L'oralité chez Catulle - doct. diss. - part 4 (French)

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Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle 299 4. Sémantique rythmique de lʼinterjection

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4. Sémantique rythmique de lʼinterjection

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Délimitation de la catégorie

Il sʼagit dʼune classe de mots qui a un statut établi depuis la grammaire

latine antique, comme lʼindique Frédérique Biville (1996c). À la suite de cet

auteur, nous distinguons les « mots interjectifs » des « énoncés interjectifs »

(1996c, 210-211). Nous ne traitons ici que du cas dʼune partie des premiers,

car ceux-ci se subdivisent en deux sous-classes (1996c, 211), les

« interjections primaires » (mots qui ne sont jamais quʼinterjectifs) et les

« interjections secondaires » (mots qui viennent dʼautres catégories

lexicales). Nous ne retenons dans notre étude que les « interjections

primaires » monosyllabiques.

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Les testimonia antiques sur lʼaccentuation des

interjections

Les testimonia, assez nombreux, concernant lʼaccentuation de ces partes

orationis ont été commodément rassemblés par Schöll (197-201). Les

attestations directes de la problématique accentuelle ne commencent

quʼavec lʼartigraphie. Une remarque essentielle court dʼun auteur à lʼautre : il

nʼ y pas de certus accentus qui sʼapplique à la catégorie (Diomède, Donat,

pseudo-Sergius, Cledonius, Priscien). Cela signifie que, pour ces

grammairiens, les interjections ne suivent pas de règle (Biville, 1996c, 217).

Ce qui a pour conséquence que la nature de lʼaccent (aigu, grave,

circomflexe) et sa place sont douteuses. La formulation de Diomède1 laisse

ainsi voir une certaine perplexité, et même un aveu dʼimpuissance : « On

peut respecter les accents des mots indigènes (integris dictionibus), mais

ceux des verbes étrangers et des noms barbares (tout particulièrement des

interjections) ne sont aucunement fixes. En effet, pour ces mots-ci, il nʼexiste

absolument aucune règle dʼaccentuation fixe, puisque, de lʼinforme, il serait

absurde dʼexiger une logique dans lʼaccentuation. »

Chez Donat apparaît aussi lʼexpression de « mots hors-norme » (uoces

inconditae) qui semble bien être lʼantithèse des « mots indigènes » de

1 Schöll,197, CLXVa; GLK 433,31 s. : Accentus in integris dictionibus obseruantur, in peregrinis autem uerbis et in barbaris nominibus, maxime in interiectionibus nulli certi sunt. In his enim maxime accentuum lex certa esse non potest, cum sit absurdum a turbato tenoris exigere rationem.

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Diomède : « Les accents des interjections ne peuvent être fixes, comme

ceux de presque tous les autres mots (aliis uocibus) hors-norme (inconditas)

que nous trouvons. »2. Nous interprétons ici uox incondita comme étant

lʼexpression de ce qui dans la langue nʼa pas été formalisé, « civilisé »,

« domestiqué » sur le modèle, par exemple, des lexèmes sujets à la flexion,

qui ressortissent, eux, aux integrae dictiones (Diomède).

Précisons que lʼinterprétation de cette expression a été très discutée ; sur

cette question, le point de vue qui nous semble le plus pertinent est celui dʼ

Ineke Sluiter (1990) et non celui de Pugliarello (1996). I. Sluiter critique les

vues de plusieurs auteurs modernes qui consiste à identifier uox incondita et

uox confusa3. Selon I. Sluiter (1990, 199-201), la notion de uox incondita est

notamment liée aux spécificités accentuelles de cette catégorie hétérogène 2 Schöll,197, CLXVc; GLK 392,2 s. : Accentus in interiectionibus certi esse non possunt, ut fere in aliis uocibus, quas inconditas inuenimus. Dosithée a la même remarque (GLK 53,5 s.). Cledonius leur fait manifestement écho (Schöll,198, CLXVg; GLK 79, 15 s.) : Accentus interiectionibus : in his interiectionibus non possunt certi accentus repperiri, quae inconditis uocibus constant, ut heu, ua. Priscien décerne un satisfecit à Donat et le glose (Schöll, 198, CLXVh; GLK 91,20 s.) : Optime tamen de accentibus earum docuit Donatus, quod non sunt certi, quippe cum et abscondita uoce, id est non plane expressa, proferantur et pro affectus commoti qualitate confunduntur in eis accentus. Apparemment, les auteurs renvoient les mots interjectifs à un langage « anarchique », cʼest-à-dire, dans la perspective varonnienne, précédant lʼintervention des impositores, les fondateurs de la langue, que sont les reges et les poetae (cf.LL V,1; V,9; VII,1). Cʼest la raison pour laquelle nous avons traduit uoces inconditas par « mots non-normés », ce qui veut notamment dire quʼils nʼont pas subi le travail de « domestication » que les grammairiens imposent au langage. Lʼexpression uox incondita désignant la forme de lʼinterjection apparaît chez Donat, dans lʼArs minor : Interiectio quid est? Pars orationis significans mentis affectum voce incondita. 3 Pour Pugliarello (1996, 76), lʼadjectif incondita est synonyme de confusa et se rattache donc à lʼopposition vox artiulata/vox confusa que lʼon trouve dans les chapitres De uoce des artigraphes (cf. Desbordes,1990, 101 ss.). Sluiter (1990, 193) confirme bien lʼopposition vox confusa/ vox articulata : « In the chapters De voce the grammarians distinguish a subgroup called vox confusa. By this term they mean disordered and inarticulate sound which cannot be written. ».I.Sluiter ne sʼaligne pourtant pas sur le point de vue de Pugliarello et Desbordes : admettant que « incondita is virtually synonymous to confusa » (1990, 193), elle ajoute cette remarque critique : « There is a tendency in modern research to equate vox incondita and vox confusa without more ado. But, as will be seen from this brief survey, in that case a contradiction is forced on the grammarians which to all appearances they themselves sought to avoid. I suggest, therefore, that the grammarians preferred to describe the interjections as uox incondita… » (1990,194).

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que représentent les interjections. Cet auteur nuance lʼidée que cette notion

serait due à la réflexion stoïcienne sur lʼorigine du langage (Pinborg, 1961).

Elle précise que sʼil doit y avoir une source philosophique, elle est plutôt à

chercher chez les Épicuriens, qui accordent une place aux interjections, au

contraire des Stoïciens (1990, 245).

Toutefois, si lʼensemble des auteurs antiques se rallie à cette doctrine

générale, la trace de quelques divergences de détail subsiste (Sluiter, 1990,

200-201). Et ces divergences concernent lʼaccentuation des interjections

disyllabiques4.

Cledonius (Schöll, 198, CLXVg) admet une accentuation certaine, sur la

syllabe finale (par analogie avec une possible accentuation grecque sur la

finale), pour des mots comme papaê ou attát.

Bède, citant Audax (Schöll, 199, CLXVm ; GLK VII,241,9-13), présente les

mêmes exemples.

Audax écrit explicitement, à la fin de sa Recapitulatio de accentibus (GLK

VII, 361, 9-12) : « toutes les interjections, parce que nous les avons en

commun avec la langue grecque, prennent, pour cette raison, lʼaccent sur la

syllabe finale : papae, attat, ehem ; quant aux autres, elles reçoivent, de la

même manière, lʼaccent aigu ou circonflexe sur la dernière syllabe. » :

interiectiones omnes, quia de graeco sermone mutuati sumus, ideo in

4 Cependant, I. Sluiter (1990, 200-201) relève aussi la convergence entre Clédonius et Priscien, qui affirme que les interjections interprétables peuvent être accentuées selon la règle générale : « As soon as interjections begin to resemble civilized parts of speech, they promptly start behaving like proper ones and agree with some kind of analogy. »

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nouissimis syllabis fastigium capiunt, ut papae, attat, ehem; et ceterae

similiter uel acutum uel circumflexum in ultima sumunt.

Cledonius va dans le même sens quand il écrit (V, 79, 17-18) : « Sont fixes

les accents des mots qui sont analysables, comme papae, attat » : certi sunt

accentus in istis quae possunt distingui, ut papae, attat. Il oppose ces deux

interjections à heu, ua (quae inconditis uocibus constant ; 79,16-17). Cela

éclaire le sens que nous avons donné à inconditus : ces monosyllabes

interjectifs appartiennent à la « sauvagerie », à la nature non civilisée, parce

quʼils sont inanalysables.

Mais Priscien réaffirme lʼambiguïté accentuelle de papae : « Mais

lʼinterjection nʼobserve aucune règle certaine ; en effet, elle sera accentuée

dʼun aigu ou sur la syllabe finale ou sur la syllabe médiane, comme papae,

euax. »5.

Et, après lui, lʼauteur du Commentarium Einsidlense in Donatum : « Il nʼy a

pas de différence entre dire papaé, avec lʼaccent sur la finale, ou pápae,

avec lʼaccent sur la pénultième. De même pour les autres interjections. »6.

En définitive, les réserves des grammairiens latins concernant

lʼaccentuation des interjections montrent quʼils ne considèrent pas ces partes

orationis comme inaccentuées. Les options contradictoires de certains

auteurs en font foi. Ils se trouvent désemparés du fait de lʼinadéquation des

5 Schöll, 199, CLXV l; GLK 528,34 s. : Interiectio uero nullam certam regulam seruat; nam et in fine et in medio acuetur, ut papae, euax. 6 Schöll, 199, CLXVp; Ann. Helv. p.266,9 : Nihil autem differt, utrum papaé accentu in fine posito dicatur, an in paenultima pápae. Similiter in ceteris.

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règles générales à cette catégorie de mots, dont ils ne peuvent cependant

pas récuser lʼexistence autonome.

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Lʼaccentuation des interjections latines aux yeux

des modernes

La doctrine de lʼabbé Prompsault (1842, 993), qui compile une large

bibliographie, est la suivante :

« 1. Les anciens, comme nous venons de le dire dans le paragraphe

précédent, mettaient les mots barbares et les interjections en dehors des

règles de lʼaccentuation, laissant à chacun le soin de les prononcer à sa

fantaisie.

2. Alexandre de Villedieu voulait quʼon donnât lʼaccent aigu à la finale de

tous les mots barbares qui nʼétaient pas déclinés, comprenant dans ce

nombre les mots hébreux.

3. Despautère blâme cette doctrine et dit quʼil est plus convenable de

soumettre aux règles de lʼaccentuation latine les mots barbares dont

lʼaccentuation propre nʼest pas connue. Quant aux interjections, il laisse à

chacun la liberté de les accentuer à son gré. Je ne partage pas entièrement

son avis sur ce dernier point, bien que ce soit celui des anciens [lʼitalique est

de nous].

4. Les interjections monosyllabiques devaient avoir nécessairement lʼaccent

aigu ou lʼaccent circonflexe, selon quʼelles étaient ou naturellement brèves

ou naturellement longues, et, dans tous les cas, elles ne pouvaient jamais

recevoir lʼaccent grave.

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5. Les interjections disyllabiques devaient prendre lʼaccent sur la première

ou sur la dernière syllabe, selon la nature du sentiment quʼelles exprimaient.

6. Pour le reste, je pense comme Despautère, quʼil faut conserver aux mots

barbares leur accentuation propre, si on la connaît, et, dans le cas où on ne

la connaîtrait pas, les soumettre aux lois de lʼaccentuation latine. »

Tout en respectant, dans lʼensemble, les prescriptions des grammairiens

antiques, lʼabbé Prompsault introduit lʼidée moderne dʼun accent non pas

anarchique (point 3), mais affectif (point 5), et dont la place dépendrait du

sentiment exprimé. Pour lui, il nʼest donc nullement question de faire des

interjections des mots atones.

Weil et Benloew nʼapportent rien au débat, parce quʼils se retranchent

derrière les aveux dʼimpuissance des grammairiens anciens (1855, 58) :

« Reste une dernière espèce de particules, les interjections. On dit quʼelles

nʼavaient pas dʼaccent fixe; des cris et des exclamations ne se soumettent à

aucune règle : Quum sit absurdum a turbato tenoris exigere rationem [n.2,

Diom., p.428. Prisc., p.1025, 1300]. »7

Il ne semble pas que cette catégorie grammaticale soit considérée, au XXe

siècle, comme atone, ou relevant dʼune quelconque cliticité. J.

Hellegouarcʼh, par exemple, classe les interjections parmi les « termes

autonomes » (1964,19). Si les témoignages antiques nʼont guère fait lʼobjet

dʼévaluation, cʼest que, sans doute, cette catégorie ne sʼest pas trouvée au

7 Toutefois, lʼabbé Viot, qui écrit un ouvrage de vulgarisation dans le sillage de ces auteurs, associe les interjections à des partes considérées comme proclitiques : « Les proclitiques sont ou des prépositions, ou des adverbes, ou des conjonctions, ou des interjections, ou des adjectifs relatifs. » (1857, 15).

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centre des enjeux reconnus par la grammaire historique. Parmi les rares

auteurs du XXe siècle à risquer une doctrine explicite, quoique confuse, il faut

mentionner Mariano Bassols de Climent, qui suit de près les testimonia. Cet

auteur affirme, en surévaluant un peu la position de Cledonius, que les

interjections relèvent généralement de lʼoxytonie, mais, aussitôt après, se

référant implicitement à Priscien, il admet les déplacements dʼaccent et

conclut que la « liberté » accentuelle dont elles font preuve est due à leur

« nature emphatique »8.

Dans son récent article, F.Biville (1996c, 217) propose ce que nous

recevons comme une interprétation linguistique du flottement phonétique des

interjections : « Manifestation de la subjectivité du locuteur, leur volume

sonore est laissé à lʼappréciation de ce dernier, qui peut leur donner diverses

inflexions et modulations, correspondant aux divers types dʼémotions et,

jouant sur la durée dʼémission et la force dʼexpiration, une forme plus ou

moins emphatique, proportionnelle à lʼintensité des émotions. ». Cet auteur

montre ainsi que la perplexité des grammairiens latins est due, non pas à

lʼirrémédiable irrationalité des faits donnés, mais bien à une lacune théorique

qui les empêche de voir le fonctionnement de la catégorie.

Ce ne sont pas les testimonia qui influencent le jugement des modernes

dans ce sens; comme on lʼa vu, ils ne sauraient être allégués. Le guide, ici,

est lʼintuition que la fonction linguistique de tels mots est intimement liée à

8 Mariano Bassols de Climent, Fonetica Latina, Madrid, 19928, 45 : « Las interjecciones tampoco, por lo regular, se atienen a la regla general de acentuación. Generalmente son oxítonas; así, attát, papáe, pero a veces puede el acento afectar a las otras sílabas; así, áttat, pápae. En realidad las interjecciones, dada su índole enfática, muestran gran libertad respecto a la posición del acento. »

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leur rayonnement phonique dans le discours. Leur présence nʼest

normalement justifiable quʼen situation nettement illocutoire.

Les sources anciennes ne mettent pas en doute le caractère accentué des

interjections primaires. Et les auteurs modernes, se fondant sur leur fonction

linguistique, nʼont pas de raison de le récuser, bien au contraire. Il est

probable que les polémiques antiques tiennent à deux facteurs : dʼune part, à

la confusion entre interjections primaires et secondaires, dʼautre part, à la

concurrence entre accentuation originelle (dans le cas de dissyllabes grecs

oxytons) et interprétation latine.

Mais on peut aussi se demander si, au delà de ces deux causes, la

polémique et lʼincertitude qui entourent les interjections disyllabiques, ou

polysyllabiques, nʼont pas une source plus profonde, qui dépasserait le seul

problème de la polarité accentuelle grec/latin. Les interjections, en général,

et les disyllabiques, en particulier, ne seraient-elles pas lʼindice dʼune

accentuation qui nʼa été théorisée ni par les auteurs grecs ni par les auteurs

latins ?9

En effet, quant à lʼaccentuation des dissyllabes que nous avons vus

apparaître comme exemples dans la discussion, une possibilité demeure

inenvisagée, à savoir que les différentes options des grammairiens soient

toutes également pertinentes, parce que toutes également partielles. En

dʼautres termes, on pourrait également penser que ce qui trouble les

grammairiens est la présence dʼune accentuation « affective », cʼest-à-dire

9 Voir la conclusion de notre deuxième partie, et Marouzeau (1955) pour lʼidée dʼun « accent dʼexpressivité » en latin.

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dʼun accent de discours qui porterait sur toutes les syllabes du mot interjectif.

Ainsi, on dirait, dans le discours réel, non pápae ni papaê, mais bien pápaê.

Et, de la sorte, sʼexpliquerait la conscience quʼont les grammairiens anciens

dʼune catégorie marginale au point de vue accentuel, car composée de

uoces inconditae, de mots « sauvages », irréductibles, en tant que tels, à la

règle générale dʼaccentuation.

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Études textuelles

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La voix dʼAttis

63,50

Les trois occurrences dʼinterjections primaires du c.63 (63,50 bis; 63,61) ont

la particularité dʼêtre localisées dans le deuxième passage de discours

rapporté du poème (63,50-73), cʼest-à-dire que leur énonciateur est Attis,

personnage mythique. Ce personnage se trouve dans une situation

dʼarrachement par rapport au monde qui lʼa vu naître et grandir, du fait de sa

nouvelle identité sexuelle, brusquement matérialisée dans le poème par

lʼaccord du participe au féminin (63,11adorta)10.

Ce passage, maintes fois cité, maintes fois commenté, peut être caractérisé

comme un long lamento du personnage, contrastant avec le premier

passage de discours rapporté (Syndikus,1990,89-90). Le texte de ces deux

vers où apparaissent les interjections est assez sûr et lʼon peut donc

commenter celles-ci comme lʼouvrage même de Catulle et non comme des

reconstructions plus ou moins conjecturelles11 .

10 Le changement de genre, attesté dans les mss, a été quelquefois considéré comme une fantaisie de copistes. Pour H.Bardon, qui suit en cela O.Weinreich (Mélanges Cumont I, 481-483), il sʼagit bien « dʼun effort très conscient de Catulle pour exprimer lʼambiguïté physique dʼAttis émasculé et les troubles psychiques causés par la castration » (1970, 128 n.1). 11 Notons, malgré tout, une correction graphique qui concerne le début du vers 61: lʼinterjection a été refaite par un humaniste (Italus ?), et ainsi conservée depuis, alors que les mss. G et R donnaient la leçon ah et O la leçon ha (Bardon,1970,128). F.Biville (1993, 214) : « Quant aux interjections primaires, leur signifiant est parfois mal fixé : la plus primitive des interjections, a(h), se rencontre sous quatre formes : a, ah, ha, aha. ».

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Dans le vers 50, lʼinterjection o est présente deux fois 12. Mais de quel o

sʼagit-il exactement ? Car beaucoup de dictionnaires possèdent deux

entrées, avec deux graphies différentes, lʼune pour lʼemploi « absolu » de o,

lʼautre pour son emploi syntagmatique13.

Comme le Gaffiot, lʼOxford Latin Dictionary distingue lʼemploi « absolu » de

lʼinterjection en utilisant la graphie oh; cette distinction graphique semble

reposer sur lʼanalogie avec la différenciation accentuelle des deux emplois

(syntagmatique et absolu) qui existe en grec. Déjà, certains grammairiens

anciens comme Audax (cf. Cledonius, GLK V.78.27-79.5), ont noté les

différents emplois de o, sans pour autant en faire une question de graphie

(GLK VII.356.18-357.1) : «Si lʼon prononce o avec un état dʼâme donné,

cʼest-à-dire avec emphase, ce sera une interjection, par exemple, “O toi la

seule image qui me reste de mon Astyanax !”. Mais si lʼon prononce o suivi

dʼun accusatif, ce sera un adverbe exclamatif, ainsi “O triste condition !” et “O

guerre éminemment redoutable !”. Et, en effet, si lʼon prononce o sans

emphase, ce sera un pronom ou un article précédant le vocatif, ainsi “o iste”,

“o ille”. »14

12 Lʼinterjection o apparaît dans deux fragments de poèmes latins en mètre galliambique (Loomis, 1972,124) : Ades, inquit o Cybebe, fera montium dea,/ades et sonante typano quate flexibile caput. (Mécène); O qui chelyn canoram plectro regis Italo… (incertus). 13 Nous pensons, pour notre part, comme F. Biville (2002, 282 n.6), quʼil sʼagit bien de deux emplois du même mot. 14 O, si cum animi adfectu proferatur, hoc est per suspirationem, erit interiectio, ut puta “O mihi sola mei super Astyanactis imago” [En. III,489]. Si uero o ad accusatiuum casum proferatur, erit aduerbium exclamantis, ut “o condicionem miseram” et “o bellum magnopere pertimescendum”.Nam si o simpliciter proferatur, erit pronomen uel articulus uocatiui casus, ut “o iste”, “o ille”.

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La spécificité des emplois syntagmatiques de o nʼempêche pas certains

grammairiens dʼen rester à la définition canonique de lʼinterjection comme

expression dʼaffect ; ce faisant, ils prêtent à celle-ci une valeur qui ressortit

plutôt au syntagme lui-même : « et on ne peut attribuer à ce terme une

signification unique, parce que ses emplois interjectifs varient; en effet on

peut lire un o de douleur, comme “Oh ! si Jupiter me rendait mes années

écoulées“, et un o de colère comme “O trompeurs !”, etc. »15

Lʼinterjection, ici, nʼest pas employée de façon autonome ; elle appartient à

un syntagme exclamatif dont elle constitue lʼattaque : o mei creatrix / o mea

genetrix. Or, syntaxiquement, lʼinterjection nʼest pas nécessaire : le cas

vocatif est suffisant pour exprimer la modalité exclamative (Ernout/Thomas,

19532, §18-19). Même si parfois lʼadjonction de lʼinterjection permet de

surmonter lʼambiguïté vocatif/nominatif, ce ne peut pas être ici son efficacité

première, parce que la narration (63,49) désigne au préalable lʼallocutaire

dʼAttis (Patriam allocuta est).

Cependant, si elle nʼest pas la marque syntaxique de lʼexclamation, les

marques casuelles prenant en charge ce rôle, lʼinterjection fonctionne un peu

comme un modalisateur de lʼexclamation. Selon nous, elle a pour effet de

faire entrer lʼexclamation dans un registre rituel, soit social soit religieux.

Ainsi la valeur phatique de lʼinterjection signale une démarche particulière de

lʼénonciateur : il fait ici la démarche dʼentrer en contact, ce qui le met dans

15 et haec pars non potest proprium nomen unius cuiusque significationis tenere, eo quod uariae interiectiones sunt : nam o dolentis legitur ut : ʻo mihi praeteritos referat si Iuppiter annos,ʼ [En. 8,560] et irascentis, ut ʻo callidos hominesʼ et similia. (Servius, GLK IV, 443, 23-27)

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

324

une situation de demandeur, et, implicitement, signifie que lʼallocutaire est

situé à un niveau plus élevé, dans une relation de parole qui sʼengage sur

une mode inégalitaire. Dans le cas dʼAttis, il ne sʼagit pas dʼun simple salut,

mais plutôt dʼune parole qui sʼinscrit dans le champ religieux de la

supplication16. Lʼinvocation de la patrie peut en effet supposer un syntagme

exclamatif commençant par lʼinterjection : o Troia, o patria, o Pergamum, o

Priame periisti senex (Plt., Bacch . 933) ; o pater, o patria, o Priami domus

(Enn., Scaen. 92). Mais, dans le vers de Catulle, ce nʼest justement pas le

mot patria qui est inséré à lʼintérieur du syntagme débutant par lʼinterjection,

mais une glose de ce mot qui insiste sur lʼaspect maternel de lʼallocutaire

(creatrix, genetrix).

La narration construit dès le vers 49 le type de voix qui va être celui dʼAttis.

On nous dit alors quʼil va sʼagir dʼune vox maesta 17 (« une voix endeuillée »).

Lʼeffet même de lʼénonciation est caractérisé par lʼadverbe modalisant

allocuta est, cʼest-à-dire miseriter. Compte tenu de la redondance de ces

informations, on peut dire avec vraisemblance que lʼauteur crée lʼattente dʼun

syntagme exclamatif du type o patria, attesté, comme on lʼa vu, dans la

16 Le premier discours rapporté dʼAttis sʼinscrit explicitement dans le registre du chanté, avec lʼaccompagnement du tambourin (63, 8-11; 63,27). Le verbe alloqui , utilisé pour caractériser le deuxième discours rapporté ne suppose pas, au contraire, de voix chantée, mais nʼexclut pas, compte tenu du contexte de supplication, une cantillation de type rituelle. Notons que les moyens métriques et rhétoriques mis en œuvre ne diffèrent que par une concentration plus grande dans le deuxième passage. 17 Les vers (63,48-49) introduisant le deuxième discours rapporté dʼAttis sont ainsi traduits par Henri Bardon (1970,128) : « là, fixant les mers désertes, yeux en pleurs, elle sʼadressa ainsi à sa patrie, dʼune voix douloureuse, pitoyablement ». Pour nous, lʼadjectif maestus nʼindique pas ici une simple douleur psychique, comme le supposent H.Bardon dans la traduction citée ou A.Ernout qui parle dʼun « voix attristée » (1964,83), mais il tend plutôt vers une valeur plus sociale, plus rituelle que nous rendons par « endeuillé(e) », car cʼest bien du deuil de soi-même, dʼune ancienne vie et dʼune autre identité sexuelle, quʼil va être question dans le discours rapporté.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

325

tragédie. Or lʼauteur fait preuve ici dʼune grande habileté ; en effet, il réalise

bien ce programme, mais dans le désordre, introduisant un décalage ; il va

même sʼefforcer de convaincre le lecteur-auditeur quʼil a affaire à un texte de

pathétique maximal.

Si la présence de lʼinterjection est préparée par la caractérisation de

lʼénonciation, rattachant le deuxième discours dʼAttis aux grands airs

tragiques, par quel biais le programme pathétique va-t-il être réalisé ?

Lʼénonciateur Attis cherche à établir un contact avec lʼallocutaire Patria, dans

le but de retrouver une partie de lui-même. Or le contact verbal est loin dʼaller

de soi : cʼest ce que veut marquer la segmentation du vers 50 en quatre

syntagmes exclamatifs. Ce vers commence par un syntagme minimal dont le

composant unique (patria), est élidé ; nous constatons donc une première

exclamation brute, inachevée, qui précède une exclamation, elle, très

ritualisée du fait de lʼadjonction du monosyllabe interjectif. Lʼitération de

lʼexclamation est elle-même signifiante de lʼéloignement extrême de

lʼallocutaire ; elle figure la possibilité de lʼéchec du contact verbal18.

18 Cʼest sans doute ainsi que lʼon peut justifier la note lapidaire de Kroll (1929,19592, 136) : « Die doppelte Anrede an das Vaterland verstärkt das Ethos. »

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

326

Lʼhabileté de Catulle consiste ici à utiliser lʼinterjection, non pas

prioritairement pour introduire lʼexclamation, qui va en effet de soi à cause de

la narrativisation de la parole, mais bien pour segmenter le côlon en deux

syntagmes exclamatifs, syntagmes paradoxalement cousus par la rythmique

de lʼélision :

Patri(a) o mei creatrix, d patri(a) o mea genetrix,19

ww q wq wqq/ ww q ww wwq

La tension rythme-syntaxe est organisée par un ordre inhabituel des mots.

Et, si grâce à sa valeur phatique, lʼinterjection a pour effet de focaliser le mot

suivant, il est intéressant de noter que cʼest la marque de première personne

(pronom mei / adjectif mea) qui est mise en valeur, et non le susbstantif.

