L’ENVERS THEATRAL dans EN ATTENDANT GODOT de SAMUEL BECKETT
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Transcript of L’ENVERS THEATRAL dans EN ATTENDANT GODOT de SAMUEL BECKETT
Je dédie ce livre à Monsieur Samuel
Beckett en témoignage de l’année 2006
de Beckett.
ISBN 975-00868-0-5
Tous les droits sont réservés.
Le droit de publication appartient à
l’auteur.
Konya/2006
I
PUBLICATIONS DE LIBRAIRIE DE ŞAHIN
Adresse: Zafer Alanı Zafer Çarşısı
Kat: 1 No: 110
Konya, TURQUIE
Tel: 0.332.3506996
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION......................1
CHAPITRE I
LE THÉÂTRE TRADITIONNEL ET L'ANTI-
THÉÂTRE..........................21
I.1- Le théâtre traditionnel et ses
traits généraux..................25
I.2- L’anti-théâtre et ses traits
généraux.........................33
CHAPITRE II
II
LA CONCEPTION ANTIROMANESQUE ET ANTI-
THEATRALE DE SAMUEL BECKETT
.................................43
II.1-La carrière littéraire de Samuel
Beckett..........................43
II.2-L’anti-roman beckettien.....49
II.3-L’anti-théâtre beckettien . .62
CHAPITRE III
LA CONCEPTION ANTI-THEATRALE DANS EN
ATTENDANT GODOT..................67
III.1-Le contenu textuel d’ En attendant
Godot............................69
III.2-Un théâtre absurde.........94
III.3-Un théâtre de dérision ...117
CHAPITRE IV
ELEMENTS CONSTITUTIFS D’EN ATTENDANT
GODOT..........................121III
IV.1-L’action et la narration...121
IV.1.1-La circularité de la pièce124
IV.1.2-Le langage et la parole. 144
IV.2-Les personnages ...........157
IV.2.1-Le personnage invisible Godot
................................161
IV.2.2-Le couple Vladimir et Estragon
................................169
IV.2.3-Le couple Pozzo et Lucky. 172
IV.2.4-Les présences et absences des
personnages.....................182
IV.3-Le temps et l’espace.......191
CONCLUSION......................209
BIBLIOGRAPHIE...................212
INDEX DES AUTEURS ET DES NOMS
CITES…………………………………………...219
IV
INTRODUCTION
Samuel Beckett (1906-1989)
d’origine irlandais est connu par
son oeuvre théâtrale dans le monde
tout entier. Après avoir parcouru
un long chemin dans le domaine de
l’art théâtral, il s’est trouvé
juste au beau milieu des débats
menés sur la nouvelle conception
littéraire, soit dans le genre
romanesque, soit dans l’art
dramatique et soit dans la poésie.
Ici, nous nous proposons d’étudier
la résolution dramatique qui a été
créée sur le refus du passé.
Jacques Brenner exprime
sommairement ses idées concernant
cette résolution en question en
ces termes : “Au début des années
1
50 apparurent sur la scène
française trois auteurs d’origine
étrangère qui proposent des oeuvres
théâtrales d’une originalité
éblouissante : Eugène Ionesco,
Arthur Adamov et Samuel Beckett ”1
qui se dressent contre le théâtre
traditionnel, ses conventions et ses
normes dramatiques.
Quel est le théâtre traditionnel
auquel s’opposent ces dramaturges de
l’anti-théâtre? On peut exposer
sommairement les traits généraux de
l’anti-théâtre qui a apposé sa marque
au XXe siècle.
Tout d’abord il serait utile de
préciser ce que signifie le concept de
1 Jacques Brenner, Histoire de la Littérature française de 1940 à nos jours,1978, Ed. Fayard, p. 368. 2
“théâtre”. Le mot “théâtre” désigne à la
fois l'art de la représentation
dramatique, un genre littéraire particulier et
le bâtiment dans lequel sont exposés les
spectacles de théâtre. Autrefois, le
mot “théâtre” signifiait également la
scène ou le plateau, c'est-à-dire
toute la partie cachée du public par
le rideau. Aujourd'hui, à l'heure des
arts dits pluridisciplinaires, la
définition de l'art du théâtre est de
plus en plus large si bien que
certains grands metteurs en scène
n'hésitent pas à dire qu’ il suffit
d'avoir un lieu, un temps, un acte et
un public pour qu'il y ait un théâtre2.
Dans le théâtre, il s'agit des
spectacles dans lesquels des acteurs2 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Théâtre.
3
incarnent des personnages fictivement
créés par le dramaturge dans un temps
et dans un espace limités. Les
dialogues et les monologues écrits
sont appelés pièces de théâtre. Cepandant,
il peut y avoir également le théâtre
sans texte écrit ou même sans aucune
parole. Dans la création
contemporaine, les frontières entre
les différents arts de la scène
(théâtre, mime, cirque, danse...) sont
de plus en plus tenues, si bien que
certains professionnels n'hésitent pas
à remplacer le mot théâtre par les mots
spectacle pluridisciplinaire ou spectacle vivant,
mettant ainsi l'accent sur le
métissage des disciplines3.
3 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Théâtre.4
Le spectacle dans le théâtre est un
phénomène social et universel. Ce qui
rend important le spectacle c’est que
les spectateurs le regardent. Les
spectateurs regardent le spectacle que
présentent les acteurs sur la scène.
Ceux-là peuvent aller jusqu'à
s’identifier avec ceux-ci. Le
spectacle met en oeuvre une série de
processus psychiques. Il met en
lumière et réalise les désirs
insatisfaits dont l’imagination du
spectateur est porteuse.
L’auteur dramatique du théâtre
traditionnel expose une action bien
régularisée que tissent de nombreux
personnages ayant un milieu social, une
psychologie et un caractère
représentant une réalité sociale. Son
5
oeuvre dramatique a cette structure
classique: exposition-nœud-dénouement.
Elle a un schéma narratif présentant
une situation initiale et une situation
finale. L’auteur dramatique fait la
description d'un milieu réel et des
personnages représentatifs de la nature
humaine.
Le dramaturge du théâtre
traditionnel se soumet à la règle des
trois unités classiques : unité de
lieu, unité de temps et unité d’action
pour que son oeuvre théâtrale soit
vraisemblable et convaincante. Il règle
l’action principale et ses incidents
dans une linéarité bien logique afin
que le lecteur ou le spectateur les
comprenne facilement. Il se propose de
donner au lecteur ou au spectateur la
6
possibilité de s’identifier aux
personnages-types bien caractérisés ou
aux caractères bien typisés.
Vers 1950, un nouveau courant de
théâtre s’est formé contre le théâtre
traditionnel et ses conventions de même
que le Nouveau Roman s’est constitué
contre le roman traditionnel et ses
éléments constitutifs. Un certain
nombre de dramaturges ont eu
l’intention de renouveler le théâtre
en contestant les conventions
traditionnelles jusqu’alors acceptées:
temps, lieu, action, caractères et
langage. Selon ces dramaturges, le
déroulement d’une pièce théâtrale n’est
marqué ni par un temps et ni par un
lieu précis. Le fil classique de
l’action formé d’une
7
structure d’exposition-nœud-dénouement
ne se voit plus dans le Nouveau
Théâtre. Les personnages sont
généralement désincarnés et dégagés de
toute appartenance sociale et vidés de
tout contenu psychologique. Le langage
n’est plus considéré comme un moyen de
communication4.
Eugène Ionesco, Arthur Adamov et
Samuel Beckett les plus connus
dramaturges de ce Nouveau Théâtre
s’opposent à une telle convention
théâtrale parce qu’ils considèrent
comme hypocrisie et mensonge le jeu de
la pièce consistant à étaler une
histoire compréhensible et bien
arrangée dans une manière logique,
4 V. P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, p. 918.8
passionnante et attachante. Pour eux,
l’art dramatique est une tromperie et
un mensonge à amuser et à bercer le
spectateur. Héritiers spirituels des
dadaïstes, des surréalistes et des
existentialistes comme Albert Camus et
Jean-Paul Sartre, ces dramaturges
s’efforcent de rejeter les règles du
théâtre traditionnel, de refuser les
normes conventionnelles du passé, de
faire table rase du passé, et de briser
l'illusion et la ficticité théâtrales
pour éviter de duper le lecteur ou le
spectateur.
Il serait utile d’indiquer qu’il
s’agit d’une ressemblance ou une
intention commune entre l’anti-roman et
l'anti-théâtre à propos de refuser les
conventions romanesques et théâtrales
9
ou des notions périmées du genre
romanesque et du genre théâtral.
Depuis 1955 environ, les problèmes de
langage occupent une place importante
dans le domain de la littérature, aussi
bien que dans les autres sciences
sociales. Le langage est non seulement
un instrument d'expression mais un
objet à être soigneusement et
patiemment traité. Il devient quand
même un objet qui change la conception
littéraire classique. Selon Roland
Barthes qui met l'accent sur
l'importance du langage, la littérature
n'est pas autre chose que le langage,
c'est-à- dire le système de signes qui
10
fait l'expression de ce qu'elle
transmet5.
Le romancier s’utilisant de ce
système de signes afin de transmettre
son message à son lecteur prendra
désormais pour sujet central les
problèmes du langage à l’intérieur du
roman lui-même. Pour cette raison, le
roman changera de forme et de contenu
avec les anti-romans des Nouveaux
Romanciers. On appelle “Le Nouveau
Roman” le roman qui donne une grande
importance au langage”6. Les problèmes
de l'écriture remplacent les éléments
romanesques. Comme l'a bien dit Jean
Ricardou “le roman n'est plus
5 V. Cemil Göker, Fransa’da Edebiyat Akımları (Les Courants littéraires en France) , Ankara, Editions de DTCF, 1982, p. 120.6 Ibid., p. 120.
11
l'écriture d'une aventure, mais
l'aventure d'une écriture ”7. Chez
Beckett aussi ce ne sont pas les thèmes
qui définissent son œuvre mais ce sont
le langage et l’écriture employés pour
les exprimer et pour les mettre en
scène.
C’est ainsi qu’un nouveau tournant
littéraire se manifeste dans le domaine
de la littérature comme dans les
domaines des autres branches de la
science après les deux guerres
mondiales qui ont causé l'inquiétude,
l'angoisse et la détresse chez les
hommes fatigués de vivre sous les
conditions difficiles à supporter.
Edmonde Richer définit ce climat :
“rejetant encore plus sytématiquement
7 Jean Ricardou, Les Problèmes du Nouveau Roman,Paris, Ed. Seuil, 1967, p. 111.12
que leurs prédécesseurs immédiats non
seulement les thèmes, mais aussi les
genres et les moyens d'expression dits
classiques, de jeunes écrivains tentent
de créer un roman, le Nouveau Roman
appelé aussi anti-roman, et qui se
constitue avec l'anti-théâtre et des
recherches révolutionnaires en poésie
ce que Claude Mauriac a appelé l’a-
littérature contemporaine”8.
Ici, il faut se demander pourquoi
Samuel Beckett mérite d’être considéré
comme un dramaturge contemporain. Il
suffirait, à notre avis, de voir ce que
dit Jean Claude Berton à ce sujet :
“L’univers de Beckett est très
déconcertant: il s’intéresse à des
personnages minables, vagabonds ou
8 Edmond Richer, Histoire de la littérature française,Hachette Paris, 1978, p. 239.
13
clochards dont la psychologie est
très élémentaire, et qui sont voués,
la plupart du temps, à une existence
larvaire, à une déchéance mortelle”9.
En 1989, le monde littéraire a
perdu Samuel Beckett né en 1906 à
Foxrock près de Dublin d’une
famille de bonne bourgoisie
protestante. Beckett était un
écrivain qui n'aimait pas parler
sur ses oeuvres et qui menait une
vie misanthropique. Comme il aimait
mener une vie tranquille et seule,
on ne connait pas suffisamment tous
les détails de sa vie. Or, l’oeuvre
littéraire de cet homme discret
attire non seulement l'attention et
9 Jean Claude Berton, Histoire de la littérature et des idées en France au XXe siècle, Paris, Editions Hatier, 2002, p. 140.14
l'intérêt des hommes de lettres
mais aussi ceux des psychologues et
des philosophes. C’est pourquoi, il
prend place parmi les écrivains sur
qui on a écrit une suite d'articles
et de livres10. Inspiré de certains
auteurs tels que Tzara, Joyce,
Proust et Dante, Beckett est
considéré comme “le dernier des
modernistes” et “le premier
postmoderniste”11 par certains
critiques ou “le moderniste
postmodern”12 par d'autres. 10 V. Ayşegül Yüksel, Samuel Beckett ve Çağdaş
insanın Söyleni in Samuel Beckett, Godot'yu Beklerken, TümDüşenler, Oyun Sonu, traduit en turc par UğurÜn, Istanbul, Editions de Mitos Boyut,1993, p. 5.
11 Ihab Hassan, Paracriticismes: SevenSpeculations of the Times, Urabana, Editionsd'Université Illinois, 1975, p. 44.
12 H.Porter Abbott "Late Modernisme: SamuelBeckett and the Art of Oeuvre" Around theAbsurd, (Récueilli par Enoch Brater-RubyCohn) Ann Arbour, Editions de l'Université
15
Les oeuvres “théâtrales” et
“romanesques” de Beckett ont l’objectif
commun: atteindre une nudité de
langage, ou plus exactement de parole,
qui est l’instrument d’exprimer la
condition humaine. C'est cette visée
qui donne à la fois leur vérité
universelle et un dépouillement presque
abstrait à ses oeuvres 13. La simplicité
et la nudité d’exprimer la condition
humaine par des expressions simples du
langage mais de profonds sens
philosophiques, donnent une valeur
universelle et une réputation mondiale
à ses oeuvres.
A peu près dans toutes les oeuvres de
Beckett, les thèmes exposés sont les
mêmes: “le temps humain, l'attente, la
de Michigan, 1990, p. 74.13 V.Ibid. p. 74.16
quotidienneté, la solitude,
l'aliénation, la mort, l'errance, la
non-communication, la déchéance, et
aussi plus rarement l'espoir, le
souvenir, le désir”14. Toutes ces
particularités humaines sont celles de
l’homme du XXe siècle, lassé et angoissé
de deux guerres mondiales.
L’originalité de l’oeuvre beckettienne,
ce n’est pas d’exposer ces thèmes
connus mais c’est la forme de les
exposer par un langage simple.
La nudité du langage simplifie ces
thèmes philosophiques pour que le
public de lecteurs ou celui de
spectateurs les comprenne facilement.
Les personnages beckettiens se posent
des questions sur leur existence, leur
identité et leur vie future. Leur seule14 V. Ibid.
17
consolation est l’acte de parler
toujours afin de se libérer de cette
situation infernale de la vie. Cela
leur donne la sensation d’exister et
d’oublier leur misère et leur solitude
dans le monde.
L’oeuvre de Beckett nous présente en
particulier une galerie de clochards,
de vagabonds, de vieillards, de clowns,
de moribonds ou de malades que nous
rencontrons dans la vie quotidienne.
Ces personnages ordinaires peuvent
s’adresser à l’homme de la rue. Celui-
ci pourrait trouver un aspect familier
ou une réflexion de sa personnalité
chez eux. “Mais ces personnages n'ont
pas de psychologie, pas d'individualité
au sens classique: ce sont des ombres,
des figures, des incarnations d'une
18
certaine condition humaine, et surtout,
ce sont des voix ”15. C’est pour cette
raison que le lecteur ou le spectateur
ne pourrait pas s’identifier à ces
personnages désincarnés de leur
réalité humaine et isolés de toute
appartenance sociale.
A l’opposé des personnages
beckettiens, les personnages
traditionnels peuvent remplir de
diverses fonctions dans l’univers
fictif créé par l’auteur. Ils peuvent
être décoratifs, agents de l’action,
porte-paroles de leur créateur, êtres
humains fictifs avec leur façon
d’exister, de sentir, de percevoir les
autres et le monde16. Ils sont présentés
15 P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Ibid., p.918.16 V. R. Bourneuf et R. Ouellet, L’Univers duRoman, Paris,
19
comme des êtres immuables et conséquents
avec eux-mêmes alors qu’ils sont des
types fictivement créés par son auteur
dans son imagination. Le dramaturge
traditionnel adoptait la réalité en état
de changement dans un rapport logique et
cohérent. Selon Paul Adam, “chaque
personnage traditionnel (était) un total
de vices et de vertus, d’héroïsmes et de
platitudes”17 .
La considération d’un personnage par
le dramaturge traditionnel comme un
condensé de vices ou de vertus est
contraire à la réalité subjective. En
revanche, le dramaturge moderne
considère la réalité comme subjective et
ainsi veut parvenir à la réalité
P.U.F, 1972. p. 159.17 Cité par Michel Raimond, La Crise du Roman,
Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 206.20
changeante en faisant la multiplication
des points de vue des différents
personnages..
Beckett considère la réalité comme
subjective. Ses personnages sont
devenus anti-héros désincarnés et
opposés aux héros traditionnels “(...)
en qui se résument les caractères d’une
classe sociale, d’une profession, d’une
forte passion”18. Désincarnés et libérés
de leurs corps, les personnages
beckettiens parlent seulement et
prononcent des voix.
Toute l’oeuvre de Beckett est
l'émergence des voix des personnages
qui ne cessent pas de parler sur une
certaine scène et dans un certain
espace. Ces personnages ne rompent pas
le silence universel qui les entoure et18 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 206.
21
ils sont seulement là. Ils ne disent
rien, ne proposent rien, ne racontent
rien : ils parlent comme les bouches
qui s’ouvrent et se ferment. Ainsi la
voix de L'Innommable parle: “Il faut
donc continuer, je vais donc continuer,
il faut dire des mots, tant qu'il y en
a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils
me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me
disent, étrange peine. Il y a complète
désintégration. Pas de Je, pas de
Avoir, pas de Etre, pas de nominatif,
pas d'accusatif, pas de verbe. Il n'y a
pas moyen de continuer... A la fin de
mon œuvre, il n'y a rien que de
poussière: le nommable”19.
Beckett veut faire allusion à la
condition humaine dans le monde. C’est
19 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture22
sur le néant qu’il veut baser
l’existence de l’être humain qui est
né, qui a vécu et qui est mort dans un
espace et dans un temps determiné. Et
dans Textes pour rien : “C'est avec mon
sang que je pense... C'est avec mon
souffle que je pense... Les mots aussi,
lents, le sujet meurt avant d'atteindre
le verbe, les mots s'arrêtent aussi.
Mais je parle plus bas, chaque année un
peu plus bas. Peut-être. Plus lentement
aussi, chaque année un peu plus
lentement...”20. Ce qui est important
pour Beckett, c’est la puissance des
voix ainsi que l’exprime une proverbe
turque : “C’est une voix agréable qui
survit dans la voûte céleste”.
20 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture
23
Ces voix qui sont sorties des
bouches des personnages désincarnés de
leurs corps paraissent de plus en plus
sur le point de se taire, de
s'éteindre, de s'engloutir dans le
silence, c'est-à-dire dans le néant21.
Dans l'œuvre de Beckett, ce qui nous
parle, ce n'est pas un certain Samuel
Beckett, né à Dublin, etc., mais une
voix qui est celle de l’être humain ou
de toute l’humanité: “J'ai à parler,
écrit Beckett, dans L'Innommable, n'ayant
rien à dire, rien que les paroles des
autres ”22. Le fait que Beckett a su
écrire les paroles des autres, de
n'importe quel pays en n'importe quel
autre, dans la nulle part de
21 V. Ibid.22 Cité par
http://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture.24
l'existence souffrante et profonde,
telle est la grandeur de l’œuvre
beckettienne.
On a cherché dans les livres et les
pièces de Beckett une “métaphysique de
la condition humaine”. Bien qu'il y ait
chez lui, certes, une véritable
intensité métaphysique existentielle,
il faut la chercher là où elle se
trouve, c'est-à-dire au niveau du
langage. Dans Têtes mortes, Beckett fait
cet aveu surprenant: “J'ai l'amour du
mot, les mots ont été mes seuls amours,
quelques-uns ”23.
Du moment que les personnages
beckettiens s’affaiblissent et
deviennent désincarnés, l’action ou
l’histoire s’amaigrit parallèlement aux
23 Cité parhttp://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture.
25
personnages. On voit l’appauvrissement
de l’histoire chez Beckett. James
Joyce, le lointain maître de Beckett,
écrivait dans Ulysse: “L'histoire est un
cauchemar dont je souhaite
m'échapper”24. Dans son œuvre, Beckett
échappe à l'histoire: tout ce qui se
passe dans ses textes se réduit aux
dimensions d'un être insituable et
insitué au-delà de l'histoire. Peut-
être a-t-il été aidé en cela par le
passage de l'anglais au français,
phénomène sans doute rare dans la
littérature mondiale.
Le français de Beckett paraît sans
lien avec le français des œuvres
littéraires de ce siècle. On ne
croirait pas que son œuvre prenne
24 Cité par http://www.acstrasbourg.fr/pedago/lettres/lecture26
place dans l'histoire de la
littérature moderne française : comme
la voix qu'elle laisse parler, comme
ses personnages égarés ou agonisants,
elle est sans lieu.
La philosophie existentialiste de
Beckett est appréciée et commentée
parallèllement à celles des
philosophes comme Descartes, Heidegger,
Nietzsche et Sartre25. Mais Beckett se
dresse contre la fixation de ses
oeuvres dans un certain courant. Bien
qu'elles appartiennent au XXième siècle,
toutes les oeuvres de Beckett ont un
caractère qui embrasse tous les temps
et tous les espaces de l'être humain
sur la Terre. C’est En attendant Godot qui
réfète la meilleure conception
25 V. Ayşegül Yüksel, Ibid., p. 6.27
littéraire et philosophique de
Beckett.
En attendant Godot est représentée à
Paris en 1953 au Théâtre de Babylone,
dans une mise en scène de Roger Blin26.
Elle a connu un succès retentissant.
Cette pièce remettant en problématique
le théâtre traditionnel et ses
conventions théâtrales est devenue le
prototype du théâtre de l'absurde et
elle est considérée aujourd'hui comme
l’une des chefs-d’oeuvres du théâtre de
l'absurde. Quand on parle du théâtre de
l'absurde, En attendant Godot vient tout
de suite à l’esprit. Cette pièce qui
connaît immédiatement un immense
succès, indique le début de la carrière
de Beckett. C'est également grâce à
cette oeuvre théâtrale que Beckett26 V. Ibid., p. 19.28
acquiert une réputation conduisant à
l'attribution du Prix Nobel de
Littérature en 1969.
En attendant Godot considérée comme le
chef-d'oeuvre de l'anti-théâtre
s’oppose au théâtre traditionnel dans
lequel le dramaturge classique raconte
une action bien constituée autour de
laquelle tournent un certain nombre de
personnages physiquement et
psychologiquement décrits. Elle se
caractérise “par le rejet des éléments
dramatiques conventionnels et la
recherche de la réalité sous
l'apparence ”27. En bref, elle est
l'envers du théâtre classique et la
critique à la fois intrinsèque et
extrinsèque du théâtre traditionel et
27 Pierre Melese, Samuel Beckett , Editions deSeghers, Paris, 1966, p. 132.
29
de ses éléments constitutifs. Pourtant
elle conserve l'apparence et les
contours du théâtre classique: c'est
une oeuvre d'imagination composéé par
Beckett, qui nous présente les
personnages fictivement créés comme
Estragon, Vladimir, Pozo et Lucky et
qui nous raconte leur histoire. Mais
cette pièce a été composée pour tourner
en ridicule et remettre en
problématique le théâtre traditionel,
ses éléments constitutifs et ses
conventions classiques. Cette oeuvre
beckettienne “ n’est rien d’autre
qu’une pièce sur la représentation
d’une pièce, une pièce en creux, c’est-
à -dire une non-pièce en deux mots”28 .
28http://www.univlille3.fr/ufr/angellier/bibangellier/ressources/ articlegauer 30
Dans un article intitulé “Samuel
Beckett ou la présence sur scène” Alain Robbe-
Grillet résume ainsi la situation
scénique d’En attendant Godot:
“Le décor ne représente rien, ou à
peu près. Une route? Disons, d’une
façon plus générale: dehors. La seule
précision notable est constituée par
un arbre, chétif, à peine un arbuste,
et sans la moindre feuille; disons:
un squelette d’arbuste. Deux hommes
sont en scène, sans âge, sans
profession, sans situation de
famille. Sans domicile non plus;
donc: deux vagabonds. Physiquement,
ils ont l’air intacts. L’un enlève
ses chaussures, l’autre parle des
Evangiles. Ils mangent une carotte.
Ils n’ont rien à se dire. Ils
31
s’adressent l’un à l’autre en se
servant de deux diminutifs, qui
semblent ne se rapporter à aucun nom
identifiable: Gogo et Didi. Ils
regardent à droite et à gauche, ils
font mine de partir, de se quitter,
et reviennent toujours l’un près de
l’autre au milieu de la scène. Ils ne
peuvent pas aller ailleurs: ils
attendent un nommé Godot, dont on ne
sait rien non plus, sinon qu’il ne
viendra pas; depuis le début, cela,
au moins, est évident pour tout le
monde” 29.
En parlant du décor et des
personnages de Beckett Robbe-Grillet
dessine une pièce anti-théâtrale, pour
ainsi dire, similaire à l’anti-roman.
29 Cité par beckettmain.htm beckettmain.htm Samuel Becket.32
En attendant Godot est considéré comme un
chef d’oeuvre de l’anti-théâtre qui
évoque “un théâtre éloigné des normes
traditionnelles: moquée par les uns,
encensée par les autres, peu compris au
demeurant, son originalité ne pouvait
manquer d'attirer l'attention, alors
même que Ionesco, Adamov, Tardieu,
Vauthier révolutionnaient, chacun à sa
manière, les habitudes bourgeoises des
spectateurs ”30. C’est une oeuvre anti-
théâtrale qui bouleverse et dérange
l’esprit du spectateur : elle va porter
l'étiquette d’ “anti-théâtre”, synonyme
du théâtre de dérision ou du théâtre de
l'absurde.
Somme toute, l'originalité des
oeuvres de Beckett c'est de dépasser
les bornes d'un certain temps et d'un30 Pierre Melese, Ibid., p. 5.
33
certain espace en étalant les
problèmes de la condition humaine et en
s'efforçant de les répondre autant que
possible. Son oeuvre s’adresse à
l’homme ordinaire ou l’homme de la rue
dans n’importe quel pays. C’est pour
cela qu’elle a une valeur universelle.
C'est dans cette universalité que
réside l’oeuvre de Beckett.
L’universalité et la notoriété de
Beckett nous ont excité à étudier En
attendant Godot.
34
CHAPITRE I
LE THÉÂTRE TRADITIONEL ET L'ANTI-
THÉÂTRE
“Le théâtre est l'art qui consiste àassembler des hommes pour exposer et débattredevant eux leur propre destinée en ce qu'elle ade problématique, et cela par le moyen d'unmicrocosme central en état de crise où leconflit vital d'un petit nombre le personnageincarne, réfléchit, comme un miroir et rendprésent à l'esprit et aux sens, par son action,la condition du macrocosme humain dont il estle délégué provisoire et le représentant ”31.
Etienne Souriau
On a vu un point tournant dans le
renouvellement du théâtre français avec
31 Cité par Abdallah Stouky : où va lethéâtre au Maroc ? Souffles numéro 3,troisième trimestre 1966 pp. 23-31 inhttp://clicnet.swarthmore.edu/souffles/s3/7.html
35
l'émergence d'un Théâtre moderne ou
Nouveau Théâtre ou Théâtre de l’absurde
représenté notamment par trois
dramaturges connus: Ionesco, Adamov et
Beckett qui ne sont pas français mais
ont rédigé leurs oeuvres en français.
Le théâtre de l'absurde est un terme
employé pour la première fois par
l'écrivain et le critique Martin
Esslin pour désigner une direction
théâtrale importante du XXe siècle.
Les œuvres théâtrales de certains
auteurs dramatiques rompent avec les
conceptions traditionnelles du théâtre
classique32. On remarque que, dès les
premières décennies du XXe siècle, des
tendances novatrices apparaissent dans
la dramaturgie française aussi bien que
dans le roman français. Elles ont posé32 V. http://letheatredeabsurde.blogspot.com/36
les fondations d'un nouveau théâtre en
s’opposant aux formes et conventions
traditionnelles du théâtre classique.
On a vu de différentes manifestations
du théâtre de l’absurde. Alfred Jarry a
mis en question et contesté les
conventions théâtrales dans son Ubu Roi.
Cette pièce théâtrale a choqué et
bouleversé le public. Elle est une
pièce de théâtre appartenant au cycle
du roi Ubu publiée en 1896 et
représentée pour la première fois le
10 décembre 1896. Elle est considérée
comme précurseur du mouvement
surréaliste et du théâtre de
l'absurde33. Il s'agit de la première
pièce du cycle d’Ubu. Le nom pourrait
avoir été inspiré de la tragédie
grecque intitulée Œdipe Roi de Sophocle.33 V. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ubu Roi
37
Dans Ubu Roi, il ne s'agit plus de parler
d’une action bien faite, destinée à
plaire le public, mais au contraire de
s’opposer aux règles conventionnelles
de la morale et de transgresser l'unité
du langage.
Le cinéma a débarrassé le théâtre
d'un certain nombre de conventions
traditionnelles de même que la
photographie a libéré la peinture.
C’est par une évolution commencée par
Apollinaire et les surréalistes qu’une
nouvelle conception théâtrale apparait
après la Seconde Guerre mondiale. Ce
nouveau théâtre est illustré d’abord
par “La Cantatrice chauve” d’Ionesco, par En
attendant Godot de Beckett et par La Parodie
d’Adamov qui sont des oeuvres anti-
théâtrales parce qu'elles refusent le
38
sujet précis, la structure
d’exposition-nœud-dénouement, la
peinture d'un milieu réel et des
personnages représentatifs de la nature
humaine.
Ces dramaturges du théâtre de
l’absurde ne forment pas une école mais
ils s’unissent au même refus en
contestant et en rejetant le théâtre
traditionnel et ses conventions
théâtrales. Ils entreprennent de
renouveler le genre théâtral et se
définissent par le refus des formes et
des règles du théâtre traditionnel et
par la volonté systématique de trouver
de nouvelles formes.
A la représentation de ces pièces de
l’anti-théâtre ou du théâtre de l’absurde tout
se passe comme s'il s'agissait d'une
39
pièce ordinaire. Mais cette pièce anti-
théâtrale a pour but de contester le
théâtre par lui-même, de décevoir le
spectateur traditionnel habitué aux
conventions du théâtre classique et de
contredire l’attente du spectateur.
L'anti-théâtre est basé sur le refus
des formes bien établies du théâtre
traditionnel. Il fait table rase de la
tradition du drame classique. En
contestant le théâtre traditionnel et
ses conventions, il est à la fois la
critique du théâtre traditionnel et
l'application d'une nouvelle conception
théâtrale.
Néanmoins, ce type de théâtre a
l'aspect général et les contours du
théâtre classique: c'est un ouvrage de
fiction créé par le dramaturge qui
40
nous présente des personnages
fictivement créés et nous raconte leur
histoire. Mais, il a un but différent :
décevoir et déranger le spectateur. Il a
l’intention de contester et de réfuter le
théâtre par lui-même par le travail de le
saper lentement. Il a pour but de
tourner en dérision le théâtre
classique et ses conventions
traditionnelles. C’est ainsi qu’on voit
l'envers d'une pièce classique, grâce à
des techniques nouvelles qui permettent
l'assouplissement du langage dramatique
et la liberté du ton.
Ionesco, Adamov et Beckett dénoncent
les conventions théâtrales du théâtre
traditionnel. Or, l'auteur dramatique
ou le dramaturge du théâtre
traditionnel compose un texte théâtral
41
pour qu'il soit mis en scènes et en
actes. La scène est limitée par
l'entrée ou la sortie des personnages
que le dramaturge a créés dans son
imagination en s'efforçant d'imiter
mimétiquement la vie réelle et de
prétendre qu'il transmet la réalité.
Or, l'oeuvre théâtrale n'est pas une
représentation mimétique de la réalité.
Les répliques qui ont pour but
d'évoluer physiquement et
psychologiquement les personnages ou
personnes n’avancent que l'action.
Pour comprendre mieux l’anti-théâtre
et ses prétentions novatrices, il faut
exposer le théâtre traditionel et ses
traits généraux que l’anti-théâtre a
mis en question et en dérision.
