe-XIIe siècles, l’existence d’un pouvoir localannonçant l’époque des chefferies.

4- Le rempart, dans les couches ultérieures qui se poursuivent jusqu’à l’abandondu site, fait office de dépotoir. Il est fort probable que, dès le XIVe siècle, desbrèches réalisées de toutes parts assurent le passage vers des quartiers d’habi-tat établis à l’extérieur de l’enceinte.

5- À partir de la fin du XIIIe siècle 55, une nouvelle tradition culturelle apparaîtdans la production céramique, caractérisée par l’abandon rapide des décors dela période archaïque et l’apparition de décors en relief (côtes ou boules) rajou-tés sur la carène des récipients. J’ai attribué à cette tradition culturelle le nomd’Acoua, bien que H. T. Wright l’ait d’abord initialement baptisée culture Kaweni.Les niveaux datés du XIVe siècle voient la construction d’un édifice en pierre

54 Âge 14C BP 955 +/- 25 ans, âge calibré 1022-1157, date la plus probable 1038, Lyon-5795. Le contexte stratigraphique sembletoutefois privilégier une construction au XIIe siècle.

55 La fouille de 2011 a précisé cette chronologie fournie initialement par les datations RC14, par la découverte, dans des niveauxsimilaires, d’un tesson de mustar war hadrami bien calé dans le temps entre 1250 et 1350, un fragment de céladon de Longquanet une perle indienne en jaspe rouge tous deux du XIVe siècle.

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d’habitat remontant au XIVe siècle. Le substrat naturel latéritique ayant alors étéatteint, il n’a pas été possible, en ce lieu, de remonter plus haut dans la chronologied’occupation du site. Par contre, l’étude de la stratigraphie révélée non loin par ledéblai de la route nationale, comportant notamment une portion visible du rempart,apermis de mettre en évidence des niveaux beaucoup plus anciens complétant notreconnaissance du site.

À l’aune de ces découvertes, il est possible de reconstituer dix phases d’occupa-tion, du IXe au XVIIe siècles.

1- La base de la stratigraphie étudiée en 2008 composée du substrat latéri-tique associé à quelques tessons des traditions Dembeni et Hanyoundrou(décorés d’impressions de coquillage arca) et de charbons dont la datationpar analyse RC14 a fourni la fourchette chronologique fin IXe-débutXe siècles 53.

2- Une couche rubéfiée observée sur toute l’étendue du site, sans doute suite à unviolent incendie, a livré des traces d’habitat en végétal avec trous de poteau,des tessons de tradition Hanyoundrou et un tesson d’importation moyen-orientale de type sgraffiato tardif (1100-1200). Ces deux premiers niveauxd’occupation sont contemporains de la culture Dembeni pendant laquelledes petites communautés villageoises débutent la mise en valeur agricole del’île.

3- Le niveau ultérieur est celui de la construction du rempart : il s’agit d’un murmaçonné de soixante-dix centimètres de large construit à l’aide de blocsde basalte liés par un solide mortier de chaux. Un prélèvement de charbon

53 Niveau d’occupation daté par l’analyse 14C de prélèvements de charbon de bois : âge 14C BP 1110 +/- 30 ans, âge calibré 887-990 ap. J.-C., dates les plus probables 901 ou 917 ap. J.-C., Lyon-5796. Un tesson présente une lèvre revêtue d’un engobe rougetypique de la culture Dembéni.

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Positionnement des vestiges archéologiques à Acoua sur fond urbain actuel.

Étapes de construction des structures.

