L’ENVERS THEATRAL dans EN ATTENDANT GODOT de SAMUEL BECKETT

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L’ENVERS THEATRAL dans EN ATTENDANT GODOT de SAMUEL BECKETT Dr. Fuat BOYACIOĞLU

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L’ENVERS THEATRAL

dans

EN ATTENDANT GODOT

de SAMUEL BECKETT

Dr. Fuat BOYACIOĞLU

Je dédie ce livre à Monsieur Samuel

Beckett en témoignage de l’année 2006

de Beckett.

ISBN 975-00868-0-5

Tous les droits sont réservés.

Le droit de publication appartient à

l’auteur.

Konya/2006

I

PUBLICATIONS DE LIBRAIRIE DE ŞAHIN

Adresse: Zafer Alanı Zafer Çarşısı

Kat: 1 No: 110

Konya, TURQUIE

Tel: 0.332.3506996

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION......................1

CHAPITRE I

LE THÉÂTRE TRADITIONNEL ET L'ANTI-

THÉÂTRE..........................21

I.1- Le théâtre traditionnel et ses

traits généraux..................25

I.2- L’anti-théâtre et ses traits

généraux.........................33

CHAPITRE II

II

LA CONCEPTION ANTIROMANESQUE ET ANTI-

THEATRALE DE SAMUEL BECKETT

.................................43

II.1-La carrière littéraire de Samuel

Beckett..........................43

II.2-L’anti-roman beckettien.....49

II.3-L’anti-théâtre beckettien . .62

CHAPITRE III

LA CONCEPTION ANTI-THEATRALE DANS EN

ATTENDANT GODOT..................67

III.1-Le contenu textuel d’ En attendant

Godot............................69

III.2-Un théâtre absurde.........94

III.3-Un théâtre de dérision ...117

CHAPITRE IV

ELEMENTS CONSTITUTIFS D’EN ATTENDANT

GODOT..........................121III

IV.1-L’action et la narration...121

IV.1.1-La circularité de la pièce124

IV.1.2-Le langage et la parole. 144

IV.2-Les personnages ...........157

IV.2.1-Le personnage invisible Godot

................................161

IV.2.2-Le couple Vladimir et Estragon

................................169

IV.2.3-Le couple Pozzo et Lucky. 172

IV.2.4-Les présences et absences des

personnages.....................182

IV.3-Le temps et l’espace.......191

CONCLUSION......................209

BIBLIOGRAPHIE...................212

INDEX DES AUTEURS ET DES NOMS

CITES…………………………………………...219

IV

INTRODUCTION

Samuel Beckett (1906-1989)

d’origine irlandais est connu par

son oeuvre théâtrale dans le monde

tout entier. Après avoir parcouru

un long chemin dans le domaine de

l’art théâtral, il s’est trouvé

juste au beau milieu des débats

menés sur la nouvelle conception

littéraire, soit dans le genre

romanesque, soit dans l’art

dramatique et soit dans la poésie.

Ici, nous nous proposons d’étudier

la résolution dramatique qui a été

créée sur le refus du passé.

Jacques Brenner exprime

sommairement ses idées concernant

cette résolution en question en

ces termes : “Au début des années

1

50 apparurent sur la scène

française trois auteurs d’origine

étrangère qui proposent des oeuvres

théâtrales d’une originalité

éblouissante : Eugène Ionesco,

Arthur Adamov et Samuel Beckett ”1

qui se dressent contre le théâtre

traditionnel, ses conventions et ses

normes dramatiques.

Quel est le théâtre traditionnel

auquel s’opposent ces dramaturges de

l’anti-théâtre? On peut exposer

sommairement les traits généraux de

l’anti-théâtre qui a apposé sa marque

au XXe siècle.

Tout d’abord il serait utile de

préciser ce que signifie le concept de

1 Jacques Brenner, Histoire de la Littérature française de 1940 à nos jours,1978, Ed. Fayard, p. 368. 2

“théâtre”. Le mot “théâtre” désigne à la

fois l'art de la représentation

dramatique, un genre littéraire particulier et

le bâtiment dans lequel sont exposés les

spectacles de théâtre. Autrefois, le

mot “théâtre” signifiait également la

scène ou le plateau, c'est-à-dire

toute la partie cachée du public par

le rideau. Aujourd'hui, à l'heure des

arts dits pluridisciplinaires, la

définition de l'art du théâtre est de

plus en plus large si bien que

certains grands metteurs en scène

n'hésitent pas à dire qu’ il suffit

d'avoir un lieu, un temps, un acte et

un public pour qu'il y ait un théâtre2.

Dans le théâtre, il s'agit des

spectacles dans lesquels des acteurs2 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Théâtre.

3

incarnent des personnages fictivement

créés par le dramaturge dans un temps

et dans un espace limités. Les

dialogues et les monologues écrits

sont appelés pièces de théâtre. Cepandant,

il peut y avoir également le théâtre

sans texte écrit ou même sans aucune

parole. Dans la création

contemporaine, les frontières entre

les différents arts de la scène

(théâtre, mime, cirque, danse...) sont

de plus en plus tenues, si bien que

certains professionnels n'hésitent pas

à remplacer le mot théâtre par les mots

spectacle pluridisciplinaire ou spectacle vivant,

mettant ainsi l'accent sur le

métissage des disciplines3.

3 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Théâtre.4

Le spectacle dans le théâtre est un

phénomène social et universel. Ce qui

rend important le spectacle c’est que

les spectateurs le regardent. Les

spectateurs regardent le spectacle que

présentent les acteurs sur la scène.

Ceux-là peuvent aller jusqu'à

s’identifier avec ceux-ci. Le

spectacle met en oeuvre une série de

processus psychiques. Il met en

lumière et réalise les désirs

insatisfaits dont l’imagination du

spectateur est porteuse.

L’auteur dramatique du théâtre

traditionnel expose une action bien

régularisée que tissent de nombreux

personnages ayant un milieu social, une

psychologie et un caractère

représentant une réalité sociale. Son

5

oeuvre dramatique a cette structure

classique: exposition-nœud-dénouement.

Elle a un schéma narratif présentant

une situation initiale et une situation

finale. L’auteur dramatique fait la

description d'un milieu réel et des

personnages représentatifs de la nature

humaine.

Le dramaturge du théâtre

traditionnel se soumet à la règle des

trois unités classiques : unité de

lieu, unité de temps et unité d’action

pour que son oeuvre théâtrale soit

vraisemblable et convaincante. Il règle

l’action principale et ses incidents

dans une linéarité bien logique afin

que le lecteur ou le spectateur les

comprenne facilement. Il se propose de

donner au lecteur ou au spectateur la

6

possibilité de s’identifier aux

personnages-types bien caractérisés ou

aux caractères bien typisés.

Vers 1950, un nouveau courant de

théâtre s’est formé contre le théâtre

traditionnel et ses conventions de même

que le Nouveau Roman s’est constitué

contre le roman traditionnel et ses

éléments constitutifs. Un certain

nombre de dramaturges ont eu

l’intention de renouveler le théâtre

en contestant les conventions

traditionnelles jusqu’alors acceptées:

temps, lieu, action, caractères et

langage. Selon ces dramaturges, le

déroulement d’une pièce théâtrale n’est

marqué ni par un temps et ni par un

lieu précis. Le fil classique de

l’action formé d’une

7

structure d’exposition-nœud-dénouement

ne se voit plus dans le Nouveau

Théâtre. Les personnages sont

généralement désincarnés et dégagés de

toute appartenance sociale et vidés de

tout contenu psychologique. Le langage

n’est plus considéré comme un moyen de

communication4.

Eugène Ionesco, Arthur Adamov et

Samuel Beckett les plus connus

dramaturges de ce Nouveau Théâtre

s’opposent à une telle convention

théâtrale parce qu’ils considèrent

comme hypocrisie et mensonge le jeu de

la pièce consistant à étaler une

histoire compréhensible et bien

arrangée dans une manière logique,

4 V. P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, p. 918.8

passionnante et attachante. Pour eux,

l’art dramatique est une tromperie et

un mensonge à amuser et à bercer le

spectateur. Héritiers spirituels des

dadaïstes, des surréalistes et des

existentialistes comme Albert Camus et

Jean-Paul Sartre, ces dramaturges

s’efforcent de rejeter les règles du

théâtre traditionnel, de refuser les

normes conventionnelles du passé, de

faire table rase du passé, et de briser

l'illusion et la ficticité théâtrales

pour éviter de duper le lecteur ou le

spectateur.

Il serait utile d’indiquer qu’il

s’agit d’une ressemblance ou une

intention commune entre l’anti-roman et

l'anti-théâtre à propos de refuser les

conventions romanesques et théâtrales

9

ou des notions périmées du genre

romanesque et du genre théâtral.

Depuis 1955 environ, les problèmes de

langage occupent une place importante

dans le domain de la littérature, aussi

bien que dans les autres sciences

sociales. Le langage est non seulement

un instrument d'expression mais un

objet à être soigneusement et

patiemment traité. Il devient quand

même un objet qui change la conception

littéraire classique. Selon Roland

Barthes qui met l'accent sur

l'importance du langage, la littérature

n'est pas autre chose que le langage,

c'est-à- dire le système de signes qui

10

fait l'expression de ce qu'elle

transmet5.

Le romancier s’utilisant de ce

système de signes afin de transmettre

son message à son lecteur prendra

désormais pour sujet central les

problèmes du langage à l’intérieur du

roman lui-même. Pour cette raison, le

roman changera de forme et de contenu

avec les anti-romans des Nouveaux

Romanciers. On appelle “Le Nouveau

Roman” le roman qui donne une grande

importance au langage”6. Les problèmes

de l'écriture remplacent les éléments

romanesques. Comme l'a bien dit Jean

Ricardou “le roman n'est plus

5 V. Cemil Göker, Fransa’da Edebiyat Akımları (Les Courants littéraires en France) , Ankara, Editions de DTCF, 1982, p. 120.6 Ibid., p. 120.

11

l'écriture d'une aventure, mais

l'aventure d'une écriture ”7. Chez

Beckett aussi ce ne sont pas les thèmes

qui définissent son œuvre mais ce sont

le langage et l’écriture employés pour

les exprimer et pour les mettre en

scène.

C’est ainsi qu’un nouveau tournant

littéraire se manifeste dans le domaine

de la littérature comme dans les

domaines des autres branches de la

science après les deux guerres

mondiales qui ont causé l'inquiétude,

l'angoisse et la détresse chez les

hommes fatigués de vivre sous les

conditions difficiles à supporter.

Edmonde Richer définit ce climat :

“rejetant encore plus sytématiquement

7 Jean Ricardou, Les Problèmes du Nouveau Roman,Paris, Ed. Seuil, 1967, p. 111.12

que leurs prédécesseurs immédiats non

seulement les thèmes, mais aussi les

genres et les moyens d'expression dits

classiques, de jeunes écrivains tentent

de créer un roman, le Nouveau Roman

appelé aussi anti-roman, et qui se

constitue avec l'anti-théâtre et des

recherches révolutionnaires en poésie

ce que Claude Mauriac a appelé l’a-

littérature contemporaine”8.

Ici, il faut se demander pourquoi

Samuel Beckett mérite d’être considéré

comme un dramaturge contemporain. Il

suffirait, à notre avis, de voir ce que

dit Jean Claude Berton à ce sujet :

“L’univers de Beckett est très

déconcertant: il s’intéresse à des

personnages minables, vagabonds ou

8 Edmond Richer, Histoire de la littérature française,Hachette Paris, 1978, p. 239.

13

clochards dont la psychologie est

très élémentaire, et qui sont voués,

la plupart du temps, à une existence

larvaire, à une déchéance mortelle”9.

En 1989, le monde littéraire a

perdu Samuel Beckett né en 1906 à

Foxrock près de Dublin d’une

famille de bonne bourgoisie

protestante. Beckett était un

écrivain qui n'aimait pas parler

sur ses oeuvres et qui menait une

vie misanthropique. Comme il aimait

mener une vie tranquille et seule,

on ne connait pas suffisamment tous

les détails de sa vie. Or, l’oeuvre

littéraire de cet homme discret

attire non seulement l'attention et

9 Jean Claude Berton, Histoire de la littérature et des idées en France au XXe siècle, Paris, Editions Hatier, 2002, p. 140.14

l'intérêt des hommes de lettres

mais aussi ceux des psychologues et

des philosophes. C’est pourquoi, il

prend place parmi les écrivains sur

qui on a écrit une suite d'articles

et de livres10. Inspiré de certains

auteurs tels que Tzara, Joyce,

Proust et Dante, Beckett est

considéré comme “le dernier des

modernistes” et “le premier

postmoderniste”11 par certains

critiques ou “le moderniste

postmodern”12 par d'autres. 10 V. Ayşegül Yüksel, Samuel Beckett ve Çağdaş

insanın Söyleni in Samuel Beckett, Godot'yu Beklerken, TümDüşenler, Oyun Sonu, traduit en turc par UğurÜn, Istanbul, Editions de Mitos Boyut,1993, p. 5.

11 Ihab Hassan, Paracriticismes: SevenSpeculations of the Times, Urabana, Editionsd'Université Illinois, 1975, p. 44.

12 H.Porter Abbott "Late Modernisme: SamuelBeckett and the Art of Oeuvre" Around theAbsurd, (Récueilli par Enoch Brater-RubyCohn) Ann Arbour, Editions de l'Université

15

Les oeuvres “théâtrales” et

“romanesques” de Beckett ont l’objectif

commun: atteindre une nudité de

langage, ou plus exactement de parole,

qui est l’instrument d’exprimer la

condition humaine. C'est cette visée

qui donne à la fois leur vérité

universelle et un dépouillement presque

abstrait à ses oeuvres 13. La simplicité

et la nudité d’exprimer la condition

humaine par des expressions simples du

langage mais de profonds sens

philosophiques, donnent une valeur

universelle et une réputation mondiale

à ses oeuvres.

A peu près dans toutes les oeuvres de

Beckett, les thèmes exposés sont les

mêmes: “le temps humain, l'attente, la

de Michigan, 1990, p. 74.13 V.Ibid. p. 74.16

quotidienneté, la solitude,

l'aliénation, la mort, l'errance, la

non-communication, la déchéance, et

aussi plus rarement l'espoir, le

souvenir, le désir”14. Toutes ces

particularités humaines sont celles de

l’homme du XXe siècle, lassé et angoissé

de deux guerres mondiales.

L’originalité de l’oeuvre beckettienne,

ce n’est pas d’exposer ces thèmes

connus mais c’est la forme de les

exposer par un langage simple.

La nudité du langage simplifie ces

thèmes philosophiques pour que le

public de lecteurs ou celui de

spectateurs les comprenne facilement.

Les personnages beckettiens se posent

des questions sur leur existence, leur

identité et leur vie future. Leur seule14 V. Ibid.

17

consolation est l’acte de parler

toujours afin de se libérer de cette

situation infernale de la vie. Cela

leur donne la sensation d’exister et

d’oublier leur misère et leur solitude

dans le monde.

L’oeuvre de Beckett nous présente en

particulier une galerie de clochards,

de vagabonds, de vieillards, de clowns,

de moribonds ou de malades que nous

rencontrons dans la vie quotidienne.

Ces personnages ordinaires peuvent

s’adresser à l’homme de la rue. Celui-

ci pourrait trouver un aspect familier

ou une réflexion de sa personnalité

chez eux. “Mais ces personnages n'ont

pas de psychologie, pas d'individualité

au sens classique: ce sont des ombres,

des figures, des incarnations d'une

18

certaine condition humaine, et surtout,

ce sont des voix ”15. C’est pour cette

raison que le lecteur ou le spectateur

ne pourrait pas s’identifier à ces

personnages désincarnés de leur

réalité humaine et isolés de toute

appartenance sociale.

A l’opposé des personnages

beckettiens, les personnages

traditionnels peuvent remplir de

diverses fonctions dans l’univers

fictif créé par l’auteur. Ils peuvent

être décoratifs, agents de l’action,

porte-paroles de leur créateur, êtres

humains fictifs avec leur façon

d’exister, de sentir, de percevoir les

autres et le monde16. Ils sont présentés

15 P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Ibid., p.918.16 V. R. Bourneuf et R. Ouellet, L’Univers duRoman, Paris,

19

comme des êtres immuables et conséquents

avec eux-mêmes alors qu’ils sont des

types fictivement créés par son auteur

dans son imagination. Le dramaturge

traditionnel adoptait la réalité en état

de changement dans un rapport logique et

cohérent. Selon Paul Adam, “chaque

personnage traditionnel (était) un total

de vices et de vertus, d’héroïsmes et de

platitudes”17 .

La considération d’un personnage par

le dramaturge traditionnel comme un

condensé de vices ou de vertus est

contraire à la réalité subjective. En

revanche, le dramaturge moderne

considère la réalité comme subjective et

ainsi veut parvenir à la réalité

P.U.F, 1972. p. 159.17 Cité par Michel Raimond, La Crise du Roman,

Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 206.20

changeante en faisant la multiplication

des points de vue des différents

personnages..

Beckett considère la réalité comme

subjective. Ses personnages sont

devenus anti-héros désincarnés et

opposés aux héros traditionnels “(...)

en qui se résument les caractères d’une

classe sociale, d’une profession, d’une

forte passion”18. Désincarnés et libérés

de leurs corps, les personnages

beckettiens parlent seulement et

prononcent des voix.

Toute l’oeuvre de Beckett est

l'émergence des voix des personnages

qui ne cessent pas de parler sur une

certaine scène et dans un certain

espace. Ces personnages ne rompent pas

le silence universel qui les entoure et18 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 206.

21

ils sont seulement là. Ils ne disent

rien, ne proposent rien, ne racontent

rien : ils parlent comme les bouches

qui s’ouvrent et se ferment. Ainsi la

voix de L'Innommable parle: “Il faut

donc continuer, je vais donc continuer,

il faut dire des mots, tant qu'il y en

a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils

me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me

disent, étrange peine. Il y a complète

désintégration. Pas de Je, pas de

Avoir, pas de Etre, pas de nominatif,

pas d'accusatif, pas de verbe. Il n'y a

pas moyen de continuer... A la fin de

mon œuvre, il n'y a rien que de

poussière: le nommable”19.

Beckett veut faire allusion à la

condition humaine dans le monde. C’est

19 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture22

sur le néant qu’il veut baser

l’existence de l’être humain qui est

né, qui a vécu et qui est mort dans un

espace et dans un temps determiné. Et

dans Textes pour rien : “C'est avec mon

sang que je pense... C'est avec mon

souffle que je pense... Les mots aussi,

lents, le sujet meurt avant d'atteindre

le verbe, les mots s'arrêtent aussi.

Mais je parle plus bas, chaque année un

peu plus bas. Peut-être. Plus lentement

aussi, chaque année un peu plus

lentement...”20. Ce qui est important

pour Beckett, c’est la puissance des

voix ainsi que l’exprime une proverbe

turque : “C’est une voix agréable qui

survit dans la voûte céleste”.

20 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture

23

Ces voix qui sont sorties des

bouches des personnages désincarnés de

leurs corps paraissent de plus en plus

sur le point de se taire, de

s'éteindre, de s'engloutir dans le

silence, c'est-à-dire dans le néant21.

Dans l'œuvre de Beckett, ce qui nous

parle, ce n'est pas un certain Samuel

Beckett, né à Dublin, etc., mais une

voix qui est celle de l’être humain ou

de toute l’humanité: “J'ai à parler,

écrit Beckett, dans L'Innommable, n'ayant

rien à dire, rien que les paroles des

autres ”22. Le fait que Beckett a su

écrire les paroles des autres, de

n'importe quel pays en n'importe quel

autre, dans la nulle part de

21 V. Ibid.22 Cité par

http://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture.24

l'existence souffrante et profonde,

telle est la grandeur de l’œuvre

beckettienne.

On a cherché dans les livres et les

pièces de Beckett une “métaphysique de

la condition humaine”. Bien qu'il y ait

chez lui, certes, une véritable

intensité métaphysique existentielle,

il faut la chercher là où elle se

trouve, c'est-à-dire au niveau du

langage. Dans Têtes mortes, Beckett fait

cet aveu surprenant: “J'ai l'amour du

mot, les mots ont été mes seuls amours,

quelques-uns ”23.

Du moment que les personnages

beckettiens s’affaiblissent et

deviennent désincarnés, l’action ou

l’histoire s’amaigrit parallèlement aux

23 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture.

25

personnages. On voit l’appauvrissement

de l’histoire chez Beckett. James

Joyce, le lointain maître de Beckett,

écrivait dans Ulysse: “L'histoire est un

cauchemar dont je souhaite

m'échapper”24. Dans son œuvre, Beckett

échappe à l'histoire: tout ce qui se

passe dans ses textes se réduit aux

dimensions d'un être insituable et

insitué au-delà de l'histoire. Peut-

être a-t-il été aidé en cela par le

passage de l'anglais au français,

phénomène sans doute rare dans la

littérature mondiale.

Le français de Beckett paraît sans

lien avec le français des œuvres

littéraires de ce siècle. On ne

croirait pas que son œuvre prenne

24 Cité par http://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture26

place dans l'histoire de la

littérature moderne française : comme

la voix qu'elle laisse parler, comme

ses personnages égarés ou agonisants,

elle est sans lieu.

La philosophie existentialiste de

Beckett est appréciée et commentée

parallèllement à celles des

philosophes comme Descartes, Heidegger,

Nietzsche et Sartre25. Mais Beckett se

dresse contre la fixation de ses

oeuvres dans un certain courant. Bien

qu'elles appartiennent au XXième siècle,

toutes les oeuvres de Beckett ont un

caractère qui embrasse tous les temps

et tous les espaces de l'être humain

sur la Terre. C’est En attendant Godot qui

réfète la meilleure conception

25 V. Ayşegül Yüksel, Ibid., p. 6.27

littéraire et philosophique de

Beckett.

En attendant Godot est représentée à

Paris en 1953 au Théâtre de Babylone,

dans une mise en scène de Roger Blin26.

Elle a connu un succès retentissant.

Cette pièce remettant en problématique

le théâtre traditionnel et ses

conventions théâtrales est devenue le

prototype du théâtre de l'absurde et

elle est considérée aujourd'hui comme

l’une des chefs-d’oeuvres du théâtre de

l'absurde. Quand on parle du théâtre de

l'absurde, En attendant Godot vient tout

de suite à l’esprit. Cette pièce qui

connaît immédiatement un immense

succès, indique le début de la carrière

de Beckett. C'est également grâce à

cette oeuvre théâtrale que Beckett26 V. Ibid., p. 19.28

acquiert une réputation conduisant à

l'attribution du Prix Nobel de

Littérature en 1969.

En attendant Godot considérée comme le

chef-d'oeuvre de l'anti-théâtre

s’oppose au théâtre traditionnel dans

lequel le dramaturge classique raconte

une action bien constituée autour de

laquelle tournent un certain nombre de

personnages physiquement et

psychologiquement décrits. Elle se

caractérise “par le rejet des éléments

dramatiques conventionnels et la

recherche de la réalité sous

l'apparence ”27. En bref, elle est

l'envers du théâtre classique et la

critique à la fois intrinsèque et

extrinsèque du théâtre traditionel et

27 Pierre Melese, Samuel Beckett , Editions deSeghers, Paris, 1966, p. 132.

29

de ses éléments constitutifs. Pourtant

elle conserve l'apparence et les

contours du théâtre classique: c'est

une oeuvre d'imagination composéé par

Beckett, qui nous présente les

personnages fictivement créés comme

Estragon, Vladimir, Pozo et Lucky et

qui nous raconte leur histoire. Mais

cette pièce a été composée pour tourner

en ridicule et remettre en

problématique le théâtre traditionel,

ses éléments constitutifs et ses

conventions classiques. Cette oeuvre

beckettienne “ n’est rien d’autre

qu’une pièce sur la représentation

d’une pièce, une pièce en creux, c’est-

à -dire une non-pièce en deux mots”28 .

28http://www.univlille3.fr/ufr/angellier/bibangellier/ressources/ articlegauer 30

Dans un article intitulé “Samuel

Beckett ou la présence sur scène” Alain Robbe-

Grillet résume ainsi la situation

scénique d’En attendant Godot:

“Le décor ne représente rien, ou à

peu près. Une route? Disons, d’une

façon plus générale: dehors. La seule

précision notable est constituée par

un arbre, chétif, à peine un arbuste,

et sans la moindre feuille; disons:

un squelette d’arbuste. Deux hommes

sont en scène, sans âge, sans

profession, sans situation de

famille. Sans domicile non plus;

donc: deux vagabonds. Physiquement,

ils ont l’air intacts. L’un enlève

ses chaussures, l’autre parle des

Evangiles. Ils mangent une carotte.

Ils n’ont rien à se dire. Ils

31

s’adressent l’un à l’autre en se

servant de deux diminutifs, qui

semblent ne se rapporter à aucun nom

identifiable: Gogo et Didi. Ils

regardent à droite et à gauche, ils

font mine de partir, de se quitter,

et reviennent toujours l’un près de

l’autre au milieu de la scène. Ils ne

peuvent pas aller ailleurs: ils

attendent un nommé Godot, dont on ne

sait rien non plus, sinon qu’il ne

viendra pas; depuis le début, cela,

au moins, est évident pour tout le

monde” 29.

En parlant du décor et des

personnages de Beckett Robbe-Grillet

dessine une pièce anti-théâtrale, pour

ainsi dire, similaire à l’anti-roman.

29 Cité par beckettmain.htm beckettmain.htm Samuel Becket.32

En attendant Godot est considéré comme un

chef d’oeuvre de l’anti-théâtre qui

évoque “un théâtre éloigné des normes

traditionnelles: moquée par les uns,

encensée par les autres, peu compris au

demeurant, son originalité ne pouvait

manquer d'attirer l'attention, alors

même que Ionesco, Adamov, Tardieu,

Vauthier révolutionnaient, chacun à sa

manière, les habitudes bourgeoises des

spectateurs ”30. C’est une oeuvre anti-

théâtrale qui bouleverse et dérange

l’esprit du spectateur : elle va porter

l'étiquette d’ “anti-théâtre”, synonyme

du théâtre de dérision ou du théâtre de

l'absurde.

Somme toute, l'originalité des

oeuvres de Beckett c'est de dépasser

les bornes d'un certain temps et d'un30 Pierre Melese, Ibid., p. 5.

33

certain espace en étalant les

problèmes de la condition humaine et en

s'efforçant de les répondre autant que

possible. Son oeuvre s’adresse à

l’homme ordinaire ou l’homme de la rue

dans n’importe quel pays. C’est pour

cela qu’elle a une valeur universelle.

C'est dans cette universalité que

réside l’oeuvre de Beckett.

L’universalité et la notoriété de

Beckett nous ont excité à étudier En

attendant Godot.

34

CHAPITRE I

LE THÉÂTRE TRADITIONEL ET L'ANTI-

THÉÂTRE

“Le théâtre est l'art qui consiste àassembler des hommes pour exposer et débattredevant eux leur propre destinée en ce qu'elle ade problématique, et cela par le moyen d'unmicrocosme central en état de crise où leconflit vital d'un petit nombre le personnageincarne, réfléchit, comme un miroir et rendprésent à l'esprit et aux sens, par son action,la condition du macrocosme humain dont il estle délégué provisoire et le représentant ”31.

Etienne Souriau

On a vu un point tournant dans le

renouvellement du théâtre français avec

31 Cité par Abdallah Stouky : où va lethéâtre au Maroc ? Souffles numéro 3,troisième trimestre 1966 pp. 23-31 inhttp://clicnet.swarthmore.edu/souffles/s3/7.html

35

l'émergence d'un Théâtre moderne ou

Nouveau Théâtre  ou Théâtre de l’absurde 

représenté notamment par trois

dramaturges connus: Ionesco, Adamov et

Beckett qui ne sont pas français mais

ont rédigé leurs oeuvres en français.

Le théâtre de l'absurde est un terme

employé pour la première fois par

l'écrivain et le critique Martin

Esslin pour désigner une direction

théâtrale importante du XXe siècle.

Les œuvres théâtrales de certains

auteurs dramatiques rompent avec les

conceptions traditionnelles du théâtre

classique32. On remarque que, dès les

premières décennies du XXe siècle, des

tendances novatrices apparaissent dans

la dramaturgie française aussi bien que

dans le roman français. Elles ont posé32 V. http://letheatredeabsurde.blogspot.com/36

les fondations d'un nouveau théâtre en

s’opposant aux formes et conventions

traditionnelles du théâtre classique.

On a vu de différentes manifestations

du théâtre de l’absurde. Alfred Jarry a

mis en question et contesté les

conventions théâtrales dans son Ubu Roi.

Cette pièce théâtrale a choqué et

bouleversé le public. Elle est une

pièce de théâtre appartenant au cycle

du roi Ubu publiée en 1896 et

représentée pour la première fois le

10 décembre 1896. Elle est considérée

comme précurseur du mouvement

surréaliste et du théâtre de

l'absurde33. Il s'agit de la première

pièce du cycle d’Ubu. Le nom pourrait

avoir été inspiré de la tragédie

grecque intitulée Œdipe Roi de Sophocle.33 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ubu Roi

37

Dans Ubu Roi, il ne s'agit plus de parler

d’une action bien faite, destinée à

plaire le public, mais au contraire de

s’opposer aux règles conventionnelles

de la morale et de transgresser l'unité

du langage.

Le cinéma a débarrassé le théâtre

d'un certain nombre de conventions

traditionnelles de même que la

photographie a libéré la peinture.

C’est par une évolution commencée par

Apollinaire et les surréalistes qu’une

nouvelle conception théâtrale apparait

après la Seconde Guerre mondiale. Ce

nouveau théâtre est illustré d’abord

par “La Cantatrice chauve” d’Ionesco, par En

attendant Godot de Beckett et par La Parodie

d’Adamov qui sont des oeuvres anti-

théâtrales parce qu'elles refusent le

38

sujet précis, la structure

d’exposition-nœud-dénouement, la

peinture d'un milieu réel et des

personnages représentatifs de la nature

humaine.

Ces dramaturges du théâtre de

l’absurde ne forment pas une école mais

ils s’unissent au même refus en

contestant et en rejetant le théâtre

traditionnel et ses conventions

théâtrales. Ils entreprennent de

renouveler le genre théâtral et se

définissent par le refus des formes et

des règles du théâtre traditionnel et

par la volonté systématique de trouver

de nouvelles formes. 

A la représentation de ces pièces de

l’anti-théâtre ou du théâtre de l’absurde tout

se passe comme s'il s'agissait d'une

39

pièce ordinaire. Mais cette pièce anti-

théâtrale a pour but de contester le

théâtre par lui-même, de décevoir le

spectateur traditionnel habitué aux

conventions du théâtre classique et de

contredire l’attente du spectateur.

L'anti-théâtre est basé sur le refus

des formes bien établies du théâtre

traditionnel. Il fait table rase de la

tradition du drame classique. En

contestant le théâtre traditionnel et

ses conventions, il est à la fois la

critique du théâtre traditionnel et

l'application d'une nouvelle conception

théâtrale.

Néanmoins, ce type de théâtre a

l'aspect général et les contours du

théâtre classique: c'est un ouvrage de

fiction créé par le dramaturge qui

40

nous présente des personnages

fictivement créés et nous raconte leur

histoire. Mais, il a un but différent :

décevoir et déranger le spectateur. Il a

l’intention de contester et de réfuter le

théâtre par lui-même par le travail de le

saper lentement. Il a pour but de

tourner en dérision le théâtre

classique et ses conventions

traditionnelles. C’est ainsi qu’on voit

l'envers d'une pièce classique, grâce à

des techniques nouvelles qui permettent

l'assouplissement du langage dramatique

et la liberté du ton.

Ionesco, Adamov et Beckett dénoncent

les conventions théâtrales du théâtre

traditionnel. Or, l'auteur dramatique

ou le dramaturge du théâtre

traditionnel compose un texte théâtral

41

pour qu'il soit mis en scènes et en

actes. La scène est limitée par

l'entrée ou la sortie des personnages

que le dramaturge a créés dans son

imagination en s'efforçant d'imiter

mimétiquement la vie réelle et de

prétendre qu'il transmet la réalité.

Or, l'oeuvre théâtrale n'est pas une

représentation mimétique de la réalité.

Les répliques qui ont pour but

d'évoluer physiquement et

psychologiquement les personnages ou

personnes n’avancent que l'action.

Pour comprendre mieux l’anti-théâtre

et ses prétentions novatrices, il faut

exposer le théâtre traditionel et ses

traits généraux que l’anti-théâtre a

mis en question et en dérision.