Ainsi, cʼest la relation de lʼénonciateur et de lʼallocutaire qui fonde le

pathétique du discours ; à travers lʼallocution (« Anrede ») à la patrie, cʼest

bien à une figure éloignée, révolue, de lui-même que sʼadresse Attis.

Apparaît ici la scission interne à lʼhistoire dʼAttis que représente

lʼautocastration. Il est fort probable que Catulle nʼa pas voulu manquer de

jouer avec la voix de la notha mulier (63,27, « la femme hybride »), la voix de

castrat dʼAttis, comme dans lʼart lyrique du XVIII° siècle, se prête à des

acrobaties virtuoses. Rendre compte de ces jeux de voix suppose de

19 Le vers galliambique nʼa pas à proprement parler de césure. Toutefois un seul schéma prosodique constitue 75 % des occurrences et cette standardisation des réalisations prosodiques a pour conséquence de créer lʼattente de deux côla isosyllabiques (8/8), même si lʼon doit parfois placer la diérèse à la septième ou à la neuvième syllabe. Voir Loomis,125-127.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

327

considérer les figures accentuelles, car lʼaccent latin classique a très

probablement deux aspects, la tonalité (montée vocale vers lʼaigu) et

lʼintensité (articulation plus marquée de la syllabe).

La lecture accentuelle du vers nous paraît être la suivante :

Pátri(a) ó méi creátrix, / pátri(a) ó méa génetrix,

1 2 1 2

Selon nous, lʼinterjection monosyllabique est utilisée pour créer un contre-

accent au milieu de chaque côlon. Lʼélision permet de réduire lʼespace entre

les deux premiers accents du côlon et donc de figurer un débit rapide,

préparant la montée contraccentuelle. Notre hypothèse, ici, veut que cette

montée contraccentuelle soit la figuration du cri dʼAttis.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

328

63,61

La seconde interjection primaire du passage nʼintervient que quelques vers

après (63,61). De forme monosyllabique, comme la précédente, elle succède

à une série dʼinterrogations qui ont été caractérisées comme « affectives »

par Jean Granarolo (1967, 357-58).

Miser a! miser, querend(um) est d eti(am) atqu(e) eti(am), anime20

ww q wq wq q/ ww q ww www

Lʼinterjection a, dans sa simplicité morphologique, est, en quelque sorte,

lʼarchétype de la catégorie grammaticale introduite par les grammairiens

latins21. Ici, elle correspond parfaitement à leur doctrine fondamentale, car

elle exprime manifestement unadfectus ou motus animi. Les grammairiens lui

prêtent essentiellement lʼexpression de la colère (ira) ou de la douleur (dolor,

luctus).

Quel est dans le cas du v. 63,61 lʼaffect véhiculé ? Comme lʼindique F.Biville

(1993, 213), « La plupart des interjections sont, à lʼécrit, polysémiques. Si

lʼinterjection signale le caractère subjectif et affectif de lʼénoncé dans lequel

elle apparaît, cʼest bien souvent dans le contexte, verbal et situationnel, quʼil

faut chercher la nature du sentiment exprimé. »

20 Quelques rares éditeurs écrivent querendumst, préférant lʼaphérèse de est à lʼélision. Dans cette position du galliambe, le monosyllabe est pourtant tout à fait concevable. 21 Sur les nuances à apporter à cette idée dʼinnovation latine, voir L.Holtz (1994, 88-89).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

329

Lʼinterjection est insérée dans un énoncé exclamatif, encadrée par deux

adjectifs (vocatif/nominatif) qui renseignent à ce sujet : il y a là déploration du

sort de quelquʼun. En outre, le texte catullien donne un élément encore plus

explicite, à la suite de lʼénoncé exclamatif. Lʼemploi du verbe queri à la suite

de lʼinterjection amène à définir lʼénoncé miser a ! miser comme une querela

(lamentation). Cette glose de lʼénoncé exclamatif émane en réalité de

lʼénonciateur Attis lui-même, et fait écho à la caractérisation de la voix dʼAttis

émanant du narrateur (63, 49 maesta uoce). Ainsi, comme pour le vers

63,50, tous les éléments sont fournis au lecteur-auditeur pour décrypter

lʼinterjection et lever son ambiguïté, toute relative dʼailleurs22.

Quel est lʼénonciateur de lʼinterjection ? La place de lʼénoncé miser a miser,

en début de galliambe, suppose plutôt que lʼénonciateur soit toujours le

même, à savoir Attis, cela pour des raisons de cohésion textuelle. La

morphologie de lʼadjectif au nominatif/vocatif donne un indice sur lʼidentité de

lʼallocutaire qui permet, par déduction, dʼidentifier lʼénonciateur, et donc de

confirmer cette première analyse. En tant quʼadjectif masculin, miser ne peut

plus référer à Attis, du moins à lʼAttis corporel, que Catulle désigne très tôt

dans le texte comme un sujet féminin. Mais le texte offre une solution qui est

de considérer quʼanime, vocatif masculin, est détaché de lʼénoncé qui nous

occupe, par hyperbate. Dans ce cas, il faut comprendre que lʼallocutaire est 22 Il en va bien sûr autrement dans le texte de théâtre qui est censé reproduire le parlé. Les traits intonatifs de la voix de lʼacteur, ainsi que le contexte scénique, apportent des informations suffisant à lʼidentification de lʼaffect. Ceci a pour conséquence immédiate de permettre des énoncés réduits à lʼinterjection même : _ Dic isti _ Ah ! _Quid est ? Ecquid lubet ? (Plt.Cur 130-31). Mais lʼénoncé réduit à lʼinterjection est rare, la plupart du temps celle-ci est placée en tête de réplique : _ Perii et tu periisti. _ A, perii ? quid ita ? (Plt.Cas.633). Dʼautre part, quand lʼinterjection a est liée à un énoncé exclamatif (Ah ! me miserum, Tér. Ad. 309;329), lʼadjectif miser nʼest pas nécessaire à son interprétation, comme dans 63,61.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

330

lʼanimus et que lʼénonciateur est lʼAttis de chair, ce qui permet de gloser

lʼénoncé exclamatif sous la forme suivante : Miser a miser anime mi !

Lʼinterjection a est souvent accompagnée, hors texte dramatique, de

lʼadjectif miser, qui permet dʼinterpréter facilement le type dʼaffect quʼelle

véhicule. Ainsi dans Priap. 2,34, on trouve bien le redoublement, ou

réduplication, de lʼadjectif (a miser miser), mais le mot interjectif se trouve en

début dʼénoncé, comme cʼest aussi le cas lorsque lʼadjectif nʼest pas

redoublé (Virg.,Georg. 4,527 A miseram Eurydicen ! ; Tib. 1,9,3; Mart.7,65,3

A miser et demens ! ; Hor., Carm.1,27,18), comme cʼest enfin le cas dans le

texte dramatique où lʼinterjection est en début de réplique23.

La diversité des schémas métriques impliqués dans ces exemples permet

de justifier lʼhypothèse selon laquelle lʼénoncé a + miser serait un tour

emprunté tel quel au parlé24. Par rapport à celui-ci, lʼénoncé de Catulle se

distingue donc par lʼordre des termes; on nʼy voit pas une simple

réduplication, mais une épanalepse, au sens de Lausberg (1960, §616),

cʼest-à-dire lʼinsertion dʼun deuxième terme au milieu de la réduplication25. La

23 Dans lʼexemple cité dʼHorace, le poète, après avoir sollicité une confidence amoureuse, réagit spontanément : Quicquid habes, age, / depone tutis auribus. (intervention implicite de lʼinterlocuteur) A ! miser, /. Ces derniers mots seraient à interpréter, en termes de théâtre, comme un début de réplique. Lʼisolement en fin de vers de cet énoncé apparaît aussi comme lʼindice de son autonomie dans le parlé quotidien. 24 Lʼénoncé a + miser est parallèle à un autre tour me + miserum. Lʼimpossibilité dʼutiliser a + miserum , si elle était établie, signifierait une spécialisation énonciative de ces deux tours. Dʼautre part, il nʼest pas inintéressant dʼimaginer que le volume verbal et lʼaccentuation de ces énoncés a pu jouer un rôle dans leur fortune. 25 Lʼinsertion de lʼinterjection a dans une réduplication exclamative se retrouve chez Sénèque (Troi.1013 Semper a ! semper dolor est malignus) et Juvénal (14,45 P procul a procul inde puellae). Le phénomène peut être déjà observé, chez Virgile, avec lʼinterjection o : P procul o procul este profani (Aen. 6,258).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

331

place particulière de lʼinterjection en 63,61 doit donc être interprétée comme

un écart par rapport au parlé quʼil sʼagit de expliquer et dʼinterpréter.

Cette disposition particulière de lʼinterjection a sans doute une visée

paronomastique, comme lʼa fait remarquer F.Biville26. Manifestement, Catulle

a pour but de suggérer mísera (www) à travers míser á (wwq), même si

lʼidentité phonique ne peut être totalement réalisée. Dʼailleurs, lʼénoncé míser

á míser nʼest autrement attesté que dans un autre vers de Catulle où

lʼambiguïté sexuelle est encore présente (61,138-140) : Nunc tuum cinerarius

// Tondet os. Miser, a ! miser // Concubine, nuces da. (« Maintenant le

barbier va tondre ta tête. Pauvre, ah, pauvre mignon ! donne les noix. »,

Ernout, 74). Catulle sʼadresse alors au concubinus du jeune marié, qui va

changer de statut. Ce nʼest pas le seul argument que lʼon puisse invoquer

dans ce sens.

En effet, au plan rhétorique, lʼhyperbate, qui scinde lʼénoncé miser a

miser… anime en deux, est non seulement une figure de mots bien propre à

signifier la dualité sexuelle dʼAttis, mais elle a aussi pour conséquence de

suggérer une lecture spontanée de miser a miser comme énoncé complet,

et donc de favoriser la référence à lʼénoncé misera miser, qui, lui, explicite

morphologiquement lʼambiguïté du personnage.

Ce nouvel énoncé suggéré par paronomase implique de poser à nouveau la

question de lʼénonciateur. Car la nature paradoxale de lʼénoncé, joignant la 26 « Quant au v.61 : miser a(h) miser… (anime), si la tradition manuscrite, la métrique et lʼanalyse grammaticale invitent indubitablement à lʼinterpréter comme un ensemble de deux masculins séparés par une interjection en isotopie sémantique avec les deux adjectifs, on ne peut cependant sʼempêcher dʼévoquer la possibilité dʼune superposition phonique du féminin misera (www). » (Rapport de lʼagrégation de grammaire, 1997).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

332

référence à une réalité présente à celle dʼune réalité défunte, rend peu

probable quʼAttis puisse le prononcer au vocatif, en sʼadressant à lui-même.

Ce serait une audace difficilement concevable, dépassant les codes

rhétoriques en vigueur. De plus, on attendrait plutôt pour exprimer

lʼautodéploration un énoncé comme me miserum. Mais Catulle a eu soin de

laisser la possibilité dʼune autre interprétation : lʼinjonction impersonnelle

querend(um) est, sʼadresse autant à Attis lui-même quʼà lʼanimus, bien que

les traducteurs interprètent souvent le texte en restituant un tibi qui serait

implicite27.

La construction impersonnelle de lʼénoncé permet ainsi deux lectures du

vers :

1° une lecture logique et « monophonique » où Attis, lʼénonciateur de

lʼénoncé de début de vers, invite à son animus à se plaindre avec lui : Miser

a miser ! querendum est, etiam atque etiam, anime.

2° une lecture paronomastique et « polyphonique » où Attis invite lʼanimus,

instance transcendant la dualité féminin/masculin, à énoncer la déploration

sous la forme de lʼénoncé paradoxal que nous avons vu :« Misera, miser ! »

querendum est, etiam atque etiam, anime.

27 La traduction dʼHenri Bardon : « Malheureux, ah!, malheureux, gémis encore et toujours, mon âme ! » (1970, 128). A.Ernout (1964, 83) : « Malheureux ! ah, malheureux ! plains-toi et plains-toi encore, ô mon cœur ! ». M.von Albrecht (1995, 91) : « Weh, armes Herz, immer wieder mußt du klagen ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

333

Aucun vers du poème ne compte autant dʼélisions28. Bien sûr, on peut

interpréter cela comme la traduction du débit rapide caractérisant ici la

cantillation dʼAttis. Toutefois, lʼaspect prosodico-accentuel du discours doit

également être pris en compte. On constate alors que les trois élisions du

deuxième côlon ont pour effet de créer un parallélisme rythmique des deux

débuts de côlon 29 :

Míser á! míser… / éti(am) átqu(e) éti(am)…

ww q wq / ww q ww

Lʼattention est de ce fait attirée sur lʼécho sonore (/a/ long accentué) qui

existe entre les deux syllabes centrales. Lʼinterjection monosyllabique et la

conjonction disyllabique élidée sont toutes deux le point de départ dʼun

groupe contraccentuel qui relance la dynamique de chaque énoncé :

Míser á! míser… / éti(am) átqu(e) éti(am)…

1 0 1 2 0 1 0 1 2 0

Lʼélément central commun de ces deux groupes étant le /a/ long accentué,

lʼitération dʼune séquence prosodico-accentuelle identique apparaît comme la

réalisation de ce que dit le signifié du second côlon (« encore et toujours »).

28 On trouve deux élisions dans les parties narratives et dans les parties de discours rapporté (vers 63, 12 ; 63, 20 ; 63, 47 ; 63, 49 ; 63, 50 ; 63,56 ; 63,58 ; 63, 63 ; 63,67 ; 63, 70 ; 63, 85 ; 63, 87). 29 Cette lecture implique que lʼon considère lʼélision presque totale de la finale dans la diction.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

334

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

335

La voix dʼAriane

Dans le c.64, Catulle insère le discours rapporté dʼAriane et celui des

Parques. Ces deux instances énonciatrices émettent des interjections qui

sont, à une exception près, les mêmes que celles quʼAttis prononçaient; au

total, elles représentent quatre occurrences.

64,135

En 64,135, lʼinterjection a, dont lʼoccurrence nʼest pas contestée, pose les

mêmes problèmes de graphie que ceux que nous avons rencontrés en

63,61 : lʼapparat dʼHenri Bardon (1970,143) comporte les informations

suivantes : « a edd. : ah X m2, ad, m, ha O ».

Il sʼagit de la première apparition de lʼinterjection a dans un long passage

dont on connaît lʼimmense fortune. La fille de Minos y poursuit Thésée de sa

plainte vindicative (64,132-237). Syndikus lui consacre dix pages dans son

commentaire synthétique (1990,151-161 : « Ariadnes Klage »), étudiant

lʼintertextualité grecque30. En ressort lʼidée dʼune Ariane catullienne

beaucoup plus violente que ses avatars de la littérature hellénistique.

30 Lʼattention de la poésie aux voix féminines est un trait alexandrin, même si la poésie tragique avait largement tracé la voie : « Der Blick in das Herz einer liebenden Frau war eines der neuen Themen der Hellenistichen Dichtung. » (1990,151). Syndikus compare les motifs du texte catullien avec ceux de certaines œuvres grecques, notamment celle de Nonnos (152-154). La comparaison de lʼAriane de Nonnos (Dionysiaca 47,320- 418) et de

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

336

La source fondamentale, selon Syndikus (154, n.228), de cette Ariane

pugnace et vindicative serait plutôt la Médée dʼEuripide (465-519), il ajoute

aussi, à la suite de Klingner, Apollonios de Rhodes (Argonautiques, 4, 355-

390; cf. H.Hross, Die Klagen der verlassenen Heroiden in der lateinischen

Dichtung, Diss. München, 1958).

Catulle aurait encore accentué le pathétique par rapport à Euripide :

« Gelegentlich geht Catull sogar über Euripidesʼ Formulierungen und

Pathosmotive hinaus und verstärkt durch verwandtes in der Art dieser Rede

den pathetischen Ton. » (156).

Le fait quʼune interjection comme a intervienne dès le quatrième vers du

discours rapporté (64,135) nʼest pas sans incidence sur la perception

générale du ton prêté au passage. Dʼailleurs, cette interjection est précédée

dʼune vigoureuse apostrophe lancée à Thésée.

Lʼinterjection nʼest pas employée de façon autonome, comme elle peut lʼêtre

au théâtre. La configuration du vers 64,135 doit être examinée :

Immemor a ! T deuota Tr domum H periuria portas ?

qww q / qqw / wq / qqww qu

Comme on peut le voir, lʼhexamètre est divisé en quatre côla, par des

césures trihémimhère, trochaïque troisième et hephthémimère (triple a de

Nougaret) ; les mots sont placés en fonction de leur attaque. Dans le premier

celle de Catulle laisse apparaître des caractères fort différents : « Aber beim Vergleich mit der Partie bei Nonnos wird auch sehr deutlich, daß Catull seiner Ariadneklage einen anderen Charakter gegeben hat. Bei Nonnos hat die Klage einen sehr weichen Klang. Ariadne läßt sich von Selbstmitleid und vagen Hoffnungen überwältigen. Immer nennt sie den treulosen Geliebten mit Kose- und Liebesworten. » (154).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

337

côlon, le phonème d’attaque est vocalique ; dans le deuxième, il est

consonantique (/d/), dans le troisième et dans le quatrième, il est encore

consonantique (/d/, /p/). Lʼinterjection fait donc partie dʼun groupe métrique

avec lʼadjectif au vocatif. Ce groupe métrique doit être rapproché du premier

côlon du vers 131 par lequel commence le discours dʼAriane31 :

Sicine me…

qww q /

En début de vers, la configuration mot dactyle + monosyllabe long (qww + q)

est rare dans le discours dʼAriane. On ne la retrouve que dans un contexte

de désespoir où la récurrence lexicale est très présente.

Les vers 64,186-87 sont la clausule dʼun mouvement caractérisé par

lʼinterrogation (64,177 Nam quo me referam ? ) : Nulla fugae ratio nulla spes;

omnia muta / Omnia sunt desert(a), ostentant omnia letum. En fait, lʼanalogie

entre 64,135 et 64,187 va plus loin, car ce sont les trois premiers mots qui

sont prosodiquement semblables (avec cette nuance que le troisième est

élidé dans 64,187); la séquence est la suivante : mot dactyle + monosyllabe

long + mot bacchée (qqw). Autres occurrences de la configuration mot

dactyle + monosyllabe long : 64,150 (mot choriambique élidé); 64,157;

64,174; 64,176 (mot péon élidé).

31 On peut se demander si lʼanalogie des mots dʼattaque concerne aussi lʼaccentuation. Où placer, en effet, lʼaccent de Sicine ? On retrouve dans ce terme lʼenclitique -ne, ce qui conduirait à une accentuation anomale : Sicíne . Lʼaccentuation normale Sícine semble pourtant beaucoup plus probable, dʼune part parce que lʼon a affaire à un lexème ancien, qui nʼest plus scindable en deux éléments * sici et -ne, dʼautre part, parce que lʼanalogie prosodique des débuts de vers est suffisamment flagrante pour que lʼon crédite le poète dʼune intention dʼanalogie plus étendue encore, cʼest-à-dire accentuelle.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

338

La rareté de ce type de groupe métrique (côlon) est utilisée afin dʼencadrer

les quatre premiers vers du discours dʼAriane, qui ont un rôle dʼexposition du

thème32 : ces quatre premiers vers forment dʼailleurs un mouvement

dʼinterrogation rhétorique à tonalité particulièrement « affective » (Granarolo,

1967, 352). En rapprochant Immemor a ! de Sicine me, on peut déceler

lʼinclusion du pronom de première personne dans lʼadjectif axiologique

immemor. Ce dernier peut alors être reçu non avec sa valeur sémantique

obvie, mais comme une construction verbale où le préfixe de négation im-

est associé à une forme du pronom de personne 1 (me). Dans ce cas, on

pourrait, à lʼextrême limite, considérer quʼune lecture irrationnelle se produit,

conforme à la logique furieuse de lʼénonciatrice, qui mène à comprendre

lʼadjectif immemor comme « qui nie la réalité ou lʼidentité de lʼénonciateur ».

La prosodie de 64,135, comme on lʼa vu, autorise à lire le premier côlon en

tant quʼénoncé autonome. Lʼétude de cet énoncé révèle en effet une

organisation rythmique particulière :

Il sʼagit dʼun énoncé de structure choriambique, fermé par deux syllabes

accentuées, dont les syllabes internes sont organisées par un écho

consonantique. Sa cohésion et son autonomie sont donc très fortes.

32 Les vers centraux de ce groupe (64,134-35) ont une attaque similaire : mot dactyle + mot molosse (qww + qqq).

/í/ /m/ /m/ /á/

q w w q

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

339

Lʼénoncé ainsi formé, par anastrophe de lʼinterjection, réorganise lʼordre

prosaïque des éléments lexicaux, qui voudrait que lʼinterjection constitue

lʼattaque de lʼénoncé de manière à focaliser le mot suivant, comme cʼest le

cas dans a miser !. On attendrait alors un énoncé *á ímmemor, qui,

apparemment, nʼexiste pas pour plusieurs raisons. Dʼabord, au plan

métrique, cet énoncé fictif, de structure ionique (qqww) ne pourrait pas

occuper les deux premiers pieds de lʼhexamètre, et ne trouverait pas sa

place dans la clausule normale du même schéma métrique, ces deux

positions étant celles où lʼon attend le plus lʼinterjection.

De plus, le hiatus existant entre les deux lexèmes en ferait, malgré le

contre-accent en attaque, un énoncé peu efficace dans le parlé33.

Enfin, la probabilité de rencontrer le composé immemor hors du langage

cultivé est assez faible, ce qui distingue cet adjectif de miser, mot commun à

des socio-lexiques très divers, et de structure prosodique commode.

Ainsi divers facteurs concordent pour faire des termes recouvrant le premier

côlon un énoncé doté dʼune autonomie, une incise à lʼintérieur du

mouvement interrogatif de la phrase. On peut dʼailleurs remarquer que Virgile

utilise la même configuration dans Georg. 4,491, où le narrateur manifeste

de la compassion pour Orphée : Immemor heu ! T uictusqu(e) animi respexit.

Ibi omnis. Mais dans ce cas, la valeur dʼimmemor nʼest pas celle de 64,135.

33 Citons pourtant trois cas de hiatus après interjection de structure vocalique, provenant tous du Corpus Tibullianum : O ego c(um) adspicerem dominam, quam fortiter illic (2,3,5); O ego ne possim tales sentire dolores, (2,4,7); Sulpicia introduit une variante en utilisant lʼinterjection a : A ego non aliter tristes euincere morbos / Optarim… (4,11,3-4).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

340

Le premier côlon est isolé de façon que le glissement énonciatif soit bien mis

en valeur.

À lʼintérieur de cet énoncé-incise, les deux éléments lexicaux sont liés lʼun à

lʼautre par des procédés rythmiques. Cette solidarité rythmique des lexèmes,

appartenant à des classes différentes, nous semble de nature à suggérer un

lien sémantique entre eux.

Avant dʼaborder cette question de sémantique poétique, étudions

séparément les deux composants de lʼénoncé isolé en début de vers.

Lʼadjectif immemor est un des termes récurrents de c.64 où il qualifie

toujours Thésée ou la mens de Thésée34. En 64,135, il est utilisé à la suite

de lʼadjectif perfidus qui est vraiment le terme propre à qualifier le héros

(déchu), avec une valeur proche de celui-ci, cʼest-à-dire « oublieux de sa

parole »35.

Mais ici ce terme est choisi pour relayer perfidus, parce quʼil permet de

jouer sur deux valeurs, celle que nous avons citée, qui introduit une axiologie

religieuse, et celle de « sans mémoire », qui nʼest pas a priori porteuse

dʼinfamie. Ce jeu sur les deux valeurs est très important parce que cʼest à

travers lui que se manifeste lʼefficacité de la parole dʼAriane. Thésée

« oublie » (valeur non axiologique) les recommandations de son père, parce

34 La chaîne des occurrences est la suivante : 64, 58 (immemor…iuuenis) - 64, 123 (immemori pectore) -64, 135 (immemor) - 64, 248 (mente immemori). Trois formes casuelles du singulier sont donc exploitées, le nominatif, le vocatif et lʼablatif en -i. Encore les deux premières dʼentre elles sont-elles prosodiquement identiques. 35 Les deux adjectifs sont enocre associés dans un autre passage du recueil (c.30). Catulle sʼy adresse à Alfenus en utilisant des adjectifs au vocatif : immemor-false-dure-perfide (30,1-3). J.Granarolo (1967, 355) a montré la convergence rhétorique de c.30 avec les v.132-38 de c.64.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

341

quʼAriane, lʼayant stigmatisé comme « oublieux de sa parole », a remis sa

vengeance dans les mains des Euménides, qui sont chargées de rétablir la

justice de façon égale. Lʼusage du même signifiant pour dire les deux actes

de Thésée est donc fondamental.

Lʼinterjection est attendue, parce que le poète a, de longue main, indiqué la

tonalité du discours rapporté. Il prodigue une profusion de signes qui font

dʼAriane un personnage chez qui coexistent le luctus et la colère vindicative.

Le réveil coïncide pour Ariane, comme, dʼailleurs, pour Attis avec la prise de

conscience de son malheur.

Normalement, dans la logique de la tragédie, la première étape rhétorique

de son discours devrait être lʼautodéploration, convertie peu à peu en désir

de vengeance (dolor).

Cette phase est passée sous silence par Catulle, qui fait de lʼhéroïne un

personnage immédiatement en proie au furor (64,124 illam… furentem);

divers termes manifestent cet aspect sauvage de la vocalité : les sons

coulent dʼeux-mêmes (64,125 fudisse) du fond de la poitrine (64,125 imo…e

pectore). Cela distingue Ariane dʼAttis, dont la parole est directement

ritualisée, et sʼinscrit plutôt dans le dolor, mais aussi des héroïnes tragiques,

êtres corporels et vocaux dont le discours ne souffre pas lʼellipse. Lorsquʼil

introduit le discours rapporté dans le poème, Catulle utilise un verbe différent

pour narrativiser la prise de parole (64,130 dixisse), il indique aussi quʼil

sʼagit non pas dʼun discours autonome, mais de la fin dʼune séquence (64,

130 extremis… querelis).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

342

De là, on peut imaginer que la partie implicite du discours dʼAriane

correspondait bien à lʼautodéploration. Il prend également soin de donner

des indications sur lʼaspect non-verbal de cette parole : les pleurs qui

inondent son visage (64,131 udo… ore), les sanglots glacés quʼelle émet

(64,131 frigidulos singultus); ce sont apparemment des reliquats de sa

souffrance, qui marquent que lʼhéroïne a quitté le stade du hurlement.

Lʼadjectif frigidulos fait penser à ce que nous appelons la « colère froide », et,

par là, à une mise en œuvre « furieuse » (au sens scénique) de la

vengeance.

À cet égard, elle est très proche dʼune héroïne tragique comme Médée en

qui le dolor engendre le furor : « Ce malheur absolu de Médée qui frappe

Médée est déjà la négation dʼelle-même. Elle ne peut donc absolument pas

se résigner à lʼévénement sans sʼengloutir dans le néant. Il lui faut

combattre. Cet état de malheur actif, les Romains lʼappellent dolor (le terme

latin de dolor signifiant à la fois la souffrance et le besoin de mettre un terme

à cette souffrance par un acte de vengeance). » (F. Dupont, 1988, 54).

Le furor est à la fois lʼétape suivante et la conséquence de cet « état de

malheur actif » : « il désigne lʼétat de tout homme qui ne se conduit pas de

façon humaine […] Le furor ne relève pas de la passion, quʼil faudrait alors

opposer à la raison. […] le furieux utilise la raison et même la ruse; il est

maître de lui. » (F. Dupont,1988, 52).