Nord

Mayotte, Acoua-Agnala M’kiri“quartier des notables” Relevé des structures archéologiques :M. Pauly et C. Leroy , SHAM, fouilles 2006-2008

-16

-11

chaux

Perturbation : route nationale

Structures maçonnées du XIVe siècleÉtapes de construction XVe siècleÉtapes de constructrion XVe-XVIe siècle

Limites de fouillesParties restituées

4 mètres

Construction moderne

Mayotte, Acoua-Agnala M’kiri“quartier des notables” Relevé des structures archéologiques sur fond urbain actuel :M. Pauly, 2008

Nord

100 mètres

Baied’Acoua

Zonemarécageuse

Plage

DécombresRempart observéRempart restituéSecteur fouillé du «quartier des notables»SourceObservation archéologique ponctuelle(sondage)

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7- La phase suivante d’occupation (probablement au cours du XVe siècle)voit l’amélioration du confort de ces demeures avec l’aménagement d’ailesnobles dans chacune des deux habitations, caractérisées à chaque fois parune enfilade de petites pièces et de réduits étroits. L’une de ces pièces com-portait un sol enduit de mortier de chaux tandis qu’une salle d’ablution oulatrines était aménagée à l’emplacement de la fosse à chaux dont la cavitéavait été conservée, l’oxydation de son sol de terre battue nous ayant indiquéla présence d’eau en cette petite pièce. Ces ailes nobles d’habitation portaientune toiture plate en terrasse composée de blocs taillés de corail, employés icipour leur légèreté sur un probable solivage en bois de palétuvier fixé par delong clous forgés. Chaque mur était recouvert d’une ou deux couches d’un enduità base de chaux et de sable tandis que les ouvertures étaient décorées dechanfreins comme les angles encore conservés des tombeaux shirâzi de Tsin-goni, datés du XVIe siècle. Appuyés à l’extérieur contre chacun des deuxenclos familiaux, deux coffrages maçonnés rectangulaires à la manière debassins mais sans fond, recouverts d’un enduit de chaux, sont interprétés commeétant des sépultures maçonnées bien que les fosses sépulcrales n’aient puêtre fouillées 58. Outre des tessons, le mobilier archéologique de cette phased’occupation se traduit par des fusaïoles employées pour le filage, des

58 Sophie Blanchy indique que l’inhumation sur le terrain domestique est un ancien privilège des nobles (Blanchy, 2003 : 30).

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et corail, dont le plan malheureusement tronqué par le déblai de laroute 56 et l’orientation plein nord de celui-ci rend probable son interpréta-tion comme mosquée. L’un des murs, incendié, est associé à une couche decendre datée par analyse RC14 du XIVe siècle 57. Cet édifice a néanmoins euune longue pérennité et n’a pas été recouvert, comme d’autres, par des cons-tructions ultérieures. Les niveaux comportant de la céramique du XIVe siècleont aussi livré des structures d’habitat : l’une, en végétal sur sol en terre battue,associée à un petit four domestique à sole demi-circulaire et à paroi en tor-chis ; une seconde habitation plus tardive présente des soubassements maçon-nés pour ses murs pignons et un sol intérieur surélevé par une épaisse couchede sable tandis que des constructions plus légères avec poteaux en bois l’envi-ronnaient. Un second bâtiment en pierre, fouillé qu’en partie, existait nonloin avant d’être intégré aux constructions de la phase suivante.

6- Autour de 1400, la physionomie du quartier change radicalement avec l’usageplus systématique des techniques de construction en pierre : deux vastes enclosfamiliaux maçonnés sont construits sans que leur plan ne tienne réellementcompte de l’implantation antérieure des anciennes habitations. Ces change-ments accompagnent l’apparition d’une nouvelle tradition culturelle dansla céramique, la tradition Chingoni, qui se substitue à la tradition Acoua.L’espace délimité par ces enclos maçonnés se structure autour d’une courintérieure autour de laquelle des bâtiments, tantôt en pierre, tantôt en végétal,s’organisent. Un grand soin est apporté à une salle d’honneur où sont réaliséesdes banquettes maçonnées (baraza). Une fosse à chaux, directement placée dansl’une des cours a fourni aux maçons la chaux nécessaire à la réalisation desmortiers. Les arases des habitations du XIVe siècle, tout comme les rochersnaturels présents sur la parcelle, n’ont pas été utilisés lors de la construction,les maçons préférant ensevelir ces vestiges (par superstition ?) sous une couchede remblais.