42

I.1- Le théâtre traditionnel et ses

traits généraux

Le théâtre traditonnel est

caractérisé par une action bien

dessinée autour de laquelle tournent

un certain nombre de personnages dont

les actes et les sentiments sont

décrits en profondeur. Le fil de

l’action se progresse dans une

linearité bien logique pour que le

lecteur ou le spectateur puisse la

comprendre facilement.

Les héros théâtraux ont un milieu

social, une psychologie et un caractère

bien dessiné dans le théâtre

traditionnel. Le but du dramaturge est

de permettre au lecteur ou au

spectateur de s'identifier aux héros

bien typisés et fortement décrits. Le

43

dramaturge traditionnel nous expose une

vraisemblance spatio-temporelle

adéquates à trois unités classiques:

unité de lieu, unité de temps et unité

d’action que les écrivains classiques

devaient observer en rédigeant leurs

pièces. “L'auteur dramatique agence les

faits de telle manière qu'ils semblent

logiquement liés entre eux (la

nécessité) et qu'ils paraissent obéir

aux lois régissant ordinairement la

réalité (la vraisemblance)”34.

Qu’est-ce que le théâtre signifie?

C’est un art du spectacle. Le théâtre

appartient aux arts du spectacle comme

le mime, le numéro des clowns, le

ballet, les sons et lumières, le

34Danielle Chaperon, Méthodes et problèmes L’œuvredramatique Dpt de Français moderne, Universitéde Lausanne 2003-2004. 44

psychodrame, mais aussi comme la

harangue, la scène de démarchage et de

séduction. Le théâtre, c'est la

représentation et la mise en scène

d'un message résultant de l'histoire;

c'est la représentation d'un texte

rédigé par le dramaturge. Finalement,

c'est la métamorphose d'un texte en

mise en scène35.

Le théâtre, c'est la présence d'un

public qui va entendre le texte et voir

sa représentation à l'aide de quelques

acteurs qui parlent avec le langage du

corps comme voix, gestes, mimes,

pantomime, costumes, maquillages. Là,

il s'agit des éclairages et des sons.

Le théâtre, c'est l'acte de

communication qui implique tout le

35 V. http://jiheraim-cyberland.perso.worldonline.fr/2-ressourceslettres

45

temps une théâtralisation : tout est

théâtre.

Puisque le dramaturge est un

écrivain, c'est dans ce cadre

littéraire que l'on peut parler de

tradition c'est-à-dire de conformité

par rapport à une norme : le genre

littéraire appelé “théâtre”. Constitué

de dialogues, de solliloques et de

didascalies, le texte dramatique nous

est offert dans son aspect composite.

Le discours des didascalies est la

présence d’une autorité supérieure dans

le texte : celle de l’auteur réglant

les paroles et les mouvements des

personnages au fil de l’intrigue. Dans

un texte de théâtre, les didascalies

sont des indications scéniques

fournies par l'auteur sur le jeu des

46

acteurs. Il serait utile de traiter en

bref la fonction des didascalies dans

le texte de théâtre.

Dans une œuvre théâtrale, les

didascalies sont indispensables pour

comprendre le texte théâtral parce

qu’elles contiennent tout ce qui n’est

pas prononcé par les personnages.

Elles sont donc des notations et des

explications concernant les gestes, le

ton de voix, le costume des personnages

ou le décore sonore. Parfois les

didascalies ont un caractère

emphatique, car l'information qu'elles

contiennent est présentée par les

dialogues. Elles fonctionnent alors

comme un procédé d'insistance. Elles

apportent le plus souvent une

indication qui n'est pas dans le

47

dialogue. Ce sont des notations

rapides. Il en est de même quand elles

indiquent le déplacement des

personnages sur le plateau, leurs

entrées et leurs sorties, ou certains

de leurs gestes. Elles sont des

directions de mise en scène que nous

livre le dramaturge.

Depuis le XVIIIe siècle, les

didascalies sont de plus en plus

abondantes. L'importance attachée à

l'espace scénique, a profondément

modifié l'écriture. Le discours

didascalique, quasi inexistant

antérieurement, tend à devenir

autonome. Moyen pour l'auteur de

communiquer sa vision mentale, il joue

le rôle de la description dans le

théâtre. Depuis les années 1950 où les

48

pièces anti-théâtrales de Beckett,

d’Ionesco, de Genette ou de Vauthier

étaient apparues, les didascalies

destinées à décrire le corps et les

gestes des personnages occupent une

place aussi importante que le dialogue.

Parfois même, dans les mimodrames, où

la parole disparaît, elles constituent

le texte. Par exemple, dans En attendant

Godot, de nombreuses didascalies mettent

en scène toutes les actions des

personnages. Elles sont, comme le

dialogue entre ces derniers, riches de

signification.

Après avoir exposé certains termes

théâtraux, on peut énumérer les traits

généraux du théâtre traditionel:

49

On peut énumérer en bref les traits

généraux du théâtre traditionnel comme

ce qui suit ;

- un texte découpé en scènes et

actes;

- une scène limitée par l'entrée

ou la sortie des acteurs

représentant les personnages

créés par le dramaturge;

- un dialogue ou un soliloque qui

fait progresser l'action;

- la possibilité pour le

spectateur de s'identifier aux

personnages ayant une

psychologie exposée et un

caractère typisé;

- une vraisemblance de situation;

- une intrigue c'est-à-dire une

tension;50

- un schéma narratif supposant

une situation initiale et une

situation finale: on parle de

la structure classique:

exposition-nœud-dénouement;

- une situation de crise;

- un message déductible de

l'histoire;

- un texte de qualité: les

personnages parlent une langue

écrite, parfois en vers.

Toutes ces caractéristiques se

trouvent dans une pièce de théâtre

traditionnelle36.

Pour comprendre le théâtre

traditionnel, il vaut mieux exposer la

structure traditionnelle du théâtre

36 V.Http://perso.worldonline.fr/jiheraim-ciberland/topaze.htm. pp. 1-3.

51

classique. Nous avons choisi comme

exemple les deux grands dramaturges

classiques: Corneille et Racine.

Corneille, écrivain de tragédie se

propose de solliciter l'admiration du

spectateur par l'étalage de la force

morale de l'homme supérieur. Celui-ci

se révèle aux heures d'exaltation. Il

s’agit de la victoire de la volonté sur

les passions. C'est pourquoi, il

choisit des héros exceptionnels chez

qui la volonté est dominante. Pour que

la volonté puisse vaincre les passions,

Corneille la met au service d'une

passion plus forte que les autres :

c'est l'honneur et la gloire. Ce

sentiment passionné de l'honneur est

toujours plus fort que l'amour.

52

Le héros cornélien considère la

victoire de la volonté sur la passion

comme devoir. C'est en ce sens qu'on

peut dire que, chez Corneille, le

devoir l'emporte sur la passion37. Par

exemple, dans le Cid, Corneille a

concentré toute l’action dans le coeur

de Rodrigue où commence une lutte entre

son amour pour Chimène et son amour de

l’honneur familial. C’est le sujet de

toute la pièce. C’est par sa volonté

que Rodrigue domine la passion malgré

qu’il aime, avec passion, Chimène,

fille de la partie adverse. Chez

Rodrigue le devoir est plus fort que

l’amour. En somme, cette pièce

37 V. Jean Calvet, Petite Histoire de la Littératurefrançaise, Paris, Editions de J.De Gigord, 1969,p. 69.

53

classique porte extrêmement les traits

classiques du théâtre traditionel.

Quant à Racine, il se propose

d’émouvoir la pitié par le spectacle

des faiblesses de l’homme vaincu par

les passions de l’amour. Chez Racine,

l’amour est conçu comme une passion

maladive et dégradante à laquelle la

volonté essaie de résister

douloureusement et vainement. Pour

atteindre et émouvoir les coeurs,

Racine a besoin de présenter un

spectacle vraisemblable. C’est

pourquoi, sa tragédie est fondée sur le

vraisemblable. Racine obtient cette

vraisemblance par le choix des sujets

ordinaires et quotidiens, la simplicité

de l’action, la rapidité de l’intrigue,

le mélange de force et de faiblesse et

54

par une interprétation classique de

l’histoire. On peut concrétiser le

théâtre de Racine par un exemple :

Andromaque.

Dans Andromaque, Racine a concentré

toute l’action dans le coeur

d’Andromaque où la lutte se déroule

entre ses sentiments d’épouse et ses

sentiments de mère. Andromaque est

captive dans la cour de Phyrrus. Celui-

ci qui a tué son mari Héctor dans la

bataille, aime Andromaque et veut

l’épouser. Il lui propose deux

alternatives : oublier son mari Héctor

ou perdre son fils Astyanax. Tantôt la

fidélité d’épouse l’emporte, tantôt la

tendresse de mère l’emporte. Ce

mouvement de va et vient dramatique est

toute la pièce. Enfin Andromaque se

55

décide à se marier avec Phyrrus pour

sauver Astyanax. Mais elle se décide à

se suicider après la céremonie de

mariage. Irritée Hermione, fiancée de

Phyrrus excite Oreste qui l’aime;

celui-ci va au temple où a eu lieu le

mariage et massacre Phyrrus; Hermione

désespérée se tue et Oreste devient

fou. La violence des passions qui

éclatent dans le dénouement est modérée

par la délicatesse d’Andromaque, par la

qualité de son attachement à la mémoire

de son mari mort et par les qualités de

ses sentiments maternels.

Les pièces de Corneille et de Racine

sont de bons exemples pour le théâtre

classique. Il s'agit d'une intrigue

bien établie autour de laquelle

tournent les personnages bien décrits

56

et bien typisés. Corneille peint les

hommes tels qu'ils devraient être

tandis que Racine les peint tels qu'ils

sont. L'art dramatique de Corneille et

celui de Racine sont formés d'une

action, d’une psychologie des

personnages et d'un langage qui est la

conversation de ces personnages

constituant la matière même de l'oeuvre

théâtrale. Ionesco, Beckett et Adamov

mettent cette matière théâtrale en

problématique de même que les Nouveaux

Romanciers mettent en question la

matière romanesque qui s’est constituée

durant des siècles.

I.2- L’anti-théâtre et ses traits

généraux

57

L’accroissement des études

linguistiques au XXème, initié par les

travaux des linguistes comme Saussure,

Jacopson, Bénéviste, et leurs

disciples va aboutir à une méfiance

générale envers le mot et sa

signification, c’est-à-dire le

signifiant et le signifié qui

constituent la signe38. Il s’ensuit que

le public de lecteurs ou spectateurs

ne fait plus confiance à la prétention

du dramaturge de présenter

mimétiquement la réalité telle quelle

dans le monde fictif des pièces

théâtrales. Le langage constitué de

signifiants et de signifiés n'est plus

considéré comme moyen suffisant de

38 V. Marie-Denise Boros Azzi, La Problématique de l’Ecriture dans les Faux-Monnayeurs d’André Gide, Paris, 1990, Publications de Lettres Modernes, p.5.58

transmettre le monde intérieur et le

monde extérieur des personnages. Les

mots n'ont plus le pouvoir de

communiquer le message dans toute

l’acception du mot. Mais ils ont

seulement le pouvoir de le montrer.

Toutes les études linguistiques nous

montrent que le théâtre moderne au XXe

siècle, donne une importance

primordiale au language qui est le

transmetteur du message dans un monde

fictivement crée par le dramaturge aux

lecteurs ou spectateurs.

Le theâtre le plus connu parmi les

mouvements de theâtre au XXe a été le

théâtre de l’absurde. Comme ils sont

successeurs spirituels des dadaïstes,

des surréalistes et des

existentialistes, les dramaturges

59

Eugène Ionesco (la Cantatrice chauve, 1951;

Rhinocéros, 1959), Arthur Adamov

(Parodie, 1949) et Samuel Beckett (En

attendant Godot, 1952), sont devenus

représentants du théâtre de

l’absurde. Selon eux, les actions de

l’humanité au XXe sont devenues

insensées, absurdes et inutiles. Le

théâtre de l’absurde tend à éliminer

tout déterminisme logique, à nier le

pouvoir de communication du langage et

à réduire les personnages aux

marionnettes ou aux ombres. Pourtant,

il n’est ni un mouvement ni une école.

Les auteurs dramatiques du théâtre de

l’absurde ont en commun la volonté de

rejeter les règles et les formes du

théâtre traditionnel.

60

Ce nouveau théâtre est considéré

comme une révolution littéraire. “Avec

Ionesco, Adamov et Beckett, on peut

véritablement parler du théâtre

nouveau ”39 de même que les Nouveaux

Romanciers s'unissent dans l'essentiel

et une école littéraire s’est

constituée malgré qu’ils le refusent

“puisqu'une école littéraire signifie

un groupe d'écrivains qui suivent un

maître et qui professent les mêmes

théories, les mêmes conceptions

littéraires (...) il existait entre eux

plus de similitudes que de

divergences ”40.

Ionesco, Adamov et Beckett s’unissent

au même refus de contester et de

39 François Baqué, Le Nouveau roman , Bordas,Paris, 1972, p. 29.40 François Baqué, Ibid., p. 29.

61

réfuter le théâtre traditionnel et ses

conventions. Emmanuel Jacquard touche à

la divergence entre eux :

“Ils ne forment pas une école car,

même au départ, il existe entre

Ionesco, Beckett et Adamov des

divergences profondes qui

s'accuseront d'ailleurs dans les

années soixante (...) ils refusent en

effet les conventions périmées, le

déjà fait, le déjà vu, bref les mêmes

traditions. Ce qui les unit-comme l'a

remarqué Sartre dans un article,

c'est à quoi ils s'opposent ”41.

Ces dramaturges se dressent contre le

réalisme du siècle précédent. Ils

exposent le réalisme subjectif. En

41 Emmanuel Jacquard, Le Théâtre de Dérision, Paris,Gallimard 1974, p. 53.62

dépit de différentes activités de ses

collègues comme Ionesco et Adamov,

Beckett reste en silence dans sa tour

d'ivoire. L’oeuvre a une résonance

profonde, des accents tragiques et une

universalité qui justifient l'audience

internationale qu'elle a conquise. Le

Prix Nobel l'a d'ailleurs couronné en

1969 42.

Ces dramaturges dénoncent et refusent

la convention traditionnelle du

théâtre: une histoire compréhensible où

se trouvent les personnages dramatiques

physiquement et psychologiquement

décrits. Ils considèrent comme mensonge

et hypocrisie le théâtre classique “qui

consiste à nous présenter de manière

logique, lyrique, frappante, une

aventure inventée de toutes pièces, et42 V. Ibid. , p. 29.

63

faite pour être une aventure

intéressante ”43.

Pour ces dramaturges, la vie et la

réalité humaine ne sont pas trop

intéressantes pour être représentées en

scène. “L'art dramatique serait donc un

mensonge; et l’anti-théâtre  rejette,

dénonce et ridiculise ce mensonge de

fausse clarté, de fausse logique, dans

des pièces qui veulent incohérentes,

fantaisistes, choquantes ”44 alors que

le dramaturge traditionnel prétend

refléter la réalité par son oeuvre

dramatique.

Grâce à l'extériorité grotesque et

ridicule que le dramaturge de l’anti-

théâtre établit entre les spectateurs

43 R.M. Albérés, Bilan Littéraire du XX ème siècle, p.120.

44 R.M. Albérés, Ibid.., p. 121.64

et les personnages grotesquement

représentés, il a pour but d’échapper à

la double absorption de l'auteur en son

personnage, du spectateur dans le

personnage. Si cette double absorption

est établie entre les parties

concernées une atmosphère romanesque

sera mutuellement réalisée : c’est ce

qui menace chaque romancier et chaque

dramaturge.

La vie et la réalité quotidienne ne

sont pas toujours attachantes,

passionantes et logiques. André Gide

fait remarquer ce sujet :

“La vie nous présente de toutes parts

de quantité d’amorces de drames, mais

il est rare que ceux-ci se poursuivent

65

et se dessinent comme a coutume de les

filer un romancier”45 .

Comme l’a bien exprimé Pierre

Aurégan, “la vie n’obéit pas à

l’enchaînement des causes et des

conséquences voulu par le positivisme,

elle est faite de discontinuités, de

trous, de contradictions, d’inexpliqué

et c’est cela que la littérature doit

restituer”46. Or, le dramaturge

traditionnel soumet les événements à

l’enchaînement des causes et des

conséquences par une conception

deterministe.

A cause des bouleversements qu’il

établit, le nouveau théâtre dit anti-

45 André Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Ed.

Gallimard, 1927.p. 89.46 Pierre Aurégan, Gide, Paris, Ed. Nathan,1993, p. 25.66

théâtre se propose de declarer une

nouvelle vision du monde et un monde

mis en problématique. J. Luc Dejean

fait remarquer:

“On ne veut plus montrer à l’homme ce

qu’il pensait être, mais lui révéler

ce qu’il n’est pas, accuser les

différences entre sa volonté de

puissance et son pouvoir dérisoire.

Les nouveaux auteurs ne cherchent pas

les voies du salut: ils regardent

l’individu patauger seul dans

l’absurdité du quotidien, s’empêtrer

dans un langage que le moindre coup

de pouce rend soudain impropre à la

communication ”47.

47 Luc Dejean, Le Théâtre nouveau depuis 1945, F.Nathan, pp. 24-25.

67

Les auteurs dramatiques de l’anti-

théâtre ont pour but de déranger le

public habitué aux normes

traditionnelles du théâtre

traditionnel, de le sortir de ses

habitudes paresseuses et de le choquer

et l’ébranler. C'est ainsi qu'un

théâtre d'opposition est né en refusant

les conventions traditionnelles du

genre théâtral. De plus, le XXe siècle a

eu la conscience d'une nouvelle

conception de la réalité due à la

psychanalyse : les rêves sont plus

vrais que le réel; la réalité est

totalement subjective; chacun voit le

monde à sa façon personelle.

L’originalité de l’anti-théâtre

consiste surtout dans l'écriture qui

tourne résolument le dos à la

68

tradition. C'est en effet par la forme

même du dialogue et par les idées

développées que se manifeste

l'insignifiance de la vie dérisoire de

l'homme. La structure des œuvres

théâtrales est souvent cyclique visant

à montrer, par l'absence d'action

d'ensemble, le caractère monotone,

répétitif et sans issue de notre vie

quotidienne.

Dans l’anti-théâtre, le contenu des

répliques est pauvre, et porte souvent

sur des gestes ou des situations d'une

grande banalité, en démontant les

mécanismes de la logique ou de la

mémoire. Les objets les plus médiocres,

en revanche, prennent souvent une

importance considérable. Les

personnages, souvent clownesques,

69

minables, vagabonds ou clochards sont

des anti-héros qui se ressemblent et

qui sont des types extrêmes et non-

conformistes. Donc, l’anti-théâtre nous

présente les sujets ordinaires et les

personnages médiocres.

Le registre qui mêle le comique au

sens tragique de la vie, le grotesque

au sérieux, vise à ridiculiser les

valeurs les mieux établies, les

hiérarchies, les cultures établies, les

corps constitués et le progrès: le

temps s’arrête souvent ou progresse

vers le néant. Aucun progrès ne semble

possible. Les auteurs du théâtre de

l’absurde cherchent à ébranler notre

confiance et éveiller notre méfiance à

l’égard de l’oeuvre fictivement

composée par l’imagination de l’auteur

70

dramatique. Ils s’efforcent de former

le scepticisme parmi leurs spectateurs

ou lecteurs.

L’anti-théâtre ou le théâtre de

l’absurde veut remettre en

problématique et en dérision les formes

et les règles conventionnelles du

théâtre traditionnel et de faire table

rase du passé. Donc l'anti- théâtre

c'est un théâtre d'opposition. On peut

énumérer les traits géneraux comme ce

qui suit ;

- le refus de l'intrigue

habituelle : chacun est libre

d'imaginer la fin de

l'histoire à son gré et à sa

fantasie ;

71

- le refus de raconter une

histoire compréhensible et bien

ménagée;

- le refus de la prévisibilité

de ce qui peut se passer

d'après les données de la

situation initiale ou de titre

de la pièce;

- le refus de la psychologie

traditionnelle des

personnages ;

- le refus de la chronologie: le

temps du calendrier ou des

horloges n'existe pas, mais le

temps est purement mental;

- le refus d'un décor

convenablement arrangé où

l'action se passera;

72

- le refus de tout engagement, de

toute leçon à être issue de la

pièce;

- le refus aussi du texte

littéraire : ce qu'il faut

montrer c'est le vide, c'est le

rien. Les didascalies sont

souvent plus importantes que le

texte littéraire48.

En bref, le but de l'anti-théâtre est

de tourner en dérision ou en ridicule

le théâtre classique et ses éléments

constitutifs qui exposent le mensonge

et l'hypocrisie auxquels s'opposent les

dramaturges du théâtre de l’absurde

tels qu’ Eugène Ionesco, Samuel Beckett

48 V. Http://perso.worldonline.fr/jiheraim-ciberland/topaze.73

et Arthur Adamov. Ces nouveaux

dramaturges obsédés d’interroger et de

rejeter le passé du théâtre classique

ont cherché à montrer de nouvelles

formes théâtrales en mettant en

question et en dérision les conventions

traditionnelles du théâtre classique.

C’est par ces dramaturges que nous

entrons dans l’ère du supçon et de

l’interrogation.

CHAPITRE II

74

LA CONCEPTION ANTIROMANESQUE ET

ANTITHEATRALE DE SAMUEL BECKETT

“L'art du roman vise à créer chez le lecteurdes états sentimentaux qui le font toucher àla poésie. C'est même là ce qu'on appelle leromanesque”49.

Jean Hytier

II.1- La carrière littéraire de

Samuel Beckett

D'après Maurice Nadeau, Samuel

Beckett est considéré comme “l'un des

écrivains français qui comptent le

plus, pour beaucoup le plus grand ”50

49 Jean Hytier, André Gide, Paris, Ed. Edmonde Chariot, 1946, p. 143.50 Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de la

Littérature contemporaine, Ed. Berger-Levrault, Paris

1975, p. 309.75

malgré les résistances que suscite son

oeuvre.

Samuel Beckett fit ses premières

études dans une école protestante

Earlsford House dirigée par un

Français, M. Lapelon; c'est là peut-

être qu'il prit, très jeune, cet

intérêt à la langue française qui

devait marquer toute sa vie51. Elevé

dans un atmosphère puritaine, il prit

une discipline stricte à la manière

anglaise qui suscita peut-être qu'il

fut un homme révolté contre les

traditions. Sa mission à Paris devint

un point tournant important dans sa

vie.

Quand Beckett fut envoyé comme

lecteur d'anglais à l'Ecole Normale

51 V. Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, p. 7.76

Supérieure où il fut resté deux ans,

ce séjour lui permit non seulement de

perfectionner sa connaissance déjà

remarquable de la langue et de la

littérature françaises, mais aussi de

se familiariser avec le milieu libéral

de l'Ecole Normale Supérieure. Ce

milieu libéral était différent du

conformisme et de la contrainte de son

pays natal. C'est à ce moment qu'il fit

la connaissance de James Joyce dont il

devint le disciple et l'ami52. Comme on

le sait, James Joyce est considéré

comme l'un des précurseurs du Nouveau

Roman. Il a également exercé une grande

influence sur Samuel Beckett.

Pendant son séjour à L'Ecole Normale,

il se fait une réputation de poète par

un long poème Whoroscope mi-sérieux, mi-52 V. Pierre Melese, Ibid., p. 8.

77

plaisant où Descartes médite sur le

temps.

De retour en 1931 à Dublin, Beckett,

après un bref séjour de deux termes

comme professeur de français au

Campbell Collège à Belfast, fut nommé

assistant du professeur Dudmore Brown

au Trinity Collège. Pendant qu'il était

académicien dans ce collège, il eut

publié un remarquable essaie sur

Proust. C'est ainsi que Beckett fut

destiné à une carrière universitaire et

littéraire. Mais, incapable de

supporter la routine quotidienne et les

obligations sociales et désireux

d'échapper au climat de contrainte qui

pèse sur la vie irlandaise -théocratie,

censure morale et littéraire- il

démissionna au bout d'un an.

78

De retour à Paris en 1937, il décida

de s'y installer définitivement. C'est

à ce moment qu'il lui arriva une

aventure tragique qui l'eut bien

influencé sous l'angle de sa vision

philosophique: il fut un soir poignardé

par un clochard; sorti quelque temps

après de l'hôpital, il alla voir son

agresseur en prison et lui demanda

pourquoi il l'avait attaqué.

L’agresseur répondit: “je ne sais pas”.

Dans cette réponse, Beckett vit peut-

être le type même de l'action absurde,

maîtresse de la condition humaine53.

Cet agresseur ressemble à Mersault

dans l'Etranger de Camus, qui a poignardé

un arabe par l'acte gratuit et à

Lafcadio des Caves du Vatican qui a jeté un

certain Fleurissoire par la portière du53 V. Pierre Melese, Ibid., p. 9.

79

train par le même acte gratuit. Dans

son En attendant Godot, Samuel Beckett qui

puise l'action absurde dans cet acte

gratuit met en question l'essence de

l'existence humaine par l'application

de la nouvelle méthode de théâtre de

l’absurde.

Certains critiques voient chez

Beckett la philosophie de l'absurdité.

Mais sa vision d'absurde est bien

différente que celle de Camus et de

Sartre. La réputation de Samuel Beckett

le plus commenté parmi les auteurs du

théâtre de l’absurde est fondée sur un

malentendu. Le théâtre de l'absurde se

fonde sur la vision pessimiste de la

condition humaine soutenue par la

philosophie existentialiste alors que

le théâtre de Beckett rejette les

80

attitudes et les positions de

l’existentialisme comme l’engagement

politique de Sartre ou l’humanisme de

Camus.

L'expression “théâtre de l'absurde”,

souvent contestée pour cette raison,

fait désormais partie de l'histoire

littéraire. Elle a été inventée pour la

première fois par le critique Martin

Esslin en 1962 pour caractériser la

formation de jeunes auteurs de la même

génération : Samuel Beckett, Eugène

Ionesco et Arthur Adamov dans les

années 50. D’autres auteurs sont à

rapprocher de ce trio tout en

développant une esthétique

personnelle : Boris Vian (farces

satiriques), Jean Genette (miite pour

un théâtre rituel, cruel et source de

81

scandale), Fernando Arrabal (fasciné

par la perversion cruelle, il remet en

cause la dictature espagnole avec

violence), Roland Dubillard (théâtre du

malentendu, de la communication

confuse)54.

Beckett dépasse les limites de ce

genre qu'illustre parfaitement Ionesco.

Son oeuvre étant très mince par son

volume ne repose nullement sur une

thèse philosophique. La densité

tragique qui se dégage des clowneries

est une sorte d'appréhension concrète

du néant, de la dissolution du moi55.

Quand on prête l’oreille aux

appréciations de Gaëton Picon au sujet

54 V.Martine David, Le Theâtre, Ed Belin, pp. 55-56.55 V.Charles-Henri Favrod, EDMA, Théâtre, C-H.Favrod, 1976, Paris, p. 66.82

de la philosophie de nihillisme de

Beckett, on peut voir la même chose :

“Sa singularité et sa grandeur

résident en ceci qu'il parvient à

nourrir une création dont la

spontanéité et l'abondance s'insèrent

dans ce qui reste d'essentiel à la

forme dramatique, de l'incitation au

silence et de l'usure de la fiction;

il ne se passe rien, et pourtant une

tension existe, s'exaspère, et même

une sorte d'espoir plane parfois ; si

Godot arrivait, si la mort reculait,

si les beaux jours revenaient, tout

serait changé - et cette attente

vaine nourrit la durée du récit et de

faction scénique, parvient à nous

tenir en halein jusqu'au bout”56.

56 Gaeton Picon, Histoire des Littératures III, Paris,Gallimard,

83

Les récits de Beckett (Molloy, Malone

Meurt, l'Innommable) constituent un

monologue intérieur par lequel une

conscience condamnée à parler toujours

en vaine est rassasiée, parce qu'elle

ne parvient pas à trouver le dernier

mot. Ce dernier mot que la conscience

humaine recherche est devenue la

disparition de tout objet: le néant qui

se manifeste dans le théâtre de

l'absurde de Beckett. Gaeton Picon

parle du théâtre de Beckett :

“Le théâtre qui a gagné un plus large

public, a donné paradoxalement une

animation et une incarnation efficace

à cette parole impersonnelle, sans

sujet, ni lieu, et si proche du

silence (...). Le langage chez

Beckett est nu, pauvre, sans image et 1978, p. 1365.84

-malgré l'influence de Joyce- sans

jeu, sans luxe verbale”57.

Ennemi de toute publicité, Beckett

mène une vie très solitaire avec sa

femme française. Timide, se défiant de

lui-même, il se révolte contre toute

interrogation. Il est très rare que les

interviews soient faits avec lui. Quand

on lui attribue le Prix de Nobel, il a

été invité à le prendre au Suède. Mais,

volant à la direction inverse, il a

sauté les journalistes qui

l'attendaient. Ce comportement de

Beckett était bien conforme à sa

nature.

Il est impossible de s'imaginer que

Beckett donnerait un discours sur son

oeuvre devant les auditeurs qui le

57 Gaeton Picon, Ibid., p. 1366.85

savent : que dirait-il Beckett qui a

choisi la solitude toute sa vie?

Qu'est-ce qu'il dirait sur son oeuvre

en continuant d'interroger la vie et la

condition humaine, de plus alors qu'il

ne sait pas les réponses à ses

interrogations? Pourquoi écouterait-il

les éloges alors que son oeuvre est

encore en train de se former et que sa

mission n'est pas encore achevée. Cet

homme naturel s'identifiait par une

telle attitude à son oeuvre basée sur

le rien58.

II.2- L’anti-roman beckettien

58 V. Hasan Anamur, Beckett'le Godot'yu Beklemek inSamuel Beckett, Godot'yu Beklerken traduit en turcpar Hasan Anamur, Istanbul, Editions de Can, 1994,p. 5.86

Pour comprendre En attendant Godot il

faut jeter un bref coup d'oeil à ses

oeuvres antérieures de Beckett.

Murphy, d'abord écrit en anglais

(1938), a été traduit en français par

lui-même en 1947. C'est le roman de la

dérision humaine. Le personnage Murphy

est un héros dont la plus grande joie

est de rester assis, nu et de goûter de

se trouver dans Hyde Park. Il n'exerce

aucun métier. Il a pour maitresse une

prostituée, Celia. Il finit par être

engagé comme infirmier à la M.M.M.M.

(Maison Madeleine de La Miséricorde

Mentale) qui est une sorte d'asile de

fous. Un jour, il se suicide et son

dernier désir est qu'après

incinération, les cendres de son corps

soient jetés dans les privés d'un

87

théâtre de Dublin et que la chasse

d'eau soit triée sur eux, de péférence

pendant le spectacle, le tout à

exécuter sans cérémonie, ni montre de

chagrin. En fait, son voeu ne sera pas

accompli, car les cendres répandues sur

le sol d'un café, seront finalement

balayées avec la sciure, la bière, les

mégots, la casse, les allumettes, les

crachats, les vomissures.

Ce personnage pitoyable qualifie ce

monde de fiasco. S'il refuse de

participer à ses semblables

conformistes, c'est qu'il mène une vie

anticonformiste. Murphy est entourée

d'une série de grotesques: Kelly, le

grand-père paralysé qui joue au cerf-

volant; Mlle Carridge, la logeuse qui

sent si mauvais; le directeur de la

88

M.M.M.M., le docteur Angus

Killiecranckie; le poète Ticklepenny

tendrement uni à Bim, l'infirmier-chef.

Tous ces personnages grotesques décrits

avec dérision illustrent le rien et le

néant. Ils sont l’antithèse des héros

traditionnels.

Grâce à l'extériorité grotesque et

étrange que Murphy établit entre le

lecteur et les personnages

grotesquement exposés, Beckett vise à

échapper à la double absorption du

romancier en son personnage, du lecteur

dans le héros qui menace tout

romancier. C'est ainsi que le lecteur

ne pourrait pas s'identifier avec eux

parce qu'ils sont marionnettes qui ne

sont pas digne d’être imités. “Un

lecteur habitué aux solides jalons

89

réalistes et aux fortes peintures

saturées, d'attendus du roman post-

balzaicen, peut se sentir désarçonné,

voire mistifié ”59.

Le lecteur du roman traditionnel

considérait comme réel la fiction

construite par le romancier

traditionnel dans son imagination. Il

prenait conscience de son

identification avec le narrateur qui le

menait dans le monde fictif du roman.