Malgré lʼaffliction qui est la sienne, manifestée par lʼadjectif maestam

(64,130), et par des notations sur lʼaspect non-verbal de sa parole, Ariane

est posée en personnage pugnace. Elle demande des comptes à Thésée :

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

343

Le début du discours rapporté nʼest pas le début de la querela dʼAriane, mais

sa phase conclusive. Comme dans le début de la plainte dʼAttis que nous

avons étudiée, le discours est tout dʼabord centré sur lʼétablissement du

contact avec un allocutaire, mais ici, le contact ne passe pas par la médiation

de lʼinterjection o, qui suggèrerait une situation de demande de la part de

lʼénonciatrice. Le vocatif seul, dans un contexte interrogatif, la reprise

anaphorique de lʼadjectif axiologique perfidus imposent le projet dʼemblée

agonistique de lʼénonciatrice : Sicine me patriis auectam, perfid(e) ab aris, /

Perfide, deserto liquist(i) in litore, Theseu ? (64,132-33).

Sa parole vindicative nʼest pas sans effet, puisque Catulle présente la mort

dʼÉgée (64,241-45) comme la conséquence directe du recours aux

Euménides (64,192-201) et à Jupiter (64,171-76).

Cela fait donc que rien ne vient lever lʼambiguïté de lʼinterjection. Celle-ci

évoque en même temps la souffrance et la colère, les deux affects principaux

qui lui sont attachés selon les grammairiens.

Et cʼest sans doute pour que le lecteur ait le temps de saisir tout le

complexe dʼaffects qui se cache derrière ce monosyllabe que Catulle le place

en fin de côlon. Il y acquiert une résonance prolongée, dʼautant que la

syllabe dʼattaque du côlon suivant nʼest pas accentuée.

La solidarité rythmique des éléments de lʼénoncé crée un lien sémantique

entre eux qui peut être explicité de la manière suivante : « Puisque tu mʼas

été déloyal, je dis “ a ! “. ». Il existe bien, à lʼétat implicite, un rapport causal

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

344

entre les deux termes. On peut aller plus loin dans lʼinterprétation en tenant

compte des deux affects véhiculés par lʼinterjection. Ainsi, on peut arriver à :

1° « Tu mʼas été déloyal, donc je crie ma souffrance. »

2° « Tu mʼas été déloyal, donc je te maudis. »

Grâce à cette double potentialité de lʼinterjection, lʼénoncé-incise apparaît

comme une condensation programmatique du discours tout entier. Il montre

la réversibilité de la souffrance extrême, qui peut devenir malédiction.

Dʼautant que le reste du vers est structuré par des échos consonantiques

sous accent, ce qui teinte dʼironie menaçante lʼinterrogation rhétorique

quʼAriane adresse à Thésée.

De plus, la parole de lʼhéroïne apparaît comme dotée de la caution du

narrateur, car elle reprend avec un léger glissement paronomastique le début

du vers 64,58 : Immemor at iuuenis fugiens… Occurrence de la conjonction

at que nous étudions dans notre partie sur les conjonctions.

64,178

La seconde occurrence de lʼinterjection a (64,178) dans le discours rapporté

dʼAriane est contestée par certains éditeurs : lʼinterjection, qui correspond à

la vulgate, nʼest pas retenue par tous. En effet, Mynors, à la suite de Muret,

opère une correction qui fait passer le monosyllabe dʼune classe

grammaticale à lʼautre, imprimant at au lieu de a. Mynors doit avoir une forte

raison de suivre Muret, car il indique bien dans son apparat que la graphie a

correspond au Veronensis deperditus. Il sʼagirait donc, dans sa perspective,

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

345

dʼune erreur ancienne, transmise aux apographes et subapographes.

Toutefois Kroll (ad uers.) retient cette interjection, en disant que Catulle

lʼaime beaucoup, ce qui est un peu exagéré, si lʼon considère le nombre

finalement peu élévé dʼoccurrences dans le recueil. Il faut noter que

contrairement à ce qui se passe pour les occurrences de 63,61 et 64,135,

lʼaccord des manuscrits les plus anciens est total à propos de la graphie a de

lʼinterjection.

À notre sens, ce problème dʼecdotique mérite ici discussion, car il permet de

mieux cerner le fonctionnement de lʼinterjection, dans son rapport avec

dʼautres éléments du système de lʼœuvre.

Exposons rapidement les données du problème. Le texte de Lafaye, qui

nous sert de base de travail, est le suivant pour les vers 64,178-79 :

Idaeosne petam montes ? a ! gurgite lato // Discernens ponti truculentum ubi

diuidit aequor ? Son apparat critique ne permet pas de restituer lʼhistoire

philologique de ces vers. En revanche, la consultation de lʼédition Bardon

(1970) et de celle de Mynors (1958) apportent plusieurs informations

importantes. Dʼune part, le texte de Lafaye est directement issu des

manuscrits. Dʼautre part, il existe une tradition dʼéditeurs ne se satisfaisant

pas de la leçon des manuscrits. Cette tradition remonte aux éditions de deux

humanistes, Trincavelli (1535) et Muret (1554). Le premier dʼentre eux

supprime la conjonction ubi dans le v.179 (Bardon, 1970, 145), le second

corrige lʼinterjection du v.178 en une conjonction at (ibid.)36. Le texte de

36 Dans ce contexte, la correction de lʼinterjection, purement graphique (ah), opérée par Guarino (1521) nʼest pas du même intérêt.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

346

Mynors hérite de cette double modification, tandis que Bardon ne retient que

la première, conservant ainsi lʼinterjection. Selon Fordyce (19732, 300), qui

justifie le choix de Mynors, la leçon de V, cʼest-à-dire de lʼarchétype des plus

anciens manuscrits (Veronensis deperditus) ne donne pas de sens

satisfaisant (« no satisfactory sense »). Étrangement, ce texte insensé reste

celui de la vulgate.

Bien entendu, cʼest la correction de Muret qui est pour nous la plus

stimulante intellectuellement, même si, on peut le deviner, elle se conçoit

dans la perspective de la première, cʼest-à-dire dans un mouvement de

compensation syntaxique, où la suppression dʼune conjonction doit entraîner

lʼapparition dʼune « partie du discours » équivalente. Fordyce (ibid.) étaye le

choix de la conjonction at, dʼun autre point de vue, en disant quʼelle

« introduit souvent lʼobjection que le locuteur se fait lui-même » (« often

introduces the speakerʼs own objection »). Mais si Muret a eu lʼidée de cette

correction, nʼest-ce pas que le texte des manuscrits, reflétant celui de

Catulle37, la lui suggérait ?

Notre étude a pour but de montrer que la leçon des mss. est la plus riche,

parce quʼelle inclut en fait la référence à la lecture de Muret et Mynors.

Les deux vers corrigés appartiennent à une séquence relativement longue

qui est une délibération sur le thème « Que faire dans une situation

désespérée ? ». Cette séquence suit directement la prière à Jupiter (64,171-

37 Lʼinterjection est notamment une leçon du ms. O qui a toutes les chances dʼêtre le reflet fidèle du Veronensis deperditus parce quʼil a été copié, selon les termes de Fordyce (xxvii), « by an ignorant but conscientious scribe who had the virtue of trying to copy faithfully what he did not understand ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

347

176 : « Si seulement rien de tout cela nʼavait eu lieu ! »). Elle sʼétend du

v.177 au v.191, sʼouvrant par un groupe de trois monosyllabes longs (Nam

quo me referam : « Où donc me réfugier ? ») procédé rythmique que lʼon

trouve déjà dans le texte dʼEnnius, comme le note J.Granarolo (1967,337)38.

Elle correspond à un monologue tragique ; cʼest une parole adressée à soi-

même, bien que lʼhéroïne ait pris soin dʼalerter précédemment Jupiter, afin

dʼen faire un témoin, plutôt quʼun véritable allocutaire. Le recours désespéré

aux Euménides est introduit, immédiatement après, par la conjonction quare

(64,192), qui indique que cet acte de parole vient en conséquence de toute la

délibération.

Suivons pour lʼinstant le texte de Mynors, et voyons quelle est sa logique :

Idaeosne petam montes ? at gurgite lato // discernens ponti truculentum

diuidit aequor. (« Faut-il que je gagne les montagnes de lʼIda ? Mais

lʼétendue agitée de la mer mʼen sépare, mʼen coupe par son large gouffre. »).

Comme lʼa précisé Fordyce, la conjonction introduirait ici une objection faite à

soi-même. Ce qui signifie que les v.178-79 comportent deux unités

phrastiques. La première est une interrogative dont le verbe est au subjonctif

délibératif. La deuxième est assertive, introduite par la conjonction at, qui

suppose un mouvement argumentatif39. Cette lecture est à la fois

38 Le vers 177 a pour modèle un vers de la Medea exul (Klotz frg.272 = Vahl. 276) : Quo nunc me uortam ? quod iter incipiam ingredi ? Ennius sʼinspire lui-même directement dʼEuripide (Médée, 502) . 39 Il sʼagit dʼat « marqueur dʼopposition » (Orlandini,1994,164) : « Ce connecteur enchaîne avec le contexte précédent (p), auquel lʼénoncé “ at q ” sʼoppose. Le connecteur signale une rupture dans lʼorientation argumentative; le mouvement discursif réalisé par lʼénoncé q possède en effet une orientation contraire à celle de lʼénoncé p . Le connecteur at est partie prenante dans le processus dʼargumentation, quʼil renforce. ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

348

syntaxiquement acceptable et métriquement correcte. Toutefois, lʼexamen du

cotexte apporte plusieurs objections.

Tout dʼabord, il se trouve que Catulle nʼutilise quʼune fois cette conjonction

dans cette partie de lʼhexamètre et que ce nʼest pas dans un contexte

interrogatif40. Dʼautre part, lʼhypothèse dʼune objection faite à soi-même est

peu probable, parce quʼon se trouve dans une séquence délibérative

extrêmement formelle. Du vers 177 au vers 183, Catulle semble sʼêtre

imposé lʼinterrogation rhétorique comme contrainte dʼécriture. Lʼunité

syntaxique du passage est la phrase interrogative. Cʼest pourquoi la

suppression dʼubi et son remplacement par at sont dommageables.

Pour Ariane, aucune issue au malheur nʼest sérieusement envisageable. Il

nʼest pas fortuit, dans ces conditions, que le début de la séquence

dʼinterrogations comporte la marque de lʼinanité dʼune pareille délibération.

En effet, pour J.Granarolo (1967,336), la fin du vers 177 signifie la négation

de lʼespoir. On pourrait traduire Quali spe perdita nitor ? par « Perdue, avec

quel espoir puis-je tenir ? »41. Cette phrase est à lire rythmiquement comme

suit :

P quáli H spé pérdita nítor ?

/qq/q qww qw

40 Sensibus ereptis P mens excidit ! at t(e) ego certe (66,25). La place la plus fréquente de cette conjonction est lʼattaque dʼhexamètre. Dans le discours dʼAriane, on en compte deux exemples (64,139; 64,160). 41 G. Sabbah suggère la traduction « Sur quelle sorte dʼespoir est-ce que je mʼappuie, étant perdue ? »

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

349

Le pathétique y est extrêmement travaillé, car lʼadjectif interrogatif est

détaché du nom spe par la césure, Catulle figurant un doute de

lʼénonciatrice, caractéristique de la délibération authentique, alors que le

dernier côlon réfute toute issue heureuse. La récurrence de / pe / et le

contre-accent lient les deux mots centraux en sorte quʼils forment un

oxymore.

Cʼest donc ici que nous retrouvons le texte de la vulgate dont nous étions

parti. Au contraire de la conjonction at, lʼinterjection a est suceptible dʼêtre

utilisée comme incise, et donc de ne pas mettre en danger la structure

syntaxique de la phrase. Ainsi, sa présence ne gêne en rien le mouvement

séquentiel dʼinterrogations rhétoriques42.

De plus, comme on lʼa vu notamment à propos de 64, 135, lʼinterjection doit

être interprétée en fonction du co-texte, qui précise quel affect est à lʼœuvre.

Dans cette perspective, il apparaît que lʼun des rôles du dernier côlon de 64,

177 est bien dʼindiquer une tonalité affective, à savoir le désespoir. Et cette

indication, paradoxale dans une délibération rationnelle, nous semble avoir

pour but de préparer lʼinsertion de lʼinterjection a. On se trouve devant une

situation de dolor tragique, conduisant au furor (64, 192-201), lʼinterjection

pourrait donc être univoque, mais ce nʼest pas tout à fait le cas.

42 Comme le président du jury, Guy Sabbah, nous le fait justement remarquer, notre raisonnement pourrait être ici complété et éclairé par une comparaison avec la rhétorique des plaintes dans les Héroïdes dʼOvide.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

350

On peut en effet lire :

Idaeósne pétam P móntes H á ! B gúrgite láto

qqqw wq / qq / q/qww qq

Discérnens pónti P truculént(um) úbi B díuidit aéquor ?

qqq qq / wwq ww / qww qw

La position de lʼinterjection est extrêmement importante43, car elle

commande une mise en réseau :

1°/ Comme les deux derniers côla de 177 et 178 sont verbalement et

prosodiquement superposables, les monosyllabes spe et a sont mis en

valeur en tant que termes antithétiques.

2°/ Lʼinterjection se trouve placée à la charnière du deuxième et du

troisième côlon. Elle est métriquement détachée du mot montes, le but que

lʼénonciatrice cherche désespérément à atteindre. De lʼautre côté, elle est bel

et bien rattachée au mot gurgite, lʼobstacle concret, mais aussi la métaphore

de la perte dʼAriane. Ainsi, lʼinterjection est utilisée pour figurer le corps de

lʼénonciatrice elle-même. Ce corps penche bien évidemment du côté de la

perte; cʼest ce que figure le contre-accent orienté vers la syllabe initiale de

gurgite.

Deux interprétations de lʼaffect se présentent en conséquence. Si lʼon

considère le rapport du monosyllabe à montes, le regret dû à lʼarrachement

43 Les effets particulièrement riches que provoquent cette position du monosyllabe expliquent partiellement la position étrange de la conjonction ubi, qui pourrait fort bien, en termes prosodiques, occuper la place de lʼinterjection, comme le voudrait lʼordre prosaïque des mots.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

351

est plausible. Si lʼon considère ce qui suit a, cʼest lʼeffroi désespéré qui

sʼimpose.

3°/ Un autre lien du réseau reste à expliciter. Lʼinterjection á entre en

résonance avec lʼadjectif láto, dʼabord sur le plan phonique et accentuel,

ensuite parce quʼelle focalise habituellement un adjectif qui la suit

directement (a miser, a demens…). On a vu, à propos de 64, 135, quel effet

de sens Catulle pouvait tirer de lʼinversion de cette structure attendue. En

fait, lʼeffet de ce lien nʼest sensible que quelques vers plus tard. Catulle met

en attente la paronomase de deux mots-clausules lato (64, 178) et letum (64,

187), sémantiquement intéressante.

Pour conclure, ajoutons que lʼinterjection a, dans le texte catullien, a aussi la

possibilité de mobiliser la référence à la conjonction at, comme le montre le

rapprochement des débuts de vers Immemor at (64,58) et Immemor a ! (64,

135). En 64, 178, elle peut ainsi suggérer lʼopposition binaire entre les deux

premiers côla et le dernier, suggérer une organisation syntaxique, sans que

dʼautres éléments du réseau soient laissés de côté.

Par sa polyvalence, lʼinterjection lʼemporte poétiquement sur la conjonction.

Les corrections humanistes nous semblent refléter le désir de rendre le texte

univoque, de le ramener à une seule de ses potentialités poétiques.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

352

64,196

En 64,196, une troisième et dernière interjection est mise dans la bouche

dʼAriane. Il sʼagit de uae (cf. grec ouai ) qui fonctionne souvent sur un mode

quasi prépositionnel, étant suivi dʼun régime au datif, comme dans le fameux

uae uictis de Tite-Live 5,49,9, ou même dʼun accusatif : Dabitur pol

supplicium mihi de tergo uostro — Vae te ! (Plt.As. 481) ;Vae me, puto,

concacaui me! (Sen. Apoc. 4,3). Ce fonctionnement syntaxique de uae est

dʼailleurs à rapprocher de celui dʼheus (Biville, 1996c, 210), mais aussi de

celui dʼei (Biville,1996c, 209 ;TLL s.u.).

Pour Fordyce (19732,303), lʼoccurrence catullienne qui nous intéresse

représente un cas dʼemploi absolu de lʼinterjection (« used absolutely »). Il

étaye sa remarque dʼune série de références poétiques, tirées directement

de lʼOxford Latin Dictionary : Mantua uae T miserae P nimium uicina

Cremonae (Vir. Buc. 9,28); Huic ego uae T demens P narrabam flumin(um)

amores (Ov.Am. 3,6,101)44. Dans ces deux hexamètres, lʼinterjection est

placée au deuxième longum, cʼest-à-dire avant la césure trihémimère. Fait

44 On trouve encore une occurrence de cet « emploi absolu » dans un tout autre contexte métrique, selon lʼOLD : Cum te Lydia, Telephi / ceruicem roseam, cerea Telephi / laudas bracchia, uae, meum / feruens difficili bile tumet iecur. (Hor.,Carm.1,13,1-4). Le vers 3 où apparaît lʼinterjection suit le schéma du glyconique, mètre utilisé par Catulle dans c.61. Même si lʼon nʼa pas coutume de parler de césure dans un vers dʼune pareille longueur, remarquons que lʼinterjection est placée dans la partie clausulaire que Catulle utilise quelquefois pour insérer, en rejet, un nouveau mouvement phrastique : Commodi capere; at potest (61,63); Terra finibus; at queat (61,73). Exemples comparables en 61,68; 61,212; 61,214; 61,232. Le rapprochement le plus intéressant que cet exemple horatien puisse suggérer est bien sûr le vers 61,139, où lʼinterjection occupe la même place : Tondet os. Miser, a ! miser.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

353

dʼautant plus notable, que lʼoccurrence de uae présente la même

particularité, en 64,196. On se rappelle aussi que lʼinterjection a (64,135),

postposée par rapport à lʼadjectif immemor, occupait déjà cette position.

Même sʼil est hasardeux de fonder une analyse générale sur trois exemples,

la coïncidence dʼun type dʼemploi de lʼinterjection et dʼune position dans

lʼhexamètre a sans doute de quoi stimuler la réflexion.

Vae, en emploi « absolu », cʼest-à-dire autonome, se distingue assez mal

dʼautres interjections réputées exprimer la douleur et la peine, comme heu et

a. Dʼailleurs, Dosithée (GLK 4.424.6-8) associe uae et heu quand il parle de

lʼexpression de la douleur45. Et il nʼest pas étonnant de retrouver, dans le

cotexte immédiat de uae, les adjectifs miser et demens qui accompagnent

souvent les interjections concurrentes.

Mais revenons au texte de Catulle. Si lʼon observe uae comme la dernière

manifestion interjective du discours de lʼhéroïne, il faut noter que chacune

des trois occurrences intervient dans une phase discursive orientée de

manière différente :

1° lʼinterjection a (64,135) paraît dans une séquence adressée à Thésée.

2° lʼinterjection a (64,178) paraît dans une séquence autoadressée.

3° lʼinterjection uae (64,196) paraît dans une séquence adressée aux

Euménides.

45 Pour uae exprimant la tristesse, par opposition à uah qui exprime la joie, voir lʼanalyse du pseudo-Sergius (GLK IV 489.10-17) chez F. Biville (1996, 213).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

354

Cette dernière séquence recouvre les vv.192-201, autrement dit, constitue

la partie conclusive du discours dʼAriane. Même si les traducteurs en langue

française segmentent cette séquence en deux ou trois unités phrastiques,

elle peut, malgré tout, être lue comme un seul mouvement phrastique,

structuré par des termes de relance comme les pronoms relatifs en attaque

de vers (Quas, 64,196; Quae, 64,198), qui représentent des échos

phoniques partiels de la conjonction quare, utilisée en début de séquence

(64,192) : « Aussi, vous qui dʼune peine vengeresse châtiez les fautes des

hommes, Euménides, dont le front couronné dʼune chevelure vipérine

exprime les colères qui sʼexhalent de votre cœur, accourez, accourez vite,

écoutez les plaintes que dans mon malheur, hélas ! la passion, lʼégarement

dʼune fureur aveugle arrachent du plus profond de mes moelles. Et sʼil est

vrai quʼelles jaillissent sincères du fond de mon cœur, ne souffrez pas que

mon deuil reste impuni, mais faites, ô déesses, que, par le même oubli qui

causa mon abandon, Thésée soit funeste à son tour et à lui-même et aux

siens. » (Ernout, 92)46.

Dʼemblée, avec la conjonction citée, cette séquence finale, adressée à un

groupe dʼallocutaires, prend un tour argumentatif. Sa structure la met du côté

de la période rhétorique. Elle se réfère ainsi à la tradition oratoire qui attribue

à cette séquence du discours, la péroraison, un ethos particulier.

46 « Vous donc qui châtiez de peine vengeresse les actions de hommes, Euménides, vous dont la chevelure de serpents, couronne de votre front, darde les colères quʼexhalent vos poitrines, ici ! ici ! pressez-vous, écoutez mes plaintes, ces plaintes que le malheur, hélas !, me contraint à proférer du fond des moëlles, — sans recours, toute feu, aveugle de fureur insensée. Puisquʼelles ne naissent que trop vraies des profondeurs de ma poitrine, ne permettez pas que notre détresse soit pour rien ; mais quʼen ayant le cœur de mʼabandonner à cette solitude, Thésée, de ce même cœur, endeuille et lui-même et les siens. » (Bardon, 1970, 146).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

355

Lʼinterjection sʼinscrit dans cette période en tant quʼélément dʼune stratégie

argumentative que lʼon peut définir comme une rhétorique et une rythmique

de lʼauthenticité. Le pathétique est également présent dans cette péroraison,

mais essentiellement comme rémanence du reste du discours, et

particulièrement de la séquence de « monologue » (64,177-191) où se

trouvait insérée lʼinterjection a.

En réalité, lʼélément nouveau est bien la façon dont Ariane se présente

comme suppliante authentique, car sa vengeance est à deux conditions : elle

doit attirer lʼattention des divinités, et les Euménides doivent être persuadées

dʼavoir affaire à un malheur dʼune ampleur suffisante, en même temps que

parfaitement authentique.

La procédure phatique utilisée par Ariane reprend les éléments essentiels

du genre discursif quʼest lʼinvocation, mais avec quelques altérations. Lʼordre

normal Nom de la divinité + Phrase Relative, comme chez Accius

(Phoenissae, W 585-86 : Sol qui micantem candido curru atque equis /

flammam citatis feruido ardore explicas), est transgressé47.

47 Sur cet aspect du « style sacré archaïque » (J. Dangel), voir J.Dangel (1996,86 n.11) et A. Traina (1970,192).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

356

Lʼinvocation commence, en effet, par un groupe participial (64, 192) qui met

en valeur la caractéristique essentielle des divinités aux yeux dʼAriane, leur

compétence vindicative, grâce à un couplage des syllabes dʼattaque :

uírum P multántes uíndice

wq / qqq qww

Cʼest seulement au vers suivant (64,193) que le nom divin est détaché en

début de vers, puis déterminé par une phrase relative, selon la coutume :

Euménides T quíbus anguíno H rédimíta capíllo…

qwwq / ww qqq / wwqw wqq

Dans ce vers, les seules syllabes initiales susceptibles de recevoir un

accent sont les attaques des côla 2 et 3. Lʼaccentuation nʼa pas ici de visée

dynamique, mais véhicule plutôt quelque chose de didactique et de pesant.

Le vers suivant (64,194), sur lequel se poursuit pourtant la relative, rompt

ce lent mouvement explicatif de façon brutale :

Fróns éxpirántis P praepórtat péctoris íras

qq qqq / qqq qww qq

R P R PR P R P R R

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

357

Le v. 64,194 débute par un contre-accent dont la valeur est essentiellement

dynamique; ce qui crée un contraste très net avec lʼattaque du vers

précédent48. Bien quʼun mot molosse occupe encore la position centrale, le

mouvement rythmique diffère profondément, parce que le vers est saturé

dʼéchos consonantiques en /r/ et en /p/. Répartis dans les deux côla, les

deux séries consonantiques sont pourtant hiérarchisées : le /r/ est dominant,

puisque sous accent, dans le premier côlon; il en va de même pour /p/ dans

le second côlon. Cette saturation systématique et organisée du vers par des

échos consonantiques, procédé éminemment ennien, constitue un

primitivisme formel suggérant lʼanimation croissante de lʼénonciatrice. Cʼest

lʼoralité du furor qui perce ici.

La visée phatique culmine dans le vers 64,195. Elle est, cette fois-ci, autant

manifestée par la syntaxe injonctive (impératifs aduentate et audite) que par

la dynamique du rythme :

Húc húc áduentáte Tr méas H audíte querélas,

q q qqqw / wq/ qqw wqq

Au plan rythmique, lʼattaque de 64,195 apparaît comme plus forte que celle

du vers précédent : la séquence contraccentuelle est allongée dʼune syllabe.

La faiblesse quʼaurait le mot épitrite (qqqw) aduentate sʼil était uniquement

paroxyton justifie lʼaccent secondaire sur la syllabe dʼattaque.

48 Lʼarticulation emphatique de la syllabe dʼattaque (= accent secondaire) dʼexpirantis , mot dispondaïque, est induite par lʼantéposition du monosyllabe « de sens plein ». Cette lecture contraccentuelle du début nous semble possible, quoique non nécessaire, car elle anticipe lʼattaque du vers 64,195 (Húc húc).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

358

De plus, le premier côlon se caractérise par le couplage des phonèmes

vocaliques sous accent : /ú/- /ú/ - /á/ - /á/. Les Euménides doivent venir sans

délai; lʼénonciatrice balise leur chemin jusquʼà elle : lʼadjectif de première

personne, meas, détaché du nom, est mis en valeur entre deux césures.

Enfin, audíte est focalisé par le jeu des échos vocaliques sous accent, car

lʼinsertion du phonème /í/ à lʼintérieur du couple /é/ -/é/ forme contraste avec

la structure dʼéchos du premier côlon. Comme nous lʼavons déjà signalé, la

visée phatique qui caractérise les vers que nous venons dʼétudier est à

mettre en rapport avec lʼoralité du personnage en proie au furor. Or, cʼest

cette oralité elle-même qui prend valeur argumentative : lʼoralité du furor est

la preuve de lʼauthenticité du dolor. Et cʼest dans ce dispositif discursif que

sʼintègre lʼinterjection uae, intervenant au vers 64,196 : Quas ego uae misera

extremis proferre medullis.

En première analyse, nous pouvons remarquer que cette interjection est

utilisée comme langage du corps, comme élément de pathétique mimant la

spontanéité. En cela, elle correspond parfaitement à la définition donnée à

cette partie du discours en sémantique énonciative : « Pour nous, une

interjection se reconnaît à deux propriétés complémentaires. Lʼune, négative,

est quʼelle ne se présente pas comme destinée à fournir une information à

lʼauditeur — bien quʼelle puisse en apporter une et que lʼintention non avouée

de lʼénonciateur puisse être de lʼapporter. Lʼautre, positive, est quʼelle se

présente comme arrachée au locuteur par la situation, cʼest-à-dire comme

une espèce de cri. » (Ducrot et alii, 1980,133). Elle donne lʼautorité de

lʼauthenticité absolue à la requête dʼAriane. On pourrait dʼailleurs lui

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

359

substituer dans ce rôle a , heu, interjections de sens approchant, employées

dans des contextes comparables, et lʼon obtiendrait encore la même

traduction : « …ces plaintes que je suis, hélas !, moi la malheureuse, obligée

dʼextirper du plus profond de mon être… ».