56 J’ai appris tout récemment, qu’en 2010, la tranchée réalisée par la Sogea, le long de la route au voisinage de cette mosquée,avait fait apparaître des ossements humains indiquant la présence de sépultures dans le voisinage immédiat de cette mosquéedu XIVe siècle. On mesure ici la cruciale nécessité d’avoir sur Mayotte un service d’archéologie préventive !

57 Datation obtenue par analyse 14C de charbons provenant de ces couches : âge 14C BP 625 +/- 30 ans, âge calibré 1302-1378,Lyon-4473. J’ai volontairement “rajeuni” l’âge RC14 obtenu de quarante ans, avant de procéder au calibrage, pour tenir comptede la spécificité de l’hémisphère sud. La datation initiale, pour information, est : âge 14C BP 655+/-30; âge calibré 1280-1391ap. J.-C., ce qui place de toute manière l’échantillon au XIVe siècle.

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Phase Acoua tardive.

Phase Chingoni ancien.

Phase Chingoni : premièrehypothèse de restitution.

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au titre de la chefferie, l’intégrant ainsi à son propre espace domestique. Ses carac-téristiques se rapprochent déjà du palais comoriens (pangahari) sous le sultanat oùune salle d’honneur est dédiée à la représentation du pouvoir.

L’admission à cet espace répond à un rituel codifié où transparaît toute la hié-rarchie sociale, ce qui n’est pas sans rappeler l’étiquette suivie à la cour des sultans à lacôte africaine orientale, comme le décrit, en 1331, le voyageur Ibn Battuta, en visitealors à Mogadiscio : « Lorsqu’arrive le samedi, les habitants se présentent à la porte ducheikh, et s’asseyent sur des estrades, en dehors de la maison. Le kadi, les fakîhs, leschérifs, les gens pieux, les personnes respectables, et les pèlerins, entrent dans la secondesalle, et s’asseyent sur des estrades en bois, destinées à cet usage. Le kadi se tient surune estrade séparée, et chaque classe a son estrade particulière, que personne nepartage avec elle. Le cheikh s’assied ensuite dans son salon, et envoie chercher le kadi,qui prend place à sa gauche, après quoi les légistes entrent, et leurs chefs s’asseyentdevant le sultan; les autres saluent et s’en retournent. Les chérifs entrent alors, et lesprincipaux d’entre eux s’asseyent devant lui; les autres saluent et s’en retournent.Mais s’ils sont les hôtes du cheikh, ils s’asseyent à sa droite. Le même cérémonialest observé par les personnes respectables et les pèlerins, puis par les vizirs, puis parles émirs, et enfin par les chefs des troupes, chacune de ces classes succédant auneautre. On apporte des aliments; le kadi, les chérifs, et ceux qui sont assis dans le salon,mangent en présence du cheikh, qui partage ce festin avec eux. Lorsqu’il veut honorerun de ses principaux émirs, il l’envoie chercher et le fait manger en leur compagnie ;les autres individus prennent leur repas dans le réfectoire. Ils observent en cela lemême ordre qu’ils ont suivi lors de leur admission près du cheikh. » (Ibn Batoutah,T. 2, traduction de Defremery et Sanguinetti, 1877)

On peut dès lors proposer une chronologie à ces grandes évolutions: dès leXIe ou XIIe siècle 60, un pouvoir structuré existe, puisqu’il permet l’effort collectifpour la construction de l’enceinte. On peut concevoir à cette époque un pouvoirlocal détenu par un conseil des notables du village et dont la pratique du shungu(repas communautaire) trouverait là son origine. Puis, à partir du XIVe siècle, époqueoù un habitat aristocratique apparaît, une famille affirmerait sa prééminence pouraboutir au XVe siècle à la chefferie fani, comme décrite dans les chroniques, où unchef gouverne le territoire villageois, probablement accompagné par un conseil desnotables. Dès cette époque, on peut concevoir que ce pouvoir dépasse les limites duvillage, débutant un processus d’unification de l’île sous l’égide de fani puissants etcharismatiques.

