Les Artes liberales et la louange de la Vierge: la séquence mariale Si fuerit in trivio. In: Hortus...

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LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE: LA SÉQUENCE MARIALE SI FVERIT IN TRIVIO Peter Stotz, ZÜRICH Introduction Depuis Saint Paul, on n’a cessé de répéter dans les écritures chrétiennes, sous des formes différentes et variées, l’idée que l’action salvatrice de Dieu envers sa création dépasse la capacité de l’esprit humain. 1 Et cela, non seulement dans des traités théologiques ou des sermons, mais aussi dans la poésie. Avant tout, les poètes ont rendu sensible par leurs paroles et leurs images expressifs le mystère impénétrable et incompréhensible de l’incarnation du fils de Dieu par une vierge—cet insondable mystère que le créateur, que le monde entier ne peut contenir, fut engendré dans le sein étroit d’une de ses créatures. Une manifestation particulière de l’expression de ce mystère a été de relier le paradoxe de l’incarnation et de la Vierge à la considération que le savoir profane, concrétisé dans les artes liberales, est soumis à la théologie, bien qu’il la devance. L’ancien topos de l’indicible est rehaussé et complété par la notion de l’inintelligible. Non seulement les plus grands poètes, mais encore les sciences échouent à sonder le mystère divin. Personne n’a exprimé cette pensée d’une manière plus subtile et plus impressionnante que Alanus ab Insulis (vers 1125/30–1203) 2 dans son poème Exceptiuam actionem. 3 Si ce poème est en effet une chanson de Noël, comme on l’entend dire, c’est certainement la chanson de Noël la plus intellectuelle qui soit. En effet, en sept strophes et dans une langue chargée d’expressions à double sens, le poète déclare que le mystère de l’incarnation remet en question les catégories et les théories des sept arts libéraux. Toutes les strophes se terminent sur un refrain à la manière d’un épiphonème: ‘In hac uerbi copula / stupet omnis regula’. Cette idée poétique a souvent été reprise par la suite, soit en raison de sa plausibilité, soit pour imiter le poème d’Alain. Cette dernière raison vaut certaine- ment pour quelques cantiques spirituels du moyen âge tardif composés en Bohème, 1 Je remercie chaleureusement Mme Claire Wille et Monsieur David Expert pour leur aide apportée à l’élaboration de la version française de cet article. – C’est Bernhard Bischoff (1906–91) qui jadis attira mon attention sur le texte dont il est ici question. Il l’avait découvert en 1931 dans le manuscrit M (voir infra) et en avait fait une transcription. 2 Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 2 vols, Théologie, 42 (Paris: Aubier, 1959–64), II: 1 (1961), 77–98. 3 Marie-Thérèse d’Alverny, ‘Alain de Lille et la theologia’, dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au Père Henri de Lubac, Théologie, 57 (Paris: Aubier, 1964), II, 111–28 (édition: pp. 126–28). Voir aussi AH 20, n o 9, p. 42.

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LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE:LA SÉQUENCE MARIALE SI FVERIT IN TRIVIO

Peter Stotz, ZÜRICH

Introduction

Depuis Saint Paul, on n’a cessé de répéter dans les écritures chrétiennes, sous desformes différentes et variées, l’idée que l’action salvatrice de Dieu envers sa créationdépasse la capacité de l’esprit humain.1 Et cela, non seulement dans des traitésthéologiques ou des sermons, mais aussi dans la poésie. Avant tout, les poètes ontrendu sensible par leurs paroles et leurs images expressifs le mystère impénétrableet incompréhensible de l’incarnation du fils de Dieu par une vierge—cet insondablemystère que le créateur, que le monde entier ne peut contenir, fut engendré dans lesein étroit d’une de ses créatures. Une manifestation particulière de l’expression dece mystère a été de relier le paradoxe de l’incarnation et de la Vierge à laconsidération que le savoir profane, concrétisé dans les artes liberales, est soumis à lathéologie, bien qu’il la devance. L’ancien topos de l’indicible est rehaussé etcomplété par la notion de l’inintelligible. Non seulement les plus grands poètes,mais encore les sciences échouent à sonder le mystère divin.

Personne n’a exprimé cette pensée d’une manière plus subtile et plusimpressionnante que Alanus ab Insulis (vers 1125/30–1203)2 dans son poèmeExceptiuam actionem.3 Si ce poème est en effet une chanson de Noël, comme onl’entend dire, c’est certainement la chanson de Noël la plus intellectuelle qui soit.En effet, en sept strophes et dans une langue chargée d’expressions à double sens, lepoète déclare que le mystère de l’incarnation remet en question les catégories et lesthéories des sept arts libéraux. Toutes les strophes se terminent sur un refrain à lamanière d’un épiphonème: ‘In hac uerbi copula / stupet omnis regula’.

Cette idée poétique a souvent été reprise par la suite, soit en raison de saplausibilité, soit pour imiter le poème d’Alain. Cette dernière raison vaut certaine-ment pour quelques cantiques spirituels du moyen âge tardif composés en Bohème,

1 Je remercie chaleureusement Mme Claire Wille et Monsieur David Expert pour leur aideapportée à l’élaboration de la version française de cet article. – C’est Bernhard Bischoff(1906–91) qui jadis attira mon attention sur le texte dont il est ici question. Il l’avait découvert en1931 dans le manuscrit M (voir infra) et en avait fait une transcription.

2 Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 2 vols, Théologie, 42 (Paris:Aubier, 1959–64), II: 1 (1961), 77–98.

3 Marie-Thérèse d’Alverny, ‘Alain de Lille et la theologia’, dans L’homme devant Dieu. Mélangesofferts au Père Henri de Lubac, Théologie, 57 (Paris: Aubier, 1964), II, 111–28 (édition: pp. 126–28).Voir aussi AH 20, no 9, p. 42.