Il possédait une vision romanesque que

lui fournissait le romancier

traditionnel. Selon Claude-Alain

Chevalier, le romanesque est de voir

59 Pierre Chartier, Les Faux–Monnayeurs d’André Gide,Paris, Ed. Gallimard, 1991, p. 11.90

“la réalité à travers le prisme

déformant des romans”60.

Beckett ne vise pas à constituer des

états sentimentaux sur ses lecteurs en

créant des personnages romanesques.

C’est pourquoi, il s’efforce de créer

des caractères antiromanesques que son

lecteur ne pourrait pas considérer

comme personnes en os et en chair dans

la vie réelle. Jean Hytier définit le

romanesque contre lequel se dresse

Beckett: “l'art du roman vise à créer

chez le lecteur des états sentimentaux

qui le font toucher à la poésie. C'est

même là ce qu'on appelle le

romanesque ”61. Samuel Beckett cherche à60 Claude-Alain Chevalier, La Porte étroite d'André

Gide, Poitiers, Ed. Nathan, 1993, p. 115.61 Jean Hytier, André Gide, Paris, Ed. EdmondeChariot, 1946, p. 143.

91

se moquer avec ironie du personnage

traditionnel en créant des types

grotesques et etranges et les tournant

en dérision. Son but est d'empêcher que

son lecteur s'identifie à ces

personnages ridiculisés.

Le second roman de Beckett, c'est

Watt publié en anglais en 1953, traduit

en français en 1968. La guerre éclate

en Europe pendant que Beckett visite sa

mère. Beckett préfère quitter sa terre

natale en paix pour combattre l'ennemi

nazi dans la résistance française. En

août 1942, il doit toutefois s'enfuir

en zone libre, parce qu'on le

recherche. Il trouve un travail comme

ouvrier agricole dans une ferme de

Roussillon en Vaucluse.

92

Malgré le travail difficile, Beckett

trouve le temps d'écrire son deuxième

roman, Watt. Ce roman marque une date

dans l'évolution des personnages créés

par le romancier. Le protagoniste du

roman se distingue par son costume

ridicule; physiquement il porte le

chapeau “melon” et les deux sacs

propres aux héros beckettiens;

socialement il est un vagabond entré au

service d'un certain M. Knott;

psychologiquement il est un hésitant:

la pensée de quitter la ville lui était

douloureuse mais celle d'y rester était

également douloureuse. Il se dirige

vers la gare en souhaitant manquer son

train. Intellectuellement, il veut à

tout prix prendre le sens des choses.

Dans ce roman il s’agit de la

93

clownerie, du vagabondage et de la

hésitation du personnage principal. Ce

roman vise évidemment à étaler une

contestation générale et une révolte

immanente et intrinsèque contre la vie

conformiste et accomodante.

Son roman Mercier et Camier traduit et

publié en français en 1970, raconte

l'histoire de deux hommes qui n'ont pas

de domicile. Ils représentent les

maladroits, les damnés, les faibles et

les infortunés dans la vie réelle. Leur

aspect misérable est encore accentué

par leur dissemblance physique: l'un

est un petit gros, rougeaud, un homme

aux cheveux rares, aux multiples

mentons, l'autre est un homme maigre et

barbu, qui se tient à peine debout. Il

s’agit du contraste entre ces deux

94

personnages. Ils sont l'apparition

moderne de Don Quichotte et de Sancho

Pança de l'anti-roman Don Quichotte de

Cervantes. Ils sont eux aussi en quête

d'aventure.

Son roman L'Expulsé est l'histoire d'un

homme qui a été chassé de son logis en

cherchant en vain une chambre à

s'abriter, qui a passé la nuit dans une

remise et qui, à l'aube, repart en

déclarant: 

“Je ne sais pas pourquoi j'ai

raconté cette histoire. J'aurais pu

tout aussi bien en raconter une

autre. Peut-être qu'une autre fois

je pourrai en raconter une autre.

Ames vives, vous verrez que cela se

ressemble ”62.

62 Cité in http://naik-feillet.over-blog.com/article-24735218.html

95

Il s'agit de la réfutation de

l'histoire par cette phrase qui fait

une douche froide sur le lecteur.

Il serait utile de marquer qu'il y a

une ressemblance entre l'Explusé de

Beckett et le Prométhée mal enchaîné de

Gide au sujet de l’auto-création et de

l’auto-destruction de l’œuvre. Dans

Prométhée mal enchaîné, Prométhée ayant

causé la mort de Damocles dit au lieu

de pleurer: “A propos, une anecdote...

Mettons que je n'ai rien dit ”63. La

phrase destructive “mettons que je n'ai

rien dit” de Prométhée enlève toute la

sériosité à l'oeuvre, cause le rire et

brise l'émotion du lecteur. Le

protagoniste de l'Expulsé dit qu'il ne

sait pas pourquoi il a raconté son

63 A. Gide, Le Prométhée mal enchaînée, Paris, Ed. Gallimard, 1925, p. 136.96

histoire et il fait allusion à

l'inutilité de raconter son histoire.

S'il a dit cette parole destructive

c'est parce qu'il réfute le roman et

que le roman est dénué de tout sens et

de tout fondement.

La troisième nouvelle c'est la Fin.

Cette nouvelle est la narration d'une

errance qui conduit le héros à

s'installer dans un canot et à y

trouver physiquement et moralement son

confort. Ce confort du protagoniste est

incapable de guérir son mal profond.

Ainsi s’achève la Fin: “Je songeai

faiblement au récit que j'avais failli

faire récit à l'image de ma vie, je

veux dire sans le courage de finir ni

la force de continuer ” 64.

64 Cité par Frédéric Marteau, Itinerrance dans Mercier et

97

Le récit de Beckett, c'est celui de

l'impuissance. Dans la plupart des

oeuvres de Beckett, il s'agit de

l'expression du récit de l'échec. Chez

Beckett on voit un protagonist qui

s'efforce de narrer sa propre histoire

et qui vit une aventure tragique de sa

vie. Au XXe siècle, chez certains

écrivains on voit la description de

cette impuissance d'écrire une oeuvre

bien établie et ménagée selon les

conventions traditionnelles. C'est

ainsi que le lecteur contemporain ne

doit plus attendre de l'écrivain

contemporain un livre qui expose une

histoire émouvante, passionnante et

attachante que tissent de nombreux

personnages.

Camier de Samuel Beckett in http://pagesperso-orange.98

Dans le roman contemporain, “on ne

suit plus l'évolution d'un héros

romanesque ou d'un groupe social”65 en

qui se résument les caractères d'une

classe sociale, d'une profession et

d'une forte passion. Tous les éléments

du récit sont mobilisés pour éclairer

leur situation individuelle et sociale.

Chez Beckett on ne voit plus

l'histoire attachante et passionnante

qui coupe l'haleine, l'évolution

graduelle des personnages romanesques,

l'omniscience, l'omnipotence,

l’omniprésence du narrateur en tant

qu’Auteur-Dieu et la structure

traditionnelle de l'intrigue.

Beckett expose le rien fondamental

dans son Molloy et son Malone meurt.

Son oeuvre Molloy présente deux parties65 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 7.

99

bien distinctes, centrées sur deux

personnages différents Molloy et

Moran. Molloy recherche sa mère, mais

quand il est arrivé dans sa chambre,

elle est morte; et Moran qui a reçu

l'ordre mystérieux de retrouver Molloy,

son père sans doute, parcourt en vain

son pays et revient à domicile sans

avoir pu mettre la main sur lui.

Les personnages Molloy et Moran ont

de nombreuses ressemblances: l'un et

l'autre sont des vagabonds à demi

infirmes qui traversent des lieux à peu

près similaires et rencontrent, chemin

faisant, des personnages de même

nature. On peut les regarder comme deux

symboles presque similaires d'une

misère commune de l'être humain. C'est

la misère de la condition humaine.

100

C'est dans cette misère humaine que

semble résider le sens de l'oeuvre de

Beckett.

Malone meurt (1952) est l'histoire

d'un homme qui attend de mourir. La

mort sera le soulagement pour lui mais

qu'est-ce qu'il fera pendant quelques

mois ou semaines qui lui restent? Il

décrira sa situation présente,

imaginera des histoires et fera

l'inventaire de ses possessions. Il vit

impuissamment dans sa chambre, ne

sachant plus son âge. Il vit couché sur

un lit d'où il remue ses affaires

entassées dans un coin pêle-mêle. Les

histoires qu'il raconte concernent des

personnages hautement ridicules: Louis

le tueur de cochons, Macman, l'aliéné.

Quant à ses possessions dont il a fait

101

l'inventaire, elles ne lui satisfont

guère. Dans cette oeuvre, l'existence

est réduite au nihillisme fondamentale:

naître, c'est mourir. Le bonheur et le

malheur sont impossibles à distinguer.

Avec l'Innommable (1953) la conception

antiromanesque de Samuel Beckett est

arrivée à son point culminant. Selon

Maurice Bruézière, l'art de Beckett

paraît être arrivé à ses limites. Le

narrateur, plus privé encore que ne

l'étaient “Les Murphy, Molloy et autres Malone”

est un homme-pot: piqué à la manière

d'une gerbe, dans une jarre profonde,

dont les bords arrivent jusqu'à la

bouche, au bord d'une rue peu passante

aux repos enfin”66. Les autres

personnages veulent lui donner un nom,

mais il s'appellera par de différents66 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.102

noms au cours du roman, tantôt Mahood

(fabricant de capuchon en anglais

ancient), tantôt Worm (le ver en

anglais). C’est pour le changement du

nom du héros que Robbe-Grillet dira

dans Pour un Nouveau Roman: “ ...Beckett

change le nom et la forme de son héros

dans le cours d'un même récit”67.

Dans le roman contemporain, le nom

patronymique du héros s’anéantit et

s’appauvrit au fur et à mesure qu’il

soit dégagé de toute appartenance

sociale et évacué de tout contenu

psychologique. Le héros de l'Innommable

dit: “II n'y a pas de nom pour moi, pas

de prénom pour moi”68. Vivre pour lui,

c'est seulement parler sans cesse pour

67 Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman,Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 33.68 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.

103

passer le temps. Il dit: “Je ne me

tairai jamais. Jamais”69.

Dans l'Innommable, il s'agit de la

contestation du langage. Le langage est

composé de mots. Ces mots sont les mots

inventés par les autres hommes alors

ils sont falsifiés et préproduits.

C'est ainsi que la méfiance du héros

envers les mots se métamorphose en

contestation du langage. Le héros est

sceptique envers le langage. A ce

sujet, Maurice Nadeau dit: “La

contestation du langage s'accompagne

d'une contestation de l'oeuvre.

Condamnés à parler, les héros de

Beckett s'occupent à nier ce qu'ils

viennent d'affirmer, à dire en même

temps oui ou non. S'il faut parler, du

69 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.104

moins que ce soit pour ne rien dire”70.

Beckett exige que toute son oeuvre soit

rongée de l’intérieur et porte en elle sa

propre réfutation afin d’empêcher que

l’illusion romanesque fascine l’esprit

du lecteur et qu’il considère le fictif

comme réel. L’oeuvre beckettienne est

rongée de l’intérieur se détruisant au

fur et à mesure qu’elle progresse.

Au XXe siècle les problèmes du

langage se placent à l'ordre dans la

littérature. La linguistique joue un

rôle important dans toutes les branches

de la science parce qu’elle est

“l'étude de la nature et du

fonctionnement du langage appréhendé à

travers la diversité et l'évolution

70 Maurice Nadeau, Cahiers, Renaud-Barrault,Octobre 1963 cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966,160.

105

des langues dans toutes leurs

modalités ”71. Il s’agit d’une relation

étroite entre la linguistique et la

littérature. Bien que la littérature

ne soit pas spécialement l’objet de la

linguistique, elle est l’oeuvre du

langage. Cet instrument de

communication devient le sujet de

recherche de la littérature.

L'augmentation des études

linguistiques conduit l'écrivain à une

méfiance envers le mot et sa

signification72. Le langage n'est plus

l'instrument de narration, mais il

71 http://www.cnrs.fr/72 V. MD. Boros Azzi, La Problématique de l'écriture dans les Faux-Monnayeurs d'André Gide, Paris, Ed. Lettres Modernes, 1990, p. 5. Et V. Cemil Goker, Fransa'da Edebiyat Akımları (Les Courants littéraires en France), Ankara, Ed., DTCF, 1982, p. 120.106

devient le sujet lui-même73. Sous cette

atmosphère, Samuel Beckett comme

beaucoup d’auteurs contemporains

s’occupe des problèmes du langage et

de la parole. Selon Nadeau “il ne

restait plus, après cela, à l'auteur

qu'une alternative: se taire ou se

répéter. D'En attendant Godot à la Dernière

Bande à Oh les Beaux jours, Beckett suit un

mouvement parallèlle. A la fin, il n' y

a plus sur scène qu'un personnage qui

parle. La réalité ultime demeure le

mot, mais un mot qui ne veut rien dire

et qui fait pouffer de rire par son

inanité ”74.

Dans Comment c'est il s’agit d’un

narrateur qui raconte au lecteur

73 R.Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 207.74 R.M. Albérés, Bilan Littéraire du XX™ Siècle, Paris,Ed. Nizet, 1970, p. 120.

107

l'histoire de sa vie divisée en trois

parties qui sont intimement liées à sa

rencontre avec un de ses semblables,

qu'il appelle Pim : “comment c'était

avant Pim”, “comment c'était avec Pim”

et “comment c'est après Pim”. C'est

d'abord une reptation solitaire dans

la boue et le noir. Le narrateur

traîne avec lui un sac dans lequel il

transporte ses vivres. En avançant à

tâtons dans la boue, il découvre ce

Pim, avec qui il passe une longue

période. Dans ce temps, il entreprend

de communiquer avec lui, il le torture

pour le faire parler. Puis se

retrouvant à nouveau seul, à ramper

dans la boue, il s'interroge sur son

existence, sa vie, Pim, les autres,

etc. Dans cette troisième période

108

d'immobilité solitaire, il entend et

il répète, c'est le texte que nous

lisons une voix dans un style

fragmenté. Comment c'est constitue le

chef d'œuvre de Beckett dans le

domaine du roman75.

Dans Comment c'est (1961) celui qui

parle c'est une larve humaine. Tout le

livre raconte la lamentation d'une

larve qui vit à croupetons sous le

soleil ou sous la pluie, sans rien

comprendre son existence. Le voyage

difficile de la larve symbolise le

voyage et l'aventure humaine depuis sa

naissance jusqu’à sa mort sur la terre.

La transformation de l’être humain en

une larve signifie le néant humain.

75 V.http://fr.wikipedia.org/wiki/Comment c’est.109

Dans le roman de Beckett, on ne

voit plus l’évolution psychologique

d’un personnage romanesque représantant

une réalité sociale et une action bien

dessinée autour de laquelle tournent

un certain nombre de personnages dont

les actes et les sentiments sont

décrits en profondeur. Le roman

beckettien est un antiroman qui

conserve l’aspect général et le cadre

du roman classique. Il vise à

contester le roman traditionnel et ses

éléments constitutifs pour mieux

décevoir et déranger le lecteur

habitué aux lois du roman traditionnel

et aux fortes passions des personnages

classiques.

II.3- L’anti-théâtre beckettien

110

De l'anti-roman par lequel il met en

question directement ou indirectement

la condition humaine, Beckett a glissé

à l'anti-théâtre. Son antiroman est

composé de “décor sinistre, personnages

sordides, action inconsistante et

tournant en rond, flux de paroles

heurtées, parfois incohérentes, jeux de

scènes et mimiques empruntés à la farce

ou au cirque ”76. On peut observer tous

ces traits communs dans toutes les

pièces de Beckett. On pourrait

appliquer à toutes les pièces

beckettiennes cette définiton faite par

J. Anouilh pour En attendant Godot: “Un

76 Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de laLittérature

contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault,1975, p. 406.

111

skecth des Pensées de Pascal joué par

les Fratellini ”77.

Trois ans après la première

représentation d'En attendant Godot, le nom

de Samuel Beckett réapparaissait sur

les affiches avec sa nouvelle pièce, Fin

de Partie (1957). Beckett décrit le lieu

où l'action se passera:

“Intérieur sans immeubles. Lumière

grisâtre. Aux murs de droite et de

gauche, vers le fond, deux petites

fenêtres hauts perchés, rideaux

farinés. Porte à l'avant-scène à

droite. Accroché au mur, près de la

porte, un tableau retourné ”78.

Dans ce huis clos, il y a deux

personnages Homm, un infirme assis dans

un fauteuil et Clov, son serviteur77 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 406.78 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 50.112

qu'il commande au sifflet; et deux

personnages Nogg et Nell, les parents

de Homm, qui apparaissent de temps en

temps d'une poubelle. Il s’agit d’une

relation étrange et sado-masochiste

entre le maitre Homm et son valet et

son fils adoptif Clov comme la

dépendance sado-masochiste du couple

Pozzo et Lucky dans En attendant Godot.

Clov affirme vouloir le quitter ou le

tuer, mais il n'a le courage de faire

aucune de ces deux choses pendant

toute la pièce.

La philosophie de ces personnages

misérables reflète le trait commun des

héros beckettiens. “En attendant Godot

était basée sur l'attente d'une

arrivée; Fin de partie repose sur l'attente

d'un départ(...)”79. Homm attend la mort79 Pierre Melese, Ibid., p. 58.

113

mais il ne peut pas mourir; Clov

s'efforce de partir mais il ne peut pas

partir. Fin de Partie est une pièce

immobile, ou encore une pièce qui

tourne autour du même axe. Dans cette

pièce théâtrale il s’agit d’une

stagnation de l’action. Mais cette

stagnation n'est pas immobile;

l’action en stagnation est circulaire

comme celle des clowns sur la bande de

la piste. Elle tourne autour d’elle-

même comme une toupie.

La dernière Bande est un monodrame à un

acte court qui ne nécessite aucun

effort spécial de comprendre de la part

du spectateur. Comme on le sait,

Beckett présente avec une précision, la

mise en scène, l'allure et le costume

de l'unique personnage Krapp dont le

114

nom signifie vulgairement l'idée de

saleté et d'ordure. Le vieux Krapp,

écrivain raté et clochard, soliloque

en réécoutant une vieille bande

magnétique, sorte de journal où il

témoignait du bonheur de son amour et

de sa rupture désolante. Confronté

trente ou quarante ans plus tard au

vide, il semble ne donner sens à sa

vie qu'en se souvenant, avec nostalgie

et dérision, dans un “monologue

sentimental” des “beaux jours de

bonheur indicible”.

Dans cette oeuvre un seul acteur

manifesté en deux voix joue un drame

non structuré, mais latent et sensible

dans le contraste entre l'auditeur

décrépit et la voix de celui qu'il fut,

trente ans auparavant. Le drame, c'est

115

aussi “l'impuissance de la mémoire en

face de la force de désintégration du

temps ”80.

Oh! Les Beaux jours est le soliloque

d'une femme de cinquante ans, Winnie,

d'abord enfoncée dans la terre jusqu'à

la taille, puis jusqu'au cou, la tête

protégée du soleil par une ombrelle.

Son mari sort de temps en temps hors du

trou où il se domicilie pour lui

répondre quelques mots. Malgré sa

situation triste et son passé heureux

qui lui revient à la mémoire, Winnie

renonce à distinguer ce qu'elle fut de

ce qu'elle est et se contente de goûter

le moment qui passe: “Oh! Le beau jour

encore que ça aura été ”81. Selon

80 Ross Chambers, Cahiers Renaud-Barrault, no44, Octobre 1963. Cité par Pierre Melese,Ibid., p. 69.

81 Maurice Bruézière, Ibid., p. 407.116

Ludovic Janvier, “De tous les

personnages beckettiens, Winnie est

peut-être le premier à sortir vraiment

du cercle infernal ”82.

Robbe-Grillet résume sommairement

l’anti-théâtre beckettien:

“Chez Beckett lui-même, il ne manque

pas d'événements, mais qui sont sans

cesse en train de se contester, de se

mettre en doute, de se détruire, si

bien que la même phrase peut contenir

une contestation et sa négation

immédiate. En somme, ce n'est pas

l'anecdote qui fait défaut, c'est

seulement son caractère de certitude,

sa tranquilité, son innocence ”83.

Samuel Beckett a connu un succès

retentissant par sa pièce très connue82 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 407.83 Robbe-Grillet, Ibid., p. 38.

117

En attendant Godot (1953) où il a fortement

pratiqué sa conception du théâtre de

l'absurde appliquée.

CHAPITRE III

LA CONCEPTION ANTITHEATRALE DANS EN

ATTENDANT GODOT

“En attendant Godot est un sketch des Pensées dePascal joué par les Fratellini. ”84

Jean Anouilh

En attendant Godot étant un bon exemple

d’anti-théâtre est la manifestation de

l'envers théâtral. Elle tourne en

dérision et en ridicule les conventions

84 Jean Anouilh, Arts, 27 février 1953 cité par Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de la Littérature contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault, 1975, p. 406.118

du théâtre classique. Dans le théâtre

traditionnel, une convention implicite

ou un complicité mutuelle s'établit

entre le spectateur et le dramaturge:

celui-ci fera semblant de croire à ce

qu'il raconte, celui-là oubliera que

tout ce qui lui est exposé et présenté

est le fruit de l’imagination et que le

théâtre est l'acte de communication qui

implique tout le temps une

théâtralisation: tout est un jeu. En

attendant Godot qui n'avait à ses débuts

qu'une ambition récréative allait

devenir une oeuvre-clé du théâtre du

vingtième siècle. Elle devient la plus

fameuse des chefs-d’oeuvres du théâtre

de l’absurde qui révolutionnait au XXe

siècle.

119

En attendant Godot est un amalgame

d’absurde, de jeu clownesque et de

drame antithéâtral. Elle est une farce

tragique composée de deux actes. Deux

vagabonds pitoyables et clownesques

Estragon et Vladimir n’ont qu’un but:

attendre Godot. Ils ne savent pas à

quel moment il viendra, ni même s’il

viendra. Est-ce qu’ils attendent au bon

endroit et au bon moment? Pourquoi

l’attendent-ils? Ils ne le savent pas!

La seule chose qu’ils savent, c’est

qu’ils doivent attendre Godot.

Ensemble, ils font le tour de leur vie,

de l’histoire de l’humanité. Ils

s’efforcent de passer le temps en

parlant sans cesse sur la pluie et le

beau temps. Pozzo et Lucky viennent

auprès d’eux pour les reposer et

120

dissiper leur ennuie dans leur attente

interminable et lassante de Godot. Dès

que le maitre dominant Pozzo et son

valet Lucky entrent en scène, les

personnages vagabonds Estragon et

Vladimir prennent espoir que Godot est

venu parce qu’ils prennent Pozzo pour

Godot. Malheureusement, ils ont été

déçus. Ils ne leur apportent aucune

réponse de Godot.

Dans En attendant Godot, il est difficile

de parler d’un texte narratif dans la

mesure où aucune histoire n'est

racontée. C’est une oeuvre théâtrale

qui déconcerte et dérange le public de

spectateurs du théâtre traditionnel:

elle va porter l'étiquette d’anti-théâtre,

synonyme de théâtre de dérision ou théâtre de

l'absurde.

121

III.1-Le Contenu textuel d’En

attendant Godot

Pour comprendre mieux En attendant Godot,

il faut savoir tout d’abord le contenu

textuel de l’oeuvre.

Premier acte: Le rideau se lève sur

une “route à la campagne, avec arbre,

le soir”85, des champs à perte de vue.

Il s’agit d’un espace agorophobique. Un

désert où il y a un seul arbre qui ne

porte pas de feuilles, vient briser la

monotonie. Ici, il s’agit soit d’une

incohérence  soit d’une cohérence

entre le désert et l’arbre. Quand on

dit le désert, un espace sans plantes

vient à l’esprit. Mais il existe un

seul arbre squelettique là-bas. C’est

une incohérence. En revanche, le fait

85 S. Beckett, En attendant Godot, p. 9.122

que l’arbre n’a pas de feuilles se

rapport au désert. C’est une cohérence.

Au pied de cet arbre dépouillé de

feuilles, se trouvent deux clochards:

l’un nommé Estragon qui tente

désespérément de retirer ses chaussures

et l’autre nommé Vladimir qui entre en

ce moment. Ils ont pris l'habitude de

se quitter et de se retrouver tous les

jours, à la même place. Ils ne savent

plus pourquoi ils sont ensemble et

qu’ils passent le temps en conversation

sur la pluie et le beau temps. Le décor

qui est un lieu désert sans couleur

présente un atmosphère lugubre et

mélancolique. “L'homme peut, dans ce

décor désert, se perdre et abandonner

son identité en tant qu'être humain”86. 

Il existe un arbre dépouillé de86 http://solinux.brookes.ac.uk/beckett/ch08boue.html.

123

feuilles au centre de ce lieu. Un

clochard assis agenouillé par terre,

portant un chapeau melon sur sa tête et

faisant des efforts désespérés pour

enlever ses chassures s’appelle

Estragon. En attendant Godot commence par

ces attitudes médiocres d’Estragon :

“Estragon, assis sur une pierre,

essaie d’enlever sa chassure. Il

s’acharne des deux mains, en ahanant.

Il s’arrete, à bout de forces, se

repose en haletant, recommence ”87.

Estragon dit : “Rien à faire ”88.

Cette parole exprime implicitement le

leitmotiv de la conception nihilliste

de Samuel Beckett. A ce moment, l’autre

clochard qui s’appelle Vladimir

habillé comme le premier entre en scène

87 Ibid., p. 9.88 Ibid., p. 9.124

“en s’approchant à petits pas raides,

les jambes écartées”89. L’aspect

misérable et l’apparence vagabonde de

ce couple symbolisent l’infirmité de

l’humanité qui souffre des guerres et

des malheurs universels. En s’adressant

à son compagnon il dit :

“-Je commence à le croire. J’ai

longtemps résisté à cette pensée, en

me disant, Vladimir, sois

raisonnable. Tu n’as pas encore tout

essayé. Et je reprenais le

combat ”90.

Cette ouverture de scene met le

spectateur dans le jeu théâtral. Le

spectateur est conditionné à considérer

ces deux personnages pitoyables dans un

monde absurde “comme les représentants

89 Ibid., p. 9.90 Ibid., p. 9.

125

de l’humanité souffrante, en lutte

contre le mal physique et moral, sans

espoir de soulagement ”91.

Après une nuit de séparation, les

deux clochards Vladimir et Estragon se

mettent en dialogue qui ne cessera plus

sur des questions matérielles : la

chassure, le chapeau, mais surtout la

misère : pourquoi ne sont-ils pas

suicidés ?

La conversation formée de phrases

banales évoque leur angoisse et leur

souffrance. Estragon ne sait par qui il

a été battu:

“Vladimir -Et on ne t’a pas

battu ?

91 Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, 1966, p. 21.126

Estragon -Si... Pas trop” 92. 

Ils projetent de se suicider et après

ils renoncent à ce projet de suicide.

Vladimir dit : “La main dans la main on

se serait jeté en bas de la tour

Eiffel, parmi les premiers. On portait

beau alors. Maintenant il est trop

tard. On ne nous laisserait même pas

monter”93. C’est par des prétextes

simples qu’ils renoncent au suicide.

Après le renoncement au suicide, ils

deviennent normalisés et ils

s’imaginent de faire le voyage à la

Terre sainte.

Estragon dit : “ (...) Je me

rappelle les cartes de la Terre

sainte. En couleur très jolies. La

Mer Morte était bleu pâle. J’avais

92 S. Beckett, Ibid., p. 10.93 Ibid., p. 11.

127

soif rien qu’en la regardant. Je me

disais, c’est là que nous irons

passer notre lune de miel. Nous

nagerons. Nous serons heureux”94. 

Ici, il s’agit des contrastes : la

soif-l’eau salée, la lune de miel-le

milieu angoissant et attristant, nager-

le lac extrémement salé. Se désaltérer

avec de l’eau salée, passer la lune de

miel au bord de la Mer Morte

extrémement salée et y nager, tous ces

désirs des personnages montrent

l’absurdité de leur vie.

Ils causent sur la crucification des

voleurs dont l’un est sauvé de l’enfer

et l’autre est damné et sur

l’incertitude du salut et le rêve

qu’Estragon veut raconter :

94 Ibid., p. 14.128

“Vladimir -Ah oui, j’y suis, cette

histoire de

larrons. Tu

t’en souviens ?

Estragon -Non.

Vladimir -Ça passera le temps.

C’étaient deux

voleurs, crucifiés en même

temps que

le Saveur. On...

Estragon -Le quoi ?

Vladimir -Le saveur. Deux

voleurs. On dit que

l’un fut sauvé et

l’autre ...damné.

Estragon -Sauvé de quoi ?

Vladimir -De l’enfer”95.

95 V. Ibid., pp. 14-15.129

Ces propos sont échangées dans le

seul but de meubler le silence de cet

endroit désolé et isolé. Le personnage

Estragon exprime ce cas angoissant :

“Rien ne se passe, personne ne vient,

personne ne

s’en va, c’est intolérable”96.

La seule chose qui attache ces

personnoges égarés à ce lieu de soir en

soir, de jour en jour, est d’espérer

qu'un certain Godot allait venir un

jour. Ils auraient avec lui un rendez-

vous dans un lieu incertain. Les

personnages ne sont sûrs ni du lieu,

ni du temps, ni de ses intentions. Il

s’agit de l’incertitude de lieu, de

temps et du personnage invisible Godot

qu’attendent toujours les deux

96 Ibid., pp. 57-58.130

personnages vagabonds. Vladimir dit à

Estragon qu’on attend Godot et Estragon

demande si le lieu d’attendre Godot

c’est ici. Estragon hésite en montrant

l’arbre auprès duquel l’on attend

Godot:

“Estragon -Endroit délicieux (...)

Aspects riants

(...) Allons-nous-en.

Vladimir -On ne peut pas.

Estragon -Pourquoi ?

Vladimir -On attend Godot.

Estragon -C’est vrai. (...) Tu es

sûr que c’est ici ?

Vladimir -Quoi ?

Estragon -Qu’il faut attendre”97.

97 V. Ibid., pp. 16-17.131

Après avoir discuté sur l’arbre,

Estragon demande si le temps d’attendre

est ce soir-là. Vladimir hésite en

disant le samedi où Godot a promis de

venir :

“Vladimir -Tu es sûr que c’était

ce soir ?

Estragon -Quoi ?

Vladimir -Qu’il fallait

attendre ? 

Estragon -Il a dit samedi. (...)

Il me semble ”98.

En attendant le mytérieux Godot que

peuvent-ils faire? S’ils ne passent pas

le temps, et qu’ils ne tuent pas le

temps, l'idée du suicide vient à leur

esprit de temps en temps après le

désespoir que Godot ne vient pas:

98 V. Ibid., pp. 17-18.132

“Estragon -Pendons-nous toute

suite. 

Vladimir -A une branche ? je

n’aurais pas

confiance ”99.

Après des prétextes médiocres, ils

renoncent de nouveau à se pendre. La

tentative de se pendre au arbre rompt

la monotonie du paysage. Ils

continuent d’attendre Godot qui allait

venir un jour parce qu’ils considèrent

Godot comme sauveur.

Estragon dit qu’il a faim et Vladimir

lui donne une carotte. Pendant ce

temps-là un cri terrible retentit. Est-

ce Godot qui arrive? Estragon laisse la

carotte qu'il était en train de manger.

Les deux personnages se figent et

99 Ibid., p. 21.133

courent vers la coulisse. C’est le

moment qu’ils attendent avec un grand

désir. Un couple entre en scène. L’un

nommé Lucky au cou serré par une longue

corde porte des bagages sur son dos et

l’autre nommé Pozzo un fouet.

Lucky symbolise un esclave, Pozzo un

maître qui est d'abord pris pour Godot

par Estragon:

“Estragon -C’est lui ?

Vladimir -Qui ?

Estragon -Voyons...

Vladimir -Godot ?

Estragon -Voilà.

Pozzo -Je me présente :Pozzo

Vladimir -Mais non.

Estragon -Il a dit Godot.

Vladimir -Mais non.

134

Estragon -Vous n’êtes pas Godot,

monsieur ?

Pozzo -Je suis Pozzo ! ” 100.

Pozzo se présente comme le

propriétaire des terres. Il décide de

s'arrêter quelques instants pour

manger, fumer une petite pipe et parler

avec ses semblables. Il aime parler. Il

explique ses rapports avec Lucky qu’il

maltraite, et qu'il va vendre parce

qu’il ne sert à rien. Heureusement, il

suffit de lui retirer son chapeau pour

qu'il redevienne une bête, un innocent.