60 C’est précisément à cette date où le site de Dembéni amorce son déclin : doit-on y voir l’effondrement d’un pouvoir centralisé àDembéni auquel succède le morcellement des chefferies ? C’est mon avis, car durant l’époque Dembéni, la richesse de ce site enimportations prestigieuses aux IXe-XIe siècles prouve la présence d’une aristocratie aisée, ce qui fait de ce site de huit hectaresla probable capitale de l’île, les autres sites de cette période étant des petites communautés villageoises débutant la mise envaleur agricole de l’île et où les importations y sont très maigres en quantité. Au XIe siècle, certainement avec l’accentuationd’une “poussée swahili”, ces communautés villageoises vont s’émanciper, jetant la trame de l’organisation territoriale morceléecaractérisant la période des chefferies.

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disques d’oreilles taillés dans des vertèbres de poisson et une petite perle enterre cuite recouverte d’un engobe rouge.

8- L’ultime phase d’occupation, la plus récente, est caractérisée par des traces deconstructions précaires et des dépotoirs sur les ruines de ces anciennes demeu-res. Les tessons de céramique de cette phase d’abandon sont comparablesaux sites mahorais de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle (Soulou,Mtsamboro). Aucun tesson de la phase culturelle tardive Tsoundzou ou Polén’y a été découvert 59.

Ce site apporte donc des informations essentielles pour la connaissance del’époque des fani. Il confirme l’ancienneté de la construction en pierre, le XIe-XIIe sièclepour l’enclos urbain, le XIVe siècle pour la généralisation de ces techniques de cons-truction pour l’habitat des élites, la pierre supplantant progressivement le végétal.Il apporte donc la preuve que, bien avant le sultanat shirâzi, le mode de vie des faniest largement influencé par le monde swahili. Et que nombre de traits culturels,jadis attribués à l’oeuvre civilisatrice des sultans shirâzi, sont à attribuer à l’époquedes fani.

La phase de construction datée de la culture Chingoni ancien, XVe siècle, corres-pond à un habitat aisé contemporain de la fin de l’époque des chefferies et donccaractéristique d’un habitat aristocratique fani. La partie de cette habitation, réservéeà une salle aux baraza et mise en œuvre dès la première phase de construction, estmanifestement une pièce dédiée à l’exercice et la représentation d’un pouvoir reposantsur un conseil clanique où un chef réunit dans son propre espace domestique lesautres notables de la communauté villageoise pour prendre les décisions. Sont considé-rés comme notables et, par là, citoyens, ceux dont la mère appartient au village etqui ont pu financer un repas communautaire (shungu), celui-ci ouvrant les droits desiéger sur le baraza et de pouvoir s’y exprimer. L’espace traditionnel comorien de laplace publique villageoise (bangwe), bien identifié comme étant une composantestructurante de l’organisation villageoise d’origine bantou, semble en être ici l’origine.Cet espace d’exercice du pouvoir communautaire est ensuite approprié par une famille,

59 Cette typologie a été néanmoins mise en évidence par les prospections à l’emplacement du village moderne d’Acoua établi, àl’opposé de la baie sans doute au XIXe siècle, après l’abandon du site Agnala M’kiri.

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Phase Chingoni : deuxièmehypothèse de restitution.

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La Grande Comore offre un modèle pour comprendre cette hiérarchie spatiale :l’île connut elle aussi une organisation en chefferies, celle des mafé. Puis, certains,parvenant à unifier plusieurs chefferies, prirent le nom de beja. Enfin, avec l’arrivéede Shirâzi avec lesquels les mabeja conclurent des alliances matrimoniales, ces terri-toires gouvernés par les mabeja devinrent des sultanats. Contrairement aux autresîles, la Grande Comores resta divisée en onze sultanats antagonistes, rarement unifiéspar des sultans prenant alors le titre de sultan tibé. Il est à envisager que les autres îlesconnurent cette réalité et qu’ainsi, avant l’établissement du sultanat shirâzi, deschefs parvinrent à s’imposer et prirent le titre de beja. Ce terme apparaît dans les listesde fani de Mayotte pour les fani de Huquzi (beja muhukuni hubuni et malili yabeshawa beja muhunguni) indiquant son usage ancien. De plus, le terme beja apparaît dansplusieurs toponymes de Mayotte.