2 Peter Stotz

même si certains ne reprennent pas les sept arts au complet.4 Dans un texte quicommence par les mots Prima declinatio,5 le mystère de l’incarnation est décritpresque uniquement à l’aide de termes grammaticaux. Une idée originale de cepoète n’a cependant pas encore été relevée: au début de la deuxième strophe,Scribere clericulis […], il cite l’incipit—souvent repris sous différentes formes—duDoctrinale d’Alexandre de Villedieu (1160/70–1240/50).

Une méditation poétique en forme de séquence qu’on attribue au franciscainespagnol Juan Gil (Iohannes Aegidii) de Zamora (* milieu du XIIIe s., † avant 1318)présente un intérêt particulier. Elle commence par les paroles suivantes, adressées àla Vierge Marie: ‘Ymago, imitago / mundissima altissimi’.6 Le poète gravite autourdu paradoxe de l’incarnation, en présence duquel ordo stupet naturalis. Cependant,dans ce texte, bien plus que dans le texte précédent, ce qui est advenu à la Vierge,et par elle, est mis en valeur, ceci à l’aide de nombreuses allusions aux artes et leurterminologie. Le dernier tiers de ce texte est entièrement consacré à la mère duSauveur. Le poète y énonce toute une série d’épithètes mariales: d’abord, en conti-nuant de parler de la Vierge à la troisième personne, pour ensuite s’adresser à elledirectement.

Il faut évoquer aussi deux textes transmis, entre autres, dans des manuscritsprovenants du monastère bavarois de Tegernsee. Dans l’un d’eux, commençantpar O si mihi rhetorica,7 le poète cite d’abord la rhétorique et la uis … philosophica, ladialectique. Il faudrait toutes les sciences et le ‘totus chorus Apollinis’ pour glorifierla Vierge d’une manière digne d’elle. Ensuite, le poète mentionne, de différentesmanières, le paradoxe marial de l’histoire du salut. Suit une louange étendueadressée à la Vierge, une vraie cascade de titres d’honneur complexes, en grandepartie métaphoriques et qui sont introduits souvent par un tu … anaphorique.

L’autre texte, dont l’incipit est Naturae primordium,8 débute également par le para-doxe de l’incarnation qui est développé au moyen de trois triades: 1) Métaphy-sique / Physique / Astronomie; 2) les trois domaines de l’éthique, soit ‘monastique’,‘économique’ et ‘politique’, et 3) les trois branches de la théorie de la langue:Grammaire / Dialectique / Rhétorique. Ici, la Vierge est entièrement impliquée dansl’histoire de l’incarnation et, en ce sens, ce texte est très proche du poème d’Alain.

A ce groupe de textes spirituels, on peut ajouter la séquence que je voudraisprésenter par la suite et dont l’incipit est Si fuerit in triuio. Dans sa première strophe,

4 Voir Joseph Szövérffy, ‘Alain de Lille et la tradition tchèque. Notes d’hymnologiemédiévale’, Études d’histoire littéraire et doctrinale, 17 (1962), 239–58; réimpression: Joseph Szövérffy,Psallat chorus caelestium. Religious lyrics of the Middle Ages. Hymnological studies and collected essays …,Medieval Classics: Texts and Studies, 15 (Berlin: Classical Folio Editions, 1983), p. 76–95.

5 AH 1, no 44, p. 83 s.; Szövérffy, ‘Alain’, p. 247 s. (84 s.).6 AH 32, no 192, p. 233–35; voir Josef Szövérffy, Die Annalen der lateinischen Hymnendichtung. Ein

Handbuch, 2 vols (Berlin: Schmidt, 1964–65), II, 279 et 282 s.7 AH 9, no 82, p. 67 s.8 AH 20, no 11, p. 43 s.; Szövérffy, ‘Alain’, p. 255 s. (92 s.).

3LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE: SI FVERIT IN TRIVIO

qui sert d’introduction (vers 1–10), la formation dans les artes liberales est mise envaleur. Ensuite, le poète décrit chacune des artes et ce qu’il faut en apprendre enparticulier, attribuant à chacune d’elles une strophe (11–46). Cette descriptionmaintient un ton sobre et objectif. Ce n’est que dans la partie suivante (47–56) quel’on comprend ce qui précède et ce que le poète veut nous apprendre par là, àsavoir que ‘Même le plus grand érudit ne saurait exprimer par ses paroles lemystère de l’incarnation du Christ par la Vierge’. Jusque-là, le topos de l’ineffablese présente sous sa forme habituelle, se référant à la maîtrise de la rhétorique.Toutefois, il continue par l’idée du ‘stupet omnis ratio’, non pas en évoquant lemotif de l’incarnation, mais plutôt celui de la naissance du Christ de la Vierge(57–60). Ensuite, le poète reprend la pensée précédente et prie Marie de lui inspirerelle-même l’éloquence nécessaire à sa tâche (61–64). Son dessein est de la louer parune série de titres honorifiques, en se servant, à quelques exceptions près, desanaphores accumulées sur tu … (65–104). C’est également par ce mot tu que lepoète commence la prière finale, sur laquelle il termine son adresse à la mère duSauveur. Cette louange de la Vierge en forme de catalogue constitue le contenuprincipal de ce texte—l’évocation des sept arts libéraux n’en étant qu’un prélude.Dans l’énumération des différents titres honorifiques, on ne reconnaît aucun ordre:souvent, le mètre et la rime semblent jouer un rôle dans le choix des élémentsparticuliers. Dans l’ensemble, le poète se sert d’expressions métaphoriques dont unegrande partie reste traditionnelle. Toutefois, de temps en temps, il désigne lescaractéristiques de Marie de manière directe (par exemple aux vers 81–84).

Ce texte nous est parvenu dans deux manuscrits; dans chacun d’eux, il a étéajouté au XIIIe siècle. Dans l’un de ces deux manuscrits, le texte nous est transmis,semble-t-il, en entier; dans l’autre, il manque les dix-neuf derniers vers.