42
I.1- Le théâtre traditionnel et ses
traits généraux
Le théâtre traditonnel est
caractérisé par une action bien
dessinée autour de laquelle tournent
un certain nombre de personnages dont
les actes et les sentiments sont
décrits en profondeur. Le fil de
l’action se progresse dans une
linearité bien logique pour que le
lecteur ou le spectateur puisse la
comprendre facilement.
Les héros théâtraux ont un milieu
social, une psychologie et un caractère
bien dessiné dans le théâtre
traditionnel. Le but du dramaturge est
de permettre au lecteur ou au
spectateur de s'identifier aux héros
bien typisés et fortement décrits. Le
43
dramaturge traditionnel nous expose une
vraisemblance spatio-temporelle
adéquates à trois unités classiques:
unité de lieu, unité de temps et unité
d’action que les écrivains classiques
devaient observer en rédigeant leurs
pièces. “L'auteur dramatique agence les
faits de telle manière qu'ils semblent
logiquement liés entre eux (la
nécessité) et qu'ils paraissent obéir
aux lois régissant ordinairement la
réalité (la vraisemblance)”34.
Qu’est-ce que le théâtre signifie?
C’est un art du spectacle. Le théâtre
appartient aux arts du spectacle comme
le mime, le numéro des clowns, le
ballet, les sons et lumières, le
34Danielle Chaperon, Méthodes et problèmes L’œuvredramatique Dpt de Français moderne, Universitéde Lausanne 2003-2004. 44
psychodrame, mais aussi comme la
harangue, la scène de démarchage et de
séduction. Le théâtre, c'est la
représentation et la mise en scène
d'un message résultant de l'histoire;
c'est la représentation d'un texte
rédigé par le dramaturge. Finalement,
c'est la métamorphose d'un texte en
mise en scène35.
Le théâtre, c'est la présence d'un
public qui va entendre le texte et voir
sa représentation à l'aide de quelques
acteurs qui parlent avec le langage du
corps comme voix, gestes, mimes,
pantomime, costumes, maquillages. Là,
il s'agit des éclairages et des sons.
Le théâtre, c'est l'acte de
communication qui implique tout le
35 V. http://jiheraim-cyberland.perso.worldonline.fr/2-ressourceslettres
45
temps une théâtralisation : tout est
théâtre.
Puisque le dramaturge est un
écrivain, c'est dans ce cadre
littéraire que l'on peut parler de
tradition c'est-à-dire de conformité
par rapport à une norme : le genre
littéraire appelé “théâtre”. Constitué
de dialogues, de solliloques et de
didascalies, le texte dramatique nous
est offert dans son aspect composite.
Le discours des didascalies est la
présence d’une autorité supérieure dans
le texte : celle de l’auteur réglant
les paroles et les mouvements des
personnages au fil de l’intrigue. Dans
un texte de théâtre, les didascalies
sont des indications scéniques
fournies par l'auteur sur le jeu des
46
acteurs. Il serait utile de traiter en
bref la fonction des didascalies dans
le texte de théâtre.
Dans une œuvre théâtrale, les
didascalies sont indispensables pour
comprendre le texte théâtral parce
qu’elles contiennent tout ce qui n’est
pas prononcé par les personnages.
Elles sont donc des notations et des
explications concernant les gestes, le
ton de voix, le costume des personnages
ou le décore sonore. Parfois les
didascalies ont un caractère
emphatique, car l'information qu'elles
contiennent est présentée par les
dialogues. Elles fonctionnent alors
comme un procédé d'insistance. Elles
apportent le plus souvent une
indication qui n'est pas dans le
47
dialogue. Ce sont des notations
rapides. Il en est de même quand elles
indiquent le déplacement des
personnages sur le plateau, leurs
entrées et leurs sorties, ou certains
de leurs gestes. Elles sont des
directions de mise en scène que nous
livre le dramaturge.
Depuis le XVIIIe siècle, les
didascalies sont de plus en plus
abondantes. L'importance attachée à
l'espace scénique, a profondément
modifié l'écriture. Le discours
didascalique, quasi inexistant
antérieurement, tend à devenir
autonome. Moyen pour l'auteur de
communiquer sa vision mentale, il joue
le rôle de la description dans le
théâtre. Depuis les années 1950 où les
48
pièces anti-théâtrales de Beckett,
d’Ionesco, de Genette ou de Vauthier
étaient apparues, les didascalies
destinées à décrire le corps et les
gestes des personnages occupent une
place aussi importante que le dialogue.
Parfois même, dans les mimodrames, où
la parole disparaît, elles constituent
le texte. Par exemple, dans En attendant
Godot, de nombreuses didascalies mettent
en scène toutes les actions des
personnages. Elles sont, comme le
dialogue entre ces derniers, riches de
signification.
Après avoir exposé certains termes
théâtraux, on peut énumérer les traits
généraux du théâtre traditionel:
49
On peut énumérer en bref les traits
généraux du théâtre traditionnel comme
ce qui suit ;
- un texte découpé en scènes et
actes;
- une scène limitée par l'entrée
ou la sortie des acteurs
représentant les personnages
créés par le dramaturge;
- un dialogue ou un soliloque qui
fait progresser l'action;
- la possibilité pour le
spectateur de s'identifier aux
personnages ayant une
psychologie exposée et un
caractère typisé;
- une vraisemblance de situation;
- une intrigue c'est-à-dire une
tension;50
- un schéma narratif supposant
une situation initiale et une
situation finale: on parle de
la structure classique:
exposition-nœud-dénouement;
- une situation de crise;
- un message déductible de
l'histoire;
- un texte de qualité: les
personnages parlent une langue
écrite, parfois en vers.
Toutes ces caractéristiques se
trouvent dans une pièce de théâtre
traditionnelle36.
Pour comprendre le théâtre
traditionnel, il vaut mieux exposer la
structure traditionnelle du théâtre
36 V.Http://perso.worldonline.fr/jiheraim-ciberland/topaze.htm. pp. 1-3.
51
classique. Nous avons choisi comme
exemple les deux grands dramaturges
classiques: Corneille et Racine.
Corneille, écrivain de tragédie se
propose de solliciter l'admiration du
spectateur par l'étalage de la force
morale de l'homme supérieur. Celui-ci
se révèle aux heures d'exaltation. Il
s’agit de la victoire de la volonté sur
les passions. C'est pourquoi, il
choisit des héros exceptionnels chez
qui la volonté est dominante. Pour que
la volonté puisse vaincre les passions,
Corneille la met au service d'une
passion plus forte que les autres :
c'est l'honneur et la gloire. Ce
sentiment passionné de l'honneur est
toujours plus fort que l'amour.
52
Le héros cornélien considère la
victoire de la volonté sur la passion
comme devoir. C'est en ce sens qu'on
peut dire que, chez Corneille, le
devoir l'emporte sur la passion37. Par
exemple, dans le Cid, Corneille a
concentré toute l’action dans le coeur
de Rodrigue où commence une lutte entre
son amour pour Chimène et son amour de
l’honneur familial. C’est le sujet de
toute la pièce. C’est par sa volonté
que Rodrigue domine la passion malgré
qu’il aime, avec passion, Chimène,
fille de la partie adverse. Chez
Rodrigue le devoir est plus fort que
l’amour. En somme, cette pièce
37 V. Jean Calvet, Petite Histoire de la Littératurefrançaise, Paris, Editions de J.De Gigord, 1969,p. 69.
53
classique porte extrêmement les traits
classiques du théâtre traditionel.
Quant à Racine, il se propose
d’émouvoir la pitié par le spectacle
des faiblesses de l’homme vaincu par
les passions de l’amour. Chez Racine,
l’amour est conçu comme une passion
maladive et dégradante à laquelle la
volonté essaie de résister
douloureusement et vainement. Pour
atteindre et émouvoir les coeurs,
Racine a besoin de présenter un
spectacle vraisemblable. C’est
pourquoi, sa tragédie est fondée sur le
vraisemblable. Racine obtient cette
vraisemblance par le choix des sujets
ordinaires et quotidiens, la simplicité
de l’action, la rapidité de l’intrigue,
le mélange de force et de faiblesse et
54
par une interprétation classique de
l’histoire. On peut concrétiser le
théâtre de Racine par un exemple :
Andromaque.
Dans Andromaque, Racine a concentré
toute l’action dans le coeur
d’Andromaque où la lutte se déroule
entre ses sentiments d’épouse et ses
sentiments de mère. Andromaque est
captive dans la cour de Phyrrus. Celui-
ci qui a tué son mari Héctor dans la
bataille, aime Andromaque et veut
l’épouser. Il lui propose deux
alternatives : oublier son mari Héctor
ou perdre son fils Astyanax. Tantôt la
fidélité d’épouse l’emporte, tantôt la
tendresse de mère l’emporte. Ce
mouvement de va et vient dramatique est
toute la pièce. Enfin Andromaque se
55
décide à se marier avec Phyrrus pour
sauver Astyanax. Mais elle se décide à
se suicider après la céremonie de
mariage. Irritée Hermione, fiancée de
Phyrrus excite Oreste qui l’aime;
celui-ci va au temple où a eu lieu le
mariage et massacre Phyrrus; Hermione
désespérée se tue et Oreste devient
fou. La violence des passions qui
éclatent dans le dénouement est modérée
par la délicatesse d’Andromaque, par la
qualité de son attachement à la mémoire
de son mari mort et par les qualités de
ses sentiments maternels.
Les pièces de Corneille et de Racine
sont de bons exemples pour le théâtre
classique. Il s'agit d'une intrigue
bien établie autour de laquelle
tournent les personnages bien décrits
56
et bien typisés. Corneille peint les
hommes tels qu'ils devraient être
tandis que Racine les peint tels qu'ils
sont. L'art dramatique de Corneille et
celui de Racine sont formés d'une
action, d’une psychologie des
personnages et d'un langage qui est la
conversation de ces personnages
constituant la matière même de l'oeuvre
théâtrale. Ionesco, Beckett et Adamov
mettent cette matière théâtrale en
problématique de même que les Nouveaux
Romanciers mettent en question la
matière romanesque qui s’est constituée
durant des siècles.
I.2- L’anti-théâtre et ses traits
généraux
57
L’accroissement des études
linguistiques au XXème, initié par les
travaux des linguistes comme Saussure,
Jacopson, Bénéviste, et leurs
disciples va aboutir à une méfiance
générale envers le mot et sa
signification, c’est-à-dire le
signifiant et le signifié qui
constituent la signe38. Il s’ensuit que
le public de lecteurs ou spectateurs
ne fait plus confiance à la prétention
du dramaturge de présenter
mimétiquement la réalité telle quelle
dans le monde fictif des pièces
théâtrales. Le langage constitué de
signifiants et de signifiés n'est plus
considéré comme moyen suffisant de
38 V. Marie-Denise Boros Azzi, La Problématique de l’Ecriture dans les Faux-Monnayeurs d’André Gide, Paris, 1990, Publications de Lettres Modernes, p.5.58
transmettre le monde intérieur et le
monde extérieur des personnages. Les
mots n'ont plus le pouvoir de
communiquer le message dans toute
l’acception du mot. Mais ils ont
seulement le pouvoir de le montrer.
Toutes les études linguistiques nous
montrent que le théâtre moderne au XXe
siècle, donne une importance
primordiale au language qui est le
transmetteur du message dans un monde
fictivement crée par le dramaturge aux
lecteurs ou spectateurs.
Le theâtre le plus connu parmi les
mouvements de theâtre au XXe a été le
théâtre de l’absurde. Comme ils sont
successeurs spirituels des dadaïstes,
des surréalistes et des
existentialistes, les dramaturges
59
Eugène Ionesco (la Cantatrice chauve, 1951;
Rhinocéros, 1959), Arthur Adamov
(Parodie, 1949) et Samuel Beckett (En
attendant Godot, 1952), sont devenus
représentants du théâtre de
l’absurde. Selon eux, les actions de
l’humanité au XXe sont devenues
insensées, absurdes et inutiles. Le
théâtre de l’absurde tend à éliminer
tout déterminisme logique, à nier le
pouvoir de communication du langage et
à réduire les personnages aux
marionnettes ou aux ombres. Pourtant,
il n’est ni un mouvement ni une école.
Les auteurs dramatiques du théâtre de
l’absurde ont en commun la volonté de
rejeter les règles et les formes du
théâtre traditionnel.
60
Ce nouveau théâtre est considéré
comme une révolution littéraire. “Avec
Ionesco, Adamov et Beckett, on peut
véritablement parler du théâtre
nouveau ”39 de même que les Nouveaux
Romanciers s'unissent dans l'essentiel
et une école littéraire s’est
constituée malgré qu’ils le refusent
“puisqu'une école littéraire signifie
un groupe d'écrivains qui suivent un
maître et qui professent les mêmes
théories, les mêmes conceptions
littéraires (...) il existait entre eux
plus de similitudes que de
divergences ”40.
Ionesco, Adamov et Beckett s’unissent
au même refus de contester et de
39 François Baqué, Le Nouveau roman , Bordas,Paris, 1972, p. 29.40 François Baqué, Ibid., p. 29.
61
réfuter le théâtre traditionnel et ses
conventions. Emmanuel Jacquard touche à
la divergence entre eux :
“Ils ne forment pas une école car,
même au départ, il existe entre
Ionesco, Beckett et Adamov des
divergences profondes qui
s'accuseront d'ailleurs dans les
années soixante (...) ils refusent en
effet les conventions périmées, le
déjà fait, le déjà vu, bref les mêmes
traditions. Ce qui les unit-comme l'a
remarqué Sartre dans un article,
c'est à quoi ils s'opposent ”41.
Ces dramaturges se dressent contre le
réalisme du siècle précédent. Ils
exposent le réalisme subjectif. En
41 Emmanuel Jacquard, Le Théâtre de Dérision, Paris,Gallimard 1974, p. 53.62
dépit de différentes activités de ses
collègues comme Ionesco et Adamov,
Beckett reste en silence dans sa tour
d'ivoire. L’oeuvre a une résonance
profonde, des accents tragiques et une
universalité qui justifient l'audience
internationale qu'elle a conquise. Le
Prix Nobel l'a d'ailleurs couronné en
1969 42.
Ces dramaturges dénoncent et refusent
la convention traditionnelle du
théâtre: une histoire compréhensible où
se trouvent les personnages dramatiques
physiquement et psychologiquement
décrits. Ils considèrent comme mensonge
et hypocrisie le théâtre classique “qui
consiste à nous présenter de manière
logique, lyrique, frappante, une
aventure inventée de toutes pièces, et42 V. Ibid. , p. 29.
63
faite pour être une aventure
intéressante ”43.
Pour ces dramaturges, la vie et la
réalité humaine ne sont pas trop
intéressantes pour être représentées en
scène. “L'art dramatique serait donc un
mensonge; et l’anti-théâtre rejette,
dénonce et ridiculise ce mensonge de
fausse clarté, de fausse logique, dans
des pièces qui veulent incohérentes,
fantaisistes, choquantes ”44 alors que
le dramaturge traditionnel prétend
refléter la réalité par son oeuvre
dramatique.
Grâce à l'extériorité grotesque et
ridicule que le dramaturge de l’anti-
théâtre établit entre les spectateurs
43 R.M. Albérés, Bilan Littéraire du XX ème siècle, p.120.
44 R.M. Albérés, Ibid.., p. 121.64
et les personnages grotesquement
représentés, il a pour but d’échapper à
la double absorption de l'auteur en son
personnage, du spectateur dans le
personnage. Si cette double absorption
est établie entre les parties
concernées une atmosphère romanesque
sera mutuellement réalisée : c’est ce
qui menace chaque romancier et chaque
dramaturge.
La vie et la réalité quotidienne ne
sont pas toujours attachantes,
passionantes et logiques. André Gide
fait remarquer ce sujet :
“La vie nous présente de toutes parts
de quantité d’amorces de drames, mais
il est rare que ceux-ci se poursuivent
65
et se dessinent comme a coutume de les
filer un romancier”45 .
Comme l’a bien exprimé Pierre
Aurégan, “la vie n’obéit pas à
l’enchaînement des causes et des
conséquences voulu par le positivisme,
elle est faite de discontinuités, de
trous, de contradictions, d’inexpliqué
et c’est cela que la littérature doit
restituer”46. Or, le dramaturge
traditionnel soumet les événements à
l’enchaînement des causes et des
conséquences par une conception
deterministe.
A cause des bouleversements qu’il
établit, le nouveau théâtre dit anti-
45 André Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Ed.
Gallimard, 1927.p. 89.46 Pierre Aurégan, Gide, Paris, Ed. Nathan,1993, p. 25.66
théâtre se propose de declarer une
nouvelle vision du monde et un monde
mis en problématique. J. Luc Dejean
fait remarquer:
“On ne veut plus montrer à l’homme ce
qu’il pensait être, mais lui révéler
ce qu’il n’est pas, accuser les
différences entre sa volonté de
puissance et son pouvoir dérisoire.
Les nouveaux auteurs ne cherchent pas
les voies du salut: ils regardent
l’individu patauger seul dans
l’absurdité du quotidien, s’empêtrer
dans un langage que le moindre coup
de pouce rend soudain impropre à la
communication ”47.
47 Luc Dejean, Le Théâtre nouveau depuis 1945, F.Nathan, pp. 24-25.
67
Les auteurs dramatiques de l’anti-
théâtre ont pour but de déranger le
public habitué aux normes
traditionnelles du théâtre
traditionnel, de le sortir de ses
habitudes paresseuses et de le choquer
et l’ébranler. C'est ainsi qu'un
théâtre d'opposition est né en refusant
les conventions traditionnelles du
genre théâtral. De plus, le XXe siècle a
eu la conscience d'une nouvelle
conception de la réalité due à la
psychanalyse : les rêves sont plus
vrais que le réel; la réalité est
totalement subjective; chacun voit le
monde à sa façon personelle.
L’originalité de l’anti-théâtre
consiste surtout dans l'écriture qui
tourne résolument le dos à la
68
tradition. C'est en effet par la forme
même du dialogue et par les idées
développées que se manifeste
l'insignifiance de la vie dérisoire de
l'homme. La structure des œuvres
théâtrales est souvent cyclique visant
à montrer, par l'absence d'action
d'ensemble, le caractère monotone,
répétitif et sans issue de notre vie
quotidienne.
Dans l’anti-théâtre, le contenu des
répliques est pauvre, et porte souvent
sur des gestes ou des situations d'une
grande banalité, en démontant les
mécanismes de la logique ou de la
mémoire. Les objets les plus médiocres,
en revanche, prennent souvent une
importance considérable. Les
personnages, souvent clownesques,
69
minables, vagabonds ou clochards sont
des anti-héros qui se ressemblent et
qui sont des types extrêmes et non-
conformistes. Donc, l’anti-théâtre nous
présente les sujets ordinaires et les
personnages médiocres.
Le registre qui mêle le comique au
sens tragique de la vie, le grotesque
au sérieux, vise à ridiculiser les
valeurs les mieux établies, les
hiérarchies, les cultures établies, les
corps constitués et le progrès: le
temps s’arrête souvent ou progresse
vers le néant. Aucun progrès ne semble
possible. Les auteurs du théâtre de
l’absurde cherchent à ébranler notre
confiance et éveiller notre méfiance à
l’égard de l’oeuvre fictivement
composée par l’imagination de l’auteur
70
dramatique. Ils s’efforcent de former
le scepticisme parmi leurs spectateurs
ou lecteurs.
L’anti-théâtre ou le théâtre de
l’absurde veut remettre en
problématique et en dérision les formes
et les règles conventionnelles du
théâtre traditionnel et de faire table
rase du passé. Donc l'anti- théâtre
c'est un théâtre d'opposition. On peut
énumérer les traits géneraux comme ce
qui suit ;
- le refus de l'intrigue
habituelle : chacun est libre
d'imaginer la fin de
l'histoire à son gré et à sa
fantasie ;
71
- le refus de raconter une
histoire compréhensible et bien
ménagée;
- le refus de la prévisibilité
de ce qui peut se passer
d'après les données de la
situation initiale ou de titre
de la pièce;
- le refus de la psychologie
traditionnelle des
personnages ;
- le refus de la chronologie: le
temps du calendrier ou des
horloges n'existe pas, mais le
temps est purement mental;
- le refus d'un décor
convenablement arrangé où
l'action se passera;
72
- le refus de tout engagement, de
toute leçon à être issue de la
pièce;
- le refus aussi du texte
littéraire : ce qu'il faut
montrer c'est le vide, c'est le
rien. Les didascalies sont
souvent plus importantes que le
texte littéraire48.
En bref, le but de l'anti-théâtre est
de tourner en dérision ou en ridicule
le théâtre classique et ses éléments
constitutifs qui exposent le mensonge
et l'hypocrisie auxquels s'opposent les
dramaturges du théâtre de l’absurde
tels qu’ Eugène Ionesco, Samuel Beckett
48 V. Http://perso.worldonline.fr/jiheraim-ciberland/topaze.73
et Arthur Adamov. Ces nouveaux
dramaturges obsédés d’interroger et de
rejeter le passé du théâtre classique
ont cherché à montrer de nouvelles
formes théâtrales en mettant en
question et en dérision les conventions
traditionnelles du théâtre classique.
C’est par ces dramaturges que nous
entrons dans l’ère du supçon et de
l’interrogation.
CHAPITRE II
74
LA CONCEPTION ANTIROMANESQUE ET
ANTITHEATRALE DE SAMUEL BECKETT
“L'art du roman vise à créer chez le lecteurdes états sentimentaux qui le font toucher àla poésie. C'est même là ce qu'on appelle leromanesque”49.
Jean Hytier
II.1- La carrière littéraire de
Samuel Beckett
D'après Maurice Nadeau, Samuel
Beckett est considéré comme “l'un des
écrivains français qui comptent le
plus, pour beaucoup le plus grand ”50
49 Jean Hytier, André Gide, Paris, Ed. Edmonde Chariot, 1946, p. 143.50 Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de la
Littérature contemporaine, Ed. Berger-Levrault, Paris
1975, p. 309.75
malgré les résistances que suscite son
oeuvre.
Samuel Beckett fit ses premières
études dans une école protestante
Earlsford House dirigée par un
Français, M. Lapelon; c'est là peut-
être qu'il prit, très jeune, cet
intérêt à la langue française qui
devait marquer toute sa vie51. Elevé
dans un atmosphère puritaine, il prit
une discipline stricte à la manière
anglaise qui suscita peut-être qu'il
fut un homme révolté contre les
traditions. Sa mission à Paris devint
un point tournant important dans sa
vie.
Quand Beckett fut envoyé comme
lecteur d'anglais à l'Ecole Normale
51 V. Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, p. 7.76
Supérieure où il fut resté deux ans,
ce séjour lui permit non seulement de
perfectionner sa connaissance déjà
remarquable de la langue et de la
littérature françaises, mais aussi de
se familiariser avec le milieu libéral
de l'Ecole Normale Supérieure. Ce
milieu libéral était différent du
conformisme et de la contrainte de son
pays natal. C'est à ce moment qu'il fit
la connaissance de James Joyce dont il
devint le disciple et l'ami52. Comme on
le sait, James Joyce est considéré
comme l'un des précurseurs du Nouveau
Roman. Il a également exercé une grande
influence sur Samuel Beckett.
Pendant son séjour à L'Ecole Normale,
il se fait une réputation de poète par
un long poème Whoroscope mi-sérieux, mi-52 V. Pierre Melese, Ibid., p. 8.
77
plaisant où Descartes médite sur le
temps.
De retour en 1931 à Dublin, Beckett,
après un bref séjour de deux termes
comme professeur de français au
Campbell Collège à Belfast, fut nommé
assistant du professeur Dudmore Brown
au Trinity Collège. Pendant qu'il était
académicien dans ce collège, il eut
publié un remarquable essaie sur
Proust. C'est ainsi que Beckett fut
destiné à une carrière universitaire et
littéraire. Mais, incapable de
supporter la routine quotidienne et les
obligations sociales et désireux
d'échapper au climat de contrainte qui
pèse sur la vie irlandaise -théocratie,
censure morale et littéraire- il
démissionna au bout d'un an.
78
De retour à Paris en 1937, il décida
de s'y installer définitivement. C'est
à ce moment qu'il lui arriva une
aventure tragique qui l'eut bien
influencé sous l'angle de sa vision
philosophique: il fut un soir poignardé
par un clochard; sorti quelque temps
après de l'hôpital, il alla voir son
agresseur en prison et lui demanda
pourquoi il l'avait attaqué.
L’agresseur répondit: “je ne sais pas”.
Dans cette réponse, Beckett vit peut-
être le type même de l'action absurde,
maîtresse de la condition humaine53.
Cet agresseur ressemble à Mersault
dans l'Etranger de Camus, qui a poignardé
un arabe par l'acte gratuit et à
Lafcadio des Caves du Vatican qui a jeté un
certain Fleurissoire par la portière du53 V. Pierre Melese, Ibid., p. 9.
79
train par le même acte gratuit. Dans
son En attendant Godot, Samuel Beckett qui
puise l'action absurde dans cet acte
gratuit met en question l'essence de
l'existence humaine par l'application
de la nouvelle méthode de théâtre de
l’absurde.
Certains critiques voient chez
Beckett la philosophie de l'absurdité.
Mais sa vision d'absurde est bien
différente que celle de Camus et de
Sartre. La réputation de Samuel Beckett
le plus commenté parmi les auteurs du
théâtre de l’absurde est fondée sur un
malentendu. Le théâtre de l'absurde se
fonde sur la vision pessimiste de la
condition humaine soutenue par la
philosophie existentialiste alors que
le théâtre de Beckett rejette les
80
attitudes et les positions de
l’existentialisme comme l’engagement
politique de Sartre ou l’humanisme de
Camus.
L'expression “théâtre de l'absurde”,
souvent contestée pour cette raison,
fait désormais partie de l'histoire
littéraire. Elle a été inventée pour la
première fois par le critique Martin
Esslin en 1962 pour caractériser la
formation de jeunes auteurs de la même
génération : Samuel Beckett, Eugène
Ionesco et Arthur Adamov dans les
années 50. D’autres auteurs sont à
rapprocher de ce trio tout en
développant une esthétique
personnelle : Boris Vian (farces
satiriques), Jean Genette (miite pour
un théâtre rituel, cruel et source de
81
scandale), Fernando Arrabal (fasciné
par la perversion cruelle, il remet en
cause la dictature espagnole avec
violence), Roland Dubillard (théâtre du
malentendu, de la communication
confuse)54.
Beckett dépasse les limites de ce
genre qu'illustre parfaitement Ionesco.
Son oeuvre étant très mince par son
volume ne repose nullement sur une
thèse philosophique. La densité
tragique qui se dégage des clowneries
est une sorte d'appréhension concrète
du néant, de la dissolution du moi55.
Quand on prête l’oreille aux
appréciations de Gaëton Picon au sujet
54 V.Martine David, Le Theâtre, Ed Belin, pp. 55-56.55 V.Charles-Henri Favrod, EDMA, Théâtre, C-H.Favrod, 1976, Paris, p. 66.82
de la philosophie de nihillisme de
Beckett, on peut voir la même chose :
“Sa singularité et sa grandeur
résident en ceci qu'il parvient à
nourrir une création dont la
spontanéité et l'abondance s'insèrent
dans ce qui reste d'essentiel à la
forme dramatique, de l'incitation au
silence et de l'usure de la fiction;
il ne se passe rien, et pourtant une
tension existe, s'exaspère, et même
une sorte d'espoir plane parfois ; si
Godot arrivait, si la mort reculait,
si les beaux jours revenaient, tout
serait changé - et cette attente
vaine nourrit la durée du récit et de
faction scénique, parvient à nous
tenir en halein jusqu'au bout”56.
56 Gaeton Picon, Histoire des Littératures III, Paris,Gallimard,
83
Les récits de Beckett (Molloy, Malone
Meurt, l'Innommable) constituent un
monologue intérieur par lequel une
conscience condamnée à parler toujours
en vaine est rassasiée, parce qu'elle
ne parvient pas à trouver le dernier
mot. Ce dernier mot que la conscience
humaine recherche est devenue la
disparition de tout objet: le néant qui
se manifeste dans le théâtre de
l'absurde de Beckett. Gaeton Picon
parle du théâtre de Beckett :
“Le théâtre qui a gagné un plus large
public, a donné paradoxalement une
animation et une incarnation efficace
à cette parole impersonnelle, sans
sujet, ni lieu, et si proche du
silence (...). Le langage chez
Beckett est nu, pauvre, sans image et 1978, p. 1365.84
-malgré l'influence de Joyce- sans
jeu, sans luxe verbale”57.
Ennemi de toute publicité, Beckett
mène une vie très solitaire avec sa
femme française. Timide, se défiant de
lui-même, il se révolte contre toute
interrogation. Il est très rare que les
interviews soient faits avec lui. Quand
on lui attribue le Prix de Nobel, il a
été invité à le prendre au Suède. Mais,
volant à la direction inverse, il a
sauté les journalistes qui
l'attendaient. Ce comportement de
Beckett était bien conforme à sa
nature.
Il est impossible de s'imaginer que
Beckett donnerait un discours sur son
oeuvre devant les auditeurs qui le
57 Gaeton Picon, Ibid., p. 1366.85
savent : que dirait-il Beckett qui a
choisi la solitude toute sa vie?
Qu'est-ce qu'il dirait sur son oeuvre
en continuant d'interroger la vie et la
condition humaine, de plus alors qu'il
ne sait pas les réponses à ses
interrogations? Pourquoi écouterait-il
les éloges alors que son oeuvre est
encore en train de se former et que sa
mission n'est pas encore achevée. Cet
homme naturel s'identifiait par une
telle attitude à son oeuvre basée sur
le rien58.
II.2- L’anti-roman beckettien
58 V. Hasan Anamur, Beckett'le Godot'yu Beklemek inSamuel Beckett, Godot'yu Beklerken traduit en turcpar Hasan Anamur, Istanbul, Editions de Can, 1994,p. 5.86
Pour comprendre En attendant Godot il
faut jeter un bref coup d'oeil à ses
oeuvres antérieures de Beckett.
Murphy, d'abord écrit en anglais
(1938), a été traduit en français par
lui-même en 1947. C'est le roman de la
dérision humaine. Le personnage Murphy
est un héros dont la plus grande joie
est de rester assis, nu et de goûter de
se trouver dans Hyde Park. Il n'exerce
aucun métier. Il a pour maitresse une
prostituée, Celia. Il finit par être
engagé comme infirmier à la M.M.M.M.
(Maison Madeleine de La Miséricorde
Mentale) qui est une sorte d'asile de
fous. Un jour, il se suicide et son
dernier désir est qu'après
incinération, les cendres de son corps
soient jetés dans les privés d'un
87
théâtre de Dublin et que la chasse
d'eau soit triée sur eux, de péférence
pendant le spectacle, le tout à
exécuter sans cérémonie, ni montre de
chagrin. En fait, son voeu ne sera pas
accompli, car les cendres répandues sur
le sol d'un café, seront finalement
balayées avec la sciure, la bière, les
mégots, la casse, les allumettes, les
crachats, les vomissures.
Ce personnage pitoyable qualifie ce
monde de fiasco. S'il refuse de
participer à ses semblables
conformistes, c'est qu'il mène une vie
anticonformiste. Murphy est entourée
d'une série de grotesques: Kelly, le
grand-père paralysé qui joue au cerf-
volant; Mlle Carridge, la logeuse qui
sent si mauvais; le directeur de la
88
M.M.M.M., le docteur Angus
Killiecranckie; le poète Ticklepenny
tendrement uni à Bim, l'infirmier-chef.
Tous ces personnages grotesques décrits
avec dérision illustrent le rien et le
néant. Ils sont l’antithèse des héros
traditionnels.
Grâce à l'extériorité grotesque et
étrange que Murphy établit entre le
lecteur et les personnages
grotesquement exposés, Beckett vise à
échapper à la double absorption du
romancier en son personnage, du lecteur
dans le héros qui menace tout
romancier. C'est ainsi que le lecteur
ne pourrait pas s'identifier avec eux
parce qu'ils sont marionnettes qui ne
sont pas digne d’être imités. “Un
lecteur habitué aux solides jalons
89
réalistes et aux fortes peintures
saturées, d'attendus du roman post-
balzaicen, peut se sentir désarçonné,
voire mistifié ”59.
Le lecteur du roman traditionnel
considérait comme réel la fiction
construite par le romancier
traditionnel dans son imagination. Il
prenait conscience de son
identification avec le narrateur qui le
menait dans le monde fictif du roman.
Il possédait une vision romanesque que
lui fournissait le romancier
traditionnel. Selon Claude-Alain
Chevalier, le romanesque est de voir
59 Pierre Chartier, Les Faux–Monnayeurs d’André Gide,Paris, Ed. Gallimard, 1991, p. 11.90
“la réalité à travers le prisme
déformant des romans”60.