Sophie Blanchy, dans ses enquêtes, a recueilli une tradition intéressante. Selonson informateur, deux clans régnèrent successivement à Mayotte avant l’établissementdu sultanat shirâzi : les Matsusumi et les Mshilimuni. Ces noms apparaissent dans laliste des convives lors de la cérémonie du partage du bœuf (cérémonie introduite parles Shirâzi pour célébrer l’union entre ceux-ci et les anciens possesseurs du pays). Lamémoire populaire les retient comme étant des tyrans, spoliant les troupeaux et pillantles cultures. Ceux-ci, d’après la tradition, furent alors renversés par le conseil deswaziri (l’assemblée des fani) qui nommèrent alors un nouveau souverain choisiparmi les clans aristocratiques de Mayotte (Blanchy, 1997 : 122-123). Si ces infor-mations reposent sur des témoignages contemporains et donc fragiles, elles apportentun éclairage intéressant sur l’intronisation des beja, désignés par un conseil des faniparmi les clans aristocratiques. Une succession à l’intérieur d’une même famille futcertainement la règle, puisque les fani de Huquzi portent tout deux le titre de beja.Au grès des règnes, la capitale (si ce terme peut être employé !) changeait doncrégulièrement en fonction du souverain désigné. Cette hypothèse expliquerait pour-quoi Anjouan, à l’époque des chefferies fani, connut plusieurs capitales successives,tantôt Sima, tantôt Domoni, etc.

À la fin du XVe siècle, selon la tradition, le fani de Mtsamboro était celui quidétenait donc cette autorité sur les autres chefs, à l’image du fani de Sima à Anjouan.Tout deux offrirent leur fille en mariage aux nouveaux venus Shirâzi. Cette alliancematrimoniale n’étant certainement pas désintéressée, elle assurait à leurs descendantsle prestige du lignage shirâzi et la possibilité de consolider un pouvoir détenu jus-qu’alors que par le consentement des autres fani. Les Shirâzi purent, de leur pointde vue, s’appuyer sur une forme de gouvernement héritée de la période des chef-feries. C’est ainsi que l’établissement du sultanat se fit avec l’appui de certains chefsexerçant les nouvelles fonctions de waziri. Le fait que cette alliance avec les Shirâziprivilégia quelques clans aristocratiques fani, suppose aussi que l’autorité du sultandût s’imposer par la violence à nombre de fani, jaloux de leur indépendance 61.C’est l’hypothèse émise par Sophie Blanchy (1999 : 126) et qui paraît fort crédible.La cérémonie du partage du bœuf apporte ici un éclairage intéressant : à l’image dushungu villageois où participent au festin les “citoyens” ou hommes accomplis de lacommunauté, cet ancien rituel réunissait les nouveaux possesseurs du pays (compren-dre les Shirâzi et les clans les accompagnant) et les wazirs, descendants des premierspossesseurs du pays (les fani) pour symboliser leur entente. Ceux-ci se parta-

61 À moins que l’éviction du pouvoir de certains chefs ne débutât plus tôt, peut-être dès la fin du XIVe siècle, comme le suggère ladestruction à cette époque du rempart d’Acoua.

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III.