Pozzo maltraite Lucky :

“- Ne parlons plus de ça. Debout !

Chaque fois qu'il tombe il s'endort.

Debout, charogne ! Arrière ! Arrêt !

Tourne ! Mes amis, je suis heureux

100 V. Ibid., p. 29.135

de vous avoir rencontrés. Mais oui,

sincèrement heureux. Plus près !

Arrêt ! Voyez-vous, la route est

longue quand on chemine tout seul

pendant... pendant... six heures,

oui, c'est bien ça, six heures à la

file, sans rencontrer âme qui vive.

Manteau ! Tiens ça. Manteau ! Le

fond de l'air est frais. Fouet !

Voyez-vous, mes amis, je ne peux me

passer longtemps de la société de

mes semblables, même quand ils ne me

ressemblent qu'imparfaitement.

Pliant ! Plus près ! Arrière !

Encore. Arrêt ! C'est pourquoi, avec

votre permission, je m'en vais

rester un moment auprès de  vous,

avant de m'aventurer plus avant.

Panier ! Le grand air ça creuse.

136

Panier ! Plus loin ! Là ! Il pue. A

la bonne nôtre ”101.

Pozzo se met à une tentative de

description poétique du coucher du

soleil et de l'arrivée de la nuit. Pour

remercier ses auditeurs, il fait

exécuter à Lucky quelques ridicules

mouvements de danse. Puis Pozzo ordonne

à Lucky de penser : “ (...) pense,

porc ! (...) Arrête ! (...) Avance !

(...) Pense ! ”102.

C’est sur l’ordre de Pozzo que Lucky

muet au début commence à prononcer un

soliloque totalement incohérent

contenant à peu près trois pages dont

nous nous bornons à citer une partie:

“Etant donné l'existence telle qu'elle

jaillit des récents travaux publics de101 V. Ibid., pp. 31-33.102 Ibid., pp. 58-59.

137

Poinçon et Wattmann, d'un Dieu

personnel quaquaquaqua à barbe blanche

quaqua, hors du temps, de l'étendue,

qui du haut de sa divine apathie, sa

divine athambie, sa divine aphasie

nous aime bien à quelques expression

près; on ne sait pourquoi mais ça

viendra et souffre à l'instar de la

divine Miranda avec ceux qui

sont(...). N'anticipons pas!...des

recherches inachevées mais néanmoins

couronnées par l'acacacacadémie

d'Anthropopopométrie de Berne-en-

Bresse de Testu et Conard; Il est

établi sans autre possibilité d'erreur

que celle afférente aux calculs

humains, qu'à la suite des recherches

inachevées... inachevées de Testu et

Conard. Il est établi, tabli, tabli ce

138

qui suit, qui suit, qui suit, assavoir

mais n'anticipons pas On ne sait

porquoi à la suite des travaux de

Poinçon et Wattmann, il apparait aussi

clairement, si clairement qu'en vue

des labeurs de Fartov et Belcher

inachevés(...)Hélas, la tête, la tête,

la tête la tête en (...) Je reprends !

Hélas je reprends au suivant la tête,

les pierres, Conard, inachevés !...

”103.

Ce soliloque très long et

incompréhensible symbolise le discours

discontinu du personnage beckettien.

Ensuite, les trois autres Vladimir,

Estragon et Pozzo doivent recourir à la

force pour cesser le soliloque de

Lucky. Pozzo dit à Vladimir de prendre

le chapeau de Lucky pour qu’il se103 V. Ibid., pp. 59-62

139

taise. Celui-ci se tait et tombe après

la prise de son chapeau symbolisant

l’aptitude de parler long104. Cela nous

montre qu’il s’agit de l’ironie de

Beckett en ce qui concerne la puissance

de l’apparence extérieure. Ces

proverbes françaises qui ont

l’equivalence dans la langue turque:

l’habit fait le moine et c’est la robe qu’on salue (ye

kürküm ye) expriment parfaitement la

situation. Le chapeau melon de Lucky

symbolise la force et la puissance de

parler chez les personnages

beckettiens.

Le couple du maître et de l'esclave

prend alors congé et ils s'en vont avec

bruit comme ils sont venus avec bruit.

Ils se font des adieux :

104 V. Ibid., p. 62.140

“Pozzo-Je vais vous quitter

Estragon -Et votre savonette ?

Pozzo -J’ai dû la laisser au

château.

Estragon -Alors, adieu.

Pozzo -Adieu. (…)

Vladimir -Merci à vous.

Pozzo -De rien.

Estragon -Mais si.

Pozzo -Mais non

Vladimir -Mais si.

Estragon -Mais non

Pozzo -Je n'arrive pas... à

partir.

Estragon -C'est la vie.

Pozzo -Il me faut de l'élan. En

avant! ”105.

105 Ibid., pp. 65-66.141

Vladimir et Estragon restent seuls de

nouveau. Que vont-ils faire? N’iront-

ils nullepart? Si, Godot a promis de

venir, c’est pourquoi, ils doivent

l'attendre. Ils répètent le même

discours stéréotypé:

“Estragon -Allons-nous-en.

Vladimir -On ne peut pas.

Estragon -Pourquoi ?

Vladimir -On attend Godot ”106.

Résignés à leur sort, ces personnages

vagabonds se mettent à discuter des

événements insignifiants et à parler de

la pluie et du beau temps à bâtons

rompus pour passer le temps. Quelqu’un

qui serait peut-être un espoir vient de

la coulisse. C’est un garçon qui

106 Ibid., p. 67.142

apporte le message de Godot . Un

discours s’engage entre eux. 

“Garçon -Monsieur !

Estragon -Ça recommence

Vladimir -Approche.

Garçon -Monsieur Albert?

Vladimir -C'est moi.

Estragon -Qu'est-ce que tu

veux ?

Vladimir -Avance.

Estragon -Avance, on te dit !

Vladimir -Qu'est-ce que c'est ?

Garçon -C'est monsieur Godot.

Vladimir -Evidemment.  Approche.

Estragon -Approche, on te dit!

Pourquoi tu

viens si tard?

143

Vladimir -Tu as un message de

monsieur

Godot? (…)

Vladimir -C'est la première fois

que tu viens?

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -On dit ça. Eh bien,

continue.

Garçon -Monsieur Godot m'a dit de

vous dire

qu'il ne viendra pas ce

soir mais

sûrement demain ”107.

Après l'affirmation du malheur

d'Estragon et les interrogations de

Vladimir, ces deux personnages

107 Ibid., p. 71.144

désespérés et déçus s’engagent à

discuter:

“Estragon -Comment ça?

Vladimir -Tu n'as pas entendu ce

qu'il a dit ?

Estragon -Non.

Vladimir -Il a dit que Godot

viendra sûrement

demain. Ça ne te

dis rien ?

Estragon -Alors il n'y a qu'à

attendre ici..

Vladimir -Tu es fou ! Il faut

s'abriter. Viens.

Estragon -Dommage qu'on est pas

un bout de

corde.

145

Vladimir -Viens. Il commence à

faire froid.

Estragon -Fais-moi penser

d'apporter une

corde demain.

Vladimir -Oui; Viens.

Estragon -Ça fait combien de

temps que nous

sommes tout le temps

ensemble ?

Vladimir -Je ne sais pas”108.

Dans ce dialogue, Estragon tombe dans

le désespoir du fait que Godot ne

viendra pas alors que Vladimir ne perd

pas l’espoir d’attendre Godot. Estragon

pense à se suicider à cause de cette

déception, mais il invente des108 V. Ibid., pp. 73-74 .146

prétextes absurdes pour ne pas se

suicider. Cette attitude évoque la

philosophie existentialiste d’Albert

Camus : La vie est absurde, toutefois

elle n’est pas digne de se suicider.

“La seule manière de faire taire

l’absurdité de la vie serait le

suicide. Mais ce dernier est exclu car

à sa manière : le suicide résout

l’absurde. Or l’absurde ne doit pas se

résoudre. L’absurde est générateur

d’une énergie. Et ce refus du suicide,

c’est l’exaltation de la vie, la

passion de l’homme absurde”109.

Enfin ces deux personnages Estragon

et Vladimir ne bougent pas et

s'immobilisent comme figés et puis

le rideau tombe.

109 http://fr.wikipedia.org/wiki/Albert Camus147

Deuxième acte: “Lendemain, Même heure.

Même endroit. L'arbre porte quelques feuilles”110

alors que l’arbre n’avait pas de

feuilles dans le premier acte. Il

pousse quelques feuilles en un jour

dans le second acte. Le temps n'est pas

toujours pris au sérieux dans En attendant

Godot. Le temps dans cette pièce ne

correspond pas au temps réel. Le fait

que l'arbre pousse des feuilles en un

jour détruit la notion du temps.

Vladimir entre en chantant cette

ritournelle :

“Un chien vint dans l'office

Et prit une andouillette.

Alors à coups de louche

Le chef le mit en miettes.

Les autres chiens ce voyant

110 Ibid., p. 79.148

Vite vite l'ensevelirent...

(...)

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent...

Au pied d'une croix en bois blanc

Où le passant pouvait lire:

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent...

Il s'arrête.Même jeu.

Les autres chiens ce voyant

Vite vite l'ensevelirent”111.

Estragon s’est faché parce qu’il a

été abandonné. Vladimir affirme la

nécessité d'attendre Godot. Il tente

111 Ibid., p. 80.149

péniblement de rappeler à Estragon

leurs souvenirs qu’ils passaient

ensemble.

“Vladimir -Attends... on s'est

embrassés... on

était contents...

contents... qu'est-ce

qu'on fait maintenant qu'on

est contents... on attend...

voyons... ça vient... on

attend... maintenant qu'on

est contents... on attend...

voyons... ah ! L’arbre ! 

Estragon - L’arbre ?

Vladimir - Tu ne te rappelles

pas ?

Estragon - Je suis fatigué

Vladimir - Regarde-le.

Estragon regarde l’arbre.150

Estragon - Je ne vois rien”112.

Vladimir insiste sur le rappel de

leur journée de la veille. Il s’efforce

de rappeler à Estragon que l’arbre

était tout noir et squelettique hier et

qu’il est couvert de feuilles

aujourd’hui. Mais Estragon ne peut

jamais se rappeler. Il donne

l’impression oublieuse de ne rien se

rappeler. Vladimir continue à rappeler

d’autres êtres.

“Vladimir -Le soleil ? La lune ?

Tu ne te rappelles

pas?

Estragon -Ils devaient être là,

comme d’habitude.

Vladimir -Tu n’as rien remarqué

d’insolite?

112 Ibid., pp. 91-92.151

Estragon -Hélas.

Vladimir -Et Pozzo ? Et Lucky ?

Estragon -Pozzo ? ”113.

Estragon se souvient indécisement des

êtres comme le soleil et la lune qui

sont des corps célestes parce qu’ils

sont toujours invariables et

immuables. En revanche, il ne peut pas

se souvenir des êtres provisoires et

variables comme l’arbre en scène et le

couple Pozzo-Lucky qui sont venus et

s’en sont allés.

Vladimir demande à Estragon où sont

ses chaussures. Celui-ci lui répond

qu’il devait les jeter :

“Vladimir -Quand ?

Estragon -Je ne sais pas.

Vladimir -Pourquoi ?113 Ibid., p. 94.152

Estragon -Je ne me rappelle

pas”114. 

Ces deux personnages clownesques

parlent sans cesse pour tuer le temps

et ne pas penser. Leur seul soulagement

vital est l’acte de parler qui leur

donne le sentiment d’exister et

d’oublier leur misère et leur solitude

dans le monde. L’acte de parler est le

signe de vivre dans le monde. L’acte de

penser est de raisonner sur le passé,

le présent et le futur de l’humanité.

La science de philosophie est celle

de penser. La philosophie vient de

deux termes grecs : Le préfixe

“philein” signifie aimer et le suffixe

“sophia” signifie à la fois le savoir

et la sagesse. On peut dire que le

114 Ibid., p. 94.153

philosophe est celui qui s’efforce de

comprendre la situation humaine dans

le monde. Le monde est dans

l’acception philosophique l’ensemble

de tout ce qui existe, soit l’être

humain et le milieu où il vit115. Bien

qu’elle ait pour but de disseminer la

sagesse et le bonheur à l’humanité,

elle ne peut pas mettre fin aux

guerres, massacres, crimes etc, et

éliminer tous les obstacles qui

meneraient l’être humain au malheur.

C’est pour cette raison que Estragon

et Vladimir ne veulent pas penser et

raisonner sur quelque chose puisque

l’acte de penser ou la philosophie ne

peut pas résoudre les problèmes de

l’humanité. Ils parlent sans cesse

115 V. http://www.daxcafephilo.fr/ThemesTraites/Philosophie154

pour tuer le temps et pour ne pas

penser.

Les dialogues et les soliloques des

personnages rappellent qu’ils ne sont

pas seuls. Vladimir donne un radis à

Estragon qui s’efforce de chausser.

Ils échangent leurs chapeaux. Estragon,

un moment sorti de scène, y revient

dans la panique. Après un instant, les

deux personnages se querellent, puis

ils se réconcilient et font leurs

exercices de gymnastique. Estragon

implore la pitié de Dieu: 

“Estragon -Dieu aie pitié de moi !

Vladimir -Et moi ?

Estragon -De moi! De moi! Pitié!

De moi! ”116.

116 V. Ibid., p.108.155

Soudain, Pozzo et Lucky

réapparaissent et tombent tous les deux

en scène. Lucky portant une corde,

coiffé d’un nouveau chapeau et

surchargé de bagages entraîne son

maître devenu maintenant aveugle qui a

perdu sa puissance: Pozzo hurle au

secours, il est devenu drôle117. Et

puis, cela fait passer le temps. Ils

restent sur le sol et Pozzo appelle le

secours:

“Pozzo -Au secours .

Estragon -C'est Godot?

Vladimir -Nous commencions à

flancher.

Voilà notre fin de soirée

assurée.

Pozzo -A moi!

117 V. Ibid., p.108.156

Estragon -Il appelle à l'aide.

Vladimir -Nous ne sommes plus

seuls, à

attendre la nuit, à

attendre Godot, à

attendre - à attendre.

Toute la soirée

nous avons lutté, livrés à

nos propres

moyens. Maintenant c'est

fini. Nous

sommes déjà demain.

Pozzo -A moi!

Vladimir -Déjà le temps coule

tout autrement.

Le soleil se couchera, la

lune se

157

lévera et nous partirons

d'ici.

Pozzo -Pitié!

Vladimir -Pauvre Pozzo!

Estragon -Je savais que c'était

lui.

Vladimir -Qui?

Estragon -Godot.

Vladimir -Mais ce n'est pas

Godot.

Estragon -Ce n'est pas Godot?

Vladimir -Ce n'est pas Godot.

Estragon -Qui c'est alors?

Vladimir -C'est Pozzo”118.

Vladimir et Estragon discutent qui

est Pozzo comme au premier acte. Comme

Pozzo a perdu son pouvoir, Estragon

118 V. Ibid., p. 109.158

veut profiter de sa faiblesse en lui

donnant des coups de pieds alors que

Vladimir veut le secourir et fait appel

à la dignité. Sur la promesse de

l'argent exigé par Estragon, Vladimir

essaie de soulever Pozzo, mais tombe

lui aussi alors qu’Estragon veut

l'esquiver. Quand il aide Vladimir, il

tombe lui aussi119.

Finalement, Vladimir et Estragon se

relèvent et aident Pozzo à se lever. Il

leur apprend qu'il est aveugle et qu'il

est incapable de répondre à leurs

questions sur le temps comme sur le

lieu .

Quant à Lucky frappé par Estragon à

coups de pied au point de se faire mal,

il est muet mais se relève, reprend les

119 V. Ibid., pp. 110-115.159

bagages et il sort. Vladimir et

Estragon sont à nouveau seuls avec

leurs doutes: Pozzo ment-il? Pozzo est-

il Godot? Tout cela n'est-il pas qu'un

rêve? Mais le même garçon entre et

affirme que Godot ne viendra jamais. Le

dialogue se réalise entre le

garçon apportant le message de Monsieur

Godot et Vladimir:

“Garçon -Monsieur... Monsieur

Albert...

Vladimir -Reprenons. Tu ne me

reconnais pas?

Garçon -Non, monsieur.

Vladimir -C'est toi qui es venu

hier ?

Garçon -Non, monsieur

Vladimir -C'est la première fois

que tu viens ?160

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -C'est de la part de

monsieur Godot ?

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -Il ne viendra pas ce

soir ?

Garçon -Non, monsieur

Vladimir -Mais il viendra demain

?

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -Sûrement ?

Garçon -Oui, monsieur”120.

Garçon apporte le même message et il

décrit Godot en répondant aux questions

de Vladimir. Maintenant, Vladimir et

Estragon sont seuls. Le premier

persiste à vouloir attendre Godot alors

que le dernier propose de se pendre à120 Ibid., p. 129.

161

l'arbre avec sa ceinture. Mais elle se

casse. Ils reviendront demain, avec une

bonne corde, et si, par hasard, Godot

venait, ils seraient sauvés :

“Estragon -Tu dis qu'il faut

revenir demain ?

Vladimir -C'est ça.

Estragon -Didi.

Vladimir -Oui.

Estragon -Je ne veux plus

continuer comme ça.

Vladimir -On dit ça.

Estragon -Si on se quittait ? Ça

irait peut-être

mieux.

Vladimir -On se pendra demain. A

moins que

Godot ne vienne.

Estragon -Et s'il vient ?

162

Vladimir -Nous serons sauvés”121.

Somme toute, ces deux personnages

vagabonds Vladimir et Estragon

échangent toujours des propos sur une

route désertique. Ils attendent un

nommé Godot dont la venue leur

apportera le bonheur et la délivrance

de cette vie infernale. Mais un enfant

messager leur dit que Godot ne viendra

que demain. Ce demain ne finira

jamais. Le jour suivant répète ce qui

s’est passé hier. C’est ainsi que

Godot sera éternellement attendu.

Attendre toujours Godot signifie qu’il

faut continuer à vivre.

Après avoir résumé les deux actes du

texte dramatique, on va exposer les

caractères anti-théâtraux d’En attendant

Godot.121 V. Ibid., p. 133.

163

III.2- Un théâtre absurde

En attendant Godot a un arrière-plan

historique. Elle correspond à la

réaction des existentialistes ayant une

prise de conscience pessimiste de

l'existence et à celle des

surréalistes. Cette pièce porte aussi

la dénomination de théâtre de

l’absurde. Il désigne essentiellement

le théâtre de Beckett, Ionesco,

Arrabal, les premières pièces d’Adamov

et de Genette122.

L’opposition aux formes

traditionelles du théâtre classique se

manifestent dans les écrits théoriques

d’Antonin Artaud, le Théâtre et son double

(1938), et dans le théâtre du122 V.http://www.penseesecrites.net/courants.php.action=voir

& coukey.164

dramaturge allemand Bertolt Brecht.

L’absurdité de la vie est un thème

existentialiste exposé chez Sartre et

Camus. Cependant, ces écrivains

existentialistes utilisaient les

instruments de la dramaturgie

conventionnelle et développaient le

thème dans un ordre rationnel et

traditionel. Sans doute influencé par

Huis clos (1944) de Sartre, le théâtre de

l’absurde ne fut ni un mouvement ni une

école. Tous les dramaturges du théâtre

de l’absurde étaient extrêmement

individualistes et formaient un groupe

hétérogène. Le point commun où ils se

croisent, est de rejeter et de

contester le théâtre traditionnel et

ses normes théâtrales.

165

Héritier d’Alfred Jarry, auteur

d’Ubu Roi, Samuel Beckett, Eugène

Ionesco et Arthur Adamov introduisent

le thème de l’absurde au sein même du

langage, exprimant ainsi la difficulté

à communiquer, à élucider le sens des

mots et l’angoisse de ne pas y

parvenir. Ils montraient des antihéros

aux prises avec leur misère

métaphysique, des êtres errant sans

repères, prisonniers de forces

invisibles dans un univers hostile. Par

des processus de distanciation et de

dépersonnalisation, ces pièces

démontent les structures de la

conscience, de la logique et du

langage123.

Pour les existentialistes,

l'existentence humaine est absurde et123 V. Ibid.166

le bonheur dans ce monde absurde est

une illusion. L'existentialisme est

illustré notamment par deux écrivains

existantialistes dans la littérature

française: Jean-Paul Sartre et Albert

Camus. L'existentialisme de Sartre

repose sur le principe suivant:

“l'existence précède l'essence”. Cela

signifie que “l'homme existe d'abord,

se rencontre, surgit dans le monde et

qu'il se définit après ”124. Quant à

Albert Camus, “allant de la

métaphysique de l'absurde à la morale

de la révolte, sa philosophie constitue

un équilibre entre l'exigence

individuelle du bonheur et le sentiment

124 Maurice Bruézière, Histoire descriptive de lalittérature

contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault,1975, p.358.

167

collectif de la solidarité ”125 qui ont

été bien traités dans La Peste.

La conception de Camus appelée

“l'absurdité du monde ”se manifeste

dans son théâtre de l'absurde. Le souci

métaphysique éprouvé contre l'absurdité

de la condition humaine est le sujet

exposé dans les pièces de théâtre de

Beckett, Adamov, Ionesco et

Genette ”126.

Ces dramaturges du théâtre de

l'absurde diffèrent des écrivains

existentialistes du point de vue de

traiter le sujet de l’absurde. Le

théâtre de l'absurde tente d'expliquer

le non-sens de la condition humaine par

125 V. Ibid., p. 385.126 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Traduit enturc par Güler Siper, Ankara Editions de Dost, 1999, p.25.168

l'abandon des moyens rationalistes et

de la pensée discursive alors que les

dramaturges existentialistes cherchent

à montrer le sentiment de l'absurdité

de la condition humaine par la manière

de raisonnement extrêmement

compréhensible et logique.

Sartre et Camus racontent le nouveau

contenu par la tradition ancienne alors

que Beckett s'efforce de former une

unité entre les suppositions

fondamentales de l'absurdité et sa

forme. Le théâtre de Sartre et celui de

Camus sont l'expression et la

manifestation de leur philosophie

existentialiste. Ils sont plus

artistiquement insuffisants que le

théâtre de l’absurde de Beckett. Camus

expose sa conception de l'absurdité par

169

les personnages traditionnels. Un

Caligula, un Sysyphus sont des

personnages traditionnels.

Ces deux écrivains existentialistes

ont exposé leur nouvelle conception par

la méthode traditionnelle. Leur sujet

est nouveau mais leur méthode est

ancienne. En revanche, Beckett en tant

que dramaturge du théâtre de l'absurde

s'efforce de fonder une unité

corrélative entre le sujet de l'absurde

et sa présentation par la nouvelle

méthode127. C’est la différence entre

les auteurs existentialistes et les

dramaturges du théâtre de l'absurde

malgré qu’ils défendent en apparence

le thème d’absurdité.

127 V. Ibid., pp. 25-26.170

En attendant Godot appartient à un

théâtre philosophique qui montre les

choses au lieu de se contenter de les

dire. Beckett montre la détresse de

l'être humain aux prises avec un monde

absurde. Ses personnages sont les

représentants qui étaient témoins des

catastrophes causés par deux Grandes

Guerres mondiales surtout la Seconde

Guerre mondiale: l’explosion nucléaire

au Japon, les camps de concentration en

Allemagne e.t.c.

De même que Sartre insiste sur la

liberté à laquelle nous ne pouvons

échapper, les personnages de Beckett ne

meurent pas et ne peuvent pas se

suicider bien qu’ils projettent de le

faire, car la mort serait une sortie

trop facile. C’est ainsi que, au lieu

171

de recourir au divertissement comme

faire de la conversation, raconter des

histoires, jouer à être un autre,

c'est-à-dire faire du théâtre dans ce

monde absurde, notre seule dignité

serait de jouer le rôle qui nous est

assumé et d'attendre le dénouement avec

patience dans le théâtre de l’absurde.

Le théâtre de l’absurde correspond à

une nouvelle conception de la mise en

scène qui n'est plus secondaire par

rapport au texte, ni contrainte par

l'imitation du réel. Dans ce théâtre où

l'homme est arbitrairement jeté dans un

monde absurde, Sartre et Camus

dépassent l'angoisse du vide en donnant

un sens à la vie, alors que Beckett se

sent incapable de sortir de cette

172

désintégration de l'homme et de

l'univers.

Avant les existentialistes, Pascal au

XVIIe siècle avait parlé de la misère de

l'homme. L’être humain est plein de

“misère” et incapable de savoir le tout

de rien; il est trompé par son

imagination. Quand même, l'homme est

plein de “grandeur”: il pense, il

espère, et il aime. Selon Pascal, une

vraie religion doit expliquer cette

contradiction chez l'être humain. Les

philosophes et les religions y ont

échoué. Les uns n'ont vu que la

grandeur chez l'homme et en ont fait un

ange; les autres n'ont vu que la

bassesse chez l'homme et en ont fait

une bête. Pour Pascal l'homme n'est ni

un ange, ni une bête: tout ce qui est

173

grand en lui vient de son origine; tout

ce qui est misérable, vient du fait

qu'il avait mangé le fruit défendu128.

Pascal apportait à résoudre ce

problème d'angoisse humaine par la

religion chrétienne selon laquelle

l’être humain est né avec son péché

originel. Mais l’homme est né purement

innocent sans péché. Aucun nouveau-né

ne doit être responsable du péché

originel que, selon la conception

chrétienne, Adam et Eve eurent commis

en mangeant le fruit défendu. Par la

suite, son environ et sa culture

peuvent le corrompre. Cette conception

du péché originel du christianisme

n’est pas logique et

128 V. Pascal, Les Pensées extraits, Notice deRobert Barrault, Paris, Librairie Larousse, 1965, pp. 15-24.174

raisonnable.Naturellement c’est un

dogme religieux.

J. Anouilh faisant le rapprochement

entre les Pensées de Pascal et En attendant

Godot de Beckett fait cette définition

donnée à cette pièce de théâtre

beckettienne: “un sketch des Pensées de

Pascal joué par les Fratellini”129.

Contrairement à l'issue divine de

Pascal, Nietzche disait: “Dieu est

mort ”. Sa philosophie est basée sur

l'opposition à son propre époque. Selon

lui, il y a un développement qui change

sans cesse. Ce qui continue ce

changement, c'est la vie elle-même.

Donc vivre est supérieur à tout. Sa

philisophie s'imprègne de la conception

d'évolution de Darwin selon qui les

129 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 406.175

espèces se développent sans cesse, les

puissants survivent aux dépends des

faibles et ainsi la sélection naturelle

se réalise dans la nature. Nietzsche

qui considérait la morale de son temps

comme celle d'esclavage, s'est révolté

contre toutes les valeurs chrétiennes.

D’après lui, la morale chrétienne

détruit la vie. Du point de vue

existentialiste, cette parole de

Nietzsche est importante: une personne

qui ne veut pas être l'un de la masse

humaine doit la détruire et écouter la

voix de sa conscience. Nietzsche dit:

“toi, sois toi-même, maintenant tu es

un homme et l’image de l’opinion

publique”130.

130 V. Bedia Akarsu, Çağdaş Felsefe (Philosophie contemporaine), Istanbul, Editions deMilli Eğitim, 1979, pp. 46-49.176

Cette réaction philosophique et

littéraire de certains philosophes et

de certains écrivains est liée aux

facteurs historiques de la tragédie

humaine. Pendant les deux Guerres

mondiales, les hommes ont vécu de

grandes douleurs et continuent de les

vivre encore. C’est de cette tragédie

humaine qu’un nouveau courant s’est

formé dans le théâtre comme dans les

autres genres littéraires depuis la fin

du XIXe siècle et le début du XXe

siècle.

Antonin Artaud, poète, acteur, auteur

dramatique et théoricien du théâtre a

laissé des oeuvres étranges et

excitentes: “Le Théâtre et la peste” ou “Le

Théâtre et son double”. Ce manifeste

d'inspiration surréaliste fait une

177

comparaison entre le fléau de peste qui

fait voler en éclats les cadres moraux

et déclenche une frénésie de jouissant,

et la représentation scénique, ruinant

les apparences de respectabilité libère

les forces instinctives refoulées par

les règles de la vie. Antonin Artaud

fait le rapprochement entre le théâtre

et la peste:

“L'action du théâtre comme celle de

la peste est bien-faisant, car en

poussant les hommes à se voir tels

qu'ils sont, elle fait tomber le

masque, elle découvre le mensonge, la

veulerie, la bassesse, la

tartufferie, elle secoue l'inertie

asphysiante de la matière qui gagne

jusqu'aux données les plus claires

des sens; et révélant à des

178

collectivités leur puissance sombre,

leur force cachée, elle les incite à

prendre en face du destin une

attitude héroïque et supérieure

qu'elles n'auraient jamais eu sans

cela”131. Selon lui “Le théâtre doit

être hallucination et délire ”132.

La nouvelle conception de théâtre de

Guillaume Apollinaire se manifeste dans

ses Mamelles de Tirésias (1917): “II est

juste que le dramaturge se serve de

tous les mirages qu'il a à sa

disposition et qu'il ne tienne plus

compte du temps et de l'espace ”133.

Alfred Jarry dit que le théâtre ne sera

ni d'intrigue ni de caractère aussi

131 Antonin Artaud, Le Théâtre et Son double, Paris,Gallimard, 1938.132 Http://perso.wordline.fr/jiheraim-cyberland/godot.htrap.133 Ibid.

179

bien qu'Apollinaire exige que le

dramaturge ne tienne pas compte ni de

temps, ni d'espace dans la pièce

théâtrale.

C'est ainsi que certains écrivains de

théâtre comme Alfred Jarry, Guillaume

Apollinaire, Raymond Roussel, Roger

Vitrac avaient tenté de secouer le

conformisme du théâtre bourgeois et de

bouleverser les formes classiques du

théâtre traditionnel. Le théâtre était

aux mains des “bons faiseurs”

fournisseurs d'un public qui ne se

souciait que de son divertissement.

Malgré quelques noms prestigieux

Lenormand, Giraudoux, Salacrou,

Anouilh, Cocteau et Jean-Paul Sartre,

le théâtre restait pour l’ensemble à la

psychologie démodée et au réalisme

180

conventionel chers au théâtre du

boulevard. C’est ainsi qu’il restait

une place pour un nouveau théâtre qui

est le théâtre de la crauté qu’Antonin

Artaud avait pressenti, annoncé et

tenté134.

Ce nouveau théâtre est devenu une

rupture avec le théâtre classique tant

dans la manière que dans la forme. Il

s’efforce de secouer le spectateur

habitué aux critères du théâtre

traditionnel et aux fortes passions des

personnages classiques bien installés

dans l’action du théâtre classique. Le

nouveau dramaturge met le spectateur en

face de l’absurdité tragique de la

condition humaine. Dans New York Times

134 Voir Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, 1966, p.19.

181

Magazine Edward Albee écrit par rapport

au théâtre de l’absurde:

“Le théâtre de l’absurde est une

absorbtion dans l’art de certains

concepts philosophiques

existentialistes et post-

existentialistes qui concernent

principalement les efforts de l’homme

pour donner un sens à sa situation

dénuée de sens dans un monde qui n’a

aucun sens parce que les structures

morales, religieuses, politiques et

sociales que l’homme a dressées pour

se faire illusion se sont

écroulées”135.

Tous ces exemples préparent

l'arrière-plan de l'écriture d'En

135 Edward Albee dans New York Times Magazine le 25Février 1962 cité par Pierre Melese, Ibid, pp. 19-20.182

attendant Godot. Le monde entier va

l'acclamer et la traduire en plus de

vingt langues. Dans cette pièce anti-

théâtrale il n'est pas possible de

parler d'une histoire bien établie, des

personnages bien décrits et de la

conception spatio-temporelle au sens

classique du théâtre. C'est une oeuvre

déconcertante et surprenante: elle a

reçu l'appelation d’ “anti-théâtre”

synonyme de théâtre de dérision ou théâtre de

l'absurde.

En attendant Godot est une pièce du non-

sens de la vie humaine. Il est facile

de répondre à la question du sens de la

vie. Mais il est difficile de répondre

à la question du non-sens parce que

tout est absurde. L'homme n'a pas de

moyens de répondre pourquoi tout est

183

absurde. Son désespoir vient du fait

qu'il se pose des questions sur le

pourquoi des choses dans l'univers. Le

propre de l'absurdité c'est de ne pas

pouvoir expliquer une chose. L'absurde,

c'est incompréhensible.