De plus, cet effet authentifiant de lʼinterjection, qui fonctionne alors en

isotopie avec dʼautres traits dʼoralité que nous avons décelés dans le reste

de la séquence, se double dʼune particularité du discours de lʼhéroïne, son

aspect métalinguistique. En même temps quʼelle déploie les traits formels du

discours furieux, Ariane les « décode » systématiquement : elle est

« contrainte » (64,197 Cogor) dʼ« extraire < des plaintes> du plus profond de

ses moelles » (64,196 proferre extremis medullis), elle se définit au travers

les mots stéréotypés du dolor ((64,196 misera, 64,197 inops) et du furor,

terme quʼelle utilise dʼailleurs à son propos (64,197 ardens, « enflammée »,

caeca amenti furore , « aveuglée par une déraisonnable révolte ») ; un peu

plus loin, elle fait remarquer que ses plaintes sont véridiques (64,198 uerae),

naissant « du plus profond de sa poitrine (64,198 ab imo pectore). On

retrouve là des termes qui étaient employés par le narrateur lui-même pour

caractériser la parole et la voix de lʼhéroïne et justifier lʼinsertion dʼune

interjection dès le début du discours rapporté (64,124-131).

Bien sûr, la redondance tautologique est un aspect connu de la copia

pathétique. Cependant, le métalangage ainsi développé a un autre effet qui

participe de la stratégie argumentative visant à convaincre de lʼauthenticité

du propos. Pour efficace que soit lʼinterjection dans cette opération, il ne faut

pas sous-estimer lʼusure qui peut lʼaffecter. Sa commodité dʼemploi la rend

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

360

très attrayante pour qui veut feindre à bon compte (O. Ducrot, J.-

M. Schaeffer, 1999, 733 : « Les Oh!, Ah!, Aïe!, Hélas!… du français, et les

mots de même fonction, mais souvent différents matériellement, que lʼon

trouve dans la plupart des langues, servent également à authentifier la parole

: en les prononçant, on se donne lʼair de ne pas pouvoir faire autrement que

de les prononcer (dʼoù leur particulière utilité pour les menteurs). »).

Ainsi, le décodage métalinguistique vient désamorcer la défiance envers

lʼinterjection qui pourrait naître chez les allocutaires : en mettant à nu le

projet qui anime son discours, Ariane se donne un allié supplémentaire : la

transparence.

Nous avons mis en évidence la fonction première de cette interjection au

sein de la séquence discursive, mais il nous reste à voir ce qui motive le

choix de uae parmi le lot dʼinterjections comparables que nous avons

mentionnées.

Dans cette perspective, il est également nécessaire dʼétudier, au plan

rythmique, le vers 64,19649 :

Quás égo uaé ! T míser(a) extrémis H proférre medúllis

q ww q / ww qqq / qqw wqq

Le choix de lʼinterjection uae ne sʼexplique pas seulement par la volonté

dʼintroduire une variation conclusive dans la série des interjections

prononcées par Ariane. Il permet aussi une micro-figure rythmique qui 49 Lʼaccentuation du pronom relatif quas (64,196), sʼexplique, parce quʼil sʼintègre dans un réseau : Quare (64,192) - querelas (64,195) - Cogor - caeca (64,197) - Quae -quoniam (64,198).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

361

sʼinscrit dans le mouvement argumentatif que nous avons repéré à un niveau

plus large dans la séquence.

Le vers 64,196 est divisible en trois côla et uae apparaît à la fin du premier

dʼentre eux, de la même façon que lʼinterjection a en dernière position du

vers 64,135. Dans cet exemple-ci, la structure interne du côlon était

renforcée par les échos consonantiques en /m/. En 64,196, on observe un

jeu rythmico-phonique de finalité sémantique comparable, mais de forme

différente.

En effet, il sʼagit encore de justifier la présence de lʼinterjection par un lien

de causalité qui la rattache au reste du côlon. Ce lien passe dʼabord par le

contre-accent qui établit une solidarité dynamique entre Quás et égo , en

mettant en valeur deux phonèmes vocaliques. Lʼinterjection est présentée

comme conséquence du rapprochement des deux mots précédents, parce

quʼelle est phoniquement engendrée par les phonèmes vocaliques sous-

accent /á/ long et /é/ bref. Précisons quʼau plan phonologique lʼarticulation de

uae comme sonante + diphtongue est possible dans un idiolecte précieux et

littéraire50. On peut même retrouver trace de lʼappendice labio-vélaire du

pronom relatif dans la sonante du monosyllabe interjectif.

Ainsi, lʼénonciatrice signifie que le référent de Quas, cʼest-à-dire les

« plaintes » (64,195 querelas), est indissociable de son identité (ego), et que

50 On débat à propos de la date de la monophtongaison, en latin standard. Intervient-elle au II° siècle avant ou après J.-C. ? Toujours est-il que la diphtongue reste longtemps possible dans lʼidiolecte littéraire, au moins jusque chez Pétrone (merci à F. Biville pour ce renseignement). Pour Audax, bien plus tard, lʼhomophonie de lʼenclitique -ue et de lʼinterjection uae est acquise : si non cum commotione animi pronuntiatur, erit coniunctio, ut ʻPariusue lapisʼ; si uero uae cum commotione animi proferatur, erit interiectio, ut ʻuae misero mihiʼ. (GLK VII.350.26- 27).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

362

lʼénonciation de lʼinterjection uae (« hélas ! », « malheur ! »), loin dʼêtre

gratuite, est la conséquence dʼune nécessité fatale qui veut quʼelle, Ariane,

soit attachée à son malheur.

Toutefois, si dans le cas de 64,135, lʼautonomie syntaxique de lʼinterjection

a ne fait aucun doute, on peut dire que la situation est moins simple pour uae

en 64,196, ce qui va nous amener à nuancer le point de vue de Fordyce,

citée au début de cette étude, qui voyait dans notre occurrence catullienne

un « emploi absolu ».

Certes, le texte, au plan visuel, ne permet pas de voir de lien syntaxique

entre lʼinterjection et lʼadjectif au nominatif (64,196 misera) qui la suit

directement, dans la mesure où la construction quasi prépositionnelle de uae

entraîne un accord du régime à lʼaccusatif, ou, plus fréquemment, au datif51.

Mais il faut tenir compte de deux éléments du rythme qui ne sont pas

décelables visuellement : le contre-accent qui lie lʼinterjection à la syllabe

initiale de lʼadjectif et lʼélision prosodique de la marque flexionnelle -a.

Si la césure trihémimère, qui sépare les deux premiers côla du vers 64,196,

a pour fonction de souligner le caractère dʼénoncé-incise de lʼinterjection

monosyllabique, en accord avec la lecture syntaxique du vers , il faut bien

reconnaître que le contre-accent introduit une tension par rapport à cette

césure et quʼil suggère (ce terme est important) une autre lecture où

lʼinterjection nʼest plus autonome, mais dotée dʼun régime. Ainsi, à cause de

lʼeffet de substitution vocalique créé par lʼélision, introduisant un rappel 51 Lʼadjectif misera doit se lire syntaxiquement comme une apposition à ego, au même titre que les autres adjectifs accumulés au vers suivant (64,197), inops, ardens, caeca dont il a déjà été question plus haut.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

363

paronomastique de la désinence de datif féminin à travers le /e/ long initial

dʼextremis, on peut encore interpréter le début de lʼhexamètre de la manière

suivante : Quás égo / uaé míserae…

Bien sûr, nous touchons ici le domaine de lʼallusif, le domaine de la

« préciosité » poétique, mais cette deuxième lecture du fonctionnement

rythmico-phonique de lʼinterjection, nous permet de mettre en évidence

pourquoi Catulle nʼa pas écrit uae miserae mihi, énoncé banal en poésie

dramatique (avec, si nécessaire, un autre des mots différent), admissible en

prosodie dactylique. Vae est bien utilisée de façon autonome (« absolue »

selon les termes de Fordyce) à une place du côlon qui permet une lecture

sémantique très riche, pourtant sa place et son insertion dans le rythme

suggèrent aussi un autre emploi de lʼinterjection que nous avons appelé

« quasi prépositionnel ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

364

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

365

La voix des Parques

64,323

O decus eximium magnis uirtutibus augens,

Emathiae tutamen, Opis carissime nato, (64,323-24)52

« O toi dont les grandes vertus accroissent la noblesse, défense de

lʼÉmathie, si cher au fils dʼOps… » (Bardon,1970,154).

Cʼest sur ce mode élogieux que commence le discours des Parques

(64,323-64,381). Ce discours a la particularité dʼêtre prononcé non pas par

un énonciateur unique, mais par une voix collective et unanime, que le poète

a caractérisée par avance. Pour ce faire, il a recouru à certaines expressions

métalinguistiques qui sʼappliquaient déjà au discours dʼAriane, avec,

toutefois, quelques traits distinctifs.

Ainsi, cette voix collective des Parques est qualifiée de clarisona (64,320

« sonore et distincte »), le verbe fundere est utilisé à la place de dicere

(64,321 fuderunt, « elles répandirent »); ces traits caractérisaient déjà la

parole dʼAriane. Ce qui distingue la parole des Parques de celle de lʼhéroïne

crétoise, cʼest, bien entendu, lʼabsence de marques pathétiques inscrites

dans la voix et le corps énonciateur, mais aussi son aspect formel et

52 Le vers 64,323 ne présente pas de difficultés ecdotiques particulières, mais le texte de 64,324 a subi plusieurs métamorphoses. Les mss. anciens segmentent mal les mots de ce dernier vers. La reconstruction et la ponctuation (très vraisemblables) adoptées par les plus récentes éditions (y compris le dernier tirage de Lafaye revu par Simone Viarre) sont dues à Housman. Voir Fordyce, 1973, 318.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

366

solennel, signifié par lʼexpression diuino carmine (64,321). Sʼil apparaît que

cette voix, forte et vigoureuse émane de corps présentés, en revanche,

comme débiles (64,305 infirmo quatientes corpora motu; 64,307 corpus

tremulum), cela manifeste lʼessence divine de la parole énoncée.

Ce qui nʼapparaît pas nettement dans cette préparation du discours

rapporté, cʼest lʼidentité explicite du destinataire. Le discours des Parques

sʼadresse implicitement à Pélée, dont ce sont les noces, mais nulle part les

futurs époux ne sont décrits. Leur position au sein de lʼespace du palais reste

mystérieuse, alors que le poète signale avec précision le ballet des invités;

les humains se retirant (64, 267-268) pour laisser la place aux divinités qui

sʼassoient (64, 303-304).

La première fonction que remplit ici lʼinterjection53 o est celle dʼembrayeur,

dʼoù sa place normale en attaque dʼhexamètre; elle marque le début du

discours des Parques et lʼancre dans une situation dʼénonciation dont on a

vu quʼelle nʼest pas entièrement explicitée par le poète, qui focalise les

énonciatrices, non lʼallocutaire. La situation veut que le discours débute par

lʼéloge du maître des lieux. Cʼest pourquoi il nʼest même pas nommé.

Le début du discours rapporté coïncide avec un syntagme vocatif

recouvrant le vers 64, 323. La désignation métonymique de Pélée (decus,

« honneur ») y est mise en valeur par le contre-accent créé par la contiguïté

de lʼinterjection54. Ainsi, lʼon a rythmiquement, lʼéquivalent de O tu (qq) ou

53 Pour les nuances que lʼemploi de ce terme doit susciter dans le cas de o, voir notre étude de 63, 50. 54 Même attaque dʼhexamètre dans la translation dʼHomère réalisée par Cicéron (Fin. 5, 49) : O decus Argolicum P quin puppim B flectis, Ulixes, / auribus ut (T) nostros P possis H

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

367

bien O Peleu (qqq), mais des formes comme eximium ou augens nʼidentifient

pas de manière déterminante le cas vocatif. Il faut attendre le vers 64,324,

avec carissime pour que ce cas soit clairement marqué. Alors interviennent

des formes qui manifestent la deuxième personne, lʼimpératif Accipe et le

pronom personnel tibi (64,325).

Lʼabsence de désignation obvie de lʼallocutaire en début de discours, les

périphrases diplomatiques référant à Pélée montrent bien que lʼauditoire est

trié55, quʼil est tout acquis ou quʼil se censure en raison de la solennité en

cours. En effet, aussi bien les futurs époux que les invités divins sont censés

comprendre de qui parlent les Parques en évoquant lʼEmathiae tutamen,

Opis carissime nato (ce vers ayant pour fonction de montrer le statut

privilégié de lʼallocutaire, dans le monde humain et dans le monde divin

symétriquement).

agnoscere cantus ?. Le premier côlon est prosodiquement superposable à celui de Catulle. La voix est ici celle des Sirènes qui cherchent à attirer lʼattention dʼUlysse. 55 Les fâcheux potentiels, Phébus et sa soeur Diane, sont restés chez eux (64,299-302).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

368

Cʼest bien la gloire du maître de maison qui est visée par la parole des

Parques. Cette parole collective, pour atteindre son but, doit donc éviter

lʼécueil de la confusion, du brouhaha, de lʼobscurité prophétique. Aussi le

poète a-t-il insisté sur son intensité (clarisona uoce), et fait en sorte que la

colométrie découpe lʼéloge de façon fragmentée, mettant notamment en

relief des dissyllabes emblématiques (magnis, Opis) de la gloire de Pélée :

Ó décus éximium P mágnis H uirtútibus aúgens,

q ww qwwq /qq / qqww qq

Emáthiae T tutámen, Tr Ópis H caríssime náto,

qwwq /qqw /wq /qqww qq

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

369

La voix de la Boucle

Le poème 66, translation dʼun poème de Callimaque, représente le discours

dʼune boucle de cheveux56. Nous avons affaire à une prosopopée au cours

de laquelle se rencontrent trois interjections (66,39; 66,85; 66,87),

textuellement sûres.

66,39

La première dʼentre elle (66,39, o) intervient dans une séquence de

discours directement adressé à Bérénice (66,37-42). Elle introduit le

syntagme vocatif ó regína (qqqw). La Boucle de cheveux, personnifiée par

son accès soudain à la parole, interpelle la reine Bérénice. Nous avons

affaire à un dispositif rhétorique dont la familiarité risque de nous masquer

les enjeux véritables. Élucider le rôle de lʼinterjection et du syntagme quʼelle

inaugure, cʼest essayer de mettre au jour certains implicites de cet artifice

rhétorique, et dʼabord définir le masque ou le visage (deux traductions

possibles du grec prosôpon) qui se manifeste dans cette parole.

Au début du poème, la Boucle assume le rôle dʼune messagère, dʼune

narratrice qui conte sa métamorphose à la première personne. Très 56 Les papyri nous ont révélé une partie du texte de Callimaque (Pfeiffer, Callimachus, vol.1 frg.110). Malheureusement, nous ne possédons pas le texte grec correspondant aux trois vers comportant des interjections primaires. Anne Videau (1997) propose un commentaire littéraire de ce poème ainsi que la plus récente traduction en langue française.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

370

rapidement, en fait dès quʼelle sʼest présentée, identifiée en tant

quʼénonciatrice, elle interrompt son récit pour se livrer à des réflexions sur la

psychologie des jeunes mariées57. Cʼest alors une séquence discursive

(66,15-18) sans destinataire affiché où lʼénonciatrice se pose en experte

psychologue, à travers lʼemploi du présent de vérité générale : « Vénus est-

elle donc odieuse aux nouvelles épousées ? Ou plutôt ne veulent-elles pas

gâter la joie de leurs parents par les fausses larmes quʼelles versent en

abondance avant de franchir le seuil de la chambre nuptiale ? Non — me

protègent les dieux !— leurs gémissement ne sont pas sincères. » (Ernout,

1964,102)58. Le dernier vers de cette séquence (66,18 Nón íta mé díui J

uéra gémunt iúuerint. ) mêle assertion généralisante et énoncé en « fonction

interjective » (à ce propos voir Biville,1996c, 210 et Pompeius GLK V 281.11-

12), de sorte que lʼon a lʼimpression dʼune parole tendant vers lʼoralité

populaire59.

La Boucle prétend ainsi découvrir au lecteur la vérité des noces de la reine.

Et son nouveau statut stellaire lui permet de généraliser à partir de cette

expérience de témoin terrestre. Mais la truculence primesautière de la

Boucle croît encore par la suite. Elle a, semble-t-il, beaucoup à dire et profite 57 Voir Hollis (1992) sur le rituel nuptial. 58 J.Granarolo commente ce passage, ainsi que deux autres du même poème (66,21-22; 66,31-32), en ces termes : « Le plokamos (c.LXVI) présente un système dʼinterrogations couplées antithétiques, difficiles à cataloguer, mais que nous nʼestimons pas contre-indiqué de rattacher à lʼinterrogatio rhetorica, vu que le 1er membre équivaut à une négation, et le 2e à une affirmation à peine déguisée… » (1967, 345). 59 À lui seul, ce vers mériterait un commentaire plus étendu, ne serait-ce que pour expliquer la remarque lucide que Fordyce formule à son propos (1973,331 « hyperbate très osé »). Lʼobscurité syntaxique est-elle ici un symptôme de lʼoralité débridée de lʼénonciatrice ou une maladresse du traducteur Catulle ? Plus loin, lʼénonciatrice fait deux fois usage (66,30 et 66, 48) en attaque de vers, de Iúpiter, pris comme « interjection secondaire » (cf. Salvatore, 1965, 274).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

371

du poème pour dire son fait à Bérénice. Lʼénonciatrice passe, sans transition,

du récit sans destinataire marqué au discours orienté vers une personne

précise (66,19-22) : « De cela, la reine mʼa instruite par les nombreuses

plaintes que lui arracha le départ de son jeune mari pour de farouches

combats. Mais peut-être ne pleurais-tu pas lʼabandon de ton lit où tu restais

veuve, mais la séparation dʼavec un frère chéri ? » (Ernout, 1964, 102).

Lorsque sʼopère le passage à un plan énonciatif nouveau, on peut remarquer

que la rythmique évolue aussi. Un groupe de trois monosyllabes,

caractéristique de lʼoralité dialogale, occupe le début de lʼhexamètre (66,21) :

Át tú nón (T) órbum P lúxti H desérta cubíle,60

q q q qq/qq /qqw wqw

Le premier côlon, avec sa longue série contraccentuelle, a quelque chose

dʼune apostrophe grandiloquente, qui, nous semble-t-il, crée un effet

humoristique. Fordyce (1973, 332) lʼinterprète comme une expression

ironique, ou bien indignée, visant Bérénice, mais le caractère disproportionné

de la rythmique met tout autant en valeur la parrhèsia naïve de la Boucle. On

remarque aussi que le parfait de lugere, placé entre les césures, est une

forme syncopée (luxisti > luxti), ce qui renforce la dimension orale du vers.

60 La vulgate comporte un Et initial, leçon du ms O. Deux autres mss majeurs, G et R, comportent en fait la leçon At (cf. Mynors). La leçon de la vulgate sʼexplique par un souci de uariatio de la part des éditeurs, dans la mesure où lʼon a Sed au début du vers suivant. Même sʼil est difficile dʼapporter un argument décisif en faveur de lʼune ou de lʼautre variante textuelle (sans tenir compte ici des corrections parfois proposées, cf. Marinone, 1984,136-140), il nous semble que la rupture introduite par le passage de la narration à lʼinterpellation est propre à justifier lʼusage du connecteur at, souvent employé en rupture énonciative et en attaque dʼadresse. Cʼest dʼailleurs la leçon retenue par un commentateur pertinent de la poétique catullienne, A.Salvatore (1965, 270).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

372

De sa position céleste, la Boucle prend plaisir à désigner la vérité des

sentiments de Bérénice, sans y mettre un tact exagéré.

Lʼénonciatrice se pose en témoin importun, faisant alterner interrogatives et

exclamatives. Lʼexemple des vers 66,24-26 est révélateur à cet égard :

« Quelle inquiétude emplissait alors ta poitrine, égarant tes sens et ton

esprit ! Et pourtant, depuis le temps où tu étais toute petite, je connaissais ta

grande âme ! » (Ernout, 1964,103).

Vt tíbi túnc tóto J péctore sollícitae

qww q qq/qww qwwq

Sénsibus eréptis P méns éxcidit ! B át t(e) égo cérte

qww qqq /q qww/ q ww qq

Cognór(am) a párua J uírgine magnánimam.

qq qqq/ qww qwww

La faconde de la Boucle y est traduite en termes rythmiques :

1° Le premier côlon de 66,24 (pentamètre) est saturé par les échos en /t/

qui accompagnent deux contre-accents successifs (Vt tibi / tunc toto ; même

configuration prosodico-rythmique au début des vers 66,18-19); ces échos

sont moins marqués, parce quʼoccupant des syllabes inaccentuées, mais

toujours présents dans le second côlon61.

61 Pour A.Salvatore, lʼallitération présente au vers 66, 24 (« il significato espressivo della lungha serie delle t ») participe bien du « linguaggio intimo di Catullo », quoique lʼon ait affaire à une traduction (1965, 271).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

373

2° Dans le vers 66,25, deux termes appartenant au même champ lexical

sont rapprochés de manière redondante (Sensibus…mens). La vivacité orale

de lʼénonciatrice est aussi représentée à travers lʼattaque contraccentuelle

des deux derniers côla : on assiste donc dʼun vers à lʼautre à un déplacement

de lʼemphase orale, qui fait rebondir le rythme du discours. Et la ponctuation

bucolique, au dernier côlon, permet dʼinsérer un rejet.

3° La vivacité orale est caractérisée par un autre procédé dans le vers

66,26. Catulle introduit une succession dʼéchos consonantiques où syllabes

accentuée et inaccentuée alternent, de façon à produire une effet de relais

rythmique : 66,25 cérte - 66,26 Cognór(am) / párua - uírgine / uírgine -

magnánimam.

À notre avis, la parole de la Boucle, récemment promue à une destinée

céleste, correspond à celle dʼune servante (cf. 66,75 a dominae uertice),

brusquement libérée de ses inhibitions, et qui se laisse naïvement griser par

lʼexpression de ses émotions.

Par rapport à cette parrhèsia quelque peu envahissante, et naïve, la

séquence dans laquelle sʼintègre le syntagme vocatif o regina apporte une

évolution, une rupture de ton (66,37-42) : « Cʼest à regret, ô reine, que jʼai

quitté ton front, oui, à regret; jʼen fais serment par toi, par ta tête, et que soit

justement châtié quiconque lʼaurait invoquée par un faux serment ! Mais qui

prétendrait pouvoir rivaliser avec le fer ? » (Ernout,1964,103).

Notons que le syntagme vocatif nʼest pas placé au début de la séquence

dont Bérénice est lʼallocutaire (66,21); il nʼa donc pas de fonction de contact,

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

374

comme dans les salutations de théâtre. Il doit être compris comme une

rupture dans le paradigme de la personne 2. Jusquʼau vers 66,39,

lʼallocutaire nʼapparaît quʼà travers le jeu des pronoms personnels et de la

morphologie verbale, et le substantif regina, utilisé dans la narration en tant

que nominatif (66,19), nʼest pas repris par lʼénonciatrice dans son adresse à

Bérénice. Mais cʼest au moment où son récit la conduit à sa réalité présente

(66, 37-38 ego… dossoluo) que lʼénonciatrice se rend soudainement compte

quʼelle est séparée de son allocutaire. Le syntagme vocatif, qui rend à

Bérénice, son titre marque le passage à une distance nouvelle entre

interlocutrices sʼinscrivant dans un dispositif pathétique.

La Boucle laisse à présent éclater son émotion, quittant sa pose stellaire62 :

Inuít(a), ó T regína, Tr túo H de uértice céssi,

qq q/qqw /wq/ qqww qq

Inuít(a), adiúro J téque tuúmque cáput

qq qqq/ qw wqw wu

Dígna férat T quód sí P quis inániter ádiurárit ;

qw wq/q q/ w wqww qqqu

Séd quí sí férro J póstulet ésse párem ?

q q q qq/qww qw ww

62 Commentaire de Salvatore : « il tono diviene più caldo » (1965, 278). Pour cet auteur, on trouve dans un tel passage des « attegiamenti espressivi » qui sont tout aussi caratéristiques des nugae et des épigrammes.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

375

La naïveté de lʼénonciatrice se manifeste dans son apologie. Dégageant sa

responsabilité par lʼanaphore pathétique de lʼadjectif Inuit(a), elle accuse

indirectement la reine de leur séparation. Il y a de la maladresse dans cette

déclaration de fidélité. Les traits dʼoralité du discours de la Boucle sont

encore présents (le serment accompagné dʼéchos en /t/, le lieu commun

fortement rythmé clôturant la séquence).

Lʼexamen détaillé du vers 66,39, en comparaison avec Verg. En. 6,460

Inuitus, T regina, tuo H de litore cessi 63 , permet de complexifier lʼanalyse de

la particule o que nous avons jusquʼà présent défini comme attaque dʼun

syntagme vocatif. La présence dʼo est nécessaire des points de vue

prosodique et syntaxique : il sʼagit dʼéviter grâce à lʼélision une séquence

amétrique (Inuita regina, qqwqqw) et de rendre impossible une interprétation

de regina comme nominatif. Mais cette nécessité permet aussi dʼexploiter la

double potentialité dʼo. En effet, ce monosyllabe, focalisé par le contre-

accent dû à lʼélision, peut être encore interprété comme interjection

autonome, et non seulement comme « particule vocative » (TLL), à cause de

sa position par rapport à la césure trihémimère. Dans ce cas, il sʼagirait dʼune

réaction de trouble exprimée par lʼénonciatrice (la Boucle-servante) sous

lʼeffet dʼun reproche implicite dʼinfidélité.

En définitive, on peut dire que le rythme du début de vers, caractérisé par

la tension du contre-accent et de la césure trihémimère, concourt à un effet

63 À propos de lʼintertextualité entre ce passage catullien et Virgile, voir deux contributions récentes : Lyne, R.O.A.M., « Vergil's Aeneid: Subversion by Intertextuality. Catullus 66.39-40 and Other Examples », G&R, 41.2,1994, 187; Griffith, R. Drew, « Catullus' Coma Berenices and Aeneas' Farewell to Dido », TAPhA ,125,1995,47-59.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

376

dʼambiguïté et quʼil rend légitime la lecture du monosyllabe o autant comme

interjection (au sens restreint) en emploi autonome que comme « particule

vocative » (lecture syntagmatique).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

377

Les deux dernières interjections monosyllabiques prononcées par la Boucle

de Bérénice se trouvent dans un passage (66, 79-88), dont lʼunité est

signalée par A.Salvatore (1965, 278-279) et que H.-P. Syndikus (1990, 224)

nʼétudie pas comme tel64 : « Et vous maintenant, quʼunit le flambeau nuptial

au jour tant souhaité, ne livrez pas vos corps à vos ardents époux, ne rejetez

pas le voile pour découvrir vos seins, avant que lʼonyx 65 nʼait répandu pour

moi dʼaimables libations, ou du moins votre onyx, ô vous qui observez la loi

conjugale dans votre chaste lit. Mais celle qui sʼest livrée à lʼimpie adultère,

ah ! pour celle-là, que ses mauvais présents se perdent, absorbés par la

poussière. Je ne demande aux femmes indignes aucun hommage. Tâchez

plutôt, ô jeunes épouses, que toujours la concorde, que toujours un amour

sans relâche habitent vos demeures. » (Ernout, 1964,104-105).