RÉFLEXION SUR UNE ROYAUTÉ ANTÉRIEURE AU SULTANAT SHIRÂZI

Nous avons vu qu’avant l’établissement du sultanat par les Shirâzi, le pouvoirétait détenu localement par les fani. Peut-on envisager l’existence d’un processusd’unification de ces chefferies et, par là, les prémices d’une royauté avant la périodeshirâzi? À en croire les sources anciennes, les îles de l’archipel des Comores, bien que-morcelées en chefferies indépendantes, virent certains chefs parvenir à imposer leurautorité sur les autres. À Mayotte, c’est le fani de Mtsamboro qui possédait cetteautorité. La chronique du cadi Omar Aboubacar nous apprend en effet que c’est lafille du wazir de Mtsamboro qui épousa le premier Shirâzi arrivé à Mayotte. Gevrey,qui puise principalement ses informations auprès du cadi Omar Aboubacar écrit :« Vers l’an 600 de l’Hégire, dit un manuscrit, les îles d’Anjouan et de Mayotte ne for-maient qu’un État et il n’y avait pas de roi : des chefs commandaient dans lesdivers quartiers ; un chef avait le commandement des autres à Mayotte ; il habitaità M’Zambourou ». La chronique de Mtsamboro du Cheik Mkadara ben Mohamedreprend cette information : « Auparavant [avant le sultanat shirâzi], il n’y avait pas deroi occupant le pays, mais chaque village avait un seigneur qui le gouvernait.Le seigneur de Mtsamboro était le plus grand de tous les seigneurs, et en même tempsle cheik du pays ».

Si l’institution du sultanat demeure traditionnellement attribuée auxShirâzi, qui sont les premiers à porter le titre de faumé, les chroniques s’accordentmanifestement pour donner, à Mayotte, une autorité particulière au fani de Mtsam-boro. Que comprendre alors par le terme de “cheik” cité dans le manuscrit de Mkadara?Piri Reis, au XVIe siècle, utilise déjà ce même terme dans ses écrits où le roi estdésigné par le terme “chah”, et signale l’existence de cheik, notamment à Tsingoni.Plus loin, le récit évoque la Grande Comore, gouvernée par « quarante grands cheiks ».Il est donc fort probable que ce terme ne se limite pas à la seule dimension religieuse.En effet, l’évocation des quarante cheiks en Grande Comore correspond à uneréalité bien décrite dans les chroniques qui nous apprennent que la Grande Comoreétait divisée en chefferies indépendantes et antagonistes gouvernées par les wabeja.C’est donc que le terme cheik est doublé d’une signification politique. De plus,on ne comprendrait pas l’alliance matrimoniale entre le Shirâzi et la fille du fanide Mtsamboro si ce mariage ne lui garantissait pas la possibilité de gouvernerl’ensemble de l’île et d’établir le sultanat. Notre avis est qu’en effet une autoritécomparable à celle des mabeja en Grande Comore existait à Mayotte et que cer-tains fani, en s’imposant, étaient parvenus à élaborer un pouvoir dépassant leur village d’origine.

Il faut se tourner alors vers l’archéologie. Celle-ci révèle qu’une dizaine delocalités, occupées à l’époque des chefferies, se distinguent par la possession d’unrempart. Comment comprendre que des localités contemporaines possèdent pourcertaines ces enclos urbains quand d’autres en sont dépourvus? Je pense y reconnaîtreune hiérarchie entre ces sites : certaines localités étaient placées sous la dépendanced’autres. La carte des localités dont l’occupation est attestée au XVe siècle fait ainsiapparaître un maillage d’une douzaine de localités, espacées régulièrement le long descôtes de Mayotte et qui sont, à mes yeux, autant de chefferies contrôlant les vallées etvillages environnants.

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minorité. Il faudrait comprendre ainsi le fait que des localités aujourd’hui de languebantou shi-maoré portent des noms malgaches. Ainsi, Tsararano, où se situe le sitemédiéval de Dembéni, est aujourd’hui un village de langue bantou shimaoréalors que ce toponyme est incontestablement malgache (Tsara Rano, “la bonne eau”),de même pour Vahibé (vahy be, “les grandes lianes”) ou encore Passamenti (PasiMainti, “le sable noir”). La moitié nord-est de Mayotte possède les plus anciens sitesarchéologiques de l’île : Koungou, Majicavo et Bagamoyo. Encore aujourd’hui,aucun village de cette côte nord-est n’est de langue malgache et aucun toponymene renvoie à un passé malgache : est-ce donc là le foyer originel des populationsbantou?