Tous les points de répère ont été

donnés à l'ouverture de la scène d'En

attendant Godot. La première parole du

personnage Estragon est: “Rien à

faire”136. C'est ainsi que Beckett a

exposé le leitmotiv de sa conception

nihilliste. Après quelques pages, le

même personnage dit: “ Il n'y a rien à

voir ”137.

Ces deux paroles d'Estragon

détruisent la raison d'être de la

pièce, du moment qu'il n'y a rien à

136 Samuel Beckett, Ibid., p. 9.137 Ibid., p. 12.184

faire et à voir. L'oeuvre porte en

elle-même sa propre réfutation parce

que la vie humaine est absurde. Le

personnage de théâtre se définissait

par ses actes. S'il ne se passe plus

rien, si le personnage ne fait rien et

s’il n'a rien à faire, comment se

définit-il? Les personnages se

contentent d'être seulement là et ils

attendent : c'est cette attente qui

définit l'espace-temps dramatique. Le

fait qu'il n'y a rien à faire et à

voir, “c'est la vie”138. Si c'est ainsi,

“on est dans la merdecluse”139. S'il n'y

a rien à faire et à voir, il faut

attendre. C'est qui? C'est quoi? C'est

attendre Godot.

138 Ibid., p. 65.139 Ibid., p. 104.

185

Les deux personnages clownesques

Estragon et Vladimir font une

discussion inutile pour passer le

temps. Estragon reste indifférent à

cette discusion: “Allons-nous-en” dit-

il. C’est à ce moment que Vladimir

introduit le thème fondamental :

attendre Godot.

“Estragon -Qu’est-ce qu’on fait

maintenant?

Vladimir -Je ne sais pas.

Estragon -Allons-nous en.

Vladimir -On ne peut pas.

Estragon -Pourquoi?

Vladimir -On attend Godot”140.

Mais faut-il attendre Godot? Et

quand? Est-ce bien ici? Le temps et le

lieu sont indécis. Las de discuter,140 Ibid., pp. 67,100, 118, 131.186

Estragon s’est endormi. Vladimir se

sentant seul le réveille. Estragon

imagine une histoire pour passer le

temps. Vladimir le traite mal ; mais

celui-là ne ne se fâche pas contre

celui-ci. Ils s’embrassent. Cependant,

que vont-ils faire ? C’est la même

chose : attendre Godot . Ils sont

toujours dans l’indécision Ils sont

obsédés de nouveau de la tentation du

suicide : “Si on se pendait ?”141. Mais

la branche pourrait casser. Et l’autre

resterait seul. Alors ? Attendre Godot.

La réplique de Vladimir résume le

propos de la pièce de Samuel Beckett.

Sur un plateau de théâtre très

dépouillé, Vladimir et Estragon se

parlent toujours. Ces deux vieillards

clochards attendent un certain Godot et141 Ibid., p. 132.

187

discutent pour passer le temps en

accentuant leur attente de Godot. De

temps en temps, un couple Pozzo et

Lucky traverse l'espace, l'un tenant en

laisse l'autre chargé de lourdes

valises remplies de sable. Un acte plus

tard, la même inaction se reproduit à

peu de différences, sans que le

spectateur sache si l'histoire

progresse ou non. La pièce se développe

par le même cercle vicieux et on

revient toujours au même point au

début. Les mêmes groupes de mots se

répètent à intervalles réguliers à tel

point que nous perdons nos repères.

Il faut que la dramaturgie soit

cyclique pour que les personnages

soient pris dans le cercle vicieux de

la répétition “Dis, tu es bien sûr de

188

m'avoir vu, tu ne vas pas me dire

demain que tu ne m'as jamais vu?”142.

Cette parole lance le système dans un

mouvement perpétuel. Le rideau peut se

relever sur une troisième journée, sur

une quatrième, sur une cinquième, à

l'infini. La répétition lassante

d’attendre Godot nous montre le cercle

vicieux des personnages qui tournent

autour d'eux.

Il y a quelque chose d'absurde dans

l'existence humaine basée sur le rien.

Qu'est-ce que ça siginifie? Attendre

Godot? Attendre Godot, c'est d'espérer

que tout va changer, mais cet espoir

est vain et absurde. En attendant Godot

touche tous ceux qui ont obtenu cette

impression sur le sens de la vie.

Alors, on peut dire qu'En attendant Godot142 Ibid., p. 160.

189

est une pièce qui célèbre l'absurdité

de la vie.

Plusieurs idées caractéristiques de

la philosophie existentialiste se

trouvent dans cette oeuvre de Beckett.

L'action de penser et celle de savoir

dans En attendant Godot deviennent le

cercle vicieux tragique qui tourne au

délire et au ridicule. La pensée

s'exerce sur les problèmes individuels

sans rapport avec le fond des problèmes

et avec des mots mal définis:

“Vladimir -Quand on cherche, on

entend.

Estragon -C'est vrai.

Vladimir -Ça empêche de trouver.

Estragon -Voilà.

Vladimir -Ça empêche de penser.

Estargon -On pense quand même.190

Vladimir -Mais non, c'est

impossible.

Estragon -C'est ça contredisons-

nous.

Vladimir -Impossible.

Estragon -Tu crois?

Vladimir -Nous ne risquons plus

de penser” 143.

Après quelques répliques,

“Vladimir -Ce qui est terrible

c'est d'avoir

pensée” 144.

Vladimir demande à Pozzo de faire

penser Lucky:

“Vladimir-Dites-lui de penser.

Pozzo -Donnez-lui son chapeau.

Vladimir -Son chapeau!143 Ibid., p. 89.144 Ibid., p. 90.

191

Pozzo -II ne peut pas penser sans

son

chapeau”145.

L'action de penser ne peut pas se

réaliser sans le chapeau. Il s'agit de

la pensée tournée en ridicule ou en

dérision. Le chapeau devient un

instrument ridicule de penser. Dès que

Lucky met le chapeau, il se met à

penser à haute voix en donnant un

discours sententieux qui ne consiste

qu'en une phrase de trois pages146.

Aussitôt que Vladimir s'empare du

chapeau de Lucky, celui-ci cesse de

parler et tombe. Vladimir contemple le

chapeau de Lucky et regarde dedans. Il

est curieux d’apprendre le miracle du

chapeau. Pozzo arrache le chapeau de145 Ibid., p. 58.146 V.Ibid., pp. 59-62.192

Lucky des mains de Vladimir, le jette

par terre, saute dessus. Il dit: “comme

ça il ne pensera plus!”147. Le maitre

Pozzo symbolise les oppresseurs

impitoyables de la Terre , qui

possèdent la force et la puissance. Son

laquais Lucky perdant la faculté de

penser, représente les opprimés. Si ces

oppresseurs impitoyables pensent sain

et sauf que les opprimés sont des

hommes comme eux, ils ne pourraient pas

commettre le crime et l’oppression.

Dans En attendant Godot Beckett fait

l’ironie indirecte de ceux ont perdu la

faculté de penser librement et qui ne

peuvent pas se conduire volontairement.

L'action de penser se réalise par le

miracle du chapeau. Selon Pierre Melese

“les quatre personnages portent un147 Ibid., p. 62.

193

chapeau melon, dernier symbole de la

respectabilité britannique, comme

Molloy, si attaché à son chapeau

(...) ”148.

Les distractions de Vladimir et

Estragon visent à empêcher de penser.

Pour eux, il n'y a plus de risque de

penser; ce qui est terrible, c'est de

penser149. Vladimir et Estragon parlent

sans cesse afin de ne pas penser. Ils

exposent cela dans le dialogue le plus

poétique et le plus parfait de la

pièce.

“Estragon -En attendant, essayons

de conserver

sans nous exalter, puisque

nous

148 V. Pierre Melese, Ibid., p. 21.149 V. Beckett, Ibid., pp. 89-90.194

sommes incapables de nous

taire.

Vladimir -C’est vrai, nous

intarissables.

Estragon -C’est pour ne pas

penser.

Vladimir -Nous avons des excuses.

Estragon -C’est pour ne pas

entendre.

Vladimir -Nous avons nos raisons.

Estragon -Toutes les voix

mortes ”150.

Ces deux personnages passent le temps

par la conversation sur la pluie et le

beau temps. Au deuxième acte de la

pièce, l’arbre porte quelques feuilles.

Ils croient que les feuilles de l’arbre

font du bruit en se touchant l’un à150 Beckett, Ibid., pp. 87.

195

l’autre. Une conversation se déroule

entre eux.

“Vladimir -Ça fait un bruit

d'ailes.

Estragon -De feuilles.

Vladimir -De sable.

Estragon -De feuilles.

Vladimir -Elles parlent toutes en

même temps.

Estragon -Chacun à part soi.

Vladimir -Plutôt elles

chuchotent.

Estragon -Elles murmurent.

Vladimir -Elles bruissent.

Estragon -Elles murmurent.

Vladimir -Que disent-elles?

Estragon -Elles parlent de leur

vie.

196

Vladimir -Il ne leur suffit pas

d'avoir vécu.

Estragon -Il faut qu'elles en

parlent.

Vladimir -Il ne leur suffit pas

d'être mortes.

Estragon -Ce n'est pas assez.

Vladimir -Ça fait comme un bruit

de plumes.

Estragon -De feuilles.

Vladimir -De cendres.

Estragon -De feuilles”151.

Ce dialogue entre Vladimir et

Estragon expose la clé de l'oeuvre

beckettienne. Ces voix chuchotantes,

bruissantes et murmurantes évoquent le

mystère de l'existence. Le long silence

suivant ces évocations finit par le cri151 Ibid., p. 87.

197

de Vladimir angoissé: “Dis quelque

chose! ”152. Sur ce désir de Vladimir,

Estragon dit: “Je cherche ”153. De même,

le long silence se déroule.

Vladimir ne veut pas cesser de parler.

“Vladimir -Dis n'importe quoi!

Estragon -Qu'est-ce qu'on fait

maintenant?

Vladimir -On attend Godot ”154.

Le fait que Vladimir et Estragon

parlent sans cesse malgré le silence

quelquefois, empêche de penser ce qui

est terrible. Dans une route à la

campagne où rien ne se passe, personne

ne vient et ne s'en va, ces deux

personnages donnant l'audio en

"dialogue" à la voix de la conscience

152 Ibid., p. 88.153 Ibid., p. 88.154 Ibid., p. 88.198

sont deux êtres survivant dans un monde

absurde. Comme “Attendre Godot” est

considéré comme un espoir, Vladimir et

Estragon parlent sans cesse pour passer

le temps qui court très lentement dans

une monotonie et joue la pièce 155.

Ainsi les personnages de Beckett

tournent en ridicule l’action de

penser, qui est une faculté humaine

distinguant l'homme de l'animal.

Pourquoi Beckett a-t-il tourné la

pensée en ridicule et en dérision?

Parce que la situation de l'homme est

absurde et que celui-ci ne vit pas dans

le présent et qu’il pense sans cesse à

son avenir, il attend quelqu'un ou

quelque chose. L'homme se quitte lui-

155 V. Ayşegül Yüksel, Ibid., p. 25.199

même. Lucky répète: “n'anticipons

pas”156.

La naissance est égale à la mort.

Naître c'est mourir. Les mots qui

signifient la naissance et la mort se

trouvent dans la même phrase : “Elles

accouchent à cheval sur une tombe, le

jour brille un instant, puis c'est la

nuit à nouveau ”157.

Le verbe “accoucher” est relatif à la

naissance; “accoucher à cheval”

signifie une naissance difficile. Dans

une autre phrase, Vladimir dit: “A

cheval sur une tombe et une naissance

difficile”158. Le jour évoque la

naissance et la nuit la mort. Pour

Beckett, la vie est absurde, néanmoins

156 Beckett, Ibid., p. 59.157 Ibid., p. 126.158 Ibid., p. 128.200

il refuse le suicide, il faut donc

attendre la mort naturelle pour se

libérer de cette vie infernale.

Ce dialogue entre Estragon et

Vladimir nous montre leur refus de

suicide.

“Estragon -Viens voir (...) Et si

on se pendait?

Vladimir -Avec quoi?

Estragon -Tu n'as pas un bout de

corde?

Vladimir -Non.

Estragon -Alors on ne peut

pas ”159.

II y a une rupture entre le désir de

suicide et l'acte de suicide. Les

personnages beckettiens vivent le des-

tin inévitable de l'homme déchiré entre159 Ibid., p. 132.

201

la volonté et la raison, entre

l'instinct et la pensée160.

L'existence monotone donne la nausée

et l'angoisse à l’être humain. Elle

conduit à l'indifférence des choses

puisque rien ne se passe, personne ne

vient, personne ne va. “Beckett

influencé par Joyce et par Kafka, son

théâtre de l'absurde et son œuvre

romanesque, centrés sur le néant et

l'angoisse métaphysique, se

caractérisent par le dépouillement et

l'humour noir”161. 

III-3 Un théâtre de dérision

Le procédé de dérision consiste à

tourner en ridicule un sujet grave pour

l'esquiver. Dans En attendant Godot, la160 V. Pierre Melese, Ibid., p. 35.161 http://www.libririum.com/frise20.php202

condition humaine est tournée en

dérision. A ce sujet, Michael Sinclair

expose ses idées :

“Le but de la vie humaine est une

question impossible à répondre. Il

est impossible de trouver une réponse

parce que nous ne savons pas par où

on commence à rechercher ou à qui on

demande. L'existence, pour nous,

semble être quelque chose qui nous

est imposé par une force

inconnue ”162. Le monde semble

extrêmement chaotic. C'est pourquoi,

nous cherchons à lui donner le sens

par les buts fabriqués à distraire

nous-mêmes du fait que notre

situation est désespérément

insondable. “En attendant Godot est une

162 Michael Sinclair, Essay on Waiting for Godot in http://redrival. Com/colbourne/godot.txt.

203

pièce qui capture ce sentiment et

cette vue du monde et qui le

caractérise avec les archétypes

symbolisant l'humanité et son

attitude quand elle fait face à cette

connaissance ”163.

Dans En attendant Godot, les personnages

vagabonds et ridicules Estragon et

Vladimir sont les représentants de

l'humanité. Beckett fait l’ironie de la

vie humaine dans leur personnalité. Ce

qu'on voit et ce qu'on entend dans

cette pièce anti-théâtrale est une

parodie de la vie humaine. Chaque homme

a son problème propre à lui. Les

personnages beckettiens tournent en

dérision ce problème commun de vie.

163 Ibid.204

“Pozzo  -Lequel de vous sent si

mauvais?

Estragon -Lui pue de la bouche,

moi des pieds.

Estragon -C’est la vie”164.

Dans un autre dialogue Vladimir dit à

Estragon:

“L'appel que nous venons d'entendre,

c'est plutôt à l'humanité tout

entière qu'il s'adresse. Mais à cet

endroit, en ce moment, l'humanité

c'est nous, que ça plaise ou non ”165.

Ces deux personnages sont des êtres

médiocres et marginaux. Malgré tout,

ils sont des hommes en os et en chair :

“Pozzo -Qui êtes-vous?

164 Samuel Beckett, Ibid, p. 65.165 Ibid., pp. 111-112.

205

Vladimir -Nous sommes des

hommes ” 166.

Vladimir et Estragon ne disent rien

d'intelligent et d’extraordinaire et

ils ne font que passer le temps en

conversation sur la pluie et le beau

temps. Ils sont des êtres simples. Ils

vivent de façon primaire: ils mangent,

ils boivent et ils dorment. Ils ont des

problèmes d'équilibre. Ils sont à

l'affux du moindre divertissement167. De

quoi s'agit-il dans la conversation de

ces personnages. Ils passent le temps

en parlant des choses médiocres. Il

s’agit également de la même chose pour

la conversation des personnages Pozzo

et Lucky. La vie monotone des

personnages Vladimir et Estragon est

166 Ibid., p. 115.167 V. Ibid., p. 113.206

changée par l'entrée de ceux-ci pour

une courte durée.

Quand le couple Pozzo et Lucky est

entré en scène, Vladimir et Estragon

sont émus en prenant Pozzo pour Godot.

Malheureusement leur espoir se

transforme en désespoir et en

déception. Leurs rencontres ne sont pas

satisfaisantes. En attendant sans cesse

Godot qu'ils désirent voir, Vladimir et

Estragon passent le temps dans

l’espoir. Mais, leur espoir est vain,

ridicule, inutile et futile.

En créant et en présentant de simples

personnages clownesques et grotesques,

Beckett place le spectateur devant sa

propre réalité et lui montre le vide de

son existence et son aspect ridicule.

L'être humain s'efforce de rendre un

207

sens à la vie. Selon sa propre

impression qu'il obtient de la pièce,

le spectateur tente de lui donner un

sens puisque la pièce représentée par

les acteurs sur la scène est la

représentation mimétique de la vie.

Mais Beckett tourne une telle

conception théâtrale en ridicule.

C’est ainsi que le spectateur de

l’anti-théâtre ne le prendrait plus au

sérieux.

208

CHAPITRE IV

ELEMENTS CONSTITUTIFS DE LA NARRATION

DANS EN ATTENDANT GODOT

“Malgré les tentatives périodiques d’élimination, l’intrigue qui est un mal pour

certains romanciers demeure peut-être un malnécessaire”168

R. Bourneuf et R.

Ouellet

IV.1-L’action et la narration

Dans En attendant Godot étant “l'envers

d'une pièce classique”169, il n'y a rien

à dire et à exliquer: il suffit de

montrer ou raconter. On va traiter les

deux termes de théâtre : “Montrer et

raconter ” que Danielle Chaperon a168 R. Bourneuf et R. Ouellet, L’Univers du Roman,Paris, P.U.F, 1972, p. 41.169 Bernard Dort, Les Temps Modernes, mai 1953, p.1843, cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, p. 31.

209

expliqués dans son oeuvre nommé Méthodes

et problèmes L'oeuvre dramatique :

“Faire voir, faire connaître par une

narration ou faire réciter... voilà

un vocabulaire qui pourrait porter à

confusion. Car si des scènes montrées

(c'est-à-dire de dialogues rapportés)

alternaient réellement avec des

scènes racontées, le mode dramatique

ne se distinguerait en rien du mode

narratif (tel qu'il est décrit par

Genette comme alternant des récits de

paroles [showing] et des récits

d'événements [telling]). Transposons

donc les termes en les précisant.

Certains faits sont directement

montrés aux lecteurs, mais les autres

seront racontés par des personnages,

s'adressant à d'autres personnages:

210

ces narrations sont donc

intradiégétiques. La répartition des

faits s'opère entre des faits montrés et

des faits pris en charge par des actes

narratifs eux-mêmes montrés ”170.

Beckett se propose de montrer et de

raconter les faits théâtraux. Certains

faits sont montrés et certains faits

sont racontés par les didascalies ou

les personnages en s’adressant à

d’autres personnages. Beckett permet au

spectateur/lecteur d’établir la pièce

théâtrale à son gré et à sa fantaisie

en la laissant dans l’indécision et

dans la non-fixité. Il lui laisse le

commentaire des faits indécisement

présentés.

170 Danielle Chaperon, Méthodes et problèmes,L'oeuvre dramatique Dpt de Français moderne –Université de Lausanne © 2003-2004

211

Comme elle est une pièce

antithéatrale qui n’est pas compatible

avec les normes et les conventions du

théâtre traditionnel, En attendant Godot

provoque un rire ou un ricanement amer

chez le spectateur. Cet éclat de rire

est le résultat du décalage et de

l’incohérence entre l’espoir de l'homme

et son désespoir, entre son illusion

et son désillusion devant la réalité de

la vie. Le rire de dérision et de

ricanement en face de la réalité est un

moyen d'éliminer l’anxiété et la peur

due à la tragédie humaine. La pièce

devient un instrument de décharge

psychologique pour le spectateur

etouffé par la vie étouffante. La

fatalité qui condamne l'être humain à

sa tragédie est immanente à la vie

212

humaine: la peine de vivre dans ce

monde est inhérent à l'acte même de la

vie humaine. Mais, ce rire de l’être

humain devant sa tragédie immanente à

la vie est une consolation amère et

futile. Mais c’est la politique de

l’autruche : refuser de voir le danger

comme l’autruche qui cache sa tête pour

échapper au péril. En attendant Godot est

un éclat de rire envers la réalité de

la vie.

Juger En attendant Godot selon les

critères du théâtre classique nous mène

à la direction erronée et ainsi nous ne

pouvons pas comprendre le message à

être déductible de cette pièce. Car on

n'y trouve pas les conventions et les

normes traditionnelles du théâtre

classique. Le cadre de la pièce, la

213

présentation des personnages autant par

leurs aspects que par leurs propos,

l'introduction des thèmes principaux

comme le désir d’affection, la crainte,

l’angoisse psychologique, la souffrance

physique, le désir de suicide, l’espoir

de salut mènent tout de suite au

résultat essentiel : “On attend

Godot ”qui se répète sept fois au cours

de la pièce171.

IV.1.1-Circularité de la pièce

Dans le théâtre traditionnel, les

dialogues ou les répliques font avancer

l'action dans une linéarité

chronologique par les personnages mêlés

à l'action. Une intrigue, c’est-à- dire171 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris,Editions de Minuits, pp. 16, 67, 84, 88, 100, 109,118.214

une tension, évolue à travers des

affrontements créés par les rencontres

de ces personnages. Le dramaturge a

pour but de donner au spectateur un

message déductible de l’histoire

dramatique de la pièce. Rien de ces

conventions traditionelles n’est vu

dans En attendant Godot parce qu’elle est

l’envers du théâtre traditionnel.

On peut apercevoir à première vue

qu’il ne se passe rien dans En attendant

Godot. On peut avoir l’impression que

tout se passe comme si les deux

vagabonds Vladimir et Estragon se

trouvaient en scène sans avoir de rôle.

Ils sont seulement là. En fait, le

résumé de cette pièce, tour à tour

burlesque et tragique, permet de faire

ressortir les différences entre les

215

deux actes. Mais pourquoi faut-il qu'il

y en ait deux?

Réduite au minimum, l'action se

dèsagrège et appauvrit, il n'y a pas de

nœud, il n'y a pas de coup de théâtre.

C’est par la narration circulaire que

Beckett décompose l’unité de la

narration chronologique de l’action.

La narration non linéaire mais

circulaire par plusieurs incidents

insérés et dispersés tout au long de

la pièce émiette l’unité de l’action

principale. D’après Danielle Chaperon

“On remarquera (…) les innombrables

actions secondaires qui parasitent et

paralysent l'action principale d'En

attendant Godot (…)”172. On suit la

répétition lassante et l'enchaînement

monotone et absurde de certains faits.172 Danielle Chaperon, Ibid., p. 13.216

Il n' y a d'autres péripéties qu'à

chaque acte un passage du couple Pozzo

et Lucky qui permet de le découper en

deux séquences. C’est un découpage plus

cinématographique que théâtral.

L'intensité du premier acte est moins

grande que celle du deuxième acte.

Les temps actifs des personnages sont

ceux où ils attendent Godot et qu’ils

projettent de se suicider à cause du

désespoir de ne pas voir Godot. C’est-

à-dire que les temps où l’espoir de

voir Godot et le désespoir de ne pas

voir Godot arrivent au point culminant.

L'attente de Godot est exprimé par le

refrain: “On attend Godot” répété six fois

par Vladimir173 et le refrain de

“J'attends Godot” répété quelques fois par

Estragon. Cette attente éternelle et173 Beckett, Ibid., pp. 16, 67, 100, 109,118, 131.

217

infinie se prolonge du premier acte au

deuxième acte tout au long de la pièce.

L’entrée et la sortie du couple Pozzo

et Lucky sont repétées dans tous les

deux actes.

La lassitude et la fatigue d’attendre

toujours Godot mènent les personnages

Vladimir et Estragon au projet de se

suicider. Cette question de suicide est

répétée dans tous les deux actes. La

discussion au sujet de ne pas se

suicider est une explication logique

qu'Estragon fait à Vladimir :

“Estragon -Viens voir (...) Et si

on se pendait?

Vladimir -Avec quoi?

Estragon -Tu n'as pas un bout de

corde?

Vladimir -Non.

218

Estragon -Alors on ne peut pas.

Vladimir -Allons-nous-en

Estragon -Attends, il y a ma

ceinture.

Vladimir -C’est très court ”174.

L'absence de corde et le fait que la

ceinture est courte terminent la

discussion. Tous ces jeux byzantins ont

une valeur symbolique. Le prétexte de

ne pas vouloir se suicider a une valeur

sémantique: la vie est absurde, mais

elle est digne d’être vécue de nouveau.

Les temps passifs des personnages

sont ceux où ils font des bavardages

qui ne servent qu'à passer le temps et

qui finissent souvent par le silence.

Pour Robbe-Grillet, c'était “une pièce

vide mais qui, pourtant, tient sans un

174 Ibid., p. 132.219

creux, un no man's land où tout se

répète”175. En attendant Godot, c'est un

théâtre immobile où le corps ne bouge

pas. Le rideau tombe sur des

personnages figés : “Ils ne bougent

pas”176.

L’immobilité des personnages Vladimir

et Estragon nous suggèrent qu’à la fin

de la pièce, aucune solution ne peut

pas être apportée aux problèmes. Il

s’agit de retourner au commencement de

la pièce. C’est ainsi qu’on voit la

circularité de l’action dans En attendant

Godot.

Les deux actes sont construits de

façon semblable : chaque fois, Vladimir

et Estragon sont d'abord seuls ; Pozzo

et Lucky passent ; Vladimir et Estragon

175 V. beckettmain.htm beckettmain.htm Samuel Becket .176 Samuel Beckett, Ibid., p. 134.220

sont de nouveau seuls ; le garçon vient

et annonce que Godot ne viendra pas ;

Vladimir et Estragon seuls,

s'immobilisent. On peut donc remarquer

que le découpage est plus

cinématographique que théâtral.

On peut aussi se demander pourquoi il

faut qu'il y ait deux actes puisqu'il

n'y a pas de progression de l'un à

l'autre : le lendemain n’est-il pas la

répétition de la veille et de l'avant-

veille, de tous les jours? En fait, des

feuilles ont poussé à l'arbre177; on est

passé de la carotte178 au radis179; la

situation de Pozzo et de Lucky a changé

: ils ont vieilli, Pozzo est devenu

aveugle et Lucky est muet180; la corde

177 V. Ibid., p.126.178 V. Ibid., p.26.179 V. Ibid., p.96.180 V. Ibid., p.108.

221

est toujours là, mais juste un peu plus

courte pour permettre à Pozzo de suivre

son esclave portant un nouveau

chapeau ; Estragon est plus furieux et

il attend encore Godot. La répétion des

vers dans la ritournelle montre la

circularité de la pièce181.

La circularité de l’action théâtrale

nous montre que le deuxième acte est

tout à fait nécessaire. Il faut que la

pièce soit circulaire pour que les

personnages soient pris dans le cercle

vicieux de la répétition : “Dis, tu es

bien sûr de m'avoir vu, tu ne vas pas

me dire demain que tu ne m'as jamais

vu?”182. Cette replique de Vladimir

montre un mouvement perpétuel et une

circularité des faits. Le rideau pourra

181 V. Ibid., pp.79-80.182 V. Ibid., pp.130-131.222

se relever sur une troisième journée,

sur une quatrième, sur une cinquième et

ainsi de suite à l'infini.

La pièce se définit donc d'abord par

le refus du réalisme. Elle ne cherche

pas à donner l'illusion de la réalité.

Elle insiste sur le fait que c'est une

pièce de théâtre jouée par les acteurs

devant un public. Grâce à l'extériorité

du réalisme que la pièce anti-théâtrale

établit entre le spectateur et les

personnages représentés en scène,

Beckett vise à échapper à donner

l’illusion de la réalité et à empêcher

que son spectateur s’identifie aux

héros grotesquement décrits alors que

le dramaturge traditionel avait pour

but d'influencer le spectateur prêt à

être trompé.

223

Estragon regardant le public dit:

“Endroit délicieux (il se retourne, avance

jusqu’à la rampe, regarde vers le public) Aspects

riants (...)”183 et Vladimir se tournant

vers le public  dit: “ Tout de

même ...cet arbre... cette

tourbière”184. Ces deux personnages

montrent par plusieurs répliques que

l'action se déroule entre la salle et

la coulisse et cette pièce n’est qu’un

jeu. Les répliques de Vladimir : “Nous

commencions à flancher. Voilà notre fin

de soirée assurée”185, “(...) ce n’est

pas pour rien que j’ai vécu cette

longue journée et je peux vous assurer

qu’elle est presque au bout de son

répertoire”186 et “nous sommes sur un

183 Ibid., p.16.184 Ibid., p.18.185 Ibid., p.109.186 Ibid., p.121.224

plateau”187 toutes ces répliques nous

montrent que la pièce jouée en scène

n’est qu’une présentation théâtrale

loin de la sériosité et loin de la

réalité. Ici, on peut comprendre qu’il

s’agit du plateau de théâtre non du

lieu de vie. Pozzo demande: “Ne serait-

on pas au lieu dit la Planche?”188 et on

peut comprendre qu’il s’agit des

planches du théâtre.

Toutes ces répliques enlèvent toute

sériosité à la pièce théâtrale,

bouleversent la convention

traditionnelle du théâtre classique et

détruisent la ficticité théâtrale. Le

spectateur traditionnel accoutumé aux

lois du drame traditionnel et aux

passions et sentiments des héros-

187 Ibid., p.104.188 Ibid., p.122.

225

acteurs pourrait se sentir étonné voire

trompé par Beckett puisque celui-ci ne

donne pas de réponses à ses attentes et

à ses éspoirs.

En attendant Godot ne narre pas un récit:

elle recherche une situation stagnante:

“Rien à faire, personne ne vient,

personne ne va ”189. Deux personnages

vagabonds Vladimir et Estragon

attendent Godot près d’un arbre

dépouillé de feuilles dans une route à

la campagne. C'est le début du premier

acte. A la fin du premier acte. Un

garçon vient et dit aux vagabonds:

“Monsieur Godot m'a dit de vous dire

qu'il ne

189 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, traduit enturc par Güler Siper, Ankara, Editions de Dost, 1999, p.42.226

viendra pas ce soir, mais sûrement

demain ”190.

Le deuxième acte est la répétition du

premier.

L'action dans la pièce classique est

en progression. Or, l'action dans En

attendant Godot est en stagnation. Mais

cette stagnation n'est pas immobile;

la mobilité dans cette stagnation est

circulaire comme celle des clowns sur

la bande de la piste. La ritournelle

illustrée par Vladimir au début du

second acte montre la circularité de la

pièce191.

Après la disparition du couple Pozzo-

Lucky, un jeune garçon dont le prénom

n'est pas mentionné dans le texte,

entre en scène. On espère que l'arrivée190 Samuel Beckett, En attendant Godot, p. 71.191 Ibid., p. 80.

227

de cet enfant est l’annonciation de

leur espoir et qu’elle prépare la

crise. Malheureusement, c'est futile!

Car rien n'arrive. L'action se poursuit

comme avant. Il n'y a aucune

progression de l'intrigue. Cela nous

impose que “l'existence est monotone et

répétitive et qu'elle donne la nausée,

le spleen, et qu'elle conduit à

l'indifférence de ceci égale cela ”192.

Nous sommes en présence d'une oeuvre

qui exalte l'absurdité de la vie et qui

dicte que la condition humaine est

misérable. Pour Pascal, cette misère

humaine serait résolue par la

perspective du salut divin. Au

contraire, pour Beckett, il n'y a pas

de salut193. Le seul salut est

192 Http://perso.wordline.fr/jiheraim-cyberland/godothtm.193 V. Ibid., p. 7.228

d'attendre Godot qui ne vient jamais.

Le salut est le va-et-vient entre

l’espoir de voir Godot et le désespoir

de ne pas voir Godot, c’est-à-dire le

compromis entre l’espoir et le

désespoir.

Au deuxième acte, ces deux clochards

Vladimir et Estragon se retrouvent

comme au début et comme à la fin du

premier acte. Ils sont toujours dans la

même immobilité d'attendre Godot. Le

second acte est, à peu de différences,

la répétition du premier acte. Il

s'agit de la circularité de l'intrigue

dans En attendant Godot. A ce sujet Beckett

dit: “un acte aurait été insuffisant et

trois actes auraient été de trop ”194.

194 Cité par Israël Shenker, New York Times, 6mais 1956, in Pierre Melese, Ibid., p.30.

229

Pourquoi Samuel Beckett a-t-il dit

ceci? C'est parce qu'un seul acte

aurait laissé au spectateur l’espoir

vague que Godot viendrait réellement le

lendemain.