Beckett ne vise pas à constituer des
états sentimentaux sur ses lecteurs en
créant des personnages romanesques.
C’est pourquoi, il s’efforce de créer
des caractères antiromanesques que son
lecteur ne pourrait pas considérer
comme personnes en os et en chair dans
la vie réelle. Jean Hytier définit le
romanesque contre lequel se dresse
Beckett: “l'art du roman vise à créer
chez le lecteur des états sentimentaux
qui le font toucher à la poésie. C'est
même là ce qu'on appelle le
romanesque ”61. Samuel Beckett cherche à60 Claude-Alain Chevalier, La Porte étroite d'André
Gide, Poitiers, Ed. Nathan, 1993, p. 115.61 Jean Hytier, André Gide, Paris, Ed. EdmondeChariot, 1946, p. 143.
91
se moquer avec ironie du personnage
traditionnel en créant des types
grotesques et etranges et les tournant
en dérision. Son but est d'empêcher que
son lecteur s'identifie à ces
personnages ridiculisés.
Le second roman de Beckett, c'est
Watt publié en anglais en 1953, traduit
en français en 1968. La guerre éclate
en Europe pendant que Beckett visite sa
mère. Beckett préfère quitter sa terre
natale en paix pour combattre l'ennemi
nazi dans la résistance française. En
août 1942, il doit toutefois s'enfuir
en zone libre, parce qu'on le
recherche. Il trouve un travail comme
ouvrier agricole dans une ferme de
Roussillon en Vaucluse.
92
Malgré le travail difficile, Beckett
trouve le temps d'écrire son deuxième
roman, Watt. Ce roman marque une date
dans l'évolution des personnages créés
par le romancier. Le protagoniste du
roman se distingue par son costume
ridicule; physiquement il porte le
chapeau “melon” et les deux sacs
propres aux héros beckettiens;
socialement il est un vagabond entré au
service d'un certain M. Knott;
psychologiquement il est un hésitant:
la pensée de quitter la ville lui était
douloureuse mais celle d'y rester était
également douloureuse. Il se dirige
vers la gare en souhaitant manquer son
train. Intellectuellement, il veut à
tout prix prendre le sens des choses.
Dans ce roman il s’agit de la
93
clownerie, du vagabondage et de la
hésitation du personnage principal. Ce
roman vise évidemment à étaler une
contestation générale et une révolte
immanente et intrinsèque contre la vie
conformiste et accomodante.
Son roman Mercier et Camier traduit et
publié en français en 1970, raconte
l'histoire de deux hommes qui n'ont pas
de domicile. Ils représentent les
maladroits, les damnés, les faibles et
les infortunés dans la vie réelle. Leur
aspect misérable est encore accentué
par leur dissemblance physique: l'un
est un petit gros, rougeaud, un homme
aux cheveux rares, aux multiples
mentons, l'autre est un homme maigre et
barbu, qui se tient à peine debout. Il
s’agit du contraste entre ces deux
94
personnages. Ils sont l'apparition
moderne de Don Quichotte et de Sancho
Pança de l'anti-roman Don Quichotte de
Cervantes. Ils sont eux aussi en quête
d'aventure.
Son roman L'Expulsé est l'histoire d'un
homme qui a été chassé de son logis en
cherchant en vain une chambre à
s'abriter, qui a passé la nuit dans une
remise et qui, à l'aube, repart en
déclarant:
“Je ne sais pas pourquoi j'ai
raconté cette histoire. J'aurais pu
tout aussi bien en raconter une
autre. Peut-être qu'une autre fois
je pourrai en raconter une autre.
Ames vives, vous verrez que cela se
ressemble ”62.
62 Cité in http://naik-feillet.over-blog.com/article-24735218.html
95
Il s'agit de la réfutation de
l'histoire par cette phrase qui fait
une douche froide sur le lecteur.
Il serait utile de marquer qu'il y a
une ressemblance entre l'Explusé de
Beckett et le Prométhée mal enchaîné de
Gide au sujet de l’auto-création et de
l’auto-destruction de l’œuvre. Dans
Prométhée mal enchaîné, Prométhée ayant
causé la mort de Damocles dit au lieu
de pleurer: “A propos, une anecdote...
Mettons que je n'ai rien dit ”63. La
phrase destructive “mettons que je n'ai
rien dit” de Prométhée enlève toute la
sériosité à l'oeuvre, cause le rire et
brise l'émotion du lecteur. Le
protagoniste de l'Expulsé dit qu'il ne
sait pas pourquoi il a raconté son
63 A. Gide, Le Prométhée mal enchaînée, Paris, Ed. Gallimard, 1925, p. 136.96
histoire et il fait allusion à
l'inutilité de raconter son histoire.
S'il a dit cette parole destructive
c'est parce qu'il réfute le roman et
que le roman est dénué de tout sens et
de tout fondement.
La troisième nouvelle c'est la Fin.
Cette nouvelle est la narration d'une
errance qui conduit le héros à
s'installer dans un canot et à y
trouver physiquement et moralement son
confort. Ce confort du protagoniste est
incapable de guérir son mal profond.
Ainsi s’achève la Fin: “Je songeai
faiblement au récit que j'avais failli
faire récit à l'image de ma vie, je
veux dire sans le courage de finir ni
la force de continuer ” 64.
64 Cité par Frédéric Marteau, Itinerrance dans Mercier et
97
Le récit de Beckett, c'est celui de
l'impuissance. Dans la plupart des
oeuvres de Beckett, il s'agit de
l'expression du récit de l'échec. Chez
Beckett on voit un protagonist qui
s'efforce de narrer sa propre histoire
et qui vit une aventure tragique de sa
vie. Au XXe siècle, chez certains
écrivains on voit la description de
cette impuissance d'écrire une oeuvre
bien établie et ménagée selon les
conventions traditionnelles. C'est
ainsi que le lecteur contemporain ne
doit plus attendre de l'écrivain
contemporain un livre qui expose une
histoire émouvante, passionnante et
attachante que tissent de nombreux
personnages.
Camier de Samuel Beckett in http://pagesperso-orange.98
Dans le roman contemporain, “on ne
suit plus l'évolution d'un héros
romanesque ou d'un groupe social”65 en
qui se résument les caractères d'une
classe sociale, d'une profession et
d'une forte passion. Tous les éléments
du récit sont mobilisés pour éclairer
leur situation individuelle et sociale.
Chez Beckett on ne voit plus
l'histoire attachante et passionnante
qui coupe l'haleine, l'évolution
graduelle des personnages romanesques,
l'omniscience, l'omnipotence,
l’omniprésence du narrateur en tant
qu’Auteur-Dieu et la structure
traditionnelle de l'intrigue.
Beckett expose le rien fondamental
dans son Molloy et son Malone meurt.
Son oeuvre Molloy présente deux parties65 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 7.
99
bien distinctes, centrées sur deux
personnages différents Molloy et
Moran. Molloy recherche sa mère, mais
quand il est arrivé dans sa chambre,
elle est morte; et Moran qui a reçu
l'ordre mystérieux de retrouver Molloy,
son père sans doute, parcourt en vain
son pays et revient à domicile sans
avoir pu mettre la main sur lui.
Les personnages Molloy et Moran ont
de nombreuses ressemblances: l'un et
l'autre sont des vagabonds à demi
infirmes qui traversent des lieux à peu
près similaires et rencontrent, chemin
faisant, des personnages de même
nature. On peut les regarder comme deux
symboles presque similaires d'une
misère commune de l'être humain. C'est
la misère de la condition humaine.
100
C'est dans cette misère humaine que
semble résider le sens de l'oeuvre de
Beckett.
Malone meurt (1952) est l'histoire
d'un homme qui attend de mourir. La
mort sera le soulagement pour lui mais
qu'est-ce qu'il fera pendant quelques
mois ou semaines qui lui restent? Il
décrira sa situation présente,
imaginera des histoires et fera
l'inventaire de ses possessions. Il vit
impuissamment dans sa chambre, ne
sachant plus son âge. Il vit couché sur
un lit d'où il remue ses affaires
entassées dans un coin pêle-mêle. Les
histoires qu'il raconte concernent des
personnages hautement ridicules: Louis
le tueur de cochons, Macman, l'aliéné.
Quant à ses possessions dont il a fait
101
l'inventaire, elles ne lui satisfont
guère. Dans cette oeuvre, l'existence
est réduite au nihillisme fondamentale:
naître, c'est mourir. Le bonheur et le
malheur sont impossibles à distinguer.
Avec l'Innommable (1953) la conception
antiromanesque de Samuel Beckett est
arrivée à son point culminant. Selon
Maurice Bruézière, l'art de Beckett
paraît être arrivé à ses limites. Le
narrateur, plus privé encore que ne
l'étaient “Les Murphy, Molloy et autres Malone”
est un homme-pot: piqué à la manière
d'une gerbe, dans une jarre profonde,
dont les bords arrivent jusqu'à la
bouche, au bord d'une rue peu passante
aux repos enfin”66. Les autres
personnages veulent lui donner un nom,
mais il s'appellera par de différents66 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.102
noms au cours du roman, tantôt Mahood
(fabricant de capuchon en anglais
ancient), tantôt Worm (le ver en
anglais). C’est pour le changement du
nom du héros que Robbe-Grillet dira
dans Pour un Nouveau Roman: “ ...Beckett
change le nom et la forme de son héros
dans le cours d'un même récit”67.
Dans le roman contemporain, le nom
patronymique du héros s’anéantit et
s’appauvrit au fur et à mesure qu’il
soit dégagé de toute appartenance
sociale et évacué de tout contenu
psychologique. Le héros de l'Innommable
dit: “II n'y a pas de nom pour moi, pas
de prénom pour moi”68. Vivre pour lui,
c'est seulement parler sans cesse pour
67 Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman,Paris, Editions de Minuit, 1963, p. 33.68 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.
103
passer le temps. Il dit: “Je ne me
tairai jamais. Jamais”69.
Dans l'Innommable, il s'agit de la
contestation du langage. Le langage est
composé de mots. Ces mots sont les mots
inventés par les autres hommes alors
ils sont falsifiés et préproduits.
C'est ainsi que la méfiance du héros
envers les mots se métamorphose en
contestation du langage. Le héros est
sceptique envers le langage. A ce
sujet, Maurice Nadeau dit: “La
contestation du langage s'accompagne
d'une contestation de l'oeuvre.
Condamnés à parler, les héros de
Beckett s'occupent à nier ce qu'ils
viennent d'affirmer, à dire en même
temps oui ou non. S'il faut parler, du
69 Cité par Maurice Bruezière, Ibid., p. 405.104
moins que ce soit pour ne rien dire”70.
Beckett exige que toute son oeuvre soit
rongée de l’intérieur et porte en elle sa
propre réfutation afin d’empêcher que
l’illusion romanesque fascine l’esprit
du lecteur et qu’il considère le fictif
comme réel. L’oeuvre beckettienne est
rongée de l’intérieur se détruisant au
fur et à mesure qu’elle progresse.
Au XXe siècle les problèmes du
langage se placent à l'ordre dans la
littérature. La linguistique joue un
rôle important dans toutes les branches
de la science parce qu’elle est
“l'étude de la nature et du
fonctionnement du langage appréhendé à
travers la diversité et l'évolution
70 Maurice Nadeau, Cahiers, Renaud-Barrault,Octobre 1963 cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966,160.
105
des langues dans toutes leurs
modalités ”71. Il s’agit d’une relation
étroite entre la linguistique et la
littérature. Bien que la littérature
ne soit pas spécialement l’objet de la
linguistique, elle est l’oeuvre du
langage. Cet instrument de
communication devient le sujet de
recherche de la littérature.
L'augmentation des études
linguistiques conduit l'écrivain à une
méfiance envers le mot et sa
signification72. Le langage n'est plus
l'instrument de narration, mais il
71 http://www.cnrs.fr/72 V. MD. Boros Azzi, La Problématique de l'écriture dans les Faux-Monnayeurs d'André Gide, Paris, Ed. Lettres Modernes, 1990, p. 5. Et V. Cemil Goker, Fransa'da Edebiyat Akımları (Les Courants littéraires en France), Ankara, Ed., DTCF, 1982, p. 120.106
devient le sujet lui-même73. Sous cette
atmosphère, Samuel Beckett comme
beaucoup d’auteurs contemporains
s’occupe des problèmes du langage et
de la parole. Selon Nadeau “il ne
restait plus, après cela, à l'auteur
qu'une alternative: se taire ou se
répéter. D'En attendant Godot à la Dernière
Bande à Oh les Beaux jours, Beckett suit un
mouvement parallèlle. A la fin, il n' y
a plus sur scène qu'un personnage qui
parle. La réalité ultime demeure le
mot, mais un mot qui ne veut rien dire
et qui fait pouffer de rire par son
inanité ”74.
Dans Comment c'est il s’agit d’un
narrateur qui raconte au lecteur
73 R.Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 207.74 R.M. Albérés, Bilan Littéraire du XX™ Siècle, Paris,Ed. Nizet, 1970, p. 120.
107
l'histoire de sa vie divisée en trois
parties qui sont intimement liées à sa
rencontre avec un de ses semblables,
qu'il appelle Pim : “comment c'était
avant Pim”, “comment c'était avec Pim”
et “comment c'est après Pim”. C'est
d'abord une reptation solitaire dans
la boue et le noir. Le narrateur
traîne avec lui un sac dans lequel il
transporte ses vivres. En avançant à
tâtons dans la boue, il découvre ce
Pim, avec qui il passe une longue
période. Dans ce temps, il entreprend
de communiquer avec lui, il le torture
pour le faire parler. Puis se
retrouvant à nouveau seul, à ramper
dans la boue, il s'interroge sur son
existence, sa vie, Pim, les autres,
etc. Dans cette troisième période
108
d'immobilité solitaire, il entend et
il répète, c'est le texte que nous
lisons une voix dans un style
fragmenté. Comment c'est constitue le
chef d'œuvre de Beckett dans le
domaine du roman75.
Dans Comment c'est (1961) celui qui
parle c'est une larve humaine. Tout le
livre raconte la lamentation d'une
larve qui vit à croupetons sous le
soleil ou sous la pluie, sans rien
comprendre son existence. Le voyage
difficile de la larve symbolise le
voyage et l'aventure humaine depuis sa
naissance jusqu’à sa mort sur la terre.
La transformation de l’être humain en
une larve signifie le néant humain.
75 V.http://fr.wikipedia.org/wiki/Comment c’est.109
Dans le roman de Beckett, on ne
voit plus l’évolution psychologique
d’un personnage romanesque représantant
une réalité sociale et une action bien
dessinée autour de laquelle tournent
un certain nombre de personnages dont
les actes et les sentiments sont
décrits en profondeur. Le roman
beckettien est un antiroman qui
conserve l’aspect général et le cadre
du roman classique. Il vise à
contester le roman traditionnel et ses
éléments constitutifs pour mieux
décevoir et déranger le lecteur
habitué aux lois du roman traditionnel
et aux fortes passions des personnages
classiques.
II.3- L’anti-théâtre beckettien
110
De l'anti-roman par lequel il met en
question directement ou indirectement
la condition humaine, Beckett a glissé
à l'anti-théâtre. Son antiroman est
composé de “décor sinistre, personnages
sordides, action inconsistante et
tournant en rond, flux de paroles
heurtées, parfois incohérentes, jeux de
scènes et mimiques empruntés à la farce
ou au cirque ”76. On peut observer tous
ces traits communs dans toutes les
pièces de Beckett. On pourrait
appliquer à toutes les pièces
beckettiennes cette définiton faite par
J. Anouilh pour En attendant Godot: “Un
76 Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de laLittérature
contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault,1975, p. 406.
111
skecth des Pensées de Pascal joué par
les Fratellini ”77.
Trois ans après la première
représentation d'En attendant Godot, le nom
de Samuel Beckett réapparaissait sur
les affiches avec sa nouvelle pièce, Fin
de Partie (1957). Beckett décrit le lieu
où l'action se passera:
“Intérieur sans immeubles. Lumière
grisâtre. Aux murs de droite et de
gauche, vers le fond, deux petites
fenêtres hauts perchés, rideaux
farinés. Porte à l'avant-scène à
droite. Accroché au mur, près de la
porte, un tableau retourné ”78.
Dans ce huis clos, il y a deux
personnages Homm, un infirme assis dans
un fauteuil et Clov, son serviteur77 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 406.78 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 50.112
qu'il commande au sifflet; et deux
personnages Nogg et Nell, les parents
de Homm, qui apparaissent de temps en
temps d'une poubelle. Il s’agit d’une
relation étrange et sado-masochiste
entre le maitre Homm et son valet et
son fils adoptif Clov comme la
dépendance sado-masochiste du couple
Pozzo et Lucky dans En attendant Godot.
Clov affirme vouloir le quitter ou le
tuer, mais il n'a le courage de faire
aucune de ces deux choses pendant
toute la pièce.
La philosophie de ces personnages
misérables reflète le trait commun des
héros beckettiens. “En attendant Godot
était basée sur l'attente d'une
arrivée; Fin de partie repose sur l'attente
d'un départ(...)”79. Homm attend la mort79 Pierre Melese, Ibid., p. 58.
113
mais il ne peut pas mourir; Clov
s'efforce de partir mais il ne peut pas
partir. Fin de Partie est une pièce
immobile, ou encore une pièce qui
tourne autour du même axe. Dans cette
pièce théâtrale il s’agit d’une
stagnation de l’action. Mais cette
stagnation n'est pas immobile;
l’action en stagnation est circulaire
comme celle des clowns sur la bande de
la piste. Elle tourne autour d’elle-
même comme une toupie.
La dernière Bande est un monodrame à un
acte court qui ne nécessite aucun
effort spécial de comprendre de la part
du spectateur. Comme on le sait,
Beckett présente avec une précision, la
mise en scène, l'allure et le costume
de l'unique personnage Krapp dont le
114
nom signifie vulgairement l'idée de
saleté et d'ordure. Le vieux Krapp,
écrivain raté et clochard, soliloque
en réécoutant une vieille bande
magnétique, sorte de journal où il
témoignait du bonheur de son amour et
de sa rupture désolante. Confronté
trente ou quarante ans plus tard au
vide, il semble ne donner sens à sa
vie qu'en se souvenant, avec nostalgie
et dérision, dans un “monologue
sentimental” des “beaux jours de
bonheur indicible”.
Dans cette oeuvre un seul acteur
manifesté en deux voix joue un drame
non structuré, mais latent et sensible
dans le contraste entre l'auditeur
décrépit et la voix de celui qu'il fut,
trente ans auparavant. Le drame, c'est
115
aussi “l'impuissance de la mémoire en
face de la force de désintégration du
temps ”80.
Oh! Les Beaux jours est le soliloque
d'une femme de cinquante ans, Winnie,
d'abord enfoncée dans la terre jusqu'à
la taille, puis jusqu'au cou, la tête
protégée du soleil par une ombrelle.
Son mari sort de temps en temps hors du
trou où il se domicilie pour lui
répondre quelques mots. Malgré sa
situation triste et son passé heureux
qui lui revient à la mémoire, Winnie
renonce à distinguer ce qu'elle fut de
ce qu'elle est et se contente de goûter
le moment qui passe: “Oh! Le beau jour
encore que ça aura été ”81. Selon
80 Ross Chambers, Cahiers Renaud-Barrault, no44, Octobre 1963. Cité par Pierre Melese,Ibid., p. 69.
81 Maurice Bruézière, Ibid., p. 407.116
Ludovic Janvier, “De tous les
personnages beckettiens, Winnie est
peut-être le premier à sortir vraiment
du cercle infernal ”82.
Robbe-Grillet résume sommairement
l’anti-théâtre beckettien:
“Chez Beckett lui-même, il ne manque
pas d'événements, mais qui sont sans
cesse en train de se contester, de se
mettre en doute, de se détruire, si
bien que la même phrase peut contenir
une contestation et sa négation
immédiate. En somme, ce n'est pas
l'anecdote qui fait défaut, c'est
seulement son caractère de certitude,
sa tranquilité, son innocence ”83.
Samuel Beckett a connu un succès
retentissant par sa pièce très connue82 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 407.83 Robbe-Grillet, Ibid., p. 38.
117
En attendant Godot (1953) où il a fortement
pratiqué sa conception du théâtre de
l'absurde appliquée.
CHAPITRE III
LA CONCEPTION ANTITHEATRALE DANS EN
ATTENDANT GODOT
“En attendant Godot est un sketch des Pensées dePascal joué par les Fratellini. ”84
Jean Anouilh
En attendant Godot étant un bon exemple
d’anti-théâtre est la manifestation de
l'envers théâtral. Elle tourne en
dérision et en ridicule les conventions
84 Jean Anouilh, Arts, 27 février 1953 cité par Maurice Bruézière, Histoire Descriptive de la Littérature contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault, 1975, p. 406.118
du théâtre classique. Dans le théâtre
traditionnel, une convention implicite
ou un complicité mutuelle s'établit
entre le spectateur et le dramaturge:
celui-ci fera semblant de croire à ce
qu'il raconte, celui-là oubliera que
tout ce qui lui est exposé et présenté
est le fruit de l’imagination et que le
théâtre est l'acte de communication qui
implique tout le temps une
théâtralisation: tout est un jeu. En
attendant Godot qui n'avait à ses débuts
qu'une ambition récréative allait
devenir une oeuvre-clé du théâtre du
vingtième siècle. Elle devient la plus
fameuse des chefs-d’oeuvres du théâtre
de l’absurde qui révolutionnait au XXe
siècle.
119
En attendant Godot est un amalgame
d’absurde, de jeu clownesque et de
drame antithéâtral. Elle est une farce
tragique composée de deux actes. Deux
vagabonds pitoyables et clownesques
Estragon et Vladimir n’ont qu’un but:
attendre Godot. Ils ne savent pas à
quel moment il viendra, ni même s’il
viendra. Est-ce qu’ils attendent au bon
endroit et au bon moment? Pourquoi
l’attendent-ils? Ils ne le savent pas!
La seule chose qu’ils savent, c’est
qu’ils doivent attendre Godot.
Ensemble, ils font le tour de leur vie,
de l’histoire de l’humanité. Ils
s’efforcent de passer le temps en
parlant sans cesse sur la pluie et le
beau temps. Pozzo et Lucky viennent
auprès d’eux pour les reposer et
120
dissiper leur ennuie dans leur attente
interminable et lassante de Godot. Dès
que le maitre dominant Pozzo et son
valet Lucky entrent en scène, les
personnages vagabonds Estragon et
Vladimir prennent espoir que Godot est
venu parce qu’ils prennent Pozzo pour
Godot. Malheureusement, ils ont été
déçus. Ils ne leur apportent aucune
réponse de Godot.
Dans En attendant Godot, il est difficile
de parler d’un texte narratif dans la
mesure où aucune histoire n'est
racontée. C’est une oeuvre théâtrale
qui déconcerte et dérange le public de
spectateurs du théâtre traditionnel:
elle va porter l'étiquette d’anti-théâtre,
synonyme de théâtre de dérision ou théâtre de
l'absurde.
121
III.1-Le Contenu textuel d’En
attendant Godot
Pour comprendre mieux En attendant Godot,
il faut savoir tout d’abord le contenu
textuel de l’oeuvre.
Premier acte: Le rideau se lève sur
une “route à la campagne, avec arbre,
le soir”85, des champs à perte de vue.
Il s’agit d’un espace agorophobique. Un
désert où il y a un seul arbre qui ne
porte pas de feuilles, vient briser la
monotonie. Ici, il s’agit soit d’une
incohérence soit d’une cohérence
entre le désert et l’arbre. Quand on
dit le désert, un espace sans plantes
vient à l’esprit. Mais il existe un
seul arbre squelettique là-bas. C’est
une incohérence. En revanche, le fait
85 S. Beckett, En attendant Godot, p. 9.122
que l’arbre n’a pas de feuilles se
rapport au désert. C’est une cohérence.
Au pied de cet arbre dépouillé de
feuilles, se trouvent deux clochards:
l’un nommé Estragon qui tente
désespérément de retirer ses chaussures
et l’autre nommé Vladimir qui entre en
ce moment. Ils ont pris l'habitude de
se quitter et de se retrouver tous les
jours, à la même place. Ils ne savent
plus pourquoi ils sont ensemble et
qu’ils passent le temps en conversation
sur la pluie et le beau temps. Le décor
qui est un lieu désert sans couleur
présente un atmosphère lugubre et
mélancolique. “L'homme peut, dans ce
décor désert, se perdre et abandonner
son identité en tant qu'être humain”86.
Il existe un arbre dépouillé de86 http://solinux.brookes.ac.uk/beckett/ch08boue.html.
123
feuilles au centre de ce lieu. Un
clochard assis agenouillé par terre,
portant un chapeau melon sur sa tête et
faisant des efforts désespérés pour
enlever ses chassures s’appelle
Estragon. En attendant Godot commence par
ces attitudes médiocres d’Estragon :
“Estragon, assis sur une pierre,
essaie d’enlever sa chassure. Il
s’acharne des deux mains, en ahanant.
Il s’arrete, à bout de forces, se
repose en haletant, recommence ”87.
Estragon dit : “Rien à faire ”88.
Cette parole exprime implicitement le
leitmotiv de la conception nihilliste
de Samuel Beckett. A ce moment, l’autre
clochard qui s’appelle Vladimir
habillé comme le premier entre en scène
87 Ibid., p. 9.88 Ibid., p. 9.124
“en s’approchant à petits pas raides,
les jambes écartées”89. L’aspect
misérable et l’apparence vagabonde de
ce couple symbolisent l’infirmité de
l’humanité qui souffre des guerres et
des malheurs universels. En s’adressant
à son compagnon il dit :
“-Je commence à le croire. J’ai
longtemps résisté à cette pensée, en
me disant, Vladimir, sois
raisonnable. Tu n’as pas encore tout
essayé. Et je reprenais le
combat ”90.
Cette ouverture de scene met le
spectateur dans le jeu théâtral. Le
spectateur est conditionné à considérer
ces deux personnages pitoyables dans un
monde absurde “comme les représentants
89 Ibid., p. 9.90 Ibid., p. 9.
125
de l’humanité souffrante, en lutte
contre le mal physique et moral, sans
espoir de soulagement ”91.
Après une nuit de séparation, les
deux clochards Vladimir et Estragon se
mettent en dialogue qui ne cessera plus
sur des questions matérielles : la
chassure, le chapeau, mais surtout la
misère : pourquoi ne sont-ils pas
suicidés ?
La conversation formée de phrases
banales évoque leur angoisse et leur
souffrance. Estragon ne sait par qui il
a été battu:
“Vladimir -Et on ne t’a pas
battu ?
91 Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, 1966, p. 21.126
Estragon -Si... Pas trop” 92.
Ils projetent de se suicider et après
ils renoncent à ce projet de suicide.
Vladimir dit : “La main dans la main on
se serait jeté en bas de la tour
Eiffel, parmi les premiers. On portait
beau alors. Maintenant il est trop
tard. On ne nous laisserait même pas
monter”93. C’est par des prétextes
simples qu’ils renoncent au suicide.
Après le renoncement au suicide, ils
deviennent normalisés et ils
s’imaginent de faire le voyage à la
Terre sainte.
Estragon dit : “ (...) Je me
rappelle les cartes de la Terre
sainte. En couleur très jolies. La
Mer Morte était bleu pâle. J’avais
92 S. Beckett, Ibid., p. 10.93 Ibid., p. 11.
127
soif rien qu’en la regardant. Je me
disais, c’est là que nous irons
passer notre lune de miel. Nous
nagerons. Nous serons heureux”94.
Ici, il s’agit des contrastes : la
soif-l’eau salée, la lune de miel-le
milieu angoissant et attristant, nager-
le lac extrémement salé. Se désaltérer
avec de l’eau salée, passer la lune de
miel au bord de la Mer Morte
extrémement salée et y nager, tous ces
désirs des personnages montrent
l’absurdité de leur vie.
Ils causent sur la crucification des
voleurs dont l’un est sauvé de l’enfer
et l’autre est damné et sur
l’incertitude du salut et le rêve
qu’Estragon veut raconter :
94 Ibid., p. 14.128
“Vladimir -Ah oui, j’y suis, cette
histoire de
larrons. Tu
t’en souviens ?
Estragon -Non.
Vladimir -Ça passera le temps.
C’étaient deux
voleurs, crucifiés en même
temps que
le Saveur. On...
Estragon -Le quoi ?
Vladimir -Le saveur. Deux
voleurs. On dit que
l’un fut sauvé et
l’autre ...damné.
Estragon -Sauvé de quoi ?
Vladimir -De l’enfer”95.
95 V. Ibid., pp. 14-15.129
Ces propos sont échangées dans le
seul but de meubler le silence de cet
endroit désolé et isolé. Le personnage
Estragon exprime ce cas angoissant :
“Rien ne se passe, personne ne vient,
personne ne
s’en va, c’est intolérable”96.
La seule chose qui attache ces
personnoges égarés à ce lieu de soir en
soir, de jour en jour, est d’espérer
qu'un certain Godot allait venir un
jour. Ils auraient avec lui un rendez-
vous dans un lieu incertain. Les
personnages ne sont sûrs ni du lieu,
ni du temps, ni de ses intentions. Il
s’agit de l’incertitude de lieu, de
temps et du personnage invisible Godot
qu’attendent toujours les deux
96 Ibid., pp. 57-58.130
personnages vagabonds. Vladimir dit à
Estragon qu’on attend Godot et Estragon
demande si le lieu d’attendre Godot
c’est ici. Estragon hésite en montrant
l’arbre auprès duquel l’on attend
Godot:
“Estragon -Endroit délicieux (...)
Aspects riants
(...) Allons-nous-en.
Vladimir -On ne peut pas.
Estragon -Pourquoi ?
Vladimir -On attend Godot.
Estragon -C’est vrai. (...) Tu es
sûr que c’est ici ?
Vladimir -Quoi ?
Estragon -Qu’il faut attendre”97.
97 V. Ibid., pp. 16-17.131
Après avoir discuté sur l’arbre,
Estragon demande si le temps d’attendre
est ce soir-là. Vladimir hésite en
disant le samedi où Godot a promis de
venir :
“Vladimir -Tu es sûr que c’était
ce soir ?
Estragon -Quoi ?
Vladimir -Qu’il fallait
attendre ?
Estragon -Il a dit samedi. (...)
Il me semble ”98.
En attendant le mytérieux Godot que
peuvent-ils faire? S’ils ne passent pas
le temps, et qu’ils ne tuent pas le
temps, l'idée du suicide vient à leur
esprit de temps en temps après le
désespoir que Godot ne vient pas:
98 V. Ibid., pp. 17-18.132
“Estragon -Pendons-nous toute
suite.
Vladimir -A une branche ? je
n’aurais pas
confiance ”99.
Après des prétextes médiocres, ils
renoncent de nouveau à se pendre. La
tentative de se pendre au arbre rompt
la monotonie du paysage. Ils
continuent d’attendre Godot qui allait
venir un jour parce qu’ils considèrent
Godot comme sauveur.
Estragon dit qu’il a faim et Vladimir
lui donne une carotte. Pendant ce
temps-là un cri terrible retentit. Est-
ce Godot qui arrive? Estragon laisse la
carotte qu'il était en train de manger.
Les deux personnages se figent et
99 Ibid., p. 21.133
courent vers la coulisse. C’est le
moment qu’ils attendent avec un grand
désir. Un couple entre en scène. L’un
nommé Lucky au cou serré par une longue
corde porte des bagages sur son dos et
l’autre nommé Pozzo un fouet.
Lucky symbolise un esclave, Pozzo un
maître qui est d'abord pris pour Godot
par Estragon:
“Estragon -C’est lui ?
Vladimir -Qui ?
Estragon -Voyons...
Vladimir -Godot ?
Estragon -Voilà.
Pozzo -Je me présente :Pozzo
Vladimir -Mais non.
Estragon -Il a dit Godot.
Vladimir -Mais non.
134
Estragon -Vous n’êtes pas Godot,
monsieur ?
Pozzo -Je suis Pozzo ! ” 100.
Pozzo se présente comme le
propriétaire des terres. Il décide de
s'arrêter quelques instants pour
manger, fumer une petite pipe et parler
avec ses semblables. Il aime parler. Il
explique ses rapports avec Lucky qu’il
maltraite, et qu'il va vendre parce
qu’il ne sert à rien. Heureusement, il
suffit de lui retirer son chapeau pour
qu'il redevienne une bête, un innocent.