La Boucle, interrompant son récit plaintif, sʼadresse à un nouvel allocutaire,

collectif cette fois. Ce qui est marqué par deux monosyllabes en attaque

dʼhexamètre (66,79 Núnc uós) qui forment un contre-accent propre à signifier

le début de séquence et à stimuler lʼattention des jeunes mariées, vers

lesquelles est orienté le discours. Ce procédé rythmique à double visée,

64 Le commentateur met en lumière le rapport de ce passage avec la religion alexandrine : « Die Locke spricht in Vers 79 die Bräute direkt an und bittet sie, diesen Brauch zu vollziehen. Die Betonung der Keuschheit der Bräute scheint wesentlich und für den ganzen Kult der Arsinoe-Aphrodite typisch gewesen zu sein… ». 65 Lʼénonciatrice se pose en divinité, et, à ce titre, demande aux épouses dʼaccomplir un geste rituel avant de faire lʼamour avec leurs époux, en lʼoccurrence de verser une libation de parfum en son honneur, car le mot onyx, repris en épanalepse aux vers 66,82-83, signifie métonymiquement « fiole à parfum ». Pour ce sens dʼonyx, Fordyce (1973, 339-340) donne les références suivantes : Plin. N.H. 36,60; Prop.2,13,30; Hor. Carm.4,12,17. Syndikus (1990, 224 n.115) en ajoute : Prop. 3,10,22; Mart. 3,94,1; 11,49,6. Les récipients à parfums sont taillés dans du marbre jaune.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

378

démarcation et contact, nʼest pas nouveau dans le poème, puisquʼil est déjà

mis en œuvre lors de lʼadresse à Bérénice (66,21Át tú nón, leçon des mss G

et R que nous avons retenue).

On peut sʼinterroger sur la valeur du connecteur Nunc dans ce cotexte. Est-

il uniquement utilisé pour sa valeur temporelle, comme le suggère la

présence de quondam (66, 77) deux vers auparavant ? Cʼest en tout cas

lʼidée défendue par A. Traina (1975, 150), et reprise par G. Marinone : ce

connecteur servirait à opposer le présent malheureux au passé heureux,

cʼest-à-dire au temps où la Boucle se trouvait unie à Bérénice66.

Toutefois, si lʼon admet cette interprétation, qui semble plausible, il nʼest pas

exclu dʼaffecter au connecteur Nunc, en début de vers, une valeur

supplémentaire, liée à une nouvelle rupture énonciative, ce qui le rapproche

du connecteur at. Le connecteur sert à focaliser le nouvel allocutaire signalé

par le pronom qui le suit (uos). Ainsi, on peut le créditer dʼune double

fonction :

1° le contraste par rapport à lʼépoque repérée par quondam.

2° le marquage dʼune nouvelle séquence discursive, envisagée

sémantiquement comme une conséquence de ce que vient dʼénoncer la

Boucle. Dans ce cas, le connecteur marque un tournant dans le temps du

discours67.

66 Marinone (1984, 253) : « nunc. Ora, nellʼattuale condizione, in contrasto con il “passato felice della chioma sul capo di Berenice” (Traina, 1972 = 1975,150) che è stato sottolineato supra v.77 con quondam… ». 67 Cette occurrence de nunc nous paraît ici combiner deux valeurs de lʼadverbe définies par Hand (1845, IV, 341) : a. « In rerum expositione per nunc oratio transgreditur ad aliam

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

379

66,85

Si la Boucle sʼadresse aux femmes mariées (et non aux seules jeunes

épouses) dans leur ensemble, elle nʼen établit pas moins une distinction à

lʼintérieur de ce groupe dʼallocutaires. Sont exclues du culte les femmes

impures parce quʼadultères (66, 84-86) :

Séd quaé s(e) impúro J dédit adúlterio,

q q qqq/qw wqwwq

Íllius á ! T mála dóna léuis H bíbat írrita púluis;

qww q/ww qw wq / ww qww qu

Námqu(e) ég(o) ab indígnis J praémia núlla péto.

q w wqqq /qww qw wq

Cette restriction sʼouvre par un couple de monosyllabes (abstraction faite du

se élidé) qui nous semble suivre le paradigme de lʼattaque de séquence

(66,79). Le pronom relatif quae (nominatif singulier) paraît avoir une force

accentuelle comparable à celle du pronom personnel uos. Par analogie avec

lʼexemple de 66,79, nous interprétons le groupe comme un contre-accent,

malgré les doutes que lʼon peut légitimement conserver quant à

lʼaccentuation des conjonctions (Plantade, 1999c) et des pronoms relatifs

(Schöll, 66-67). Il nʼy a pas, proprement parler, de changement dʼallocutaire,

rem : quod etiam per nam fit. Additur uero saepe. »; b.« Cum imperatiuo et cum coniunctiuo adhortationis nunc componitur, ut rerum status, in quo iussum nitatur, appareat : nec raro cum quodam sarcasmo. ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

380

mais un tournant énonciatif qui consiste en un passage à la personne 3. La

Boucle ne sʼadresse pas à la femme adultère pour la maudire, mais formule

une invective qui la dispense dʼun contact porteur de souillure.

Dans le vers 66,85, lʼoralité de lʼinvective ne se manifeste pas cette fois

sous forme dʼéchos consonantiques, mais par une particularité

dʼaccentuation : tous les mots y sont accentués sur la syllabe dʼattaque,

aussi bien les nombreux disyllabes68, pour lesquels cʼest un fait quasiment

mécanique, que les trisyllabes, de forme dactylique (Illius, irrita). Ceci a pour

effet de créer une diction très stéréotypée qui rappelle lʼarticulation dʼun

énonciateur en proie à une colère intense et froide. À défaut dʼéchos

consonantiques, on trouve en revanche un couple de phonèmes vocaliques,

/ i / et / a / dont les occurrences marquées, accentuées, encadrent le vers

(premier et dernier côlon).

À lʼintérieur de ce dispositif dʼinvective, lʼinterjection a (66,85) joue un rôle

important. Compte tenu des multiples émendations quʼa connues ce vers, il

nʼest pas inutile de rappeler que sa présence dans le texte nʼest pas

douteuse : « Essa, tràdita amala [i.e. sans segmentation de lʼinterj. et de

lʼadj. suivant] ma già staccata nella grafia in parecchi codici recenziori (ad es.

i Vaticani Chisianus, Palatinus, Lat. 1608, e lʼAmbrosianus H 46) fu

tralasciata in tutti gli incunabuli e nelle cinquencentine anteriori a Stat. 1566,

che presentano come testo illius mala dona leuis bibat irrita puluis… »

68 Lʼordre des disyllabes a été changeant, avant de se stabiliser dans les éditions récentes. Lʼordre que retiennent celles-ci (dona leuis bibat) correspond à la correction de la tradition manuscrite, amétrique (leuis bibat dona : wqwqqw), effectuée dans lʼeditio princeps (Venise,1472). Pour un aperçu des émendations plus radicales, voir Marinone (1984, 260).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

381

(Marinone, 1984, 260). Lʼeditio princeps (1472) proposait de lui substituer

lʼinterjection o, arguant quʼa ne correspond pas au contexte imprécatif69.

Cette correction paraît superflue, car lʼinterjection contenue dans la tradition

manuscrite convient au contraire très bien à ce contexte. Sa polyvalence est

dʼailleurs relevée par le TLL (« uarios affectus animi exprimit, dolorem,

luctum, aegritudinem, indignationem… »), comme par J.B. Hofmann qui

explique que le seul trait commun à ses différents emplois est de manifester

un fort investissement affectif (1958, §21, 25 : « AH… recorre toda un amplia

gama de impresiones cuya base común consiste en una fuerte descarga

afectiva »). Lʼinterjection a se prête donc bien à lʼexpression de lʼindignation

et de la colère furieuse, ainsi que nous lʼavons vu à propos dʼAriane.

Notons quʼelle apparaît à la même position métrique que lorsque la fille de

Minos sʼadresse à Thésée fuyant (64,135). Mais lʼanalogie nʼest pas

uniquement métrique. En fait, on retrouve les mêmes voyelles accentuées

dans ces deux attaques de vers (Ímmemor á / Íllius á).

Cette configuration rythmique semble à associer aux particularités de la voix

féminine telles quʼelles sont représentées dans la culture romaine

(Biville,1996d, 59)70. Les auteurs latins la caractérisent comme aiguë, ce qui

implique toute une gamme de jugements, le plus souvent réprobateurs. Il

nʼest pas fortuit que les deux côla que nous rapprochons, et qui, tous deux,

correspondent à lʼexpression de lʼindignation féminine, se présentent comme

69 « Sed ea tamen interiectio [i.e. a !] commiserantis magis, quam imprecantis, esse solet; mutandum sit in o, quod sit optantis » (citation de Marinone, 1984, 261). 70 F.Biville cite les témoignages suivants : Rhet.Her.3,22; Plt.,Poen.32-33; Virg.,Aen.4,667.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

382

des modulations partant de la voyelle au timbre le plus aigu, cʼest-à-dire

[ i ]71.

Toutefois, le parallèle entre les vers 64,135 et 66, 85 sʼarrête là, parce que

dans ce dernier lʼinterjection monosyllabique est suivie dʼun disyllabe,

accentué sur la syllabe dʼattaque (mala), non plus dʼun trisyllabe paroxyton.

Ce qui produit une situation contraccentuelle. Ainsi, en 64,135, lʼinterjection

apparaissait surtout comme lʼélément clausulaire du premier côlon, alors que

le contre-accent dans 66,85 crée une dynamique de tension par rapport à la

césure trihémimère. Lʼinterjection est dʼautant plus orientée vers le deuxième

côlon que le disyllabe qui la suit est saturé dʼéchos vocaliques en / a /. Pour

nous résumer, nous disons que :

1° lʼinterjection occupe une place métrique (avant la trihémimère) qui la met

en valeur en tant quʼincise.

2° rythmiquement, elle est rattachée à lʼattaque du côlon suivant (groupe á

mála).

Ces deux faits ne sont pas exclusifs lʼun de lʼautre, mais concourent en fait

à la dramatisation du vers. La césure est utlisée comme lieu de reprise du

souffle, ce qui permet de donner une emphase encore plus grande à

lʼattaque du deuxième côlon. Avec ses phonèmes vocaliques accentués (/ i /

et / a /), le premier côlon fournit la base des modulations exploitées dans

lʼensemble du vers (par exemple, bibat, irrita).

71 Cf. P.Monteil (1986, 44).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

383

Enfin, lʼinterjection a apparaît comme un point de jonction entre lʼoralité

féminine de la douleur ou de lʼindignation (variante de celle-ci) et celle de la

malédiction. En tant que « signification de la douleur », et grâce à sa position

métrique dʼincise, elle clôt le premier côlon qui est le lieu de lʼindignation

paroxystique (ululatus), comme le suggèrent les timbres vocaliques très

contrastés qui composent le mot Illius (passage du plus aigu, / i /, au plus

grave, / u /). Mais du point de vue rythmique (contre-accent, échos en / a /),

cʼest bien elle qui lance la dynamique des deux derniers côla, dont on a vu

quʼelle est fortement typée au plan accentuel.

66,87

Le vers 66, 87, qui contient une autre interjection72, allie des éléments

venus des vers 66, 84 et 66, 85. Ce nʼest pas un hasard, dans la mesure où

les vers 66, 87-88 véhiculent un vœu positif, au contraire des précédents.

Séd mágis, ó T núptae, P sémper H concórdia uóstras

q ww q/ qq /qq / qqww qq

Sémper ámor sédes J íncolat assíduus.

qw wq qq/ qww qwww

La conjontion Sed, en attaque dʼhexamètre (66, 87), prépare le changement

énonciatif (passage de la personne 3 à la personne 2). Elle est aussi le

72 Pas de problème textuel à signaler à cet égard.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

384

premier élément dʼun contre-accent (Séd mágis)73. Un indice de

lʼaccentuation de cette conjonction peut être découvert dans le réseau

dʼéchos consonantiques où les syllabes contenant / s / portent lʼaccent

(sémper - Sémper - sédes - assíduus). La configuration accentuelle du

premier côlon de 66, 87 est la même que celle du début de 66, 84, en dépit

du fait que lʼon ait affaire, respectivement, à un hexamètre et à un

pentamètre.

Dʼautre part, la « particule vocative » o qui occupe la même position

métrique que lʼinterjection a (66, 85), est elle-aussi intégrée dans un groupe

contraccentuel, parce quʼelle est suivie du disyllabe nuptae. Le groupe o

nuptae répond donc, avec une force rythmique égale au groupe a mala . Il

permet de faire apparaître en gloire lʼallocutaire collectif qui nʼétait désigné,

au début de la séquence, que par une tournure périphrastique générale

(66,79 uos optato quas iunxit lumine taeda). Le groupe doit être dès lors

compris avec une valeur restrictive : « ô vous, véritables épouses ».

73 Cette expression, comme le note Fordyce (1973, 340), signifie « mais en revanche » (« but instead »). Elle est encore utilisée au vers 73, 4.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

385

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

386

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

387

La voix du passant

67,1

Le poème 67 présente un dialogue fictif entre un passant et une porte

(ianua)74. Il contient une seule interjection monosyllabique qui est placée à

lʼattaque du premier vers (67, 1). Son énonciateur est le passant curieux75 ,

qui commence ainsi une séquence de salutation (67,1-6), adressée à un

allocutaire peu ordinaire : « — O toi, chère au tendre époux, chère au père,

salut ! et que Jupiter comble tous tes désirs, porte qui, dit-on, servis de bon

gré Balbus autrefois, quand le vieillard occupait lui-même le logis, et quʼon

accuse dʼavoir au contraire servi de mauvais gré le fils depuis que, le vieillard

une fois enterré, tu es en puissance de mari. » (Ernout,1964,106).

74 Le poème, en raison de son aspect licencieux, nʼest pas commenté par Fordyce. Pour Bardon, il sʼagit des « commérages de Brescia, sous la forme, assez habituelle à la poésie alexandrine, dʼun dialogue avec la porte. » (1970,172 n.1). De lʼétude approfondie que Syndikus (1990, 226-228) consacre à lʼintertextualité de c.67, il ressort que ce poème entretient des liens avec diverses traditions (dont celle dʼAlexandrie) sans pour autant se rattacher de manière précise à lʼune dʼelles (« Ein solches Gespräch zwischen einem toten Ding und einem Auskunft erheischenden Vorübergehenden ist in der antiken Literatur keine ganz unübliche Gesprächssituation. »). Cf. A.P. 7, 64 (anonyme); 7, 470 (Méléagre) ; 7, 524 (Callimaque); Call. fr.114 Pfeiffer; Alc. fr. 374 Lobel-Page; Plt. Curc.147-154; Tib. 1, 2; Prop.1,16. 75 Beaucoup dʼéditeurs identifient spontanément le passant au poète lui-même, à cause du contexte cisalpin des faits évoqués par la porte, mais en toute rigueur il faut en rester à ce que propose le texte (Perrotta, 1972, 158 s.; Syndikus,1990, 232).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

388

Lʼinterjection o est en fait, sans conteste, une « particule vocative » qui

constitue le début dʼun syntagme dont le dernier élément est rejeté en

attaque du vers 67,3 :

O dulci iocunda uiro, iocunda parenti,

Salue, teque bona Jupiter auctet ope,

Ianua, quam Balbo dicunt seruisse benigne…

Comme souvent, la particule vocative o est utilisée comme attaque de

syntagme à valeur nettement méliorative, ce qui en fait non un simple

embrayeur, mais aussi le signal dʼune stratégie discursive de lʼénonciateur, à

savoir lʼéloge. On a déjà repéré un fonctionnement analogue de lʼinterjection

dans le discours rapporté des Parques, commençant par une adresse à

Thésée (64, 323-324). À ce propos, Kroll (1929, 213 n.1) insiste sur le fait

que lʼon a affaire, en 67, 1, à une épithète stéréotypée, qui construit le rôle

idéal de la porte, et ne sʼapplique pas avec la même pertinence à lʼallocutaire

du passant. Ainsi, la porte, de façon générale, doit être chère au cœur de

lʼhomme qui, en tant que mari exerce une surveillance sur sa femme, et en

tant que père sur sa fille.

Que le substantif Ianua (le nom de lʼallocutaire au vocatif) soit détaché du

reste du syntagme nʼest pas indifférent. Une ambiguïté est ainsi ménagée.

La seule marque apparente de lʼallocutaire au vers 67,1 est la terminaison du

vocatif féminin. Le lecteur peut donc brièvement formuler lʼhypothèse que le

discours sʼadresse à une femme mariée respectable, et bien vue de la gent

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

389

masculine. Le substantif Ianua, mis en relief, vient plaisamment démentir

cette hypothèse. On peut dire que lʼeffet dʼattente créé par lʼénonciateur trahit

une légère ironie de lʼéloge. En effet, si lʼénonciateur multiplie les signes

dʼune salutation formelle, en adjoignant au syntagme vocatif une interjection

secondaire (67,2 salue) et un souhait de prospérité76 suffisamment

stéréotypé pour appartenir à la catégorie des énoncés pro interiectione

(Pompeius, GLK V,281,11-12 : elocutio omnis pro interiectione est), cela

peut encore être interprété comme un signe de duplicité. Il sʼagit bien de

flatter lʼallocutaire pour gagner sa confiance et le faire parler (Syndikus,1990,

232, « Zunächst will der Ankömmling die Tür sichtlich freundlich stimmen, um

sie gesprächig zu machen. »; cf. Perrotta,1972, 163), mais il faut préciser

deux choses.

Dʼune part, la copia des salutations est nécessaire dans la logique

discursive de lʼénonciateur, parce quʼil va mettre en cause lʼallocutaire en se

faisant lʼécho des bruits médisants qui lʼaccusent (66, 5 Quamque ferunt

rursus nato seruisse maligne). La salutation, en tant que captatio

beneuolentiae, doit être assez crédible pour que la porte ne se referme pas

sur elle-même, si lʼon ose dire, et, de ce fait, pour compenser

symboliquement cette mise en cause. Dʼautre part, il faut remarquer que le

76 Kroll (213, 2) fait remarquer quʼauctet est une forme archaïque, qui se susbstitue à augeat pour des raisons métriques. Il renvoie à une citation de Plaute (Capt.768, Iuppiter supreme seruas me measque auges opes) et indique que son équivalent prosaïque serait ita te Iuppiter auctet (références à vérifier). On peut préciser que la « tournure prosaïque » quʼil propose contient tout aussi bien lʼarchaïsme auctet, ce qui corrobore lʼinterprétation de cet énoncé comme interjection. Syndikus (1990, 232 n.27) cite une autre occurrence (Ov.F.1, 612 s.).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

390

passant sʼadresse aussi à un deuxième allocutaire, le lecteur, qui, lui, est

capable de décrypter la duplicté de son discours.

Ó dúlci T iocúnda Tr uíro, H iocúnda parénti,

qqq/qqw/wq/qqwwqq

Sálue, téque bóna J Júpiter aúctet ópe,

qqqwwq/qwwqwww

Iánua, quám (T) Bálbo P dícunt H seruísse benígne

qww q qq /qq / qqw wqq

Au plan rythmique, le vers 67,1 débute par un contre-accent (Ó dúlci)

constituant une attaque forte en accord avec la fonction dʼembrayeur de la

particule vocative. Il se divise en quatre côla qui créent un effet de

modulation rythmique du fait que lʼaccentuation des attaques de mot alterne

(côlon 1, Ó dúlci ; côlon 3, uíro) avec lʼaccentuation des syllabes pénultièmes

(côlon 2, iocúnda ; côlon 4, iocúnda parénti). Cette modulation correspond

aux inflexions dʼune voix enjôleuse (blanda uox). Lʼanaphore de lʼadjectif

iocunda à lʼhephthémimère induit aussi une lecture comparée des deux

segments débutant de la même façon. Comparaison que nous rendons

lisible dans un tableau.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

391

côlon 2 + côlon 3 côlon 4

iocunda + uiro iocunda parenti

qqw + wq qqw wqq

La comparaison des segments, constitués des mêmes éléments

syntaxiques, fait ressortir leur dissymétrie syllabique et prosodique (sans

parler du déplacement accentuel). En effet, le deuxième est composé dʼune

syllabe longue supplémentaire. Ce déséquilibre au profit du segment

clausulaire (côlon 4) sʼinscrit aussi dans lʼoralité de lʼéloge.

Ce qui frappe, en revanche, dans le pentamètre qui suit (67,2), cʼest la

disposition des accents sur les attaques de mots. Apparemment, après la

séduction des modulations accentuelles, cʼest une autre démarche vis-à-vis

de lʼallocutaire qui est choisie. Lʼénonciateur construit son autorité par le

recours à des éléments ritualisés de la conversation; la configuration

accentuelle est archaïsante, ce qui instaure une relation dialogique fondée

sur les valeurs traditionnelles, dont celle de fides. Le nom Júpiter est mis en

valeur après la jointure du pentamètre. Le choix de lʼarchaïsme aúctet

permet un écho sonore avec téque. Et la clausule du vers joue sur un

parallélisme approximatif, celui de deux disyllabes qui ont presque le même

matériel vocalique (aúctet, qw / ópe, ww).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

392

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

393

De la voix de lʼami à celle du frère

68,20

Lʼinterjection o apparaît au vers 68,20, cʼest-à-dire dans un poème destiné

à un personnage dont le nom change selon les éditeurs77. Elle est située

dans une séquence autodiégétique, délimitée par Syndikus (1990, 244-245).

Tempore quo primum uestis mihi tradita pura est,

Iocundum cum aetas florida uer ageret,

Multa satis lusi; non est dea nescia nostri,

Quae dulcem curis miscet amaritiem;

Sed totum hoc studium luctu fraterna mihi mors

Abstulit.78 O misero frater adempte mihi,

Tu mea tu moriens fregisti commoda, frater,

Tecum una tota est nostra sepulta domus,

Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,

77 Pas de difficulté textuelle à signaler pour ce qui concerne lʼinterjection. Notons seulement que lʼédition de Baehrens (Bardon,1970,177) corrige o en ei, par analogie avec 68b,92. Le destinataire (Bardon,1970,176-177), nommé au v.68,11, sʼappelle Allius (Schöll, Schuster, Perrotta, Bardon), ou Manlius (Lafaye), ou Manius (Lachmann, Kroll, Mynors)… Nous nʼinsistons pas davantage sur cette question, à propos de laquelle on trouvera une synthèse dans Syndikus (1990, 251-252). 78 Traduction des vers 68,15-20 : « Au temps où pour la première fois je revêtis la toge blanche, quand mon âge en sa fleur vivait son joyeux printemps, jʼai joué bien souvent à ces jeux : elle nʼest pas sans nous connaître, la déesse qui mêle à nos peines une douce amertume. Mais tous ces plaisirs, le deuil où mʼa jeté la mort de mon frère me les a ravis. » (Ernout,1964,108).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

394

Quae tuus in uita dulcis alebat amor.

Cuius ego interitu tota de mente fugaui

Haec studia atque omnes delicias animi (68,15-26).

Cette séquence narrative est annoncée par lʼimpératif Accipe (68,13).

Lʼénonciateur lui assigne un but précis, convaincre lʼallocutaire, que nous

nommerons Allius, quʼil ne peut répondre à sa demande en lui envoyant des

poèmes ayant ses amours pour thème. Cette dimension argumentative du

récit est soulignée par lʼintervention de Quare au début du vers 68,27.

Tempore79, ablatif de date, est placé en attaque de vers (68,15) de façon à

mettre en évidence le changement de plan énonciatif. Dans cette lignée, il

est fait usage du parfait (verbes soulignés) ainsi que du cum historicum

(68,16). La dimension autobiographique se manifeste à travers la personne 1

du verbe ludere (68,17) et les occurrences de déictiques (68,15 mihi ; 68,17

nostri ; 68,19 mihi ; 68, 25 ego ).

À lʼintérieur de cette séquence, lʼinterjection o, prise comme « particule

vocative », parce quʼelle se rattache à un syntagme au vocatif (frater

adempte) introduit une subdivision. Elle ouvre en effet une sous-séquence de

discours rapporté où un personnage, qui nʼest autre que le narrateur,

sʼadresse à son frère, selon un programme pathétique annoncé par le mot

luctu (68,19). La personne 2 ne se réfère donc plus à lʼallocutaire nommé

Allius (68,2 mittis), qui est le destinataire du poème. Lʼaspect abrupt du

changement énonciatif rappelle la façon dont la Boucle fait de Bérénice une

79 Lʼordre prosaïque serait, bien entendu, Quo tempore. Pour ce début dʼhexamètre, Kroll (1929, 222) renvoie à Lucr. 5, 917, en précisant « vielleicht ennianisch ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

395

personne 3 dans son propre récit autobiographique, puis, soudainement,

sʼadresse à elle (66,19-22), à cette différence près que le frater Catulli

nʼapparaît même pas comme personnage véritable du récit, mais que seul un

adjectif (68,19 fraterna mors) se réfère à lui, au vers précédant lʼallocution.

La particularité de cette sous-séquence de discours rapporté est quʼelle est

très intégrée à la séquence narrative, par des procédés de cohésion textuelle

intéressants :

1° Lʼinterjection monosyllabique apparaît en une position médiane du

premier côlon de 68,2080, alors quʼelle habituellement placée en attaque de

vers. Elle joue ainsi son rôle de démarcatif dʼembrayeur, mais dans une

continuité renforcée avec la narration.

2° Le temps dominant (à une exception près) est ici encore le parfait, à la

personne 2 ou 3 (voir infra les verbes doublement soulignés). Ces

occurrences du parfait ne sont plus repérées par rapport au marqueur initial

de la séquence narrative (Tempore), mais par rapport au nunc de

lʼénonciateur de la lettre, qui prétend effacer le décalage épistolaire, car

lʼimparfait du style épistolaire formel est remplacé par le présent

dʼénonciation (68, 2 mittis ; 68, 9 est ; 68, 9 dicis).

Ce dispositif troublant permet à lʼauteur du poème de se dissimuler derrière

un personnage et de tirer, en même temps, le plus grand pathétique de la

voix figurée rythmiquement dans le discours rapporté. Nous allons aborder

maintenant le passage autobiographique proprement dit.

80 Dans le schéma de typologie verbale proposé par J. Luque Moreno (1994a, 92), le monosyllabe O correspond à la position C du pentamètre.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

396

« Mais tous ces plaisirs, le deuil où mʼa jeté la mort de mon frère me les a

ravis. O frère qui me fus enlevé pour mon malheur, tu as, oui, tu as, ô mon

frère, en mourant, brisé mes bonheurs; avec toi notre maison tout entière est

entrée au tombeau, avec toi ont péri toutes les joies que pendant ta vie

entretenait en nous ta si douce affection. »81 (Ernout,1964,108-109).

Séd tót(um) hóc T stúdium P lúctu H fratérna míhi mórs

q q q /wwq /qq/ qqw wq q

Ábstulit. Ó mísero J fráter adémpte míhi,

qww q wwq/ qw wqw wu

Tú méa tú T móriens P fregísti B cómmoda, fráter,

q ww q/wwq / qqq/ qwwqu

Téc(um) úna tót(a) ést J nóstra sepúlta dómus,

q qq q q/ qw wqw ww

Ómnia téc(um) úna P periérunt gaúdia nóstra,

qww q qq/ wwqq qww qw

Quaé túus in uíta J dúlcis alébat ámor.

q ww qqq/qw wqw ww

81 A. Ernout, dans sa traduction, interprète à tort les vers 68, 25-26 comme fonctionnant sur le même mode énonciatif que 68, 20-24, et les intègre au discours rapporté. En réalité, le relatif « de liaison » Cuius marque le passage à la personne 3 pour la référence au frater. Le verbe fugaui indique que lʼon est revenu au mode narratif des vers 68,15-20 (cf. lusi). Cette erreur est évitée dans la traduction de G. Lafaye (1923, 76).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

397

Le discours rapporté est anticipé dans la narration (68,19) par le mot luctu,

mis en valeur entre les césures penthémimère et hephthémimère. La

contextualisation métalinguistique de la prise de parole est ainsi réduite à ce

programme minimal. Lʼénonciateur du discours rapporté nʼa pas le visage

mouillé de larmes comme Ariane; mais ce manque est compensé par lʼoralité

pathétique que la narration prend déjà en charge, avec un jeu dʼéchos

consonantiques (/t/ et /m/), toujours au vers 68,19, et une clausule

dʼhexamètre singulière par sa configuration verbale82, créant les conditions

dʼun contre-accent enjambant (Plantade, 1999c, 796) comme par sa

construction phonique (échos en /m/)83.