Au premier acte il s'agit de la

création de cet espoir qui va émouvoir

le spectateur. Malheuresement, le

second acte détruit cet espoir

d'attendre Godot. Le troisième acte

serait la même répétition inutile de

l'acte précédent. Au second acte il

s'agit de l'auto-destruction de ce

espoir dont il s'agit au premier acte.

D'ailleurs le spectateur anticiperait

que le troisième acte serait la

répétition du seconde acte; le

quatrième le troisième; le cinquième le

quatrième et ainsi de suite. Un acte

230

pourrait poursuivre un autre acte.

C'est ainsi que le spectateur lui-même

s'imaginera à construire à son gré

l'acte suivant en s'inspirant des actes

précédentes.

Etant donné qu’En attendant Godot est

une pièce anti-théâtrale, on ne

rencontre pas le développement

dramatique traditionnel comme la

progression calculée vers la crise et

son dénouement. Il serait inutile d'y

rechercher cette progression linéaire

de l'intrigue. Il n'existe pas d'action

selon les critères de la pièce

classique. Il s'agit de la

désagrégation de l'intrigue au sens

classique. 

Beckett tourne le dos au réalisme

précédent. Il expose le réalisme

231

subjectif et les choses possibles du

monde dans ses oeuvres. En attendant Godot

est une oeuvre qui change selon le

point de vue de la personne qui la lit

ou la regarde devant la scène : c'est

ce que Beckett désire et veut

atteindre.

Afin de mettre en évidence le

réalisme subjectif dans En attendant Godot,

Martin Esslin cite l'événement que

cette pièce se joue dans une prison aux

Etats-Unis. Le 19 Novembre 1957, un

groupe d'acteurs inquiets se préparait

à jouer une pièce devant les

spectateurs. Les acteurs étaient des

membres de la société “San Fransisco

Actor's Workshop; les spectateurs

étaient mille quatre cent prisonniers

de la prison San Quentin. Aucune pièce

232

de théâtre n’avait été jouée à San

Quentin depuis que Sarah Bernhardt s’y

était produite en 1913. Ce soir-là, la

pièce choisie après trente quatre

années, en grande mésure parce

qu’aucune femme n’y paraissait, était

En attendant Godot de Samuel Beckett ”195.

L'inquiétude du metteur en scène

Herbert Blau et des acteurs était

naturelle parce qu'ils étaient en

présence des spectateurs les plus

dangereux du monde. Comment affrontent-

ils le public le plus dangereux du

monde avec une pièce extrêmement

intellectuelle et obscure qui avait

provoqué une opposition, une rebelle

parmi les spectateurs intellectuels et

cultivés en Europe l'ayant considéré

comme absurde et incompréhensible ?195 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 46.

233

Herbert Blau a décidé de préparer les

spectateurs sur la pièce qu’ils

allaient regarder. Il a fait ressembler

cette pièce à celle de jazz que le

spectateur doit écouter selon ce qu'il

veut écouter. Il espérait que chacun

parmi les spectateurs aurait une

impression personnelle selon son point

de vue et son état d'âme où il se

trouvait. Pierre Melese raconte ce qui

se passe sur la scène de la prison San

Quentin :

“Le rideau se leva. La pièce

commença. Cet auditoire de forçats

saisit sur-le-champ ce qui avait

effaré le public de Paris, de Londres

et de New York. Comme l’écrivait …le

journal de la prison San Quentin

News: “un trio d’hercules, aux biceps

234

protubérants …quettaient l’entrée des

filles et s’apprêtaient à rire.

Comme si rien n’apparaissait… ils

décidèrent bruyamment d’attendre,

pour s’esquiver, que les lumières

s’éteignissent. Ils commirent une

erreur, ils écoutèrent, regardèrent,

deux minutes de trop, et restèrent.

Ils ne partirent qu’à la fin. Tous

tremblaient”196.

Un événement surprenant a eu lieu

parmi les prisonniers-spectateurs. A

l'encontre des intellectuels stupéfaits

devant cette pièce absurde, les

prisonniers ont perçu toute de suite ce

qui troublait ces intellectuels

pédants. Le correspondant de San Fransisco

Chronicle écrivait: Les prisonniers n'ont

pas eu peine à comprendre la pièce. Il196 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 47.

235

a fait des enquêtes parmi les

spectateurs à la fin de la pièce. Les

résultats étaient assez intéressants.

Il a pris des réponses assez variées

aux questions: qui est-ce Godot? Et

qu'est-ce que c'est Godot? Certains

disent: “Godot est le monde extérieur”,

d'autres “Godot est la société” et

d'autres: “Godot est Dieu” e.t.c.197

Un professeur dans la prison disait:

“Ils (les spectateurs) savent ce que

signifie l’attente... ils savaient

qu'ils auraient été déçus si Godot

était venu ”198. L'éditorial du journal

de la prison San Quentin News montrait

197 Cité par Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Traduiten turc par Güler Siper, Ankara Editions de Dost,1999. p. 22.198 Ibid., p. 22.236

comment les prisonniers-spectateurs

comprenaient le sens de la pièce:

“Elle (cette pièce) est la narration

symbolique de l'auteur voulant éviter

de toute la participation personnelle

et espérant que les spectateurs

arrivent aux résultats propres à eux

et qu'ils tombent dans l'erreur

propre à eux. En réalité, cette pièce

ne demande rien de précis, ne fait

aucun forcément exagéré de l'acteur

sur les spectateurs et ne leur donne

aucun espoir précis. Nous attendons

toujours Godot et nous continuerons

de l'attendre”199.

L'espoir montre la sincérité des

personnages loins de toute artifice et

199 San Quentin News, 28 Novembre 1957, citépar Martin Esslin, Ibid., pp. 22-23.

237

toute ostentation. Tout le long de leur

attente, ils nous livrent des actes

quotidiens qui, dans leur situation

absurde, prennent des proportions

comiques ou tragiques; tour à tour ils

se disputent ou se réconcilient, se

racontent des histoires, se font la

discussion: ils meublent leur attente,

ils meublent leur ennui, ils meublent

leur vie.

Cette théâtralité mécanisée d’En

attendant Godot fait naître le comique

outré, proche de la “commedia

238

dell'arte”200, du cabaret et du

cirque. :

“Vladimir -On se croirait au

spectacle.

Estragon -Au cirque.

Vladimir -Au music-hall.

Estragon -Au cirque ”201.

Beckett est un dramaturge qui fait

rire les spectateurs. Selon V. P.G.

Castex, P. Surer et G. Becker, “son

comique s’apparente au comique de

cirque : ses héros dérisoires sont des

clowns qui tombent par terre, reçoivent200 “La commedia dell’arte est un genre de théâtrepopulaire italien apparu en 1528. Ellesignifie littéralement le théâtre interprétépar des gens de l’art ; autrement dit : descomédiens professionnels, le terme est, denos jours, utilisé dans de nombreuseslangues, dont le français ” (http://fr.wikipedia.org/wiki/Commediadell'arte).

201 Samuel Beckett, Ibid., pp. 47-48.239

des coups de pied ou font de grossiers

calembours. La répétion mécanique de

leurs gestes et de leurs paroles révèle

ce qu’il y a de bouffon et d’atroce

dans notre existence ”202.

Le malheur de Vladimir et d'Estragon,

comme celui de Pozzo et surtout de

Lucky, est tragique. Chez cet auteur

qui pense qu'il n'y a rien de plus

drôle que le malheur, le dosage de

comique et de tragique est original: on

a pu définir la pièce comme une farce

métaphysique.

Les prisonniers de San Quentin

déduisent de cette pièce anti-théâtrale

de Beckett ce que signifient leur

202 V. P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, p. 918.240

attente et leur espoir. A ce sujet,

Pierre Melese dit :

“Si En attendant Godot toucha les

prissonniers de San Quentin, c’est

parce qu’ils étaient confrontés à

leur propre expérience : du temps, de

l’attente, de l’espoir; parce qu’ils

reconnaissent dans la dépendance

sado-masochiste de Pozzo et de Lucky

et dans l’amour-haine querelle de

Vladimir et d’Estragon la vérité de

leurs propres relations”203.

Les objets n'ont pas de valeur

symbolique. Ils changent selon le point

de vue du spectateur qui participe par

sa volonté et par son état d'âme dans

le monde de la pièce. Par exemple, l'un

203 Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, Paris, 1966, p. 47.

241

des symboles les plus répétés des

oeuvres beckettiennes est le chapeau

melon. “Le personnage beckettien est un

clown qui enlève son chapeau, le remet,

l'enlève de nouveau ”204. Cette

répétition apparait comme un élément

structural conformément à la structure

circulaire de l'oeuvre de Beckett.

Une scène muette dans la pièce montre

bien la répétition circulaire:

“Estragon prend le chapeau de

Vladimir. Vladimir ajuste des deux

mains le chapeau de Lucky. Estragon

met le chapeau de Vladimir à la place

du sien qu'il tend à Vladimir.

Vladimir prend le chapeau d'Estragon.

204 François Baqué, Le Nouveau Roman, Bordas,Paris, 1972, p. 78.242

Estragon ajuste des deux mains le

chapeau de Vladimir.

Vladimir met le chapeau d'Estragon à

la place de celui de Lucky qu'il tend

à Estragon. Estragon prend le chapeau

de Lucky. Vladimir ajuste des deux

mains le chapeau d'Estragon. Estragon

met le chapeau de Lucky à la place de

celui de Vladimir qu'il tend à

Vladimir. Vladimir prend son chapeau.

Estragon ajuste des deux mains les

chapeaux de Lucky. Estragon met son

chapeau à la place de celui de Lucky

qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend

le chapeau de Lucky. Estragon ajuste

son chapeau des deux mains. Vladimir

met le chapeau de Lucky à la place du

sien qu'il tend à Estragon. Estragon

prend le chapeau de Vladimir.

243

Vladimir ajuste des deux mains le

chapeau de Lucky. Estragon tend le

chapeau de Vladimir à Vladimir qui le

prend et le tend à Estragon qui le

prend et le tend à Vladimir qui le

prend et le jette. Tout cela dans un

mouvement vif ”205.

Ici, on voit les jeux des clowns

comme si l'on était dans un cirque.

Cette circularité des gestes

désordonnés et sans cesse recommencés

nous montre au sens figuré “(...) Les

pensées tournant sans trouver d'issue,

de raisons d'agir et renonçant

enfin ”206.

Cette scène expose le miracle du

chapeau quand il est mis à la tête:

“Vladimir -Dites-lui de penser. 205 S. Beckett, Ibid., pp. 101-102.206 Pierre Melese, Ibid., p. 43.244

Pozzo -Donne-lui son chapeau.

Vladimir -Son chapeau?

Pozzo -Il ne peut pas penser sans

chapeau.

Vladimir -Donne-lui son chapeau.

Estragon -Moi? Après le coup

qu'il m'a fait? Jamais!

Vladimir -Je vais le lui donner,

moi (...)

Estragon -Qu'il aille le

chercher.

Pozzo -Il vaut mieux le lui donner.

Vladimir -Je vais le lui donner. 

Il ramasse le chapeau et le tend à Lucky à bout de

bras. Lucky ne bouge pas.

Pozzo -Il faut le lui mettre.

Estragon -Dites-lui de le

prendre.

245

Pozzo -Il vaut mieux le lui mettre.

Vladimir -Je vais le lui mettre.

Il contourne Lucky avec précaution, s'en approche

doucement par derrière, lui met le chapeau sur la

tête et recule vivement. Lucky ne bouge pas. (...)

Estragon -Qu'est-ce qu'il attend?

Pozzo -Eloignez-vous (...) ”207.

Pozzo tire la corde liée au cou de

Lucky, esclave de celui-là.

Pozzo dit à Lucky:

“(...) Pense, porc! (Un temps. Lucky

se met à danser) Arrête! (Lucky s'arrête)

Avance! (Lucky va vers Pozzo) Là! (Lucky

s’arrête). Pense! (Un temps).

Comme le rossignol chante, Lucky qui

ne parle jamais jusqu'alors se met à

donner un discours sententieux

207 S. Beckett, Ibid., p. 58.246

consistant en trois pages qui n'est

qu'une phrase à l'instar de Proust208.

En attendant Godot est un théâtre de

dérision. Elle tourne la vie humaine en

ridicule. Ici c'est la condition

humaine qui est tournée en dérision.

Les personnages Vladimir, Estragon,

Pozo et Lucky sont les représentants de

l'être humain. Leurs dialogues, leurs

monologues, leurs actes sont des

parodies et des ironies de notre vie.

Chacun a son propre problème: “Lui pue

de la bouche, moi des pieds (...)

l'humanité c'est nous”209.

Beckett refuse de raconter une action

bien ménagée puisque rien ne se déroule

pas et ne peut être communiqué. Il a

pour but de montrer justement qu'on ne

208 V. Ibid., pp. 59-62.209 Ibid., p. 112

247

communique pas: rien à arriver.

Vladimir et Estragon disent les mêmes

propos et font les mêmes gestes et les

mêmes actes lassants. L'atmosphère

d'ennuie, d'angoisse et de monotonie

n'est brisée que par l'entrée d'un

autre couple Pozzo-Lucky. Lorsque ce

couple disparaît, la situation est

complètement la même pour les deux

clochards Vladimir et Estragon. Pierre

Melese fait remarquer : “Il n'y a

aucune progression, ni dans les faits,

ni dans les caractères ”210.

Le lecteur ou le spectateur habitué

aux normes du théâtre traditionnel et

aux fortes passions des personnages

classiques pourrait se sentir étonné

voire trompé en lisant ou regardant En

attendant Godot. Cette piéce est hors210 Pierre Melese, Ibid., p. 30.248

d'une intrigue bien charpenté, de

personnages fermement campés et

emportés par leurs passions ou conduits

par leurs intérêts. Par conséquent, le

spectateur tomberait dans la perplexité

et la stupeur.

IV.1.2-Le langage et la parole

Beckett est un auteur bilingue dans

le vrai sens du terme: Il a rédigé en

anglais ses premiers écrits et quelques

textes récents . Le reste de son œuvre

a été directement écrit en français. Il

a fait lui-même les traductions d'une

langue à l'autre; il a ainsi connu tous

les problèmes que pose la langue pour

traduire la réalité extérieure.

Chez Beckett, le processus de parler

et d'écrire et l'obligation de le

249

faire se retrouvent dans toutes les

oeuvres de Beckett, notamment dans son

En attendant Godot. Ce processus est un

processus douloureux. Il fait partie de

la souffrance de vivre. La peine de la

parole ne peut pas s'arrêter.

Cependant, on ne peut plus s'en passer.

Mais c'est une possession douloureuse.

Elle est liée à la mémoire, et celle-ci

participe à la détérioration générale:

elle aussi devient défaillante.

Les corps des personnages beckettiens

sont de plus en plus réduits et

dèsincarnés. Ils sont incapables de

marcher et obligés de ramper. Enfin,

ils se réduisent jusqu'à n'être plus

qu'une tête dans L'innommable et qu'une

bouche dans Pas moi et qu’une larve

humaine qui parle dans Comment c'est

250

(1961). Ce qui reste du corps humain,

c'est la parole. C'est elle qui est

l'essentiel de l’existence. Tout le

reste est superflu. La perte de la

fonction du corps, c'est le triomphe de

la parole.

Chez Beckett, l'espace réel

disparaît. La création fait sentir son

existence par le langage. Mais ce

langage est un nouveau langage qui

brise les carcans de la prose

traditionnelle et les structures de la

grammaire traditionnelle. Dans En

attendant Godot, la parole est sans écho.

Les personnages ne se servent pas de la

parole pour affirmer ou pour nier : ils

ne balbutient que dans l’ombre sans

savoir ce qu’ils disent. Ils ne font

que le bavardage pour faire taire la

251

pensée en eux. Le langage peut aussi

être perçu comme une fonction phatique.

Dans cette pièce on se comprend

lentement et mal. Voici, à titre

d’exemple les dernières répliques de la

pièce :

“Vladimir -Relève ton pantalon.

Estragon -Comment ?

Vladimir -Relève ton pantalon.

Estragon -Que j’enlève mon

pantalon ?

Vladimir -RE-lève ton pantalon.

Estragon -C’est vrai”211.

Ou cet exemple est plus convainquant.

“Estragon -C’est lui ?

Vladimir -Qui ?

Estragon -Voyons...

211 S. Beckett, Ibid., pp. 133-134.252

Vladimir -Godot

Estragon -Voilà.

Pozzo -Je me présente : Pozzo.

Vladimir -Mais non.

Estragon -Il a dit Godot.

Vladimir -Mais non

Estragon -Vous n’êtes pas

monsieur Godot,

monsieur ?

Pozzo -Je suis Pozzo ! (silence) Ce

nom ne

vous dit rien ? Je vous

demande si ce

nom ne vous dit rien ?

Vladimir et Estragon s’interrogent du

retard.

Estragon -Bozzo...Bozzo...

Vladimir -Pozzo...

253

Pozzo -Pppozz !

Estragon -Ah !

Pozzo...voyons...Pozzo...

Vladimir -C’est Pozzo ou

Bozzo ? ”212

Les personnages d’En attendant Godot

doivent parler sans cesse puisqu’ils

n’existent que par leur parole. L’acte

de parler est le signe de leur

existence. Quand les personnages se

taisent, il n’ y a rien d’existence et

la vie cesse de durer pour eux.

Les exemples suivants nous montrent

que le silence est une angoisse et un

ennui pour les personnages. Au début,

Vladimir raconte à Estragon l’histoire

des larrons (voleurs) parce que “ Ça

passera le temps”213; après le départ du212 Ibid., pp. 29-30.213 Ibid., p. 14.254

couple Pozzo et Lucky, Estragon propose

à Vladimir pour passer le temps :

“Faisons un peu de conversation”214. Au

deuxième acte, l’exercice qui commence

avec ces mots d’Estragon : “En

attendant, essayons de converser sans

nous exalter puis que nous sommes

incapables de nous taire”215; le silence

provoque l’angoisse chez Vladimir  et

il dit : “Dis quelque chose ! (…) Dis

n’importe quoi ”216 et quand le dialogue

s’avance un peu mieux, Estragon s’écrie

avec soulagement: “C’est ça,

contredisons-nous”217 ou : “C’est ça,

posons-nous des questions? ”218.

Estragon va même jusqu’à dire: “C’est

214 Ibid., p.67.215 Ibid., p.87.216 Ibid., p.88.217 Ibid., p.89.218 Ibid., p.90.

255

ça, engueulons-nous”219; tout vaut mieux

que de se taire. L’arrivée de Pozzo et

de Lucky au premier acte est un

événement, mais on s’apercevra après

leur départ que les personnages ne font

que les discours et les bavardages pour

passer le temps.

La réalité du langage finit par

recouvrir et par remplacer entièrement

la vérité de l’expérience :

“Vladimir -Dis-le, même si ce

n’est pas vrai.

Estragon -Qu’est-ce que je dois

dire ?

Vladimir -Dis, je suis content.

Estragon -Je suis content.

Vladimir -Moi aussi

Estragon -Moi aussi 219 Ibid., p.106.256

Vladimir -Nous sommes contents.

[...]

Estragon -Qu’est-ce qu’on fait

maintenant qu’on

est content ? ”220

Les mots sont libérés de leur fonction

informative.

Dans En attendant Godot c’est la parole

seule qui fait naître Godot. Les

personnages font la conversation par

les mêmes discours insensés. Ils

parlent de la pluie et du beau temps

pour passer le temps. La parole est le

seul recours pour meubler le vide de

l'existence. Elle est un bon moyen de

survivre pour les personnages.

Dans “En attendant Godot”, l’absence

d'action contraste violemment avec

220 Ibid., p. 84.257

l'incontinence de la “parlerie”. Le

langage joue un rôle important dans

cette pièce où il ne se passe rien. Les

situations ne sont pas des situations

psychologiques mais, avant tout, des

situations de langage créées par le

besoin de divertissement.

Le français qu’a adopté Beckett ne

cessait de l'étonner, et cet

étonnement, il l’a donné à ses

personnages. Le langage correct est

ridiculisé par la répétition: “ -(…) Il

s’en est fallu d’un cheveu qu'on ne s'y

soit pendu (…). (Il réfléchit). Oui c’est

juste (en détachant les mots) qu'on-ne-s'y-

soit-pendu”221 ; “-Malgré qu'on

en ait. (…) -Malgré qu’on en ait.”222. “

Les énoncés  qu'on ne s'y soit pend ”

221 Ibid., pp. 84-85.222 Ibid., pp. 84-85.258

et “ Malgré qu'on en ait ” sont répétés

deux fois par Vladimir.

Non seulement, Beckett joue avec la

langue, mais aussi il donne à ses

personnages une langue très variée.

Vladimir est un intellectuel qui peut

jouer simultanément sur les registres

du trivial et du poétique, du physique

et de la métaphysique.

Vladimir peut employer les termes de

l'argot :“ tu te goures”(17)223,” “Qui

t’a esquinté”(82). Il se sert du  ton

familier : “… pour jeter le doute à toi

le pompon (…) ”(18), “…Tu commences à

me casser les pieds avec tes

gémissements”(100), “Engueule-

moi !”(103)  “… l'engeance où le

223 Les numéros des pages à être cités serontparfois mentionnés entreparanthèses dans lescitations courtes.

259

malheur nous a fourrés (…) “(112) , “…

Quel choléra ! ” (116). Il n’évite pas

de s’employer des termes techniques :

“… circumduction”(107). Il fait l’usage

du style emphatique : “Voilà l'homme

tout entier, s'en prenant à sa

chaussure alors que c'est son pied le

coupable”(12). Il fait la citation

latine: “…Memoria praeteritorum

bonorum(…)”(121) qui veut dire “la

mémoire efface le bonheur”.

Estragon a été le poète qui prétend

s'appeler Catulle (14-15) d’où il fait

une fine allusion au saule-pleureur :

“Estragon -Qu’est-ce que c’est ?

Vladimir -On dirait un saule.

Esragon -Où sont les feuilles ?

Vladimir -Il doit être mort.

260

Esragon -Finis les pleurs”224. 

Ici, Estragon, comme un poète, fonde

la relation entre l’acte de pleurer et

le saule qui s’appelle également

“saule pleureur” à branches tombantes,

croissant dans les lieux humides et

faisant couler des gouttes d’eau au

printemps. Quand Vladimir dit que le

saule est mort, Estragon dit que le

saule cessait de pleurer puisqu’il est

mort.

Il porte le jugement sur un échange

de propos : “pas mal comme petit

galop”(91).

Il crée des maximes à l’improviste :

“On ne descend pas deux fois dans le

même pus” (84). “Même jeu, moins le

224 Ibid., p. 17.

261

sourire ”(24) ; “Qui peut le plus peut

le moins” (22) - “On ferait mieux de

battre le fer avant qu’il soit

glacé”(23).

Il peut s’amuser à prendre parfois un

ton distingué et obséquieux:

“poursuivez votre relation” mais aussi

philosophe : “Nous naissons tous fous.

Quelques-uns le demeurent”(113).

Fantaisiste, Estragon se moque des

Anglais et de l'accent anglais :

“Calme…Calme… Les Anglais disent câââm.

Ce sont des gens câââms” ; il raconte

l'histoire inachevée de l'anglais qui

va au bordel : “ Un Anglais s’étant

énivré se rend au bordel. La sous-

maitresse lui demande s’il désire une

blonde, une brune ou une rousse”(20).

Il renonce à continuer à raconter

262

l’histoire après que Vladimir dit :

“Assez !”; il parle ironiquement avec

l’accent l’anglais : “ Oh très bon,

très très très bon”(53).

Mais, le plus souvent, il se sert

d’un langage nettement familier :

“Après le turbin” (18) qui a le sens de

travail dans la langue familière “Il

est marrant... Il est tordant...

bouffarde”(48), “attraper la

crève”(51), “Eh ben mon cochon !”(55),

“Moi j'en ai marre”(63), “Encore une

journée de tirée”(82), “tu pisses”(82),

“foutu des coups de pied”(85), “faire

le con”(85), “saloperie”(86), “fous-moi

la paix”(86), “Tu l'as

cauchemardé”(92), “Casse-lui la

gueule”(116) “connerie” (121).

263

Il fait l’usage d’un langage grossier

: “Les gens sont des cons”(16), “Le

salaud! La vache!”(44), “Il s'est

retenu tout seul”(48), “j’ai tiré ma

roulure de vieau milieu des

sables!”(85), “J'ai coulé toute ma

chaude-pisse d’existence(...) Dans la

Merdecluse”(86), “Salaud! (...) Fumier!

Crapule!” (103) “(…) Engueulons-nous

(…) raccommodons-nous” (106), “Qui a

pété?” (114).

Pozzo lui aussi fait l’usage d’un

langage grossier. Lors que Vladimir et

Estragon lui disent leur rendez-vous

avec Godot, Pozzo exprime avec

mépris : “Godet ... Godot ...

Godin”(39-49). La nuit, Pozzo regarde

le ciel et les deux personnages le

regardent eux-aussi sauf Lucky qui

264

s’est remis à somnoler. Pozzo s’en

apercevant, tire sur la corde et  il

lui dit :  “Veux-tu regarder le ciel,

porc ! ” Après avoir parlé avec ton

prosaïque et lyrique du temps et de

l’espace où ils se trouvent, Pozzo

finit par cette phrase : “C’est comme

ça que ça se passe sur cette putain de

terre”(52). Pozzo s’engage à parler à

Vladimir qui veut écouter le chant de

Lucky. Il dit à Vladimir que Lucky est

muet. Vladimir est étonné et demande

quelques fois pourquoi et depuis quand

Lucky est muet. Pozzo lui répond par

cette question : “Vouz n’avez pas fini

de m'empoisonner avec vos histoires de

temps ? C’est insensé! Quand! Quand!”

(126).

265

Pozzo expose des attitudes sadistes

contre son laquais Lucky: “En effet.

Mais au lieu de le chasser, comme

j’aurais pu, je veux dire au lieu de le

mettre tout simplement à la porte, à

coups de pied dans le cul (…)” (43).

“des coups de pied dans le bas-ventre

et au visage autant que possible”(123)

et il s’énorgueillit de ses possesions

et de ses caractères individuels :

“Ici ? Sur mes terres?” (31), “(…) me

faire la blague de tomber malade”(36).

Au temps où il parle, Vladimir

interrompt sa parole et Pozzo le

réprimande : “Ne me coupez pas la

parole!” (41). Pozzo aurait pu le

mettre Lucky à la porte en lui donnant

des coups de pieds à son cul et il

continue :“(…) je l’emmène telle est ma

266

bonté, au marché de Saint-Sauveur

(…)”(43).

Pourtant, Pozzo tombe dans la

sentimentalité puérile : Il fouille et

refouille quelque chose dans ses

poches, lève sa tête et dit à Vladimir

et Estragon : “Une véritable savonette,

messieurs, à secondes trotteuses. C'est

mon pépé qui me l'a donnée”(64).  Il

dit son bébé comme pépé qui a le sens

du grand père dans le langage

enfantin225.

De temps en temps, Pozzo étale sa

culture étendue. En montrant Lucky à

Vladimir et Estragon, il considère

Lucky comme : “Atlas, fils de Jupiter!”

(43). Il parle de Pan “Tout s’apaise,

je le sens. Une grande paix descend.

225 V. Micro Robert, Tome II, Paris, 1973, p. 778.267

Ecoutez (…) Pan dort”(49). Etant une

espèce d'historien-poète, il prononce

sa fausse poésie, son lyrisme

emphatique, sa sensibilité à la

lune(51-52). Il est capable pourtant de

pensées philosophiques : “Elles

accouchent à cheval sur une tombe, le

jour brille un instant puis c'est la

nuit à nouveau ” (126).

Lucky, dont le nom est donné par

antiphrase et aussi peut-être par un

calembour entre “laquais” et “Lucky”,

qui est désigné aussi d'un mot

inventé : “knouk”.

“Pozzo -J’ai pris un knouk (..)

Vladimir -Qu’est-ce que c’est, un

knouk ?

Pozzo -Vous n’etes pas d’ici. Etes-

vous

268

seulement du siècle ?

Autrefois on

avait des bouffons.

Maintenant on a

des knouks. ”226

Lucky prononce alors un discours

totalement incohérent. Son soliloque

long et incompréhensible manifeste le

sentiment typiquement beckettien de

l'impuissance du langage,

l’insuffisance et l’inadéquation de

l’écriture à représenter mimétiquement

la réalité dans le monde fictif des

personnages.

En fait, cet exercice bien souvent

purement gratuit de la langue prouve

son impuissance et son inanité : les

personnages étant prisonniers de

226 Ibid., pp. 45-46.269

l’incommunicabilité sont inaptes à

toute véritable communication. Même

s’ils se parlent, ils tiennent plutôt

un incessant monologue, pareil à celui

de Lucky lorsqu'on lui ordonne de

parler et que personne ne l'écoute227.

Ces personnages disent les mêmes

propos insensés. Ils parlent de la

pluie et du beau temps à bâtons rompus

pour passer le temps. A ce sujet Hasan

Anamur dit :

“La parole n'est pas un instrument de

communication chez Beckett- elle a

perdu de plus en plus ce caractère-

mais celui de tuer le temps. Les

personnages s'efforcent de remplir de

227 V. Ibid., p.59-62.270

paroles le temps entre la naissance

et la mort ”228.

La parole vaine pour les personnages

beckettiens est le seul recours pour

meubler le vide de l'existence. Elle

est l’ultime moyen de survie.

Dans En attendant Godot, toute

communication est illusoire et il faut

voir en cela l'échec du langage, des

rapports entre les êtres humains. Cet

échec torture les personnages tout au

long de la pièce. Toute somme, Sana

Tang et Léopold Wauters résument la

fonction du langage dans En attendant

Godot : “Cette pièce composée en 1952,

quinze ans avant que Beckett ne soit

couronné par le prix Nobel de228 Hasan Anamur, Beckett'le Godot'yu Beklemek in

Godot'yu Beklerken, Editions de Can, Istanbul, 1994,pp. 6-7.

271

littérature, est un tour de force qui

démontre les profondeurs que peut

atteindre un langage en apparence

absurde”229. Le langage rend absurde la

pièce.

IV.2-Les personnages

Le dramaturge traditionnel a créé des

types immuables que son lecteur ou son

spectateur considérait comme réels.

Certains personnages du théâtre

classique sont si établis et si

acceptés chez le public qu'une riche

mythologie de personnages dramatiques

s'est formée chez le public. Certains

personnages ont donné leur nom au

dictionnaire comme s'ils avaient été

des types invariables du point de vue

229 http://www.amazon.fr/En-attendant-Godot-Samuel-Beckett272

social et universel. D’après R.

Bourneuf et R. Ouellet, “(...) les

comédies de Molière avaient créé ou

imposé les types de Tartuffe,

d'Harpagon, de Don Juan (...) ”230. Tous

ces personnages s'enracinent très

profondément dans les milieux les moins

cultivés. Le mot “don juan” signifie le

séducteur; “le harpagon” l'avare; “le

tartuffe” l'hypocrite231.

Au XXe siècle, à peu près tous les

genres de la littérature contemporaine

se sont attaqués à ce type de

personnage au sens traditionel, non

pour le détruire mais pour le

dépersonnaliser. Le refus de la

psychologie se trouve dans l’anti-

230 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 13.231 V. Paul Robert, Le Petit Robert, Paris, Sociétédu Nouveau

Littré 1967, pp. 506-508, 827-1751.273

théâtre qui a donné une nouvelle

définition et une nouvelle forme au

personnage théâtral.

Les personnages devenus antihéros

opposés aux personnages classiques

n'ont pas de psychologie, ni

d'individualité au sens classique : ce

sont des ombres, des figures, des

incarnations d'une certaine condition

humaine. Les personnages se font sentir

seulement par leurs voix. Tout le texte

de Beckett est d'abord l'émergence des

voix des personnages qui ne cessent de

parler sur une certaine scène et dans

un certain espace.

Ces voix ne rompent pas le silence

universel qui les entoure, elles sont

là sur la scène. Elles parlent sans

cesse, mais elles ne disent rien, ne

274

proposent rien et ne racontent rien.

Dans En attendant Godot les personnages

sont des antihéros-marionettes qui

n’existent que par leur langage, par

leur solliloque et par leur dialogue.

Ils semblent vidés de tout contenu

psychologique. Ce qui est important

chez Beckett, ce n’est pas l’existence

des personnages mais c’est leur voix

qui contient directement et

indirectement un message qui varie

selon le point de vue du

spectateur/lecteur.