Pozzo maltraite Lucky :
“- Ne parlons plus de ça. Debout !
Chaque fois qu'il tombe il s'endort.
Debout, charogne ! Arrière ! Arrêt !
Tourne ! Mes amis, je suis heureux
100 V. Ibid., p. 29.135
de vous avoir rencontrés. Mais oui,
sincèrement heureux. Plus près !
Arrêt ! Voyez-vous, la route est
longue quand on chemine tout seul
pendant... pendant... six heures,
oui, c'est bien ça, six heures à la
file, sans rencontrer âme qui vive.
Manteau ! Tiens ça. Manteau ! Le
fond de l'air est frais. Fouet !
Voyez-vous, mes amis, je ne peux me
passer longtemps de la société de
mes semblables, même quand ils ne me
ressemblent qu'imparfaitement.
Pliant ! Plus près ! Arrière !
Encore. Arrêt ! C'est pourquoi, avec
votre permission, je m'en vais
rester un moment auprès de vous,
avant de m'aventurer plus avant.
Panier ! Le grand air ça creuse.
136
Panier ! Plus loin ! Là ! Il pue. A
la bonne nôtre ”101.
Pozzo se met à une tentative de
description poétique du coucher du
soleil et de l'arrivée de la nuit. Pour
remercier ses auditeurs, il fait
exécuter à Lucky quelques ridicules
mouvements de danse. Puis Pozzo ordonne
à Lucky de penser : “ (...) pense,
porc ! (...) Arrête ! (...) Avance !
(...) Pense ! ”102.
C’est sur l’ordre de Pozzo que Lucky
muet au début commence à prononcer un
soliloque totalement incohérent
contenant à peu près trois pages dont
nous nous bornons à citer une partie:
“Etant donné l'existence telle qu'elle
jaillit des récents travaux publics de101 V. Ibid., pp. 31-33.102 Ibid., pp. 58-59.
137
Poinçon et Wattmann, d'un Dieu
personnel quaquaquaqua à barbe blanche
quaqua, hors du temps, de l'étendue,
qui du haut de sa divine apathie, sa
divine athambie, sa divine aphasie
nous aime bien à quelques expression
près; on ne sait pourquoi mais ça
viendra et souffre à l'instar de la
divine Miranda avec ceux qui
sont(...). N'anticipons pas!...des
recherches inachevées mais néanmoins
couronnées par l'acacacacadémie
d'Anthropopopométrie de Berne-en-
Bresse de Testu et Conard; Il est
établi sans autre possibilité d'erreur
que celle afférente aux calculs
humains, qu'à la suite des recherches
inachevées... inachevées de Testu et
Conard. Il est établi, tabli, tabli ce
138
qui suit, qui suit, qui suit, assavoir
mais n'anticipons pas On ne sait
porquoi à la suite des travaux de
Poinçon et Wattmann, il apparait aussi
clairement, si clairement qu'en vue
des labeurs de Fartov et Belcher
inachevés(...)Hélas, la tête, la tête,
la tête la tête en (...) Je reprends !
Hélas je reprends au suivant la tête,
les pierres, Conard, inachevés !...
”103.
Ce soliloque très long et
incompréhensible symbolise le discours
discontinu du personnage beckettien.
Ensuite, les trois autres Vladimir,
Estragon et Pozzo doivent recourir à la
force pour cesser le soliloque de
Lucky. Pozzo dit à Vladimir de prendre
le chapeau de Lucky pour qu’il se103 V. Ibid., pp. 59-62
139
taise. Celui-ci se tait et tombe après
la prise de son chapeau symbolisant
l’aptitude de parler long104. Cela nous
montre qu’il s’agit de l’ironie de
Beckett en ce qui concerne la puissance
de l’apparence extérieure. Ces
proverbes françaises qui ont
l’equivalence dans la langue turque:
l’habit fait le moine et c’est la robe qu’on salue (ye
kürküm ye) expriment parfaitement la
situation. Le chapeau melon de Lucky
symbolise la force et la puissance de
parler chez les personnages
beckettiens.
Le couple du maître et de l'esclave
prend alors congé et ils s'en vont avec
bruit comme ils sont venus avec bruit.
Ils se font des adieux :
104 V. Ibid., p. 62.140
“Pozzo-Je vais vous quitter
Estragon -Et votre savonette ?
Pozzo -J’ai dû la laisser au
château.
Estragon -Alors, adieu.
Pozzo -Adieu. (…)
Vladimir -Merci à vous.
Pozzo -De rien.
Estragon -Mais si.
Pozzo -Mais non
Vladimir -Mais si.
Estragon -Mais non
Pozzo -Je n'arrive pas... à
partir.
Estragon -C'est la vie.
Pozzo -Il me faut de l'élan. En
avant! ”105.
105 Ibid., pp. 65-66.141
Vladimir et Estragon restent seuls de
nouveau. Que vont-ils faire? N’iront-
ils nullepart? Si, Godot a promis de
venir, c’est pourquoi, ils doivent
l'attendre. Ils répètent le même
discours stéréotypé:
“Estragon -Allons-nous-en.
Vladimir -On ne peut pas.
Estragon -Pourquoi ?
Vladimir -On attend Godot ”106.
Résignés à leur sort, ces personnages
vagabonds se mettent à discuter des
événements insignifiants et à parler de
la pluie et du beau temps à bâtons
rompus pour passer le temps. Quelqu’un
qui serait peut-être un espoir vient de
la coulisse. C’est un garçon qui
106 Ibid., p. 67.142
apporte le message de Godot . Un
discours s’engage entre eux.
“Garçon -Monsieur !
Estragon -Ça recommence
Vladimir -Approche.
Garçon -Monsieur Albert?
Vladimir -C'est moi.
Estragon -Qu'est-ce que tu
veux ?
Vladimir -Avance.
Estragon -Avance, on te dit !
Vladimir -Qu'est-ce que c'est ?
Garçon -C'est monsieur Godot.
Vladimir -Evidemment. Approche.
Estragon -Approche, on te dit!
Pourquoi tu
viens si tard?
143
Vladimir -Tu as un message de
monsieur
Godot? (…)
Vladimir -C'est la première fois
que tu viens?
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -On dit ça. Eh bien,
continue.
Garçon -Monsieur Godot m'a dit de
vous dire
qu'il ne viendra pas ce
soir mais
sûrement demain ”107.
Après l'affirmation du malheur
d'Estragon et les interrogations de
Vladimir, ces deux personnages
107 Ibid., p. 71.144
désespérés et déçus s’engagent à
discuter:
“Estragon -Comment ça?
Vladimir -Tu n'as pas entendu ce
qu'il a dit ?
Estragon -Non.
Vladimir -Il a dit que Godot
viendra sûrement
demain. Ça ne te
dis rien ?
Estragon -Alors il n'y a qu'à
attendre ici..
Vladimir -Tu es fou ! Il faut
s'abriter. Viens.
Estragon -Dommage qu'on est pas
un bout de
corde.
145
Vladimir -Viens. Il commence à
faire froid.
Estragon -Fais-moi penser
d'apporter une
corde demain.
Vladimir -Oui; Viens.
Estragon -Ça fait combien de
temps que nous
sommes tout le temps
ensemble ?
Vladimir -Je ne sais pas”108.
Dans ce dialogue, Estragon tombe dans
le désespoir du fait que Godot ne
viendra pas alors que Vladimir ne perd
pas l’espoir d’attendre Godot. Estragon
pense à se suicider à cause de cette
déception, mais il invente des108 V. Ibid., pp. 73-74 .146
prétextes absurdes pour ne pas se
suicider. Cette attitude évoque la
philosophie existentialiste d’Albert
Camus : La vie est absurde, toutefois
elle n’est pas digne de se suicider.
“La seule manière de faire taire
l’absurdité de la vie serait le
suicide. Mais ce dernier est exclu car
à sa manière : le suicide résout
l’absurde. Or l’absurde ne doit pas se
résoudre. L’absurde est générateur
d’une énergie. Et ce refus du suicide,
c’est l’exaltation de la vie, la
passion de l’homme absurde”109.
Enfin ces deux personnages Estragon
et Vladimir ne bougent pas et
s'immobilisent comme figés et puis
le rideau tombe.
109 http://fr.wikipedia.org/wiki/Albert Camus147
Deuxième acte: “Lendemain, Même heure.
Même endroit. L'arbre porte quelques feuilles”110
alors que l’arbre n’avait pas de
feuilles dans le premier acte. Il
pousse quelques feuilles en un jour
dans le second acte. Le temps n'est pas
toujours pris au sérieux dans En attendant
Godot. Le temps dans cette pièce ne
correspond pas au temps réel. Le fait
que l'arbre pousse des feuilles en un
jour détruit la notion du temps.
Vladimir entre en chantant cette
ritournelle :
“Un chien vint dans l'office
Et prit une andouillette.
Alors à coups de louche
Le chef le mit en miettes.
Les autres chiens ce voyant
110 Ibid., p. 79.148
Vite vite l'ensevelirent...
(...)
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent...
Au pied d'une croix en bois blanc
Où le passant pouvait lire:
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent...
Il s'arrête.Même jeu.
Les autres chiens ce voyant
Vite vite l'ensevelirent”111.
Estragon s’est faché parce qu’il a
été abandonné. Vladimir affirme la
nécessité d'attendre Godot. Il tente
111 Ibid., p. 80.149
péniblement de rappeler à Estragon
leurs souvenirs qu’ils passaient
ensemble.
“Vladimir -Attends... on s'est
embrassés... on
était contents...
contents... qu'est-ce
qu'on fait maintenant qu'on
est contents... on attend...
voyons... ça vient... on
attend... maintenant qu'on
est contents... on attend...
voyons... ah ! L’arbre !
Estragon - L’arbre ?
Vladimir - Tu ne te rappelles
pas ?
Estragon - Je suis fatigué
Vladimir - Regarde-le.
Estragon regarde l’arbre.150
Estragon - Je ne vois rien”112.
Vladimir insiste sur le rappel de
leur journée de la veille. Il s’efforce
de rappeler à Estragon que l’arbre
était tout noir et squelettique hier et
qu’il est couvert de feuilles
aujourd’hui. Mais Estragon ne peut
jamais se rappeler. Il donne
l’impression oublieuse de ne rien se
rappeler. Vladimir continue à rappeler
d’autres êtres.
“Vladimir -Le soleil ? La lune ?
Tu ne te rappelles
pas?
Estragon -Ils devaient être là,
comme d’habitude.
Vladimir -Tu n’as rien remarqué
d’insolite?
112 Ibid., pp. 91-92.151
Estragon -Hélas.
Vladimir -Et Pozzo ? Et Lucky ?
Estragon -Pozzo ? ”113.
Estragon se souvient indécisement des
êtres comme le soleil et la lune qui
sont des corps célestes parce qu’ils
sont toujours invariables et
immuables. En revanche, il ne peut pas
se souvenir des êtres provisoires et
variables comme l’arbre en scène et le
couple Pozzo-Lucky qui sont venus et
s’en sont allés.
Vladimir demande à Estragon où sont
ses chaussures. Celui-ci lui répond
qu’il devait les jeter :
“Vladimir -Quand ?
Estragon -Je ne sais pas.
Vladimir -Pourquoi ?113 Ibid., p. 94.152
Estragon -Je ne me rappelle
pas”114.
Ces deux personnages clownesques
parlent sans cesse pour tuer le temps
et ne pas penser. Leur seul soulagement
vital est l’acte de parler qui leur
donne le sentiment d’exister et
d’oublier leur misère et leur solitude
dans le monde. L’acte de parler est le
signe de vivre dans le monde. L’acte de
penser est de raisonner sur le passé,
le présent et le futur de l’humanité.
La science de philosophie est celle
de penser. La philosophie vient de
deux termes grecs : Le préfixe
“philein” signifie aimer et le suffixe
“sophia” signifie à la fois le savoir
et la sagesse. On peut dire que le
114 Ibid., p. 94.153
philosophe est celui qui s’efforce de
comprendre la situation humaine dans
le monde. Le monde est dans
l’acception philosophique l’ensemble
de tout ce qui existe, soit l’être
humain et le milieu où il vit115. Bien
qu’elle ait pour but de disseminer la
sagesse et le bonheur à l’humanité,
elle ne peut pas mettre fin aux
guerres, massacres, crimes etc, et
éliminer tous les obstacles qui
meneraient l’être humain au malheur.
C’est pour cette raison que Estragon
et Vladimir ne veulent pas penser et
raisonner sur quelque chose puisque
l’acte de penser ou la philosophie ne
peut pas résoudre les problèmes de
l’humanité. Ils parlent sans cesse
115 V. http://www.daxcafephilo.fr/ThemesTraites/Philosophie154
pour tuer le temps et pour ne pas
penser.
Les dialogues et les soliloques des
personnages rappellent qu’ils ne sont
pas seuls. Vladimir donne un radis à
Estragon qui s’efforce de chausser.
Ils échangent leurs chapeaux. Estragon,
un moment sorti de scène, y revient
dans la panique. Après un instant, les
deux personnages se querellent, puis
ils se réconcilient et font leurs
exercices de gymnastique. Estragon
implore la pitié de Dieu:
“Estragon -Dieu aie pitié de moi !
Vladimir -Et moi ?
Estragon -De moi! De moi! Pitié!
De moi! ”116.
116 V. Ibid., p.108.155
Soudain, Pozzo et Lucky
réapparaissent et tombent tous les deux
en scène. Lucky portant une corde,
coiffé d’un nouveau chapeau et
surchargé de bagages entraîne son
maître devenu maintenant aveugle qui a
perdu sa puissance: Pozzo hurle au
secours, il est devenu drôle117. Et
puis, cela fait passer le temps. Ils
restent sur le sol et Pozzo appelle le
secours:
“Pozzo -Au secours .
Estragon -C'est Godot?
Vladimir -Nous commencions à
flancher.
Voilà notre fin de soirée
assurée.
Pozzo -A moi!
117 V. Ibid., p.108.156
Estragon -Il appelle à l'aide.
Vladimir -Nous ne sommes plus
seuls, à
attendre la nuit, à
attendre Godot, à
attendre - à attendre.
Toute la soirée
nous avons lutté, livrés à
nos propres
moyens. Maintenant c'est
fini. Nous
sommes déjà demain.
Pozzo -A moi!
Vladimir -Déjà le temps coule
tout autrement.
Le soleil se couchera, la
lune se
157
lévera et nous partirons
d'ici.
Pozzo -Pitié!
Vladimir -Pauvre Pozzo!
Estragon -Je savais que c'était
lui.
Vladimir -Qui?
Estragon -Godot.
Vladimir -Mais ce n'est pas
Godot.
Estragon -Ce n'est pas Godot?
Vladimir -Ce n'est pas Godot.
Estragon -Qui c'est alors?
Vladimir -C'est Pozzo”118.
Vladimir et Estragon discutent qui
est Pozzo comme au premier acte. Comme
Pozzo a perdu son pouvoir, Estragon
118 V. Ibid., p. 109.158
veut profiter de sa faiblesse en lui
donnant des coups de pieds alors que
Vladimir veut le secourir et fait appel
à la dignité. Sur la promesse de
l'argent exigé par Estragon, Vladimir
essaie de soulever Pozzo, mais tombe
lui aussi alors qu’Estragon veut
l'esquiver. Quand il aide Vladimir, il
tombe lui aussi119.
Finalement, Vladimir et Estragon se
relèvent et aident Pozzo à se lever. Il
leur apprend qu'il est aveugle et qu'il
est incapable de répondre à leurs
questions sur le temps comme sur le
lieu .
Quant à Lucky frappé par Estragon à
coups de pied au point de se faire mal,
il est muet mais se relève, reprend les
119 V. Ibid., pp. 110-115.159
bagages et il sort. Vladimir et
Estragon sont à nouveau seuls avec
leurs doutes: Pozzo ment-il? Pozzo est-
il Godot? Tout cela n'est-il pas qu'un
rêve? Mais le même garçon entre et
affirme que Godot ne viendra jamais. Le
dialogue se réalise entre le
garçon apportant le message de Monsieur
Godot et Vladimir:
“Garçon -Monsieur... Monsieur
Albert...
Vladimir -Reprenons. Tu ne me
reconnais pas?
Garçon -Non, monsieur.
Vladimir -C'est toi qui es venu
hier ?
Garçon -Non, monsieur
Vladimir -C'est la première fois
que tu viens ?160
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -C'est de la part de
monsieur Godot ?
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -Il ne viendra pas ce
soir ?
Garçon -Non, monsieur
Vladimir -Mais il viendra demain
?
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -Sûrement ?
Garçon -Oui, monsieur”120.
Garçon apporte le même message et il
décrit Godot en répondant aux questions
de Vladimir. Maintenant, Vladimir et
Estragon sont seuls. Le premier
persiste à vouloir attendre Godot alors
que le dernier propose de se pendre à120 Ibid., p. 129.
161
l'arbre avec sa ceinture. Mais elle se
casse. Ils reviendront demain, avec une
bonne corde, et si, par hasard, Godot
venait, ils seraient sauvés :
“Estragon -Tu dis qu'il faut
revenir demain ?
Vladimir -C'est ça.
Estragon -Didi.
Vladimir -Oui.
Estragon -Je ne veux plus
continuer comme ça.
Vladimir -On dit ça.
Estragon -Si on se quittait ? Ça
irait peut-être
mieux.
Vladimir -On se pendra demain. A
moins que
Godot ne vienne.
Estragon -Et s'il vient ?
162
Vladimir -Nous serons sauvés”121.
Somme toute, ces deux personnages
vagabonds Vladimir et Estragon
échangent toujours des propos sur une
route désertique. Ils attendent un
nommé Godot dont la venue leur
apportera le bonheur et la délivrance
de cette vie infernale. Mais un enfant
messager leur dit que Godot ne viendra
que demain. Ce demain ne finira
jamais. Le jour suivant répète ce qui
s’est passé hier. C’est ainsi que
Godot sera éternellement attendu.
Attendre toujours Godot signifie qu’il
faut continuer à vivre.
Après avoir résumé les deux actes du
texte dramatique, on va exposer les
caractères anti-théâtraux d’En attendant
Godot.121 V. Ibid., p. 133.
163
III.2- Un théâtre absurde
En attendant Godot a un arrière-plan
historique. Elle correspond à la
réaction des existentialistes ayant une
prise de conscience pessimiste de
l'existence et à celle des
surréalistes. Cette pièce porte aussi
la dénomination de théâtre de
l’absurde. Il désigne essentiellement
le théâtre de Beckett, Ionesco,
Arrabal, les premières pièces d’Adamov
et de Genette122.
L’opposition aux formes
traditionelles du théâtre classique se
manifestent dans les écrits théoriques
d’Antonin Artaud, le Théâtre et son double
(1938), et dans le théâtre du122 V.http://www.penseesecrites.net/courants.php.action=voir
& coukey.164
dramaturge allemand Bertolt Brecht.
L’absurdité de la vie est un thème
existentialiste exposé chez Sartre et
Camus. Cependant, ces écrivains
existentialistes utilisaient les
instruments de la dramaturgie
conventionnelle et développaient le
thème dans un ordre rationnel et
traditionel. Sans doute influencé par
Huis clos (1944) de Sartre, le théâtre de
l’absurde ne fut ni un mouvement ni une
école. Tous les dramaturges du théâtre
de l’absurde étaient extrêmement
individualistes et formaient un groupe
hétérogène. Le point commun où ils se
croisent, est de rejeter et de
contester le théâtre traditionnel et
ses normes théâtrales.
165
Héritier d’Alfred Jarry, auteur
d’Ubu Roi, Samuel Beckett, Eugène
Ionesco et Arthur Adamov introduisent
le thème de l’absurde au sein même du
langage, exprimant ainsi la difficulté
à communiquer, à élucider le sens des
mots et l’angoisse de ne pas y
parvenir. Ils montraient des antihéros
aux prises avec leur misère
métaphysique, des êtres errant sans
repères, prisonniers de forces
invisibles dans un univers hostile. Par
des processus de distanciation et de
dépersonnalisation, ces pièces
démontent les structures de la
conscience, de la logique et du
langage123.
Pour les existentialistes,
l'existentence humaine est absurde et123 V. Ibid.166
le bonheur dans ce monde absurde est
une illusion. L'existentialisme est
illustré notamment par deux écrivains
existantialistes dans la littérature
française: Jean-Paul Sartre et Albert
Camus. L'existentialisme de Sartre
repose sur le principe suivant:
“l'existence précède l'essence”. Cela
signifie que “l'homme existe d'abord,
se rencontre, surgit dans le monde et
qu'il se définit après ”124. Quant à
Albert Camus, “allant de la
métaphysique de l'absurde à la morale
de la révolte, sa philosophie constitue
un équilibre entre l'exigence
individuelle du bonheur et le sentiment
124 Maurice Bruézière, Histoire descriptive de lalittérature
contemporaine, Paris, Ed. Berger-Levrault,1975, p.358.
167
collectif de la solidarité ”125 qui ont
été bien traités dans La Peste.
La conception de Camus appelée
“l'absurdité du monde ”se manifeste
dans son théâtre de l'absurde. Le souci
métaphysique éprouvé contre l'absurdité
de la condition humaine est le sujet
exposé dans les pièces de théâtre de
Beckett, Adamov, Ionesco et
Genette ”126.
Ces dramaturges du théâtre de
l'absurde diffèrent des écrivains
existentialistes du point de vue de
traiter le sujet de l’absurde. Le
théâtre de l'absurde tente d'expliquer
le non-sens de la condition humaine par
125 V. Ibid., p. 385.126 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Traduit enturc par Güler Siper, Ankara Editions de Dost, 1999, p.25.168
l'abandon des moyens rationalistes et
de la pensée discursive alors que les
dramaturges existentialistes cherchent
à montrer le sentiment de l'absurdité
de la condition humaine par la manière
de raisonnement extrêmement
compréhensible et logique.
Sartre et Camus racontent le nouveau
contenu par la tradition ancienne alors
que Beckett s'efforce de former une
unité entre les suppositions
fondamentales de l'absurdité et sa
forme. Le théâtre de Sartre et celui de
Camus sont l'expression et la
manifestation de leur philosophie
existentialiste. Ils sont plus
artistiquement insuffisants que le
théâtre de l’absurde de Beckett. Camus
expose sa conception de l'absurdité par
169
les personnages traditionnels. Un
Caligula, un Sysyphus sont des
personnages traditionnels.
Ces deux écrivains existentialistes
ont exposé leur nouvelle conception par
la méthode traditionnelle. Leur sujet
est nouveau mais leur méthode est
ancienne. En revanche, Beckett en tant
que dramaturge du théâtre de l'absurde
s'efforce de fonder une unité
corrélative entre le sujet de l'absurde
et sa présentation par la nouvelle
méthode127. C’est la différence entre
les auteurs existentialistes et les
dramaturges du théâtre de l'absurde
malgré qu’ils défendent en apparence
le thème d’absurdité.
127 V. Ibid., pp. 25-26.170
En attendant Godot appartient à un
théâtre philosophique qui montre les
choses au lieu de se contenter de les
dire. Beckett montre la détresse de
l'être humain aux prises avec un monde
absurde. Ses personnages sont les
représentants qui étaient témoins des
catastrophes causés par deux Grandes
Guerres mondiales surtout la Seconde
Guerre mondiale: l’explosion nucléaire
au Japon, les camps de concentration en
Allemagne e.t.c.
De même que Sartre insiste sur la
liberté à laquelle nous ne pouvons
échapper, les personnages de Beckett ne
meurent pas et ne peuvent pas se
suicider bien qu’ils projettent de le
faire, car la mort serait une sortie
trop facile. C’est ainsi que, au lieu
171
de recourir au divertissement comme
faire de la conversation, raconter des
histoires, jouer à être un autre,
c'est-à-dire faire du théâtre dans ce
monde absurde, notre seule dignité
serait de jouer le rôle qui nous est
assumé et d'attendre le dénouement avec
patience dans le théâtre de l’absurde.
Le théâtre de l’absurde correspond à
une nouvelle conception de la mise en
scène qui n'est plus secondaire par
rapport au texte, ni contrainte par
l'imitation du réel. Dans ce théâtre où
l'homme est arbitrairement jeté dans un
monde absurde, Sartre et Camus
dépassent l'angoisse du vide en donnant
un sens à la vie, alors que Beckett se
sent incapable de sortir de cette
172
désintégration de l'homme et de
l'univers.
Avant les existentialistes, Pascal au
XVIIe siècle avait parlé de la misère de
l'homme. L’être humain est plein de
“misère” et incapable de savoir le tout
de rien; il est trompé par son
imagination. Quand même, l'homme est
plein de “grandeur”: il pense, il
espère, et il aime. Selon Pascal, une
vraie religion doit expliquer cette
contradiction chez l'être humain. Les
philosophes et les religions y ont
échoué. Les uns n'ont vu que la
grandeur chez l'homme et en ont fait un
ange; les autres n'ont vu que la
bassesse chez l'homme et en ont fait
une bête. Pour Pascal l'homme n'est ni
un ange, ni une bête: tout ce qui est
173
grand en lui vient de son origine; tout
ce qui est misérable, vient du fait
qu'il avait mangé le fruit défendu128.
Pascal apportait à résoudre ce
problème d'angoisse humaine par la
religion chrétienne selon laquelle
l’être humain est né avec son péché
originel. Mais l’homme est né purement
innocent sans péché. Aucun nouveau-né
ne doit être responsable du péché
originel que, selon la conception
chrétienne, Adam et Eve eurent commis
en mangeant le fruit défendu. Par la
suite, son environ et sa culture
peuvent le corrompre. Cette conception
du péché originel du christianisme
n’est pas logique et
128 V. Pascal, Les Pensées extraits, Notice deRobert Barrault, Paris, Librairie Larousse, 1965, pp. 15-24.174
raisonnable.Naturellement c’est un
dogme religieux.
J. Anouilh faisant le rapprochement
entre les Pensées de Pascal et En attendant
Godot de Beckett fait cette définition
donnée à cette pièce de théâtre
beckettienne: “un sketch des Pensées de
Pascal joué par les Fratellini”129.
Contrairement à l'issue divine de
Pascal, Nietzche disait: “Dieu est
mort ”. Sa philosophie est basée sur
l'opposition à son propre époque. Selon
lui, il y a un développement qui change
sans cesse. Ce qui continue ce
changement, c'est la vie elle-même.
Donc vivre est supérieur à tout. Sa
philisophie s'imprègne de la conception
d'évolution de Darwin selon qui les
129 Cité par Maurice Bruézière, Ibid., p. 406.175
espèces se développent sans cesse, les
puissants survivent aux dépends des
faibles et ainsi la sélection naturelle
se réalise dans la nature. Nietzsche
qui considérait la morale de son temps
comme celle d'esclavage, s'est révolté
contre toutes les valeurs chrétiennes.
D’après lui, la morale chrétienne
détruit la vie. Du point de vue
existentialiste, cette parole de
Nietzsche est importante: une personne
qui ne veut pas être l'un de la masse
humaine doit la détruire et écouter la
voix de sa conscience. Nietzsche dit:
“toi, sois toi-même, maintenant tu es
un homme et l’image de l’opinion
publique”130.
130 V. Bedia Akarsu, Çağdaş Felsefe (Philosophie contemporaine), Istanbul, Editions deMilli Eğitim, 1979, pp. 46-49.176
Cette réaction philosophique et
littéraire de certains philosophes et
de certains écrivains est liée aux
facteurs historiques de la tragédie
humaine. Pendant les deux Guerres
mondiales, les hommes ont vécu de
grandes douleurs et continuent de les
vivre encore. C’est de cette tragédie
humaine qu’un nouveau courant s’est
formé dans le théâtre comme dans les
autres genres littéraires depuis la fin
du XIXe siècle et le début du XXe
siècle.
Antonin Artaud, poète, acteur, auteur
dramatique et théoricien du théâtre a
laissé des oeuvres étranges et
excitentes: “Le Théâtre et la peste” ou “Le
Théâtre et son double”. Ce manifeste
d'inspiration surréaliste fait une
177
comparaison entre le fléau de peste qui
fait voler en éclats les cadres moraux
et déclenche une frénésie de jouissant,
et la représentation scénique, ruinant
les apparences de respectabilité libère
les forces instinctives refoulées par
les règles de la vie. Antonin Artaud
fait le rapprochement entre le théâtre
et la peste:
“L'action du théâtre comme celle de
la peste est bien-faisant, car en
poussant les hommes à se voir tels
qu'ils sont, elle fait tomber le
masque, elle découvre le mensonge, la
veulerie, la bassesse, la
tartufferie, elle secoue l'inertie
asphysiante de la matière qui gagne
jusqu'aux données les plus claires
des sens; et révélant à des
178
collectivités leur puissance sombre,
leur force cachée, elle les incite à
prendre en face du destin une
attitude héroïque et supérieure
qu'elles n'auraient jamais eu sans
cela”131. Selon lui “Le théâtre doit
être hallucination et délire ”132.
La nouvelle conception de théâtre de
Guillaume Apollinaire se manifeste dans
ses Mamelles de Tirésias (1917): “II est
juste que le dramaturge se serve de
tous les mirages qu'il a à sa
disposition et qu'il ne tienne plus
compte du temps et de l'espace ”133.
Alfred Jarry dit que le théâtre ne sera
ni d'intrigue ni de caractère aussi
131 Antonin Artaud, Le Théâtre et Son double, Paris,Gallimard, 1938.132 Http://perso.wordline.fr/jiheraim-cyberland/godot.htrap.133 Ibid.
179
bien qu'Apollinaire exige que le
dramaturge ne tienne pas compte ni de
temps, ni d'espace dans la pièce
théâtrale.
C'est ainsi que certains écrivains de
théâtre comme Alfred Jarry, Guillaume
Apollinaire, Raymond Roussel, Roger
Vitrac avaient tenté de secouer le
conformisme du théâtre bourgeois et de
bouleverser les formes classiques du
théâtre traditionnel. Le théâtre était
aux mains des “bons faiseurs”
fournisseurs d'un public qui ne se
souciait que de son divertissement.
Malgré quelques noms prestigieux
Lenormand, Giraudoux, Salacrou,
Anouilh, Cocteau et Jean-Paul Sartre,
le théâtre restait pour l’ensemble à la
psychologie démodée et au réalisme
180
conventionel chers au théâtre du
boulevard. C’est ainsi qu’il restait
une place pour un nouveau théâtre qui
est le théâtre de la crauté qu’Antonin
Artaud avait pressenti, annoncé et
tenté134.
Ce nouveau théâtre est devenu une
rupture avec le théâtre classique tant
dans la manière que dans la forme. Il
s’efforce de secouer le spectateur
habitué aux critères du théâtre
traditionnel et aux fortes passions des
personnages classiques bien installés
dans l’action du théâtre classique. Le
nouveau dramaturge met le spectateur en
face de l’absurdité tragique de la
condition humaine. Dans New York Times
134 Voir Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, 1966, p.19.
181
Magazine Edward Albee écrit par rapport
au théâtre de l’absurde:
“Le théâtre de l’absurde est une
absorbtion dans l’art de certains
concepts philosophiques
existentialistes et post-
existentialistes qui concernent
principalement les efforts de l’homme
pour donner un sens à sa situation
dénuée de sens dans un monde qui n’a
aucun sens parce que les structures
morales, religieuses, politiques et
sociales que l’homme a dressées pour
se faire illusion se sont
écroulées”135.
Tous ces exemples préparent
l'arrière-plan de l'écriture d'En
135 Edward Albee dans New York Times Magazine le 25Février 1962 cité par Pierre Melese, Ibid, pp. 19-20.182
attendant Godot. Le monde entier va
l'acclamer et la traduire en plus de
vingt langues. Dans cette pièce anti-
théâtrale il n'est pas possible de
parler d'une histoire bien établie, des
personnages bien décrits et de la
conception spatio-temporelle au sens
classique du théâtre. C'est une oeuvre
déconcertante et surprenante: elle a
reçu l'appelation d’ “anti-théâtre”
synonyme de théâtre de dérision ou théâtre de
l'absurde.
En attendant Godot est une pièce du non-
sens de la vie humaine. Il est facile
de répondre à la question du sens de la
vie. Mais il est difficile de répondre
à la question du non-sens parce que
tout est absurde. L'homme n'a pas de
moyens de répondre pourquoi tout est
183
absurde. Son désespoir vient du fait
qu'il se pose des questions sur le
pourquoi des choses dans l'univers. Le
propre de l'absurdité c'est de ne pas
pouvoir expliquer une chose. L'absurde,
c'est incompréhensible.