M München, BSB, Clm 18914,9 XIe/XIIe s., 42 feuillets, provenant du monastèrede Tegernsee; contenu principal: ‘Musica enchiriadis’; suivent d’autres textes dethéorie musicale. À la partie inférieure du fol. 32v, restée libre d’abord, on a tran-scrit notre texte à la deuxième moitié du XIIIe s. (datation par Bernhard Bischoff);de plus, au fol. 42v, ainsi que au recto de la dernière feuille (sans numéro), on aajouté trois poèmes liturgiques.10 (Notre texte se termine au bas de la page, mais surune ligne incomplète; il y reste assez d’espace libre. Cependant, avec la forme con-regnans sur laquelle se termine le vers, la fin est laissée ouverte; c’est pourquoi nousproposons une conjecture.)

9 Description: Carolus Halm [et al.], Catalogus codicum Latinorum Bibliothecae regiae Monacensis,(München: Bibliotheca Regia, 1868–81), II: 3, 219; voir Christine Elisabeth Eder, ‘Die Schule desKlosters Tegernsee im frühen Mittelalter im Spiegel der Tegernseer Handschriften’, Studien undMitteilungen zur Geschichte des Benediktinerordens und seiner Zweige, 83 (1972), 6–155 (p. 107 (no 75)).

10 Aue presignis martir dignis, séquence en l’honneur de Ste Catherine, AH 54, no 56, p. 78–80. –O gloriosa soror nobilis Benedicti, felix Scolastica (RH, 13054). – Regi psalmiste / cithariste, séquence enl’honneur de Ste Marguerite, AH 54, no 64, p. 92–94.

4 Peter Stotz

L Leipzig, Universitätsbibliothek, Cod. 439,11 XIIIe s., 122 feuillets, de provenanceinconnue. Le manuscrit est constitué de quatre parties qui contiennent, d’une part,des textes au contenu spirituel et moral, d’autre part, des textes de droit canonique.La dernière section contient la première partie du Pseudo-Bonaventura, ‘Deinstitutione novitiorum’, et une partie du Pseudo-Bernard de Clairvaux, ‘Formulahonestae vitae’. Au fol. 121r se trouve le début du ‘Speculum monachorum’d’Arnulfus de Boeriis; au fol. 122r se trouve encore une partie du texte du Pseudo-Bonaventura; au fol. 121v, d’abord resté libre, une autre main du XIIIe s. a transcritnotre texte (jusqu’au vers 94: … uia laboriosa).

On peut supposer que ce poème sacré a été composé au XIIIe s. pour les raisonssuivantes: D’une part, la structure générale et l’organisation des rimes est typiquede cette époque. D’autre part, on trouve quelques réminiscences générales qui sug-gèrent que le poème d’Alain de Lille Exceptiuam actionem aurait pu servir de modèleen quelque sorte. Ainsi, la composition du texte et sa transmission seraient à peuprès de la même époque. Il est difficile de déterminer s’il en est de même pour lelieu de la composition et de la transcription. On pourrait supposer que la séquenceait été créée au monastère de Tegernsee, mais il n’y a pas d’indices concrets enfaveur de cette hypothèse. Des deux textes mentionnés ci-dessus qui nous sonttransmis, entre autres, par des manuscrits de Tegernsee, le premier, O si mihirhetorica, se rapproche, dans son ensemble comme dans plusieurs détails,12 de notreséquence. Mais il est également incertain que ce texte ait été composé à Tegernsee.

En tout cas, le poème Exceptiuam actionem d’Alain n’aurait servi de modèle aupoète du Si fuerit que d’une façon très générale et on ne peut détecter deréminiscences significatives ni dans la pensée, ni dans la langue. Une influence duYmago, imitago sur notre texte est exclue pour des raisons géographiques etchronologiques. Quant à la première partie du Si fuerit, on peut avancer quel’évocation de l’école et de l’éducation se retrouve souvent dans les textes religieuxde l’époque.13 L’idée de pratiquer un exercitium de caractère si pieux et si éruditn’avait rien d’extraordinare et aurait pu être conçue par n’importe quel poète.Quant à la louange de la Vierge Marie, le catalogue des titres honorifiques avec lasalutation Aue, Salue, Gaude ou l’énumération anaphorique qui commence par lesmots O ou Tu rappellent la tradition riche et variée créée par le Hymnos akathistos.14

11 Description: Rudolf Helssig, dans Katalog der Handschriften der Universitäts-Bibliothek zu Leipzig(Leipzig: Hirzel, 1898– ), IV: 1, 1, 704–07.

12 Voir avant tout la louange de la Vierge en forme de catalogue, d’après le schème Tu …, tu…; voir en outre Si fuerit vs. 73, 86, 103, et 105s.

13 Quelques indications (qu’il serait facile d’élaborer) dans Joseph Szövérffy, ‘KlassischeAnspielungen und antike Elemente in mittelalterlichen Hymnen’, Archiv für Kulturgeschichte, 41(1962), 148–92; réimpression: Szövérffy, Psallat, pp. 414–58.