Toutes les pièces de Beckett

présentent des caractéristiques

communes, en particulier un nombre très

réduit de personnages. D'abord de cinq

personnages (En attendant Godot), il passe

à quatre personnages (Fin de Partie), puis

275

tombe finalement à un avec Actes sans

Paroles I et La dernière Bande. Le nombre

total des personnages beckettiens est

de vingt trois personnages.

Une autre particularité intéressante

des personnages beckettiens c'est la

présence fréquente des vieillards ou

des personnages âgés. “Les créatures

beckettiennes aimant à faire leur tour

sur leur passé, le choix des vieillards

fournit un recul plus grand et permet

de mieux mesurer la distance

parcourue ”232. Enfin, les personnages

masculins sont deux fois plus nombreux

que les personnages féminins. Selon

Emmanuel Jacquard, “ils vivent dans

une tour, dans une chambre ou dans un

232 Emmanuel Jacquard, Le théâtre de Dérision, Paris,Ed. Gallimard, 1974, p. 125.276

désert, passant leurs temps à remâcher

les mêmes supplices, ou à tourner en

rond ”233.

Les personnages dans En attendant Godot

sont l’antithèse des personnages du

théâtre traditionel. Les créatures

beckettiennes s'écartent aussi de la

vie normale dans la mesure où toutes

sortes d'infirmités les accablent.

Charles-Henri Favrod dit à ce sujet :

“Les personnages de Beckett sont des

êtres diminués, des épaves moribondes

(...) les êtres qui se ressassent en

interminables monologues oiseux ”234.

Si les personnages de Beckett parlent

beaucoup c'est parce qu’ils font une

succession d'interrogations,

233 Emmanuel Jacquard, Ibid., p. 125.234 Charles-Henri Favrod, EDMA, Théâtre , Paris,Ed. C.-H. Favrod, 1976, p. 67.

277

d'exclamations et de constatations sans

suite désarticulés pour meubler une

existence vide. C’est une existence qui

ne se soutient pas et qui n'est plus

soutenue que par une vapeur d'amitié235.

Le nombre des personnages dans En

attendant Godot est réduit: un personnage

invisible et cinq personnages visibles.

Le personnage invisible, c'est Godot

qui est le personnage principal. Les

cinq personnages visibles en scène sont

Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky et un

garçon.

IV.2.1-Le personnage invisible Godot

Qui est le personnage principal Godot

qui donne son nom au titre de la pièce

théâtrale?

235 V.http://www.philagora.net/amitie/godot1.htm278

Pierre Melese énumère les

spéculations et les commentaires

concernant l’origine du nom de Godot:

“On a beaucoup épilogué sur le nom de

Godot. Certains ont rapproché ce nom

et la situation générale d'un nom et

d'une situation approximativement

analogues dans une comédie de Balzac,

publiée 1851, Mercadet: il y est

question en effet d'un M. Godeau,

disparu depuis des années, et dont on

espère le retour pour sauver la

situation financière de M. Mercadet;

l'arrivée éventuelle de M. Godeau est

l'événement ardemment attendu dont on

parle à plusieurs reprises ”236.

Le rapprochement entre M. Godeau de

Balzac et Godot de Beckett est un sujet

236 Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed. Seghers,1966, p. 36.

279

frappant qui ne serait pas seulement

une coïncidence, parce que l'espoir

d'attendre Godot dans la pièce de

Beckett comme celle de Balzac est un

fait ardemment attendu pour sauver

miraculeusement la situation tragique.

D'après Pierre Melese, “Beckett(est)

tributaire, et même plagiaire de

Balzac. Ce n'est pas sérieux. Il serait

plus logique (...) de rattacher le nom

de Godot à la racine de God (Dieu, en

anglais) augmentée d'un suffixe

diminutif ”237. Jean-Jacques Mayoux,

écrit dans un article des Etudes

anglaises: “le mot Godo” est de

l'irlandais parlé pour God ”238. C.

Chadwick, soucieux d'étymologie,

237 Pierre Melese, Ibid., p. 36.238 Jean-Jacques Mayoux, Etudes anglaises, Tome X,1957, pp. 35, cité par Pierre Melese, Ibid., p. 36.

280

rattache le mot Godot à divers mots

français qu'un français moyen a peine à

définir: “godailler” (se livrer à la

boisson), “godenat” (vilaine petit

homme), “godichon” (lourdaud): Godot

serait ainsi l'esprit du mal et de la

bêtise, et même de la brutalité 239. Il

est vrai que, pour C. Chadwick, Godot

est matérialisé par Pozzo. Le texte est

prêt à cette hypothèse. Pour nous, il

est convenable de rattacher le nom de

Godot à la racine de God en prenant le

contenu du texte d’ En attendant Godot en

considération.

Quand Pozzo est entrée en scène, les

deux personnages Vladimir et Estragon

s'engagent à discuter qui est Godot.

239V. C. Chadwick, Symposium, hiver, 1960,pp. 252-258, cité par Pierre Mélèse, Ibid.,p. 36.

281

“Estragon -C'est lui?

Vladimir -Qui?

Estragon -Voyons...

Vladimir -Godot?

Estragon -Voilà

Pozzo -Je me présente: Pozzo

Vladimir -Mais non.

Estragon -II a dit Godot.

Vladimir -Mais non.

Estragon -Vous n'êtes pas

monsieur Godot,

monsieur? ”240

Pozzo dit d'une voix terrible qu'il

est Pozzo et qu'il n'est pas Godot.

“Pozzo -Qui est Godot?

Estragon -Godot?

240 Ibid., p. 29.282

Pozzo -Vous m'avez pris pour

Godot ”241.

Pozzo insiste sur l'identité de

Godot. Vladimir dit qu'elle est une

connaissance. Estragon dit que cette

erreur vient de l'obscurité, de la

fatigue et de l'attente242.

Lorsque Pozzo est entré de nouveau au

seconde acte, la première parole

d'Estragon sera: “C'est Godot?” répété

deux fois sans que Vladimir y prête

attention.

“Estragon -Je ne savais que

c'était lui.

Vladimir -Qui?

Estragon -Godot.

241 V. Ibid., p. 30.242 V. Ibid., pp. 30-31.

283

Vladimir -Mais ce n'est pas

Godot?

Estragon -Ce n'est pas Godot?

Vladimir -Ce n'est pas Godot.

Estragon -Qui c'est alors?

Vladimir -C’est Pozzo.

Pozzo -C’est moi ! C’est moi !

Relevez-moi !

Vladimir -Il ne peut pas se

relever ”243.

Quand ils se sont rendus compte que

Pozzo n’est pas Godot, ces deux

personnages Vladimir et Estragon

recommencent à attendre Godot et

prononcer ce dialogue répétitif:

“Estragon -Allons-nous en

Vladimir -On ne peut pas.

243 Ibid., p. 109.284

Estragon -Pourquoi?

Vladimir -On attend Godot ”244.

Cet espoir d'attendre et de voir

Godot est chaque fois détruit par

l'arrivée du garçon qui annonce que

M.Godot ne viendra pas ce soir-là, mais

demain245.

M. Chadwick fait remarquer :

“En attendant Godot serait une pièce

symbolique. Dans cette pièce, Beckett

aurait voulu exposer l'histoire de

l'humanité attendant éternellement

qu'un Dieu lui apporte le salut, mais

attendant en vain, car Dieu serait un

tyran malveillant, jouant avec

l'homme comme le chat avec la souris,

totalement indifférent au sort de ses

244 Ibid., pp. 67, 100, 118, 131.245 V. Ibid., pp. 71-129.

285

créatures, distribuant ses bienfaits

au hasard ”246.

Vladimir s'engage à parler au garçon

à propos de l’attitude de Godot:

“Vladimir -II ne te bat pas?

Garçon -Non monsieur, pas moi.

Vladimir -Qui est-ce qu'il bat?

Garçon -II bat mon frère, Monsieur.

Vladimir -Pourquoi il ne te bat

pas toi?

Garçon -Je ne sais pas monsieur.

Vladimir -II doit t'aimer.

Garçon -Je ne sais pas monsieur ”247.

Au second acte, le garçon revient

auprès des personnages Vladimir et

Estragon avec qui il échange à peu près246 C. Chadwick, Symposium, hiver 1960, pp.252-258, cité par Pierre Mélèse, Ibid., p. 36.247 Samuel Beckett, Ibid., p.71.286

les mêmes propos. Il décrit Godot comme

un vieillard à la barbe blanche, qui

ressemble au père Noël ayant aussi une

barbe blanche. Vladimir et Estragon ne

savent pas à quoi et à qui ressemble le

fameux Godot. Ils ne l’ont donc jamais

vu, jamais rencontré. Le petit messager

leur apprend certaines choses sur Godot

: il vit sur ses terres, il a une barbe

blanche, il est un maître capricieux.

Un dialogue se passe entre le garçon et

Vladimir à ce sujet :

“Vladimir -Qu’est-ce qu’il fait,

monsieur

Godot?(...)

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -Et alors ?

Garçon -Il ne fait rien,

monsieur(...).

287

Vladimir -II a une barbe,

Monsieur Godot?

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -Blonde ou... (il

hésite)... ou noire?

Garçon -Je crois qu'elle est blanche

monsieur ”248.

Cette description confirme celle de

Lucky :

“(...) un Dieu personnel quaquaquaqua

à barbe blanche quaqua hors du temps

de l'étendue qui du haut de divine

apathie sa divine athambie... nous

aime bien ”249. 

Cette description est l'image

traditionnelle d'un Dieu le père chez

les chrétiens. Selon la plupart des

248 Ibid., p. 130.249 S. Beckett, Ibid., p. 59.288

commentateurs il s’agit des

connotations bibliques concernant ce

passage: la barbe blonde désignerait le

Christ, la barbe noire Satan, la barbe

blanche Jahvé (Dieu terrible de

l’Ancien Testament). L’interprétation

d’autant plus séduisante que Godot, qui

bat l’un des frères mais pas l’autre,

affiche le comportement capricieux du

Dieu de l’Ancien Testament250.

Vladimir et Estragon sont toujours à

l'espoir de voir ce Dieu: Estragon

s'adresse au Dieu avec désespoir:

“Dieu, aie pitié de moi ”251.

Ils espèrent le salut de Dieu:

“Estragon -Et s'il vient ?

Vladimir -Nous serons sauvés”252

250 V.http://www.univ-lille3.fr/ufr/angellier/bibangellier/ ressources articlegauer godot. htm, p. 5.251 Ibid., p. 108.252 Ibid., p. 133.

289

La pièce est basée sur l'espoir de

l’arrivée de Godot qui pourrait

apporter le salut. Mais Vladimir et

Estragon sont lassés et énervés de

cette attente absurde. L'attente

comprend l'ennui et l'angoisse. Ils ne

peuvent qu'attendre et essayer de

passer le temps. L'essentiel pour eux

est de se trouver là. Attendre, c'est

exister, c'est accepter à la fois la

vie et la mort.

Le sujet principal d’En attendant Godot

n’est pas Godot, mais l’attente : en

rompant avec la tradition théâtrale

réaliste et psychologique, Beckett

parvient à explorer un comportement

humain : l’attente qui est le leitmotiv

de la pièce. Il ne lui donne pas un

290

caractère à être identifié par le

spectateur.

Après avoir traité le personnage

principal Godot, on peut exposer les

autres personnages visibles en scène.

IV.2.2-Le couple Vladimir et Estragon

Ce sont des hommes âgés, des

clochards, des paumés, que définit le

lien d'amitié vague; le fait qu’ils

attendent un certain Godot qui ne vient

jamais, fonde la relation d’amitié

entre eux. Ils sont deux personnalités

qui se complètent. Vladimir est plus

réaliste qu'Estragon qui, de son côté,

est le véritable déchet humain. “Il fut

poète” dit-il dans sa jeunesse; mais

déçu par la vie, réduit à la misère, il

n'est plus qu'un être soumis à ses

291

instincts élémentaires, qui ne songe

qu'à manger et à dormir253. Estragon dit,

en mangeant sa carotte qu'il aime moins

alors que Vladimir aime les objets à

mesure qu'il s'y habitue. Estragon est

inconstant alors que Vladimir est

persévérant. Celui-là est un rêveur;

celui-ci est réaliste et il ne peut pas

supporter à parler des rêveries.

En réalité, Vladimir et Estragon sont

les deux parties contrastées d'un seul

être. Ils sont l’incarnation de la

dualité entre le corps et l’esprit,

entre la raison et l'instinct, entre la

volonté et la soumission.

Vladimir et Estragon représentent les

deux personnages de différents

253 V. Pierre Melese, Ibid., p. 32. 292

caractères. A ce sujet, Pierre Melese

dit :

“Le premier est intelligent,

spirituel, caustique apte à mener

l'intrigue; le second est sot,

balourd tenant le rôle de ce qu'en

langage de théâtre, on nomme le

"faire valoir". Estragon est le

matérialiste incapable de se séparer

de Vladimir l'intellectuel,

l'idéaliste qui le domine ”254.

Vladimir se souvient des événements

passés tandis qu'Estragon n'a pas une

bonne mémoire, c'est-à-dire un

oublieux. Celui-ci dit: “Je suis comme

ça. Ou j'oublie tout de suite

(...) ”255. Estragon aime à raconter des

récits comiques; Vladimir ne les aime

254 Pierre Melese, Ibid., p. 33. 255 Samuel Beckett, Ibid., p.85.

293

pas. Estragon est toujours septique et

oublie de temps en temps le nom de

Godot. C'est Vladimir qui dit toujours

que Godot viendrait et changerait leur

situation misérable; c'est lui qui

parle au garçon annonçant que Godot

viendrait. Le contraste entre les deux

personnages est la cause de leur

dispute interminable et suscite leur

séparation. Néanmoins, ils sont

dépendants l'un à l'autre à cause de

leur personnalité différente et ils

sont obligés de cohabiter.

Les noms de ces personnages changent

au cours de l'action. Ce fait est

nouveau dans le domain du théâtre. Cela

nous montre la désincarnation des

personnages. Leur identité devient de

plus en plus flou dans la progression

294

de l’intrigue. Le nom traditionnel des

personnages perd son importance chez

l’anti-héros de l’anti-théâtre.

Le garçon annonciateur de Godot

appelle Vladimir comme Monsieur Albert.

Quand le garçon s'adresse à Vladimir en

l'appelant “Monsieur Albert”, celui-ci

ne conteste pas et il l’accepte.

“Garçon -Monsieur Albert

Vladimir -C’est moi”256.

Quand Pozzo demande à Estragon quel

est son nom, il répond sans hésitation:

Catullus257. Vladimir appelle Estragon

comme Didi. Estragon appelle Vladimir

comme Gogo.258 Le nom qui avait beaucoup

d'importance pour le héros du théâtre

traditionnel afin de déterminer son

256 Ibid., p. 68.257 V. Ibid., p. 51.258 V. Ibid., p. 106.

295

identité dans la vie sociale, n'a plus

d'importance pour l'anti-héros

théâtral. A ce sujet, Robbe-Grillet

dit : “Beckett change le nom et la

forme de son héros dans le cours d'un

même récit ”259. Le changement de nom

des pesonnages dans la progression de

l’intrigue nous montrent que les

personnages ne jouent pas un grand rôle

dans l’anti-théâtre du point de vue

sociologique et psychologique.

IV.2.3-Le couple de Pozzo et de Lucky

De même, les autres personnages Pozzo

et Lucky sont des personnalités qui se

complètent. Ils “sont moins des

caractères que des instruments

259 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman,Paris, Ed. de Minuit, 1963, p. 33.296

nécessaires au développement du thème

de l'attente ”260. Mais leur relation

est au niveau plus primitif que celle

de deux clochards.

Pozzo est un maitre sadiste; Lucky

est un esclave docile. Dans le premier

acte, l'entrée terrifiante de Pozzo

fait de lui un type ayant le pouvoir

brutal. Son attitude hautaine envers

Vladimir et Estragon est orgueilleuse

dans le premier acte; il s'abaisse

ensuite à une politesse au seconde

acte. Monstrueusement égoïste, il

semble gras et gros sous les yeux

avides des deux clochards misérables.

Il ne leur offrira que l'aumône

dérisoire de ces misérables qui sont

toujours dans l’espoir de trouver le

bonheur et le paradis perdu. C’est pour260 Pierre Melese, Ibid., p. 33.

297

cette raison que ces deux misérables

prennent Pozzo pour Godot parce que

celui-là a l’air puissant et dominant.

Lucky porte les objets de Pozzo et

accomplit tout de suite ce que celui-ci

ordonne. En vérité, Lucky enseigne les

valeurs suprêmes de la vie à Pozzo:

“Sans lui (Lucky) je n'aurais jamais

pensé, jamais senti, que des choses

basses, ayant trait à mon métier de-peu

importe. La beauté, la grâce, la vérité

de première classe (...) ”261. Pozzo et

Lucky représentent la relation entre la

volonté et la raison, entre l'instinct

et la pensée, entre le sprituel et le

matériel262. Sans Lucky on ne

261 Beckette, Ibid., p. 45.262 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro (Le Théâtre del’Absurde) p. 44.298

comprendrait jamais la puissance de

Pozzo.

Pozzo et Lucky sont le témoignage de

l'inégalité des conditions sociales

entre les hommes alors que Vladimir et

Estragon sont liés l'un à l'autre par

la nécessité de s'organiser contre la

solitude:

“Vladimir -Tu es difficile à vivre

Gogo.

Estragon -On ferait mieux de se

séparer.

Vladimir -Tu dis toujours ça. Et

chaque fois tu

reviens ”263.

Malgré son égoïsme, Pozzo éprouve le

besoin d'une sorte de chaleur humaine

263 S. Beckett, Ibid., pp. 86-87.299

que lui apporteraient ces hommes

misérables qu'il méprise.

“Pozzo -Voilà qu'il m'adresse à

nouveau la

parole! Nous finirons par

nous prendre

en affection.

Estragon -Pourquoi ne dépose-t-il

pas ses

bagages?"264

Pozzo -Moi aussi je serai heureux

de le

rencontrer. Plus je rencontre

de gens, plus je suis

heureux. Avec la moindre

créature, on s'instruit, on

s'enrichit, on goûte mieux

son bonheur. Vous-mêmes (...)264 Les bagages de Pozo que Lucky porte.300

vous-mêmes, qui sait, vous

m'aurez peut-être quelque

chose ”265.

Pozzo qui est brutal et hautain au

premier acte, devient aveugle,

disgracié et appelant au secours au

second acte. Il n'est plus qu'un

incapable et impotent à cause d'avoir

perdu le sens de vision.

“Pozzo -Au secours!

Estragon -Nous naissons tous

fous. Quelques-uns

le demeurent.

Pozzo -Au secours, je vous donnerai

de

l'argent!”266

265 S. Beckett. Ibid., p. 39.266 Ibid., pp. 112-113.

301

Après avoir fait la marchandise avec

Estragon en augmentant la somme: deux

cents, trois cents, quatre cent, pour

se délibérer de la situation ténébreuse

Pozo dit:

“Pozzo -C’est moi! C’est moi!

Pitié!

Estragon -C’est dégoûtant ”267.

Estragon est déçu devant

l’impuissance de Pozzo qu’il a déjà

magnifié et déifié. Il se dégoute de

Pozzo devenu impuissant et nécessiteux.

Après une longue conversation, Vladimir

et Estragon aident Pozzo à se lever.

Pozzo reste debout entre les deux,

pendu à leur cou. Bien que Pozzo soit

faible, il traite mal Lucky et il n'a

pas perdu son inhumanité :

267 Ibid., pp. 114-115.302

“Pozzo -Eh bien qu'il tire d'abord

sur la corde, en faisant

attention naturellement à ne

pas l'étrangler... il lui

donne des coups de pied, dans

le bas-ventre et au visage

autant que possible”268.

Mais l'ironie du sort nous montre que

Pozzo, maître tyran de Lucky est

désormais à la pitié de celui-ci.

Malgré cela, Pozzo ne renonce pas à

maltraiter son valet Lucky.

Dans En attendant Godot, on voit le

comique outré dans les attitudes et les

gestes des personnages et aussi dans le

dialogue entre les deux personnages

clochards Vladimir et Estragon. Leurs

répliques se succèdent du tic au tac,

268 Ibid., p. 123.303

comme les échanges de claques entre

pitres269.

“Vladimir -Dis je suis content.

Estragon -Je suis content .

Vladimir -Moi aussi.

Estragon -Moi aussi.

Vladimir -Nous sommes contents.

Estragon -Nous sommes

contents ”270.

Comme le clown traditionnel, Estragon

prend l'accent anglais dans un air

ironique: “Les Anglais disent câââms ”271.

Comme au cirque ces procédés font

penser à une commedia dell'arte où les

personnages semblent dire à

l'improviste leurs répliques plutôt que269 Voir Pierre Melese, Ibid., p. 43.270 Samuel Beckett, Ibid., p. 84.271 Ibid., p. 20.304

de réciter un texte écrit. Il s’agit de

la même chose dans le théâtre turc

appelé “tuluat” où chaque acteur dit  à

l'improviste des répliques selon son

aptitude et sa capacité.

Ces répliques dites à l'improviste

montrent que la simultanéité domine

chez Beckett.

“Estragon -Ce n'était pas si mal

comme petit

galop.

Vladimir -Oui mais maintenant, il

va falloir , trouver

autre chose.

Estragon -Voyons.

Vladimir -Voyons.

Estragon -Voyons ”272.

Dans une autre réplique,272 Ibid., p. 91.

305

“Estragon -Qu’est-ce qu’on fait

maintenant

Vladimir -En attendant.

Estragon -En attendant ”273.

Comme dans la farce ou la

comédie, Beckett abandonne Vladimir et

Estragon à parler à leur fantaisie et

leur gré. La fiction théâtrale est

tournée en dérision et semble abolie

dans cette scène:

“Vladimir -En effet, nous sommes

sur un plateau.

Aucun doute, nous sommes

servis sur

un plateau.

Estragon -On vient par là aussi.

273 Ibid., p. 107.306

Vladimir -Nous sommes

cernés ” 274.

Ces propos choquent le spectateur qui

regarde le spectacle et détruisent la

ficticité théâtrale. Les personnages se

prennent si peu au sérieux qu'ils se

jouent eux-mêmes la comédie. Ils ne

donnent pas l'air de jouer un texte

écrit. Pozzo veut attirer l'attention

des spectateurs:

“Tout le monde y est?(...)

Tout le monde me regarde?(...)

Tout le monde m'écoute? (...)

Tout le monde est prêt? ”275

Le fait que Pozzo s'adressant au

public pose ces questions, bouleverse

la convention traditionnelle du théâtre

274 Ibid., p. 104.275 Ibid., pp. 40-41.

307

classique et détruit la ficticité que

voulait réaliser le dramaturge

classique dans son monde fictif. Ce

dialogue suivant entre Vladimir et

Estragon détruit aussi la ficticité

théâtrale:

“Vladimir -On se croirait au

spectacle.

Estragon -Au cirque.

Vladimir -Au music-hall.

Estragon -Au cirque ”276.

Pozzo fait la description lyrique du

ciel dans la nuit:

“-Ah oui, la nuit (...) Mais soyez un

peu plus attentifs, sinon nous

n'arrivons jamais à rien (Regarde le

ciel). Regardez.

276 Ibid., pp. 47-48.308

(...) Qu'est-il a de si

extraordinnaire? En tant que ciel? Il

est pâle, et lumineux, comme

n'importe quel ciel à cette heure de

la journée(...) Dans ces latitudes

(...) Quand il fait beau, (sa voix se

fait chantante) II y a une heure

(...) environ (...) après nous avoir

versé depuis (...) mettons dix heures

du matin (le ton s'élève) sans faiblir

des torrents de lumière rouge et

blanche, il s'est mis à perdre de son

éclat, à pâlir, toujours un peu plus,

jusqu'à ce que (pause dramatique, large

geste horizontal des deux mains qui s'écartent)

vlan!(...).

-Mais derrière ce voile de douceur

et de clame (...) la nuit galope

(...) et viendra se jeter sur nous

309

(...) pffft! Comme ça -(l'inspiration le

quitte) au moment où nous nous y

attendrons le moins. (Silence. Voix

morne) C'est comme ça que ça se passe

sur cette putain de terre ”277.

Après la description lyrique,

l'inspiration quitte Pozzo. Il

interroge les idées et les impressions

de Vladimir et celles d'Estragon sur la

description qu’il a faite :

“Pozzo -Comment m'avez-vous trouvé?

(...) Bon? Moyen? Passable?

Quelconque? Franchement

mauvais?

Vladimir -Oh, très bien, tout à

fait bien.

Estragon -Oh très bon, très très

très bon.

277 S. Beckett, Ibid., pp. 51-52.310

Pozzo -Merci, Messieurs (...) J'ai

tant de

besoin d'encouragement.(...)

J'ai un

fait faibli sur la fin. Vous

n'avez pas

remarqué?

Vladimir -Oh peut-être un tout

petit peu.

Estragon -J'ai cru que c'était

exprès.

Pozzo -C’est que ma mémoire est

défecteuse ”278.

Estragon et Vladimir trouvent le

lyrisme de Pozzo tout naturel afin de

l’attester seulement. En vérité,

Beckett se moque ironiquement du

278 Ibid., pp. 52-53.311

lyrisme et de l’illusionisme de la

fiction théâtrale.

Dans En attendant Godot, il s'agit de la

stagnation des actions des personnages.

Il n' y a aucune progression ni dans

leurs actes ni dans leurs caractères.

Estragon s'occupe de ses chaussures,

Vladimir de son chapeau; Lucky s'occupe

des objets qu'il porte, dépose et

reprend. Ils font des répétitions des

répliques identiques comme au premier

acte. Tout cela ne mène à rien, car

rien n'arrive et toute l'action est

basée sur le même espoir: attendre

Godot. Quant à la stagnation des

caractères, aucune évolution

psychologique ne se montre chez les

deux clochards Vladimir et Estragon. De

même, ces deux personnages

312

misérablement vêtus sont accablés par

la même misère et la même souffrance.

IV.2.4- Présences et absences des

personnages

En attendant Godot est composée d'une

alternance de présences et d'absences

des personnages en scène. Les présences

et les absences des personnages, c'est-

à-dire leurs entrées et leurs sorties

en scène se rapportent au lieu et au

temps scéniques. Pour l'analyse

dramaturgique, le tableau de présence

est un outil magnifique de

visualisation des éléments de la

composition dramatique.

Dans une perspective de Hegel, le

langage est finalement une dialectique

de la présence-absence. L’action dans

En attendant Godot oppose la présence

313

physique des personnages visibles dont

les corps sont en scène, à l’absence

de Godot invisible dont le corps n’est

pas en scène. Elle se déroule dans

cette perspective de présence-absence.

La lecture d’En attendant Godot nous mène

aux problèmes délibérément insolubles:

une non-structure théâtrale au sens

classique, une incohérence fondamentale

d’un scénario de base, une attente

inlassablement continuelle du

mystérieux Godot dont l’identité n’est

pas complètement connu.

Les deux vagabonds Vladimir et

Estragon ont-ils rendez-vous avec

Godot? Ils le disent. Ils le répètent

toujours. Est-ce qu’ils ont rencontré

Godot? Non. C’est par le message d’un

jeune garçon qu’ils savent seulement

314

l’existence de Godot. Ils l’attendent

toujours. Mais le désespoir causé par

le fait que Godot ne viendrait pas,

celui de ne pas le voir les mènent au

projet de suicide. Les deux personnages

imaginent toujours de se suicider

depuis le début de la pièce jusqu’à sa

fin. Vladimir ne cache jamais qu’il

veut se suicider. Il résiste également

à cette pensée de suicide en se

convainquant.

Vladimir dit à Estragon :

“J’ai longtemps résisté à cette idée,

en me disant, tu n’as pas encore tout

essayé. Et je reprenais le

combat ”279.

Après quelques pages, Vladimir

imagine encore de se suicider :

279 S. Beckett, En attendant Godot, p. 9.315

“La main dans la main on se serait

jeté en bas de la tour Eiffel parmi

les premiers. On portait beau alors.

Maintenant il est trop tard. On ne

nous laisserait même pas monter ”280.

Le renoncement au suicide par des

prétextes médiocres que la corde est

absente et que la ceinture est courte,

suit continuellement au projet de se

suicider toujours. Le projet de suicide

serait résolu par une attente

inlassablement continuelle du

mystérieux Godot qui ne vient pas. Avec

quoi vont-ils se pendre ? Avec une

corde. Mais l’absence de la corde

nécessaire pour se pendre fait

renoncer au suicide. Ce prétexte simple

et médiocre évoque que, selon la

philosophie existentialiste, la vie est280 Ibid., p.11.316

absurde et qu’elle n’est pas digne de

se suicider.

Les personnages Estragon et Vladimir

discutent ce fait comme suivant :

“Estragon -Viens voir (...) Et si

on se pendait?

Vladimir -Avec quoi?

Estragon -Tu n'as pas un bout de

corde?

Vladimir -Non.

Estragon -Alors on ne peut

pas ”281.

Ces deux personnages vagabonds

continuent à vivre puisque la corde est

absente. C’est ainsi qu’ils sont

présents là et mènent leur vie tragique

et dramatique.

281 Ibid., p. 132.317

A la fin du second acte, les

personnages vagabonds ne savent même

pas à quoi ressemble le mystérieux

Godot qui est absent là. Ils ne l’ont

jamais vu, jamais rencontré.

“Vladimir -Il a une barbe,

monsieur Godot?

Garçon -Oui, monsieur.

Vladimir -Blonde ou. (Il

hésite) ...ou noire ?

Garçon -Je crois qu’elle est

blanche,

monsieur ”282.

Ce dialogue de Vladimir avec le petit

messager garçon nous donne certains

renseignements sur Godot: il vit sur

ses terres, il a une barbe blanche, il

est un maître capricieux. Il s’agit de

282 Ibid., p. 130.318

la suggestion d’un vertige atroce à

laquelle n’échapperait personne, ni

Godot, ni le couple vagabond Vladimir

et Estragon, ni le couple maître-

esclave, Pozzo et Lucky. Mais qui nous

dit que ce petit messager n’est pas

aussi un petit menteur?

L’unique cohérence d’En attendant Godot

ne tient finalement que dans la réalité

concrète, incontournable, du fait théâtral :

il y a une scène et une salle, des

spectateurs et des acteurs. L’action se

déroule entre la scène et la coulisse,

entre les acteurs représentant des

personnages fictivement crées et les

spectateurs qui seraient conscients de

regarder un spectacle. Ceux-ci

pourraient comprendre que la pièce

jouée en scène n’est qu’un jeu et un

319

mensonge. C’est ainsi que l'illusion et

la ficticité théâtrales seront

détruites et brisées pour éviter de

duper le lecteur ou le spectateur.

En somme, En attendant Godot n’est rien

d’autre qu’une pièce sur la

représentation d’une pièce, une non-

pièce en deux mots, c’est-à-dire le

théâtre du théâtre qui remet ironiquement et

satiriquement en problématique les

conventions traditionnelles du théâtre

classique.

Comme on l’a quelques fois dit, En

attendant Godot conserve l'aspect général

et les cadres principaux du théâtre

classique: c'est un ouvrage

d'imagination créé par Beckett, qui

nous présente des personnages

fictivement créés comme Estragon,

320

Vladimir, Pozo et Lucky et qui nous

raconte leur histoire. Mais Beckett l’a

rédigée pour tourner en ridicule le

théâtre traditionel, ses éléments

constitutifs et ses conventions

classiques. Toutefois, dans cette pièce

anti-théâtrale il existe une scène, un

décor et des acteurs. Il y a aussi du

texte, du langage autrement dit de ce

langage qui, selon Beckett, est bien

plus que le rire.

“Vladimir -On n’ose même plus

rire.

Estragon -Tu parles d’une

privation ”283.

Si l’on prend la perspective

hégélienne en considération, il

convient de considérer que le langage

283 Ibid., p. 13.321

ne représente les choses, en bref les

existants dans le monde: bien au

contraire, il les anéantit en les

laissant dans le néant. Et

effectivement, Vladimir et Estragon se

révèlent hégéliens dès lors qu’ils

parlent de l’arbre du décor :

“Estragon -Qu’est-ce que c’est ?

Vladimir -On dirait un saule.

Estragon -Où sont les feuilles ?

Vladimir -Il doit être mort.

Estragon -Finis les pleurs.

Vladimir -À moins que ce ne soit

pas la saison.

Estragon -Ce ne serait pas plutôt

un arbrisseau ?

Vladimir -Un arbuste.

Estragon -Un arbrisseau.

322

Vladimir -Un (...) ”284.