C’est probablement par cette côte que des traits culturels tels l’islam ou laconstruction en pierre sont arrivés dans l’île à l’époque médiévale, véhiculés par despopulations arabo persanes et swahili dont les interlocuteurs privilégiés étaient lespopulations de langue bantou établies à Mayotte. C’est probablement ainsi que lerapport de force entre Malgaches et Bantou s’est inversé au XIe-XIIe siècles, lesseconds bénéficiant de liens culturels forts avec la côte africaine, débutant alors sonâge d’or swahili. La nouvelle société de cette époque des chefferies est alors peu éloignée de celle que connaît la côte orientale africaine : des élites islamisées, posses-seurs de la terre, prospèrent du commerce régional et suivent un mode de vie inspirédu monde arabe avec, par exemple, la généralisation de la construction en pierrepour les demeures des élites à partir des XIVe-XVe siècles. Les patronymes des faniconservés par la tradition, à consonance arabe, bantou/swahili, malgache antalaotse,renvoient l’image d’une société cosmopolite, caractéristique des cultures de frange,fruit du brassage de populations diverses, au grès des réseaux entretenus entre la côteafricaine et Madagascar.

L’esclavage, trop peu documenté, semble dès cette époque être une composanteimportante de ces sociétés : la vitalité de la traite au début du XVIe siècle, comme lesuggèrent les écrits de Piri Reis, ne peut avoir qu’une origine plus ancienne et la miseen valeur de nouvelles terres durant la période Hanyoundrou, puis Acoua, nécessitaune main-d’œuvre abondante que ces réseaux de traite purent fournir. L’archéo-logie révèle, pour cette époque des chefferies, un maillage territorial où transparaîtune hiérarchie entre les localités et, par conséquent, entre les chefferies : si chaquevillage connut des chefs, seules une dizaine de localités de cette époque présententun rempart et quelques rares sites présentent les traces d’un habitat en pierre.En fixant des populations serviles sur de nouvelles terres, on peut concevoir que ce fûtlà l’occasion d’établir des liens de dépendance entre les chefs de ces communautésà vocation rurale et les localités détenues par les plus puissants fani contrôlant lecommerce avec l’extérieur. Poursuivre l’étude des localités de la période des chefferiesdevrait permettre d’affiner cette connaissance du maillage territorial et ses réseauxhiérarchiques envisagés.

Enfin, une monarchie fani, portant alors le titre de beja, est alors envisageableà la veille de l’époque shirâzi : cette institution ancienne, résultant d’une lente évolutionaboutissant à la concentration du pouvoir par un lignage aristocratique, favorisacertainement l’établissement du sultanat qui pût s’appuyer sur celle-ci. Ainsi, à l’ancienordre politique où un souverain était élu parmi les clans fani les plus puissants, succédale sultanat shirâzi où une dynastie charismatique parvint à imposer son autorité grâceà l’appui de certains fani, honorés du titre de wazir. Ces évolutions ne durent pas sefaire sans confrontations : les chroniques, dont l’idéologie est tournée en faveur des

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geaient un bœuf selon un rituel très codifié (Blanchy 1997 : 120-124, Allibert 2000 :63-66). Or, parmi la douzaine de chefs-lieux dirigés par des fani, comme le montrel’archéologie en révélant l’existence des villages fortifiés, seuls six sont retenus danscette cérémonie et peuvent prétendre à une part.