Tous les points de répère ont été
donnés à l'ouverture de la scène d'En
attendant Godot. La première parole du
personnage Estragon est: “Rien à
faire”136. C'est ainsi que Beckett a
exposé le leitmotiv de sa conception
nihilliste. Après quelques pages, le
même personnage dit: “ Il n'y a rien à
voir ”137.
Ces deux paroles d'Estragon
détruisent la raison d'être de la
pièce, du moment qu'il n'y a rien à
136 Samuel Beckett, Ibid., p. 9.137 Ibid., p. 12.184
faire et à voir. L'oeuvre porte en
elle-même sa propre réfutation parce
que la vie humaine est absurde. Le
personnage de théâtre se définissait
par ses actes. S'il ne se passe plus
rien, si le personnage ne fait rien et
s’il n'a rien à faire, comment se
définit-il? Les personnages se
contentent d'être seulement là et ils
attendent : c'est cette attente qui
définit l'espace-temps dramatique. Le
fait qu'il n'y a rien à faire et à
voir, “c'est la vie”138. Si c'est ainsi,
“on est dans la merdecluse”139. S'il n'y
a rien à faire et à voir, il faut
attendre. C'est qui? C'est quoi? C'est
attendre Godot.
138 Ibid., p. 65.139 Ibid., p. 104.
185
Les deux personnages clownesques
Estragon et Vladimir font une
discussion inutile pour passer le
temps. Estragon reste indifférent à
cette discusion: “Allons-nous-en” dit-
il. C’est à ce moment que Vladimir
introduit le thème fondamental :
attendre Godot.
“Estragon -Qu’est-ce qu’on fait
maintenant?
Vladimir -Je ne sais pas.
Estragon -Allons-nous en.
Vladimir -On ne peut pas.
Estragon -Pourquoi?
Vladimir -On attend Godot”140.
Mais faut-il attendre Godot? Et
quand? Est-ce bien ici? Le temps et le
lieu sont indécis. Las de discuter,140 Ibid., pp. 67,100, 118, 131.186
Estragon s’est endormi. Vladimir se
sentant seul le réveille. Estragon
imagine une histoire pour passer le
temps. Vladimir le traite mal ; mais
celui-là ne ne se fâche pas contre
celui-ci. Ils s’embrassent. Cependant,
que vont-ils faire ? C’est la même
chose : attendre Godot . Ils sont
toujours dans l’indécision Ils sont
obsédés de nouveau de la tentation du
suicide : “Si on se pendait ?”141. Mais
la branche pourrait casser. Et l’autre
resterait seul. Alors ? Attendre Godot.
La réplique de Vladimir résume le
propos de la pièce de Samuel Beckett.
Sur un plateau de théâtre très
dépouillé, Vladimir et Estragon se
parlent toujours. Ces deux vieillards
clochards attendent un certain Godot et141 Ibid., p. 132.
187
discutent pour passer le temps en
accentuant leur attente de Godot. De
temps en temps, un couple Pozzo et
Lucky traverse l'espace, l'un tenant en
laisse l'autre chargé de lourdes
valises remplies de sable. Un acte plus
tard, la même inaction se reproduit à
peu de différences, sans que le
spectateur sache si l'histoire
progresse ou non. La pièce se développe
par le même cercle vicieux et on
revient toujours au même point au
début. Les mêmes groupes de mots se
répètent à intervalles réguliers à tel
point que nous perdons nos repères.
Il faut que la dramaturgie soit
cyclique pour que les personnages
soient pris dans le cercle vicieux de
la répétition “Dis, tu es bien sûr de
188
m'avoir vu, tu ne vas pas me dire
demain que tu ne m'as jamais vu?”142.
Cette parole lance le système dans un
mouvement perpétuel. Le rideau peut se
relever sur une troisième journée, sur
une quatrième, sur une cinquième, à
l'infini. La répétition lassante
d’attendre Godot nous montre le cercle
vicieux des personnages qui tournent
autour d'eux.
Il y a quelque chose d'absurde dans
l'existence humaine basée sur le rien.
Qu'est-ce que ça siginifie? Attendre
Godot? Attendre Godot, c'est d'espérer
que tout va changer, mais cet espoir
est vain et absurde. En attendant Godot
touche tous ceux qui ont obtenu cette
impression sur le sens de la vie.
Alors, on peut dire qu'En attendant Godot142 Ibid., p. 160.
189
est une pièce qui célèbre l'absurdité
de la vie.
Plusieurs idées caractéristiques de
la philosophie existentialiste se
trouvent dans cette oeuvre de Beckett.
L'action de penser et celle de savoir
dans En attendant Godot deviennent le
cercle vicieux tragique qui tourne au
délire et au ridicule. La pensée
s'exerce sur les problèmes individuels
sans rapport avec le fond des problèmes
et avec des mots mal définis:
“Vladimir -Quand on cherche, on
entend.
Estragon -C'est vrai.
Vladimir -Ça empêche de trouver.
Estragon -Voilà.
Vladimir -Ça empêche de penser.
Estargon -On pense quand même.190
Vladimir -Mais non, c'est
impossible.
Estragon -C'est ça contredisons-
nous.
Vladimir -Impossible.
Estragon -Tu crois?
Vladimir -Nous ne risquons plus
de penser” 143.
Après quelques répliques,
“Vladimir -Ce qui est terrible
c'est d'avoir
pensée” 144.
Vladimir demande à Pozzo de faire
penser Lucky:
“Vladimir-Dites-lui de penser.
Pozzo -Donnez-lui son chapeau.
Vladimir -Son chapeau!143 Ibid., p. 89.144 Ibid., p. 90.
191
Pozzo -II ne peut pas penser sans
son
chapeau”145.
L'action de penser ne peut pas se
réaliser sans le chapeau. Il s'agit de
la pensée tournée en ridicule ou en
dérision. Le chapeau devient un
instrument ridicule de penser. Dès que
Lucky met le chapeau, il se met à
penser à haute voix en donnant un
discours sententieux qui ne consiste
qu'en une phrase de trois pages146.
Aussitôt que Vladimir s'empare du
chapeau de Lucky, celui-ci cesse de
parler et tombe. Vladimir contemple le
chapeau de Lucky et regarde dedans. Il
est curieux d’apprendre le miracle du
chapeau. Pozzo arrache le chapeau de145 Ibid., p. 58.146 V.Ibid., pp. 59-62.192
Lucky des mains de Vladimir, le jette
par terre, saute dessus. Il dit: “comme
ça il ne pensera plus!”147. Le maitre
Pozzo symbolise les oppresseurs
impitoyables de la Terre , qui
possèdent la force et la puissance. Son
laquais Lucky perdant la faculté de
penser, représente les opprimés. Si ces
oppresseurs impitoyables pensent sain
et sauf que les opprimés sont des
hommes comme eux, ils ne pourraient pas
commettre le crime et l’oppression.
Dans En attendant Godot Beckett fait
l’ironie indirecte de ceux ont perdu la
faculté de penser librement et qui ne
peuvent pas se conduire volontairement.
L'action de penser se réalise par le
miracle du chapeau. Selon Pierre Melese
“les quatre personnages portent un147 Ibid., p. 62.
193
chapeau melon, dernier symbole de la
respectabilité britannique, comme
Molloy, si attaché à son chapeau
(...) ”148.
Les distractions de Vladimir et
Estragon visent à empêcher de penser.
Pour eux, il n'y a plus de risque de
penser; ce qui est terrible, c'est de
penser149. Vladimir et Estragon parlent
sans cesse afin de ne pas penser. Ils
exposent cela dans le dialogue le plus
poétique et le plus parfait de la
pièce.
“Estragon -En attendant, essayons
de conserver
sans nous exalter, puisque
nous
148 V. Pierre Melese, Ibid., p. 21.149 V. Beckett, Ibid., pp. 89-90.194
sommes incapables de nous
taire.
Vladimir -C’est vrai, nous
intarissables.
Estragon -C’est pour ne pas
penser.
Vladimir -Nous avons des excuses.
Estragon -C’est pour ne pas
entendre.
Vladimir -Nous avons nos raisons.
Estragon -Toutes les voix
mortes ”150.
Ces deux personnages passent le temps
par la conversation sur la pluie et le
beau temps. Au deuxième acte de la
pièce, l’arbre porte quelques feuilles.
Ils croient que les feuilles de l’arbre
font du bruit en se touchant l’un à150 Beckett, Ibid., pp. 87.
195
l’autre. Une conversation se déroule
entre eux.
“Vladimir -Ça fait un bruit
d'ailes.
Estragon -De feuilles.
Vladimir -De sable.
Estragon -De feuilles.
Vladimir -Elles parlent toutes en
même temps.
Estragon -Chacun à part soi.
Vladimir -Plutôt elles
chuchotent.
Estragon -Elles murmurent.
Vladimir -Elles bruissent.
Estragon -Elles murmurent.
Vladimir -Que disent-elles?
Estragon -Elles parlent de leur
vie.
196
Vladimir -Il ne leur suffit pas
d'avoir vécu.
Estragon -Il faut qu'elles en
parlent.
Vladimir -Il ne leur suffit pas
d'être mortes.
Estragon -Ce n'est pas assez.
Vladimir -Ça fait comme un bruit
de plumes.
Estragon -De feuilles.
Vladimir -De cendres.
Estragon -De feuilles”151.
Ce dialogue entre Vladimir et
Estragon expose la clé de l'oeuvre
beckettienne. Ces voix chuchotantes,
bruissantes et murmurantes évoquent le
mystère de l'existence. Le long silence
suivant ces évocations finit par le cri151 Ibid., p. 87.
197
de Vladimir angoissé: “Dis quelque
chose! ”152. Sur ce désir de Vladimir,
Estragon dit: “Je cherche ”153. De même,
le long silence se déroule.
Vladimir ne veut pas cesser de parler.
“Vladimir -Dis n'importe quoi!
Estragon -Qu'est-ce qu'on fait
maintenant?
Vladimir -On attend Godot ”154.
Le fait que Vladimir et Estragon
parlent sans cesse malgré le silence
quelquefois, empêche de penser ce qui
est terrible. Dans une route à la
campagne où rien ne se passe, personne
ne vient et ne s'en va, ces deux
personnages donnant l'audio en
"dialogue" à la voix de la conscience
152 Ibid., p. 88.153 Ibid., p. 88.154 Ibid., p. 88.198
sont deux êtres survivant dans un monde
absurde. Comme “Attendre Godot” est
considéré comme un espoir, Vladimir et
Estragon parlent sans cesse pour passer
le temps qui court très lentement dans
une monotonie et joue la pièce 155.
Ainsi les personnages de Beckett
tournent en ridicule l’action de
penser, qui est une faculté humaine
distinguant l'homme de l'animal.
Pourquoi Beckett a-t-il tourné la
pensée en ridicule et en dérision?
Parce que la situation de l'homme est
absurde et que celui-ci ne vit pas dans
le présent et qu’il pense sans cesse à
son avenir, il attend quelqu'un ou
quelque chose. L'homme se quitte lui-
155 V. Ayşegül Yüksel, Ibid., p. 25.199
même. Lucky répète: “n'anticipons
pas”156.
La naissance est égale à la mort.
Naître c'est mourir. Les mots qui
signifient la naissance et la mort se
trouvent dans la même phrase : “Elles
accouchent à cheval sur une tombe, le
jour brille un instant, puis c'est la
nuit à nouveau ”157.
Le verbe “accoucher” est relatif à la
naissance; “accoucher à cheval”
signifie une naissance difficile. Dans
une autre phrase, Vladimir dit: “A
cheval sur une tombe et une naissance
difficile”158. Le jour évoque la
naissance et la nuit la mort. Pour
Beckett, la vie est absurde, néanmoins
156 Beckett, Ibid., p. 59.157 Ibid., p. 126.158 Ibid., p. 128.200
il refuse le suicide, il faut donc
attendre la mort naturelle pour se
libérer de cette vie infernale.
Ce dialogue entre Estragon et
Vladimir nous montre leur refus de
suicide.
“Estragon -Viens voir (...) Et si
on se pendait?
Vladimir -Avec quoi?
Estragon -Tu n'as pas un bout de
corde?
Vladimir -Non.
Estragon -Alors on ne peut
pas ”159.
II y a une rupture entre le désir de
suicide et l'acte de suicide. Les
personnages beckettiens vivent le des-
tin inévitable de l'homme déchiré entre159 Ibid., p. 132.
201
la volonté et la raison, entre
l'instinct et la pensée160.
L'existence monotone donne la nausée
et l'angoisse à l’être humain. Elle
conduit à l'indifférence des choses
puisque rien ne se passe, personne ne
vient, personne ne va. “Beckett
influencé par Joyce et par Kafka, son
théâtre de l'absurde et son œuvre
romanesque, centrés sur le néant et
l'angoisse métaphysique, se
caractérisent par le dépouillement et
l'humour noir”161.
III-3 Un théâtre de dérision
Le procédé de dérision consiste à
tourner en ridicule un sujet grave pour
l'esquiver. Dans En attendant Godot, la160 V. Pierre Melese, Ibid., p. 35.161 http://www.libririum.com/frise20.php202
condition humaine est tournée en
dérision. A ce sujet, Michael Sinclair
expose ses idées :
“Le but de la vie humaine est une
question impossible à répondre. Il
est impossible de trouver une réponse
parce que nous ne savons pas par où
on commence à rechercher ou à qui on
demande. L'existence, pour nous,
semble être quelque chose qui nous
est imposé par une force
inconnue ”162. Le monde semble
extrêmement chaotic. C'est pourquoi,
nous cherchons à lui donner le sens
par les buts fabriqués à distraire
nous-mêmes du fait que notre
situation est désespérément
insondable. “En attendant Godot est une
162 Michael Sinclair, Essay on Waiting for Godot in http://redrival. Com/colbourne/godot.txt.
203
pièce qui capture ce sentiment et
cette vue du monde et qui le
caractérise avec les archétypes
symbolisant l'humanité et son
attitude quand elle fait face à cette
connaissance ”163.
Dans En attendant Godot, les personnages
vagabonds et ridicules Estragon et
Vladimir sont les représentants de
l'humanité. Beckett fait l’ironie de la
vie humaine dans leur personnalité. Ce
qu'on voit et ce qu'on entend dans
cette pièce anti-théâtrale est une
parodie de la vie humaine. Chaque homme
a son problème propre à lui. Les
personnages beckettiens tournent en
dérision ce problème commun de vie.
163 Ibid.204
“Pozzo -Lequel de vous sent si
mauvais?
Estragon -Lui pue de la bouche,
moi des pieds.
Estragon -C’est la vie”164.
Dans un autre dialogue Vladimir dit à
Estragon:
“L'appel que nous venons d'entendre,
c'est plutôt à l'humanité tout
entière qu'il s'adresse. Mais à cet
endroit, en ce moment, l'humanité
c'est nous, que ça plaise ou non ”165.
Ces deux personnages sont des êtres
médiocres et marginaux. Malgré tout,
ils sont des hommes en os et en chair :
“Pozzo -Qui êtes-vous?
164 Samuel Beckett, Ibid, p. 65.165 Ibid., pp. 111-112.
205
Vladimir -Nous sommes des
hommes ” 166.
Vladimir et Estragon ne disent rien
d'intelligent et d’extraordinaire et
ils ne font que passer le temps en
conversation sur la pluie et le beau
temps. Ils sont des êtres simples. Ils
vivent de façon primaire: ils mangent,
ils boivent et ils dorment. Ils ont des
problèmes d'équilibre. Ils sont à
l'affux du moindre divertissement167. De
quoi s'agit-il dans la conversation de
ces personnages. Ils passent le temps
en parlant des choses médiocres. Il
s’agit également de la même chose pour
la conversation des personnages Pozzo
et Lucky. La vie monotone des
personnages Vladimir et Estragon est
166 Ibid., p. 115.167 V. Ibid., p. 113.206
changée par l'entrée de ceux-ci pour
une courte durée.
Quand le couple Pozzo et Lucky est
entré en scène, Vladimir et Estragon
sont émus en prenant Pozzo pour Godot.
Malheureusement leur espoir se
transforme en désespoir et en
déception. Leurs rencontres ne sont pas
satisfaisantes. En attendant sans cesse
Godot qu'ils désirent voir, Vladimir et
Estragon passent le temps dans
l’espoir. Mais, leur espoir est vain,
ridicule, inutile et futile.
En créant et en présentant de simples
personnages clownesques et grotesques,
Beckett place le spectateur devant sa
propre réalité et lui montre le vide de
son existence et son aspect ridicule.
L'être humain s'efforce de rendre un
207
sens à la vie. Selon sa propre
impression qu'il obtient de la pièce,
le spectateur tente de lui donner un
sens puisque la pièce représentée par
les acteurs sur la scène est la
représentation mimétique de la vie.
Mais Beckett tourne une telle
conception théâtrale en ridicule.
C’est ainsi que le spectateur de
l’anti-théâtre ne le prendrait plus au
sérieux.
208
CHAPITRE IV
ELEMENTS CONSTITUTIFS DE LA NARRATION
DANS EN ATTENDANT GODOT
“Malgré les tentatives périodiques d’élimination, l’intrigue qui est un mal pour
certains romanciers demeure peut-être un malnécessaire”168
R. Bourneuf et R.
Ouellet
IV.1-L’action et la narration
Dans En attendant Godot étant “l'envers
d'une pièce classique”169, il n'y a rien
à dire et à exliquer: il suffit de
montrer ou raconter. On va traiter les
deux termes de théâtre : “Montrer et
raconter ” que Danielle Chaperon a168 R. Bourneuf et R. Ouellet, L’Univers du Roman,Paris, P.U.F, 1972, p. 41.169 Bernard Dort, Les Temps Modernes, mai 1953, p.1843, cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, p. 31.
209
expliqués dans son oeuvre nommé Méthodes
et problèmes L'oeuvre dramatique :
“Faire voir, faire connaître par une
narration ou faire réciter... voilà
un vocabulaire qui pourrait porter à
confusion. Car si des scènes montrées
(c'est-à-dire de dialogues rapportés)
alternaient réellement avec des
scènes racontées, le mode dramatique
ne se distinguerait en rien du mode
narratif (tel qu'il est décrit par
Genette comme alternant des récits de
paroles [showing] et des récits
d'événements [telling]). Transposons
donc les termes en les précisant.
Certains faits sont directement
montrés aux lecteurs, mais les autres
seront racontés par des personnages,
s'adressant à d'autres personnages:
210
ces narrations sont donc
intradiégétiques. La répartition des
faits s'opère entre des faits montrés et
des faits pris en charge par des actes
narratifs eux-mêmes montrés ”170.
Beckett se propose de montrer et de
raconter les faits théâtraux. Certains
faits sont montrés et certains faits
sont racontés par les didascalies ou
les personnages en s’adressant à
d’autres personnages. Beckett permet au
spectateur/lecteur d’établir la pièce
théâtrale à son gré et à sa fantaisie
en la laissant dans l’indécision et
dans la non-fixité. Il lui laisse le
commentaire des faits indécisement
présentés.
170 Danielle Chaperon, Méthodes et problèmes,L'oeuvre dramatique Dpt de Français moderne –Université de Lausanne © 2003-2004
211
Comme elle est une pièce
antithéatrale qui n’est pas compatible
avec les normes et les conventions du
théâtre traditionnel, En attendant Godot
provoque un rire ou un ricanement amer
chez le spectateur. Cet éclat de rire
est le résultat du décalage et de
l’incohérence entre l’espoir de l'homme
et son désespoir, entre son illusion
et son désillusion devant la réalité de
la vie. Le rire de dérision et de
ricanement en face de la réalité est un
moyen d'éliminer l’anxiété et la peur
due à la tragédie humaine. La pièce
devient un instrument de décharge
psychologique pour le spectateur
etouffé par la vie étouffante. La
fatalité qui condamne l'être humain à
sa tragédie est immanente à la vie
212
humaine: la peine de vivre dans ce
monde est inhérent à l'acte même de la
vie humaine. Mais, ce rire de l’être
humain devant sa tragédie immanente à
la vie est une consolation amère et
futile. Mais c’est la politique de
l’autruche : refuser de voir le danger
comme l’autruche qui cache sa tête pour
échapper au péril. En attendant Godot est
un éclat de rire envers la réalité de
la vie.
Juger En attendant Godot selon les
critères du théâtre classique nous mène
à la direction erronée et ainsi nous ne
pouvons pas comprendre le message à
être déductible de cette pièce. Car on
n'y trouve pas les conventions et les
normes traditionnelles du théâtre
classique. Le cadre de la pièce, la
213
présentation des personnages autant par
leurs aspects que par leurs propos,
l'introduction des thèmes principaux
comme le désir d’affection, la crainte,
l’angoisse psychologique, la souffrance
physique, le désir de suicide, l’espoir
de salut mènent tout de suite au
résultat essentiel : “On attend
Godot ”qui se répète sept fois au cours
de la pièce171.
IV.1.1-Circularité de la pièce
Dans le théâtre traditionnel, les
dialogues ou les répliques font avancer
l'action dans une linéarité
chronologique par les personnages mêlés
à l'action. Une intrigue, c’est-à- dire171 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris,Editions de Minuits, pp. 16, 67, 84, 88, 100, 109,118.214
une tension, évolue à travers des
affrontements créés par les rencontres
de ces personnages. Le dramaturge a
pour but de donner au spectateur un
message déductible de l’histoire
dramatique de la pièce. Rien de ces
conventions traditionelles n’est vu
dans En attendant Godot parce qu’elle est
l’envers du théâtre traditionnel.
On peut apercevoir à première vue
qu’il ne se passe rien dans En attendant
Godot. On peut avoir l’impression que
tout se passe comme si les deux
vagabonds Vladimir et Estragon se
trouvaient en scène sans avoir de rôle.
Ils sont seulement là. En fait, le
résumé de cette pièce, tour à tour
burlesque et tragique, permet de faire
ressortir les différences entre les
215
deux actes. Mais pourquoi faut-il qu'il
y en ait deux?
Réduite au minimum, l'action se
dèsagrège et appauvrit, il n'y a pas de
nœud, il n'y a pas de coup de théâtre.
C’est par la narration circulaire que
Beckett décompose l’unité de la
narration chronologique de l’action.
La narration non linéaire mais
circulaire par plusieurs incidents
insérés et dispersés tout au long de
la pièce émiette l’unité de l’action
principale. D’après Danielle Chaperon
“On remarquera (…) les innombrables
actions secondaires qui parasitent et
paralysent l'action principale d'En
attendant Godot (…)”172. On suit la
répétition lassante et l'enchaînement
monotone et absurde de certains faits.172 Danielle Chaperon, Ibid., p. 13.216
Il n' y a d'autres péripéties qu'à
chaque acte un passage du couple Pozzo
et Lucky qui permet de le découper en
deux séquences. C’est un découpage plus
cinématographique que théâtral.
L'intensité du premier acte est moins
grande que celle du deuxième acte.
Les temps actifs des personnages sont
ceux où ils attendent Godot et qu’ils
projettent de se suicider à cause du
désespoir de ne pas voir Godot. C’est-
à-dire que les temps où l’espoir de
voir Godot et le désespoir de ne pas
voir Godot arrivent au point culminant.
L'attente de Godot est exprimé par le
refrain: “On attend Godot” répété six fois
par Vladimir173 et le refrain de
“J'attends Godot” répété quelques fois par
Estragon. Cette attente éternelle et173 Beckett, Ibid., pp. 16, 67, 100, 109,118, 131.
217
infinie se prolonge du premier acte au
deuxième acte tout au long de la pièce.
L’entrée et la sortie du couple Pozzo
et Lucky sont repétées dans tous les
deux actes.
La lassitude et la fatigue d’attendre
toujours Godot mènent les personnages
Vladimir et Estragon au projet de se
suicider. Cette question de suicide est
répétée dans tous les deux actes. La
discussion au sujet de ne pas se
suicider est une explication logique
qu'Estragon fait à Vladimir :
“Estragon -Viens voir (...) Et si
on se pendait?
Vladimir -Avec quoi?
Estragon -Tu n'as pas un bout de
corde?
Vladimir -Non.
218
Estragon -Alors on ne peut pas.
Vladimir -Allons-nous-en
Estragon -Attends, il y a ma
ceinture.
Vladimir -C’est très court ”174.
L'absence de corde et le fait que la
ceinture est courte terminent la
discussion. Tous ces jeux byzantins ont
une valeur symbolique. Le prétexte de
ne pas vouloir se suicider a une valeur
sémantique: la vie est absurde, mais
elle est digne d’être vécue de nouveau.
Les temps passifs des personnages
sont ceux où ils font des bavardages
qui ne servent qu'à passer le temps et
qui finissent souvent par le silence.
Pour Robbe-Grillet, c'était “une pièce
vide mais qui, pourtant, tient sans un
174 Ibid., p. 132.219
creux, un no man's land où tout se
répète”175. En attendant Godot, c'est un
théâtre immobile où le corps ne bouge
pas. Le rideau tombe sur des
personnages figés : “Ils ne bougent
pas”176.
L’immobilité des personnages Vladimir
et Estragon nous suggèrent qu’à la fin
de la pièce, aucune solution ne peut
pas être apportée aux problèmes. Il
s’agit de retourner au commencement de
la pièce. C’est ainsi qu’on voit la
circularité de l’action dans En attendant
Godot.
Les deux actes sont construits de
façon semblable : chaque fois, Vladimir
et Estragon sont d'abord seuls ; Pozzo
et Lucky passent ; Vladimir et Estragon
175 V. beckettmain.htm beckettmain.htm Samuel Becket .176 Samuel Beckett, Ibid., p. 134.220
sont de nouveau seuls ; le garçon vient
et annonce que Godot ne viendra pas ;
Vladimir et Estragon seuls,
s'immobilisent. On peut donc remarquer
que le découpage est plus
cinématographique que théâtral.
On peut aussi se demander pourquoi il
faut qu'il y ait deux actes puisqu'il
n'y a pas de progression de l'un à
l'autre : le lendemain n’est-il pas la
répétition de la veille et de l'avant-
veille, de tous les jours? En fait, des
feuilles ont poussé à l'arbre177; on est
passé de la carotte178 au radis179; la
situation de Pozzo et de Lucky a changé
: ils ont vieilli, Pozzo est devenu
aveugle et Lucky est muet180; la corde
177 V. Ibid., p.126.178 V. Ibid., p.26.179 V. Ibid., p.96.180 V. Ibid., p.108.
221
est toujours là, mais juste un peu plus
courte pour permettre à Pozzo de suivre
son esclave portant un nouveau
chapeau ; Estragon est plus furieux et
il attend encore Godot. La répétion des
vers dans la ritournelle montre la
circularité de la pièce181.
La circularité de l’action théâtrale
nous montre que le deuxième acte est
tout à fait nécessaire. Il faut que la
pièce soit circulaire pour que les
personnages soient pris dans le cercle
vicieux de la répétition : “Dis, tu es
bien sûr de m'avoir vu, tu ne vas pas
me dire demain que tu ne m'as jamais
vu?”182. Cette replique de Vladimir
montre un mouvement perpétuel et une
circularité des faits. Le rideau pourra
181 V. Ibid., pp.79-80.182 V. Ibid., pp.130-131.222
se relever sur une troisième journée,
sur une quatrième, sur une cinquième et
ainsi de suite à l'infini.
La pièce se définit donc d'abord par
le refus du réalisme. Elle ne cherche
pas à donner l'illusion de la réalité.
Elle insiste sur le fait que c'est une
pièce de théâtre jouée par les acteurs
devant un public. Grâce à l'extériorité
du réalisme que la pièce anti-théâtrale
établit entre le spectateur et les
personnages représentés en scène,
Beckett vise à échapper à donner
l’illusion de la réalité et à empêcher
que son spectateur s’identifie aux
héros grotesquement décrits alors que
le dramaturge traditionel avait pour
but d'influencer le spectateur prêt à
être trompé.
223
Estragon regardant le public dit:
“Endroit délicieux (il se retourne, avance
jusqu’à la rampe, regarde vers le public) Aspects
riants (...)”183 et Vladimir se tournant
vers le public dit: “ Tout de
même ...cet arbre... cette
tourbière”184. Ces deux personnages
montrent par plusieurs répliques que
l'action se déroule entre la salle et
la coulisse et cette pièce n’est qu’un
jeu. Les répliques de Vladimir : “Nous
commencions à flancher. Voilà notre fin
de soirée assurée”185, “(...) ce n’est
pas pour rien que j’ai vécu cette
longue journée et je peux vous assurer
qu’elle est presque au bout de son
répertoire”186 et “nous sommes sur un
183 Ibid., p.16.184 Ibid., p.18.185 Ibid., p.109.186 Ibid., p.121.224
plateau”187 toutes ces répliques nous
montrent que la pièce jouée en scène
n’est qu’une présentation théâtrale
loin de la sériosité et loin de la
réalité. Ici, on peut comprendre qu’il
s’agit du plateau de théâtre non du
lieu de vie. Pozzo demande: “Ne serait-
on pas au lieu dit la Planche?”188 et on
peut comprendre qu’il s’agit des
planches du théâtre.
Toutes ces répliques enlèvent toute
sériosité à la pièce théâtrale,
bouleversent la convention
traditionnelle du théâtre classique et
détruisent la ficticité théâtrale. Le
spectateur traditionnel accoutumé aux
lois du drame traditionnel et aux
passions et sentiments des héros-
187 Ibid., p.104.188 Ibid., p.122.
225
acteurs pourrait se sentir étonné voire
trompé par Beckett puisque celui-ci ne
donne pas de réponses à ses attentes et
à ses éspoirs.
En attendant Godot ne narre pas un récit:
elle recherche une situation stagnante:
“Rien à faire, personne ne vient,
personne ne va ”189. Deux personnages
vagabonds Vladimir et Estragon
attendent Godot près d’un arbre
dépouillé de feuilles dans une route à
la campagne. C'est le début du premier
acte. A la fin du premier acte. Un
garçon vient et dit aux vagabonds:
“Monsieur Godot m'a dit de vous dire
qu'il ne
189 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, traduit enturc par Güler Siper, Ankara, Editions de Dost, 1999, p.42.226
viendra pas ce soir, mais sûrement
demain ”190.
Le deuxième acte est la répétition du
premier.
L'action dans la pièce classique est
en progression. Or, l'action dans En
attendant Godot est en stagnation. Mais
cette stagnation n'est pas immobile;
la mobilité dans cette stagnation est
circulaire comme celle des clowns sur
la bande de la piste. La ritournelle
illustrée par Vladimir au début du
second acte montre la circularité de la
pièce191.
Après la disparition du couple Pozzo-
Lucky, un jeune garçon dont le prénom
n'est pas mentionné dans le texte,
entre en scène. On espère que l'arrivée190 Samuel Beckett, En attendant Godot, p. 71.191 Ibid., p. 80.
227
de cet enfant est l’annonciation de
leur espoir et qu’elle prépare la
crise. Malheureusement, c'est futile!
Car rien n'arrive. L'action se poursuit
comme avant. Il n'y a aucune
progression de l'intrigue. Cela nous
impose que “l'existence est monotone et
répétitive et qu'elle donne la nausée,
le spleen, et qu'elle conduit à
l'indifférence de ceci égale cela ”192.
Nous sommes en présence d'une oeuvre
qui exalte l'absurdité de la vie et qui
dicte que la condition humaine est
misérable. Pour Pascal, cette misère
humaine serait résolue par la
perspective du salut divin. Au
contraire, pour Beckett, il n'y a pas
de salut193. Le seul salut est
192 Http://perso.wordline.fr/jiheraim-cyberland/godothtm.193 V. Ibid., p. 7.228
d'attendre Godot qui ne vient jamais.
Le salut est le va-et-vient entre
l’espoir de voir Godot et le désespoir
de ne pas voir Godot, c’est-à-dire le
compromis entre l’espoir et le
désespoir.
Au deuxième acte, ces deux clochards
Vladimir et Estragon se retrouvent
comme au début et comme à la fin du
premier acte. Ils sont toujours dans la
même immobilité d'attendre Godot. Le
second acte est, à peu de différences,
la répétition du premier acte. Il
s'agit de la circularité de l'intrigue
dans En attendant Godot. A ce sujet Beckett
dit: “un acte aurait été insuffisant et
trois actes auraient été de trop ”194.
194 Cité par Israël Shenker, New York Times, 6mais 1956, in Pierre Melese, Ibid., p.30.
229
Pourquoi Samuel Beckett a-t-il dit
ceci? C'est parce qu'un seul acte
aurait laissé au spectateur l’espoir
vague que Godot viendrait réellement le
lendemain.