Il est inutile de préciser que

l’arbre en question n’a strictement

rien à voir, ni avec un saule, ni un

arbuste ni un arbrisseau. En fait, le

mouvement du dialogue ici est double:

d’une part, il évacue la chose réelle

(l’arbre sur la scène) et d’autre part,

il présente un arbre fictif (“saule”,

“arbuste”, “arbrisseau”). Pour faire

bonne mesure, il conviendrait sans

doute que les acteurs échangent ces

répliques sans même regarder l’arbre.

Celui-ci d’ailleurs se révélera

parfaitement inutile dans la pièce,

comme le souligne Vladimir :

“Décidément cet arbre ne nous aura

284 Ibid., p. 17.323

servi à rien ”285. En somme, la nature

entière ne sert à rien.

Mais si le langage a pour propriété

d’absentifier la présence, il a

également celle de présentifier

l’absence. Godot n’est pas sur scène.

Godot est fondamentalement absent. Mais

il est présent ou omniprésent même par

le langage c’est-à-dire le discours des

personnages: il est présent dans

l’absence. Godot qui est la troisième

personne dans le discours des

personnages, est la personne absente.

Il y a une certaine période au début

où Godot n’est ni absent ni présent. En

d’autres termes, la pièce s’ouvre sur

un “avant Godot” (qui dans le texte

couvre une demi-douzaine de pages) où

285 Ibid., p. 105.324

les personnages sont présents et où ils

causent vaguement de ceci et de cela,

ses petites misères, le péché d’être

né, les incohérences des Saintes

Écritures, jusqu’à ce qu’interviennent

les fameuses répliques qui deviendront

le leitmotiv de la pièce :

“Estragon -(...) Allons-nous-en.

Vladimir -On ne peut pas.

Estragon -Pourquoi ?

Vladimir -On attend Godot ”286.

Mais le projet d’“attendre Godot” est

encore significatif à un autre égard :

car il vise à dépasser la contingence

fondamentale, en fournissant aux deux

vagabonds un enracinement dans l’espace

et le temps.

286 Ibid., p. 16.325

Comme toujours chez Beckett, les noms

propres sont loin d’être là. L’état

civil du personnage est toujours entre

deux noms comme d’autres entre deux

choses: Estragon-Gogo287 ;Vladimir-

Didi ; “Monsieur Albert-le petit

messager Garçon”288, Pozzo-Bozzo-Gozzo.

Godot lui aussi n’échappe pas à ce

vertige de l’incertitude:

successivement “Godet... Godot...

Godin... ”289 dans la bouche de Pozzo.

Tous les noms ne sont qu’un nom

multiplié, de même que tous les jours

sont le même jour à quelques variantes

près. Seul Lucky a le bonheur de

posséder une identité en propre, c’est-

à-dire un vrai nom. Il se révèle

287 Ibid., p. 51.288 Ibid., p. 68.289 Ibid., p. 39.326

totalement antinomique à l’état du

personnage convenable aux conventions

du théâtre traditionnel.

En declarant ses idées sur les

personnages d’En attendant Godot, Giorgio

Strehler touche à ce sujet que

l'histoire des mises en scène montre

que les clochards métaphysiques

intemporels et désincarnés n'ont cessé

de se rapprocher de nous, pour devenir

nos intimes et nos contemporains. Et ce

qui nous frappe chez ces vagabonds,

c'est leur inépuisable énergie: à

l'image de tout le théâtre de Beckett,

En attendant Godot représente à sa façon le

triomphe de la vie290.

290 V. http://www.priceminister.com/offer/buy/295563/Satge-Alain-Etudes-Litteraires-T-63-Samuel-Beckett-En-Attendant-Godot-Livre.html

327

Dans En attendant Godot, les personnages

sont réduits à leur seule sincérité.

Les spectateurs regardent ces

personnages pitoyables dans leur

misère, dans leur angoisse et dans leur

attente. Les personnages simples ne

savent plus qu'être des êtres humains.

Etant des êtres humains, ils se rendent

compte de l'échec de chaque instant, de

chaque espoir, de chaque sentiment291.

Pozzo dit à Vladimir et Estragon qu'ils

sont des êtres humains292. Vladimir dit

lui aussi: “Nous sommes des hommes ”293.

Ils sont toujours déçus. Derrière leur

existence, il y a le vide, l'absurde et

le néant. Ils sont victimes de leur

291 V. Gaël Leveugle, http: II perso.worldonline fr/w/GODOT.

htm. pp. 1-2.292 V. Samuel Beckett, Ibid., p. 30.293 Ibid., p. 115.328

propre condition humaine. Leur

existence est tragique. Ils ont été

frappés par la vie en venant au monde

et pourtant ils ont lutté contre la vie

absurde. Ils ont toujours échoué. S'ils

n'étaient pas morts, c'est parce que le

suicide leur a refusé.

IV.3-Le temps et l’espace

La notion de temps et d’espace dans

En attendant Godot est floue et imprécise.

La conception spatio-temporelle de

Samuel Beckett est plus différente que

celle du dramaturge classique. Chez

Beckett une action discontinue et

stagnante passe dans un temps indéfini

et dans un lieu indéterminé. Selon

Bernard Dort “En attendant Godot est

l'envers d'une pièce classique: les

329

unités respectées en apparence

sensible, les notions opposées, temps

indéfini, lieu indéterminé, action

discontinue ”294. Les êtres sont

comprimés, usés, serrés et vieillis par

l’écoulement mortel et le broyage du

temps. Pourtant, il passe d'autant

moins vite qu'on n'a aucun repère

précis pour mesurer cet écoulement :

“Vladimir -Est-ce que j'ai dormi

pendant que les autres souffraient?

Est-ce que je dors en ce moment?

Demain, quand je croirais me

réveiller, que dirai-je de cette

journée? Qu'avec Estragon mon ami, à

cet endroit, jusqu'à la tombée de la

294 Bernard Dort, Les Temps Modernes, Mai 1953, p.1843. Cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, pp. 30-31.330

nuit, j'ai attendu Godot? Que Pozzo

est passé et qu'il nous a parlé?

Sans doute. Mais dans tout cela qu'y

aura-t-il de vrai? Lui ne saura

rien. Il parlera des coups qu'il a

reçus et je lui donnerai une

carotte. A cheval sur une tombe et

une naissance difficile. Du fond du

trou, rêveusement, le fossoyeur

applique ses fers. On a le temps de

vieillir. L'air est plein de nos

cris. Mais l'habitude est grande

sourdine. Moi aussi, un autre me

regarde, en se disant, il dort, il

ne sait pas qu'il dorme. Je ne peux

pas continuer. Qu'est-ce que j'ai

dit? ”295.

Il faut faire passer le temps. Les

personnages Vladimir et Estragon se295 Samuel Beckett, Ibid., p. 128.

331

plaignent de la longueur de la vie et

aspirent à la mort.

Le temps est incertain : Vladimir et

Estragon ne sont jamais capables de

trouver des répères lointains ou

proches.

On peut énumerer les repères lointains

cités dans le texte:

“(…) Il y a une éternité, vers 1900

(10) ”, “ça fait combien de temps que

nous sommes tout le temps ensemble? -Je

ne sais pas. Cinquante ans peut-

être(74) ” - “Il y a un demi-siècle que

ça dure(93) ” - “Ils ont beaucoup

changé... Nous les connaissons, je te

dis (...) À moins que ce ne soient pas

les mêmes(67 ) ”. Tandis que Vladimir

est plus sûr : “Nous avons été ensemble

dans le Vaucluse, j'en mettrais ma main

332

au feu, Nous avons fait les vendanges,

tiens, chez un nommé Bonnelly, à

Roussillon (86) ” , les souvenirs sont

imprécis chez Estragon : “J'ai tiré ma

roulure de vie au milieu des sables !

Et tu veux que j'y vole des nuances ! (

85) ”.

Les repères proches sont cités comme

suivant :

“Qu'est-ce que nous avons fait hier?

(18) ” - “Mais quel samedi? Et sommes-

nous samedi? Ne serait-on pas plutôt

dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ?

(18) ” - “Tu n'es pas venu hier? (85) ”

- “Il n’était pas là hier? (84 ) ” -”Et

tu dis que c'était hier, tout ça?

(70) ” - “ Je te dis que nous n'étions

pas là hier soir(92) ” - “C'est toi

333

qui es venu hier? -Non,

monsieur(128) ”.

Pozzo fait la même incertitude :

“Un beau jour je me suis réveillé,

aveugle comme le destin (..) je me

demande parfois si je ne dors pas

encore (122) ”.

La structure binaire de la pièce

rend le temps circulaire. Le retour de

“On attend Godot” le découpe en

portions semblables d'immobilité. Ce

temps à répétition est un temps

immobile : “Le temps s'est arrêté(50) ”

qui rend l'infini du recommencement.

La lecture attentive de l'oeuvre de

Proust mène Beckett à évaluer la

problématique de temps chez Proust.

Beckett se rend compte du pessimisme de

334

Proust et son analyse soigneuse du

temps destructeur, du temps qui

déforme, qui déçoit et qui ne revient

jamais. Ce temps ne nous laisse que des

joies partielles, de bons ou mauvais

souvenirs, des douleurs éphémères et

l'illusion d'avoir vécu une vie

provisoire. On peut dire que Proust

exerce une influence déterminante sur

Beckett au sujet de la notion de temps.

Proust reproche aux romanciers de

compter par jours et par année. Selon

lui, les jours sont peut-être égaux

pour une horloge, mais pas pour un

homme296.

A ce sujet, Muharren Şen fait

remarquer :

296 V. Chroniques, p. 106; cité par Jean-YvesTadié, Proust et le

roman, p. 296.335

“Jusqu'à Proust, le roman se

composait d'une suite d'événements

qui se déroulait dans le temps. Le

lecteur n'avait aucune difficulté à

les suivre. Le roman était le plus

une histoire et il s'appuyait sur une

durée linéaire ”297.

Proust apporte une nouvelle

conception de temps. Selon lui, le

temps n'est pas celui des horloges ou

du calendrier, mais le temps des

sentiments ou celui de la mémoire que

Robbe-Grillet appelle “le temps

mental”298. On voit que Beckett s’est

inspiré de Proust à propos du temps.297 Muharrem Şen, La Jalousie de Robbe-Grillet et La

Nouvelle Technique romanesque, Konya, Editions del'Université

Selçuk, 1996, p. 101.298 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, p.168; cité par Muharrem Şen, Ibid., p. 103.336

Ce que Beckett a apprécié chez

Proust, c'est la puissance temporelle

de pénétrer dans la conscience humaine

où se conservent les secrets de la vie

authentique. Il trouve chez Proust une

justification de ses propres états de

paresse et d'immobilité. C'est dans ces

moments de vacuité que s'éveille la vie

authentique hors du temps et de

l'espace. En bref, la conception de

temps de Proust a exercé une grande

influence sur Beckett.

Chez Beckett le temps n'a pas de

sens en tant qu'un résultat du hasard

qui est le facteur fondamental de

l'existence. Ainsi il y a un motif

indéfini pour les événements dans En

attendant Godot. Chaque jour, Vladimir et

Estragon revient à la même place:

337

“l'immense vacuité d'une plaine

rocailleuse, scinte en deux par une

route de pierres. En son coeur, comme

un crucifix fixé sur la terre stérile,

un arbre mort étire ses deux pauvres

moignons dans la lumière d'un jour

incertain ”299. Pourquoi retournent-ils

à la même place? Parce qu'ils attendent

Godot. Ils voient toujours les mêmes

événements avec peu de différences. On

ne sait pas depuis combien de temps ils

ont fait cela dans le passé ou ils le

font dans le présent et ils le feront

dans le futur.

Le passé, le présent et le futur

n'ont aucun sens puisque le temps est

insensé et indécis. Le temps est

299 Virginie Lachaise, En attendant Godot de SamuelBeckett, Odéon Théâtre de l'Europe.338

essentiellement une ordure. L'influence

du temps sur l'existence humaine est

symbolisée par la différence entre

Pozzo et Lucky au premier acte et au

seconde acte. Etant donné que le temps

est basé sur le hasard et par

conséquent insensé, la vie humaine est

arbitrairement considérée dans une

presque impitoyable manière et elle est

également insensée.

Dans le premier acte, Pozzo va au

marché pour vendre son esclave Lucky300.

En ce temps-là, Pozzo a une bonne santé

et il paraît qu'il n'y ait rien de

faute. Lucky était un plaisant esclave

qui tournait autour de lui, mais il est

devenu ennuyeux pour lui et ainsi Pozzo

va se débarrasser de lui. C'est leur

situation pour la première fois que300 S. Beckett, Ibid., p. 43.

339

rencontrent Vladimir et Estragon. Le

jour suivant, tout a changé. Pozzo est

maintenant aveugle et Lucky muet. Pozzo

n'a pas absolument de souvenir de la

rencontre préalable avec Vladimir et

Estragon. Et même il prétend que Lucky

soit toujours muet même s'il a donné un

discours philosophique le jour

précédent, quand il lui avait ordonné

de penser. Lorsque Vladimir lui a

demandé quand il est devenu aveugle,

Pozzo lui répond:

“Pozzo -Un beau jour je me suis

réveillé,

aveugle comme le destin.

(...) je me

demande parfois si je ne

dors pas

encore.

340

Vladimir -Quand ça?

Pozzo -Je ne sais pas.

Vladimir -Mais pas plus tard qu'

hier.

Pozzo -Ne me questionnez pas. Les

aveugles

n'ont pas la notion du

temps. Les

choses du temps, ils ne les

voient pas

non plus”301.

La situation pitoyable de Pozzo

symbolise l'effet du temps sur l'être

humain. Le non-sens d'un monde basé sur

le hasard dégénère la vie humaine.

Beckett emploie ce changement dans la

situation du couple Pozzo et Lucky afin

de montrer que la vie humaine n'a pas301 S. Beckett, Ibid., p. 122.

341

de sens parce que le temps est insensé.

“Malgré que le cours du temps n'existe

plus, le temps matériel n'est pas

encore petrifié (...) Au lieu du

courant en mouvement, le temps ici

devient une chose comme une bouillie

stagnante ”302.

Puisque le monde est basé sur le

hasard, il n'a pas de séquence

temporelle et par conséquent il n'a pas

de sens. C'est ainsi que la vie humaine

est absurde. En comprenant cela, les

hommes créeront des distractions et des

divertissements dans la forme de

formules et de confiances sur les302 Gunther Andres, "Being without Time": OnBeckett's play waiting for Godot" Ed. Martin Esslin.Englewood cliffs: Prentice-Hall, 1965 pp. 140-152 cité parMichael Sinclair

Essay on Waiting for Godot,http://redrival.com/colbourne/342

forces nébuleuses afin de donner un but

et un sens à la vie. Donc, En attendant

Godot est l'expression et la

présentation de cet effort tragique de

l'être humain. Selon Michael Sinclair

“cette oeuvre théâtrale est une

présentation classique et archétypique

de cette facette de l'existence

humaine”303.

Dans En attendant Godot, Samuel Beckett

tourne en dérision le temps pour

l'esquiver. C'est pour cela qu'il

dérègle la notion du temps. Comparons

ces deux situations temporelles:

l'arrêt du temps et le passé du temps.

Pozzo regarde sa montre et il dit à

Vladimir qu'il est temps de le quitter.

“Vladimir -Le temps s'est arrêté.

303 V. Michel Sinclaire, Ibid., p. 4.343

Pozzo (mettant sa montre contre son

oreille)

-Ne croyez pas ça monsieur

(...). Tout

ce que vous voulez, mais pas

ça.

Estragon -II voit tout en noir

aujourd'hui”304.

Contrairement à cette situation, le

temps passe tout d'un coup.

“La lumière se met brusquement à

baisser. En un instant, il fait nuit.

La lune se lève, au fond, monte dans

le ciel, s'immobilise, baignant la

scène d'une clarté argentée ”305.

Dans un autre réplique:

304 S.Beckett, Ibid., p. 50.305 Ibid., pp. 72-73.344

“Le soleil se couche, la lune se

lève ”306.

D'une part le temps ne passe pas,

d'autre part le temps passe tout d'un

coup. C'est le dérèglement de la notion

du temps exposé par Beckett dans son

oeuvre.

Dans En attendant Godot il n' y a pas de

chronologie linéaire. Or, la tragédie

classique observe un fil chronologique.

Selon Boileau, théoricien de l’école

classique, les oeuvres théâtrales

doivent prendre fin du lever du soleil

au coucher du soleil. Aristote à qui

Boileau a emprunté cette idée, dit “la

tragédie fait attention autant que

306 Ibid., p. 131.345

possible à la durée du lever du soleil

au coucher du soleil ”307.

Beckett ne prend jamais en

considération la règle de trois

unités des classiques: unité de lieu,

unité de temps et unité d’action. Il

détériore l’unité de temps. Il met le

temps en ridicule. Hier paraît comme un

jour lointain:

“Estragon -Qu'est-ce que nous

avons fait hier?

Vladimir -Ce que nous avons fait

hier? ”308.

Dans un autre dialogue, Pozzo parle

d'un courant de temps du siècle. Il dit

à Vladimir en parlant de son laquais:

307 Boileau, Art poétique, p. 439, cité par CemilGoker Ibid., Ankara, Editions d'DTCF, 1982, p.18.308 S. Beckett, Ibid., p. 18.346

“Pozzo -Vous n'êtes pas d'ici. Etes-

vous

seulement du siècle? ”309.

Chez Beckett, il s'agit de

l'imprécision du temps. Les personnages

Vladimir et Estragon ne semblent pas

fixer le rendez-vous.

“Estragon -Mais quel samedi? Et

sommes-nous

samedi? Ne serait-on pas

plutôt

dimanche? Ou lundi? Ou

vendredi?

Vladimir -Ce n'est pas possible.

Estragon -Ou jeudi ”310.

Les personnages citent à peu près

tous les jours de la semaine. Ils ne

309 Ibid., p. 46.310 Ibid., p. 18.

347

précisent pas le jour où ils sont. Le

temps n'est pas toujours pris au

sérieux dans En attendant Godot. Dans cette

pièce, il ne correspond pas au temps

réel du calendrier. L'arbre a des

feuilles en un jour: l'arbre qui

n'avait pas de feuilles dans le premier

acte porte quelques feuilles dans le

second acte311. Le fait que l'arbre

pousse des feuilles en un jour est

contraire aux lois de la nature et

détruit la notion du temps.

Pozzo est devenu aveugle en un jour;

son exclave Lucky est devenu muet en un

jour. Pozzo dit à ce sujet:

“(...) un jour pareil aux autres il

(Lucky) est devenu muet, un jour je

suis devenu aveugle, un jour nous

311 Ibid., p. 126.348

deviendrons sourds, un jour nous

sommes nés, un jour nous mourrons, le

même jour le même instant (...) ”312.

Dans En attendant Godot, on ne voit plus

le courant chronologique des horloges

et du calendrier. Il s'agit de

l'intemporalité dans cette oeuvre

théâtrale. Tous les jours sont égaux

l'un à l'autre. Le temps n'est pas

linéaire, au contraire il est

circulaire. Le seconde acte est une

répétition du premier acte et sera

suivi d'un autre acte et ainsi de

suite. Un acte suivra l'autre comme un

jour suit un autre, car Pozzo dit:

“Un jour nous sommes nés, un jour

nous mourrons, le même jour, le même

instant ”313.

312 Ibid., p. 126.313 Ibid., p. 126.

349

Beckett considère le temps comme un

fait innécessaire. Lorsque Vladimir

demande à Pozzo, depuis quand Lucky est

muet, Pozzo lui répond :

“Vous n'avez pas fini m'empoisonner

avec vos histoires de temps? C'est

insensé! ” 314

Dans En attendant Godot, on est dans

l'intemporalité plus que dans la

temporalité. Puisqu'on vit dans

l'intemporalité, attendre Godot est

insensé, ce qui rend l'attente plus

ridicule.

Quant au lieu dans En attendant Godot, il

est un lieu indéterminé: une route à la

campagne avec arbre dans le premier

acte; dans le seconde acte, la même

314 V. Ibid., pp. 9-79.350

place avec un arbre, mais un arbre qui

porte quelques feuilles.

Le seul point de répère du rendez-

vous des personnages Vladimir et

Estragon est un arbre non identifié. Le

genre de l'arbre est changeant. L'arbre

est un saule ou un arbuste ou un

arbrisseau. L'arbre n'est pas une chose

identifiable dans un lieu indéterminé.

Le lieu dans cette pièce est une

réalité subjective. Il est désigné de

façon dérisoire par“le compartiment”315

sur “un plateau”316 ou “la planche”317. Il

correspond à une atmosphère et à un

état d'âme plutôt qu'à un lieu réel.

Vladimir a froid lorsqu'il fait

chaud318.315 V. Ibid., pp. 16-132.316 V. Ibid., p. 92.317 Ibid., p. 104.318 Ibid., p. 122.

351

Dans le second acte, Estragon ne se

souvient pas de l'arbre dans le premier

acte. Vladimir lui demande s'il se

rappelle. Le dialogue se passe entre

eux:

“Estragon -L'arbre?

Vladimi -Tu ne te rappelles pas?

Estragon -Je suis fatigué.

Vladimir -Regarde-le ”319.

En regardant l'arbre, Estragon dit

qu'il ne voit rien. Vladimir lui dit

que l'arbre était tout noir hier soir

et squelettique, et qu'il est couvert

de feuilles ce jour-là.

“Estragon -De feuilles!

Vladimir -Dans une seule nuit!

Estragon -On doit être au

printemps. 319 Ibid., p. 92.352

Vladimir -Mais dans une seule

nuit!

Estragon -Je te dis que nous

n'étions pas là hier

soir. Tu l’as

cauchemardé ”320.

Le fait que l'arbre est couvert de

feuilles dans une seule nuit est

considéré comme un événement

cauchemardesque par Estragon. Selon son

état d'âme Vladimir définit l'arbre qui

est couvert de feuilles dans une seule

nuit du point de vue de réalisme

susjectif.

Dans En attendant Godot, on voit un lieu

ouvert sur le cosmos et la présence

d'un ciel. L’action d’En attendant Godot se

passe dans une route désertique ou

320 Ibid., p. 92.353

agorophobique alors que Fin de partie se

passe dans un espace clastrophobique321.

On peut faire une brève comparaison

entre ces deux œuvres de Beckett du

point de vue agorophobique et

clastrophobique.

En fait, Fin de Partie est une pièce

immobile où Beckett fait la description

du lieu où l'action se passera comme

suivant: “Intérieur sans immeubles.

Lumière grisâtre. Aux murs de droite et

de gauche, vers le fond, deux petites

fenêtres hauts perchés, rideaux

farinés. Porte à l'avant-scène à

droite. Accroché au mur, près de la

porte, un tableau retourné ”322. C’est

tout à fait un milieu clastrophobique

321 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Çev. GülerSiper, Ankara, Editions de Dost, 1999, p. 55.322 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 50.

354

et enfermé. Dans cet espace vivent

deux personnages Homm, un infirmé assis

dans un fauteuil et Clov, son serviteur

à qui il donne l’ordre par le

sifflet; et de plus, deux personnages

Nogg et Nell, les parents de Homm, qui

apparaissent de temps en temps d'une

poubelle.

A ce sujet il serait utile de prêter

l’oreille à l’appréciation de Éric

Eigenmann sur cette oeuvre :

“Dans Fin de partie de Beckett, deux

personnages s'expriment emprisonnés

dans des poubelles: que signifie

donc une parole qui sort d'un tel

endroit, articulée de surcroît par

des vieillards invalides que leur

? Éric Eigenmann, Méthodes et problèmes, Le mode dramatique Université de Genève Dpt de Français moderne, 2003, p. 8.

355

fils traite d'ordures?... La

situation d'énonciation vaut ici

autant sinon plus que l'énoncé lui-

même. La représentation théâtrale,

où la parole donnée en spectacle

l'est nécessairement dans une

situation spatio-temporelle

particulière, ne cesse d'en jouer.

Semblablement, le texte écrit met en

scène les êtres qu'il fait parler–

l'expression n'est pas que

métaphorique ”323.

A l’opposé de l’action de la Fin de

Partie, celle d’En attendant Godot se passe

dans un milieu ouvert ou agorophobique.

Le lieu ouvert sur le cosmos est, pour

ainsi dire, convenable à attendre

inlassablement Godot. Le lieu dans En

attendant Godot englobe le public. Les323 Ibid., p. 8.356

spectateurs sont directement pris à

témoin pour briser et détruire

l'illusion théâtrale. Les spectateurs

qui se trouvent en présence d'un lieu

indéterminé où les personnages sont

inconséquents et désincarnés de leur

réalité humaine, ne seraient plus

fascinés de la ficticité du théâtre.

Beckett prend en compte le spectateur

en l'invitant à participer comme témoin

au monde des personnages grotesquement

décrits alors que le dramaturge

classique avait but d'influencer le

spectateur prêt à être dupé par la

ficticité de son oeuvre qu’il a

composée dans son imagination.

357

358

CONCLUSION

Au XXe siècle, on voit la réaction

contre les formes et les conventions du

passé dans tous les domaines

littéraires. Ces réactions se forment

dans le genre romanesque et le genre

théâtral. L'anti-roman et l’anti-

théâtre sont les productions de ces

réactions. Ils cherchent à secouer le

lecteur ou le spectateur en le mettant

directement en face des situations

inhabituelles. A cet égard, il y a une

parenté ou une intention commune entre

l'anti-roman et l'anti-théâtre qui ont

but de déranger le public, de le sortir

de ses habitudes paresseuses et de lui

359

faire penser en faisant table rase du

passé.

Samuel Beckett a rédigé à la fois des

anti-romans et des anti-théâtres. Son

En attendant Godot est l'un des exemples

les plus beaux de l'anti-théâtre ou du

théâtre de l’absurde. Cette pièce

théâtrale est à la fois un théâtre

absurde et un théâtre de dérision. Elle

est un théâtre de l’absurde parce

qu'elle tente d'expliquer le non-sens

de la condition de l'être humain dont

le désespoir vient du fait qu'il se

pose des questions sur le pourquoi des

choses dans l'univers.

En attendant Godot Godot est un théâtre de

dérision parce qu’elle tourne en

dérision et en ridicule les conventions

théâtrales, c'est-à-dire une expression

360

de l'envers théâtral et qu'elle tourne

en dérision un sujet grave: l'existence

humaine. Les personnages beckettiens ne

disent rien d'intelligent, et de

compréhensible. Ils parlent sans cesse

pour passer le temps. Ce qu'ils voient

et ce qu'ils entendent est une parodie

de la vie. En nous présentant de

simples personnages ridicules et des

marionnettes, Beckett installe le

spectateur ou le lecteur devant sa

propre réalité et lui montre le non-

sens et le vide de son existence.

On ne peut pas juger En attendant Godot

selon les critères connues de la pièce

classique. On n'y voit plus la

progression linéaire et chronologique

de l'intrigue, l’évolution

psychologique et sociale des

361

personnages et la structure spatio-

temporelle du théâtre classique. Dans

cette pièce, Beckett ne raconte pas un

récit au sens classique. L'action est

une stagnation, mais une stagnation qui

n'est pas immobilisée. Il s'agit de la

mobilité circulaire dans cette

stagnation de l'action.

Les personnages qui tournent autour

de cette action stagnante sont dégagés

de toute appartenance sociale et vidés

de tout contenu psychologique. On ne

voit aucune progression ni dans leurs

actes, ni leurs caractères. Ils sont

des marionnettes. Deux personnages,

Estragon et Vladimir dans le dénuement

le plus complet et dans l'absurdité la

plus noire, attendent un certain Godot

sur qui ils ne savent rien et à qui

362

ils attachent tous leurs espoirs. Ces

deux personnages vagabonds sont

concentrés à l’espoir d'attendre Godot

qui ne vient jamais. Les personnages

beckettiens sont l'anti-thèse de ceux

du théâtre classique. Ils ne sont plus

que des anti-héros.

La structure spatio-temporelle d'En

attendant Godot est floue et imprécise.

L'action discontinue et stagnante se

déroule dans temps indéfini et dans un

lieu indéterminé. Beckett puise sa

conception de temps dans l'oeuvre de

Proust. Beckett dérègle la notion de

temps et la met en dérision. Il ne

prend pas le temps au sérieux du point

de vue chronologique. Le temps dans En

attendant Godot ne correspond pas au temps

363

réel. Il n'est pas chronologique mais

circulaire.

En somme, l'originalité d'En attendant

Godot provient du fait qu'elle est

l'envers d'une pièce classique. Cette

pièce détruit la fiction théâtrale.

Beckett présente une action stagnante

et circulaire que les personnages

désincarnés progressent dans un temps

indéfini et dans un espace indéterminé.

En attendant Godot n’est rien d’autre

qu’une pièce sur la représentation

d’une pièce, une pièce en creux ou une

non-pièce en deux mots.

364

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374

INDEX DES AUTEURS ET DES NOMS CITES

Adam (Paul) : 11.

Adamov (Arthur) : 1, 5, 19, 21,

23, 24,

33, 34, 35, 36,

46, 49,

95, 97.

Albee (Edward) : 104.

Anamur (Hasan) : 156.

Anouilh (Jean) : 63, 67, 100,

104.

Artaud (Antonin) : 95, 102,

104.

375

Apollinaire(Guillaume) : 23, 103.

Aristote : 200.

Arrabal (Fernando) : 46, 95.

Aurégan (Pierre) : 38.

Balzac (Honoré de) : 161, 162,

164.

Barthes (Roland) : 6.

Becker (G.) : 138.

Berton (Jean-Claude) : 8.

Bénéviste (Blanche) : 33.

Bernhardt (Sarah) : 134.

Blau (Herbert) : 135.

Blin (Roger) : 16.

Boileau (Nicolas) : 200.

Bourneuf (Roland) : 121, 158.

Brenner(Jacques) : 1.

Brown (Dudmore) : 44.

Camus (Albert) : 5, 45, 46, 84,

95,

376

96, 97, 99.

Castex (P.G.) : 138.

Chadwick (C.) : 162, 163,

165.

Chevalier (Alain) : 51.

Cervantes (Miguel de ) : 54.

Chaperon (Danielle) : 121, 125.

Cocteau (Jean) : 104.

Corneille (Pierre) : 30, 31, 32,

33.

Dante (Alighieri) : 9.

Darwin (Charles) : 101.

Dejean (J.L.) : 38.

Descartes (René) : 16, 44.

Dort (B.) : 191.

Dubillard (Roland) : 47.

Eigenmann (Eric) : 206.

Esslin (Martin) : 22, 46,

134.

377

Favrod (Charles-Henri) : 160.

Genette (Jean) : 28, 46, 95,

97, 122.

Gide (André) : 37, 54.

Giraudoux (Jean) : 104.

Hegel (G.W. Frederich) : 182.

Heidegger (Martin) : 16.

Hytier (Jean) : 43, 52.

Ionesco (Eugène) : 1, 5, 19,

21, 23, 24,

28, 33, 34, 35,

36, 42,

46, 95, 97.

Jacquard (Emmanuel) : 35.

Jacopson (Roman) : 33.

Janvier (Ludovic) : 66.

Jarry (Alfred) : 22, 95,

103.

378

Joyce (James) : 9, 15, 44,

48,116.

Kafka (Franz) : 116.

Lenormand : 104.

Mauriac ( Claude) : 7.

Melese (Pierre) : 111, 135,

139, 143,

161, 162, 170.

Nadeau (Maurice) : 43, 59, 60.

Nietzsche (F. Wilhelm)  : 16, 101.

Pascal (Blaise)  : 63, 67, 99, 100,

101,132.

Picon (Gaëton)  : 47, 48.

Proust (Marcel) : 9, 45, 194,

195,

211.

Racine (Jean)  : 30, 31, 32,

33.

379

Ricardou (Jean)  : 7.

Richer (Edmonde) : 7.

Robbe-Grillet (Alain)  : 18, 19, 58,

66, 127,

172, 195.

Roussel (Raymond)  : 103.

Sartre (Jean-Paul)  : 5, 16, 36,

46, 95, 96,

97, 99, 104.

Saussure (Ferdinand de)  : 33.

Sinclair (M.) : 117, 199.

Salacrou  : 104.

Sophocle  : 22.

Souriau (Etienne)  : 21.

Surer (Paul)  : 138.

Strehler (G.)  : 190.

Şen (Muharrem) : 195.

Tang (Sana) : 148

Tardieu (Jean) : 19.

380

Tzara (Tristan) : 9.

Vauthier  : 19, 28.

Vian (Boris) : 46.

Vitrac (Roger)  : 103.

381