Est-ce ici le souvenir de la soumission de certains chefs à la nouvelle autoritédu sultan shirâzi et le rejet des vaincus du gouvernement de l’île ? De même, on saitque le sunnisme chaféite fut introduit et imposé par les Shirâzi et que certains fanirefusèrent de changer de doctrine et que ce fut la source de graves discordes. Oncomprend alors que le titre de wazir, réservé aux anciens chefs autochtones, est avanttout un titre honorifique destiné aux fani qui acceptèrent la domination nouvelle duclan shirâzi et se rallièrent à leurs coutumes. Ces wazir étant localement les représen-tants du sultan, les Shirâzi parvinrent ainsi à s’appuyer sur ces anciens chefs pourasseoir leur autorité. On peut penser que le déplacement de la capitale à Tsingonisous le règne du sultan Ali/’Issa ben Mohamed, vers 1530, parce que cette ville, d’unepart, située en position centrale sur la côte ouest et, d’autre part, parce que le sultanbrise ici le principe de la matrilocalité qui aurait voulu qu’il règne à Mtsamboro, villede sa mère, signifie que l’autorité du sultan est parvenue, à cette date, à s’imposerà la totalité de l’île. Il en était fini de l’époque des chefferies à Mayotte.

Du XIe au XVe siècles, le pouvoir politique à Mayotte, mais aussi dans lesautres îles de l’archipel des Comores, est morcelé en chefferies indépendantes queles chroniques attribuent, au moins pour les XIVe-XVe siècles, aux fani. Traitd’union entre l’Afrique orientale et Madagascar, les Comores connaissent durantcette période une indéniable poussée culturelle swahili. Celle-ci est certainementresponsable de l’effacement des populations austronésiennes ou malgaches établiesdepuis l’époque Dembéni au profit des populations africaines bantou. Si la présencebantou est très ancienne à Mayotte 62, l’époque Dembéni, par les nombreux traitsculturels typiquement malgaches que l’étude archéologique a révélés 63 (Allibert,1989 et 2004), renvoie l’image d’une société dominée par des Malgaches, maîtres dugrand commerce avec l’extérieur. Les causes de l’effondrement de la civilisationDembéni sont mal connues et mal datées puisque ce site est encore occupé durantla période Hanyoundrou. Cependant, le fait que des petites communautés villa-geoises, jusqu’alors peu intégrées au grand commerce (ou du moins, n’ayant pas,comme à Dembéni, une aristocratie suffisamment riche pour se fournir en pro-duits importés en aussi grande quantité), deviennent, à partir du XIe-XIIe siècle,des bourgades fortifiées, semble indiquer un affaiblissement du pouvoir desDembéniens et l’émergence nouvelle de pouvoirs locaux forts. L’époque des chef-feries serait ainsi née de l’effondrement politique des Dembéniens. Peut-être quel’explication est démographique : avec la “poussée swahili”, les rangs des popula-tions bantou auraient été grossis par l’arrivée de populations africaines originairesde la côte swahili, tandis que les populations malgaches se seraient trouvées en

62 H.-D. Liszkowski (2008 et 2010) a énuméré des caractéristiques bantou rencontrées sur les sites de Mayotte. Je ne partage pastous ses arguments, car, selon lui, la période Dembéni est une culture totalement bantou, les Austronésiens n’arriveraient alorsqu’après le XIIe siècle, période où justement je fais apparaître cette poussée swahili. Son hypothèse semble oublier les témoignagesarabes du Xe siècle qui attestent de la présence des Waqwaq ou Austronésiens dans le Canal de Mozambique, mais il est certainque des populations bantou constituèrent le premier fond humain de l’archipel, ne serait-ce que par la présence de poterie bantou(Triangular Incised Ware) sur les sites de Dembéni, Koungou et Majicavo, et qu’Austronésiens et Bantou coexistèrent durant cespremiers siècles du peuplement.

63 Caractéristiques rappelées par Claude Allibert (2003) : fours métallurgiques austronésiens à ventilation enterrée et non aériennecomme employée dans les fours bantou, l’utilisation magico-religieuse du quartz, introduction d’une faune malgache (lémurienet tortue terrestre), ancien culte rendu aux esprits des ancêtres par le bief des anguilles, nombreux interdits “fadi” dictantl’emplacement des villages, sacralisation de “l’esprit du riz”.

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Shirâzi, passent ces événements sous silence, mais il transparaît “entre les lignes” que desdiscordes apparurent, ne serait-ce que par le refus de certains chefs à se convertirau chaféisme ou à adopter les coutumes nouvelles introduites par les Shirâzi.

Martial Pauly

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