Au premier acte il s'agit de la
création de cet espoir qui va émouvoir
le spectateur. Malheuresement, le
second acte détruit cet espoir
d'attendre Godot. Le troisième acte
serait la même répétition inutile de
l'acte précédent. Au second acte il
s'agit de l'auto-destruction de ce
espoir dont il s'agit au premier acte.
D'ailleurs le spectateur anticiperait
que le troisième acte serait la
répétition du seconde acte; le
quatrième le troisième; le cinquième le
quatrième et ainsi de suite. Un acte
230
pourrait poursuivre un autre acte.
C'est ainsi que le spectateur lui-même
s'imaginera à construire à son gré
l'acte suivant en s'inspirant des actes
précédentes.
Etant donné qu’En attendant Godot est
une pièce anti-théâtrale, on ne
rencontre pas le développement
dramatique traditionnel comme la
progression calculée vers la crise et
son dénouement. Il serait inutile d'y
rechercher cette progression linéaire
de l'intrigue. Il n'existe pas d'action
selon les critères de la pièce
classique. Il s'agit de la
désagrégation de l'intrigue au sens
classique.
Beckett tourne le dos au réalisme
précédent. Il expose le réalisme
231
subjectif et les choses possibles du
monde dans ses oeuvres. En attendant Godot
est une oeuvre qui change selon le
point de vue de la personne qui la lit
ou la regarde devant la scène : c'est
ce que Beckett désire et veut
atteindre.
Afin de mettre en évidence le
réalisme subjectif dans En attendant Godot,
Martin Esslin cite l'événement que
cette pièce se joue dans une prison aux
Etats-Unis. Le 19 Novembre 1957, un
groupe d'acteurs inquiets se préparait
à jouer une pièce devant les
spectateurs. Les acteurs étaient des
membres de la société “San Fransisco
Actor's Workshop; les spectateurs
étaient mille quatre cent prisonniers
de la prison San Quentin. Aucune pièce
232
de théâtre n’avait été jouée à San
Quentin depuis que Sarah Bernhardt s’y
était produite en 1913. Ce soir-là, la
pièce choisie après trente quatre
années, en grande mésure parce
qu’aucune femme n’y paraissait, était
En attendant Godot de Samuel Beckett ”195.
L'inquiétude du metteur en scène
Herbert Blau et des acteurs était
naturelle parce qu'ils étaient en
présence des spectateurs les plus
dangereux du monde. Comment affrontent-
ils le public le plus dangereux du
monde avec une pièce extrêmement
intellectuelle et obscure qui avait
provoqué une opposition, une rebelle
parmi les spectateurs intellectuels et
cultivés en Europe l'ayant considéré
comme absurde et incompréhensible ?195 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 46.
233
Herbert Blau a décidé de préparer les
spectateurs sur la pièce qu’ils
allaient regarder. Il a fait ressembler
cette pièce à celle de jazz que le
spectateur doit écouter selon ce qu'il
veut écouter. Il espérait que chacun
parmi les spectateurs aurait une
impression personnelle selon son point
de vue et son état d'âme où il se
trouvait. Pierre Melese raconte ce qui
se passe sur la scène de la prison San
Quentin :
“Le rideau se leva. La pièce
commença. Cet auditoire de forçats
saisit sur-le-champ ce qui avait
effaré le public de Paris, de Londres
et de New York. Comme l’écrivait …le
journal de la prison San Quentin
News: “un trio d’hercules, aux biceps
234
protubérants …quettaient l’entrée des
filles et s’apprêtaient à rire.
Comme si rien n’apparaissait… ils
décidèrent bruyamment d’attendre,
pour s’esquiver, que les lumières
s’éteignissent. Ils commirent une
erreur, ils écoutèrent, regardèrent,
deux minutes de trop, et restèrent.
Ils ne partirent qu’à la fin. Tous
tremblaient”196.
Un événement surprenant a eu lieu
parmi les prisonniers-spectateurs. A
l'encontre des intellectuels stupéfaits
devant cette pièce absurde, les
prisonniers ont perçu toute de suite ce
qui troublait ces intellectuels
pédants. Le correspondant de San Fransisco
Chronicle écrivait: Les prisonniers n'ont
pas eu peine à comprendre la pièce. Il196 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 47.
235
a fait des enquêtes parmi les
spectateurs à la fin de la pièce. Les
résultats étaient assez intéressants.
Il a pris des réponses assez variées
aux questions: qui est-ce Godot? Et
qu'est-ce que c'est Godot? Certains
disent: “Godot est le monde extérieur”,
d'autres “Godot est la société” et
d'autres: “Godot est Dieu” e.t.c.197
Un professeur dans la prison disait:
“Ils (les spectateurs) savent ce que
signifie l’attente... ils savaient
qu'ils auraient été déçus si Godot
était venu ”198. L'éditorial du journal
de la prison San Quentin News montrait
197 Cité par Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Traduiten turc par Güler Siper, Ankara Editions de Dost,1999. p. 22.198 Ibid., p. 22.236
comment les prisonniers-spectateurs
comprenaient le sens de la pièce:
“Elle (cette pièce) est la narration
symbolique de l'auteur voulant éviter
de toute la participation personnelle
et espérant que les spectateurs
arrivent aux résultats propres à eux
et qu'ils tombent dans l'erreur
propre à eux. En réalité, cette pièce
ne demande rien de précis, ne fait
aucun forcément exagéré de l'acteur
sur les spectateurs et ne leur donne
aucun espoir précis. Nous attendons
toujours Godot et nous continuerons
de l'attendre”199.
L'espoir montre la sincérité des
personnages loins de toute artifice et
199 San Quentin News, 28 Novembre 1957, citépar Martin Esslin, Ibid., pp. 22-23.
237
toute ostentation. Tout le long de leur
attente, ils nous livrent des actes
quotidiens qui, dans leur situation
absurde, prennent des proportions
comiques ou tragiques; tour à tour ils
se disputent ou se réconcilient, se
racontent des histoires, se font la
discussion: ils meublent leur attente,
ils meublent leur ennui, ils meublent
leur vie.
Cette théâtralité mécanisée d’En
attendant Godot fait naître le comique
outré, proche de la “commedia
238
dell'arte”200, du cabaret et du
cirque. :
“Vladimir -On se croirait au
spectacle.
Estragon -Au cirque.
Vladimir -Au music-hall.
Estragon -Au cirque ”201.
Beckett est un dramaturge qui fait
rire les spectateurs. Selon V. P.G.
Castex, P. Surer et G. Becker, “son
comique s’apparente au comique de
cirque : ses héros dérisoires sont des
clowns qui tombent par terre, reçoivent200 “La commedia dell’arte est un genre de théâtrepopulaire italien apparu en 1528. Ellesignifie littéralement le théâtre interprétépar des gens de l’art ; autrement dit : descomédiens professionnels, le terme est, denos jours, utilisé dans de nombreuseslangues, dont le français ” (http://fr.wikipedia.org/wiki/Commediadell'arte).
201 Samuel Beckett, Ibid., pp. 47-48.239
des coups de pied ou font de grossiers
calembours. La répétion mécanique de
leurs gestes et de leurs paroles révèle
ce qu’il y a de bouffon et d’atroce
dans notre existence ”202.
Le malheur de Vladimir et d'Estragon,
comme celui de Pozzo et surtout de
Lucky, est tragique. Chez cet auteur
qui pense qu'il n'y a rien de plus
drôle que le malheur, le dosage de
comique et de tragique est original: on
a pu définir la pièce comme une farce
métaphysique.
Les prisonniers de San Quentin
déduisent de cette pièce anti-théâtrale
de Beckett ce que signifient leur
202 V. P.G. Castex, P. Surer et G. Becker, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, p. 918.240
attente et leur espoir. A ce sujet,
Pierre Melese dit :
“Si En attendant Godot toucha les
prissonniers de San Quentin, c’est
parce qu’ils étaient confrontés à
leur propre expérience : du temps, de
l’attente, de l’espoir; parce qu’ils
reconnaissent dans la dépendance
sado-masochiste de Pozzo et de Lucky
et dans l’amour-haine querelle de
Vladimir et d’Estragon la vérité de
leurs propres relations”203.
Les objets n'ont pas de valeur
symbolique. Ils changent selon le point
de vue du spectateur qui participe par
sa volonté et par son état d'âme dans
le monde de la pièce. Par exemple, l'un
203 Pierre Melese, Beckett, Paris, EditionsSeghers, Paris, 1966, p. 47.
241
des symboles les plus répétés des
oeuvres beckettiennes est le chapeau
melon. “Le personnage beckettien est un
clown qui enlève son chapeau, le remet,
l'enlève de nouveau ”204. Cette
répétition apparait comme un élément
structural conformément à la structure
circulaire de l'oeuvre de Beckett.
Une scène muette dans la pièce montre
bien la répétition circulaire:
“Estragon prend le chapeau de
Vladimir. Vladimir ajuste des deux
mains le chapeau de Lucky. Estragon
met le chapeau de Vladimir à la place
du sien qu'il tend à Vladimir.
Vladimir prend le chapeau d'Estragon.
204 François Baqué, Le Nouveau Roman, Bordas,Paris, 1972, p. 78.242
Estragon ajuste des deux mains le
chapeau de Vladimir.
Vladimir met le chapeau d'Estragon à
la place de celui de Lucky qu'il tend
à Estragon. Estragon prend le chapeau
de Lucky. Vladimir ajuste des deux
mains le chapeau d'Estragon. Estragon
met le chapeau de Lucky à la place de
celui de Vladimir qu'il tend à
Vladimir. Vladimir prend son chapeau.
Estragon ajuste des deux mains les
chapeaux de Lucky. Estragon met son
chapeau à la place de celui de Lucky
qu'il tend à Vladimir. Vladimir prend
le chapeau de Lucky. Estragon ajuste
son chapeau des deux mains. Vladimir
met le chapeau de Lucky à la place du
sien qu'il tend à Estragon. Estragon
prend le chapeau de Vladimir.
243
Vladimir ajuste des deux mains le
chapeau de Lucky. Estragon tend le
chapeau de Vladimir à Vladimir qui le
prend et le tend à Estragon qui le
prend et le tend à Vladimir qui le
prend et le jette. Tout cela dans un
mouvement vif ”205.
Ici, on voit les jeux des clowns
comme si l'on était dans un cirque.
Cette circularité des gestes
désordonnés et sans cesse recommencés
nous montre au sens figuré “(...) Les
pensées tournant sans trouver d'issue,
de raisons d'agir et renonçant
enfin ”206.
Cette scène expose le miracle du
chapeau quand il est mis à la tête:
“Vladimir -Dites-lui de penser. 205 S. Beckett, Ibid., pp. 101-102.206 Pierre Melese, Ibid., p. 43.244
Pozzo -Donne-lui son chapeau.
Vladimir -Son chapeau?
Pozzo -Il ne peut pas penser sans
chapeau.
Vladimir -Donne-lui son chapeau.
Estragon -Moi? Après le coup
qu'il m'a fait? Jamais!
Vladimir -Je vais le lui donner,
moi (...)
Estragon -Qu'il aille le
chercher.
Pozzo -Il vaut mieux le lui donner.
Vladimir -Je vais le lui donner.
Il ramasse le chapeau et le tend à Lucky à bout de
bras. Lucky ne bouge pas.
Pozzo -Il faut le lui mettre.
Estragon -Dites-lui de le
prendre.
245
Pozzo -Il vaut mieux le lui mettre.
Vladimir -Je vais le lui mettre.
Il contourne Lucky avec précaution, s'en approche
doucement par derrière, lui met le chapeau sur la
tête et recule vivement. Lucky ne bouge pas. (...)
Estragon -Qu'est-ce qu'il attend?
Pozzo -Eloignez-vous (...) ”207.
Pozzo tire la corde liée au cou de
Lucky, esclave de celui-là.
Pozzo dit à Lucky:
“(...) Pense, porc! (Un temps. Lucky
se met à danser) Arrête! (Lucky s'arrête)
Avance! (Lucky va vers Pozzo) Là! (Lucky
s’arrête). Pense! (Un temps).
Comme le rossignol chante, Lucky qui
ne parle jamais jusqu'alors se met à
donner un discours sententieux
207 S. Beckett, Ibid., p. 58.246
consistant en trois pages qui n'est
qu'une phrase à l'instar de Proust208.
En attendant Godot est un théâtre de
dérision. Elle tourne la vie humaine en
ridicule. Ici c'est la condition
humaine qui est tournée en dérision.
Les personnages Vladimir, Estragon,
Pozo et Lucky sont les représentants de
l'être humain. Leurs dialogues, leurs
monologues, leurs actes sont des
parodies et des ironies de notre vie.
Chacun a son propre problème: “Lui pue
de la bouche, moi des pieds (...)
l'humanité c'est nous”209.
Beckett refuse de raconter une action
bien ménagée puisque rien ne se déroule
pas et ne peut être communiqué. Il a
pour but de montrer justement qu'on ne
208 V. Ibid., pp. 59-62.209 Ibid., p. 112
247
communique pas: rien à arriver.
Vladimir et Estragon disent les mêmes
propos et font les mêmes gestes et les
mêmes actes lassants. L'atmosphère
d'ennuie, d'angoisse et de monotonie
n'est brisée que par l'entrée d'un
autre couple Pozzo-Lucky. Lorsque ce
couple disparaît, la situation est
complètement la même pour les deux
clochards Vladimir et Estragon. Pierre
Melese fait remarquer : “Il n'y a
aucune progression, ni dans les faits,
ni dans les caractères ”210.
Le lecteur ou le spectateur habitué
aux normes du théâtre traditionnel et
aux fortes passions des personnages
classiques pourrait se sentir étonné
voire trompé en lisant ou regardant En
attendant Godot. Cette piéce est hors210 Pierre Melese, Ibid., p. 30.248
d'une intrigue bien charpenté, de
personnages fermement campés et
emportés par leurs passions ou conduits
par leurs intérêts. Par conséquent, le
spectateur tomberait dans la perplexité
et la stupeur.
IV.1.2-Le langage et la parole
Beckett est un auteur bilingue dans
le vrai sens du terme: Il a rédigé en
anglais ses premiers écrits et quelques
textes récents . Le reste de son œuvre
a été directement écrit en français. Il
a fait lui-même les traductions d'une
langue à l'autre; il a ainsi connu tous
les problèmes que pose la langue pour
traduire la réalité extérieure.
Chez Beckett, le processus de parler
et d'écrire et l'obligation de le
249
faire se retrouvent dans toutes les
oeuvres de Beckett, notamment dans son
En attendant Godot. Ce processus est un
processus douloureux. Il fait partie de
la souffrance de vivre. La peine de la
parole ne peut pas s'arrêter.
Cependant, on ne peut plus s'en passer.
Mais c'est une possession douloureuse.
Elle est liée à la mémoire, et celle-ci
participe à la détérioration générale:
elle aussi devient défaillante.
Les corps des personnages beckettiens
sont de plus en plus réduits et
dèsincarnés. Ils sont incapables de
marcher et obligés de ramper. Enfin,
ils se réduisent jusqu'à n'être plus
qu'une tête dans L'innommable et qu'une
bouche dans Pas moi et qu’une larve
humaine qui parle dans Comment c'est
250
(1961). Ce qui reste du corps humain,
c'est la parole. C'est elle qui est
l'essentiel de l’existence. Tout le
reste est superflu. La perte de la
fonction du corps, c'est le triomphe de
la parole.
Chez Beckett, l'espace réel
disparaît. La création fait sentir son
existence par le langage. Mais ce
langage est un nouveau langage qui
brise les carcans de la prose
traditionnelle et les structures de la
grammaire traditionnelle. Dans En
attendant Godot, la parole est sans écho.
Les personnages ne se servent pas de la
parole pour affirmer ou pour nier : ils
ne balbutient que dans l’ombre sans
savoir ce qu’ils disent. Ils ne font
que le bavardage pour faire taire la
251
pensée en eux. Le langage peut aussi
être perçu comme une fonction phatique.
Dans cette pièce on se comprend
lentement et mal. Voici, à titre
d’exemple les dernières répliques de la
pièce :
“Vladimir -Relève ton pantalon.
Estragon -Comment ?
Vladimir -Relève ton pantalon.
Estragon -Que j’enlève mon
pantalon ?
Vladimir -RE-lève ton pantalon.
Estragon -C’est vrai”211.
Ou cet exemple est plus convainquant.
“Estragon -C’est lui ?
Vladimir -Qui ?
Estragon -Voyons...
211 S. Beckett, Ibid., pp. 133-134.252
Vladimir -Godot
Estragon -Voilà.
Pozzo -Je me présente : Pozzo.
Vladimir -Mais non.
Estragon -Il a dit Godot.
Vladimir -Mais non
Estragon -Vous n’êtes pas
monsieur Godot,
monsieur ?
Pozzo -Je suis Pozzo ! (silence) Ce
nom ne
vous dit rien ? Je vous
demande si ce
nom ne vous dit rien ?
Vladimir et Estragon s’interrogent du
retard.
Estragon -Bozzo...Bozzo...
Vladimir -Pozzo...
253
Pozzo -Pppozz !
Estragon -Ah !
Pozzo...voyons...Pozzo...
Vladimir -C’est Pozzo ou
Bozzo ? ”212
Les personnages d’En attendant Godot
doivent parler sans cesse puisqu’ils
n’existent que par leur parole. L’acte
de parler est le signe de leur
existence. Quand les personnages se
taisent, il n’ y a rien d’existence et
la vie cesse de durer pour eux.
Les exemples suivants nous montrent
que le silence est une angoisse et un
ennui pour les personnages. Au début,
Vladimir raconte à Estragon l’histoire
des larrons (voleurs) parce que “ Ça
passera le temps”213; après le départ du212 Ibid., pp. 29-30.213 Ibid., p. 14.254
couple Pozzo et Lucky, Estragon propose
à Vladimir pour passer le temps :
“Faisons un peu de conversation”214. Au
deuxième acte, l’exercice qui commence
avec ces mots d’Estragon : “En
attendant, essayons de converser sans
nous exalter puis que nous sommes
incapables de nous taire”215; le silence
provoque l’angoisse chez Vladimir et
il dit : “Dis quelque chose ! (…) Dis
n’importe quoi ”216 et quand le dialogue
s’avance un peu mieux, Estragon s’écrie
avec soulagement: “C’est ça,
contredisons-nous”217 ou : “C’est ça,
posons-nous des questions? ”218.
Estragon va même jusqu’à dire: “C’est
214 Ibid., p.67.215 Ibid., p.87.216 Ibid., p.88.217 Ibid., p.89.218 Ibid., p.90.
255
ça, engueulons-nous”219; tout vaut mieux
que de se taire. L’arrivée de Pozzo et
de Lucky au premier acte est un
événement, mais on s’apercevra après
leur départ que les personnages ne font
que les discours et les bavardages pour
passer le temps.
La réalité du langage finit par
recouvrir et par remplacer entièrement
la vérité de l’expérience :
“Vladimir -Dis-le, même si ce
n’est pas vrai.
Estragon -Qu’est-ce que je dois
dire ?
Vladimir -Dis, je suis content.
Estragon -Je suis content.
Vladimir -Moi aussi
Estragon -Moi aussi 219 Ibid., p.106.256
Vladimir -Nous sommes contents.
[...]
Estragon -Qu’est-ce qu’on fait
maintenant qu’on
est content ? ”220
Les mots sont libérés de leur fonction
informative.
Dans En attendant Godot c’est la parole
seule qui fait naître Godot. Les
personnages font la conversation par
les mêmes discours insensés. Ils
parlent de la pluie et du beau temps
pour passer le temps. La parole est le
seul recours pour meubler le vide de
l'existence. Elle est un bon moyen de
survivre pour les personnages.
Dans “En attendant Godot”, l’absence
d'action contraste violemment avec
220 Ibid., p. 84.257
l'incontinence de la “parlerie”. Le
langage joue un rôle important dans
cette pièce où il ne se passe rien. Les
situations ne sont pas des situations
psychologiques mais, avant tout, des
situations de langage créées par le
besoin de divertissement.
Le français qu’a adopté Beckett ne
cessait de l'étonner, et cet
étonnement, il l’a donné à ses
personnages. Le langage correct est
ridiculisé par la répétition: “ -(…) Il
s’en est fallu d’un cheveu qu'on ne s'y
soit pendu (…). (Il réfléchit). Oui c’est
juste (en détachant les mots) qu'on-ne-s'y-
soit-pendu”221 ; “-Malgré qu'on
en ait. (…) -Malgré qu’on en ait.”222. “
Les énoncés qu'on ne s'y soit pend ”
221 Ibid., pp. 84-85.222 Ibid., pp. 84-85.258
et “ Malgré qu'on en ait ” sont répétés
deux fois par Vladimir.
Non seulement, Beckett joue avec la
langue, mais aussi il donne à ses
personnages une langue très variée.
Vladimir est un intellectuel qui peut
jouer simultanément sur les registres
du trivial et du poétique, du physique
et de la métaphysique.
Vladimir peut employer les termes de
l'argot :“ tu te goures”(17)223,” “Qui
t’a esquinté”(82). Il se sert du ton
familier : “… pour jeter le doute à toi
le pompon (…) ”(18), “…Tu commences à
me casser les pieds avec tes
gémissements”(100), “Engueule-
moi !”(103) “… l'engeance où le
223 Les numéros des pages à être cités serontparfois mentionnés entreparanthèses dans lescitations courtes.
259
malheur nous a fourrés (…) “(112) , “…
Quel choléra ! ” (116). Il n’évite pas
de s’employer des termes techniques :
“… circumduction”(107). Il fait l’usage
du style emphatique : “Voilà l'homme
tout entier, s'en prenant à sa
chaussure alors que c'est son pied le
coupable”(12). Il fait la citation
latine: “…Memoria praeteritorum
bonorum(…)”(121) qui veut dire “la
mémoire efface le bonheur”.
Estragon a été le poète qui prétend
s'appeler Catulle (14-15) d’où il fait
une fine allusion au saule-pleureur :
“Estragon -Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir -On dirait un saule.
Esragon -Où sont les feuilles ?
Vladimir -Il doit être mort.
260
Esragon -Finis les pleurs”224.
Ici, Estragon, comme un poète, fonde
la relation entre l’acte de pleurer et
le saule qui s’appelle également
“saule pleureur” à branches tombantes,
croissant dans les lieux humides et
faisant couler des gouttes d’eau au
printemps. Quand Vladimir dit que le
saule est mort, Estragon dit que le
saule cessait de pleurer puisqu’il est
mort.
Il porte le jugement sur un échange
de propos : “pas mal comme petit
galop”(91).
Il crée des maximes à l’improviste :
“On ne descend pas deux fois dans le
même pus” (84). “Même jeu, moins le
224 Ibid., p. 17.
261
sourire ”(24) ; “Qui peut le plus peut
le moins” (22) - “On ferait mieux de
battre le fer avant qu’il soit
glacé”(23).
Il peut s’amuser à prendre parfois un
ton distingué et obséquieux:
“poursuivez votre relation” mais aussi
philosophe : “Nous naissons tous fous.
Quelques-uns le demeurent”(113).
Fantaisiste, Estragon se moque des
Anglais et de l'accent anglais :
“Calme…Calme… Les Anglais disent câââm.
Ce sont des gens câââms” ; il raconte
l'histoire inachevée de l'anglais qui
va au bordel : “ Un Anglais s’étant
énivré se rend au bordel. La sous-
maitresse lui demande s’il désire une
blonde, une brune ou une rousse”(20).
Il renonce à continuer à raconter
262
l’histoire après que Vladimir dit :
“Assez !”; il parle ironiquement avec
l’accent l’anglais : “ Oh très bon,
très très très bon”(53).
Mais, le plus souvent, il se sert
d’un langage nettement familier :
“Après le turbin” (18) qui a le sens de
travail dans la langue familière “Il
est marrant... Il est tordant...
bouffarde”(48), “attraper la
crève”(51), “Eh ben mon cochon !”(55),
“Moi j'en ai marre”(63), “Encore une
journée de tirée”(82), “tu pisses”(82),
“foutu des coups de pied”(85), “faire
le con”(85), “saloperie”(86), “fous-moi
la paix”(86), “Tu l'as
cauchemardé”(92), “Casse-lui la
gueule”(116) “connerie” (121).
263
Il fait l’usage d’un langage grossier
: “Les gens sont des cons”(16), “Le
salaud! La vache!”(44), “Il s'est
retenu tout seul”(48), “j’ai tiré ma
roulure de vieau milieu des
sables!”(85), “J'ai coulé toute ma
chaude-pisse d’existence(...) Dans la
Merdecluse”(86), “Salaud! (...) Fumier!
Crapule!” (103) “(…) Engueulons-nous
(…) raccommodons-nous” (106), “Qui a
pété?” (114).
Pozzo lui aussi fait l’usage d’un
langage grossier. Lors que Vladimir et
Estragon lui disent leur rendez-vous
avec Godot, Pozzo exprime avec
mépris : “Godet ... Godot ...
Godin”(39-49). La nuit, Pozzo regarde
le ciel et les deux personnages le
regardent eux-aussi sauf Lucky qui
264
s’est remis à somnoler. Pozzo s’en
apercevant, tire sur la corde et il
lui dit : “Veux-tu regarder le ciel,
porc ! ” Après avoir parlé avec ton
prosaïque et lyrique du temps et de
l’espace où ils se trouvent, Pozzo
finit par cette phrase : “C’est comme
ça que ça se passe sur cette putain de
terre”(52). Pozzo s’engage à parler à
Vladimir qui veut écouter le chant de
Lucky. Il dit à Vladimir que Lucky est
muet. Vladimir est étonné et demande
quelques fois pourquoi et depuis quand
Lucky est muet. Pozzo lui répond par
cette question : “Vouz n’avez pas fini
de m'empoisonner avec vos histoires de
temps ? C’est insensé! Quand! Quand!”
(126).
265
Pozzo expose des attitudes sadistes
contre son laquais Lucky: “En effet.
Mais au lieu de le chasser, comme
j’aurais pu, je veux dire au lieu de le
mettre tout simplement à la porte, à
coups de pied dans le cul (…)” (43).
“des coups de pied dans le bas-ventre
et au visage autant que possible”(123)
et il s’énorgueillit de ses possesions
et de ses caractères individuels :
“Ici ? Sur mes terres?” (31), “(…) me
faire la blague de tomber malade”(36).
Au temps où il parle, Vladimir
interrompt sa parole et Pozzo le
réprimande : “Ne me coupez pas la
parole!” (41). Pozzo aurait pu le
mettre Lucky à la porte en lui donnant
des coups de pieds à son cul et il
continue :“(…) je l’emmène telle est ma
266
bonté, au marché de Saint-Sauveur
(…)”(43).
Pourtant, Pozzo tombe dans la
sentimentalité puérile : Il fouille et
refouille quelque chose dans ses
poches, lève sa tête et dit à Vladimir
et Estragon : “Une véritable savonette,
messieurs, à secondes trotteuses. C'est
mon pépé qui me l'a donnée”(64). Il
dit son bébé comme pépé qui a le sens
du grand père dans le langage
enfantin225.
De temps en temps, Pozzo étale sa
culture étendue. En montrant Lucky à
Vladimir et Estragon, il considère
Lucky comme : “Atlas, fils de Jupiter!”
(43). Il parle de Pan “Tout s’apaise,
je le sens. Une grande paix descend.
225 V. Micro Robert, Tome II, Paris, 1973, p. 778.267
Ecoutez (…) Pan dort”(49). Etant une
espèce d'historien-poète, il prononce
sa fausse poésie, son lyrisme
emphatique, sa sensibilité à la
lune(51-52). Il est capable pourtant de
pensées philosophiques : “Elles
accouchent à cheval sur une tombe, le
jour brille un instant puis c'est la
nuit à nouveau ” (126).
Lucky, dont le nom est donné par
antiphrase et aussi peut-être par un
calembour entre “laquais” et “Lucky”,
qui est désigné aussi d'un mot
inventé : “knouk”.
“Pozzo -J’ai pris un knouk (..)
Vladimir -Qu’est-ce que c’est, un
knouk ?
Pozzo -Vous n’etes pas d’ici. Etes-
vous
268
seulement du siècle ?
Autrefois on
avait des bouffons.
Maintenant on a
des knouks. ”226
Lucky prononce alors un discours
totalement incohérent. Son soliloque
long et incompréhensible manifeste le
sentiment typiquement beckettien de
l'impuissance du langage,
l’insuffisance et l’inadéquation de
l’écriture à représenter mimétiquement
la réalité dans le monde fictif des
personnages.
En fait, cet exercice bien souvent
purement gratuit de la langue prouve
son impuissance et son inanité : les
personnages étant prisonniers de
226 Ibid., pp. 45-46.269
l’incommunicabilité sont inaptes à
toute véritable communication. Même
s’ils se parlent, ils tiennent plutôt
un incessant monologue, pareil à celui
de Lucky lorsqu'on lui ordonne de
parler et que personne ne l'écoute227.
Ces personnages disent les mêmes
propos insensés. Ils parlent de la
pluie et du beau temps à bâtons rompus
pour passer le temps. A ce sujet Hasan
Anamur dit :
“La parole n'est pas un instrument de
communication chez Beckett- elle a
perdu de plus en plus ce caractère-
mais celui de tuer le temps. Les
personnages s'efforcent de remplir de
227 V. Ibid., p.59-62.270
paroles le temps entre la naissance
et la mort ”228.
La parole vaine pour les personnages
beckettiens est le seul recours pour
meubler le vide de l'existence. Elle
est l’ultime moyen de survie.
Dans En attendant Godot, toute
communication est illusoire et il faut
voir en cela l'échec du langage, des
rapports entre les êtres humains. Cet
échec torture les personnages tout au
long de la pièce. Toute somme, Sana
Tang et Léopold Wauters résument la
fonction du langage dans En attendant
Godot : “Cette pièce composée en 1952,
quinze ans avant que Beckett ne soit
couronné par le prix Nobel de228 Hasan Anamur, Beckett'le Godot'yu Beklemek in
Godot'yu Beklerken, Editions de Can, Istanbul, 1994,pp. 6-7.
271
littérature, est un tour de force qui
démontre les profondeurs que peut
atteindre un langage en apparence
absurde”229. Le langage rend absurde la
pièce.
IV.2-Les personnages
Le dramaturge traditionnel a créé des
types immuables que son lecteur ou son
spectateur considérait comme réels.
Certains personnages du théâtre
classique sont si établis et si
acceptés chez le public qu'une riche
mythologie de personnages dramatiques
s'est formée chez le public. Certains
personnages ont donné leur nom au
dictionnaire comme s'ils avaient été
des types invariables du point de vue
229 http://www.amazon.fr/En-attendant-Godot-Samuel-Beckett272
social et universel. D’après R.
Bourneuf et R. Ouellet, “(...) les
comédies de Molière avaient créé ou
imposé les types de Tartuffe,
d'Harpagon, de Don Juan (...) ”230. Tous
ces personnages s'enracinent très
profondément dans les milieux les moins
cultivés. Le mot “don juan” signifie le
séducteur; “le harpagon” l'avare; “le
tartuffe” l'hypocrite231.
Au XXe siècle, à peu près tous les
genres de la littérature contemporaine
se sont attaqués à ce type de
personnage au sens traditionel, non
pour le détruire mais pour le
dépersonnaliser. Le refus de la
psychologie se trouve dans l’anti-
230 R. Bourneuf et R. Ouellet, Ibid., p. 13.231 V. Paul Robert, Le Petit Robert, Paris, Sociétédu Nouveau
Littré 1967, pp. 506-508, 827-1751.273
théâtre qui a donné une nouvelle
définition et une nouvelle forme au
personnage théâtral.
Les personnages devenus antihéros
opposés aux personnages classiques
n'ont pas de psychologie, ni
d'individualité au sens classique : ce
sont des ombres, des figures, des
incarnations d'une certaine condition
humaine. Les personnages se font sentir
seulement par leurs voix. Tout le texte
de Beckett est d'abord l'émergence des
voix des personnages qui ne cessent de
parler sur une certaine scène et dans
un certain espace.
Ces voix ne rompent pas le silence
universel qui les entoure, elles sont
là sur la scène. Elles parlent sans
cesse, mais elles ne disent rien, ne
274
proposent rien et ne racontent rien.
Dans En attendant Godot les personnages
sont des antihéros-marionettes qui
n’existent que par leur langage, par
leur solliloque et par leur dialogue.
Ils semblent vidés de tout contenu
psychologique. Ce qui est important
chez Beckett, ce n’est pas l’existence
des personnages mais c’est leur voix
qui contient directement et
indirectement un message qui varie
selon le point de vue du
spectateur/lecteur.