14 Au sujet du schème Tu …, tu … voir Gilles Gérard Meersseman, Der Hymnos akathistos im

5LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE: SI FVERIT IN TRIVIO

Dans le manuscrit de Munich, le texte est accompagné de neumes, mais ilpourrait être difficile de retrouver la mélodie.15 C’est pourquoi, dans un premiertemps, nous publierons le texte seul. En groupant les éléments rythmiques parstrophes, je ne fais que suivre le texte, donc le regroupement des strophes n’est icique purement hypothétique. De même, dans la description des structuresrythmiques, seuls les plus petits éléments sont relevés. Il n’y a que des groupes àhuit et à sept syllabes, à cadence finale soit proparoxytone, soit paroxytone. Maisdans chacun des deux cas, il y a un type qui domine: dans les groupesoctosyllabiques, c’est celui à cadence proparoxytone (8pp); en revanche, dans lesgroupes heptasyllabiques, c’est celui à cadence paroxytone (7p). Ces deux élémentsse présentent de manière stychique: 8pp aux vers 1–10, 47–52 et 77–84,16 7p aux vers85–94. Souvent, les deux éléments sont liés de manière à ce que le vers octo-syllabique précède celui à sept syllabes. Ils apparaissent soit dans un ordre simple(8pp + 7p), comme dans les vers 11–26,17 53–60 et 105–12,18 soit dans un groupe dedeux vers (2 × 8pp + 2 × 7p), dans les vers 39–46 et 69–76. Parfois, ce n’est que lepremier des deux éléments qui est doublé (2 × 8pp, 7p): vers 99–104. Il arrive aussique le groupe heptasyllabique précède celui à huit syllabes (7p, 8pp): vers 95–98.On rencontre également un passage où les deux types de groupes à huit syllabessont combinés, ceci sous la forme de 2 × 8p + 2 × 8pp: vers 61–68; dans un autrepassage, on trouve la même chose pour les deux types de groupes à sept syllabes, àsavoir dans des strophes à la structure 4 × 7pp + 2 × 7p, dans les vers 27–38.

Le poète utilise, comme c’est fréquent à cette époque, des rimes (au moins)dissyllabiques. Qu’il soit permis de négliger les différents types de groupesrythmiques dans le tableau sommaire qui suit. On trouve, comme l’on s’y attendait,des rimes plates (suivies) (aabb etc.) dans des éléments avoisinés ayant la mêmecadence finale dans les vers 1–10, 27–52 et 61–94, des rimes alternantes (abab) là oùdes éléments avoisinants ayant une cadence finale différente alternent, dans les vers11–26, 53–60, 95–98, ainsi que 105 ss.19 Lorsque le premier des deux membres estdoublé, le résultat est aabccb, ainsi dans les vers 99–104. Parfois, la rime s’étend surdes groupes de vers plus importants. On trouve ainsi les schémas suivants:ababcbcb dans les vers 19–26, aaabab dans les vers 51–56; aabbaacc dans vers61–68; aaaa dans les vers 77–80 et 81–84, ainsi que dans les vers 87–90 et 91–94.

Abendland, 2 vols, Spicilegium Friburgense, 2. 3 (Freiburg Schweiz: Universitätsverlag, 1958–60),I, ‘Introduction’, surtout p. 87, 89 et 93.

15 Je dois ce renseignement à l’amabilité de Mme le Professeur Marie-Noël Colette, Paris.16 Cependant, dans v. 77, il manque une syllabe.17 Au v. 14, uicium ne compte que deux syllabes.18 Y est ajouté un vers supplémentaire de la forme 7p.19 Tout à la fin, le schéma de la rime est irrégulier et le texte transmis dans M est peut-être

corrompu.

6 Peter Stotz

ÉditionSi fuerit in triuiopariter et quadruuiofrontis mee tricelliuminbutum, liberalium

5 ut arcium periciain mea sit noticia,tunc naturas mobiliumrerum et immobiliumdocte scio discernere

10 subtili mentis uomere.

Tunc noui, que sint congrua 15 Tunc nullis dyaleticisdictionum iunctura, confundi argumentis

simul, que sint incongrua, nec potero sophysticisquid uicium, quid figura. supplantari figmentis.

Noui dictis sceumaticis Quid uirtus, quid sit uicium,20 sermonem falerare, iam scio declarare,

coloribus rethoricis 25 inter extrema mediumsentencias ornare. sollerter indagare.

Mentis cum acumine Ad yma regrediaruagor in cacumine terramque dimeciarceli, cum uoluero, 35 more geometrico

30 stellarum considero perscrutor ingeniomotum, locum et statum altum, latum, profundumuiresque potestatum. oblongum et rotundum.

Cum libet, arismetico Proporciones musico,40 perquiro exercicio cum placet, artificio

uirtutes numerorum 45 considero sonorum,et species eorum. dulces neumas modorum.

Manuscrits: M, fol. 32v, neumé (d’après l’original) — L, fol. 121v (d’après une photographie)

1 Au dessus de la première ligne: Si fuerit in triuio quadruuio frontis mee trice (cf. vs. 1–3) M9 discernere M, disserere L | 7 avant tunc: d(?) M | 11 et 13 sint (iunctura à l’ablatif) M,sit L | 17 sophisticis L | 19/20 en bas de la page, suppléé par la 1ère main M | 19 scematicis L24 iam M, cum L | 30 après stellarum] cum uoluero répété, puis rayé L | 33 ima L33/34 regredior … dimecior L

7LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE: SI FVERIT IN TRIVIO

Hec omnia si sciueronullique compar fueroin humana sciencia,

50 talis sufficiencianon mihi dat plenariameloquendi audaciam,ut de te, uirgo, audeam,

Maria, fabulari,55 ad plenum cum non ualeam

tuas laudes effari.

In te offendit raciocum prolem uirgo paris

sine uiri contagio,60 nec tamen uiolaris.

Sed tu, mater pietatis, 65 Tu es enim claritatisfons tocius bonitatis, stellaque diuinitatis;

tu mihi das facundiam, terre profundis radium:et loquendi audaciam. superni patris filium.

Tu regis habitaculum aurora lucis rutilans,70 ueri solis umbraculum, solem nubens obnubilans,

ortus deliciarum, 75 riuus amenitatis,archa diuiciarum, odor suauitatis.

Tu cella uinaria, tu uirginum castissimatu pixis unguentaria, humilium humillima,tu Ierusalem filia, tu piarum piissima,

80 flos candens super lilia, inter mites mitissima,

85 tu turtur sine felle,tu uas conditum melle,

47 Hec … nouvel alinéa M�| si M, cum L | sciuero L, sciero M | 53 audiam M54 Mariam M | 56 effari L, affari M | 57 racio manque L | 60 tamen L, mater M | 63 dasL, da M | 64 et loquendi audaciam L, eloquendi fiduciam M | 67 profundit L | 70 avantumbraculum: obumb, rayé M | 74 nubes L | 77 peut-être tu es c. u. | 78 tu manque ici L82 humilimum humilima L

8 Peter Stotz

tu sine spina rosa, tu prophecie glosa,tu cedrus speciosa, spes regum figurosatu gemma luminosa, in nocte tenebrosa,

90 lucerna radiosa, uia laboriosa.