Le discours rapporté débute par un contre-accent (Ó mísero) qui lance

rythmiquement la sous-séquence, en la constituant en fait dʼoralité.

Lʼhyperbate sépare lʼinterjection o des vocables portant la marque du vocatif

(frater…adempte) ; cʼest la première syllabe de lʼadjectif au datif qui se

trouve focalisée en tant que sommet du contre-accent. Sʼélabore un tissage

des vocables au vocatif (référence au frère mort) et de la chaîne lexicale

mise en réseau sous le signe de la subjectivité de lʼénonciateur à travers les

échos phoniques (misero - mihi - mors).

Il est également intéressant dʼobserver que cette configuration verbale

constituant lʼattaque de la sous-séquence (monosyllabe interjectif + adjectif 82 Rosa Marina Sáez (1998, 138) repère 10 clausules de type W9-0X-Z (notation de L.Nougaret, reprise par J. Luque Moreno) dans les hexamètres élégiaques de lʼœuvre de Catulle, soit 3,12% de lʼensemble, contre 42,5% pour le type condere gentem. 83 Rappelons le commentaire de Fordyce (1973, 346) au sujet des vers 19 et suivants : « The ending of l.19 in a stressed monosyllable and the break after the first foot in l.20 convey the shock of sudden sorrow and the repetitions fraterna - frater - frater and tu - tecum - tecum - tuus are pathetically eloquent. ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

398

au datif) était annoncée, au point de vue prosodique, dans le vers clausulaire

de la première séquence (68,1-14) du texte : N(e) amplius a misero P dona

beata petas). Celui-ci jouait dʼailleurs sur lʼhomonymie de la préposition

proclitique avec une interjection accentuée, fréquemment placée, comme on

lʼa vu, avant une forme de lʼadjectif miser. Mais il y a davantage à dire. La

configuration accentuelle du deuxième côlon est celle-là même qui est

utilisée à la manière dʼun refrain dans tout le discours rapporté (68,20 ;

68,22 ; 68,24). Comme le schéma prosodique du deuxième côlon dʼun

pentamètre quasi fixe, cette constante accentuelle est obtenue par un jeu

verbal qui consiste à aligner un mot trochée (qw), un mot amphibraque (wqw)

et un mot pyrrhique (ww).

En fait, il sʼagit de la configuration verbale la plus courante pour cette partie

du pentamètre catullien. Selon les statistiques de Marina Sáez (1998,176,

tableau 27), elle se retrouve dans 14,9% de lʼensemble des pentamètres84.

Toutefois, on ne trouve pas trace de cette configuration avant le vers 68,14,

et, surtout, elle nʼest pas utilisée dans la partie narrative (68,15-20 ; 68,25-

26) de la séquence de récit autobiographique que nous avons délimitée.

Si lʼon observe une régularité totale des fins de pentamètre dans le discours

rapporté, une standardisation est encore à lʼœuvre après la césure

penhémimère des deux hexamètres de la sous-séquence. Les mots qui

suivent directement la césure penthémimère sont paroxytons, quʼil sʼagisse

du molosse fregísti ou de lʼ ionique mineur periérunt(wwqq). De plus, les

84 Utilisant la notation de J. Luque Moreno, lʼauteur note cette configuration verbale sous la forme de la séquence V7-8X9-0Z. On en trouve 48 occurrences dans le corpus.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

399

clausules sont construites à lʼidentique, selon le type condere gentem (68,21

cómmoda fráter ; 68,23 gaúdia nóstra).

Les débuts de vers obéissent à une logique différente. Ce sont les

rencontres de syllabes accentuées, autrement dit les figures

contraccentuelles qui y sont recherchées. Autrement dit, ces débuts de vers

forment un rythme de la véhémence. Notons, par exemple, les deux contre-

accents du vers 68,21, qui sʼappuient sur une récurrence à la fois lexicale et

consonantique, et dont le second est puissamment dramatisé par la tension

de la césure trihémimère : Tú méa tú Tmóriens… Notons aussi les contre-

accents créés de façon systématique par la présence des élisions : 68, 22

Téc(um) úna tót(a) ést85 ; 68, 23 Ómnia téc(um) úna.

Lʼoralité du luctus est obtenue par un travail spécifique correspondant à

chaque grande partie du vers. Avant la césure penthémimère ou la jointure,

cʼest la violence phatique qui sʼexprime, pour couvrir la distance qui sépare le

mort de lʼénonciateur, dans la dernière partie du vers, le rythme est syncopé,

parce quʼil fait alterner les attaques de mot accentuées et les paroxytons, qui

figurent une baisse de la voix.

85 La forme monosyllabique dʼesse est ici une partie de la forme composée du parfait passif (sepulta est), mais, compte tenu de sa place par rapport au participe, habituellement le premier élément en prose, il nous semble raisonnable de penser quʼelle est emphatique. Cʼest pourquoi nous ne retenons pas la prosodie de certains éditeurs (dont Kroll), totast, et préférons le monosyllabe ante iuncturam.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

400

68, 92-93

Lʼinterjection ei nʼest employée, de façon certaine, quʼà deux reprises dans

le liber Catulli, et cela dans deux vers contigus (68, 92-93)86. Elle a donné

naissance à un verbe délocutif, eiulare (Biville,1996c, 219). Le TLL lui

attribue la gamme dʼaffects suivante : « interiectio ei uarios affectus animi

consternati, dolorem et lamentationem, timorem et terrorem, indignationem

stuporemque significat. ». Pour Hofmann (1958, §12, 17), qui nʼentre pas

dans ces détails, elle est essentiellement propre à exprimer la douleur

actuelle ou escomptée. Elle possède davantage dʼautonomie que uae (Plt.

Amph.321 : ei, numquam obolui )87, mais on la trouve le plus souvent comme

attaque de syntagme au datif (ei mihi ou ei misero mihi).

Les deux occurrences qui nous intéressent interviennent dans une

séquence de déploration du frère mort (Syndikus, 1990, 259 : « Die Verse

91-100 sind darauf der Klage um den Bruder gewidmet. ») qui sʼinscrit dans

un mouvement plus large, consacré à Laodamie et à Troie.

Intéressons-nous dʼabord à ce qui précède la déploration du frère (68, 87-

92) : « Alors en effet, par le rapt dʼHélène, Troie avait commencé de soulever

contre elle les grands chefs Argiens, Troie (ô sacrilège !) tombeau commun

de lʼAsie et de lʼEurope, Troie où furent réduits en cendres avant lʼheure tous

86 Pas de problème textuel à signaler, hormis que les mss. portent souvent la graphie hei (68, 92 : G, R, O; 68,93 : G, R, O). 87 Plt. Most. 542 ei, quam timeo miser ! ; Most. 739 — ei ! —quid est ? — me miserum, occidi!

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

401

les héros et tous les héroïsmes, Troie qui causa aussi le trépas lamentable

de mon frère. » (Ernout,1964,111).

Nám t(um) Hélenae T ráptu P primóres Árgiuórum

q wwq / qq/qqq qqqq

Coéperat ad sése J Tróia ciére uíros,

qww qqq/ qw wqw wq

Tróia (néfas) T commúne Tr sepúlcr(um) HÁsi(ae) Eúropaéque,

qw wq/ qqw / wq ww qqqw

Tróia uír(um) ét uirtút(um) J ómni(um) acérba cínis

qw w q qq / qw wqw wq

Quaén(e) étiam T nóstro P létum H míserábile frátri

q wwq/ qq /qq /wwqww qq

Áttulit.

qww

Au lieu dʼêtre une simple exposition de lʼarrière-plan du mythe de Laodamie

(la guerre de Troie), ce passage préalable à la déploration fraternelle elle-

même permet au narrateur de se démasquer et de laisser progressivement

apparaître lʼénonciateur autobiographique quʼil est potentiellement. Ainsi, le

connecteur Nam, qui délimite la séquence explicative, est suivi dʼun verbe à

valeur dʼimparfait (68, 88 coeperat : second plan), mais son sujet, Troia (68,

89), va être repris à travers une série de trois appositions à caractère

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

402

nettement axiologique. La première dʼentre elles acquiert cette dimension

grâce à lʼinsertion dʼun dissyllabe interjectif (nefas !) qui fonctionne comme

un adjectif péjoratif, les deux autres exploitent pour ce faire le procédé de la

reformulation métaphorique, faisant appel au lexique funèbre (68, 89

commune sepulcrum ; 68, 90 acerba cinis). Ce nʼest déjà plus la voix du

simple narrateur qui intervient ici, dʼautant que se joint à la subjectivité du

jugement la modalité exclamative, impliquée par lʼanaphore de Troia en

attaque de vers, ou le tour emphatique familier des vers 68, 91-92

(Quaene…attulit !), auquel il ne faut dʼailleurs pas accorder trop de crédit,

dans la mesure où le début du vers 68,91 est dû à une émendation de

lʼhumaniste hollandais Heinsius (XVII°)88.

La tension vers une oralité subjective se manifeste de façon foisonnante

dans la dimension métrico-rythmique du passage. Au plan purement

métrique, le vers démarcatif (68, 87), un hexamètre, est doté dʼune clausule

spondaïque à travers le quadrissyllabe Árgiuórum, et il en est de même de

lʼhexamètre suivant (68,89), avec Eúropaéque. Or, ce type de clausule,

avant cette occurrence, nʼest présent quʼune fois dans le c.68, de surcroît

dans un vers qui contient une itération anaphorique (61,65 Iam prece

Pollucis, iam Castoris implorata,). Cet aspect est complété par le retour dʼune

même configuration prosodico-verbale en fin de pentamètre, déjà utilisée en

88 Fordyce (354) ne dénie pas toute valeur interrogative à ce colloquialism que lʼon trouve chez Horace (Sat.1,10,21 o seri studiorum, quine putetis / difficile et mirum Rhodio quod Pitholeonti / contigit ?) et conclut : « the relative clause appears to be given emphasis by being put interrogatively ». Pour J.Granarolo (1967,338), -ne est ici « dépourvu de toute acception proprement interrogative », il « joue un rôle mi-explicatif mi-assévératif qui se retouve chez Horace, Sat., I, X, 21 (avec le subjonctif, il est vrai) et relève, lui aussi, dʼune langue assez familière, prouvant que le mélange des tons et des niveaux stylistiques peut sʼétendre à lʼélégie. ». Autres références sur cette question : Granarolo, 1967, 338 n.1 et 2.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

403

série dans la déploration du frère contenue par le début du poème (voir notre

étude dʼo au vers 68,20). Les pentamètres 68,88, 68,90 (série se

prolongeant au delà de ce passage) contiennent la configuration mot

trochée (qw) - mot amphibraque (wqw) - mot pyrrhique (ww).

Il y a donc une subjectivation de la prosodie elle-même, transformée en

« forme-sens » (Meschonnic) de lʼénonciation autobiographique. Au plan

rythmique, remarquons que lʼattaque de la séquence est marquée par un

contre-accent (Nám t(um) Hélenae) provoqué par une élision, procédé qui

est un des faits rythmiques majeurs du passage. Lʼautre fait rythmique

majeur, débutant lui aussi au vers 68,87, serait le jeu avec les échos en / r /:

le mot ráptu est mis en valeur entre les césures trihémimère et

penhémimère, et sa syllabe accentuée trouve un écho renversé dans la

syllabe dʼattaque du mot clausulaire, Árgiuórum, portant un accent

secondaire.

Le bilan rythmique pour le reste du passage (68,88-91) est le suivant :

1° On trouve deux élisions dans le vers 68,89. La première dʼentre elles

crée un contre-accent annulant la césure hephthémimère (sepúlcr(um) H

Ási(ae)). On trouve trois élisions dans le vers 68,90. La première dʼentre

elles aboutit à un effet contraccentuel (uír(um) ét), la deuxième, fait rare,

aboutit à un contre-accent en annulant la jointure du pentamètre (uirtút(um) J

ómni(um)). Ces faits, qui interviennent dans des énoncés exclamatifs, sont à

interpréter comme des manifestations dʼune oralité de la colère véhémente.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

404

2° Le réseau dʼéchos le plus important est celui qui concerne le phonème / r

/. Son extension est assez large, puisquʼil permet de constituer une série

lexicale contenant : 68, 87 raptu, primores, Argiuorum ; 68, 88 Coeperat,

Troia, ciere, uiros ; 68, 89 Troia sepulcrum, Europaeque ; 68, 90 Troia,

uirum, uirtutum, acerba ; 68, 91nostro, miserabile, fratri. Lʼaccentuation des

syllabes en / r / est un critère qui permet de former une liste restreinte, plus

facile à interpréter : ráptu - Árgiuórum - Tróia - Tróia - Tróia - (acérba) -

míserábile - frátri. Ainsi, le poète établit une interdépendance sémantique de

ces termes, et légitime le glissement quʼil est en train dʼopérer entre le récit

mythologique et le discours autobiographique.

De la sorte, lʼoccurrence des interjections aux vers 68, 92-93, est préparée

et justifiée, au travers dʼun processus de subjectivation de lʼénoncé, qui

mobilise de multiples ressources linguistiques (axiologie, modalité, prosodie,

élision, échos phoniques, rythme accentuel). Le mot Tróia, converti en

emblème du mot mórs (présent au vers 68,19, cʼest-à-dire juste avant

lʼoccurrence de lʼinterjection o), évoque alors de façon évidente le mot frátri.

Examinons maintenant la séquence (68,92-100) inaugurée par lʼinterjection

ei, en position C du pentamètre, selon la formalisation de J. Luque Moreno

(1994, 92 n.375), cʼest-à-dire au troisième demi-pied : « Las! quel malheur

pour moi, ô mon frère, de tʼavoir perdu ! quel malheur pour toi, ô mon frère,

dʼavoir perdu lʼaimable lumière du jour ! Avec toi notre maison tout entière est

entrée dans la tombe, avec toi ont péri toutes les joies que, durant ta vie,

entretenait en nous une affection si douce. Et maintenant te voilà au loin,

reposant non parmi les tombes familières et les cendres de tes proches,

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

405

mais enseveli dans la sinistre Troie, dans la Troie maudite, dans une terre

étrangère qui détient tes restes aux extrémités du monde. » (Ernout, 111).

Cette séquence de déploration fait, bien entendu, écho à celle des vers

68,19-26, que nous avons étudiée, et dans laquelle se trouve déjà un

monosyllabe interjectif (68, 20 o). Les vers 68,93-94 apparaissent comme

une réécriture de 64,20-21. Ainsi, 68, 20 et 68, 93 sont tous deux des

pentamètres commençant par des formes dactyliques, en lʼoccurrence des

verbes au parfait de sémantisme antonymique (Abstulit / Attulit ); les deux

occurrences dʼei occupent chacune une position où lʼon trouve déjà un

monosyllabe, interjectif ou non. De plus, certains vers des deux séquences

parallèles sont identiques (68, 22-24 = 68, 94-96) 89.

Devant quel emploi de lʼinterjection se trouve-t-on ? Lʼemploi autonome est

vraisemblablement à exclure du fait de la présence dʼun mot dont la marque

désinentielle peut être interprétée (à juste titre) comme un datif :

… Eí mísero J fráter adémpte míhi !

q wwq /qw wqw ww

Eí mísero T frátri P iocúndum lúmen adémptum !

q wwq /qq/ qqq qw wqq

89 Ce remploi est dʼailleurs utilisé par Syndikus (1990,253-254) comme un argument en faveur de lʼunité du c.68 (épître dédicatoire) et du c.68b (élégie) : « Man kann durchaus einen Sinn darin sehen, daß der Dichter die zentralen Verse seiner Elegie in der Einleitungsepistel vorwegnimmt: Wenn sie der Leser vorher kennengelernt hat und so weiß, aus welchen Lebensumständen heraus Catull das Gedicht geschrieben hat, wird die Wiederkehr des Motivs in dem dem Freund und der eigenen Liebe gewidmeten Gedicht verständlicher. ». Plus généralement, cet auteur réfute point par point (1990,251-254), de façon convaincante, les arguments internes allégués par les tenants de la séparation des deux passages.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

406

En revanche, le fait de repérer un emploi « syntagmatique » de lʼinterjection

ne clôt pas lʼenquête. Il sʼagit ensuite de déterminer quels sont les éléments

de ces syntagmes. On a vu que lʼemploi syntagmatique de lʼinterjection se

traduit par des formules du type ei mihi ( la plus fréquemment documentée

chez les poètes dramatiques ou les élégiaques) ou ei misero mihi (Ter.

Haut. 234; Plt. Cas. 848, Plt. Aul. 200). Pour Kroll (1929, 232), il paraît

évident que lʼon a affaire, pour le vers 68, 92, à la seconde de ces formules,

mais il remarque que sa construction nʼest pas habituelle (« ungewöhnliche

Konstruktion »), pensant probablement à lʼhyperbate, bizarrerie quʼil justifie

par la recherche dʼun parallélisme avec le vers 68, 20 (o misero frater

adempte mihi). Dans ce dernier vers, le syntagme au datif, dépend

uniquement dʼadempte. Mais la situation se complexifie dans le cas du vers

68, 92. Et il ne semble pas, comme lʼa pensé Kroll, que lʼon puisse réduire le

vers à une seule lecture syntaxique. En effet, Catulle paraît avoir recherché

lʼambiguïté :

1° Compte tenu du fait que le vers précédent (68, 91) se termine par fratri

et que ei misero forme un groupe contraccentuel avant la jointure, le lecteur

peut très bien considérer que le référent implicite de lʼadjectif misero est le

frère de lʼénonciateur. Dans cette hypothèse le datif mihi dépend seul

dʼadempte.

2° Une autre hypothèse, plus spontanée, se présente, qui reprend lʼanalyse

de Kroll : la jointure provoque chez le lecteur un effet dʼattente, rendu

possible par la fréquence de la formule ei misero mihi, et il interprète mihi

comme dépendant concomitamment dʼei et dʼadempte.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

407

À notre sens, les deux lectures ont été voulues par lʼauteur.

Dans le cas du vers 68, 93, où Eí mísero se trouve en attaque dʼhexamètre,

Kroll fait appel, sans lʼexpliciter, à un raisonnement analogue à celui que

nous venons dʼutiliser pour la première hypothèse de lecture de 68, 92 :

« Die Anaphora verlangt, daß in V.93 ei misero (mihi) verstanden und nicht

misero mit fratri verbunden wird; fratri - adempte steht, wie schon die

Wiederholung des Verbums zeigt, mit frater adempte parallel. ». Le référent

implicite du groupe Eí mísero serait donc mihi, placé à la fin du vers

précédent, et alors fratri dépendrait exclusivement dʼademptum. Cette lecture

nous paraît possible, car le groupe est délimité par la césure trihémimère.

Toutefois, on peut lire cette césure comme la création dʼun effet dʼattente,

introduisant cette fois une variation sur la formule usuelle, et, ici, le substantif

fratri, pris entre la trhihémimère et la penthémimère est lu comme dépendant

concomitamment dʼei et dʼademptum.

Lʼambiguïté syntaxique nʼest pas gratuite : ce que recherche Catulle cʼest un

moyen dʼexprimer lʼindissolubilité du lien fraternel par delà la mort. Qui est le

plus à plaindre ? Celui qui reste ou celui qui part ? Si le vers 68,92 envisage

la mort du frère comme une perte ressentie par lʼénonciateur, on a vu que

lʼautonomie du groupe contraccentuel permet une autre interprétation. La

réciproque est vraie, lorsque le vers 68, 93 insiste sur la perte ressentie par

le frère, arraché à la lumière joyeuse.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

408

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

409

La voix du narrateur

64, 22-23

Dans le c.64, plusieurs interjections sont à mettre au compte de la voix du

narrateur, et non plus de personnages mythiques. Il en va ainsi de

lʼinterjection o, qui est présente dans deux vers consécutifs (64,22-23)90.

Lʼinterjection, en attaque du vers 64, 22, sert dʼembrayeur à une séquence

(64, 22-30) où le narrateur sʼadresse aux personnages de la « matière »

héroïque, et particulièrement à Pélée, dont les noces doivent être contées

dans le poème : « O vous qui êtes nés dans des siècles trop heureux, salut,

héros, race des dieux ! O digne descendance de vos mères, salut encore !

…91 Cʼest vous, oui, cʼest vous que je ne cesserai dʼinvoquer dans mes

chants, et toi plus que tous les autres, toi que combla une heureuse union, ô

colonne de la Thessalie, Pélée, à qui Jupiter en personne, oui, le père des

dieux lui-même a cédé ses amours. Nʼest-ce pas toi que la fille de Nérée,

Thétis, la toute belle, a tenu dans ses bras ? Nʼest-ce pas à toi que Thétys

voulut bien accorder sa petite fille, Thétys et lʼOcéan qui dans ses flots

embrasse la terre entière ? » (Ernout, 1964, 85-86).

90 Pas de soupçon quant au texte. La Scholia Veronensis ad Verg. Aen., reprise par Keil (94, 11) apporte un témoignage sur 64,23 qui confirme lʼitération de lʼinterjection o que proposent les mss. Fordyce (281) : « The manuscripts have the meaningless o bona mater : the quotation in the Verona scholia on Aen. V 80 corrects the last word to matrum and adds half of the following line. ». 91 Les points de suspension correspondent ici à la lacune qui se trouve dans le vers traditionnellement numéroté 68,23b.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

410

À lʼintérieur de cette séquence, le narrateur se désigne explicitement par

lʼemploi du pronom de personne 1 (64, 24 ego), et ses allocutaires mythiques

sont désignés par les pronoms de personne 2, lʼensemble des héros dʼabord

(64, 24 Vos…uos), puis Pélée (64, 25 Teque; 64, 28-29 Tene).

Lʼinterjection o joue bien un rôle démarcatif, par rapport à la séquence

narrative qui précède (64,1-21), marquée par la personne 3, lʼemploi du

parfait et des indices temporels du type de quondam (64,1) ou de lʼablatif de

date luce (64,16)92. Toutefois son occurrence nʼest pas inattendue pour le

lecteur, car les trois derniers vers (64,19-21) de la séquence narrative

supposent une intervention de la subjectivité du narrateur : lʼanaphore du

groupe constitué par lʼadverbe Tum et le substantif Thetis (au nominatif ou

au datif) fait sortir la narration de la neutralité de lʼannale; elle crée une

focalisation sur le personnage de la divinité féminine, qui constitue un

hommage enthousiaste à son endroit.

La continuité entre les vers 64,19-21 et le vers 64, 22 est renforcée par la

rythmique des attaques, qui sont contraccentuelles : Túm Thétidis / Túm

Thétis / Túm Thétidi / Ó nímis.

Lʼinterjection o est employée non comme forme autonome, mais bien

comme début de syntagme au vocatif, cʼest-à-dire que lʼon a bien affaire ici à

ce que le TLL désigne comme une « particule vocative ». Dans un ordre

prosaïque, ce syntagme pourrait avoir la forme suivante : O Heroes, nimis

optato tempore saeclorum nati. Il convient donc de remarquer la place

92 La métonymie lux pour dies se retrouve aussi au vers 64,325 (laeta luce).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

411

marquée quʼoccupe le substantif Heróes (molosse paroxyton) dans le texte

catullien. En rejet, il libère la position contiguë à lʼinterjection, quʼil occuperait

probablement, de sorte quʼun dissyllabe portant lʼaccent sur la syllabe

dʼattaque puisse se substituer à lui :

Ó nÍmis optáto P saeclórum B témpore náti

q ww qqq/ qqq / qww qq

Heróes, T saluéte, Tr déum H géns, ó bóna mátrum93

qqq / qqw /wq / q q ww qu

Progénies, T saluét(e) íterum […]

qwwq / qq wwq

En cela, lʼadresse aux héros se rapproche de lʼadresse à la porte, du c.67,

où le nom vocatif de lʼallocutaire est rejeté en attaque du troisième vers, alors

que le début de la séquence discursive est occupé par un groupe

contraccentuel : Ó dúlci T iocúnda Tr uíro, H iocúnda parénti, /Sálue, téque

bóna JJúpiter aúctet ópe, / Iánua…(67,1-3). On peut noter deux autres traits

communs à ces adresses de salutation. Dʼune part, elles comportent

lʼinterjection secondaire salue / saluete. De lʼautre, le deuxième vers de la

séquence discursive inaugurée par lʼinterjection est construit avec le même

système de césures, dénommé « triple a » par L.Nougaret (1948,§§79-80),

93 Le texte du vers que nous adoptons varie sur un mot de celui de la vulgate. Nous préférons gens à genus (ww) que portent les mss. G, R, et O. Le texte que propose la Scholia Veronensis ad Verg. Aen. 5,80 (citée par Mynors) est le suivant : …saluete deum gens o bona matrum progenies saluete iter… Or, il nous semble que les éditeurs (hormis Madvig) font preuve dʼinjustice en rejetant la leçon gens (métriquement acceptable) alors quʼils adoptent matrum, qui corrige avantageusement les mss., et le début de 64,23b.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

412

cʼest-à-dire la combinaison des césures trihémimère, trochaïque troisième et

hephthémimère.

Lʼapostrophe élogieuse que constitue la micro-séquence 64,22-23b nous

semble animée par une dynamique rythmique croissante. Le premier vers se

caractérise par la lisibilité de sa structure, divisé quʼil est en deux côla par sa

césure penthémimère, et, de plus, doté dʼune clausule banale du type

condere gentem. On y trouve un souci dʼéquilibre verbal, les deux molosses

du vers étant répartis entre les deux côla (optato/saeclorum). Sa

configuration accentuelle, si lʼon fait abstraction du contre-accent en attaque

de vers, compose des échos consonantiques embrassés (/ n / - / t / - / t / - / n

/) dont lʼordonnancement résonne comme un appel plein de digne solennité :

Ó NÍmis opTáto P saeclórum Témpore Náti .

Mais Catulle rompt ce bel équilibre dans le vers 64, 23. Celui-ci, comme

nous lʼavons déjà noté, est doté dʼun système de trois césures. Le

déséquilibre sʼétend dʼabord à la métrique verbale les deux trisyllabes

paroxytons du vers (Heróes, saluéte) forment les deux premiers côla. À partir

de la césure trochaïque troisième, les mots portent lʼaccent sur la syllabe

dʼattaque. Et surtout le dernier côlon a une dynamique contraccentuelle

remarquable, que produit la clausule de type si bona norint introduite par la

récurrence de lʼinterjection o en position W de lʼhexamètre, cʼest-à-dire au

premier demi-pied de la dipodie finale.

Ici lʼon peut voir deux interprétations rythmiques, selon que lʼon suit le texte

de la vulgate, ou celui que nous avons retenu. Le texte de la vulgate

présente lʼhypothèse minimale, où le côlon final, délimité par une ponctuation

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

413

bucolique (Cupaiuolo, 1965, 59), contient un seul contre-accent, mettant en

valeur la syllabe dʼattaque de lʼadjectif mélioratif : H génus B ó bóna mátrum.