Toutes les pièces de Beckett
présentent des caractéristiques
communes, en particulier un nombre très
réduit de personnages. D'abord de cinq
personnages (En attendant Godot), il passe
à quatre personnages (Fin de Partie), puis
275
tombe finalement à un avec Actes sans
Paroles I et La dernière Bande. Le nombre
total des personnages beckettiens est
de vingt trois personnages.
Une autre particularité intéressante
des personnages beckettiens c'est la
présence fréquente des vieillards ou
des personnages âgés. “Les créatures
beckettiennes aimant à faire leur tour
sur leur passé, le choix des vieillards
fournit un recul plus grand et permet
de mieux mesurer la distance
parcourue ”232. Enfin, les personnages
masculins sont deux fois plus nombreux
que les personnages féminins. Selon
Emmanuel Jacquard, “ils vivent dans
une tour, dans une chambre ou dans un
232 Emmanuel Jacquard, Le théâtre de Dérision, Paris,Ed. Gallimard, 1974, p. 125.276
désert, passant leurs temps à remâcher
les mêmes supplices, ou à tourner en
rond ”233.
Les personnages dans En attendant Godot
sont l’antithèse des personnages du
théâtre traditionel. Les créatures
beckettiennes s'écartent aussi de la
vie normale dans la mesure où toutes
sortes d'infirmités les accablent.
Charles-Henri Favrod dit à ce sujet :
“Les personnages de Beckett sont des
êtres diminués, des épaves moribondes
(...) les êtres qui se ressassent en
interminables monologues oiseux ”234.
Si les personnages de Beckett parlent
beaucoup c'est parce qu’ils font une
succession d'interrogations,
233 Emmanuel Jacquard, Ibid., p. 125.234 Charles-Henri Favrod, EDMA, Théâtre , Paris,Ed. C.-H. Favrod, 1976, p. 67.
277
d'exclamations et de constatations sans
suite désarticulés pour meubler une
existence vide. C’est une existence qui
ne se soutient pas et qui n'est plus
soutenue que par une vapeur d'amitié235.
Le nombre des personnages dans En
attendant Godot est réduit: un personnage
invisible et cinq personnages visibles.
Le personnage invisible, c'est Godot
qui est le personnage principal. Les
cinq personnages visibles en scène sont
Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky et un
garçon.
IV.2.1-Le personnage invisible Godot
Qui est le personnage principal Godot
qui donne son nom au titre de la pièce
théâtrale?
235 V.http://www.philagora.net/amitie/godot1.htm278
Pierre Melese énumère les
spéculations et les commentaires
concernant l’origine du nom de Godot:
“On a beaucoup épilogué sur le nom de
Godot. Certains ont rapproché ce nom
et la situation générale d'un nom et
d'une situation approximativement
analogues dans une comédie de Balzac,
publiée 1851, Mercadet: il y est
question en effet d'un M. Godeau,
disparu depuis des années, et dont on
espère le retour pour sauver la
situation financière de M. Mercadet;
l'arrivée éventuelle de M. Godeau est
l'événement ardemment attendu dont on
parle à plusieurs reprises ”236.
Le rapprochement entre M. Godeau de
Balzac et Godot de Beckett est un sujet
236 Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed. Seghers,1966, p. 36.
279
frappant qui ne serait pas seulement
une coïncidence, parce que l'espoir
d'attendre Godot dans la pièce de
Beckett comme celle de Balzac est un
fait ardemment attendu pour sauver
miraculeusement la situation tragique.
D'après Pierre Melese, “Beckett(est)
tributaire, et même plagiaire de
Balzac. Ce n'est pas sérieux. Il serait
plus logique (...) de rattacher le nom
de Godot à la racine de God (Dieu, en
anglais) augmentée d'un suffixe
diminutif ”237. Jean-Jacques Mayoux,
écrit dans un article des Etudes
anglaises: “le mot Godo” est de
l'irlandais parlé pour God ”238. C.
Chadwick, soucieux d'étymologie,
237 Pierre Melese, Ibid., p. 36.238 Jean-Jacques Mayoux, Etudes anglaises, Tome X,1957, pp. 35, cité par Pierre Melese, Ibid., p. 36.
280
rattache le mot Godot à divers mots
français qu'un français moyen a peine à
définir: “godailler” (se livrer à la
boisson), “godenat” (vilaine petit
homme), “godichon” (lourdaud): Godot
serait ainsi l'esprit du mal et de la
bêtise, et même de la brutalité 239. Il
est vrai que, pour C. Chadwick, Godot
est matérialisé par Pozzo. Le texte est
prêt à cette hypothèse. Pour nous, il
est convenable de rattacher le nom de
Godot à la racine de God en prenant le
contenu du texte d’ En attendant Godot en
considération.
Quand Pozzo est entrée en scène, les
deux personnages Vladimir et Estragon
s'engagent à discuter qui est Godot.
239V. C. Chadwick, Symposium, hiver, 1960,pp. 252-258, cité par Pierre Mélèse, Ibid.,p. 36.
281
“Estragon -C'est lui?
Vladimir -Qui?
Estragon -Voyons...
Vladimir -Godot?
Estragon -Voilà
Pozzo -Je me présente: Pozzo
Vladimir -Mais non.
Estragon -II a dit Godot.
Vladimir -Mais non.
Estragon -Vous n'êtes pas
monsieur Godot,
monsieur? ”240
Pozzo dit d'une voix terrible qu'il
est Pozzo et qu'il n'est pas Godot.
“Pozzo -Qui est Godot?
Estragon -Godot?
240 Ibid., p. 29.282
Pozzo -Vous m'avez pris pour
Godot ”241.
Pozzo insiste sur l'identité de
Godot. Vladimir dit qu'elle est une
connaissance. Estragon dit que cette
erreur vient de l'obscurité, de la
fatigue et de l'attente242.
Lorsque Pozzo est entré de nouveau au
seconde acte, la première parole
d'Estragon sera: “C'est Godot?” répété
deux fois sans que Vladimir y prête
attention.
“Estragon -Je ne savais que
c'était lui.
Vladimir -Qui?
Estragon -Godot.
241 V. Ibid., p. 30.242 V. Ibid., pp. 30-31.
283
Vladimir -Mais ce n'est pas
Godot?
Estragon -Ce n'est pas Godot?
Vladimir -Ce n'est pas Godot.
Estragon -Qui c'est alors?
Vladimir -C’est Pozzo.
Pozzo -C’est moi ! C’est moi !
Relevez-moi !
Vladimir -Il ne peut pas se
relever ”243.
Quand ils se sont rendus compte que
Pozzo n’est pas Godot, ces deux
personnages Vladimir et Estragon
recommencent à attendre Godot et
prononcer ce dialogue répétitif:
“Estragon -Allons-nous en
Vladimir -On ne peut pas.
243 Ibid., p. 109.284
Estragon -Pourquoi?
Vladimir -On attend Godot ”244.
Cet espoir d'attendre et de voir
Godot est chaque fois détruit par
l'arrivée du garçon qui annonce que
M.Godot ne viendra pas ce soir-là, mais
demain245.
M. Chadwick fait remarquer :
“En attendant Godot serait une pièce
symbolique. Dans cette pièce, Beckett
aurait voulu exposer l'histoire de
l'humanité attendant éternellement
qu'un Dieu lui apporte le salut, mais
attendant en vain, car Dieu serait un
tyran malveillant, jouant avec
l'homme comme le chat avec la souris,
totalement indifférent au sort de ses
244 Ibid., pp. 67, 100, 118, 131.245 V. Ibid., pp. 71-129.
285
créatures, distribuant ses bienfaits
au hasard ”246.
Vladimir s'engage à parler au garçon
à propos de l’attitude de Godot:
“Vladimir -II ne te bat pas?
Garçon -Non monsieur, pas moi.
Vladimir -Qui est-ce qu'il bat?
Garçon -II bat mon frère, Monsieur.
Vladimir -Pourquoi il ne te bat
pas toi?
Garçon -Je ne sais pas monsieur.
Vladimir -II doit t'aimer.
Garçon -Je ne sais pas monsieur ”247.
Au second acte, le garçon revient
auprès des personnages Vladimir et
Estragon avec qui il échange à peu près246 C. Chadwick, Symposium, hiver 1960, pp.252-258, cité par Pierre Mélèse, Ibid., p. 36.247 Samuel Beckett, Ibid., p.71.286
les mêmes propos. Il décrit Godot comme
un vieillard à la barbe blanche, qui
ressemble au père Noël ayant aussi une
barbe blanche. Vladimir et Estragon ne
savent pas à quoi et à qui ressemble le
fameux Godot. Ils ne l’ont donc jamais
vu, jamais rencontré. Le petit messager
leur apprend certaines choses sur Godot
: il vit sur ses terres, il a une barbe
blanche, il est un maître capricieux.
Un dialogue se passe entre le garçon et
Vladimir à ce sujet :
“Vladimir -Qu’est-ce qu’il fait,
monsieur
Godot?(...)
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -Et alors ?
Garçon -Il ne fait rien,
monsieur(...).
287
Vladimir -II a une barbe,
Monsieur Godot?
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -Blonde ou... (il
hésite)... ou noire?
Garçon -Je crois qu'elle est blanche
monsieur ”248.
Cette description confirme celle de
Lucky :
“(...) un Dieu personnel quaquaquaqua
à barbe blanche quaqua hors du temps
de l'étendue qui du haut de divine
apathie sa divine athambie... nous
aime bien ”249.
Cette description est l'image
traditionnelle d'un Dieu le père chez
les chrétiens. Selon la plupart des
248 Ibid., p. 130.249 S. Beckett, Ibid., p. 59.288
commentateurs il s’agit des
connotations bibliques concernant ce
passage: la barbe blonde désignerait le
Christ, la barbe noire Satan, la barbe
blanche Jahvé (Dieu terrible de
l’Ancien Testament). L’interprétation
d’autant plus séduisante que Godot, qui
bat l’un des frères mais pas l’autre,
affiche le comportement capricieux du
Dieu de l’Ancien Testament250.
Vladimir et Estragon sont toujours à
l'espoir de voir ce Dieu: Estragon
s'adresse au Dieu avec désespoir:
“Dieu, aie pitié de moi ”251.
Ils espèrent le salut de Dieu:
“Estragon -Et s'il vient ?
Vladimir -Nous serons sauvés”252
250 V.http://www.univ-lille3.fr/ufr/angellier/bibangellier/ ressources articlegauer godot. htm, p. 5.251 Ibid., p. 108.252 Ibid., p. 133.
289
La pièce est basée sur l'espoir de
l’arrivée de Godot qui pourrait
apporter le salut. Mais Vladimir et
Estragon sont lassés et énervés de
cette attente absurde. L'attente
comprend l'ennui et l'angoisse. Ils ne
peuvent qu'attendre et essayer de
passer le temps. L'essentiel pour eux
est de se trouver là. Attendre, c'est
exister, c'est accepter à la fois la
vie et la mort.
Le sujet principal d’En attendant Godot
n’est pas Godot, mais l’attente : en
rompant avec la tradition théâtrale
réaliste et psychologique, Beckett
parvient à explorer un comportement
humain : l’attente qui est le leitmotiv
de la pièce. Il ne lui donne pas un
290
caractère à être identifié par le
spectateur.
Après avoir traité le personnage
principal Godot, on peut exposer les
autres personnages visibles en scène.
IV.2.2-Le couple Vladimir et Estragon
Ce sont des hommes âgés, des
clochards, des paumés, que définit le
lien d'amitié vague; le fait qu’ils
attendent un certain Godot qui ne vient
jamais, fonde la relation d’amitié
entre eux. Ils sont deux personnalités
qui se complètent. Vladimir est plus
réaliste qu'Estragon qui, de son côté,
est le véritable déchet humain. “Il fut
poète” dit-il dans sa jeunesse; mais
déçu par la vie, réduit à la misère, il
n'est plus qu'un être soumis à ses
291
instincts élémentaires, qui ne songe
qu'à manger et à dormir253. Estragon dit,
en mangeant sa carotte qu'il aime moins
alors que Vladimir aime les objets à
mesure qu'il s'y habitue. Estragon est
inconstant alors que Vladimir est
persévérant. Celui-là est un rêveur;
celui-ci est réaliste et il ne peut pas
supporter à parler des rêveries.
En réalité, Vladimir et Estragon sont
les deux parties contrastées d'un seul
être. Ils sont l’incarnation de la
dualité entre le corps et l’esprit,
entre la raison et l'instinct, entre la
volonté et la soumission.
Vladimir et Estragon représentent les
deux personnages de différents
253 V. Pierre Melese, Ibid., p. 32. 292
caractères. A ce sujet, Pierre Melese
dit :
“Le premier est intelligent,
spirituel, caustique apte à mener
l'intrigue; le second est sot,
balourd tenant le rôle de ce qu'en
langage de théâtre, on nomme le
"faire valoir". Estragon est le
matérialiste incapable de se séparer
de Vladimir l'intellectuel,
l'idéaliste qui le domine ”254.
Vladimir se souvient des événements
passés tandis qu'Estragon n'a pas une
bonne mémoire, c'est-à-dire un
oublieux. Celui-ci dit: “Je suis comme
ça. Ou j'oublie tout de suite
(...) ”255. Estragon aime à raconter des
récits comiques; Vladimir ne les aime
254 Pierre Melese, Ibid., p. 33. 255 Samuel Beckett, Ibid., p.85.
293
pas. Estragon est toujours septique et
oublie de temps en temps le nom de
Godot. C'est Vladimir qui dit toujours
que Godot viendrait et changerait leur
situation misérable; c'est lui qui
parle au garçon annonçant que Godot
viendrait. Le contraste entre les deux
personnages est la cause de leur
dispute interminable et suscite leur
séparation. Néanmoins, ils sont
dépendants l'un à l'autre à cause de
leur personnalité différente et ils
sont obligés de cohabiter.
Les noms de ces personnages changent
au cours de l'action. Ce fait est
nouveau dans le domain du théâtre. Cela
nous montre la désincarnation des
personnages. Leur identité devient de
plus en plus flou dans la progression
294
de l’intrigue. Le nom traditionnel des
personnages perd son importance chez
l’anti-héros de l’anti-théâtre.
Le garçon annonciateur de Godot
appelle Vladimir comme Monsieur Albert.
Quand le garçon s'adresse à Vladimir en
l'appelant “Monsieur Albert”, celui-ci
ne conteste pas et il l’accepte.
“Garçon -Monsieur Albert
Vladimir -C’est moi”256.
Quand Pozzo demande à Estragon quel
est son nom, il répond sans hésitation:
Catullus257. Vladimir appelle Estragon
comme Didi. Estragon appelle Vladimir
comme Gogo.258 Le nom qui avait beaucoup
d'importance pour le héros du théâtre
traditionnel afin de déterminer son
256 Ibid., p. 68.257 V. Ibid., p. 51.258 V. Ibid., p. 106.
295
identité dans la vie sociale, n'a plus
d'importance pour l'anti-héros
théâtral. A ce sujet, Robbe-Grillet
dit : “Beckett change le nom et la
forme de son héros dans le cours d'un
même récit ”259. Le changement de nom
des pesonnages dans la progression de
l’intrigue nous montrent que les
personnages ne jouent pas un grand rôle
dans l’anti-théâtre du point de vue
sociologique et psychologique.
IV.2.3-Le couple de Pozzo et de Lucky
De même, les autres personnages Pozzo
et Lucky sont des personnalités qui se
complètent. Ils “sont moins des
caractères que des instruments
259 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman,Paris, Ed. de Minuit, 1963, p. 33.296
nécessaires au développement du thème
de l'attente ”260. Mais leur relation
est au niveau plus primitif que celle
de deux clochards.
Pozzo est un maitre sadiste; Lucky
est un esclave docile. Dans le premier
acte, l'entrée terrifiante de Pozzo
fait de lui un type ayant le pouvoir
brutal. Son attitude hautaine envers
Vladimir et Estragon est orgueilleuse
dans le premier acte; il s'abaisse
ensuite à une politesse au seconde
acte. Monstrueusement égoïste, il
semble gras et gros sous les yeux
avides des deux clochards misérables.
Il ne leur offrira que l'aumône
dérisoire de ces misérables qui sont
toujours dans l’espoir de trouver le
bonheur et le paradis perdu. C’est pour260 Pierre Melese, Ibid., p. 33.
297
cette raison que ces deux misérables
prennent Pozzo pour Godot parce que
celui-là a l’air puissant et dominant.
Lucky porte les objets de Pozzo et
accomplit tout de suite ce que celui-ci
ordonne. En vérité, Lucky enseigne les
valeurs suprêmes de la vie à Pozzo:
“Sans lui (Lucky) je n'aurais jamais
pensé, jamais senti, que des choses
basses, ayant trait à mon métier de-peu
importe. La beauté, la grâce, la vérité
de première classe (...) ”261. Pozzo et
Lucky représentent la relation entre la
volonté et la raison, entre l'instinct
et la pensée, entre le sprituel et le
matériel262. Sans Lucky on ne
261 Beckette, Ibid., p. 45.262 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro (Le Théâtre del’Absurde) p. 44.298
comprendrait jamais la puissance de
Pozzo.
Pozzo et Lucky sont le témoignage de
l'inégalité des conditions sociales
entre les hommes alors que Vladimir et
Estragon sont liés l'un à l'autre par
la nécessité de s'organiser contre la
solitude:
“Vladimir -Tu es difficile à vivre
Gogo.
Estragon -On ferait mieux de se
séparer.
Vladimir -Tu dis toujours ça. Et
chaque fois tu
reviens ”263.
Malgré son égoïsme, Pozzo éprouve le
besoin d'une sorte de chaleur humaine
263 S. Beckett, Ibid., pp. 86-87.299
que lui apporteraient ces hommes
misérables qu'il méprise.
“Pozzo -Voilà qu'il m'adresse à
nouveau la
parole! Nous finirons par
nous prendre
en affection.
Estragon -Pourquoi ne dépose-t-il
pas ses
bagages?"264
Pozzo -Moi aussi je serai heureux
de le
rencontrer. Plus je rencontre
de gens, plus je suis
heureux. Avec la moindre
créature, on s'instruit, on
s'enrichit, on goûte mieux
son bonheur. Vous-mêmes (...)264 Les bagages de Pozo que Lucky porte.300
vous-mêmes, qui sait, vous
m'aurez peut-être quelque
chose ”265.
Pozzo qui est brutal et hautain au
premier acte, devient aveugle,
disgracié et appelant au secours au
second acte. Il n'est plus qu'un
incapable et impotent à cause d'avoir
perdu le sens de vision.
“Pozzo -Au secours!
Estragon -Nous naissons tous
fous. Quelques-uns
le demeurent.
Pozzo -Au secours, je vous donnerai
de
l'argent!”266
265 S. Beckett. Ibid., p. 39.266 Ibid., pp. 112-113.
301
Après avoir fait la marchandise avec
Estragon en augmentant la somme: deux
cents, trois cents, quatre cent, pour
se délibérer de la situation ténébreuse
Pozo dit:
“Pozzo -C’est moi! C’est moi!
Pitié!
Estragon -C’est dégoûtant ”267.
Estragon est déçu devant
l’impuissance de Pozzo qu’il a déjà
magnifié et déifié. Il se dégoute de
Pozzo devenu impuissant et nécessiteux.
Après une longue conversation, Vladimir
et Estragon aident Pozzo à se lever.
Pozzo reste debout entre les deux,
pendu à leur cou. Bien que Pozzo soit
faible, il traite mal Lucky et il n'a
pas perdu son inhumanité :
267 Ibid., pp. 114-115.302
“Pozzo -Eh bien qu'il tire d'abord
sur la corde, en faisant
attention naturellement à ne
pas l'étrangler... il lui
donne des coups de pied, dans
le bas-ventre et au visage
autant que possible”268.
Mais l'ironie du sort nous montre que
Pozzo, maître tyran de Lucky est
désormais à la pitié de celui-ci.
Malgré cela, Pozzo ne renonce pas à
maltraiter son valet Lucky.
Dans En attendant Godot, on voit le
comique outré dans les attitudes et les
gestes des personnages et aussi dans le
dialogue entre les deux personnages
clochards Vladimir et Estragon. Leurs
répliques se succèdent du tic au tac,
268 Ibid., p. 123.303
comme les échanges de claques entre
pitres269.
“Vladimir -Dis je suis content.
Estragon -Je suis content .
Vladimir -Moi aussi.
Estragon -Moi aussi.
Vladimir -Nous sommes contents.
Estragon -Nous sommes
contents ”270.
Comme le clown traditionnel, Estragon
prend l'accent anglais dans un air
ironique: “Les Anglais disent câââms ”271.
Comme au cirque ces procédés font
penser à une commedia dell'arte où les
personnages semblent dire à
l'improviste leurs répliques plutôt que269 Voir Pierre Melese, Ibid., p. 43.270 Samuel Beckett, Ibid., p. 84.271 Ibid., p. 20.304
de réciter un texte écrit. Il s’agit de
la même chose dans le théâtre turc
appelé “tuluat” où chaque acteur dit à
l'improviste des répliques selon son
aptitude et sa capacité.
Ces répliques dites à l'improviste
montrent que la simultanéité domine
chez Beckett.
“Estragon -Ce n'était pas si mal
comme petit
galop.
Vladimir -Oui mais maintenant, il
va falloir , trouver
autre chose.
Estragon -Voyons.
Vladimir -Voyons.
Estragon -Voyons ”272.
Dans une autre réplique,272 Ibid., p. 91.
305
“Estragon -Qu’est-ce qu’on fait
maintenant
Vladimir -En attendant.
Estragon -En attendant ”273.
Comme dans la farce ou la
comédie, Beckett abandonne Vladimir et
Estragon à parler à leur fantaisie et
leur gré. La fiction théâtrale est
tournée en dérision et semble abolie
dans cette scène:
“Vladimir -En effet, nous sommes
sur un plateau.
Aucun doute, nous sommes
servis sur
un plateau.
Estragon -On vient par là aussi.
273 Ibid., p. 107.306
Vladimir -Nous sommes
cernés ” 274.
Ces propos choquent le spectateur qui
regarde le spectacle et détruisent la
ficticité théâtrale. Les personnages se
prennent si peu au sérieux qu'ils se
jouent eux-mêmes la comédie. Ils ne
donnent pas l'air de jouer un texte
écrit. Pozzo veut attirer l'attention
des spectateurs:
“Tout le monde y est?(...)
Tout le monde me regarde?(...)
Tout le monde m'écoute? (...)
Tout le monde est prêt? ”275
Le fait que Pozzo s'adressant au
public pose ces questions, bouleverse
la convention traditionnelle du théâtre
274 Ibid., p. 104.275 Ibid., pp. 40-41.
307
classique et détruit la ficticité que
voulait réaliser le dramaturge
classique dans son monde fictif. Ce
dialogue suivant entre Vladimir et
Estragon détruit aussi la ficticité
théâtrale:
“Vladimir -On se croirait au
spectacle.
Estragon -Au cirque.
Vladimir -Au music-hall.
Estragon -Au cirque ”276.
Pozzo fait la description lyrique du
ciel dans la nuit:
“-Ah oui, la nuit (...) Mais soyez un
peu plus attentifs, sinon nous
n'arrivons jamais à rien (Regarde le
ciel). Regardez.
276 Ibid., pp. 47-48.308
(...) Qu'est-il a de si
extraordinnaire? En tant que ciel? Il
est pâle, et lumineux, comme
n'importe quel ciel à cette heure de
la journée(...) Dans ces latitudes
(...) Quand il fait beau, (sa voix se
fait chantante) II y a une heure
(...) environ (...) après nous avoir
versé depuis (...) mettons dix heures
du matin (le ton s'élève) sans faiblir
des torrents de lumière rouge et
blanche, il s'est mis à perdre de son
éclat, à pâlir, toujours un peu plus,
jusqu'à ce que (pause dramatique, large
geste horizontal des deux mains qui s'écartent)
vlan!(...).
-Mais derrière ce voile de douceur
et de clame (...) la nuit galope
(...) et viendra se jeter sur nous
309
(...) pffft! Comme ça -(l'inspiration le
quitte) au moment où nous nous y
attendrons le moins. (Silence. Voix
morne) C'est comme ça que ça se passe
sur cette putain de terre ”277.
Après la description lyrique,
l'inspiration quitte Pozzo. Il
interroge les idées et les impressions
de Vladimir et celles d'Estragon sur la
description qu’il a faite :
“Pozzo -Comment m'avez-vous trouvé?
(...) Bon? Moyen? Passable?
Quelconque? Franchement
mauvais?
Vladimir -Oh, très bien, tout à
fait bien.
Estragon -Oh très bon, très très
très bon.
277 S. Beckett, Ibid., pp. 51-52.310
Pozzo -Merci, Messieurs (...) J'ai
tant de
besoin d'encouragement.(...)
J'ai un
fait faibli sur la fin. Vous
n'avez pas
remarqué?
Vladimir -Oh peut-être un tout
petit peu.
Estragon -J'ai cru que c'était
exprès.
Pozzo -C’est que ma mémoire est
défecteuse ”278.
Estragon et Vladimir trouvent le
lyrisme de Pozzo tout naturel afin de
l’attester seulement. En vérité,
Beckett se moque ironiquement du
278 Ibid., pp. 52-53.311
lyrisme et de l’illusionisme de la
fiction théâtrale.
Dans En attendant Godot, il s'agit de la
stagnation des actions des personnages.
Il n' y a aucune progression ni dans
leurs actes ni dans leurs caractères.
Estragon s'occupe de ses chaussures,
Vladimir de son chapeau; Lucky s'occupe
des objets qu'il porte, dépose et
reprend. Ils font des répétitions des
répliques identiques comme au premier
acte. Tout cela ne mène à rien, car
rien n'arrive et toute l'action est
basée sur le même espoir: attendre
Godot. Quant à la stagnation des
caractères, aucune évolution
psychologique ne se montre chez les
deux clochards Vladimir et Estragon. De
même, ces deux personnages
312
misérablement vêtus sont accablés par
la même misère et la même souffrance.
IV.2.4- Présences et absences des
personnages
En attendant Godot est composée d'une
alternance de présences et d'absences
des personnages en scène. Les présences
et les absences des personnages, c'est-
à-dire leurs entrées et leurs sorties
en scène se rapportent au lieu et au
temps scéniques. Pour l'analyse
dramaturgique, le tableau de présence
est un outil magnifique de
visualisation des éléments de la
composition dramatique.
Dans une perspective de Hegel, le
langage est finalement une dialectique
de la présence-absence. L’action dans
En attendant Godot oppose la présence
313
physique des personnages visibles dont
les corps sont en scène, à l’absence
de Godot invisible dont le corps n’est
pas en scène. Elle se déroule dans
cette perspective de présence-absence.
La lecture d’En attendant Godot nous mène
aux problèmes délibérément insolubles:
une non-structure théâtrale au sens
classique, une incohérence fondamentale
d’un scénario de base, une attente
inlassablement continuelle du
mystérieux Godot dont l’identité n’est
pas complètement connu.
Les deux vagabonds Vladimir et
Estragon ont-ils rendez-vous avec
Godot? Ils le disent. Ils le répètent
toujours. Est-ce qu’ils ont rencontré
Godot? Non. C’est par le message d’un
jeune garçon qu’ils savent seulement
314
l’existence de Godot. Ils l’attendent
toujours. Mais le désespoir causé par
le fait que Godot ne viendrait pas,
celui de ne pas le voir les mènent au
projet de suicide. Les deux personnages
imaginent toujours de se suicider
depuis le début de la pièce jusqu’à sa
fin. Vladimir ne cache jamais qu’il
veut se suicider. Il résiste également
à cette pensée de suicide en se
convainquant.
Vladimir dit à Estragon :
“J’ai longtemps résisté à cette idée,
en me disant, tu n’as pas encore tout
essayé. Et je reprenais le
combat ”279.
Après quelques pages, Vladimir
imagine encore de se suicider :
279 S. Beckett, En attendant Godot, p. 9.315
“La main dans la main on se serait
jeté en bas de la tour Eiffel parmi
les premiers. On portait beau alors.
Maintenant il est trop tard. On ne
nous laisserait même pas monter ”280.
Le renoncement au suicide par des
prétextes médiocres que la corde est
absente et que la ceinture est courte,
suit continuellement au projet de se
suicider toujours. Le projet de suicide
serait résolu par une attente
inlassablement continuelle du
mystérieux Godot qui ne vient pas. Avec
quoi vont-ils se pendre ? Avec une
corde. Mais l’absence de la corde
nécessaire pour se pendre fait
renoncer au suicide. Ce prétexte simple
et médiocre évoque que, selon la
philosophie existentialiste, la vie est280 Ibid., p.11.316
absurde et qu’elle n’est pas digne de
se suicider.
Les personnages Estragon et Vladimir
discutent ce fait comme suivant :
“Estragon -Viens voir (...) Et si
on se pendait?
Vladimir -Avec quoi?
Estragon -Tu n'as pas un bout de
corde?
Vladimir -Non.
Estragon -Alors on ne peut
pas ”281.
Ces deux personnages vagabonds
continuent à vivre puisque la corde est
absente. C’est ainsi qu’ils sont
présents là et mènent leur vie tragique
et dramatique.
281 Ibid., p. 132.317
A la fin du second acte, les
personnages vagabonds ne savent même
pas à quoi ressemble le mystérieux
Godot qui est absent là. Ils ne l’ont
jamais vu, jamais rencontré.
“Vladimir -Il a une barbe,
monsieur Godot?
Garçon -Oui, monsieur.
Vladimir -Blonde ou. (Il
hésite) ...ou noire ?
Garçon -Je crois qu’elle est
blanche,
monsieur ”282.
Ce dialogue de Vladimir avec le petit
messager garçon nous donne certains
renseignements sur Godot: il vit sur
ses terres, il a une barbe blanche, il
est un maître capricieux. Il s’agit de
282 Ibid., p. 130.318
la suggestion d’un vertige atroce à
laquelle n’échapperait personne, ni
Godot, ni le couple vagabond Vladimir
et Estragon, ni le couple maître-
esclave, Pozzo et Lucky. Mais qui nous
dit que ce petit messager n’est pas
aussi un petit menteur?
L’unique cohérence d’En attendant Godot
ne tient finalement que dans la réalité
concrète, incontournable, du fait théâtral :
il y a une scène et une salle, des
spectateurs et des acteurs. L’action se
déroule entre la scène et la coulisse,
entre les acteurs représentant des
personnages fictivement crées et les
spectateurs qui seraient conscients de
regarder un spectacle. Ceux-ci
pourraient comprendre que la pièce
jouée en scène n’est qu’un jeu et un
319
mensonge. C’est ainsi que l'illusion et
la ficticité théâtrales seront
détruites et brisées pour éviter de
duper le lecteur ou le spectateur.
En somme, En attendant Godot n’est rien
d’autre qu’une pièce sur la
représentation d’une pièce, une non-
pièce en deux mots, c’est-à-dire le
théâtre du théâtre qui remet ironiquement et
satiriquement en problématique les
conventions traditionnelles du théâtre
classique.
Comme on l’a quelques fois dit, En
attendant Godot conserve l'aspect général
et les cadres principaux du théâtre
classique: c'est un ouvrage
d'imagination créé par Beckett, qui
nous présente des personnages
fictivement créés comme Estragon,
320
Vladimir, Pozo et Lucky et qui nous
raconte leur histoire. Mais Beckett l’a
rédigée pour tourner en ridicule le
théâtre traditionel, ses éléments
constitutifs et ses conventions
classiques. Toutefois, dans cette pièce
anti-théâtrale il existe une scène, un
décor et des acteurs. Il y a aussi du
texte, du langage autrement dit de ce
langage qui, selon Beckett, est bien
plus que le rire.
“Vladimir -On n’ose même plus
rire.
Estragon -Tu parles d’une
privation ”283.
Si l’on prend la perspective
hégélienne en considération, il
convient de considérer que le langage
283 Ibid., p. 13.321
ne représente les choses, en bref les
existants dans le monde: bien au
contraire, il les anéantit en les
laissant dans le néant. Et
effectivement, Vladimir et Estragon se
révèlent hégéliens dès lors qu’ils
parlent de l’arbre du décor :
“Estragon -Qu’est-ce que c’est ?
Vladimir -On dirait un saule.
Estragon -Où sont les feuilles ?
Vladimir -Il doit être mort.
Estragon -Finis les pleurs.
Vladimir -À moins que ce ne soit
pas la saison.
Estragon -Ce ne serait pas plutôt
un arbrisseau ?
Vladimir -Un arbuste.
Estragon -Un arbrisseau.
322
Vladimir -Un (...) ”284.