95 Tu dulcis et benigna celesti sponso dignaregina potentissima, es mater olendissima,

tu legum exposicio, tu robor infirmancium,100 tu mortis abolicio, solamen desperancium

salutis restauratrix, lapsorum subleuatrix.

105 Tu nobis, mater, filium, sanctorum iunget agminatu placa patrem, nata, 110 in rengno claritatis,

ut nos post hoc exilium in quo princeps et dominustecum inter beata conregnat cum beatis

uite predestinatis.

87 après spina encore une fois s(i)n(e), gratté L | 89–94 tu uirga fructuosa, / tu gemmaluminosa, / tu prophecie glosa, / tu mater graciosa, / in ualle lamentosa / uia laboriosaL, au dessus de laboriosa, d’une autre main: et c(etera); fin de notre texte dans ce ms. | 91 glosad’une autre main, au-dessus de la ligne M | 97 sponsa M | après 104 tu robor infirmancium (vs.102) répété, puis rayé M | 112 conregna(n)s, avec trait pour la nasale, M | beatis ma conjecture,bonis M

9LES ARTES LIBERALES ET LA LOUANGE DE LA VIERGE: SI FVERIT IN TRIVIO

Commentaire

1–10 Introduction: Dans ces vers et jusqu’au vers 64, le ‘moi’ du poète est aupremier plan. Dans ce qui suit, toutes les affirmations s’adressent à la Vierge Marie.Dans la prière finale (vers 105–13), le ‘nous’ liturgique domine. – Contenu principal:Si mon esprit était saturé des sciences, je pourrais sonder toutes les choses. –2 quadruuium est la forme originale de la notion appelée plus tard quadriuium.20 –3 tricellium, mot qui ne semble pas être attesté ailleurs, se réfère aux trois cellae, c’est-à-dire aux trois ventricules du cerveau humain; dans le ventricule antérieur, selonl’Antiquité, se situe la phantasia; dans le ventricule postérieur, la memoria; dans leventricule moyen, la ratio.21

11–26 Le tunc du vers 7, se référant au si du vers 1, est repris aus vers 11; il enrésulte un regroupement plus étroit des vers 1–18. – Le poète stipule qu’il peutacquérir, par une étude assidue des arts libéraux, la maîtrise de la grammaire(11–14), de la dialectique (15–18) et de la rhétorique (19–26). – 11–14 dictionumiunctura se réfère à la jonction morphologique et syntaxique correcte des mots. Unécart de la norme linguistique—souvent le même—peut, selon le cas, représenterun ornement ou une erreur. Une formulation similaire se trouve plus bas, dans lesvers 23 ss. – 15–18 dyaletic(us) est, depuis le moyen âge central, une forme attestéefréquemment au lieu de dialectic(us); dans dya- ainsi que dans sophysticis, la graphie en-y- est destinée à souligner l’origine grecque de ces mots. – supplantare signifie enprincipe faire un croc-en-jambe; ici � ‘duper qn’. – 19–26 sceumaticis est une formeusuelle pour schema-. – falerare selon la métaphore déjà usuelle dans l’Antiquité.22 –uirtus / uitium est, dans la rhétorique, une paire de termes antinomiquesfondamentale dans la diction / le débit correcte ou incorrecte. – inter extrema mediumse réfère au registre moyen des trois niveaux stylistiques.

27–46 Dans l’évocation des artes du ‘Quadrivium’, l’ordre inhabituel surprend,l’astronomie étant nommée en tête.23 Cette position reflète probablementl’intention du poète d’ordonner le monde extérieur selon le schéma haut-bas; dansl’expression uagor in cacumine / ad yma regrediar, le poète s’imagine être lui-même

20 Voir Peter Stotz, Handbuch zur lateinischen Sprache des Mittelalters, 5 vols, Handbuch derAltertumswissenschaft II 5, 1–5 (München: Beck, 1996–2004), 1, III, § 38.1.

21 Voir par exemple Bernardus Silvestris, Cosmographia, éd. par Peter Dronke (Leiden: Brill,1978), II.13.13, p. 149 (et p. 46), ici avec thalami; pour l’usage de cellae dans ce contexte:Mittellateinisches Wörterbuch, vol. 1– (München: Beck, 1959– ), II (1999), col. 435, 35–42; Dictionary ofMedieval Latin from British sources, vol. 1– (Oxford: Oxford University Press, 1975– ), I (1975), 310a(s.v. cella 2a).

22 Voir par exemple Ambroise, De officiis ministrorum, 1.12.44 (PL 16:36a): eloquentiae phalerandaegratia.

23 Pour ce qui est des variantes par ordre d’énumération: Günter Bernt, ‘Artes liberales’ I/II,dans Lexikon des Mittelalters, 9 vols (München: Artemis, 1977–99), I (1980), cols 1058–61 (col. 1058).

10 Peter Stotz

présent dans ces lieux. – arismetic(us) est la forme usuelle de arithm- depuis le moyenâge central. – neuma, ici, est évidemment utilisé dans le sens de ‘air, mélodie’.24

47–56 Dans ce passage, la pensée principale de la première partie, amorcée au vers1, est bouclée. – 51–56 et, parallèlement, 61–64 l’emploi du topos de l’ineffable:‘même si j’avais appris tout cela, je ne pourrais louer la Vierge d’une manièreadéquate et digne d’elle’. Pourtant, il ne s’agit pas tant de l’ineffabilité catégoriquedu surnaturel (théologiquement admise) à laquelle le vers 57 fait allusion, maisplutôt de la déclaration poétique et rhétorique (souvent formulée de manièrehyperbolique) de l’incapacité du poète à dire l’ineffable. Le principe exprimé ici estdonc bien plus conventionnel que dans Exceptiuam actionem, et ainsi le paradoxe dumystère de l’histoire du salut n’est pas lié à la caractérisation des arts libéraux. –54 L’emploi de fabulari (communément ‘causer’ etc., et aussi ‘fabuler’) au sensneutre de ‘parler’ surprend (d’autant plus, ici, où il s’agit de désigner un parler destyle élevé); peut-être la nécessité de trouver une rime a-t-elle provoqué le choix dece mot.