Dans lʼhypothèse maximale qui est la nôtre, fondée sur une variante

textuelle, nous nous trouvons devant une série de deux contre-accents qui

donne une dynamique un peu différente au côlon final : Tr déum H géns, ó

bóna mátrum. Dans ce cas, la relance du rythme a lieu dès lʼattaque de

côlon, ce qui a pour conséquence de lier la fin du syntagme deum gens à ce

qui apparaît, en raison du placement habituel de lʼinterjection o, comme un

début dʼénoncé. Cette configuration rythmique, opérant un rapprochement

syncopé, par annulation de la pause, de la fin dʼun énoncé exclamatif au

début du suivant, nous paraît suggérer lʼenthousiasme de lʼénonciateur.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

414

64,71

Au vers 64, 71, apparaît lʼinterjection a, que les manuscrits proposent

généralement avec la graphie ah 94. Le texte des manuscrits est dʼautant

plus sûr quʼil est confirmé par le témoignage de Nonius (134 L, s.u.

externauit). Ce monosyllabe interjectif est inséré dans une longue séquence

(64, 52-75), traditionnellement désignée comme une ekphrasis, en dʼautres

termes comme la description dʼune scène figurée sur un objet dʼart95. Cette

scène représente Ariane scrutant la mer, sur laquelle sʼéloigne, à coups de

rames, Thésée, lʼamant oublieux.

Puisque lʼon ne se trouve pas devant une séquence de discours direct, où,

normalement, le statut énonciatif de lʼinterjection est clairement indiqué par

une description du motus animi du personnage, il sʼagit, au préalable,

dʼétudier certains aspects saillants de lʼekphrasis catullienne.

Dʼabord, il sʼagit dʼune description animée par lʼusage dʼune série de verbes

au présent historique (64, 53 tuetur ; 64,55 credit ; 64, 56 cernat ; 64, 58

pellit ; 64, 60 prospicit ; 64, 61 prospicit ; 64, 63 fluctuat) dont le sujet est

94 On trouve ici une divergence de lʼapparat de Lafaye avec ceux de Mynors et Bardon. Selon ces deux derniers éditeurs, le ms O contient la leçon ha, et non ah, comme lʼindique Lafaye. 95 Ce procédé remonte à la description homérique du bouclier dʼAchille (Il.18,478 ss.). Il est repris notamment, à lʼépoque hellénistique, par Appolonios de Rhodes (1, 721-767), et Théocrite (1, 29-55); cf. Fordyce, 273.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

415

Ariane, à une exception près (64, 58). En fait, la dimension essentiellement

descriptive est ici reconnaissable au fait quʼil nʼy a pas de véritable linéarité

temporelle organisée par des connecteurs, et que, bon nombre de ces

verbes étant isotopes (liés au sème « regarder »), lʼensemble du passage

apparaît comme lʼamplification rhétorique de ses deux premiers vers (64, 52-

53 Namque fluentisono prospectans litore Diae / Thesea cedentem celeri

cum classe tuetur); lʼénoncé iuuenis fugiens uada remis (64, 58) renvoyant,

de son côté, au syntagme Thesea cedentem (64, 53).

Lʼactivité du narrateur semblerait, si lʼon sʼen tenait à cela, limitée à

lʼorganisation du travail analytique impliqué par lʼamplification (la « procédure

dʼaspectualisation » inhérente au prototype descriptif, selon J.-M. Adam,

1997, 89-91). Mais il intervient encore autrement.

Il prête à Ariane des motus animi : la révolte (64, 54 « agitant en son cœur

des fureurs indomptées »), ainsi que la stupeur (64, 55 « Elle ne croit pas

encore avoir vu ce quʼelle a vu »). Acte qui suppose une interprétation de la

scène figurée dépassant le simple constat objectif.

De plus, il est engagé dans une démarche de commentaire, qui se traduit

par lʼusage dʼune comparaison, ut effigies bacchantis (64,61 « comme

lʼimage dʼune bacchante »), dʼun système métaphorique reformulant

lʼexpression du motus animi agitant le personnage dʼAriane, et magnis

curarum fluctuat undis (64,62 « elle tangue au gré des grandes eaux de ses

craintes »). Mais surtout, comment interpréter lʼinterjection dissyllabique

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

416

eheu96 , qui constitue le dernier pied de lʼhexamètre 64,61 ? Définie par le

TLL comme une « interiectio lamentantis », elle renvoie à la question « Qui

donc se lamente en lʼoccurrence ? ».

Dans ce cotexte, et à cause de sa position au centre de lʼépanalepse

prospicit eheu prospicit, on a tendance à la considérer comme une

intervention discursive directe du narrateur. Celui-ci prend fait et cause pour

lʼhéroïne, en jugeant son état « misérable » (au sens latin du terme) : « Et de

loin sur lʼalgue, la fille de Minos , telle la statue de pierre dʼun bacchante, le

regarde de ses tristes yeux, hélas !, elle le regarde » (Ernout,87). Que

lʼinterjection soit mise au compte du narrateur est dʼautant plus probable que

le dissyllabe spondaïque eheu (64,61) trouve un écho obvie dans le nom du

héros Thésée, au vocatif, placé un peu plus loin (64,69 Theseu), en une

position métrique rigoureusement identique (le dernier pied, i.e. en termes de

métrique verbale, YZ). Cette paronomase est intéressante à plus dʼun titre.

Dʼabord, elle permet de rattacher le dissyllabe interjectif à un énoncé où

lʼénonciateur (ego = narrateur) et son allocutaire (tu = Thésée) sont

absolument définis. Ce qui renforce lʼhypothèse selon laquelle lʼinterjection

dissyllabique est bien émise par le narrateur. Ensuite, elle autorise une

hypothèse forte sur lʼaccentuation dʼeheu ; dans la mesure où lʼaccentuation

96 Ce dissyllabe interjectif, qui appartient maintenant à la vulgate du texte, est dû à une correction faite par Bergk à partir de la leçon manuscrite heue. Elle est hautement probable, comme nous le verrons dans le cours de cette étude. Pour Fordyce (286), « the pathetic repetition makes Bergkʼs eheu certain ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

417

de la dipodie finale de lʼhexamètre est notoirement standardisée97 (les

exceptions étant générées par lʼintrusion de monosyllabes en clausule), on

peut inférer éheu à partir de Théseu98.

Toutefois, si cette première interjection de la séquence est principalement à

mettre au compte du narrateur, cela ne signifie pas quʼil en soit le seul

énonciateur possible. Ainsi, on peut également expliquer lʼoccurrence de cet

embrayeur, par la proximité du syntagme maestis ocellis (64,60 « ses tedres

yeux en deuil »), décrivant le regard dʼAriane tout en donnant une information

sur son affectus ou motus animi. Car cʼest précisément de cette façon que le

poète procède lorsquʼil veut introduire une interjection dans une séquence de

discours rapporté (cf. études de 63,50 ou de 64,135). Eheu se présente donc

comme un cas de polyphonie, où le narrateur se fait le porte-parole dʼun

affect, qui appartient dʼabord à un personnage, mais quʼil finit par partager.

De même que le personnage dʼAriane devient psychologiquement semblable

aux flots quʼelle voit, par lʼentremise dʼune métaphore que nous avons

évoquée, le narrateur est contaminé par lʼaffect du personnage qui se trouve

au premier plan de son tableau fictif.

Les observations rythmiques viennent corroborer ce qui a été écrit

précédemment à propos de lʼimplication du narrateur. La description est

soutenue, animée par une oralité rythmique très perceptible. Les

phénomènes de récurrence lexicale (Évrard-Gillis, 1976) comme 97 Sur la coïncidence, dans lʼhexamètre, de lʼaccent de mot et des temps marqués (les premiers demi-pieds) de la dipodie finale comme moyen de constituer lʼidentité du mètre, voir Iso Echegoyen (1981-82) et sa reprise chez Marina Sáez (1998,137). 98 Mais on verra que cette inférence ne clôt pas la question et quʼil est possible de former une hypothèse plus hardie sur lʼaccentuation de ces termes paronomastiques.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

418

lʼépanalepse des vers 64,61-62, ou lʼanaphore de Non (64,63-65), qui la suit

immédiatement, constituent autant dʼindices de lʼimplication de lʼénonciateur.

Au plan prosodico-accentuel, certains passages se présentent comme de

véritables morceaux de bravoure rythmiques. Nous en sélectionnons deux

dʼentre les plus remarquables.

Voyons les vers 64,55-57 : « Elle ne peut encore en croire ses yeux, elle

qui, à peine réveillée dʼun sommeil trompeur, se voit, la malheureuse,

abandonnée sur le sable du désert. » (Ernout, 87).

Nécd(um) étiam T sése P quaé uísit B uísere crédit

q wwq/qq /q qq /qww qw

Út póte falláci P quaé túm (H ) prím(um) éxcita sómno

q ww qqq/q q q qww qq

Desért(am) in (T) sóla P míseram H sé cérnat haréna.

qq qqq/ wwq / q qw wqq

Observons, sans souci dʼexhaustivité, que la longue série de contre-accents

(quaé túm prím(um) éxcita), présente dans le deuxième côlon du vers 64,

56, a deux fonctions, au moins :

1° Elle mime la violence ressentie par lʼhéroïne au réveil.

2° Elle rompt lʼunité rythmique de la dipodie clausulaire en excluant le mot

spondaïque finale (sómno), de sorte que celui est apparaît comme le relais

dʼune série distincte, cʼest-à-dire le groupe lexical créé par les échos du

phonème / s /, sous accent ou non : 64, 55 sése - (uísit) - (uísere) - 64, 56

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

419

sómno 64, 57 Desért(am) - sóla - (míseram) - sé. Cette série opère, au plan

sémantique, un rapprochement pathétique et solennel entre lʼidentité de

lʼhéroïne et sa situation misérable. On voit dʼailleurs à lʼœuvre ce même

procédé, quand, dans le discours rapporté, Ariane dresse un bilan sinistre de

ses ressources face à lʼadversité.

Le deuxième exemple que nous prenons est constitué par les vers 64,68-

70 : « Mais alors, insoucieuse du sort et de sa mitre et de son vêtement que

baignait la vague, cʼest à toi, Thésée, que tout son cœur, toute son âme,

toute sa pensée demeuraient éperdument suspendus » (Ernout, 87).

Séd néque túm (T) mítrae P néque túm (H) flúitántis amíctus

q ww q qq / ww q wwqw wqq

Ílla uícem T cúrans P tót(o) ex H té péctore, Théseu,

qw wq /qq /q q / qqww qq

Tót(o) ánimo T tóta P pendébat pérdita ménte.

q wwq/ qq/qqq qww qw

Ici, pas de longue série contraccentuelle, mais de simples contre-accents,

surtout concentrés dans le premier vers (64, 68 Séd néque… túm mítrae…

túm flúitántis), utilisés notamment de façon à dramatiser lʼapparition dʼun

allocutaire, Thésée, au vers suivant. Comme dans le cas dʼeheu, lʼon a

affaire à une allocution polyphonique en dernière analyse, même si cʼest bien

au départ le narrateur qui interpelle le héros, le présentant comme coupable

du furor dʼAriane. Insistons sur les contre-accents des deux derniers vers. Au

vers 64, 69, lʼattaque du dernier côlon est renforcée par le contre-accent quʼy

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

420

crée lʼinsertion dʼun pronom personnel monosyllabique au milieu dʼun

syntagme prépositionnel (ex H té péctore); ce quii a pour but de mettre en

valeur le nom du héros, détaché de lʼensemble clausulaire, mais cette fois,

contrairement à ce qui se produit au vers 64,56 (…sómno), le mot

spondaïque final (Théseu) est intégré à une chaîne dʼéchos consonantiques

qui passe et par le contre-accent antécédent, et par le suivant (64,70 Tót(o)

ánimo). Cette série en / t / sʼinterprète sémantiquement comme un lien de

causalité entre la présence de Thésée et la colère furieuse dʼAriane : 64,68

túm - (mítrae) - túm - flúitántis - (amictus) - 64,69 tót(o) - té - (pectore) -

Théseu - 64,70 tót(o) - tóta - (pendebat) - (perdita) - (mente).

Ces multiples apparitions du narrateur dans une séquence dont la visée est

fondamentalement descriptive permettent de préparer lʼoccurrence de

lʼinterjection monosyllabique a en attaque de vers (64, 71). Cette position est

significative, car elle implique une fonction démarcative au plan de

lʼorganisation du texte. Ainsi, la parole du narrateur est alors clairement

assumée comme telle, et non plus justifiée par une situation polyphonique , à

la manière dont serait présentée une interjection inaugurant un discours

direct rapporté (64, 71-75) :

Á ! míser(a) assíduis P quám lúctibus éxternáuit

q ww qwwq / q qww qqqq

Spinósas T Érycína Tr sérens H in péctore cúras

qqq / wwqw /wq/ qqww qq

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

421

Ílla témpestáte Tr férox H qu(o) ex témpore Théseus

qq qqqw /wq / qqww qq

Egréssus T cúruis P é litóribus Piráei

qqq / qq/ qqwwq qqq

Áttigit iniústi P régis H Cort´ynia témpla.

qww qqq/ qq/qqww qw

Rythmiquement, lʼinterjection est liée, comme souvent (cf.TLL), à lʼadjectif

miser, par le moyen dʼun contre-accent (Á ! míser(a)). Fordyce (288)

rapproche cette occurrence de celle que lʼon trouve dans un fragment de

Calvus (frg. 9 M A uirgo infelix, herbis pasceris amaris). La véhémence du

narrateur se manifeste, dans le vers 64,71, par le renforcement

contraccentuel des attaques de côla, et le fait que les échos vocaliques

accentués de lʼinterjection occupent les positions-clefs de lʼhexamètre.

La déploration focalisée du malheur dʼAriane sʼaccompagne alors dʼune

reprise du nom du héros (64,73), précédée dʼun adjectif épithète, mis en

valeur entre les césures trochaÏque troisième et hephthémimère, qui a une

évidente valeur axiologique, ferox99.

Enfin, lʼinterjection en attaque de vers fonctionne comme un connecteur

capable dʼassurer une transition textuelle entre la visée descriptive de

99 Certains traducteurs (Lafaye, Ernout) semblent sous-estimer la valeur péjorative de cet adjectif, quand ils le rendent par le mot « fier ». Bardon (138) propose « farouche », qui paraît déjà plus adéquat.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

422

lʼekphrasis et la narration proprement dite, parce quʼelle permet de lancer

lʼanalepse narrative (64,73 Illa tempestate) qui reprend le début du mythe.

64,94

On trouve lʼinterjection monosyllabique heu au vers 64,94 ,dont le texte est

absolument sûr, cʼest-à-dire dans une longue séquence narrative (64,76-

115). Après avoir décrit, sous forme dʼekphrasis, Ariane contemplant son

amant en fuite, le poète revient à leur rencontre en Crète. Il narre le « coup

de foudre » du point de vue de lʼhéroïne, puis interrompt la narration par une

prise de parole du narrateur : « Oh! cœur cruel qui sans pitié exaspères les

passions, enfant divin, qui aux douleurs humaines mêles les joies, et toi,

reine de Golgos, reine des frondaisons dʼIdalie, de quelles ondes avez-vous

assailli la fille à lʼâme de braise, qui pour le blond étranger souvent soupirait !

Comme elle éprouva de craintes en son cœur défaillant ! Comme elle devint,

souvent, plus blême quʼor brillant, quand, désireux dʼaffronter le monstre

cruel, Thésée allait à la mort, ou aux références de la gloire ! » (64,9-102,

trad. Bardon, 1970,140).

Lʼinterjection Heu occupe la position dʼattaque de lʼhexamètre, de la même

façon quʼA au vers 64,71. Elle joue donc le même rôle démarcatif,

introduisant une série dʼexclamations.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

423

Le narrateur prend toujours le parti de lʼhéroïne, victime des fureurs de

lʼamour :

Heú míser(e) exágitans P immíti B córde furóres,

q ww qwwq /qqq /qw wqq

Sáncte púer T cúris P hóminum quí gaúdia mísces…

qw wq /qq / wwq q qww qq

Lʼinterjection est le point dʼappui dʼun contre-accent de transition textuelle

dont le deuxième élément nʼest autre que lʼadverbe misere (dérivé de

lʼadjectif miser). Il y a donc là une très nette référence intra-textuelle,

notamment au vers 64,71.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

424

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

425

La voix « iambique » de Catulle

Les interjections peuvent se trouver également dans des poèmes adressés

à des personnages que lʼon suppose historiques, même si la prosopographie

nʼest que rarement probante. Nous étudions ici deux occurrences de

lʼinterjection a (15,17 ; 21,11) apparaissant dans le cadre de poèmes qui

appartiennent au cycle dʼAurelius et Furius (c.11, c.15, c.16, c.21, c.23, c.26),

auquel se rattachent dʼune certaine manière les quatre textes adressés à

Iuuentius (c.24, c.48, c.81 et c.99). Ces deux occurrences, précisons-le, nʼont

pal le même statut philologique, puisque la première, au vers 15,17, est tirée

directement des sources manuscrites (Bardon, 55), mais sous les graphies

ah (X), ou bien ha (O), tandis que la seconde est issue dʼune émendation de

Scaliger (1577) qui a été finalement adoptée par la vulgate.

Les poèmes 15 et 21 prennent la forme dʼune adresse du locuteur (le poète

G.Valerius Catullus) à un allocutaire, Aurelius, sur lequel aucune information

externe au recueil ne nous est parvenue, et dont on peut seulement

conjecturer quʼil venait dʼune famille romaine honorable (Syndikus,1984,

239). Toutefois, ce qui nous intéresse ici, plutôt que de cerner le portrait

historique dʼAurelius, cʼest bien de définir, ne serait-ce quʼen termes

schématiques, le type de communication institué par les poèmes de Catulle.

Et ce nʼest que dans cette perspective que peuvent être analysées les

occurrences interjectives.

Uhlrich von Wilamowitz-Moellendorff (cité par Carratello,1996, 56 n.6) a vu

en lui un membre du milieu qui gravitait autour de Lesbia. Quoiquʼil en soit,

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

426

lʼon peut déduire des cc.11,16 et 21, quelques traits objectifs qui dessinent

un portrait minimal du personnage. Dʼabord, il sʼagit dʼun jeune homme

appartenant à la génération de Catulle, ce quʼimplique lʼexpression comites

Catulli (11, 1) par laquelle le poète désigne le couple dʼAurelius et Furius,

quelle que soit lʼironie quʼelle comporte vraisemblablement (Syndikus,

1984,125 ; Carratello,1996, 55-59). Ensuite, ce jeune homme a

connaissance des textes de Catulle, et son jugement, à lʼégard des vers

comme du poète (16,3-4 Qui me ex uersiculis meis putastis, quod sunt

molliculi, parum pudicum : « Parce que mes vers sont un peu dévergondés,

vous avez jugé que je manque de pudeur ! », Bardon, 54) ne doit pas être

dénué dʼautorité dans son milieu, puisque lʼauteur prend la peine de lʼen

punir, dans un texte extrêmement violent.

On peut donc décrire Aurelius comme un jeune homme éduqué, lettré, peut-

être même teinté de philosophie, de vertu et dʼascétisme : cʼest du moins une

interprétation possible de lʼexpression pater esuritionum (21,1) dont Catulle

veut le flétrir100. Et cʼest sans doute parce quʼil a affaire un individu qui se

targue, à tort ou à raison, dʼune certaine formation intellectuelle, que le poète

fait appel à un appareil argumentatif de visée caricaturale (15,6 et 15,9 Non

dico…Verum; 16,10 Non dico…sed ;16,4 quod = « parce que »; 16,5 Nam;

16,8 Si).

100 Cette possibilité nʼest pas du tout envisagée par Syndikus (1984,151-154) dans son étude du c.21, mais il nous semble possible de rattacher « das Motiv des Hungerleiderei » à un topos de la polémique anti-ascétique. Le fait quʼAurelius soit accusé de vouloir enseigner la faim (21,11 puer et sitire discet) au puer circonvenu nous apparaît comme un indice dans ce sens. Lʼéducation pédérastique se profile ici comme référence culturelle.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

427

La relation « historique » entre Catulle et Aurelius nous semble

pertinemment définie par Della Corte (19762,180, cité par Carratallo,1996,59)

en termes de « rivalità ». Deux griefs sont évoqués par Catulle envers son

allocutaire :

1° Aurelius prétend séduire le puer delicatus de Catulle (Iuuentius ou

quelque autre).

2° Aurelius associe la mollitia des vers du poète à son ethos personnel.

Mais pour Catulle, il semble bien que ces deux griefs se rapportent en fait à

une faute unique, celle de lui dénier les attributs masculins, qui sont

constitutifs de son identité. En effet, le thème central des cc.15 et 21 est

lʼattitude dʼAurelius à lʼégard dʼun puer delicatus (peut-être Iuuentius) que

Catulle désigne comme lʼobjet de son amour (15,1; 21,4 meos amores).

Dans les deux textes, se rencontrent des termes obscènes, qui caractérisent

comme une agression le comportement sexuel dʼAurelius (15, 9 tuoque pene

: « ta queue »; 21,4 pedicare : « enculer »). Le parallèle lexical peut être très

net : 15,16 Vt nostrum insidiis caput lacessas; 21,7 nam insidias mihi

instruentem (« à tʼen prendre perfidement à notre tête », « car machinant

des perfidies contre moi »).

La menace sexuelle qui guette le puer est donc convertie en une menace

dirigée contre lʼidentité même de Catulle, ou bien, si lʼon se réfère au c.16,

adressé à Furius et Aurelius, contre la composante masculine de lʼidentité

(16,13 male me marem putatis : « vous ne me prenez pas pour un vrai

mâle »). Le mot caput, employé au vers 15 ,16 résume ces différents aspects

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

428

par la richesse de ses valeurs métaphoriques : caput est lʼessence du sujet

(cʼest ainsi que le lisent la plupart des traducteurs), mais ce peut être aussi,

dans le discours amoureux, lʼobjet de lʼamour (si lʼon veut, Iuuentius), à partir

de lʼidée de « partie précieuse du corps » , lʼéquivalent dʼoculi ou dʼocelli,

sans oublier le sens trivial de « tête du sexe masculin » (TLL, s.u.). Ces

diverses valeurs du mot signifient bien lʼimportance de lʼenjeu, du point de

vue de Catulle.

Catulle, contre cette menace, recourt à lʼarme poétique, se plaçant sous le

patronage dʼune double tradition, comme lʼa bien montré J.Granarolo (1967,

232-246), celle de la lyrique éolienne et celle de la justice populaire italique

(flagitatio). Il revendique la vocation agonistique du poème, quand il désigne

ses vers sous le nom dʼiambes (36, 4-5; 40, 1-2; 54, 6-7) ou

dʼhendécasyllabes (12, 10-11; 42, 1).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

429

15,17

Lʼinterjection a (15,17) participe des deux aspects fondamentaux de ce

texte, pris comme poème vindicatif. Elle est intégrée à la raillerie (ironique ou

non) et à la rythmique des attaques de vers. Mais, avant de la mettre en

perspective à lʼaide de quelques exemples, procédons à lʼanalyse de son

fonctionnement dans le cotexte direct.

Lʼinterjection apparaît dans la partie conclusive (15,14-19) du poème : « Si

ta folie et ton égarement furieux te poussent, canaille, à lʼénorme faute de

tʼen prendre en douce à ma figure, ah alors je te plains et tu risques gros ; on

tʼécartera les jambes ; par la porte béante galoperont les raiforts et les

mulets. » (Bardon,54).

Elle est employée dans une configuration qui apparaît comme une variante

de la locution exclamative bien connue, a me miserum (q+q+www), marque

presque rituelle de lʼexpression de la souffrance. Toutefois, les modifications

que subit cette dernière ne sont pas dénuées dʼintérêt :

Á túm té míserum (6) malíque fáti !101

q q q wwq/ wqw qq

101 Le vers phalécien ne comporte pas de césure proprement dite. On parle alors dʼintermot, placé, suivant les cas, après la cinquième, la sixième ou septième syllabe (Marina Sáez, 1998, 225).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

430

Qu(em) attráctis pédibus (6) paténte pórta

qqq wwq / wqw qq

Percúrrent ráphaníque (7) múgilésque.

qqq wwqw /qwqw

Dʼabord, lʼinterjection nʼest contiguë ni au pronom ni à lʼadjectif; ensuite le

pronom personnel impliqué correspond à la personne 2, fait inhabituel si lʼon

se réfère aux occurrences du TLL ou à celles du recueil catullien que nous

étudions ailleurs. Le fait plus remarquable, à notre sens, est quʼelle soit

placée en attaque dʼun groupe de monosyllabes où lʼécho consonantique du

/ t / joue un rôle emphatique. Nous avons donc là une série de contre-

accents qui contribue à la focalisation de lʼattaque de míserum. Au second

plan, mentionnons aussi lʼécho vocalique de lʼinterjection que lʼon retrouve

dans le mot clausulaire du vers phalécien (fáti), alors constitué en énoncé

fermé, et presque « oraculaire ».

Ainsi lʼapparition de lʼinterjection en attaque du vers a clairement pour effet

dʼinaugurer un côlon placé sous le signe dʼune dynamique croissante,

manifestation dʼintensité rythmique qui évoque la jouissance aiguë de

lʼénonciateur, à lʼidée de ce qui attend lʼallocutaire quand il subira le

châtiment des adultères102 (15,18-19).

102 Évoquant les réactions vindicatives des maris trompés, Juvénal envisage trois cas de figures; parmi eux, le dernier correspond à la menace brandie par Catulle : …necat hic ferro, secat ille cruentis / uerberibus, quosdam moechos et mugilis intrat. (Sat.10,316-317). Syndikus (1984,142) cite les attestations en contexte athénien de la raphanidosis : Ar.Nub. 1083; A.P. 9,520. G.Damschen (1999,174), avec quelque précaution, sʼappuie sur lʼarticle « adultery » de lʼOxford Classical Dictionnary pour affirmer que ce châtiment existait dans la Rome républicaine : « Die ursprünglich grieschiche Strafe diente ebenso im republikanischen Rom als Sanktion für das adulterium, wenn auch unser Wissen über das

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

431

« Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter

lʼénonciation comme exprimant la position dʼun énonciateur E, position dont

on sait par ailleurs que le locuteur L nʼen prend pas la responsabilité et, bien

plus, quʼil la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable

de lʼénonciation, L nʼest pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé

dans lʼénonciation. » (Ducrot, 1984, 211). Lʼexclamation a tum te miserum

est à mettre au compte de lʼénonciateur Catulle, puisque lʼallocutaire y

apparaît sous la forme dʼun pronom de personne 2. Ce nʼest pas un cas de

discours indirect libre. Pourtant il est notoire que le locuteur Catulle, dont on

a vu quʼil nʼa pas de bienveillance particulière à lʼégard dʼAurelius, ne peut

endosser une commisération que la série contraccentuelle rend hyperbolique

(élément de distanciation). Il apparaît donc que lʼexclamation proférée au

vers 15,17 a une dimension ironique très nette.

Ajoutons que si rien ne prépare de la part de lʼénonciateur une exclamation

de souffrance, lʼapparition du monosyllabe interjectif est cependant préparée

par plusieurs phénomènes. Dʼabord par un fait paronomastique assez subtil

qui suppose une véritable intention poétique.