Il est inutile de préciser que
l’arbre en question n’a strictement
rien à voir, ni avec un saule, ni un
arbuste ni un arbrisseau. En fait, le
mouvement du dialogue ici est double:
d’une part, il évacue la chose réelle
(l’arbre sur la scène) et d’autre part,
il présente un arbre fictif (“saule”,
“arbuste”, “arbrisseau”). Pour faire
bonne mesure, il conviendrait sans
doute que les acteurs échangent ces
répliques sans même regarder l’arbre.
Celui-ci d’ailleurs se révélera
parfaitement inutile dans la pièce,
comme le souligne Vladimir :
“Décidément cet arbre ne nous aura
284 Ibid., p. 17.323
servi à rien ”285. En somme, la nature
entière ne sert à rien.
Mais si le langage a pour propriété
d’absentifier la présence, il a
également celle de présentifier
l’absence. Godot n’est pas sur scène.
Godot est fondamentalement absent. Mais
il est présent ou omniprésent même par
le langage c’est-à-dire le discours des
personnages: il est présent dans
l’absence. Godot qui est la troisième
personne dans le discours des
personnages, est la personne absente.
Il y a une certaine période au début
où Godot n’est ni absent ni présent. En
d’autres termes, la pièce s’ouvre sur
un “avant Godot” (qui dans le texte
couvre une demi-douzaine de pages) où
285 Ibid., p. 105.324
les personnages sont présents et où ils
causent vaguement de ceci et de cela,
ses petites misères, le péché d’être
né, les incohérences des Saintes
Écritures, jusqu’à ce qu’interviennent
les fameuses répliques qui deviendront
le leitmotiv de la pièce :
“Estragon -(...) Allons-nous-en.
Vladimir -On ne peut pas.
Estragon -Pourquoi ?
Vladimir -On attend Godot ”286.
Mais le projet d’“attendre Godot” est
encore significatif à un autre égard :
car il vise à dépasser la contingence
fondamentale, en fournissant aux deux
vagabonds un enracinement dans l’espace
et le temps.
286 Ibid., p. 16.325
Comme toujours chez Beckett, les noms
propres sont loin d’être là. L’état
civil du personnage est toujours entre
deux noms comme d’autres entre deux
choses: Estragon-Gogo287 ;Vladimir-
Didi ; “Monsieur Albert-le petit
messager Garçon”288, Pozzo-Bozzo-Gozzo.
Godot lui aussi n’échappe pas à ce
vertige de l’incertitude:
successivement “Godet... Godot...
Godin... ”289 dans la bouche de Pozzo.
Tous les noms ne sont qu’un nom
multiplié, de même que tous les jours
sont le même jour à quelques variantes
près. Seul Lucky a le bonheur de
posséder une identité en propre, c’est-
à-dire un vrai nom. Il se révèle
287 Ibid., p. 51.288 Ibid., p. 68.289 Ibid., p. 39.326
totalement antinomique à l’état du
personnage convenable aux conventions
du théâtre traditionnel.
En declarant ses idées sur les
personnages d’En attendant Godot, Giorgio
Strehler touche à ce sujet que
l'histoire des mises en scène montre
que les clochards métaphysiques
intemporels et désincarnés n'ont cessé
de se rapprocher de nous, pour devenir
nos intimes et nos contemporains. Et ce
qui nous frappe chez ces vagabonds,
c'est leur inépuisable énergie: à
l'image de tout le théâtre de Beckett,
En attendant Godot représente à sa façon le
triomphe de la vie290.
290 V. http://www.priceminister.com/offer/buy/295563/Satge-Alain-Etudes-Litteraires-T-63-Samuel-Beckett-En-Attendant-Godot-Livre.html
327
Dans En attendant Godot, les personnages
sont réduits à leur seule sincérité.
Les spectateurs regardent ces
personnages pitoyables dans leur
misère, dans leur angoisse et dans leur
attente. Les personnages simples ne
savent plus qu'être des êtres humains.
Etant des êtres humains, ils se rendent
compte de l'échec de chaque instant, de
chaque espoir, de chaque sentiment291.
Pozzo dit à Vladimir et Estragon qu'ils
sont des êtres humains292. Vladimir dit
lui aussi: “Nous sommes des hommes ”293.
Ils sont toujours déçus. Derrière leur
existence, il y a le vide, l'absurde et
le néant. Ils sont victimes de leur
291 V. Gaël Leveugle, http: II perso.worldonline fr/w/GODOT.
htm. pp. 1-2.292 V. Samuel Beckett, Ibid., p. 30.293 Ibid., p. 115.328
propre condition humaine. Leur
existence est tragique. Ils ont été
frappés par la vie en venant au monde
et pourtant ils ont lutté contre la vie
absurde. Ils ont toujours échoué. S'ils
n'étaient pas morts, c'est parce que le
suicide leur a refusé.
IV.3-Le temps et l’espace
La notion de temps et d’espace dans
En attendant Godot est floue et imprécise.
La conception spatio-temporelle de
Samuel Beckett est plus différente que
celle du dramaturge classique. Chez
Beckett une action discontinue et
stagnante passe dans un temps indéfini
et dans un lieu indéterminé. Selon
Bernard Dort “En attendant Godot est
l'envers d'une pièce classique: les
329
unités respectées en apparence
sensible, les notions opposées, temps
indéfini, lieu indéterminé, action
discontinue ”294. Les êtres sont
comprimés, usés, serrés et vieillis par
l’écoulement mortel et le broyage du
temps. Pourtant, il passe d'autant
moins vite qu'on n'a aucun repère
précis pour mesurer cet écoulement :
“Vladimir -Est-ce que j'ai dormi
pendant que les autres souffraient?
Est-ce que je dors en ce moment?
Demain, quand je croirais me
réveiller, que dirai-je de cette
journée? Qu'avec Estragon mon ami, à
cet endroit, jusqu'à la tombée de la
294 Bernard Dort, Les Temps Modernes, Mai 1953, p.1843. Cité par Pierre Melese, Beckett, Paris, Ed.Seghers, 1966, pp. 30-31.330
nuit, j'ai attendu Godot? Que Pozzo
est passé et qu'il nous a parlé?
Sans doute. Mais dans tout cela qu'y
aura-t-il de vrai? Lui ne saura
rien. Il parlera des coups qu'il a
reçus et je lui donnerai une
carotte. A cheval sur une tombe et
une naissance difficile. Du fond du
trou, rêveusement, le fossoyeur
applique ses fers. On a le temps de
vieillir. L'air est plein de nos
cris. Mais l'habitude est grande
sourdine. Moi aussi, un autre me
regarde, en se disant, il dort, il
ne sait pas qu'il dorme. Je ne peux
pas continuer. Qu'est-ce que j'ai
dit? ”295.
Il faut faire passer le temps. Les
personnages Vladimir et Estragon se295 Samuel Beckett, Ibid., p. 128.
331
plaignent de la longueur de la vie et
aspirent à la mort.
Le temps est incertain : Vladimir et
Estragon ne sont jamais capables de
trouver des répères lointains ou
proches.
On peut énumerer les repères lointains
cités dans le texte:
“(…) Il y a une éternité, vers 1900
(10) ”, “ça fait combien de temps que
nous sommes tout le temps ensemble? -Je
ne sais pas. Cinquante ans peut-
être(74) ” - “Il y a un demi-siècle que
ça dure(93) ” - “Ils ont beaucoup
changé... Nous les connaissons, je te
dis (...) À moins que ce ne soient pas
les mêmes(67 ) ”. Tandis que Vladimir
est plus sûr : “Nous avons été ensemble
dans le Vaucluse, j'en mettrais ma main
332
au feu, Nous avons fait les vendanges,
tiens, chez un nommé Bonnelly, à
Roussillon (86) ” , les souvenirs sont
imprécis chez Estragon : “J'ai tiré ma
roulure de vie au milieu des sables !
Et tu veux que j'y vole des nuances ! (
85) ”.
Les repères proches sont cités comme
suivant :
“Qu'est-ce que nous avons fait hier?
(18) ” - “Mais quel samedi? Et sommes-
nous samedi? Ne serait-on pas plutôt
dimanche ? Ou lundi ? Ou vendredi ?
(18) ” - “Tu n'es pas venu hier? (85) ”
- “Il n’était pas là hier? (84 ) ” -”Et
tu dis que c'était hier, tout ça?
(70) ” - “ Je te dis que nous n'étions
pas là hier soir(92) ” - “C'est toi
333
qui es venu hier? -Non,
monsieur(128) ”.
Pozzo fait la même incertitude :
“Un beau jour je me suis réveillé,
aveugle comme le destin (..) je me
demande parfois si je ne dors pas
encore (122) ”.
La structure binaire de la pièce
rend le temps circulaire. Le retour de
“On attend Godot” le découpe en
portions semblables d'immobilité. Ce
temps à répétition est un temps
immobile : “Le temps s'est arrêté(50) ”
qui rend l'infini du recommencement.
La lecture attentive de l'oeuvre de
Proust mène Beckett à évaluer la
problématique de temps chez Proust.
Beckett se rend compte du pessimisme de
334
Proust et son analyse soigneuse du
temps destructeur, du temps qui
déforme, qui déçoit et qui ne revient
jamais. Ce temps ne nous laisse que des
joies partielles, de bons ou mauvais
souvenirs, des douleurs éphémères et
l'illusion d'avoir vécu une vie
provisoire. On peut dire que Proust
exerce une influence déterminante sur
Beckett au sujet de la notion de temps.
Proust reproche aux romanciers de
compter par jours et par année. Selon
lui, les jours sont peut-être égaux
pour une horloge, mais pas pour un
homme296.
A ce sujet, Muharren Şen fait
remarquer :
296 V. Chroniques, p. 106; cité par Jean-YvesTadié, Proust et le
roman, p. 296.335
“Jusqu'à Proust, le roman se
composait d'une suite d'événements
qui se déroulait dans le temps. Le
lecteur n'avait aucune difficulté à
les suivre. Le roman était le plus
une histoire et il s'appuyait sur une
durée linéaire ”297.
Proust apporte une nouvelle
conception de temps. Selon lui, le
temps n'est pas celui des horloges ou
du calendrier, mais le temps des
sentiments ou celui de la mémoire que
Robbe-Grillet appelle “le temps
mental”298. On voit que Beckett s’est
inspiré de Proust à propos du temps.297 Muharrem Şen, La Jalousie de Robbe-Grillet et La
Nouvelle Technique romanesque, Konya, Editions del'Université
Selçuk, 1996, p. 101.298 A. Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman, p.168; cité par Muharrem Şen, Ibid., p. 103.336
Ce que Beckett a apprécié chez
Proust, c'est la puissance temporelle
de pénétrer dans la conscience humaine
où se conservent les secrets de la vie
authentique. Il trouve chez Proust une
justification de ses propres états de
paresse et d'immobilité. C'est dans ces
moments de vacuité que s'éveille la vie
authentique hors du temps et de
l'espace. En bref, la conception de
temps de Proust a exercé une grande
influence sur Beckett.
Chez Beckett le temps n'a pas de
sens en tant qu'un résultat du hasard
qui est le facteur fondamental de
l'existence. Ainsi il y a un motif
indéfini pour les événements dans En
attendant Godot. Chaque jour, Vladimir et
Estragon revient à la même place:
337
“l'immense vacuité d'une plaine
rocailleuse, scinte en deux par une
route de pierres. En son coeur, comme
un crucifix fixé sur la terre stérile,
un arbre mort étire ses deux pauvres
moignons dans la lumière d'un jour
incertain ”299. Pourquoi retournent-ils
à la même place? Parce qu'ils attendent
Godot. Ils voient toujours les mêmes
événements avec peu de différences. On
ne sait pas depuis combien de temps ils
ont fait cela dans le passé ou ils le
font dans le présent et ils le feront
dans le futur.
Le passé, le présent et le futur
n'ont aucun sens puisque le temps est
insensé et indécis. Le temps est
299 Virginie Lachaise, En attendant Godot de SamuelBeckett, Odéon Théâtre de l'Europe.338
essentiellement une ordure. L'influence
du temps sur l'existence humaine est
symbolisée par la différence entre
Pozzo et Lucky au premier acte et au
seconde acte. Etant donné que le temps
est basé sur le hasard et par
conséquent insensé, la vie humaine est
arbitrairement considérée dans une
presque impitoyable manière et elle est
également insensée.
Dans le premier acte, Pozzo va au
marché pour vendre son esclave Lucky300.
En ce temps-là, Pozzo a une bonne santé
et il paraît qu'il n'y ait rien de
faute. Lucky était un plaisant esclave
qui tournait autour de lui, mais il est
devenu ennuyeux pour lui et ainsi Pozzo
va se débarrasser de lui. C'est leur
situation pour la première fois que300 S. Beckett, Ibid., p. 43.
339
rencontrent Vladimir et Estragon. Le
jour suivant, tout a changé. Pozzo est
maintenant aveugle et Lucky muet. Pozzo
n'a pas absolument de souvenir de la
rencontre préalable avec Vladimir et
Estragon. Et même il prétend que Lucky
soit toujours muet même s'il a donné un
discours philosophique le jour
précédent, quand il lui avait ordonné
de penser. Lorsque Vladimir lui a
demandé quand il est devenu aveugle,
Pozzo lui répond:
“Pozzo -Un beau jour je me suis
réveillé,
aveugle comme le destin.
(...) je me
demande parfois si je ne
dors pas
encore.
340
Vladimir -Quand ça?
Pozzo -Je ne sais pas.
Vladimir -Mais pas plus tard qu'
hier.
Pozzo -Ne me questionnez pas. Les
aveugles
n'ont pas la notion du
temps. Les
choses du temps, ils ne les
voient pas
non plus”301.
La situation pitoyable de Pozzo
symbolise l'effet du temps sur l'être
humain. Le non-sens d'un monde basé sur
le hasard dégénère la vie humaine.
Beckett emploie ce changement dans la
situation du couple Pozzo et Lucky afin
de montrer que la vie humaine n'a pas301 S. Beckett, Ibid., p. 122.
341
de sens parce que le temps est insensé.
“Malgré que le cours du temps n'existe
plus, le temps matériel n'est pas
encore petrifié (...) Au lieu du
courant en mouvement, le temps ici
devient une chose comme une bouillie
stagnante ”302.
Puisque le monde est basé sur le
hasard, il n'a pas de séquence
temporelle et par conséquent il n'a pas
de sens. C'est ainsi que la vie humaine
est absurde. En comprenant cela, les
hommes créeront des distractions et des
divertissements dans la forme de
formules et de confiances sur les302 Gunther Andres, "Being without Time": OnBeckett's play waiting for Godot" Ed. Martin Esslin.Englewood cliffs: Prentice-Hall, 1965 pp. 140-152 cité parMichael Sinclair
Essay on Waiting for Godot,http://redrival.com/colbourne/342
forces nébuleuses afin de donner un but
et un sens à la vie. Donc, En attendant
Godot est l'expression et la
présentation de cet effort tragique de
l'être humain. Selon Michael Sinclair
“cette oeuvre théâtrale est une
présentation classique et archétypique
de cette facette de l'existence
humaine”303.
Dans En attendant Godot, Samuel Beckett
tourne en dérision le temps pour
l'esquiver. C'est pour cela qu'il
dérègle la notion du temps. Comparons
ces deux situations temporelles:
l'arrêt du temps et le passé du temps.
Pozzo regarde sa montre et il dit à
Vladimir qu'il est temps de le quitter.
“Vladimir -Le temps s'est arrêté.
303 V. Michel Sinclaire, Ibid., p. 4.343
Pozzo (mettant sa montre contre son
oreille)
-Ne croyez pas ça monsieur
(...). Tout
ce que vous voulez, mais pas
ça.
Estragon -II voit tout en noir
aujourd'hui”304.
Contrairement à cette situation, le
temps passe tout d'un coup.
“La lumière se met brusquement à
baisser. En un instant, il fait nuit.
La lune se lève, au fond, monte dans
le ciel, s'immobilise, baignant la
scène d'une clarté argentée ”305.
Dans un autre réplique:
304 S.Beckett, Ibid., p. 50.305 Ibid., pp. 72-73.344
“Le soleil se couche, la lune se
lève ”306.
D'une part le temps ne passe pas,
d'autre part le temps passe tout d'un
coup. C'est le dérèglement de la notion
du temps exposé par Beckett dans son
oeuvre.
Dans En attendant Godot il n' y a pas de
chronologie linéaire. Or, la tragédie
classique observe un fil chronologique.
Selon Boileau, théoricien de l’école
classique, les oeuvres théâtrales
doivent prendre fin du lever du soleil
au coucher du soleil. Aristote à qui
Boileau a emprunté cette idée, dit “la
tragédie fait attention autant que
306 Ibid., p. 131.345
possible à la durée du lever du soleil
au coucher du soleil ”307.
Beckett ne prend jamais en
considération la règle de trois
unités des classiques: unité de lieu,
unité de temps et unité d’action. Il
détériore l’unité de temps. Il met le
temps en ridicule. Hier paraît comme un
jour lointain:
“Estragon -Qu'est-ce que nous
avons fait hier?
Vladimir -Ce que nous avons fait
hier? ”308.
Dans un autre dialogue, Pozzo parle
d'un courant de temps du siècle. Il dit
à Vladimir en parlant de son laquais:
307 Boileau, Art poétique, p. 439, cité par CemilGoker Ibid., Ankara, Editions d'DTCF, 1982, p.18.308 S. Beckett, Ibid., p. 18.346
“Pozzo -Vous n'êtes pas d'ici. Etes-
vous
seulement du siècle? ”309.
Chez Beckett, il s'agit de
l'imprécision du temps. Les personnages
Vladimir et Estragon ne semblent pas
fixer le rendez-vous.
“Estragon -Mais quel samedi? Et
sommes-nous
samedi? Ne serait-on pas
plutôt
dimanche? Ou lundi? Ou
vendredi?
Vladimir -Ce n'est pas possible.
Estragon -Ou jeudi ”310.
Les personnages citent à peu près
tous les jours de la semaine. Ils ne
309 Ibid., p. 46.310 Ibid., p. 18.
347
précisent pas le jour où ils sont. Le
temps n'est pas toujours pris au
sérieux dans En attendant Godot. Dans cette
pièce, il ne correspond pas au temps
réel du calendrier. L'arbre a des
feuilles en un jour: l'arbre qui
n'avait pas de feuilles dans le premier
acte porte quelques feuilles dans le
second acte311. Le fait que l'arbre
pousse des feuilles en un jour est
contraire aux lois de la nature et
détruit la notion du temps.
Pozzo est devenu aveugle en un jour;
son exclave Lucky est devenu muet en un
jour. Pozzo dit à ce sujet:
“(...) un jour pareil aux autres il
(Lucky) est devenu muet, un jour je
suis devenu aveugle, un jour nous
311 Ibid., p. 126.348
deviendrons sourds, un jour nous
sommes nés, un jour nous mourrons, le
même jour le même instant (...) ”312.
Dans En attendant Godot, on ne voit plus
le courant chronologique des horloges
et du calendrier. Il s'agit de
l'intemporalité dans cette oeuvre
théâtrale. Tous les jours sont égaux
l'un à l'autre. Le temps n'est pas
linéaire, au contraire il est
circulaire. Le seconde acte est une
répétition du premier acte et sera
suivi d'un autre acte et ainsi de
suite. Un acte suivra l'autre comme un
jour suit un autre, car Pozzo dit:
“Un jour nous sommes nés, un jour
nous mourrons, le même jour, le même
instant ”313.
312 Ibid., p. 126.313 Ibid., p. 126.
349
Beckett considère le temps comme un
fait innécessaire. Lorsque Vladimir
demande à Pozzo, depuis quand Lucky est
muet, Pozzo lui répond :
“Vous n'avez pas fini m'empoisonner
avec vos histoires de temps? C'est
insensé! ” 314
Dans En attendant Godot, on est dans
l'intemporalité plus que dans la
temporalité. Puisqu'on vit dans
l'intemporalité, attendre Godot est
insensé, ce qui rend l'attente plus
ridicule.
Quant au lieu dans En attendant Godot, il
est un lieu indéterminé: une route à la
campagne avec arbre dans le premier
acte; dans le seconde acte, la même
314 V. Ibid., pp. 9-79.350
place avec un arbre, mais un arbre qui
porte quelques feuilles.
Le seul point de répère du rendez-
vous des personnages Vladimir et
Estragon est un arbre non identifié. Le
genre de l'arbre est changeant. L'arbre
est un saule ou un arbuste ou un
arbrisseau. L'arbre n'est pas une chose
identifiable dans un lieu indéterminé.
Le lieu dans cette pièce est une
réalité subjective. Il est désigné de
façon dérisoire par“le compartiment”315
sur “un plateau”316 ou “la planche”317. Il
correspond à une atmosphère et à un
état d'âme plutôt qu'à un lieu réel.
Vladimir a froid lorsqu'il fait
chaud318.315 V. Ibid., pp. 16-132.316 V. Ibid., p. 92.317 Ibid., p. 104.318 Ibid., p. 122.
351
Dans le second acte, Estragon ne se
souvient pas de l'arbre dans le premier
acte. Vladimir lui demande s'il se
rappelle. Le dialogue se passe entre
eux:
“Estragon -L'arbre?
Vladimi -Tu ne te rappelles pas?
Estragon -Je suis fatigué.
Vladimir -Regarde-le ”319.
En regardant l'arbre, Estragon dit
qu'il ne voit rien. Vladimir lui dit
que l'arbre était tout noir hier soir
et squelettique, et qu'il est couvert
de feuilles ce jour-là.
“Estragon -De feuilles!
Vladimir -Dans une seule nuit!
Estragon -On doit être au
printemps. 319 Ibid., p. 92.352
Vladimir -Mais dans une seule
nuit!
Estragon -Je te dis que nous
n'étions pas là hier
soir. Tu l’as
cauchemardé ”320.
Le fait que l'arbre est couvert de
feuilles dans une seule nuit est
considéré comme un événement
cauchemardesque par Estragon. Selon son
état d'âme Vladimir définit l'arbre qui
est couvert de feuilles dans une seule
nuit du point de vue de réalisme
susjectif.
Dans En attendant Godot, on voit un lieu
ouvert sur le cosmos et la présence
d'un ciel. L’action d’En attendant Godot se
passe dans une route désertique ou
320 Ibid., p. 92.353
agorophobique alors que Fin de partie se
passe dans un espace clastrophobique321.
On peut faire une brève comparaison
entre ces deux œuvres de Beckett du
point de vue agorophobique et
clastrophobique.
En fait, Fin de Partie est une pièce
immobile où Beckett fait la description
du lieu où l'action se passera comme
suivant: “Intérieur sans immeubles.
Lumière grisâtre. Aux murs de droite et
de gauche, vers le fond, deux petites
fenêtres hauts perchés, rideaux
farinés. Porte à l'avant-scène à
droite. Accroché au mur, près de la
porte, un tableau retourné ”322. C’est
tout à fait un milieu clastrophobique
321 V. Martin Esslin, Absürd Tiyatro, Çev. GülerSiper, Ankara, Editions de Dost, 1999, p. 55.322 Cité par Pierre Melese, Ibid., p. 50.
354
et enfermé. Dans cet espace vivent
deux personnages Homm, un infirmé assis
dans un fauteuil et Clov, son serviteur
à qui il donne l’ordre par le
sifflet; et de plus, deux personnages
Nogg et Nell, les parents de Homm, qui
apparaissent de temps en temps d'une
poubelle.
A ce sujet il serait utile de prêter
l’oreille à l’appréciation de Éric
Eigenmann sur cette oeuvre :
“Dans Fin de partie de Beckett, deux
personnages s'expriment emprisonnés
dans des poubelles: que signifie
donc une parole qui sort d'un tel
endroit, articulée de surcroît par
des vieillards invalides que leur
? Éric Eigenmann, Méthodes et problèmes, Le mode dramatique Université de Genève Dpt de Français moderne, 2003, p. 8.
355
fils traite d'ordures?... La
situation d'énonciation vaut ici
autant sinon plus que l'énoncé lui-
même. La représentation théâtrale,
où la parole donnée en spectacle
l'est nécessairement dans une
situation spatio-temporelle
particulière, ne cesse d'en jouer.
Semblablement, le texte écrit met en
scène les êtres qu'il fait parler–
l'expression n'est pas que
métaphorique ”323.
A l’opposé de l’action de la Fin de
Partie, celle d’En attendant Godot se passe
dans un milieu ouvert ou agorophobique.
Le lieu ouvert sur le cosmos est, pour
ainsi dire, convenable à attendre
inlassablement Godot. Le lieu dans En
attendant Godot englobe le public. Les323 Ibid., p. 8.356
spectateurs sont directement pris à
témoin pour briser et détruire
l'illusion théâtrale. Les spectateurs
qui se trouvent en présence d'un lieu
indéterminé où les personnages sont
inconséquents et désincarnés de leur
réalité humaine, ne seraient plus
fascinés de la ficticité du théâtre.
Beckett prend en compte le spectateur
en l'invitant à participer comme témoin
au monde des personnages grotesquement
décrits alors que le dramaturge
classique avait but d'influencer le
spectateur prêt à être dupé par la
ficticité de son oeuvre qu’il a
composée dans son imagination.
357
CONCLUSION
Au XXe siècle, on voit la réaction
contre les formes et les conventions du
passé dans tous les domaines
littéraires. Ces réactions se forment
dans le genre romanesque et le genre
théâtral. L'anti-roman et l’anti-
théâtre sont les productions de ces
réactions. Ils cherchent à secouer le
lecteur ou le spectateur en le mettant
directement en face des situations
inhabituelles. A cet égard, il y a une
parenté ou une intention commune entre
l'anti-roman et l'anti-théâtre qui ont
but de déranger le public, de le sortir
de ses habitudes paresseuses et de lui
359
faire penser en faisant table rase du
passé.
Samuel Beckett a rédigé à la fois des
anti-romans et des anti-théâtres. Son
En attendant Godot est l'un des exemples
les plus beaux de l'anti-théâtre ou du
théâtre de l’absurde. Cette pièce
théâtrale est à la fois un théâtre
absurde et un théâtre de dérision. Elle
est un théâtre de l’absurde parce
qu'elle tente d'expliquer le non-sens
de la condition de l'être humain dont
le désespoir vient du fait qu'il se
pose des questions sur le pourquoi des
choses dans l'univers.
En attendant Godot Godot est un théâtre de
dérision parce qu’elle tourne en
dérision et en ridicule les conventions
théâtrales, c'est-à-dire une expression
360
de l'envers théâtral et qu'elle tourne
en dérision un sujet grave: l'existence
humaine. Les personnages beckettiens ne
disent rien d'intelligent, et de
compréhensible. Ils parlent sans cesse
pour passer le temps. Ce qu'ils voient
et ce qu'ils entendent est une parodie
de la vie. En nous présentant de
simples personnages ridicules et des
marionnettes, Beckett installe le
spectateur ou le lecteur devant sa
propre réalité et lui montre le non-
sens et le vide de son existence.
On ne peut pas juger En attendant Godot
selon les critères connues de la pièce
classique. On n'y voit plus la
progression linéaire et chronologique
de l'intrigue, l’évolution
psychologique et sociale des
361
personnages et la structure spatio-
temporelle du théâtre classique. Dans
cette pièce, Beckett ne raconte pas un
récit au sens classique. L'action est
une stagnation, mais une stagnation qui
n'est pas immobilisée. Il s'agit de la
mobilité circulaire dans cette
stagnation de l'action.
Les personnages qui tournent autour
de cette action stagnante sont dégagés
de toute appartenance sociale et vidés
de tout contenu psychologique. On ne
voit aucune progression ni dans leurs
actes, ni leurs caractères. Ils sont
des marionnettes. Deux personnages,
Estragon et Vladimir dans le dénuement
le plus complet et dans l'absurdité la
plus noire, attendent un certain Godot
sur qui ils ne savent rien et à qui
362
ils attachent tous leurs espoirs. Ces
deux personnages vagabonds sont
concentrés à l’espoir d'attendre Godot
qui ne vient jamais. Les personnages
beckettiens sont l'anti-thèse de ceux
du théâtre classique. Ils ne sont plus
que des anti-héros.
La structure spatio-temporelle d'En
attendant Godot est floue et imprécise.
L'action discontinue et stagnante se
déroule dans temps indéfini et dans un
lieu indéterminé. Beckett puise sa
conception de temps dans l'oeuvre de
Proust. Beckett dérègle la notion de
temps et la met en dérision. Il ne
prend pas le temps au sérieux du point
de vue chronologique. Le temps dans En
attendant Godot ne correspond pas au temps
363
réel. Il n'est pas chronologique mais
circulaire.
En somme, l'originalité d'En attendant
Godot provient du fait qu'elle est
l'envers d'une pièce classique. Cette
pièce détruit la fiction théâtrale.
Beckett présente une action stagnante
et circulaire que les personnages
désincarnés progressent dans un temps
indéfini et dans un espace indéterminé.
En attendant Godot n’est rien d’autre
qu’une pièce sur la représentation
d’une pièce, une pièce en creux ou une
non-pièce en deux mots.
364
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374
INDEX DES AUTEURS ET DES NOMS CITES
Adam (Paul) : 11.
Adamov (Arthur) : 1, 5, 19, 21,
23, 24,
33, 34, 35, 36,
46, 49,
95, 97.
Albee (Edward) : 104.
Anamur (Hasan) : 156.
Anouilh (Jean) : 63, 67, 100,
104.
Artaud (Antonin) : 95, 102,
104.
375
Apollinaire(Guillaume) : 23, 103.
Aristote : 200.
Arrabal (Fernando) : 46, 95.
Aurégan (Pierre) : 38.
Balzac (Honoré de) : 161, 162,
164.
Barthes (Roland) : 6.
Becker (G.) : 138.
Berton (Jean-Claude) : 8.
Bénéviste (Blanche) : 33.
Bernhardt (Sarah) : 134.
Blau (Herbert) : 135.
Blin (Roger) : 16.
Boileau (Nicolas) : 200.
Bourneuf (Roland) : 121, 158.
Brenner(Jacques) : 1.
Brown (Dudmore) : 44.
Camus (Albert) : 5, 45, 46, 84,
95,
376
96, 97, 99.
Castex (P.G.) : 138.
Chadwick (C.) : 162, 163,
165.
Chevalier (Alain) : 51.
Cervantes (Miguel de ) : 54.
Chaperon (Danielle) : 121, 125.
Cocteau (Jean) : 104.
Corneille (Pierre) : 30, 31, 32,
33.
Dante (Alighieri) : 9.
Darwin (Charles) : 101.
Dejean (J.L.) : 38.
Descartes (René) : 16, 44.
Dort (B.) : 191.
Dubillard (Roland) : 47.
Eigenmann (Eric) : 206.
Esslin (Martin) : 22, 46,
134.
377
Favrod (Charles-Henri) : 160.
Genette (Jean) : 28, 46, 95,
97, 122.
Gide (André) : 37, 54.
Giraudoux (Jean) : 104.
Hegel (G.W. Frederich) : 182.
Heidegger (Martin) : 16.
Hytier (Jean) : 43, 52.
Ionesco (Eugène) : 1, 5, 19,
21, 23, 24,
28, 33, 34, 35,
36, 42,
46, 95, 97.
Jacquard (Emmanuel) : 35.
Jacopson (Roman) : 33.
Janvier (Ludovic) : 66.
Jarry (Alfred) : 22, 95,
103.
378
Joyce (James) : 9, 15, 44,
48,116.
Kafka (Franz) : 116.
Lenormand : 104.
Mauriac ( Claude) : 7.
Melese (Pierre) : 111, 135,
139, 143,
161, 162, 170.
Nadeau (Maurice) : 43, 59, 60.
Nietzsche (F. Wilhelm) : 16, 101.
Pascal (Blaise) : 63, 67, 99, 100,
101,132.
Picon (Gaëton) : 47, 48.
Proust (Marcel) : 9, 45, 194,
195,
211.
Racine (Jean) : 30, 31, 32,
33.
379
Ricardou (Jean) : 7.
Richer (Edmonde) : 7.
Robbe-Grillet (Alain) : 18, 19, 58,
66, 127,
172, 195.
Roussel (Raymond) : 103.
Sartre (Jean-Paul) : 5, 16, 36,
46, 95, 96,
97, 99, 104.
Saussure (Ferdinand de) : 33.
Sinclair (M.) : 117, 199.
Salacrou : 104.
Sophocle : 22.
Souriau (Etienne) : 21.
Surer (Paul) : 138.
Strehler (G.) : 190.
Şen (Muharrem) : 195.
Tang (Sana) : 148
Tardieu (Jean) : 19.
380