57–60 Se trouve ici développé le stupet omnis ratio (voir plus haut) par rapport àl’incarnation dans la Vierge. – offendere est intransitif, au sens de ‘se heurter contre,être offensé’. – 60 nec tamen (allant par-dessus sine uiri contagio) se réfère au vers 58,cum … paris. – 61–64 On reprend ici la pensée exprimée dans 51–56, mais inverséepositivement: la Vierge Marie elle-même—louée d’ores et déjà par deux titresd’honneur25—confère la capacité d’exprimer d’une manière adéquate, digne d’elle,le mystère incarné en elle. Selon la version du ms. M, le poète est sûr d’obtenir sonaide, selon celle du ms. L, il la lui demande dans une prière.

65–104 Un catalogue de plusieurs titres honorifiques—surtout métaphoriques—qui caractérisent la Vierge Marie.26 Les anaphores accumulées sur tu … exprimentle dévouement inconditionnel à celle qui y est glorifiée, comme l’exprime d’unemanière similaire le salut aue … dans les hymnes salutatoires (‘Grußhymnen’) à la

24 Quelques indications à propos de ce mot: Stotz, 1, IV, § 14.17.25 Pour le syntagme mater pietatis (v. 61) voir par exemple AH 54, no 245, 19, p. 383–86;

Meersseman, II, 331a. Pour fons totius bonitatis (v. 62) voir aussi AH 15, no 103, 1, p. 129.26 À propos de ce catalogue d’épithètes laudatives, voici, dans ce qui suit, sans prétendre à

l’exhaustivité, quelques passages parallèles cités d’après les œuvres suivantes: Meersseman,passim; Anselm Salzer, Die Sinnbilder und Beiworte Mariens in der deutschen Literatur und lateinischenHymnenpoesie des Mittelalters … (Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967); GiacomoBaroffio, ‘Filia uirgo et mater. Appunti di mariologia liturgica’, dans Figure poetiche e figure teologichenella mariologia dei secoli XI et XII, Atti del II Convegno mariologico …, éd. par Clelia MariaPiastra et Francesco Santi, Millennio medievale, 48, Atti di convegni, 13 (Firenze: SISMEL,Galluzzo, 2004), p. 19–30; Marienlexikon, éd. par Remigius Bäumer et Leo Scheffczyk, 6 vols (St.Ottilien: Eos, 1988–94).

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Vierge. De manière beaucoup plus prononcée, l’accumulation des anaphores sur tu… se présente dans O si mihi rhetorica (voir introduction).

65–68 Par le mot enim, le poète donne la raison de ce qui précède; mais, en réalité,enim constitue déjà le début de la vaste louange adressée à Marie (vers 65–104). Lesmétaphores cosmologiques ne présentent aucun rapport avec le thème qui précède,à savoir le soutien apporté par Marie au poète. La désignation de Marie par uneétoile se conçoit aisément grâce à l’emploi fréquent de son épithète stella maris. Stellaclaritatis (génitif de qualité sans attribut) devrait être assez fréquent dans la poésiemariale.27 Le Fils de Dieu apparaît comme un rayon que cette étoile envoie du cielà la terre.

69–72 Dans ces vers, Marie apparaît comme la réceptrice: en elle, le roi prenddomicile; elle est en quelque sorte un berceau de feuillages prêtant son ombre auChrist, le vrai soleil—il s’agit là d’un concept très répandu. La métaphore usuelledu jardin doit être une réminiscence du Cantique des Cantiques. La Vierge Marie est ledépôt d’une grande richesse, en quelque sorte un écrin de choses précieuses.28

73–76 Aurora lucis rutilans rappelle par sa forme extérieure le commencement d’unancien hymne pascal très répandu. Dans son traité marial ‘Cogitis me’, PaschaseRadbert (environ 790–après 851) rapproche Marie de l’aurora consurgens du Cant.6:9. Ainsi, il l’appelle ‘quasi noui diluculi aurora rutilans’. Par la conception du filsde Dieu, elle se réunit avec le soleil, qu’elle cache en même temps, tel un nuage:c’est une variante de la métaphore de l’involucre, telle qu’on la trouvefréquemment dans la description de l’incarnation. Dans les expressions riuusamenitatis et odor suauitatis, on retrouve la construction: ‘substantif plus génitif dequalité sans attribut’, reprise de l’hébreu; le deuxième des syntagmes cités est unetournure fixe dans l’Ancien Testament.29

27 À propos de maris stella voir Marienlexikon, II (1989), 287b. – Pour stella claritatis voir parexemple AH 48, no 430, 2, p. 453.

28 À propos de la Vierge en tant que habitaculum du Fils de Dieu: Meersseman, II, 316a. – Àpropos de ubraculum ou bien de obumbraculum—car le copiste du texte dans M avait voulu d’abordécrire ce mot-là—voir les textes publiés par Meersseman, II, 242, no 1, 19: placitum Deiobumbraculum; p. 246, no 3, 33: Dei umbraculum; voir en outre AH 37, no 91, 9a, p. 85: portus etumbraculum. – À propos de la métaphorique du jardin voir Salzer, p. 15s., 281–84 et ailleurs; voiravant tout le texte publié par Meersseman, II, 164, no 4, 3: aue, ortus deliciarum. – Pour l’appellationde la Vierge comme arc(h)a (parfois en rapport avec l’arche de Noé ou l’arche d’alliance):Meersseman, II, 281a/b.