Dans la partie centrale du poème, Catulle démasque lʼhypocrisie dʼAurelius :

« garde-moi chastement cet enfant à lʼabri — je ne dis pas du public : nous

ne redoutons pas ceux qui circulent sur le boulevard, ils vont ici, ils vont là,

occupés à leurs affaires ; mais cʼest toi que je crains avec ta verge… »

(Bardon, 54). En disant « je ne dis pas du public » (15, 6 Nón díco a público),

Eherecht der republikanischen Zeit durch die von Augustus im Jahre 18 v. Chr. (Suet. Aug.34) verfügte lex Iulia de adulteriis stark beeinträchtig ist. ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

432

ironiquement, il fait comme sʼil répondait à une offre de lʼallocutaire affirmant

quʼil protégerait le puer contre la foule impudique, ce qui, par parenthèse,

conforte lʼhypothèse que nous avons formulée quant aux prétentions

dʼAurelius à la vertu. Alors vient le vers 15, 9 par lequel lʼattaque frontale est

lancée :

Vér(um) á te métuo i6) tuóque péne

q qq wwq /wqw qw

La place du syntagme prépositionnel á te paraît choisie pour quʼapparaisse

un contre-accent en attaque de vers, constituant un parallélisme rythmique

avec lʼattaque de 15,6 (Nón díco ). Dans ce cas, nous avons appliqué

strictement la règle, issue du témoignage de Quintilien, qui veut que le

syntagme prépositionnel soit traité comme un « mot phonétique ». Règle

apparemment conforme aux indices tirés des clausules dʼhendécasyllabes

phaléciens (où la place de lʼaccent, comme dans la dipodie finale de

lʼhexamètre, est standardisée) : ád me (10,31) et á te (50,20). Comme le plus

souvent les prépositions sont dénuées dʼaccent, nous voyons, dans

lʼaccentuation de la préposition a, lʼintention claire de créer une paronomase

avec lʼattaque du groupe exclamatif inauguré par lʼinterjection á. Ce qui est

par là souligné, cʼest le renversement ironique de la menace dont Aurelius

est lʼagent, en une menace quʼil subit désormais. Manière subtile pour

lʼénonciateur de placer lʼallocutaire devant un enchaînement fatal.

Mais ce nʼest pas le seul élément qui amène lʼinsertion de lʼinterjection. En

réalité, tout le poème est rythmiquement orienté vers ce sommet émotionnel.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

433

H.P. Syndikus (1984,140-142) a bien mis en valeur la rupture de ton qui se

produit à lʼintérieur du c.15 : le texte sʼengage selon le code discursif de la

lettre de recommandation tel que lʼon peut le découvrir dans la

correspondance de Cicéron (Ad fam. 13), avec une tournure dʼusage

(Commendo tibi… Aureli), puis lʼobscénité du vers 15,9 bouscule la règle du

genre.

À notre sens, la valeur offensive de lʼhendécasyllabe se traduit dans ce

poème par un travail spécifique du rythme des attaques de vers. En effet, le

ton de la correspondance urbaine est représenté par le type dʼattaque

encadrant le texte (15,1-2 Comméndo, Auréli ; 15,18-19 Qu(em) attráctis,

Percúrrent), cʼest-à-dire le mot molosse (qqq) qui est un paroxyton. La

véhémence de lʼénonciateur se manifeste par différents degrés dʼattaque de

vers : la simple accentuation de la syllabe dʼattaque de vers (15,7 Ístos ;

15,8 Ín re ; 15,12 Quántum), le contre-accent (15,4 Nón díco ; Vér(um) á ;

15,16 Út nóstrum), la série de deux contre-accents (15,13 Húnc ún(um)

éxcipio), et surtout la série de trois contre-accents, qui devient la marque du

harcèlement que lʼénonciateur inflige à lʼallocutaire (15,3 Út sí quícqu(am)

ánimo ; 15,11 Quém tú quá lúbet ; 15,14 Quód sí té mála ; 15,17 Á túm té

míserum).

On voit, à lʼexamen de ce dernier réseau, que lʼinterjection du vers 15,17 est

amenée par ce travail du rythme à lʼintérieur des bien nommées attaques de

vers. Travail qui constitue ce quʼon pourrait appeler une oralité de

lʼintimidation. Dans ce système, le triple contre-accent inauguré par le

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

434

monosyllabe interjectif se présente comme un sommet, aussitôt suivi par une

baisse conclusive de lʼintensité rythmique.

21,11

Cʼest ici que la comparaison avec lʼinterjection proposée par Scaliger pour

le vers 21,11 (hendécasyllabe phalécien) a son intérêt. Plusieurs éléments

internes plaident en faveur de cette émendation :

1° Lʼinterjection pallie une déficience des textes manuscrits, qui sont

amétriques.

2° Lʼitération de mé proposée par les mss. O, G et R constitue

manifestement une incise exclamative. Il est donc très plausible que cette

incise débute par une interjection (sur lʼhistoire des émendations diverses,

voir lʼapparat de Bardon, 59).

3° Lʼinterjection, comme signification de douleur, est amenée par le verbe

doleo au vers précédent.

4° La lecture rythmique de 21,10-11 montre quʼil y a probablement un projet

dʼéquivalence des attaques de ces deux vers :

Núnc íps(um) íd dóleo, (6) quód ésuríre,

q q q wwq/ w qwqw

Á ! mé mé púer (5) ét sítire díscet.

q q q ww/q wqw qw

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

435

Dans ces deux vers, lʼon trouve en effet, une attaque composée dʼune série

de trois contre-accents, exactement de la même façon que dans le vers

15,17.

Finalement, le dernier argument validant le choix de Scaliger provient de la

comparaison de la fin des cc. 15 et 21, qui participent, comme on lʼa vu du

même projet vindicatif. Lʼinterjection a, au vers 21,11, a la même place dans

le poème 21 que celle quʼelle occupe dans le poème 15, autrement dit, elle

inaugure le dernier sommet rythmique, avant un fléchissement conclusif

composé de deux hendécasyllabes, qui fait appel à une oralité plus

« rationnelle ».

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

436

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

437

Conclusion

Nous avons montré, au début de cette partie, que les monosyllabes

interjectifs sont accentués. Cela nʼa rien de nouveau ou de surprenant, car

toute la tradition incite à conclure ainsi. Ce qui lʼest davantage, à notre sens,

cʼest la réflexion que nous introduisons au sujet du type dʼaccentuation dont il

sʼagit.

Notre hypothèse se fonde, avant tout, sur les doutes que les grammairiens

anciens formulent quant à leur capacité à rendre compte de lʼaccentuation de

ces mots, qui ne sont pas sentis comme relevant du système spécifique de

la langue latine. Le problème de lʼaccentuation des disyllabes interjectifs ne

tient pas seulement à la concurrence des systèmes dʼaccentuation grec et

latin : derrière cette manière de formuler la problématique, on peut déceler

lʼallusion à une accentuation qui nʼobéirait pas rigoureusement au système

de lʼune ou lʼautre langue, mais correspondrait à une option de discours.

Cʼest de cette manière que nous comprenons lʼinsistance des grammairiens

sur la non-fixité de lʼaccent (accentus incertus), et sur le caractère « hors-

norme », « sauvage » des interjections (uoces inconditae).

Bien que nous ne puissions définir strictement la nature phonique de cette

accentuation — est-elle analogue à celle de lʼaccent de mot, ou sʼen

distingue-t-elle radicalement ? —, nous pensons pouvoir affirmer quʼil sʼagit

dʼune manifestation de « lʼaccent dʼexpressivité » postulé par J. Marouzeau.

En ce sens, les monosyllabes interjectifs nous fournissent un modèle à partir

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

438

duquel il serait possible de penser dʼautres accentuations anomales,

notamment celles des monosyllabes de statut douteux.

Mais, on peut, en tout état de cause, se fonder sur le caractère accentué

des interjections monosyllabiques pour étudier lʼinteraction du rythme et du

sens.

Nos études de cas proposent une exploration de ce phénomène. Les

données qui suivent ont pour objet de les situer au sein du corpus global des

interjections catulliennes.

Les interjections primaires monosyllabiques se répartissent de la façon

suivante dans le recueil catullien103 :

a(h) en (h)ei heu io o uae total

9+1 1+1 3 2+4 33 63 2 119

Ces interjections primaires monosyllabiques sont, peu ou prou, les mêmes

que celles que lʼon rencontre chez des poètes élégiaques comme Tibulle et

Properce104.

103 Les occurrences textuellement discutables sont indiquées en italiques. Les trisyllabes interjectifs, peu nombreux, sont représentés par euohe (64, 256 (2)), agite (61, 38 ; 63,12 ; 64, 372). Les disyllabes comportent des interjections secondaires, comme age (61, 26 ; 63, 78 ; 63, 81) ou nefas (68,89), ou même une interjection primaire, comme eheu (30,6 ; 64, 61). 104 Nous synthétisons, pour cette comparaison, les données éparses présentées par Paola Militerni della Morte (1995, 38-39).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

439

a(h) en (h)ei heu io o uae

Catulle 9+1 1+1 3 2+4 33 63 2

Tibulle 3 0 2 11 3 11 0

Properce 24 0 3 14 0 28 1

Lʼéventail lexical est à peine plus large que celui des deux élégiaques : il

utilise lʼinterjection en quʼaucun des deux autres auteurs ne reprend.

On note pourtant des différences en termes quantitatifs, même si, dans le

cas de lexèmes rares comme (h)ei et uae, lʼécart est négligeable. Ainsi, on

repère la présence massive de lʼinterjection io, qui est due à la répétition

dʼune formule limitée à un seul poème (c.61).

Mais le fait le plus significatif, à cet égard, est lʼusage constant, à travers

tout le recueil, de lʼinterjection o, dans des proportions que ne connaissent

pas les deux élégiaques. Lʼécart a comme cause déterminante la présence

de cette interjection dans deux formules récurrentes (c. 61, c. 62), à la

manière de ce quʼon remarque pour io, dans le c. 61.

Le tableau qui suit présente, sur deux pages, lʼensemble des occurrences et

celles que nous avons étudiées en détails. Précisons que le choix de ces

dernières a reposé sur les exigences suivantes :

1. étudier en priorité les interjections les plus représentées dans le

discours versifié, à savoir a(h) et o.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

440

2. former un échantillon des « voix », ou instances énonciatives

repérables dans le texte, et rechercher, dans leur discours, la cohérence

de lʼusage interjectif.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

441

a(h) (occurrences) a(h) (études de cas)

10 8

15, 17 ; 21, 11 ; 60, 5 ; 61, 139 ; 63, 61 ;

64, 71 ; 64, 135 ; 64, 178 ; 66, 85

15, 17 ; 21, 11 ; 63,61 ; 64, 71 ; 64, 135 ;

64, 178 ; 66, 85

en (occurrences) en (études de cas)

2 0

56, 11 ; 61, 156

(h)ei (occurrences) (h)ei (études de cas)

3 2

68, 92 ; 68, 93 ; 77,4 68, 92 ; 68, 93

heu (occurrences) heu (études de cas)

6 1

64,61 ;64, 94 ; 77, 5 (2) ; 77, 6 (2); 101,6 64,61

io (occurrences) io (études de cas)

33 0

61, 124 (2) ; 61, 125 ; 61, 144 (2) ; 61,

145 ; 61, 149 (2) ; 61, 150 ; 61, 154 (2) ;

61, 155 ; 61, 159 (2); 61, 160 ; 61, 164 (2);

61, 165 ; 61, 169 (2); 61, 170 ; 61, 174 (2);

61, 175 ; 61, 179 (2); 61, 180 ; 61, 184 (2) ;

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

442

61, 185 ; 61, 189 (2) ; 61, 190

o (occurrences) o (études de cas)

63 9

1, 9 ; 3, 1 ; 3,16 (2) ; 9, 5 ; 9, 10 ;17, 1 ;

24, 1 ; 26, 5 ; 28, 9 ; 29, 23 ; 31, 7 ; 31, 12 ;

31, 13 ; 33,1 ; 34, 5 ; 36, 11 ; 42, 13 ; 43,

8 ; 44, 1 ; 46, 9 ; 56, 1 ; 61, 1 ; 61, 4 ; 61,

5 ; 61, 39 ; 61, 40 ; 61, 49 ; 61, 50 ; 61, 59 ;

61, 60 ; 61, 111 ; 61, 121 ; 62, 5 (2) ; 62,

10 (2) ; 62, 19 (2) ; 62, 25 (2) ; 62, 31 (2) ;

62, 38 (2) ; 62, 48 (2) ; 62, 67 (2) ; 63, 50

(2) ; 64, 22 ; 64, 23 ; 64, 323 ; 66, 39 ; 66,

87 ; 67, 1 ; 68, 20 ; 76, 17 ; 76, 26 ; 88, 5 ;

107, 6

63, 50 (2); 64, 22 ; 64,23 ; 64,323 ; 66,

39 ; 66, 87 ; 67, 1 ; 68, 20

uae (occurrences) uae (études de cas)

2 1

8, 15 ; 64, 196 64, 196

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

443

À propos des interjections virgiliennes, F. Biville (2002, 280) observe que

« lʼinterjection, élément spécifique du discours, comporte une fonction

dʼattaque : elle est utilisée pour mettre en place et structurer les situations

dʼéchange verbal. » En dʼautres termes, disons que lʼinterjection peut jouer

un rôle de démarcation du discours.

Elle peut servir à caractériser dʼemblée le texte comme un échange verbal :

cʼest le cas dans le c. 67, où lʼénonciateur se présente en tant que passant

anonyme sʼadressant à une porte (67, 1 o)105.

On sʼattend aussi à voir fonctionner ce procédé dans le système du poème

narratif, pour établir une démarcation entre les niveaux énonciatifs de

lʼhistoire et du discours106. Lʼinterjection permet dʼintroduire le discours direct

mis au compte des personnages. Dans le poème dʼAttis (c. 63), les

interjections primaires monosyllabiques ne jouent pas réellement ce rôle. La

première prise de parole dʼAttis est délimitée par une interjection secondaire,

de type disyllabique (au plan prosodique) : 63, 12 Ágit(e) ww107. Et lʼitération

de lʼinterjection o, qui se trouve dans le premier vers de la seconde prise de

parole dʼAttis (63, 50), est utilisée de manière beaucoup plus complexe.

Cette spécificité du c. 63 montre que lʼemploi de lʼinterjection monosyllabique

105 Lʼinterjection o, en tant que « particule vocative » (TLL) ou « marqueur dʼadresse » (Biville, 2002) semble, chez Catulle, spécialisée dans cette fonction :; 17, 1 ; 24, 1 ; 33, 1 ; 44, 1 ; 56, 1. Dans deux cas, Catulle prend de la distance par rapport à ce procédé, en ne plaçant pas lʼinterjection en attaque de vers : 3, 1 ; 61, 1. 106 F. Biville (2002, 280) donne en exemple le v. 5, 672 de lʼÉnéide : En ego uester Ascanius, « Cʼest moi, votre Ascagne ». 107 Même procédé pour introduire la parole de Cybèle : 63, 78 Áged(um) ww.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

444

comme élément démarcatif renvoie, en dernière instance, à un problème de

rythme, à une caractérisation rythmique de la voix du personnage : comme

nous lʼavons montré dans notre troisième partie, lʼoralité du c. 63 repose

notamment sur une raréfaction des attaques contraccentuelles, et lʼinsertion

dʼune interjection monosyllabique en attaque de vers a très souvent pour

conséquence une figure contraccentuelle.

En revanche, le c. 64, comporte un exemple dʼune démarcation réalisée par

une interjection monosyllabique. La voix collective des Parques sʼadresse à

Pélée à travers un contre-accent dʼattaque (64, 323 Ó décus), ce qui

sʼaccorde au respect dû à lʼhôte royal, ainsi quʼà la solennité de lʼacte de

parole oraculaire qui sʼannonce108. Le discours dʼAriane, au contraire, de

même que celui dʼÉgée, ne sʼouvre pas ainsi.

Plus intéressants encore sont les cas où lʼinterjection, comme embrayeur,

sert à insérer la parole du narrateur dans le cadre du récit. Nous avons

étudié précisément lʼun de ces exemples (64,22 Ó nímis), qui présente une

analogie rythmique avec lʼattaque du discours de Parques109. Le narrateur

sʼadresse alors aux héros de lʼunivers mythologique. Mais lʼinterjection peut

véhiculer aussi un jugement, ce qui signifie que le narrateur nʼadopte pas

une attitude neutre vis-à-vis de lʼaction et de ses protagonistes. Quand

Catulle insère lʼinterjection á (64, 71 á míser(a)), cʼest pour manifester très

explicitement quʼil prend le parti dʼAriane. « Il peut aussi arriver, mais plus

108 Le même usage démarcatif peut être observé quand Catulle passe de la narration à lʼinteraction verbale (64, 22 Ó nímis). 109 Autres monosyllabes interjectifs mis au compte du narrateur dans le c. 64 : 64, 23 o ; 64, 71 a ; 64, 94 heu.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

445

rarement, quʼau cours de son récit le poète lui-même fasse brièvement et

subtilement entendre sa voix par lʼinsertion dʼun élément interjectif, et quʼil

participe ainsi aux événements évoqués… » (Biville, 2002, 280). Cette

remarque vaut pour Catulle autant que pour Virgile110.

Chez Catulle, ce procédé est systématisé, lorsquʼil est question dʼAriane.

Ainsi, le début de lʼekphrasis marque une concentration de ces interventions

du narrateur, à travers des interjections monosyllabiques (64, 71 a ; 64, 94

heu), mais aussi une interjection disyllabique (64, 61 eheu). La mise en

relation de ces trois occurrences permet une observation qui nʼest pas sans

intérêt. Si chacune dʼentre elles relève de la voix du narrateur, il faut rappeler

que lʼinterjection eheu peut également être analysée en termes de

polyphonie (voix du narrateur/voix dʼAriane)111. Cʼest à partir de cette base

polyphonique que Catulle constitue lʼintervention de sa voix ; autrement dit,

lʼusage de lʼinterjection tend, de la polyphonie, vers une monophonie

exprimant clairement le parti pris du narrateur.

À cette progression sont liées des données de position et des données

rythmiques. Éheu — ou, peut-être, Éheû ? —, ambigu, polyphonique est

placé dans le spondée final de lʼhexamètre. En revanche, les interjections

monosyllabiques monophoniques apparaissent en attaque dʼhexamètre, 110. Aen. 8, 688 : sequiturque — nefas — Aegyptia coniunx (Biville, 2002, 276) ; Aen. 12, 452-453 miseris heu praescia longe / Horrescunt corda agricolis, dabit ille ruinas : « les malheureux laboureurs, hélas, lʼont vu venir de loin, et sont remplis dʼeffroi » (Biville, 2002, 280). 111 Ce fait polyphonique est évoqué lors de lʼanalyse de lʼinterjection a (64, 71). Il est approfondi dans notre sixième partie, pour appuyer notre analyse des connecteurs en contexte narratif (64, 58 at ; 64, 68 sed). Lʼexemple virgilien, que nous citons dans la note précédente (Aen. 12, 452-453), pourrait aussi relever dʼune analyse polyphonique : heu peut être mis au compte du narrateur, mais aussi des paysans eux-mêmes, horrescunt corda pouvant être interprété comme discours narrativisé.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

446

constituant de ce fait un contre-accent de type A1, lié à la narration (64, 71 Á

mísera ; 64, 94 Heú mísere)112.

Ce fonctionnement de lʼinterjection comme embrayeur permettant dʼinsérer

le discours rapporté et les interventions affectives ou axiologique du

narrateur est cependant loin dʼépuiser la richesse de ses usages.

Nos études ont porté sur deux autres aspects des interjections catulliennes,

leur ambiguïté et leur mode dʼinsertion — les deux problématiques étant

dʼailleurs étroitement liées.

Lʼambiguïté se déploie sur deux dimensions, la première sémantique, la

seconde énonciative. Lʼambiguïté sémantique, ou polysémie des interjections

correspond à leur possibilité de véhiculer un spectre dʼaffects plus ou moins

large (F. Biville, 1993, 213). Le texte poétique sʼefforce normalement de

réduire ce spectre en proposant une représentation descriptive de la voix, du

langage corporel ou même en décodant par avance lʼaffect signifié113. Chez

Catulle la caractérisation de la voix dʼun personnage nʼexclut pas

nécessairement quʼune certaine polysémie subsiste : ainsi dolor et furor se

combinent dans le discours dʼAriane (64, 135). De plus, dans un texte où

lʼencadrement narratif est inexistant, comme le c. 66, Catulle exploite la

polysémie de lʼinterjection o (66, 39 affect de regret/interpellation).

112 Sur la prédominance dans le c. 64, de ce type de contre-accent à fonction de relance narrative, voir notre analyse des occurrences de connecteurs at (64, 58) et sed (64, 68). 113 « Tout en possédant un signifié propre, qui peut être ambigu, les interjections sont modalisées par les indications lexicales de nature vocale et émotionnelle qui précèdent ou suivent les prises de parole. » (Biville, 2002, 281). F. Biville le montre spécialement à partir des occurrences dʼheu dans lʼÉnéide (2002, 282).

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

447

Lʼambiguïté énonciative, cʼest-à-dire de polyphonie des interjections, est

encore plus intéressante. Lʼekphrasis du c. 64 en fournit lʼexemple, avec le

a ! du v. 64, 71, que nous avons étudié en détail (cf. 64, 61 eheu). Sʼétablit

alors une fusion des points de vue du narrateur et de lʼhéroïne Ariane.

Quant au mode dʼinsertion des interjections, deux axes se dégagent.

Dʼabord, lʼencadrement narratif du discours rapporté en construisant lʼethos

du personnage fait ou non attendre le recours à lʼélément interjectif. Nous

avons déjà signalé lʼmportance que cela revêt dans le cas dʼAriane ; cʼest

également vrai dans le c. 63. Toutefois, il demeure de nombreuses situations

où ce « guidage » lexical ne peut pas se déployer. Sʼil lʼon part du principe

que lʼon doit nécesairement préparer et justifier lʼinsertion dʼun élément

« sauvage » du langage comme lʼinterjection, comment le poète sʼy prend-il

lorsquʼil veut construire des contre-points dans le discours dʼun personnage

ou dans le sien ?

À notre avis, cʼest là quʼintervient le rôle de lʼoralité du cotexte. Cʼest à

travers des variations dʼintensité rythmique procurées par les contre-accents

que le poète signale une tension affective aboutissant à lʼemploi de

lʼinterjection (15, 17 ; 21, 11 ; 64, 178, 64, 196 ; 66, 39, 68, 20 ;68, 92-93).

Cette oralité rythmique peut dʼailleurs se cumuler au dispositif lexical (63,

50). Dans cette mesure, on conçoit que lʼapparition de lʼinterjection soit liée à

un travail sur les autres monosyllabes, en particulier sur les connecteurs

susceptibles marquer lʼorganisation textuelle, notamment sur le plan de la

rupture et de la cohésion.

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

448

Les fonctions énonciatives et textuelles des interjections que nous étudions

font apparaître de nombreux points communs avec ce type de connecteurs.

Cʼest particulièrement flagrant quand se pose un problème dʼétablissement

du texte comme au v. 64, 178, où les éditeurs hésitent entre a ! et at. Ne

pourrait-on pas, à partir de là développer lʼhypothèse dʼune analogie

dʼaccentuation entre ces connecteurs monosyllabiques et les interjections,

surtout si lʼon suppose, comme nous lʼavons fait, que ces dernières ne

portent pas, à parler rigoureusement, un accent de mot, mais une

accentuation de discours ? Cʼest lʼhypothèse que nous mettrons à lʼépreuve

dans notre partie sur les connecteurs. Mais le même raisonnement peut être

tenu à propos des pronoms personnels, comme nous le verrons dans la

partie suivante.

Enfin, il convient de noter que lʼaccentuation — quelle que soit sa forme —

des interjections monosyllabiques nous a permis de valider lʼexistence de la

figure contraccentuelle en latin. En témoigne — pour ne prendre quʼun

exemple très fréquent, chez Catulle et chez dʼautres auteurs — la

prolifération des groupes monosyllabe interjectif+disyllabe, du type á míser !

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

449

Index des auteurs et des notions

accent,307,309,310,313,314,315,316,317,327,337,344,356,357,358,361,384,397,403,411,412,417,418,432,437,448

accentuation,307,309,310,313,314,316,330,337,356,360,379,380,384,390,404,416,417,432,433,437,448

accentus,307,308,310,437 Adam,415 Albrecht,332 anaphore,375,390,402,410,418 atone,314 Bardon,321,324,332,335,345,354,365,

387,393,414,421,422,425,426,429,431,434

Benloew,314 Betonung,377 Biville,305,307,315,321,322,328,331,

352,353,361,370,381,400,443,445,446

Carratello,426 Cicéron,366,433 configuration,336,337,339,372,381,38

4,391,397,398,402,412,413,429 conjonction,333,344,345,346,347,348,

349,350,351,354,384 connecteur,347,371,378,401,421 contraccentuel,333,384,403,406,407,4

11,421 contre-

accent,327,339,349,350,357,361,362,366,375,377,379,382,383,384,390,397,403,412,413,419,421,423,432,433,444,446

Cupaiuolo,413 Damschen,430 Dangel,301,355 Desbordes,308 diction,333,380 Ducrot,358,360,431 Dupont,342 écho,308,329,333,338,391,403,405,41

6,430 élision,326,327,328,333,362,363,375,

403,404 emphase,322,373,382

enclitique,337,361 énonciation,302,324,325,362,366,395,

403,431 Ernout,323,324,331,332,354,370,371,

372,373,377,387,393,396,401,405,409,416,418,419,421

fastigium,310 focalisation,410,430 Fordyce,346,347,352,362,363,365,370

,371,377,384,387,397,402,409,414,416,421

Granarolo,328,338,340,347,348,370,402,428

Hand,378 Hofmann,381,400 Holtz,328 ironie,344,389,426 Iso,417 Kroll,325,345,388,389,393,394,399,4

06,407 Lafaye,345,365,393,396,414,421 locution,429 Loomis,322,326 Luque,302,395,397,398,404 Madvig,411 Marina Sáez,397,398,417,429 Marinone,371,378,380,381 Marouzeau,316,437 Meschonnic,403 mètre,322,352,417 métrique,331,337,338,339,352,381,38

2,383,384,402,412,416 Militerni della Morte,438 monosyllabe,325,328,337,343,344,35

0,357,361,375,376,395,397,399,405,414,431,434,448

motus animi,328,414,415,417 Nougaret,336,397,411 oralité,301,357,358,359,370,371,375,3

80,383,391,397,399,402,403,417,433,435,444,447

Orlandini,347 parlé,329,330,339 Pinborg,309 polyphonie,417,445,447 proclitique,398

Emmanuel Plantade, Lʼoralité chez Catulle

450

Prompsault,313,314 prose,302,399 Pugliarello,308 Quintilien,432 récurrence,337,349,399,412,417 relief,368,389 rhétorique,331,338,340,341,344,348,3

54,369,415 rythme,357,362,363,373,375,399,404,

413,433,438,444 Salvatore,370,371,372,374,377 Schöll,307,308,309,310,379,393 Sluiter,308,309 Syndikus,321,335,336,377,387,389,39

3,400,405,425,426,430,433 traduction,324,332,333,359,369,372,3

96 Traina,355,378

vers,321,322,324,325,326,327,328,329,330,331,332,333,336,337,338,340,344,345,346,347,348,350,351,352,354,356,357,358,360,361,362,365,366,367,369,370,371,372,373,374,375,377,378,380,381,382,383,384,387,388,390,391,393,394,395,396,397,398,399,400,402,403,404,405,406,407,409,410,411,412,414,415,418,419,420,421,422,423,425,426,427,428,429,430,431,432,433,434,435,443,445

Viarre,365 Videau,369 Viot,314 voix,301,321,324,326,329,335,359,36

5,367,369,381,387,390,393,395,399,402,409,425,440,444,445,446

Weil,314