29 À propos de l’hymne Aurora lucis rutilat : AH 51, no 84, 1, p. 89s. – aurora rutilans en contextemarial: Ps.-Hieronymus, Epistula 9.47 (PL 30:130a); Albert Ripberger, Der Pseudo-Hieronymus-BriefIX ‘Cogitis me’. Ein erster marianischer Traktat des Mittelalters von Paschasius Radbert, SpicilegiumFriburgense, 9 (Freiburg Schweiz: Universitätsverlag, 1962), p. 78; voir aussi AH 23, no 118, 5, p.77; AH 35, no 9, 1, 17, p. 124; à propos de aurora en outre, Baroffio, no 3, 31, et 36. – À propos dela métaphorique du nuage voir AH 35, no 9, 1, 39, p. 126: ‘lux inaccessibilis / nube carnis quod

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77–80 Le rapport au Cantique des Cantiques est fait ici d’une manière plus accentuée;d’abord, il s’agit de Cant. 2:4: ‘Introduxit me in cellam uinariam, ordinauit in mecaritatem’. – pixis unguentaria matérialise le odor suauitatis. Des expressions comme uasunguenti, uasculum aromaticum désignent souvent la Vierge dans la poésie spirituelle.L’épithète Ierusalem filia semble être en rapport avec Soph. 3:14: ‘ laetare et exulta inomni corde, filia Hierusalem’, et Zach. 9:9: ‘Exulta satis, filia Sion, iubila, filiaHierusalem, ecce rex tuus ueniet tibi, iustus et saluator ipse’. Si Marie est souventcomparée à la fleur de lys—évidemment, selon le Cantique des Cantiques—ici, ellesurpasse, en raison de sa pureté, les lys par sa blancheur éclatante.30

81–84 Au milieu de cette accumulation de comparaisons et métaphores, setrouvent ici quelques qualifications plus simples, comme on en rencontre un peupartout dans les éloges mariales. Inter mites mitissima fait peut-être allusion à interomnes mitis dans l’hymne Aue maris stella.31

85/86 S’ensuit une autre série d’expressions métaphoriques. Marie est encorecomparée au pigeon ou à la tourterelle. L’expression sine felle—souvent utilisée dansla louange de Marie—se réfère à l’opinion répandue que le pigeon ne possède pasde vésicule biliaire. Le champ sémantique du miel est souvent utilisé pour désignerla Mère du Sauveur; ici, il est mis en rapport avec la métaphore mariale durécipient. L’affirmation que le récipient est aromatisé de miel n’est pas tout à faitcohérente; on s’attendrait plutôt à uas imbutum melle, ce qu’on trouve dans une autreséquence mariale.32

87–90 ‘Rose sans épines’ est probablement l’une des louanges honorifiquesadressées à la Vierge Marie les plus fréquentes; celle du cèdre ne lui cède le pas que

induta, / uili sacco inuoluta / facta est uisibilis’. – Des exemples pour riuulus + nom abstraitadjectival au génitif (clementiae, bonitatis) à propos de la Vierge: Meersseman, II, 360b. – À proposde odor suauitatis: Gen. 8:21; Ex. 29:41 et ailleurs; à propos de odor en rapport avec la Vierge:Meersseman, II, 340b; voir en outre Salzer, p. 282, 1.

30 Quant à l’emploi de Cant. 2:4 dans le domaine de la métaphorique mariale: AH 54, no 283,6, p. 429: ‘tu … cella plena uino mero’. – À propos de la métaphore du vase d’onguent voirSalzer, p. 158. – À propos de la fleur de lys en contexte marial: Marienlexikon, IV (1992), 121 s. Voirpar exemple AH 54, no 233, 12, p. 371: candens flos lilii.

31 Pour castissima voir Meersseman, II, 286b. – À propos de l’humilité de la Vierge:Marienlexikon, II (1989), 290b. – Aue maris stella : AH 51, no 123, 5, p. 140: inter omnes mitis; autreexemple de l’imitation de ce modèle: AH 15, no 128, 14, p. 153–56: ‘super mites, aue, mitis’.

32 À propos de l’image de la colombe ou tourterelle pour la Vierge: Salzer, pp. 134–40;Marienlexikon, II (1989), 289b – À propos de la colombe dans la pensée et l’imaginationmédiévales: Christian Hünemörder, ‘Taube’, dans Lexikon des Mittelalters, VIII (1997), col. 491 s. –Pour la notion de miel en contexte marial: Meersseman, II, 332b; Salzer, p. 488–92. – Pour laVierge désignée comme uas voir Meersseman, II, 379b; Salzer, p. 327 s.; voir par exemple AH 54,no 245, 1 s., p. 383. – Pour imbutum: AH 20, no 201, 4a, p. 159: ‘uas imbutum melle et balsamo’;voir aussi O si mihi rhetorica str. 11a: ‘tu uas imbutum nectare’.

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de peu. Quant au titre honorifique cedrus … -osa, celui-ci est bien attesté. Il en est demême de ceux du joyau ou de la lumière.33

91–94 Il est frappant de voir Marie caractérisée comme glose, comme inter-prétation de la (ou d’une) prophétie—ceci peut-être en raison de l’accomplissementà travers elle des prophéties anciennes. De même, dans un hymne, elle est saluéepar glosa primae legis. Quant au contenu, voir aussi vers 99. S’il est fait allusion à uneprophétie déterminée, c’est peut-être à celle de la porta clausa dans Ezechiel (44:2).Dans O si mihi rhetorica, le passage ‘tu uisio prophetica, Ezechielis porta’ s’y réfèred’une manière plus explicite. Figurosa doit être compris en tant qu’épithète de spesregum, comme ‘celle désignée par les figurae de l’Ancien Testament’. Ainsi, dans uncantique salutatoire (‘Grußlied’), elle est adressée en tant que celle qui est ‘diupredicata et figuris demonstrata’. – La deuxième partie de la strophe poseproblème: il est vrai, l’image d’une voie, uia, désignant Marie, est partout présentedans la louange qui lui est adressée. Cependant, il est ici question d’une voie ardue,et il semble que le poète fasse allusion à un vers de Jésus Sirach (32:25 [20]): ‘in uiaruinae non eas […], ne credas te uiae laboriosae’. J’entends donc uia laboriosacomme un ablatif, à prendre parallèlement avec in nocte tenebrosa, et tous les deuxcomme des compléments circonstanciels de (glosa et) spes, même si, du point de vuesémantique, ce n’est pas très plausible—ou bien, selon la version du ms. L, de matergraciosa.34 – Ici, il faut jeter un coup d’œil sur la composition de l’accolade en -osadans la version de L: Un vers plus haut, l’expression tu uirga fructuosa prend la placede lucerna radiosa—l’adresse de uirga à la Vierge est très usuelle; spes regum figurosa estremplacé ici par tu mater graciosa; in ualle lamentosa prend la place de in nocte tenebrosa,au sens à peu près identique.35 Dans le ms. L, le texte s’arrête ici.

95–104 La série d’expressions commençant par tu est poursuivie ici. La Vierge estpleine de grâce et d’avenance, mais tout en apparaissant comme une reine

33 À propos de l’image de la rose (sans épines): Marienlexikon, V (1993), 548–52; Salzer, p. 183–92passim; Meersseman, II, 367b (s. v. sine); voir en outre: AH 20, no 280, 1, p. 203; AH 40, no 105, 6b,p. 105; AH 54, no 216, 8, p. 337. – A propos du cèdre en contexte marial: Marienlexikon, VI (1994),780 s.; Meersseman, II, 287a; Salzer, p. 151–53; cedrus deliciosa: AH 1, no 58, 5, p. 96; c. gloriosa : AH9, no 88, 3a, p. 72; fructuosa c.: AH 37, no 91, 4b, p. 85. – A propos de gemma: Meersseman, II, 312b;Salzer, p. 222–25; Baroffio, p. 25a. – A propos de lucerna: Meersseman, II, 327a; Salzer, p. 613b;Baroffio, p. 25b; pour radiosa comme épithète marial: Meersseman, II, 356a.

34 Aue, glosa primae legis : AH 20, no 280, 3, p. 203; voir aussi AH 49, no 640, 2b, p. 324: ‘aue,annosa glosa diuina’. – Le passage cité de O si mihi rhetorica : str. 12a. – Pour la désignationmétonymique de la Vierge comme spes fidelium, spes reorum etc: Meersseman, II, 369s.; Salzer, p.574–77. – diu predicata …: Meersseman, I, 183, no 33, 2.

35 À propos de uirga comme métaphore mariale: Meersseman, II, 383a (toutefois, ‘uirgafructuosa’ ne se trouve pas à l’endroit indiqué ici); Salzer, p. 504–06. – Le syntagme ‘matergratiosa’ se trouve par exemple dans un psautier salutatoire (‘Grußpsalter’), de date plus récente,AH 36, no 8, 4, p. 100.

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puissante; dans ce qui suit, elle est désignée en même temps comme fiancée etcomme mère. La désignation ‘interprétation de la Loi’ correspond à prophecie glosa(vers 91); par la suite, on lui attribue la gloire d’avoir vaincu la mort. Par elle, lesalut perdu par la chute de l’homme a été restitué: elle est la force du faible, laconsolation du pusillanime, elle relève celui qui est tombé.36

105–113 Comme les infirmantes, desperantes et lapsi peuvent compter sur le soutien dela Vierge, la prière se termine sur le passage formulé—selon le style liturgiqueapproprié—par ‘nous’; la Vierge y est priée d’intercéder pour nous en tant quemère auprès de son fils et en tant que fille auprès de Dieu le Père pour qu’ils nousaccordent la grâce. Que Dieu réunisse ceux qui le prient dans le royaume de sagloire avec les Saints, où il règne comme Prince et Seigneur avec ceux qui sontappelés à la vie éternelle.37

36 Pour les épithètes dulcis et benigna voir par exemple: Meersseman, II, 302b/303a / p. 284;Salzer, p. 587 s. / p. 569 s. passim. – Pour le titre de regina accordé à la Vierge: Marienlexikon, II(1989), 291b; Meersseman, II, 358; Salzer, p. 458–67 et ailleurs; Baroffio, p. 27b. – À propos de laforme olendissima au lieu de olent- voir Stotz, 3, VII, § 184.4. – Pour salutis restauratrix voir AH 30,no 112, 1, p. 224: uitae r.; pour des tournures semblables: Salzer, p. 558s.; en outre: AH 54, no 227,4, p. 361: r. angelorum. – Pour robur (-or) infirmancium voir AH 36, no 7, 7, p. 237: tu es r. decumbentis;AH 52, no 36, 5, p. 42: aue, r. pugnantium; Salzer, p. 571, 36: r. laborantium; à propos de la formerobor voir Stotz, 3, VII, § 51.7; 4, VIII, § 28.6. – Pour solamen desperancium voir O si mihi rhetorica str.12b: solamen miserorum; à propos de la Vierge comme s. afflictorum / miserorum voir Meersseman, II,368a. – lapsorum subleuatrix se trouve également dans AH 10, no 140, 2a, p. 106; voir aussi s.afflictorum: AH 54, no 226, 2, p. 360; s. turbatorum: texte, éd. Meersseman, II, 148, no 15, 2, 4.

37 À propos des aspects doctrinaux de l’intercession effectuée par la Vierge auprès de Dieu lePère ou du Christ: Marienlexikon, II (1989), 549–58. – Des tournures semblables, par exemple: AH54, no 283, 13, p. 429: ‘stirps beata, / fac placatum / patrem nata, / parens natum / nobispeccatoribus’; O si mihi rhetorica str. 17a: ‘pro me peccante misero / tu filium exora’. – Pourconregnat/-ns voir 2 Tim. 2:12: ‘si sustinemus, et conregnabimus’; cependant, conregnare se réfère,dans notre texte, au princeps divin lui-même.